Une méthode critique

Page 1

Carl-Maxence VINH

Une mĂŠthode critique

17 janvier 2018




Dans ma première année de métier, je me suis confronté à une pratique grandement bousculée par des forces contingentes, dans le sens où le manque de temps et de moyens divers poussent la fabrication du projet d’architecture dans le couperet des normes, produits industriels disponibles et autres agendas politiques. Un constat n’ayant rien d’original, envers lequel je suis comme tant d’autres désemparé. L’architecture d’aujourd’hui se fait à l’aune d’une vie moderne bousculée dans la schizophrénie des idées, le manque de temps de moyens et de recul. Une vie moderne manquant de clarté et d’objectifs communs, où le confort matériel et moral côtoie une misère symbolique le plus souvent ignorée par nos consciences ensommeillées. Quelle stance dramatique et pessimiste ! Bien au contraire. Rien n’est foncièrement grave dans un monde où le relativisme moral protège notre conscience de ce que nous produisons, en tant que collectivité comme en tant qu’individu. Mais dans ce bruit de fond diffus d’images et d’idées dans lequel chacun d’entre nous baigne réapparait néanmoins une question fatale : que faire ?

I


La question du « que faire ? » chez les architectes est obsessionnelle, certains du fait que la pratique de l’architecture, et par là même l’œuvre d’architecture, sont morales. Non pas qu’elles représentent un rôle moral pour la société (comme dans les temps anciens où le rôle des institutions était mis en scène par l’architecture), mais qu’elles respectent une éthique ou plusieurs éthiques de la construction et de la conception. Beaucoup d’entre nous architectes appelons de nos vœux la prise en considération d’une vision de valorisation, et non pas de consommation, de l’écologie dans la construction, d’une architecture située dans le temps et dans l’espace, d’un renouveau de la vérité constructive, de la constitution d’une tradition architecturale commune ou au moins d’une esthétique commune. Bien souvent, ces velléités diverses se trouvent en contradiction entre elles-mêmes, entre l’une et l’autre, ou entre elles et le reste de la société. Hélas, aucune posture ne semble satisfaire l’ensemble de nos critères. Entre l’idéologie ne considérant qu’un seul critère, l’opportunisme permutant d’idéologie selon la demande, et le relativisme résigné satisfaisant chaque critère au minima des exigences normatives, peut-on constituer une démarche juste et pleinement vertueuse ? pour la ville, l’habitant, la société, l’environnement, la pérennité patrimoniale, sans oublier nos conditions de travail en tant qu’architectes ? Si la démarche absolument juste est illusoire, la réciproque est qu’aucune démarche n’est totalement défendable ni indéfendable. Nous sommes ainsi condamnés à faire du mieux que nous pouvons. Nous sommes souvent démunis face à l’inertie des contingences de production et à l’aporie morale, mais nous faisons du mieux que nous pouvons.


L’objectif du mémoire d’Habilitation à la Maîtrise d’Œuvre consiste à faire savoir quel architecte nous souhaitions devenir, nous a-t-on dit. Si je n’ai aucune réponse simple, j’ai au moins quelques mots. Un vocabulaire parfois commun, parfois savant, qui sous la lumière d’une révélation inattendue, quelque fois hasardeuse voire tout à fait erronée, constitue mon arsenal de pensée. Des pensées qui pour certains sont triviales, d’avance excusez du peu, mais qui permettent de faire émerger d’autres notions, ainsi que des questions qui interrogent tout du long le processus de création d’un projet d’architecture. En somme, ces mots constituent ma posture critique vis-à-vis de ma production et de celle de l’architecture actuelle. Une réflexion s’amorce par la rencontre de deux mots. Le premier pourrait être S E N S . Le dictionnaire nous en indique plusieurs : Faculté d’éprouver des sensations, faculté de bien juger, de comprendre les choses et d’apprécier les situations avec discernement - Faculté de connaître, de comprendre, d’apprécier de façon intuitive et immédiate (un ordre de choses, des valeurs) - Idée, signification représentée par un signe ou un ensemble de signes - Idée, suite d’idées, raisonnement auquel un objet de pensée se rapporte et se trouve ainsi justifié, fondé dans son existence Manière de comprendre une chose, signification qu’a une chose pour une personne et qui constitue sa justification, etc. Il est étonnant de constater à quel point un mot tombant sous le sens peut se révéler à ce point polysémique et malaisé à définir. L’intuition nous en livre une sensation vaporeuse, restons-en pour l’instant à celle-ci.

III


Si la vie biologique est l’ensemble des systèmes luttant contre l’entropie, l’architecture est l’ensemble des systèmes luttant contre la gravité. Ainsi, vie et architecture sont fondées sur la N É C E S S I T É , caractère de ce qui est absolument obligatoire, indispensable, qu’on ne peut éviter, ce à quoi il est impossible de se soustraire. Son antonyme est la contingence, ce qui peut advwenir ou non de manière purement circonstancielle. Il fut une époque où ce qui se faisait par nécessité s’exprimait dans l’architecture, où sens architectural et nécessité coïncidaient, c’est-à-dire que la forme était l’expression du principe de couvrir (archi-tekton). Bien sûr, cette expression formelle va au-delà de la stricte nécessité, et ce désir d’exprimer nous renseigne que l’architecture, dans une similitude à la cosmologie, est un discours sur la construction du réel. L’astrophysicien Aurélien Barreau nous rappelle la différence fondamentale entre astronomie et cosmologie* : l’astronomie (astron-nomos) est l’écriture de la loi qui régit les corps célestes, alors que la cosmologie (kosmos-logos) est un discours sur l’ordre de l’univers. En architecture, la nécessité prend corps dans la forme. C’est ce que certains appellent vérité constructive. Je ne pense pas que notre époque contemporaine signe la mort de la nécessité constructive. Elle démontre simplement qu’une architecture régie par les lois de la technique peut se dispenser de la nécessité constructive ; c’est le marqueur historique de notre époque. Ainsi nous voyons se matérialiser devant nos yeux ébahis nuages de cristal et boules *

Aurélien Barrau « Forme et origine de l’univers, regards philosophiques sur la cosmologie »


de papier chiffonnées. Ces architectures ne me déplaisent aucunement, bien au contraire, elles s’affranchissent de la nécessité constructive pour se risquer à de nouveaux paradigmes expressifs et abstraits (même si ce n’est parfois ni réussi ni cohérent). En revanche l’architecture du quotidien, elle, ne peut se permettre financièrement et contextuellement de s’inventer de nouveaux discours abstraits. Or, elle aussi s’est affranchie du discours de la nécessité constructive, seulement rien n’est venu le remplacer. Murs enduits blanc cassé trahissant isolation par l’extérieur, fenêtres aux dimensions arbitraires et matériaux de parement ont remplacé modénature, proportion et architectonique. On pourrait s’interroger sur la pertinence de conserver un discours constructif au déni de la réalité constructive effective. Un mensonge bien emballé vaut-il mieux que rien du tout ? Je dirais que la F O N C T I O N est ce qui reste de la forme lorsqu’elle est libérée de la nécessité. Autrement dit la fonction est ce qui subsiste dans la forme lorsque la forme n’a plus d’objet de discours. Je ne parle pas de la fonction du courant fonctionnaliste, je parle de cette fonction qui subsiste après l’annihilation du pourquoi. La réponse crue, technique au comment. Celle qui nous fait consommer des plats surgelés, c’est plus pratique que de se faire à manger, celle qui nous fait lire la température qu’il fait dehors sur notre smartphone, c’est plus pratique que d’ouvrir la fenêtre, et celle qui nous fait consommer des anxiolytiques, c’est moins douloureux que de contempler l’abyme de nos vides existentiels. Ce que Bernard Stiegler nomme misère symbolique*. *

V

Bernard Stiegler « De la misère symbolique »


La fonction est utile alors que le sens est nécessaire. La nécessité est utile mais la réciproque n’est pas forcément vraie. Ce qui est vrai pour nos us consuméristes du XXIe siècle l’est également pour l’architecture. Dimensions et formes des voiries urbaines et des entraxes de porteurs dans un habitat collectif sont mesurées à l’aune d’une largeur de voiture. Il faut bien mettre les voitures quelque part se rassurera-t-on, sinon la ville ne serait pas pratique. Quand bien même, le sens premier de l’habitat ne devrait-il pas commencer par l’échelle de l’humain ? Le parement des édifices est conditionné par la technique d’isolation thermique employée et la présumée originalité ou noblesse de son aspect. Il faut bien un parement pour protéger l’isolation, elle-même protégeant l’environnement de la consommation énergétique humaine – ou serait-ce l’inverse…? Quand bien-même, le sens premier d’un mur ne devrait-il pas être la mise en œuvre du matériau ? Je finis promptement ce réquisitoire contre cette architecture conçue par la technocratie de la construction, au risque de faire passer cet argumentaire pour un enfonçage de porte ouverte. Ce que je voudrais simplement mettre en évidence, c’est la nécessité d’interroger chaque étape de conception architecturale par les questions « ce que je fais estil nécessaire ? », ou tout du moins « ce que je fais a-t-il du sens ? ». Ces interrogations me constituent une méthodologie et un garde-fou contre les multiples contingences et la fonctionnalisation de la forme, qui dessinent le projet à ma place.


Pour réinjecter du sens dans ce que je fais, la nécessité, guidée par l’usage et la mise en œuvre plutôt qu’à la fonction, est une réponse qui s’impose à chaque fois qu’il est possible de le faire. Faire usage des matériaux dont la mise en œuvre fait appel au dessin d’architecture, aux principes de la mise en œuvre ou de l’assemblage plutôt qu’au recours à la solution technique, qui nous soustrait l’expertise et le savoir constructifs. Mais dans une pratique humble de l’architecture avec ses moyens modestes et actuels, ce n’est pas toujours possible. Dans ces cas, il conviendrait d’insuffler un sens à une pratique pourtant dépourvue de nécessité. Cela implique de mentir le moins possible, de faire apparaître l’élément architectural tel qu’il est vraiment, ne pas le travestir en cherchant à le faire passer pour une chose qu’il n’est pas. Autrement dit, proposer un discours sur le réel toujours ancré dans le réel, en opposition à un discours conceptuel décontextualisé et transposable, ou à un discours formel en déni de réalité. Autant que possible, l’architecte est poète. Il n’est ni conteur, ni menteur. Cela peut passer par la mise en œuvre d’un matériau sans démultiplier les règles de sa mise en œuvre, moins s’en servir comme un moyen que comme une fin. Ou puiser dans la modestie contextuelle les règles simples d’une implantation. S’inventer ou réinventer les règles qui font sens pour la mise en œuvre des matériaux et le territoire. On peut rétorquer que ce qui fait sens et ce qui ne le fait pas est propre à chaque observateur relativement à son vécu, sa sensibilité. Plus encore, ce qui fait sens selon une culture et selon une époque ne le fait plus de la même façon aujourd’hui. En grec ancien, A I S T H E S I S désigne à la fois faculté et acte de sentir (sensation et perception), il est à l’origine du mot esthétique.

VII


Jacques Rancière nous livre sa définition* d’aisthesis comme d’un régime de perception, de sensation et d’interprétation de l’art qui se constitue en accueillant des images, des objets et des performances. Il appelle régime esthétique de l’art les logiques de perception, d’affection et de pensée qui métamorphosent l’interprétation et la réception que l’on a pu faire d’œuvres anciennes. Penser l’aisthesis du temps présent est un exercice d’introspection phénoménologique délicat. Produire l’actuel et y saisir nos propres logiques de perception, d’affection et de pensée dans le même temps, est un enjeu vital, afin de distancier notre regard sur la production contemporaine. La question « comment ce que je conçois sera reçu demain ? », ou plus subversive encore « comment ce que je conçois serait perçu hier ? », pourraient passer pour vaniteuses, mais loin de vouloir passer à la postérité, elles permettent d’interroger les pratiques et valeurs d’aujourd’hui, les situer relativement à celles du passé et celles d’un futur que l’on suppose désirables. Si nous sommes séduits par les architectures actuelles, comment certaines finissent-elles par devenir inéluctablement datées ? Ce qui est à la mode, ce qui fut renouvellement formel critique et qui aujourd’hui relève du tic de langage générationnel (boîtes et autres casquettes) sont les principales causes de l’obsolescence esthétique, poussée par un système productiviste en recherche effrénée de nouveauté, de séduction et de compression du temps de travail, dont la création architecturale ne fait aucunement exception. Mais la critique *

Jacques Rancière « Aisthesis, scènes du régime esthétique de l’art »


est superficielle tant qu’on ne prend pas la mesure de l’abandon de la nécessité comme moteur premier du discours architectural, celle qui lui fait prendre corps dans la forme. On peut dire que nous vivons l’époque de l’esthétique du virtuel. Exaltés par l’ivresse démiurgique de nos moyens de représentation et d’interaction numériques, nous nous entourons d’objets et d’espaces abstraits et procéduraux que seuls nos moyens computationnels peuvent produire, virtuellement ou matériellement. Nos smartphones sont de beaux objets abstraits, projections mentales pures forgées par les dieux eux-mêmes, obéissant comme par magie au doigt et à la voix. La troisième loi d’Arthur C. Clarke* propose que toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. La magie opère lorsque le sens utilitaire se fait intuitif alors que l’intuition du sens constructif disparaît. Dorénavant la forme des outils ne renseigne plus sur leur fonction. L’architecture n’échappe pas au désir de produire des objets magiques. Intérieurs immaculés et surfaces immatérielles sont désormais le foyer de nos habitus désincarnés. Mais bien souvent le réel pluvieux et salissant rattrape l’idéale perspective de concours. J’ai la croyance qu’une architecture composant son discours formel sur la nécessité constructive fait sens. Je crois qu’elle est le remède contre ces objets informes et ces discours non situés, qui sont la cause de la désincarnation pourtant désirée de notre mode de vie, aboutissant *

IX

Arthur C. Clarke « Hazards of Prophecy: The Failure of Imagination »


à ce déracinement au réel et à cette confusion qui appellent la misère symbolique, celle de ne plus sentir de quoi et comment est fait le monde autour de nous. Et pourtant, je devrais dire qu’elle fait sens pour moi, mais qu’un autre observateur y projettera son propre système de valeurs. Un ami m’a demandé pourquoi l’architecture contemporaine se composait d’autant de rythmes verticaux de plus en plus serrés, faits de voiles, de poteaux et de brise-soleils de béton froid, apposant la signature d’une « architecture carcérale » de ses termes choisis, symbole d’une société de plus en plus autoritaire. Que peut-on répondre à cela ? Ce degré de lecture paraît insensé à première vue, mais un ressenti est néanmoins une vérité pour un individu ou un groupe d’individus. En prenant du recul, ce traitement sériel et austère de l’architecture ne serait-il pas la manifestation de la résistance qu’ont certains architectes à reprendre en main la force expressive et tellurique de leur art ? Si l’architecture rationaliste et néorationaliste est si mal reçue par le public profane, est-ce la conséquence de cette opposition au relativisme de valeurs ? Ainsi la question « comment ce que je conçois serait perçu par mes contemporains ? » me rappelle que notre travail n’est pas trivialement au service des usagers, mais aboutit inexorablement à une posture prescriptive de l’architecture. Chaque édifice architectural conforte une certaine aisthesis de société, dont nous architectes sommes prescripteurs, avec les responsabilités morales qui en incombent. Ayant toujours conscience de l’impossibilité ontologique de faire consensus.


« Ce que je fais a-t-il du sens ? », ou autrement dit « fais-je sens ? ». Le sens est le regard que l’ homme porte sur le monde, la mise en cohérence relationnelle de ce qu’ il considère comme vrai. Si sens et vérité (et notamment l’ idée de vérité constructive) sont des constructions de l’esprit, notre métier d’architecte consiste bien à faire sens, c’est-à-dire à produire le discours formel de manière simultanée à l’objet. Pour ce faire, le discours se doit d’être intuitivement et immédiatement perceptible pour l’observateur. Or, nous avons noté que l’aisthesis varie selon l’époque et la culture, et de plus, que chaque individu emporte avec lui le bagage de ses images et de ses aprioris. La quête vers un sens universel du discours architectural, de l’E S S E N C E supposée de ce que serait l’architecture, nous porterait vers les images les plus archaïques et les plus absolues de nos modes à nous, humains, d’être au monde. La pensée essentialiste, énoncée en Occident par Platon et Aristote, suppose l’existence d’une essence idéelle précédant l’existence matérielle, en tant que ce qui fait qu’un être est ce qu’ il est. Cette grille de lecture du monde est transculturelle et interpersonnelle, elle est instinctive, et produit donc nos intuitions premières. Si ce premier regard que nous portons sur le monde peine à rendre justice à sa complexité, faire appel à l’essence des matériaux et du langage des formes architecturales, en tant que discours poétique sur l’ordre constructif, est peut-être le mode de pensée privilégié afin d’approcher l’atemporalité et l’universalité supposés de notre régime de perception intuitif. C’est dans ce cadre je crois que nait l’idée de vérité constructive, en tant qu’ordre constructif

XI


précédant la matière. Louis Kahn demande à la brique ce qu’elle désire* tandis que Peter Zumthor invoque la présence sensitive des matériaux**. Ce retour à l’essence produit des édifices dont l’état de ruine préserve leur expressivité tectonique, voire la renforce en la dépouillant de tout ce qui lui est non nécessaire. L’idée d’essence de l’architecture, à considérer avec le recul critique qu’il convient d’adopter, propose néanmoins de questionner « comment ce que je conçois serait universellement perçu ? ». Si l’aisthesis est le régime de perception de l’œuvre, la P R A X I S théorisée par Aristote*** désigne la pratique ou l’action, c’est-à-dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, qui transforment le sujet. L’acte de faire l’architecture a bien changé depuis l’ère moderne. La spécialisation des corps d’état, dont l’architecte devient coordinateur technique, va de paire avec la perte progressive des savoirs de mise en œuvre des matériaux, remplacée par les savoirs juridique, économique et politique. Nos savoirs théoriques quant à eux ont convergé avec le productivisme industriel. Si bien qu’aujourd’hui, l’enseignement de la mise en œuvre d’un matériau élémentaire comme la pierre, la brique ou le bois est rarement dispensé dans nos écoles. Si les architectes et l’architecture se sont adaptés au monde contemporain (pour le meilleur et pour le pire), il faut bien avouer que nous peinons à retrouver la praxis du concret, de la matière, au fil des missions successives encadrées par la loi MOP. * ** ***

Louis I. Kahn « Silence et lumière » Peter Zumthor « Atmosphères » Aristote « Métaphysique »


En linguistique et en anthropologie, l’hypothèse de Sapir-Whorf soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage. Dans le roman 1984 de Georges Orwell, un pouvoir totalitaire modifie le langage commun pour que les pensées contestataires ne soient pas exprimables, donc à terme pas pensables. Si le langage est l’outil à penser de notre pensée, quels sont les outils à penser l’architecture ? Penser l’espace n’est pas aussi intuitif que penser par le langage. Je peux penser de façon abstraite jusqu’à un certain point de complexité sans éprouver le besoin d’écrire, tandis que je suis difficilement capable d’imaginer le moindre espace sans avoir recours au dessin. Il nous suffit rarement d’une projection mentale de l’espace pour concevoir, ainsi nous devons faire appel à des représentations. Plans, coupes, façades, perspectives, schémas et croquis sont autant de modes de représentation informative et de projection graphique qui émergent simultanément au métier. C’est bien la nécessité d’inventer ces modes de représentation, tant pour la transmission d’information que pour la conception, qui a donné naissance au métier d’architecte. Si bien que l’œuvre architecturale réside autant dans l’édifice construit que dans les représentations graphiques de l’œuvre. Ainsi nos projections mentales d’une œuvre spatiale sont toujours médiates de la projection bidimensionnelle sur le papier ou le calque. Autrement dit la conception architecturale est une abstraction réductrice du réel pour mieux apprécier la complexité du réel, inaccessible à notre intellect limité. La représentation graphique opère toujours une réduction du réel, dans le sens où l’on perd toujours une dimension d’espace.

XIII


Quant à la maquette, c’est par l’échelle de représentation que l’on perd de l’information. Ainsi, de même que le menuisier travaille le bois au moyen de gouges, ciseaux, raboteuses et toutes sortes de scies, il convient à l’architecte d’adopter le bon mode de représentation. La chose est triviale, quoi que pas toujours aisée. Mais qu’en est-il de l’outil permettant de produire l’outil ? Si le dessin au crayon et au té est l’outil d’une temporalité de maturation de projet aujourd’hui disparue, nous devons l’efficacité actuelle du temps de conception autant à l’emploi des outils de dessin et de conception numériques qu’à la rationalisation de la conception architecturale et des moyens de production. Ainsi les outils d’aujourd’hui sont conçus pour répondre aux besoins de conception de l’architecture productiviste d’aujourd’hui. La question est de savoir si ces outils permettent seulement de produire mieux, plus vite et plus efficacement qu’une main tenant le crayon pour une équivalence de résultat entre le calque et l’écran. Sans doute qu’ils permettent de produire plus vite, mais le choix de l’outil n’est pas neutre quant au résultat. De même que l’artiste ne peindra pas la même toile à l’huile plutôt qu’à l’aquarelle, il me semble qu’une posture critique se doit de questionner l’outil. Le prototypage rapide en modélisation 3D a remplacé le croquis d’intention sur le coin de table dans un bon nombre d’esquisses à réaliser diligemment. La pensée se fait visuel, le résultat de la recherche immédiat, l’ébauche rassurante. Cette plasticité virtuelle et immédiate encourage une certaine complaisance, une facilité de conception qui est à l’érotisme ce qu’est la pornographie, une monstration visuelle confortable ne permettant pas au chemin tortueux de l’esprit de


se guider à tâtons, par cette succession d’idées heureuses et hasardeuses que l’intuition et la sérendipité nous prodigue à profusion, si l’on sait un peu s’écouter penser. L’affichage à l’écran sur lequel on zoome et dézoome à l’envi a remplacé le dessin à l’échelle idoine. Le passage du détail au général devient frontière poreuse, les rapports d’échelle non hiérarchisés. Ce confort de travail nous incite à ne plus considérer les échelles comme des enjeux de conception différents, mais comme un continuum où le détail devient précision du général. D’un autre côté, l’immédiateté visuelle et les générations algorithmiques de la modélisation 3D permettent de faciliter l’approche plastique, et le travail sur un seul fichier de mettre en cohérence l’ensemble des informations et éléments de construction. L’outil que dirige la main conduit la projection mentale de l’architecte. La praxis architecturale de la contemporanéité est ainsi tributaire de nos outils de travail graphiques autant que de nos moyens de production. En conséquence, une critique raisonnée de nos méthodes de travail doit consister à trouver le bon outil de travail pour produire le bon mode de représentation. Le manque de temps ne nous permet pas toujours de prendre le crayon ou de méditer pour le projet. Mais questionner « de quelle manière mon outil oriente-t-il mon dessin ? » permet d’examiner les automatismes, les réflexes de travail faciles et confortables qui ont tendance à produire des résultats superficiels. A l’instar de 1984, mes outils de pensée architecturale me permettent-ils encore de penser certaines formes architecturales ? Les outils numériques sont une force de production qu’il faut invoquer au moment opportun et non de façon systématique.

XV


L’usage de ces outils au même titre que l’ensemble des pratiques de notre métier nous est imposé par le système productiviste et l’économie de marché. Si nous avons une liberté d’agir, celle-ci constituant un droit fondamental dans nos sociétés démocratiques, c’est bien l’I N E R T I E de la société globalisée qui nous pousse à agir conformément à la marche du monde. Nous sommes emportés par le courant, et si l’on voit de nouveaux modèles de consommation et de production émerger timidement, le mode de production architectural actuel ne produit pas souvent de bons résultats. Certains architectes comme Bernard Quirot ou Gilles Perraudin prônent une résistance morale*, se condamnant à se battre contre la prescription des produits industriels abondants et bon marché, une maîtrise d’ouvrage plus regardante sur la tenue de ses comptes que sur la qualité de l’ouvrage livré. D’autres préconisent plutôt le pas de côté. Dans tous les cas, cette volonté de pallier les faiblesses du système, à lutter contre l’inertie de la société nécessite abnégation et force d’esprit. Que faire face à l’inertie ? Peut-être commencer par caractériser les faiblesses du modèle de production actuel. L’économie de marché se fonde sur deux actes, celui de produire et celui de consommer. Le flux d’échanges entre les deux détermine la richesse et la croissance financières. L’incitation à consommer n’est ni prescrite ni imposée par une instance décisionnaire, sinon le modèle lui-même. A tel point que l’acte de consommer est devenu pour homo œconomicus un principe naturel. Vivre c’est consommer, consommer c’est rejeter des *

Bernard Quirot « HQE et/ou HQA »


déchets, donc vivre rejette des déchets. Dans le bâtiment comme dans toute autre industrie, on répond aux enjeux environnementaux en palliant les systèmes de consommation trop polluants par la consommation de produits limitant la consommation ou la pollution, ou en compensant la consommation d’énergie par la production d’énergie produisant moins de pollution que la moyenne des systèmes de production d’énergie. Nous avons perdu de vue que tout système biologique parvient à son équilibre sans jamais produire de déchets. Non parce que ces systèmes ne consomment pas d’énergie et de matière mais parce que leurs excrétions constituent toujours une ressource de valeur pour d’autres systèmes biologiques. Autrement dit, vivre c’est valoriser, valoriser c’est produire des ressources, donc vivre produit des ressources. Avant l’âge industriel, le coût en énergie à production équivalente d’aujourd’hui était plus important, ainsi les logiques de production étaient fondées sur la valorisation des rejets et de l’effort de travail. Moi qui suis né dans l’ouest lyonnais j’ai compris tardivement que les étangs autour de chez moi, irrigant les maraichages et constituant des niches pour la biodiversité propices à la pisciculture, provenaient de l’extraction de la terre ayant servi à la construction des corps de fermes et des murets de mon chemin. Ecologiquement passive, locale et réutilisable, la terre répond aux enjeux actuels comme ceux du passé. Pourtant nous considérons ces logiques d’hier comme obsolètes et salissantes, elles sont devenues contre-intuitives pour notre modernité. L’inertie de notre société livre à chaque individu le bagage de ses images et de ses aprioris. Un changement de paradigme n’est peut-être pas pour demain, mais

XVII


nous pouvons toujours nous poser la question « puis-je questionner les logiques de production ? ». Etangs, maraichages et murets de terre de mon chemin on récemment disparu pour faire place à la prolifération des maisons pavillonnaires, prescrivant leur vérité au présent. Nous édifions toujours sur un état présent du territoire, pour le meilleur ou pour le pire. Pour justifier mes stratégies d’intégration au site j’ai souvent recours au mot PA L I M P S E S T E . J’aime ce mot, sa sonorité et sa symbolique. Du grec ancien palimpsestos qui signifie gratté de nouveau, il désigne un manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour y écrire de nouveau. J’emploie ce mot pour évoquer un élément du paysage, de l’architecture, de l’histoire du lieu ou des usages urbains, que je mets à profit pour enraciner le projet dans son contexte et réinterpréter le sens de ce dernier. Parfois de façon imagée, parfois plus littérale, le mot évoque immédiatement l’écriture renouvelée des éléments qui font la spécificité d’un lieu. Ironiquement j’ai saisi qu’après tout, toute transformation du territoire, bonne ou mauvaise, pensée ou pas, située ou décontextualisée, est un palimpseste. En premier lieu parce que la construction débute toujours par une destruction préalable. Implanter une architecture sur un territoire n’est jamais un acte solitaire, quelque soit la nature des sédimentations historiques et paysagères du lieu, quelque soit sa qualité, sa banalité, sa spécificité. Un nouvel édifice est à la fois l’achèvement d’un révolu et l’amorce d’un devenir. L’acte de bâtir est comme la réécriture d’une tradition mythique, c’est l’acte de conter un même lieu et une même histoire en réinterprétant la nature du récit, dont nous architectes sommes les poètes, certes jamais libres des moyens


investis pour conter ce récit. Si l’image du palimpseste doit évoquer une interrogation, ce serait « quel récit du lieu mon intervention achève-t-il, quel est celui dont il est l’amorce ? ». Chaque édifice architectural conforte une certaine aisthesis de société, dont nous architectes sommes prescripteurs. L’opération d’extension de l’Hôtel-Dieu de Lyon en est manifeste. Moyennant l’entretien nécessaire, l’édifice historique traversera sans craintes quelques siècles à venir. Si l’implantation contemporaine dans un site de cette qualité suppose la responsabilité d’enrichir le patrimoine existant par une intervention à la pérennité comparable, l’extension côté jardin interroge. Seule sa structure primaire pourrait résister aux affres du temps et de la désuétude. Nous pourrions considérer les squelettes de ces édifices comme autant d’opportunités de renouveler l’habillage architectural, selon les goûts et les besoins du moment. Mais cela condamne les futures générations d’architectes à devenir les dézingueurs et les rechapeurs du millefeuille technologique de notre architecture rationalisée. Notre travail impacte le réel dans trois dimensions d’espace et une dimension temporelle. Implanter une architecture sur un territoire n’est jamais un acte solitaire. L’assertion est triviale mais ne caractérise en rien ce que produit l’architecture autour d’elle. Je crois que l’antique lien établi entre architecture et cosmologie peut être réactualisé par l’analogie. Le discours sur l’ordre de l’univers a connu des ruptures paradigmatiques profondes à travers les âges. Du récit mythique de la genèse, conférant la place de l’humain confronté aux forces de la nature et du divin, il a

XIX


pris forme rationnelle par l’écriture des lois du mouvement par Newton en 1687, qui comprit que la force qui fait tomber les pommes et celle qui font tourner les planètes ne faisaient qu’une. La conception du cosmos qui découle de cette nouvelle écriture rationalisée du réel est celle d’un espace vide, un contenant dans lequel évoluent les corps célestes dans un temps universel. La théorie de la relativité générale d’Einstein achevée en 1915 constitue un renversement conceptuel profond, qui a pour conséquence de considérer l’espace non plus comme un contenant, mais l’espace-temps comme un continuum (les trois dimensions d’espace et la dimension temporelle sont des objets physiques de même nature) possédant sa structure propre. L’espace-temps est un champ relationnel en constante évolution, interagissant avec la matière et l’énergie. Ainsi la gravité n’est plus la force d’interaction entre les corps célestes évoluant dans le vide, mais la conséquence de la courbure de l’espace-temps. La pensée par image des genèses antiques se retrouve symboliquement et formellement dans les ordres architecturaux, qui expriment les valeurs philosophiques et religieuses du cosmos. Ce discours des symboles nous évoque un passé mythique aux aspirations transcendantales, qui nous est désormais hermétique et dont la valeur des savoirs semble révolue. Aujourd’hui encore, l’architecture persiste comme lien entre le ciel est la terre. La considération newtonienne de l’espace comme contenant, vide tridimensionnel dans lequel on édifie des objets physiques, correspondrait à la vision rationaliste (dans le sens philosophique) du Modernisme architectural. Elle conduit à une abstraction géométrique de la conception


spatiale, rationalisée par le dessin et les modes de représentation géométraux. Pour les architectures les plus radicales du Modernisme, j’ai le sentiment que la satisfaction produite par la beauté et la perfection du dessin l’a emporté sur les autres enjeux du projet. Lignes, pleins et vides composent leurs relations gravitaires avec les objets du contexte, dans l’espace euclidien de la feuille de calque. L’architecture Moderne se fait arêtes, volumes et espaces dans une relation avec le réel que je ressens comme médiate des outils de représentation. C’est à mon sens l’œuvre née de la praxis de l’abstraction géométrale, parfois dans une confusion faite entre réel et projection du réel. Ayant longtemps fantasmé sur le plan et les belles images frontales du pavillon de Barcelone, je n’ai pas caché mon enthousiasme à l’idée de déambuler le long des parois de verre et de marbre conçues par Mies. J’avoue m’être perceptivement perdu dans cet espace plus mental que réel, une fois le cadre blanc autour de l’image disparu et les arêtes prolongées en dehors de mon champ de vision. Cet univers irréel, ciselé net par le soleil catalan, entre si merveilleusement en contradiction avec la statue expressive et organique de Kolbe qu’il m’a semblé avoir été matérialisé pour elle, et non l’inverse. Quid d’une pensée relativiste de l’espace ? Dans la mythologie égyptienne, Neith est la déesse créatrice de l’univers. Elle tisse le cosmos comme une toile, la navette des tisserands est son emblème. Je vois l’espace comme un tissu relationnel. Ainsi, je ne crois plus en la qualité intrinsèque des objets dans l’espace, mais je crois aux propriétés de l’E N T R E , la maille relationnelle des objets qui compose l’espace. Cette approche relativiste de l’espace architectural m’amène ainsi à l’examiner

XXI


comme une maille tissée par les liens établis entre les objets physiques qui la composent. Je ne crois plus en l’amour idéal, en la personne qui nous serait destinée. Je crois que peu importe les personnes et leurs points communs ou leurs divergences, seul compte le lien qui s’est tissé entre elles. Cette pensée relationnelle, je la généralise pour tout que ce soit les relations humaines, l’architecture, la création et en particulier la culture. La culture, c’est la rencontre entre l’homme et les conditions de son existence. Je crois que toute chose - homme, culture, espace - est composée d’une maille tissée entre les parties qui composent le tout. Ce faisant, faire de l’architecture, c’est tisser la maille de l’espace. La relation entre les parties caractérise le tout. Ainsi, l’espace émerge de la confrontation entre les matériaux, de la distance ou la promiscuité entre les objets, de la tension ou la détente entre les échelles, le sens ténu entre les usages, l’épaisseur ou la finesse entre deux espaces, la gravité ou la légèreté des rapports de masses, etc. Ce sont toutes ces relations qui qualifient le tout, ainsi la qualité d’une chose n’existe qu’en tant que propriété émergente des relations entre les éléments qui la composent. Cette vision de l’espace m’incite à ne plus considérer la qualité des choses comme le but final, notion difficile à cerner et relativement subjective. Je procède par la caractérisation des liens qui composent le tout, par saisir le rapport que les parties entretiennent entre elles. A mon sens, la qualité d’un tout n’est donc pas le critère d’appréciation final, mais le résultat d’une composition cohérente des liens entre les parties qui la composent. Dans cette vision relationnelle, l’homme n’est ni plus ni moins qu’une des parties qui composent l’espace architecturé. Mais c’est


la partie en mouvement, celle qui impose aux autres parties les variations du rapport qu’elles entretiennent avec elle. C’est donc pour l’humain que les autres parties doivent s’accorder entre elles. L’homme comme part de l’architecture implique la continuité par nature du temps et de l’espace. Caractériser les rapports entre les choses permet d’établir une méthode critique, consistant à déterminer ce qui est filé dans la trame de l’espace. Matérialités disharmonieuses, proximités incertaines, rapports d’échelles confus, rapports d’usages ambigus, proportions lâches, rapports formels indécis, etc. sont autant d’effilages qui portent atteinte à l’intégrité de l’ouvrage. L’entre interroge « la maille de l’espace cohére-t-elle ? ». Dans ce cadre, la définition du vide est l’endroit où la toile de l’espace est si lâche, si distendue qu’elle finit par se découdre. Comme un morceau de musique ralenti à l’extrême, dont la maille ténue de perception entre chaque note se délite complètement, le fil de la mélodie se désagrège. C’est à ne pas confondre avec le silence. Si la musique ne peut exister sans silence, cette respiration qui tient la trame musicale sans laquelle la musique serait homogène, l’architecture ne peut exister sans les justes intervalles entre les éléments. Non, le vide spatial, c’est le terre plein pelousé qui met à distance le trottoir de la station service. C’est le déqualifié, le lâche, le vide de sens, c’est la nécessité qui a cédé face à la fonction, c’est le vide existentiel qui conduit à la misère symbolique. De quoi proposer de nouvelles définitions. La nécessité de la forme est la composition située des rapports entre les constituants du tout, alors que la fonctionnalisation de la forme est l’ établissement de règles normalisant les rapports entre les constituants du tout.

XXIII


Lutter contre la fonctionnalisation relève de la gageure, dans un temps où l’inertie de la société de masse pousse à l’engorgement des règles et des normes diverses et variées, ironiquement nécessaires à son vivre-ensemble. L’espace comme maille relationnelle interroge sur la notion d’échelle. Quand j’étais en classe de primaire, il y avait en face de mon pupitre une petite reproduction des champs de blé avec corbeaux de Van Gogh. Je trouvais le tableau laid et mal peint, je ne comprenais pas l’intérêt des adultes pour ce genre de croutes. C’est beaucoup plus tard que j’ai pu contempler d’authentiques Van Gogh. Je me suis perdu dans ces textures vibrantes et chatoyantes, qui exigent une observation grandeur nature, de près et en relief. Les touches de peinture du peintre font émerger une lune, des étoiles, puis un ciel entier dans le cadre du tableau. Van Gogh est un peintre relativiste. Sa peinture existe par le champ extrêmement dense d’écarts chromatiques produits par la promiscuité de ces petites touches colorées. Pour saisir la rupture de la tradition picturale chez les impressionnistes, rappelons que pour Alberti un tableau bien composé est un tout où les parties concourent à un même but, ce qu’il nomme composition. La beauté découle de la correspondance du tout aux parties, des parties entre elles et de celles-ci au tout. Pour ce qui est de la peinture de Van Gogh, je propose que la figuration, le tout, est une É M E R G E N C E du champ relationnel composé par les rapports qu’entretiennent les parties, les touches de peinture. Au lieu d’avoir un rapport additionnel entre parties et tout, autrement dit où le tout est la somme des parties, dans la peinture de Van Gogh le tout est supérieur à la somme des parties. C’est la définition de l’émergence, en tant que


propriété nouvelle qui découle de propriétés plus fondamentales, tout en demeurant irréductible à celles-ci*. Je crois crucial de considérer l’architecture comme propriété émergente, dont le tout est supérieur à la somme des parties elles mêmes supérieures à la somme de leurs parties, etc. Autrement dit, l’espace architectural est un modèle stratifié. La cité est supérieure à la somme des architectures, qui sont supérieures à la somme des éléments d’architecture, qui sont supérieurs à la somme des détails qui la composent. Si ces échelles imbriquées en poupées russes sont ontologiquement de même nature, de la matière mise en forme et édifiée ou assemblée, les propriétés de l’échelle supérieure sont émergentes à celles de l’échelle inférieure. Cela met en évidence le fait que les différentes échelles de l’architecture ont véritablement des enjeux de conception différents. L’architecture ne devrait pas se concevoir comme un processus agrégatif, où le détail serait la précision de l’élément d’architecture, et où l’architecture serait l’addition de ses éléments. Elle est un processus stratifié, où les enjeux du détail font émerger les enjeux de l’élément d’architecture, et où l’architecture est un tout supérieur à la somme de ses éléments. Pour cela, il est crucial de hiérarchiser les échelles de tissus relationnels, de caractériser les liens dont ils sont tissés, et d’en saisir leur sens profond, leur nécessité propre à chaque échelle.

*

XXV

Hugues Bersini « Qu’est-ce que l’émergence ? »


Pourtant, si le mouvement Moderne a permis de libérer l’architecture des excès de l’ornement et de la modénature, la simplification formelle amorcée il y a un siècle impacte durablement le paysage et les mentalités. L’amour du détail bien dessiné a remplacé l’entreprise générale d’offrir à chaque échelle une densité de perception sensible et satisfaisante, qui n’est plus considérée comme un enjeu digne d’intérêt. Si le langage de l’architecture est celui des formes excédentaires de la force* selon Wölfflin, l’interdépendance de perception entre les échelles, qui procédait à une mise en cohérence du langage constructif, a disparu par là même. La critique que je soumets n’est pourtant pas celle du Postmodernisme et de la perte de ce langage. Je ne suggère aucun retour à une sémiotique architecturale, mais le recours à une équivalence de densité perceptive réinventée. La recherche de motifs, de matérialités texturées dans l’architecture contemporaine montre un intérêt pour cette recherche, mais celle-ci reste encore à défricher. L’émergence interroge « la maille de chaque échelle cohére-t-elle ? ».

*

Heinrich Wölfflin « Psychologie de l’architecture »


Pour faire face à la complexité grandissante de notre métier, mais surtout à celle de notre société contemporaine, il est vital de clarifier les rapports que nous entretenons avec elles tout en évitant les explications simplificatrices. Pour mettre de l’ordre dans ses idées il est vital de s’armer de mots. J’ai présenté ici l’état présent de mon corpus de mots relatifs à l’architecture, ma grille d’interprétation personnelle. Il s’alimente d’années en années, parfois certains mots, plus justes ou plus généreux, viennent remplacer d’autres. A défaut d’apporter des solutions, à répondre au « que faire ? », ils interrogent, et ces interrogations constituent ma posture critique vis-à-vis de l’architecture et de mon travail. 1° Le S E N S est le regard que l’homme porte sur le monde, la mise en cohérence relationnelle de ce qu’il considère comme vrai. Le métier d’architecte consiste à faire sens. « fais-je sens ? » interroge la production du discours formel de manière simultanée à l’objet. 2° La N É C E S S I T É dans l’architecture implique tout d’abord la force constructive s’opposant à la gravité. Si sens architectural et nécessité coïncidaient autrefois, « ce que je fais est-il nécessaire ? » met en garde contre les multiples contingences et la fonctionnalisation de la forme. La nécessité de la forme est la composition située des rapports entre les constituants du tout. 3° La F O N C T I O N est ce qui reste de la forme lorsqu’elle est libérée de la nécessité. Elle est ce qui subsiste dans la forme lorsque la forme n’a plus d’objet de discours. La fonctionnalisation de la forme est l’établissement de règles normalisant les rapports entre les constituants du tout. 4° L’A I S T H E S I S est le régime de perception et de sensation qui métamorphose l’interprétation et la réception d’une œuvre. « comment ce que je conçois serait reçu hier et demain ? » permet de questionner les pratiques et valeurs d’aujourd’hui, les situer relativement à celles du passé et celles d’un futur que l’on suppose désirables. « comment ce que je conçois serait perçu par mes contemporains ? » rappelle que la fabrique d’architecture aboutit à une posture prescriptive de l’architecture. XXVII


5° L’E S S E N C E précédant l’existence est un mode de pensée privilégié afin d’approcher l’atemporalité et l’universalité du régime de perception intuitif. « comment ce que je conçois serait universellement perçu ? » évoque la vérité constructive en tant qu’ordre constructif précédant la matière. 6° La P R A X I S désigne la pratique ou l›action qui transforment le sujet. La conception architecturale étant médiate de ses modes de représentation, l’outil que dirige la main conduit la projection mentale de l’architecte. « de quelle manière mon outil oriente-t-il mon dessin ? » permet de souligner l’importance du choix de l’outil et du mode de représentation dans la conception architecturale. 7° Face à l’I N E R T I E de la société industrielle et de sa logique de consommation, « puis-je questionner les logiques de production ? » inspire la réintégration des logiques de valorisation des ressources. 8° L’image du PA L I M P S E S T E évoque l’enracinement du projet par la mise à profit d’un élément du contexte. « quel récit du lieu mon intervention achève-t-il, quel est celui dont il est l’amorce ? » rappelle que l’enjeu du présent s’inscrit toujours dans une continuité historique. 9° L’E N T R E est la maille relationnelle des objets qui compose l’espace. « la maille de l’espace cohére-t-elle ? » examine la consistance des relations entre les parties qui qualifient le tout. Faire de l’architecture c’est tisser la maille de l’espace. 10° L’ÉMERGENCE est définie comme une propriété nouvelle découlant de propriétés plus fondamentales, tout en demeurant irréductible à celles-ci. Dans ce paradigme, l’architecture est un modèle stratifié dont chaque échelle d’étude représente une entité supérieure à la somme de ses constituants d’échelle inférieure. Chaque échelle connait donc ses propres enjeux de conception. « la maille de chaque échelle cohére-t-elle ? » souligne l’interdépendance de perception entre les échelles, et justifie la réinvention du principe d’équivalence de densité perceptive pour chaque échelle.





Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.