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Introduction générale
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en sci é e tr ét E n soci et 07
A 11 12 14 15
B 21 22 24
C 29 31 33
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Introduction Une approche anthropologique Le château de Hazard Approche psychologique du hasard dans les sociétés occidentales Le hasard est injuste La Chine, une autre vision du hasard Quand la science s ’ e n mêle La science contre l ’ incertitude, le hasard au service de la science La science du hasard La rationalité dans le désordre Synchronicités et coïncidences : une vision poétique ? Les actes manqués Les synchronicités Des représentations faussées du hasard
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B + 65 67 72 C + 95 96 99 D 109 109 112
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Introduction Le hasard du lâcher-prise Le hasard du geste L ’ automatisme: se laisser surprendre par l ’ inconscient Le hasard des rencontres Introduction graphique
Les « Cadavres exquis » Le collage La superposition Du fortuit à la création de l ’ e rreur Introduction graphique
« L ’ art de l ’ attente » De la sérendipité à son exploitation La dégradation comme oeuvre Contrainte et hasard : un paradoxe créateur La contrainte n ’ est pas contraire à la création La règle du jeu La contrainte pour amener le merveilleux dans le quotidien Une démission de l ’ a rtiste ? Le rejet de la subjectivité de l ’ artiste. Créer à travers le code
ns da ue d r iq asa r aph h e ng rl re c tio g é u Int prod la
Introduction
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Hasard et graphisme : quel designer pour quelle commande ?
A
La figure de l ’ auteur Le graphisme en voie « d ’ artification » Un graphisme d ’ élite ? Graphisme culturel et graphisme commercial
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Intégrer le hasard dans la stratégie de communication
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L ’ aléas L ’ esthétique de l ’ altération « It ’ s great to be a kid » : le pouvoir créatif du lâcher-prise Le hasard du jeu et de la collaboration
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Conclusion Remerciements Bibliographie
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Dans le film de Steven Spielberg E.T., pourquoi l ’ extra-terrestre est-il marron ? Aucune raison. Dans Love Story, pourquoi les deux personnages tombent-ils fou amoureux l ’ un de l ’ autre ? Aucune raison. Dans JFK d ’ Oliver Stone, pourquoi le Président est-il subitement assassiné par un inconnu ? Aucune raison. Dans l ’ excellent Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, pourquoi ne voit-on jamais les personnages aller aux toilettes ou se laver les mains, comme dans la vraie vie ? Absolument aucune raison. Pire, dans Le Pianiste de Polanski, pourquoi le type doit-il se cacher et vivre comme un clochard, alors qu ’ il joue si bien du piano ? La réponse est encore « aucune raison ». Je pourrais continuer pendant des heures. La liste est sans fin. Vous n ’ avez sans doute jamais remarqué, mais tous les grands films, sans exception, contiennent une part importante de « aucune raison ». Vous savez pourquoi ? Parce que la vie elle-même est pleine de « aucune raison ». Pourquoi ne voit-on pas l ’ air autour de nous ? Aucune raison. Pourquoi réfléchit-on tout le temps ? Aucune raison. Pourquoi certains aiment les saucisses et d ’ autres détestent les saucisses ? Aucune putain de raison. 1 « Aucune raison », telle serait l ’ expression déceptive qui définirait le hasard. Cela nous renvoie à l ’ idée de ne pas contrôler, à l ’ idée a priori inquiétante que le réel nous échappe. Cependant, est-ce la seule attitude ou réaction légitime face au hasard ? Ne peut-on pas y déceler aussi le plaisir de se laisser séduire par un événement ? Cela suppose que l ’ on sache être attentif aux détails, qu ’ on se rende disponible à l ’ imprévu et à tout ce qui échappe à notre désir de contrôle. Ceci est une attitude qui m ’ attire particulièrement. Reconnaître au hasard une valeur, c ’ est intégrer une touche d ’ imprévu et de lyrisme dans la vie et la création graphique. Le hasard constitue-t-il un obstacle ou un moteur à la production ? Il peut paradoxalement devenir, dans certaines conditions, un « outil » ou un « partenaire » permettant de s ’ arracher à
1 I n the Steven Spielberg movie E.T., why is the alien brown ? No reason. In Love Story, why do the two characters fall madly in love with each other ? No reason. In Oliver Stone ’ s JFK, why is the President suddenly assassinated by some stranger ? No reason. In the excellent Chain Saw Massacre by Tobe Hooper, why don ’ t we ever see the characters go to the bathroom or wash their hands like people do in real life ? Absolutely no reason. Worse, in The Pianist by Polanski, how come this guy has to hide and live like a bum when he plays the piano so well ? Once again the answer is, no reason. I could go on for hours with more examples. The list is endless. You probably never gave it a thought, but all great films, without exception, contain an important element of no reason. And you know why ? Because life itself is filled with no reason. Why can ’ t we see the air all around us ? No reason. Why are we always thinking ? No reason. Why do some people love sausages and other people hate sausages ? No fucking reason. Lieutenant Chad, joué par Stephen Spinella, scène d ’ o uverture du film Rubber, réalisé par Quentin Dupieux, France/États-Unis, 2010, comédie/épouvante, 82 minutes.
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un monde ultra-rationalisé, pour nous ouvrir à d ’ autres horizons et d ’ autres champs perceptifs et imaginaires. Il s ’ agit d ’ un concept mouvant et multiple. Il est possible de définir le hasard, de prouver son existence, mais la sensibilité ou la manière d ’ être au monde propre à chaque humain, entraîne des comportements différents face au hasard. Aujourd ’ hui encore, il est possible d ’ entendre « je ne crois pas au hasard », non pas parce que l ’ on ne croit pas aux preuves scientifiques de son existence, mais parce que l ’ on croit en la rationalité du monde. Le hasard entretient un lien historique avec les sciences et l ’ art, et c ’ est lorsque les individus ont définitivement « cru » en l ’ existence du hasard qu ’ il s ’ est infiltré dans l ’ art, c ’ est-à-dire au début du XXe siècle. Accepter l ’ irrationalité, accepter d ’ être bouleversé par quelque chose d ’ intangible, n ’ est-ce pas finalement ce qui a attiré, notamment, les avant-gardes ? Le hasard dans l ’ art apparaît sous deux formes contradictoires : celle du lâcher-prise, et celle du contrôle, des règles. Car si le hasard est attendu ou craint, il peut aussi être provoqué et donc en partie maîtrisé. Ces procédures plastiques ont intégré le graphisme, soulignant le fait que le domaine brouille petit à petit les limites avec la sphère de l ’ art. Le graphiste devient auteur, transgresse les règles et cherche de nouveaux processus de création intégrant l ’ imprévu, notamment en groupe ou avec le spectateur. Si le hasard est l ’ essence de ce monde, ne pourrait-il pas être l ’ essence de la création graphique ?
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Qu ’ est-ce que le hasard ? Est-ce la chance ou la malchance ? Est-il bon ou mauvais ? Le hasard est un concept qui dépend directement de notre façon de percevoir et de vivre l ’ imprévu, de la façon dont on conçoit son avenir et son destin, si celui-ci existe. C ’ est un phénomène auquel on ne peut échapper, que l ’ on croit ou non à son existence. La science a certes prouvé que le hasard existe, mais ce phénomène est encore aujourd ’ hui au cœur de débats : le hasard montre-il notre ignorance ou est-il une réalité objective ? Qu ’ est-ce qui est dû au hasard, qu ’ est-ce qui ne l ’ est pas ? Comment vivre avec le hasard ? Est-il possible de provoquer la chance ?
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Une approche anthropologique
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Le mot hasard fait partie de ces mots de la langue française qui semblent trop « petits » pour exprimer tout ce qu ’ ils impliquent. En effet, derrière ce signifiant de seulement six lettres se cache un éventail de significations d ’ une richesse et d ’ une complexité telles, qu ’ il nous faut nous y arrêter un moment afin d ’ en mesurer l ’ ampleur. Le mot hasard est employé pour la première fois dans le livre Gesta Francorum Ultra Maris – Hauts faits et gestes des Francs outremer, écrit par Guillaume de Tyr (1130–1186), pour désigner un château près d ’ Alep en Syrie. Guillaume de Tyr raconte qu ’ un jour on prit ce Château de Hazard (ou Az-Hard), où les soldats découvrirent un nouveau jeu de dés. Mais l ’ origine du mot est incertaine : il existe une seconde théorie, où c ’ est le jeu lui-même qui était appelé « al-zahr ». L ’ apparition tardive de ce mot dans notre lexique s ’ explique probablement par le fait que le jeu de dés découvert dans le château impliquait une passivité exceptionnelle du joueur. Les grecs et les romains avaient déjà des jeux de hasard à leur époque, mais leurs caractères mystiques prêtaient probablement une attention à la Fortune : le joueur attribuait la responsabilité du déroulement du jeu à la fortune, au sens où les Dieux choisissaient. Ces jeux n ’ étaient alors pas considérés comme hasardeux. Quand ils ont assiégé le château de Hazard, les soldats ont alors découvert un jeu qui excluait absolument toute autre idée que le hasard, un jeu dépourvu de toute référence plus ou moins rassurante à un univers de sens, qu ’ il soit théorique ou mystique. Le hasard ici ne renvoie plus qu ’ à lui-même. Quand l ’ allemand dit zufall, l ’ italien caso, l ’ espagnol casualidad, le français dit hasard. Tous ces mots, sauf le nôtre, dérivent de l ’ idée ou du mot latin casus : la chute. Mais la notion de casus ne recouvre pas totalement l ’ idée de hasard. D ’ un point de vue épistémologique et étymologique, Clément Rosset, dans la Logique du pire 1 , distingue quatre niveaux dans le concept de hasard : Le hasard implique tout d ’ abord la notion de sort, exprimée par le latin fors, où l ’ on attribue à la fortune la responsabilité d ’ une série causale heureuse ou malheureuse pour l ’ homme. En grec, l ’ appellation de ce sort signifie j ’ obtiens. Le hasard désigne donc ce à la faveur de quoi on obtient ou non 1 R osset Clément, Logique du pire, Quadrige / PUF, 1971, p.73
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tel résultat, ce qui implique l ’ idée qu ’ il est responsable de notre bonheur ou de notre malheur. Le hasard implique aussi l ’ idée de rencontre, exprimée par le latin casus et ses dérivés européens chance, zufall, caso, casualidad. C ’ est le point d ’ intersection entre plusieurs séries causales, qui admet un caractère imprévisible, fortuit, de la rencontre. Les séries ne sont pas forcément hasardeuses, le lieu et le moment de leur rencontre non plus, mais aucune intelligence humaine ne peut prévoir cette rencontre. Dans le hasard il y a aussi la notion de contingence, ou non-nécessité. Le hasard de la contingence ne définit plus le fait hasardeux qui fait coïncider deux séries, mais le principe général d ’ imprévisibilité de ces rencontres. Dans ce cas, si tout n ’ est pas prévisible, c ’ est peut-être que tout n ’ est pas nécessaire. Enfin, l ’ histoire du mot hasard que nous avons précédemment évoquée, suggère la notion de perdition, la perte de toutes références dans le jeu qui était pratiqué au château. Lucrèce répète implicitement dans De Rerum Natura que le hasard est la seule idée n ’ impliquant aucun élément superstitieux. Nous ne pouvons que subir le hasard, c ’ est pour cela qu ’ il exclut toute religion, toute morale, toute métaphysique. Ce concept est le tragique même car la tragédie est liée à la part d ’ imprévisibilité et de fatalité. Le mot hasard est donc un mot qu ’ on pourrait définir comme un signifiant « silencieux », et ce pour différentes raisons. Ce mot ne dit en effet rien du hasard car il n ’ a pas d ’ origines linguistiques, et même son origine est incertaine. De plus le hasard comme phénomène est littéralement silencieux car il ne dit rien sur les raisons de son existence, on ne sait pas pourquoi il se produit, et c ’ est un phénomène indifférent aux notions de bien ou de mal. On pourrait dire qu ’ il y a une irréductibilité du non-sens dans le hasard, c ’ est un anti-concept dans le sens où on ne peut pas le nommer, l ’ identifier : le hasard dans sa pureté échappe au discours.
he ue s roc logiq ns le les p p a a o A ch d d ent psy hasar occid du iétés soc
Longtemps, la religion a proposé une explication consolatrice aux malheurs des hommes : les événements étaient la conséquence de la volonté d ’ entités supérieures, ils avaient donc un sens. Par la prière, l ’ offrande, les hommes espéraient négocier avec elles. Cette vision du monde avait l ’ avantage de nous
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permettre d ’ espérer voir se réaliser nos désirs, et les événements fortuits avaient un sens. Aujourd ’ hui, n ’ ayant plus de raisons pour expliquer le hasard, la société occidentale se trouve face à une entité irrationnelle avec laquelle elle négocie. Dans une conversation avec Émile Noël 1 , Serge Moscovici, psychologue social, montre comment le hasard est appréhendé psychologiquement dans la société. Le rapport entre le hasard et le destin est central car nous croyons parfois que le hasard nous mène quelque part, que nous ne sommes pas tout à fait maître de notre destinée. Le hasard n ’ est pas soumis aux règles, il pourrait donc modifier le cours de notre destinée et c ’ est pour cela qu ’ il est le plus souvent perçu comme une force adverse qui travaille contre nous. On accorde ainsi une représentation anthropomorphique au hasard, dans le sens où il serait doué d ’ une intention, bonne ou mauvaise. Nous dénions ainsi notre part de responsabilité, la rejetant souvent sur le hasard. C ’ est ce qu ’ on observe dans l ’ expression « c ’ est la faute à pas de chance », lorsque le hasard aurait joué contre nous. À l ’ inverse, quand le hasard a joué en notre faveur, nous croyons que ce qui nous arrive est dû à la chance, et non pas à nos efforts. C ’ est la chance qui aurait favorisé notre réussite, qui nous aurait fait trouver du travail ou avoir du succès. Nous espérons ainsi que notre chance nous apportera plus de résultats si l ’ on y croit. Un même phénomène peut cependant être perçu différemment en fonction des personnes, l ’ un des facteurs étant l ’ amour propre. Les gens qui ont beaucoup d ’ amour propre ont une vision plus objective du réel, et prennent donc des risques plutôt équilibrés. Alors que ceux qui se sous-estiment prennent beaucoup de risques, car ils considèrent la nature bienveillante, ou à l ’ inverse ils prennent très peu de risques car ils considèrent le hasard incertain. Ces personnes croient donc au destin et considèrent que le hasard, bon ou mauvais, intervient dans leur destinée. Lorsqu ’ on est frappé par un hasard malheureux, on pense souvent que l ’ on est un cas unique, alors qu ’ en réalité nous ne tenons pas compte des probabilités, des pourcentages. Par exemple, les assurances connaissent les probabilités d ’ accidents de voitures, mais lorsque cela nous arrive, nous nous voyons comme un cas unique sur qui le sort s ’ acharne. Ce comportement est d ’ une certaine manière similaire pour le Loto : 1 N oël Emile, Le Hasard aujourd ’ h ui, Éditions du Seuil, Points, Points Sciences N° 69, 1991, p.11
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nous savons qu ’ il y a une probabilité très faible de gagner, mais nous jouons quand même. Nous voulons créer un monde de possibilité là où il n ’ y en a pas, en « croyant en notre chance », en croyant à l ’ extraordinaire. Notre société actuelle se soucie donc du hasard : qu ’ il soit considéré bon ou mauvais, on lui laisse naturellement une part de responsabilité.
Le hasa rd est in juste A l ’ époque de Pascal, l ’ homme n ’ admet pas l ’ existence du hasard car il est contraitre au rationalisme montant et annule la croyance en le progrès de l ’ humanité. Les jeux de hasard sont ainsi considérés comme scandaleux car les gains ne sont pas mérités, ils ne nécessitent pas de prouesses physiques ou intellectuelles : ils méprisent l ’ effort et récompensent injustement. De plus, ces jeux de hasard bouleversent l ’ ordre social, en rendant les pauvres subitement riches. Pascal est le premier à pointer du doigt le hasard comme à l ’ origine de la répartition des rôles au XVIIe siècle : un homme qui naît dans une famille riche bénéficie en effet des avantages immérités de la noblesse. Comment peut-on vivre dans un monde où le hasard distribue les avantages, gouverne les jugements, organise la vie quotidienne ? Quand tous les efforts pour trouver une rationalité scientifique, politique et morale se réduisent à des amusements de philosophes auxquels la réalité reste imperméable ? 1 Pascal montre ainsi que le hasard défie la notion de mérite, de justice. Aujourd ’ hui, les sociétés modernes se fondent en théorie sur l ’ égalité des chances et la reconnaissances des mérites, mais elles se trouvent tout autant confrontées au hasard. En effet, la question est : comment reconnaître les mérites ? Nicolas Gallego-Catalan, thérapeute et professeur à l ’ ISTC de Lille, a créé pour cela une expérience étonnante. Lors de ses conférences, il demande à une dizaine d ’ étudiants de se mettre en cercle et d ’ imaginer qu ’ ils sont dans une navette spatiale s ’ apprêtant à se désintégrer. Il y a une navette de retour ne permettant qu ’ à une seule personne d ’ être sauvée, mais alors qui choisir ? 1 Thirouin Laurent, Le Hasard et les règles, le Modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Histoire de la Philosophie, Paris, 1991, p.28
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Les étudiants cherchent alors le plus méritant d ’ entre eux, celui qui devrait être sauvé. Rapidement, n ’ étant pas d ’ accord sur les mérites de chacun, ils s ’ en remettent au hasard et tirent au sort celui qui sera le survivant. Cette expérience montre combien la notion de mérite est subjective, et donc injustement aléatoire. On ne peut pas considérer le mérite des hommes sans arbitraire, mais l ’ arbitraire ne peut pas être moral et juste. Malgré le hasard, l ’ homme garde une part de responsabilité dans le choix de sa condition, mais Pascal montre qu ’ en raison des coutumes, nous ne sommes pas maîtres de notre destinée. Les différentes coutumes impliquent différentes règles, et il n ’ y a pas de raisons à cela. Nos efforts de rationalisation ont construit un ordre factice pour donner l ’ illusion de la cohérence, efforts voués à l ’ échec selon Pascal, car la nature accepte le désordre du hasard et ne peut être contrainte à un ordre artificiel. L ’ homme est le seul à l ’ origine des lois. Cet ordre arbitraire – créé pour compenser le hasard qu ’ il subit – ne résout rien au fait qu ’ il est le fruit du hasard : un être égaré né sans justifications à sa présence, dans un lieu qu ’ il n ’ a pas choisi. Sa présence est une « occupation fortuite d ’ un espace et d ’ un temps donnés » 1 . C ’ est pour cela que pour Pascal, l ’ homme doit se résoudre à évoluer dans un monde désorganisé où les repères dont il ne peut se passer n ’ existent pas.
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Le hasard s ’ infiltre partout dans notre vie malgré nos efforts pour le cadrer et l ’ expliquer. Ce n ’ est pourtant pas forcément le cas dans les autres cultures : en Chine par exemple, le hasard n ’ est pas vu comme une démission de la raison, et il arrive même aux scientifiques de consulter l ’ oracle du Yi-Jing. L ’ idée qu ’ on puisse « prendre ses décisions à pile ou face » nous apparaît inconsciemment comme une démission de la Raison. Pourtant, en Chine, c ’ est exactement le contraire. 2
1 T hirouin Laurent, Le Hasard et les règles, le Modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Histoire de la Philosophie, Paris, 1991, p.26 2 J avary Cyrille, « Le hasard est-il chinois ? », http://www.cles.com/enquetes/article/ le-hasard-est-il-chinois, consulté le 5 novembre 2013.
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En chinois, hasard se traduit par les idéogrammes Ou et Peng, leurs sens premiers étant pair, parité, couplage et association. Ils évoquent tous l ’ idée de mise en relation de deux éléments. Le sens occidental du hasard n ’ intervient qu ’ en fin de liste, témoignant d ’ un usage récent de ce mot, probablement uniquement destiné à la traduction des textes étrangers. Notre emblème occidental du hasard est une pièce de monnaie lancée en l ’ air. Mais une pièce ne peut pas rester éternellement en l ’ air, pour les chinois le plus important se produit lorsque la pièce se pose, car on peut alors lire la qualité de l ’ instant. Les oiseaux sont de tous les animaux les moins soumis aux aléas terrestres, c ’ est pourquoi les chinois ont choisi le loriot rieur afin d ’ en faire le symbole du couplage parfait avec l ’ instant. Volant librement, les loriots se posent là où ils veulent, ils se posent donc toujours là où ils doivent, c ’ est-à-dire à l ’ endroit où leur couplage avec la situation est le plus adéquat. C ’ est ainsi que les chinois voient le hasard : un couplage parfait 1 . Le Yi-Jing, ou Livre des mutations est un manuel chinois contenant un système de signes utilisés pour faire des divinations. Il tente de rendre compte à la fois de la nature, de ses changements et de sa relation aux hommes. Les figures linéaires du Yi-Jing remontent au début de la civilisation chinoise, et plus précisément à l ’ Age du Bronze, sous le règne de la dynastie des Shang. Les Shang vénéraient les esprits des éléments naturels comme la pluie, le tonnerre, ou le vent. Ces esprits étaient ceux des déités imprévisibles, tour à tour bénéfiques et destructrices. Ils pratiquaient les divinations en appliquant un tison brûlant au fond de carapaces de tortues sacrifiées, la tortue renvoyant symboliquement à la structure de l ’ univers. La chaleur créait des craquelures, et leurs dessins particuliers permettaient aux Shang de dire si le sacrifice avait été accueilli favorablement ou non par les Dieux. Leur désir était de voir la pluie venir, car elle était le seul moyen d ’ irrigation possible dans la région montagneuse du Shan Xi. Or, la matière des carapaces de tortues était très sensible au degré d ’ humidité de l ’ air, on n ’ obtenait donc pas, par temps d ’ orage ou par temps sec, le même type de fissure. À chaque sacrifice les carapaces étaient archivées, de manières à ce que toutes les situations types, favorables ou défavorables soient consignées. Ceci permettait de mettre en rapport une situation présente avec l ’ une des situations recensées précédemment. Par la suite, les informations inscrites sur les carapaces ont été recopiées dans un des premiers livre, le Yi-Jing, et les informations s ’ étaient métamorphosées en signes totalement abstraits : les gua, composés de 1 Javary Cyrille, « Le hasard est-il chinois ? », http://www.cles.com/enquetes/article/ le-hasard-est-il-chinois, consulté le 5 novembre 2013.
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six lignes continues et discontinues superposées, appelées hexagrammes par les occidentaux. Finalement, il y a aujourd ’ hui 64 hexagrammes qui couvrent toutes les configurations possibles. Le tirage du Yi-Jing peut s ’ effectuer avec une pièce de monnaie : pile correspond à un trait continu, et face à un trait discontinu. Il y a 6 lancers de pièces, correspondant ainsi à 6 traits. Ce livre permet de faire le point des énergies en jeu à un moment donné et dans une situation donnée, afin de faire un choix et d ’ agir. C ’ est un modèle de réflexion sur l ’ organisation du cosmos et sur les moyens que l ’ on a pour vivre harmonieusement en son sein. Il permet d ’ accepter les changements impliqués par le cosmos et de se rendre perméable aux transformations de la nature. La conception chinoise du hasard est donc bien différente de la nôtre. Là où nous essayons de cadrer le hasard, la philosophie chinoise travaille à être en accord avec les changements du cosmos, en harmonie avec la nature : elle a intégré le fait que la nature soit en constant mouvement, et cherche à être en harmonie avec elle. La conception occidentale définit le hasard comme la rencontre de deux séries causales indépendantes, alors que dans la pensée chinoise, le hasard qualifie la rencontre d ’ éléments seulement par le fait d ’ être présents, sans que les causes de leur apparition importent.
B
Quand la science s ’ e n mêle
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re cont hasard e c n ce , le cie La s rtitude la scien e e c l ’ in rvice d e au s
L ’ aléatoire « se dit de tout fait à venir que rend incertain l ’ intervention du hasard » 1 , il concerne donc ce qui arrive ou ce qui arrivera, ce qui est accompli n ’ a plus rien d ’ aléatoire. Ainsi n ’ est-on jamais assuré de pouvoir continuer ou achever son projet, ce projet étant soumis aux aléas d ’ un monde immaîtrisable. Cependant, la différence entre l ’ aléatoire et le hasard se situe dans le domaine mathématique : l ’ aléatoire est calculable et quantifiable dans le sens où la probabilité de ses apparitions est connue. Dans le cas d ’ un phénomène aléatoire, le résultat n ’ est pas précisément connu, mais on sait qu ’ il fluctue autour d ’ un résultat moyen régit par une loi. Il y a différents niveaux dans l ’ aléatoire : il peut être très probable ou peu probable. L ’ intelligence, la technique et la science réduisent considérablement la part d ’ aléatoire dans notre vie, elles augmentent la réussite de nos actions, les rendent plus probables. Aujourd ’ hui un trajet en voiture se fait souvent sans encombre, ce qui n ’ était pas le cas il y a quelques siècles, quand les machines n ’ étaient pas fiables. Mais l ’ incertitude ne peut pas s ’ éliminer complètement, et ce ne pourra probablement jamais être le cas. Les techniciens des bases de lancement de fusées sont toujours anxieux lors d ’ une expérience car ils savent qu ’ il y a une part d ’ imprévu, et attendent de voir ce qu ’ il va se passer. Nous ne sommes donc certains de rien, ne contrôlant pas tout. Marcel Conche dit d ’ ailleurs que « la vie est un entrecroisement de déterminations, les unes venant de nous, de notre impulsion ou volonté, les autres du dehors » 2 . Si la science et les mathématiques cherchent à diminuer la part de hasard, le hasard peut pourtant servir la science. Alors que les aléas ont une connotation négative, la sérendipité est l ’ un des rares mots liés au hasard connoté positivement. Ce mot n ’ existe pas dans le dictionnaire français : il vient de l ’ anglais serendipity, vocable pourtant inventé en 1757 par Horace Walpole. Inconnu en France jusqu ’ en 1958 où il a été analysé par le sociologue Robert Merton, le concept de sérendipité est le fait de découvrir quelque 1 F oulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, 1962, cité par Conche Marcel, L ’ a léatoire, Éditions de Mégare, 1990, p.2 2 I dib., p.11
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chose que l ’ on ne cherchait pas. C ’ est une notion à l ’ origine liée aux découvertes scientifiques ou inventions techniques qui s ’ est par la suite étendue à d ’ autres domaines comme l ’ art ou la vie quotidienne. On peut citer comme exemples notamment l ’ Amérique découverte en 1492 par Christophe Colomb à la suite d ’ une erreur de calcul, la Vénus de Milo découverte par hasard en 1820 par un paysan à la recherche de pierres pour bâtir un mur; ou encore l ’ imprimante à jet d ’ encre découverte en 1977 par Ichiro Endo, qui fit un jour tomber son fer à souder chaud sur une seringue d ’ encre, faisant s ’ en échapper une petite éclaboussure. La sérendipité s ’ applique de plus en plus à d ’ autres domaines. C ’ est par exemple le cas pour le Web : lors d ’ une recherche, on peut trouver une quantité de contenus intéressants sans lien avec la recherche initiale, grâce à notre suivi de lien hypertextes. La sérendipité est donc partout, c ’ est un état d ’ esprit qui se cultive, une sorte d ’ ouverture aux aléas extérieurs. C ’ est une invitation à être opportuniste, à être attentifs aux hasards heureux pour les accueillir. Malgré le caractère exceptionnel de la sérendipité, il arrive que son caractère hasardeux ne soit pas toujours accepté, notamment lors d ’ expériences scientifiques. L ’ expérience ayant échappé au contrôle de son auteur, ce dernier se trouve dans une situation où il est forcé d ’ accepter ce manque de rationalité, ce qui n ’ est pas naturel dans nos sociétés.
sard La science du ha Depuis l ’ existence de théories scientifiques sur le hasard, la science se heurte à la pensée humaine : de l ’ antiquité à la période classique, l ’ homme n ’ admet pas le hasard car il symbolise une absence de rationalité. Un événement devait être rattaché à une cause, même mythologique pour pouvoir palier à ce manque de rationalité du monde. Pourtant les premières théories sur le hasard sont très anciennes : dès le 1er siècle av J.–C., Épicure, dans De natura rerum, démontre déjà l ’ existence du hasard, et même plus, il montre que le hasard a fait ce monde : c ’ est le clinamen. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s ’ écarter un peu de la verticale, si peu qu ’ à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme
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des gouttes de pluie ; il n ’ y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n ’ aurait rien pu créer. 1 Pourtant, au XVIIIe siècle encore, le physicien Laplace 2 montre que rien n ’ arrive par hasard et qu ’ une intelligence supérieure serait en mesure de tout expliquer. C ’ est au XIXe siècle qu ’ arrive la théorie du hasard telle qu ’ on la connaît : le mathématicien Cournot définit le hasard comme « la rencontre de deux séries causales indépendantes ». Les événements en eux-mêmes sont donc déterminés, mais c ’ est leur rencontre qui est imprévisible. Darwin, contrariant la Bible avec la théorie de l ’ évolution, explique le hasard des variations dans un milieu soumis à la sélection naturelle. Il a prouvé que les espèces les mieux adaptées survivent, mais qu ’ elles ne s ’ adaptent pas à leur environnement dans une logique finaliste. C ’ est le hasard de la génétique qui leur a permis de s ’ adapter. Cet avantage heureux se transforme en espérance de survie et de reproduction supérieurs à la moyenne. Les girafes n ’ ont pas un cou long parce que leur alimentation est en hauteur, elles ont eu cet avantage grâce à des mutations hasardeuses. Les girafes n ’ ayant pas subit ces mutations se sont éteintes et l ’ espèce la plus adaptée a vu son génotype se répandre. Cette découverte fondamentale montre alors que le hasard a une réalité objective. Il s ’ oppose ainsi au point de vue téléonomique, qui désigne le concept scientifique de finalité. Du grec telos, but, et nomos, loi, la téléonomie montre que tout dans la nature serait créé en vue d ’ une fin. La fonction précéderait l ’ organe, c ’ est à dire que nous aurions des yeux en vue de voir et que les girafes auraient un long cou pour pouvoir accéder aux feuilles en hauteur. Mais cette théorie donnerait donc une intelligence, une bienveillance à la nature. Aristote aussi, dans l ’ Éthique à Nicomaque, explique que le hasard serait résiduel : tout arrive en vue d ’ une fin, le reste est exceptionnel. Mais la téléonomie peut être un principe heuristique, car en science elle aide à découvrir les phénomènes. Les scientifiques se servent parfois de ce point de vue finaliste comme une aide en pensant comme si la nature agissait en vue d ’ une fin, pour découvrir le fonctionnement d ’ un être.
1 L ucrèce, De la Nature, Éditions Garnier-Flammarion, cité dans « Le clinamen des épicuriens », http://www.clinamen.org/article3.html, consulté le 5 novembre 2013. 2 C lément Jean, « Poétique du hasard et de l ’ a léatoire en littérature numérique », Protée, vol. 39, n° 1, 2011, p. 67-76.
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Le hasard étant si présent, on peut se demander jusqu ’ où il est capable d ’ aller se loger dans un univers pourtant si rationalisé ? En informatique par exemple, il n ’ est pas rare de subir des bugs qu ’ on ne peut pas expliquer : le hasard est l ’ essence même de ce monde malgré tous nos efforts pour le rationaliser. Certains phénomènes physiques par exemple ne peuvent être prédits car ils incorporent intrinsèquement une part d ’ aléatoire, c ’ est le cas des particules ou des atomes. Ce flou n ’ est donc pas lié à une imperfection des instruments de mesure, mais bien à la nature même du monde. Il y a pourtant certaines choses que l ’ on peut rationaliser. En physique, le chaos se rapporte à des phénomènes bien identifiés, où le hasard ne joue aucun rôle. Le chaos obéit à des règles de comportement déterministes, cependant il comporte un amplificateur d ’ erreur qui empêche de recommencer deux fois exactement la même expérience. La particularité du chaos est d ’ avoir une sensibilité extrême aux conditions initiales. La moindre imprécision dans une expérience rend toute prédiction à long terme fausse, les prédictions que l ’ on peut faire ne sont donc valables que sur des temps courts : le système atmosphérique par exemple est un système chaotique, en météorologie on ne peut donc prévoir le temps que sur une quinzaine de jours. Enfin il arrive qu ’ on ne puisse pas prédire correctement un résultat d ’ expérience en raison d ’ un manque d ’ information, de variables cachées. En somme, la science échappe à toute autorité car elle est liée à la découverte progressive de phénomènes. Étant en progrès constant, la science n ’ a jamais fini d ’ organiser la réalité et d ’ étudier le hasard inhérent à la nature.
La r a dan tionalit s le déso é rdre
Les probabilités et les statistiques sont des moyens de rationaliser le hasard, de l ’ étudier. La théorie des probabilités est l ’ étude mathématique des phénomènes incertains alors que la statistique est l ’ activité qui consiste à recueillir et interpréter des données. Il existe donc des connexions entre ces deux domaines des sciences de l ’ aléatoire. Les débuts des probabilités commencent avec l ’ observation du hasard dans les jeux – notamment par Jérôme Cardan au XVIe siècle – ou dans les phénomènes
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climatiques. Ils se poursuivent au XVIIe siècle avec les discussions entre Pierre de Fermat et Blaise Pascal au sujet du problème des partis, soit comment partager les gains quand une partie de jeu est interrompue. Dans Le hasard et les règles, le modèle du jeu dans la pensée de Pascal 1 , Laurent Thirouin montre que Pascal ne cherche pas à trouver la rationalité dans le désordre, mais il cherche à repérer des récurrences qu ’ il pourra appeler « règles ». Pascal théorise l ’ espérance de gain, ou espérance mathématique en 1654. L ’ espérance mathématique est une valeur permettant d ’ évaluer le résultat moyen d ’ une expérience aléatoire. Elle permet par exemple de mesurer le degré d ’ équité d ’ un jeu de hasard. Grâce aux statistiques, ce qui est un hasard pour l ’ individu devient une constance à grande échelle. L ’ introduction des statistiques – étymologiquement, science des états – dans les assurances marque un tournant dans le traitement théorique du hasard. En 1963, Edmund Halley crée les premières tables de mortalité, qui sont alors rejetées par les sociétés d ’ assurances car ces dernières faisaient plus de profits en ne tenant pas compte de l ’ espérance de vie. Les assurances vie étaient par ailleurs interdites dans la plupart de l ’ Europe jusqu ’ au XIXe siècle, car elles étaient assimilées au jeu : elles étaient comparée à un « pari » sur la vie, à un gain associé au risque, car elles jouaient avec le hasard. Le hasard est donc rationalisé grâce à ces deux sciences, pourtant les hommes tiennent rarement compte des probabilités lorsqu ’ ils raisonnent. Ce qui est nouveau, frappant, retient l ’ attention. En considérant la loi des grands nombres, nous pourrions dans une certaine mesure rationaliser notre rapport au hasard. Pourtant il n ’ en est rien, spontanément nous nous intéressons au petit nombre. Pour autant, ces sciences ne peuvent pas être tout à fait certaines, autant pour les phénomènes extérieurs que humains. Les actions humaines contiennent un grand degré d ’ imprévisibilité, surtout les actions collectives, c ’ est pourquoi, malgré les statistiques et les probabilités, on ne peut jamais prévoir entièrement les événements. Un événement très peu probable est considéré comme nul en science, mais avec l ’ homme, ce qui est improbable n ’ est pas impossible. De plus, les statistiques ne sont pas toujours justes si l ’ échantillon n ’ est pas représentatif, c ’ est pour cela qu ’ il faut effectuer des « redressement » lors des sondages, et estimer le nombre de personnes qui n ’ auraient par exemple pas dit la vérité. 1 T hirouin Laurent, Le Hasard et les règles, le Modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Histoire de la Philosophie, Paris, 1991
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Synchronicités et coïncidences : une vision poétique ?
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Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud explique que certains actes en apparence non-intentionnels se révèlent parfaitement motivés si on les livre à l ’ examen psychanalytique : ils ont une motivation cachée. Les motifs de ces actes manqués nous échappent, et nous cherchons à les expliquer par le hasard. Ces actes contiennent les cas d ’ oubli et d ’ erreur (qui ne sont pas les effets de l ’ ignorance), le lapsus linguae (parlé), le lapsus calami (écrit), les actes accidentels et les erreurs de lecture. Pourtant une grande partie des fonctions psychiques sont soumises au déterminisme, les actes se produisent en vue d ’ un but. Dans ces phénomènes, c ’ est en fait l ’ inconscient qui contamine le conscient : il s ’ exprime à travers lui par ces actes manqués. L ’ historien de la littérature R.M. Mayer, montre en 1900, dans un article dans la revue Zeit 1 , qu ’ il est impossible de commettre un non-sens intentionnellement et arbitrairement. Si l ’ on essaye de produire quelque chose arbitrairement, c ’ est-à-dire au hasard, « sans penser à rien », on constate que cette production est déterminée et s ’ explique par des raisons. Freud cite une anecdote personnelle en exemple, où il cherchait un prénom pour renommer une patiente dans une publication. Il exclut alors le vrai prénom de la malade, les prénoms des personnes de sa famille, et d ’ autres prénoms qui sont selon lui étranges. Il n ’ y a pas une foule de prénom qui vient à lui, mais juste un : Dora. Il cherche alors son déterminisme et se rappelle d ’ un événement la veille : il apprend qu ’ une employée de sa sœur, Rosa, a changé son prénom pour Dora, car elle portait en réalité le même prénom que la sœur de Freud. En cherchant le lendemain un prénom pour quelqu ’ un qu ’ il ne pouvait pas désigner par son prénom réel, il n ’ a trouvé que celui de Dora. La connaissance de la motivation des actes manqués échappe à la pensée consciente, elle est d ’ ordre psychologique. Selon Freud, il y a deux domaines contenant des phénomènes qui semblent correspondre à l ’ existence d ’ une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués. Les paranoïaques attachent une grande importance aux détails insignifiants, 1 C ité par Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne. Application de la psychanalyse à l ’ i nterprétation des actes de la vie quotidienne, 1901, p.183.
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détails qui échappent aux hommes normaux. Ils interprètent ces détails et en tirent des conclusions. Là où l ’ homme normal admet une catégorie d ’ actes accidentels n ’ ayant pas de motivations, le paranoïaque pense qu ’ il y a toujours une motivation. Une part de son inconscient se verse en fait dans son conscient, tout devient alors significatif et interprétable. Le second domaine concerne les superstitions. Quand une erreur arrive, on peut soit penser qu ’ elle n ’ a pas de signification, soit y voir un signe. Si l ’ erreur est la nôtre, elle serait dictée par l ’ inconscient et nécessiterait alors une explication. Pour Freud, nous sommes superstitieux si l ’ on pense qu ’ un événement auquel notre psychisme n ’ a pas pris part peut nous apprendre des choses quand à l ’ avenir. Mais il croit qu ’ une manifestation non intentionnelle de son activité psychique révèle quelque chose de caché. Freud croit donc au hasard extérieur (réel) mais pas au hasard intérieur (psychique). Pour Freud, la superstition était justifiée dans les époques pré-scientifiques. Les hommes expliquaient ce qui se passait par une superstition liée à la mythologie, et se comportaient en somme comme les paranoïaques. Aujourd ’ hui la superstition semble déplacée. Pourtant, un romain qui renonçait à un projet car il voyait un vol d ’ oiseau défavorable ou parce qu ’ il avait fait un faux-pas sur le seuil de sa porte, agissait en réalité en fonction de ses prémisses. Il se révélait donc meilleur psychologue que nous, car ce faux-pas était pour lui la preuve de l ’ existence d ’ un doute, d ’ une opposition intérieure à ce projet. Les actes manqués expriment donc un concept refoulé, une partie de l ’ inconscient contaminant le conscient. Lorsqu ’ un lapsus se produit, on a souvent conscience du concept refoulé : l ’ idée perturbatrice se confond avec l ’ idée intentionnelle et révèle ainsi quelque chose. Le relâchement de l ’ attention consciente permet ainsi à l ’ inconscient de s ’ exprimer en suivant un autre chemin. Les erreurs que nous faisons ne sont donc pas dues au hasard, et ont toujours une explication. Notre inconscient nous empêche aussi de donner au hasard un nom ou un chiffre, sans qu ’ il y ai contamination par un événement passé. Seuls les événements extérieurs seraient donc hasardeux, les erreurs venant de nous ne le seraient pas.
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Les synchro nicités
Freud réfute l ’ existence des pressentiments ou des rêves prémonitoires, ainsi que les coïncidences singulières : il y a selon lui toujours une explication. Par exemple, quand on pense à quelqu ’ un dans la rue et que tout à coup on le rencontre, ceci s ’ explique par le fait que l ’ inconscient avait perçu de loin cette personne sans que l ’ information arrive dans le conscient. Cette perception de l ’ inconscient nous a donc fait penser à cette personne. En cela, le philosophe est donc parfois en désaccord avec Carl Gustav Jung, médecin, psychiatre, psychologue et créateur des synchronicités, un concept épistémologique jouant avec les limites du mysticisme. La synchronicité est l ’ occurrence de deux événements sans lien de causalité, dont l ’ association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Ce sont donc des événements dans la réalité extérieure qui sont en correspondance significative avec une expérience interne. Ces coïncidences significatives, ou hasards gorgés de sens, seraient significatifs de l ’ unité de l ’ univers si l ’ on admet l ’ existence des lois de la nature et de ses « intentions ». Lors de leurs correspondances, C. G. Jung et le physicien Wolfgang Pauli parlent de la relation entre la psyché et la matière. Ils supposent « l ’ existence d ’ un seul monde, dans lequel la psyché et la matière seraient une seule et même chose, que nous distinguons uniquement pour mieux les connaître en eux-mêmes » 1 . Jung affirmait ainsi qu ’ il existe une sorte d ’ intelligence des phénomènes, une harmonie universelle, où tous les individus seraient en contact inconsciemment grâce à un plan mental universel 2 ou inconscient collectif 3 . Ceci est à relier avec la théorie des cordes 4 , une « théorie du tout » qui montre que tout dans l ’ univers est fait de brins d ’ énergies vibrants, appelés « cordes ». Cette harmonie universelle pourrait donc exister, impliquant un potentiel conséquent. De plus en plus, le concept de synchronicité est utilisé dans la psychologie moderne, et plus particulièrement dans le domaine du développement 1 E xtrait d ’ u ne lettre de C.G. Jung du 2 janvier 1957, Jung, Briefe III, 1956 - 1961, 1973, p.70, cité par Primäs H., « Synchronicité et hasard », traduit de l ’ a llemand par Joaquin Vonhoff, http://www.metapsychique.org/Synchronicite-et-Hasard.html 2 B ronner Gérald, Coïncidences : Nos représentations du hasard, Éditions Vuibert, Paris, 2007, p.4 3 I bid. 4 « Ce qu ’ E instein ne savait pas encore - épisode 1 : le rêve d ’ E instein », de Mc Master J. et Greene B., 43 min, Arte, 2006
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personnel, afin de provoquer les hasards heureux. Selon ces pratiques, les coïncidences peuvent appraître si l ’ on apprend à regarder notre environnement, ce qui nécessite de s ’ extraire de notre appréhension rationaliste du monde. La synchronicité est synonyme de l ’ hypothèse d ’ une transgression des mondes psychiques et physiques, qui entraîne une simultanéité d ’ une situation mentale avec une situation réelle. Lors d ’ un entretien, Nicolas Gallego-Catalan m ’ expliquait que lorsque l ’ inconscient et le conscient sont en harmonie, si nous suivons nos intuitions nous favorisons alors l ’ arrivée de l ’ événement recherché dans la vie quotidienne. Ceci explique par exemple le fait que certains aient une capacité à trouver facilement des places de parking, et que d ’ autres « n ’ aient pas de chance ». Si l ’ on est persuadé que l ’ on va trouver une place et que l ’ on suit notre intuition, la place viendra à nous. C ’ est en fait grâce à l ’ inconscient qui perçoit plus de choses que le conscient, et qui le communique à ce dernier au travers de l ’ intuition. L ’ inconscient a donc perçu que telle voiture était garée dans telle rue, et que nous venons de croiser cette même voiture en mouvement : sa place a donc été libérée, et notre intuition nous dit de retourner dans la rue concernée. Il y a trop de coïncidences dans ma vie pour que ce soit du hasard. 1 Il est aussi intéressant d ’ aborder le concept de loi des séries – développé par le biologiste Paul Kammerer – qui préfigure l ’ idée de synchronicité. Observant avec méthode les coïncidences étonnantes sans lien causal, il collectionnait aussi des banalités tels que noms ou chiffres identiques dans la même journée, vêtements similaires portés par les gens ou objets qu ’ ils transportent, réception de lettres similaires de correspondants distincts, rêves similaires de personnes différentes... Il les classait par significations et points communs, et note que par exemple, en 1915, deux soldats ont été admis le même jour dans l ’ hôpital de Bohême, tous deux âgés de dix-neuf ans, s ’ étant portés volontaires, souffrant de pneumonie et s ’ appelant Franz Richter. Ces événements, coïncidences ou synchronicités, ont donc quelque chose de mystérieux et lyrique, mais les phénomènes synchronistiques remettent en question les concepts classiques d ’ espace et de temps. Le risque est de découvrir du sens là où il n ’ y en a pas, de voir des synchronicités partout. Les événements synchronistiques échappent aux lois naturelles car ils ne peuvent pas être reproduits : ils sont uniques, et sont infimes dans le traitement 1 N icolas Gallego-Catalan, interviewé le 21 octobre 2013.
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statistique appliqué aux grands nombres. Ils ne sont donc pas saisissables ni mesurables. La particularité des synchronicités est d ’ avoir à la fois une vision très déterministe du monde car rien ne se produirait par hasard, et à la fois une vision très poétique, car c ’ est la rencontre entre les désirs et les hasards de la vie. C ’ est ce qu ’ a vu André Breton dans la synchronicité, qu ’ il appelle hasard objectif dans Nadja 1 . Il réhabilite ainsi la vieille croyance en la rencontre entre le désir humain et les forces mystérieuses qui agissent en vue de sa réalisation. Mais cette notion est dépourvue à ses yeux de tout fondement mystique, se basant sur ses expériences personnelles de synchronicités et sur les expérimentations en métapsychique qu ’ il a observées à l ’ Institut Métapsychique International. Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l ’ inconscient humain. 2 Dans cette théorie portée par le surréalisme, les coïncidences révéleraient des réalités cachées. André Breton entend ainsi introduire du merveilleux dans la vie quotidienne, ce qui nécessite un esprit sensible et ouvert. ns tatio n e s d é asar repr Des ées du h s faus
Dans son livre Coïncidences : nos représentations du hasard 3 , Gérald Bronner met en lumière nos idées fausses sur le hasard, et réduit le caractère lyrique que l ’ on voudrait accorder à notre monde. Par exemple, même si une coïncidence est due au hasard, nous chercherons à rationaliser l ’ événement en trouvant un sens particulier à celui-ci ; c ’ est le cas des synchronicités. Nous sommes tentés de croire en l ’ existence de la chance et de la malchance ou encore aux signes de la providence, car si nous expliquons 1 B reton André, Nadja, NRF, Collection blanche, Paris, 1928, cité par Bronner Gérald, Coïncidences : Nos représentations du hasard, Éditions Vuibert, Paris, 2007, p.5 2 B reton André, L ’ A mour fou, II, p. 690-691, cité par Abolgassemi Maxime, « La richesse conceptuelle du hasard objectif », extrait de la thèse Pour une poétique du hasard objectif : étude analytique de ses motifs d ’ é crire, 2008, Paris IV Sorbonne, http://pierre.campion2.free.fr/abolgassemi_hasard.htm, consulté le 5 novembre 2013. 3 B ronner Gérald, Coïncidences : nos représentations du hasard, Éditions Vuibert, Paris, 2007
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scientifiquement le hasard, nous enlevons le merveilleux de ce monde. Pour Bronner, les synchronicités ne sont que de simples coïncidences, alors que Jung leur donnait un pendant métaphysique : les synchronicités ou le hasard objectif correspondraient en réalité au désir de notre esprit de trouver un sens à notre univers. On confond aussi souvent les coïncidences avec un événement qui a une forte probabilité de se produire. Par exemple, dans une assemblée de trente personnes, il y a 80% de chance pour que deux personnes ou plus aient la même date d ’ anniversaire : cette coïncidence n ’ aura donc rien d ’ extraordinaire. Il en est de même pour la loi des séries annoncée par Paul Kammerer en 1919 : parfois nous convoquons la loi des séries pour des événements qui n ’ ont rien d ’ exceptionnels. Certains épisodes surviennent en effet en série sans aucun rapport avec le hasard comme les vagues de noyades en été, les accidents de voiture pendant les départs de vacances… Certains épisodes donnent l ’ impression de survenir en série dans les médias car si un événement est relevé tel jour, les journalistes seront attentifs à ce type d ’ événements les jours suivants : il n ’ y a pas plus de ces événements que d ’ habitude, mais on les rapporte plus. L ’ idée qu ’ on se fait du hasard est aussi fausse : on croit souvent qu ’ il est équitable et hétérogène, mais le hasard n ’ a rien de juste. Par exemple, au jeu de pile ou face, si face sort dix fois, on aura tendance à prédire que pile sera le prochain. Or pile n ’ a toujours qu ’ une chance sur deux de sortir. Ce n ’ est pas parce qu ’ il y a eu dix face précédemment que pile a plus de chance d ’ apparaître. Cette vérité semble défier la logique humaine, mais elle n ’ en est pas moins exacte. L ’ esprit humain a aussi tendance à « évaluer la vérité d ’ un énoncé en cherchant des confirmations plutôt que des infirmations » 1 . C ’ est ce qui explique la croyance en la chance et en la malchance : celui qui se croit chanceux va retenir les événements qui confirment ceci, et va mettre de côté les autres. Il en est de même pour celui qui se croit malchanceux : il ne retiendra que les événements qui confirment sa malchance. La théorie de Darwin précédemment abordée est aussi un élément qui n ’ est pas toujours correctement assimilé. La théorie de l ’ évolution de Darwin a contrarié les récits mythologiques et notamment celui de la Bible, qui prétend que hommes et animaux ont été créés par Dieu. Malgré l ’ invraisemblance scientifique de ces écrits, la théorie de l ’ évolution a eu du mal à s ’ imposer, et 1 B ronner Gérald, Coïncidences : nos représentations du hasard, Éditions Vuibert, Paris, 2007, p.24
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ne s ’ est toujours pas imposée dans certains esprits. Selon un sondage de 2005 effectué par l ’ institut de recherche Pew, seulement 26% des habitants des États-Unis se déclarent convaincus par les thèses évolutionnistes, la diversité et l ’ adaptation du monde vivant à son environnement ne pouvant pas être le résultat du hasard. Nous serions tentés de nous moquer des américains, mais si une étude était effectuée en France, nous verrions que nos visions sont plus finalistes que darwinienne. La plupart des gens pense qu ’ un animal évolue d ’ une certaine façon pour de bonnes raisons : le milieu naturel influencerait l ’ évolution. Nous ne sommes en effet pas naturellement darwiniens, et ce caractère contre-intuitif de la représentation darwinienne nous vient d ’ une mauvaise représentation du hasard.
Conclu sion Nous portons un intérêt particulier au hasard dans notre société rationaliste. Ce dernier est le plus souvent vu comme un phénomène négatif, car il n ’ a pas de raisons d ’ être. Nos efforts de rationalisation du hasard paraissent vains, quand la science est elle-même soumise au hasard. Même si les théories scientifiques inscrivent le hasard au cœur de notre monde, l ’ homme a une tendance naturelle à ne pas voir le hasard tel qu ’ il est. Quand Freud explique les hasards de l ’ inconscient mais admet le hasard de l ’ extérieur, Jung ne croit pas à l ’ existence du hasard extérieur, mais à un monde connecté créant des coïncidences signifiantes. Le hasard est donc encore aujourd ’ hui tiraillé entre la science et la croyance, entre la rationalité et le mysticisme.
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Le hasard est souvent synonyme de sort dans notre société, pourtant il peutêtre une chance pour l ’ art. Longtemps, l ’ art était incompatible avec le hasard car le mythe d ’ un génie créateur impliquait une totale maîtrise de la pensée et du geste. Dans l ’ esprit commun, l ’ art était même assimilé à un combat contre le hasard. Cette conception demeure toujours valide dans la plupart des cas, même si elle n ’ est pas incompatible avec le hasard. Le contexte de l ’ art a éclaté au début du XXe siècle : les artistes ont remis en jeu leurs pratiques et ont mélangé les disciplines. Marcel Duchamp marque le début de ce changement, et revendique pour les premières fois le recours au hasard. En 1913, il crée les Trois stoppages-étalon grâce à une procédure qui pourrait s ’ apparenter à une expérience scientifique. Comme un jet de dés, il utilise la gravité en lâchant horizontalement un fil d ’ un mètre de long, à un mètre de hauteur. Puis il colle ce fil tel qu ’ il a touché le support et recommence l ’ expérience trois fois : ce sont des nouveaux étalons de mesure du mètre. En s ’ infiltrant dans la création, le hasard va bouleverser les codes académiques du savoir-faire en affirmant une nouvelle esthétique. En 1943, Henri Focillon soutient que la forme incontrôlée n ’ est pas un échec, et qu ’ elle doit être considérée comme un stimulant pour l ’ imagination 1 . Duchamp a été le précurseur des mouvements dada et surréaliste, qui ont érigé le hasard en tant que symbole de l ’ anti-art, en l ’ invitant consciemment dans le processus de création de manière à rejeter la rationalité, détruire les conventions et favoriser la spontanéité. Grâce aux collages ou aux cadavresexquis, ils créaient des rencontres et faisaient émerger de nouvelles formes. Souvent, le processus de création est mis en valeur, c ’ est l ’ expérience vécue qui importe, le résultat importe peu et c ’ est pour cela qu ’ il est toujours gagnant. Ainsi, le hasard est synonyme d ’ erreur, de lâcher-prise. L ’ erreur et la dégradation deviennent la nouvelle esthétique. Mais le hasard est peu créateur si l ’ on attend qu ’ il se produise seul. C ’ est en déployant un environnement propice que l ’ on peut le favoriser, ou grâce à un système de contraintes que l ’ on peut le piéger. C ’ est donc grâce à la maîtrise que le hasard peut contribuer à la création. Le hasard n ’ étant restreint ni à un mouvement, ni à une discipline, le florilège d ’ expériences suivant nous permettra de comprendre comment il est provoqué et dans quelle mesure il garde son imprévisibilité. 1 S aurisse Pierre, La mécanique de l ’ i mprévisible : art et hasard autour de 1960, Editions L ’ H armattan, Paris, 2007, p.27
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Le hasard du l창cher-prise
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geste rd du a s a h Le Montaigne, contant la légende de Protogénès 1, raconte qu ’ un jour ce peintre grec de la seconde moitié du IVe siècle av. J.–C., essayait désespérément de représenter de l ’ écume sortant de la bouche d ’ un chien. De rage, il jeta l ’ éponge qui, en frappant la peinture, produisit l ’ effet visuel recherché. Le hasard réalisa ici ce que l ’ homme n ’ avait pas réussi à accomplir. Ce n ’ est que bien plus tard que les artistes se servirent délibérément du hasard. Francis Bacon est l ’ un d ’ eux, il introduit l ’ accident dans sa peinture, ouvre l ’ œuvre aux aléas de la matière, en trouvant un équilibre entre lâcher-prise et retenue. Dubuffet parle d ’ un « hasard consenti, conduit » par un lien entre le pinceau et la matière. Je pense toujours à moi, non pas comme à un peintre, que comme un médium de l ’ accident et du hasard. 2 Le fait que Bacon ait jeté beaucoup de ses toiles témoigne du risque encouru d ’ ouvrir la création aux impondérables. Ses peintures, bien qu ’ impulsives, sont pourtant précises. Elles laissent peu apparaître les traces du hasard et d ’ un geste risqué. Selon Sarah Troche, on peut distinguer deux types de hasards. Il y a l ’ accident « qui provient du travail lui-même et qui survient à l ’ improviste » 3 , c ’ est ce hasard qui va contrarier la forme, car de cet accident, le peintre va percevoir un image. Ces accidents de matières qui deviennent d ’ heureux hasards, viennent d ’ une faculté de l ’ homme qui le conduit à voir des formes au sein de l ’ informe : la paréidolie. C ’ est une illusion créée par le cerveau, qui structure son environnement en permanence, allant jusqu ’ à transformer des informations visuelles vagues en choses connues. Chacun peut voir une chose différente, sachant que les attentes, les prédispositions et la culture de chacun ont un impact sur ces « projections ». C ’ est ainsi que Bacon, peignant des oiseaux, va transformer 1 B orrel Pascal, « hasard programmés », Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012/1 n° 9, p. 23-31 2 B acon Francis, « Part de l ’ i mpossible », Entretiens avec David Sylvester, Sentiers de la création, vol 2, 1976, p.130, cité par Sarah Troche, « Francis Bacon et le hasard du geste », Gestes à l ’ œ uvre, De l ’ i ncidence éditions, octobre 2008. 3 S arah Troche, « Francis Bacon et le hasard du geste », Gestes à l ’ œ uvre, De l ’ i ncidence éditions, octobre 2008.
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ce tableau en l ’ intérieur d ’ une boucherie. Il laisse donc le hasard lui apporter un nouveau regard sur son travail, stimulant son imagination. Le second type de hasard est le résultat d ’ un geste impulsif répondant à un moment de désespoir, ce qu ’ on retrouve dans le mythe de Protogénès. Deleuze parle d ’ un geste épuisé 1 quand l ’ artiste veut passer à l ’ acte mais se trouve dans l ’ incapacité de le faire, et d ’ un geste fatigué 2 quand le peintre est venu à bout du possible, quand il a épuisé ses ressources. Ces deux gestes impulsifs ne viennent d ’ aucunes volontés, d ’ aucunes intentions, le résultat comme le geste n ’ importent pas. C ’ est quand le geste volontaire est épuisé, que le geste hasardeux relance la production en faisant émerger de nouvelles formes. Ces formes sont le fruit d ’ un pur hasard dans le sens où il est impossible de reproduire l ’ accident qui les a fait émerger. Elles sont le résultat de paramètres physiques, de la posture du corps, de l ’ angle de projection, de la puissance du geste. On peut essayer de reproduire le même geste dans les mêmes conditions, mais ce hasard est si sensible aux variations qu ’ un changement infime des paramètres amène forcément à un résultat différent. Le geste s ’ apparente donc à un coup de dés pictural 3 car l ’ accident ne peut ni être annulé ni reproduit. Le travail de Bacon nécessite donc l ’ acceptation de l ’ erreur et l ’ indifférence. Bacon ne cherche pas à contrôler le hasard, et s ’ en sert dans le premier cas pour stimuler son imagination, en voyant de nouvelles formes émerger. Dans le second cas c ’ est un geste impulsif qui crée des formes contrôlées dans une certaine mesure. Même si Bacon fait preuve d ’ un lâcher-prise conséquent, il fait le choix de couleurs, de gestes et de vitesse qui ne deviennent aléatoires que dans l ’ impulsivité du geste. Cette relation fructueuse entre le geste et la trace, minimise l ’ importance du maniement précis du pinceau associé à la peinture traditionnelle. Le geste n ’ est plus entravé mais libéré. Cette liberté artistique s ’ oppose à un monde organisé et uniformisé, car le peintre invente des formes personnelles, bien qu ’ issue du hasard, ou peut-être grâce au hasard. Pollock, bien qu ’ exploitant le geste libéré ne revendique pourtant par le hasard, 1 S arah Troche, « Francis Bacon et le hasard du geste », Gestes à l ’ œ uvre, De l ’ i ncidence éditions, octobre 2008. 2 I bid. 3 I bid.
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et refuse que sa pratique soit associée au hasard. Pourtant, en pratiquant le dripping, il met une distance physique entre sa toile et lui-même, perdant partiellement le contrôle du tracé. Incisif, il se déplace au dessus de la toile, ne restant pas immobile comme un peintre traditionnel face à son chevalet. Pour étudier l ’ acte créateur, Namuth filme Pollock en 1950 au travers d ’ une plaque de verre horizontale où il peint, pour se rapprocher au plus près de l ’ action. Il essaye ainsi de comprendre le processus de création, la part de contrôle et celle du hasard. Françoise Choay 1 met en avant l ’ agressivité se dégageant de l ’ œuvre de Pollock, et un geste qui se révèle plus instinctif qu ’ automatique. Son travail est en effet en grande partie contrôlé : les couleurs, les types de traces (coulées, éclaboussures) et les instruments (bâton, pinceau, truelle, seringue) choisis montrent la multitude de choix qu ’ il fait. Il réagit progressivement aux traces qu ’ il produit avec une grande habileté : sous l ’ anarchie apparente se cache une grande maîtrise. Chez Pollock, le hasard se situe dans la technique même, car malgré une maîtrise incontestable, la technique ne peut pas être contrôlée en totalité, elle reste imprécise dans son résultat. L ’ auto m surpre atisme: se la ndre p ar l ’ in isser consc ient
Avec le surréalisme arrive la pratique de l ’ automatisme, fondé par Paul-Émile Borduas en 1942. Ce mouvement repose sur « l ’ absence de tout contrôle exercé par la raison » 2 , et prône une expression débridée. Allant encore plus loin dans le refus de la méthode, de la maîtrise et de la réflexion, la pratique automatique, favorise plus le geste et l ’ expression que le résultat. Paul-Émile Borduas distingue trois modes dans l ’ automatisme 3 . Le mode mécanique : « produit par des moyens strictement physiques, plissage, grattage, frottements, dépôts, fumage [...] », le mode psychique : « en littérature : 1 S aurisse Pierre, La mécanique de l ’ i mprévisible : art et hasard autour de 1960, Editions L ’ H armattan, Paris, 2007, p.35 2 Définition du Surréalisme, André Breton, Manifeste du Surréalisme, 1924, cité dans le dossier « L ’ a rt surréaliste », série « Un mouvement, une période », Centre Pompidou, Direction de l ’ a ction éducative et des publics, http://mediation.centrepompidou.fr, consulté le 23 décembre 2013. 3 Pierre José, André Breton et la peinture, Éditions l ’ Â ge d ’ H omme, Laussanne, Suisse, 1987, p.135
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écriture sans critique du mouvement de la pensée » et le mode surrationnel : « écriture plastique non préconçue. Une forme en appelle une autre jusqu ’ au sentiment de l ’ unité, ou de l ’ impossibilité d ’ aller plus loin sans destruction ». Le dessin automatique, développé par André Masson, est une des multiples pratiques plastiques, photographiques et d ’ écritures de ce mouvement. Si l ’ on se fie aux modes de P.–É. Borduras, le dessin automatique se situerait entre le mode psychique et surrationnel. C ’ est après la première Guerre Mondiale que Masson remit en question sa pratique picturale. En réponse aux images des combats qu ’ il a gardé en lui, il commence ses premiers dessins automatiques, se laissant entraîner par son geste. Pour André Masson, l ’ essentiel était de peindre l ’ effet, et non l ’ image, l ’ élan qui emporte et non pas la forme qui arrête pour séduire... 1 Dans ses dessins sont accumulés des réminiscences de parties du corps comme des mains ou des pieds, remontée inconsciente de ses souvenirs, qui lui confèrent « un sentiment permanent et contradictoire de hantise et de fascination à l ’ égard de la violence [qui] le possédait » 2 . Il s ’ agit pour les artistes adeptes de l ’ automatisme comme Joan Miro, Max Ernst ou Hans Arp, de se couper volontairement de l ’ extérieur, de se trouver en situation d ’ autarcie en fermant les yeux, afin d ’ explorer les états seconds. C ’ est une pulsion vive et incontrôlable qui vient dans la main du dessinateur, libérant le dessin de ses pratiques traditionnelles. Ce qui arrive sur le papier ne correspond pas à des formes fermées, mais à une trace qui n ’ a plus de contours ou de limites Fig. 1 . Cette ligne libre, qui semble ininterrompue, témoigne d ’ une volonté de transgresser la pensée en terme de formes et de limites, propre à une approche académique. Lorsqu ’ on va très vite, le dessin est médiumnique, comme dicté par l ’ inconscient. Il faut que la main soit assez rapide pour que la pensée consciente ne puisse intervenir et commander au geste. Car le geste doit être absolument libre, sans a priori, sans aucun esprit critique. Seule la main agit et, comme l ’ a écrit Breton, elle devient aile.
1 N oël Bernard, « Rencontre avec Bernard Noël, à l ’ o ccasion de la parution de André Masson. La Chair du regard (1993) », http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01024925.htm, consulté le 28 décembre 2013. 2 L abrusse Rémi, extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d ’ a rt moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008, consulté le 24 décembre 2013 sur http://www.centrepompidou.fr
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Fig. 1
André Masson, Soleils Furieux, 1925. Encre sur papier, 42.2 x 31.8 cm. © 2008 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris.
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Lorsque l ’ image arrive, je la prends et ne la rejette pas. J ’ ai la sensation qu ’ elle surgit alors même que ma main court, mais je ne la vois qu ’ une fois le dessin achevé, jamais avant. Si j ’ arrêtais mon trait avant que l ’ image ne soit apparue, si je le laissais dans le premier mouvement, ce serait simplement un griffonnage. Cela commence toujours d ’ ailleurs par un griffonnage. Parfois, dans certains dessins du début du surréalisme, on observe une partie du dessin que l ’ on pourrait dire abstraite, indéfinissable, et brusquement, on voit surgir une main, un fragment végétal, animal, généralement une sensation où règne la nature. 1 Le dessin automatique, en ouvrant les portes de l ’ inconscient, ne laisse pas surgir le hasard comme le constatait Freud. Au contraire, ces dessins nous en apprendrait plus sur nous-mêmes que ce que nous croyons en savoir. Le hasard se manifeste pourtant sous la forme de l ’ inattendu, du non-contrôle, de la non-préméditation graphique 2 . C ’ est en ouvrant les yeux que l ’ artiste découvre ce qu ’ il a produit, et en abandonnant tout contrôle sur son psychisme et ses gestes il prend, en somme, le risque de lâcher-prise.
1 M asson André, Brownstone Gilbert, André Masson, vagabond du surréalisme, 1975, p.81– 82, cité par Vinas Agnès, « Man Ray / Paul Eluard – Les Mains libres (1937) – Le dessin Les mains libres », http://www.lettresvolees.fr/eluard/mains_libres.html, consulté le 28 décembre 2013. 2 L abrusse Rémi, extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d ’ a rt moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008, consulté le 24 décembre 2013 sur http://www.centrepompidou.fr
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Le hasard des rencontres
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ie on m ar /H ys D Ce s co ll a c o m p a g e s n u m é r iq r a b le s u à d e s o e s r é s u lt e n t Au dép nde d ’ u n e ar con s ’ o p p o t , c e s é lé m e s o u d e la d e n t e ll e fr o n t a t io n e nt s on s a ie n t t , et de nt re de à été ass de ces la m a t s ph s fo r m oc iè op es L a d e n p o s it io n s r e r e d u r e e t fi g ié s c a r le s m o t o g r a p h ie s fl è t e u te n e c e r é e d e la r o c h o u ve m e n t s d d e r o c h e s . t a n t d a ll e e s t is s u e t a in e h e la d e e . Po u d ’ u n e ns une r t ant , armon n t e ll e d é fo r m fe u il le Cet te la r e n c ie . a t io m ir pr ont re in a t t e n e m iè r e é t a p e o ir, q u i s e d n d e fo r m e s é fo n t e géomé d d ts tr a é t é t u s . N o u s n ’ i m e t r av a il e s t rès sur is s u e d e d é m u lt ip li iq u e s s e r e fl é a g in io prenan ent . n s r ie n ’ u n t e s a néce t t fo u r n s s it é u e n p r o c e t fr u c t u e u x n fa is a n t c e is s a n t d if fé r e essus p des rés test , c . Le re nts en ’ fl e t d e ar fo n c t io Ce tr a s fo r m e s t p o u r c e la u lt a t s n du co t ât onne me n va es don q u ’ i l ts, car n t r ô le d e s fo r il p e u t d o n c né par le s r e xe êt m g n e d ’ e s q u e d a n s r e q u a li fi é d ’ r c é s u r la fe u é s u lt a t s é t a ie le m ir o ir un le u i n il nt t rès d e c o n e a d é q u a t io n r s a s s o c ia t io t u it if , a u t a n t le . t r ô le d d n a a s v n e a s c u la c o n c x im a g un cer u m at é t a in h a e e r ie l. s a r d , d s . C e t t e in t u p t io n ’ u n e c e it io n t é r t a in e m o iper te
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xquis avres e d a C s Le Monstres, êtres hybrides, fragments de corps juxtaposés, le cadavre exquis Fig. 1 est un jeu surréaliste consistant à créer des dessins à plusieurs, inspiré du jeu du même nom pratiqué sous forme d ’ écrits. Chacun intervenant à tour de rôle à l ’ insu des autres, les dessins ou poèmes ainsi obtenus présentent des rapprochements dénués de logique, comme la phrase « le cadavre exquis boira le vin nouveau », première phrase créée qui donna son nom au jeu. Ce qui nous a, en effet, exaltés dans ces productions, c ’ est la certitude que, vaille que vaille, elles portent la marque de ce qui ne peut être engendré par un seul cerveau et qu ’ elles sont douées, à un beaucoup plus haut degré, du pouvoir de dérive dont la poésie ne saurait faire trop de cas. Avec le Cadavre exquis on a disposé – enfin – d ’ un moyen infaillible de mettre l ’ esprit critique en vacance et de pleinement libérer l ’ activité métaphorique de l ’ esprit. 1 Le hasard est donc utilisé comme technique d ’ écriture, afin de libérer l ’ imagination sans soucis de sens ou d ’ esthétique : il s ’ oppose à l ’ image cohérente et aux principes académiques d ’ imitation du réel. Au début de la pratique de ce jeu en 1925, les dessins ne présentent « pas d ’ unité visuelle, pas de cohérence plastique, mais au contraire une disjonction d ’ expressions graphiques, d ’ échelles, de mondes oniriques, de données » 2 . On observe alors une image plurielle et chaotique, mais rapidement un imaginaire collectif se met en place, les dessins trouvent une unité dans le choix des techniques ou dans le traitement graphique. Dans ce jeu, l ’ auteur devient anonyme, le talent n ’ est plus individuel mais pluriel, seule l ’ image finale compte, elle est le symbole de l ’ unité du groupe. Absurdes et surprenantes, les créations présentent parfois une correspondance analogique 3 d ’ un joueur à un autre. Quand plusieurs éléments appartenant à la même sphère apparaissent au cours d ’ un dessin, les surréalistes voient une 1 B reton André, Le surréalisme et la peinture, Nouvelle édition revue et corrigée, 1928 –1965, Paris, Gallimard, 1965, p. 289, cité dans l ’ a rticle « Cadavre exquis », http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100663500, consulté le 1 janvier 2014. 2 De la Beaumelle Agnès, extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d ’ a rt moderne, Paris, Centre Pompidou, 2008, consulté le 24 décembre 2013 sur http://www.centrepompidou.fr 3 I bid.
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Fig. 1
Morise Max, Man Ray, Tanguy Yves, Miró Joan, Sans Titre, 1927, crayon et encre de chine sur papier, 36 x 23 cm, inscrit au dos de la main d ’ A ndré Breton : Miró, Morise, Man Ray, Tanguy. © Successió Miró/ ADAGP, Paris.
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manifestation du hasard objectif 1 , une communion du groupe. Pour les surréalistes, la création collective ouvre à de nouvelles possibilités artistiques en remettant en cause la revendication individuelle. age oll
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A la manière des surréalistes, John Stezaker crée des créatures hybrides grâce à des collages. Par analogie et associations d ’ idées, ce photographe et artiste de la seconde partie du XXe siècle crée des images ingénieuses, à la fois réelles et fantasmagoriques Fig. 2 Fig. 3 . Il délaisse le concept au profit d ’ une fascination pour l ’ image, qui s ’ exprime à travers un désir de collection d ’ images trouvées, qu ’ il associe ensuite par des concordances visuelles et juxtapositions hétéroclites. Je suis intéressé par l ’ obsolescence des images, le point où elles deviennent illisibles, mystérieuses, où elles touchent à un autre monde. 2 Ces collages se composent souvent d ’ un vieux portrait et d ’ une image de nature ou de décors, qui se complètent. Ces images qui se rencontrent avec fluidité, l ’ une complétant l ’ autre, sont pourtant très éloignées dans leur sujet. C ’ est ce qui est à la fois frappant et magique dans le travail de Stezaker, cette capacité a créer un couplage parfait 3 entre deux entités qui n ’ ont aucun lien, sans même une intervention de découpe ou de rotation. Le photomontage permet aussi de provoquer des rencontres insolites et poétiques en assemblant des images issues de différents domaines. Vu comme une véritable photographie de la pensée 4 par André Breton, il sera notamment utilisé par les dadaïstes. Réalisé à partir d ’ extraits de journaux, de gravures ou de magazines, le photomontage est un exercice de composition où la notion d ’ échelle est particulièrement remise en cause. Souvent politiques, les photomontages questionnent le pouvoir de l ’ image et interrogent le rapport entre le visuel et le texte.
1 O p. cit. p.23 2 S tezaker John, http://www.mudam.lu/fr/expositions/details/exposition/john-stezaker/, consulté le 2 janvier 2014. 3 O p. cit. p.16 4 B reton André, cité par Ryngaert Pierre, dossier « La subversion des images », Centre Pompidou, Direction de l ’ a ction éducative et des publics, http://mediation.centrepompidou.fr, consulté le 2 janvier 2014
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Fig. 3
Stezaker John, collage extrait de la sĂŠrie Masks, 2006
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Fig. 2
Stezaker John, collage extrait de la sĂŠrie Masks, 2006
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Max Ernst est particulièrement reconnu pour sa capacité à créer des photomontages en effaçant toutes preuves de la réalisation technique du montage. Les images absurdes qu ’ il crée paraissent donc plus « réelles », et évoquent la libre association mentale et le rêve. Inquiétants et dérangeants, les collages de Max Ernst témoignent de l ’ inconscient, mais aussi de la guerre, qu ’ il traite avec ironie. Durant l ’ été 1933, Ernst crée Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux Fig. 4 , un roman-collage contenant 184 collages. Composés de gravures issues de romans populaires, de fragments de journaux et de motifs, ces collages mettent en scène des être extraordinaires et décors étranges défiant le sens de la réalité. Max Ernst veut dérouter. Il colle des masques sur les visages, fait flotter les figures dans les airs, jaillir une inondation sous le lit d ’ une jeune fille ou onduler un serpent dans les intérieurs bourgeois. Il est en plein dans le « jeu de transpositions » [...] non seulement d ’ une image à l ’ autre, mais de l ’ écriture automatique aux arts plastiques. Son geste tient de l ’ alchimie poétique. Montreur de marionnettes et magicien, il n ’ a jamais voulu révéler le secret de ses associations, de même qu ’ il prenait grand soin à dissimuler ses collages. 1 Pouvoir, enlèvements, tortures, meurtres, Ernst exprime les images qui le hantent et réagit à la montée des dictatures en Europe. Cette brutalité est associée à des allégories mythologiques, contes de fées et rêves ainsi qu ’ à une critique de la bourgeoisie, de la famille et du patriotisme, en somme, à une satire de la société dans laquelle il vit. Il s ’ empare des représentations conventionnelles, stéréotypées du mal, de l ’ abjection et de la souffrance que l ’ on trouve dans les journaux, les revues, les romans. Mais en les transformant, en les associant entre-elles, il détourne radicalement ces images de leur message d ’ origine et en renforce l ’ impact. 2 Dans ses collages, Ernst crée des situations étranges mais étonnamment cohérentes. Ces collages, en apparence poétique et harmonieux représentent en réalité des scènes violentes. Ce sont ces associations dissonantes que l ’ on peut rapprocher du hasard dans sa définition de rencontres d ’ événements. 1 Noce Vincent, « Max Ernst, des collages éminents », 31 août 2009, http://www.liberation.fr/, consulté le 2 janvier 2014. 2 « Max Ernst Une semaine de bonté – les collages originaux », http://www.musee-orsay.fr/, consulté le 2 janvier 2012
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Fig. 4
Ernst Max, Le lion de Belfort, collage extrait de Une semaine de bonté, 1933. © Isidore Ducasse Fine Arts © Photo Peter Ertl. © ADAGP, Paris 2009
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La supe
La superposition est aussi un moyen de faire se rencontrer les formes et les idées, de créer l ’ harmonie dans le chaos. Lors d ’ une de ses représentations, le compositeur Christian Wolff jouait du piano avec la fenêtre ouverte, les bruits extérieurs recouvrant partiellement voire totalement l ’ instrument. Lorsqu ’ une personne lui demanda de jouer la fenêtre fermée afin d ’ apprécier la musique, il lui répondit que les sons de l ’ extérieur n ’ interrompaient pas la musique, ils l ’ accompagnaient. Le hasard des sons extérieurs faisait donc parti de sa musique, la rendant unique à chaque nouvelle représentation. C ’ est aussi un procédé partiellement aléatoire qui a été éprouvé par le studio Helmo, composé de Thomas Couderc et Clément Vauchez, pour l ’ exposition Stratigraphie Fig. 5 Fig. 6 à la galerie My Monkey Design en 2012. Le duo a repiqué en sérigraphie des visuels sur des affiches issues de précédentes commandes. Il mélange ainsi les matières, les couleurs et les sens, créant de nouvelles formes, laissant la possibilité au spectateur d ’ imaginer de nouveaux objets dans ces images. Ces nouvelles formes sont le résultat d ’ un empilement de couches, créant des rencontres fortuites. Le procédé de repiquage change le statut des affiches originales, qui perdent leur fonction de communication, leur sens initial. Un an plus tard, le studio continue le projet au Portique, lors de la 5e édition de la Saison Graphique. Il procède à un repiquage des affiches créées lors de la première exposition, accumulant les strates, et recouvrant ainsi l ’ image précédemment enrichie. Par ce jeu de recouvrement, il s ’ agit moins de tuer l ’ affiche originelle que d ’ en faire naître une nouvelle, moins de banaliser l ’ image que de la désacraliser. 1 Plus rien n ’ est figé, de nouveaux signes émergent, l ’ affiche de commande devient une œuvre d ’ art, elle passe d ’ un statut multiple et reproductible, à celui d ’ unique. L ’ unique peut aussi être généré par ordinateur, comme en témoigne le logiciel 77 million paintings et l ’ installation du même nom de Brian Eno. Cette oeuvre de 2006 consiste en une superposition d ’ images et de sons 1 « HELMO Stratigraphie », http://www.leportique.org/Helmo.html, consulté le 16 janvier 2014.
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Fig. 5
Helmo, affiche extrait de lexposition Stratigraphie, Galerie My monkey, 2012 © Helmo
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générés aléatoirement, qui forment une expérience unique et non reproductible à chaque instance. Elle remet en question le concept de l ’ original, créant un instant unique, et non une oeuvre unique qui resterait figée tant le temps. En mixant la peinture traditionnelle et la génération par ordinateur, cette oeuvre est ce que Nick Robertson appelle une peinture par les nombres 1 .
1 Robertson Nick, traduit de l ’ a nglais, préface du livret du DVD/logiciel 77 million paintings by Brian Eno, © All Saints Records, 2006
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Le hasard extérieur attend d ’ être vu. En travaillant leur capacité à être opportuniste, en faisant attention aux détails, les photographes saisissent ce qu ’ offre le réel. C ’ est un art de l ’ attente 1 qui se sert de l ’ imprévisibilité du monde, l ’ image traduisant la capacité du photographe à voir, à percevoir les rencontres et l ’ inattendu. Pour André Breton, la disponibilité est « la soif d ’ errer à la rencontre de tout [...], c ’ est l ’ attente qui est magnifique » 2 . Henri Cartier-Bresson, photographe et témoin du XXe siècle, dit que « c ’ est au surréalisme [qu ’ il] dois allégeance, car il [lui] a appris à fouiller dans les gravats de l ’ inconscient et du hasard » 3 . Mais comment expliquer que cet aventurier qui s ’ est trouvé en Allemagne en 1945, en Inde en 1947–1948 ou encore en URSS en 1954, ne soit redevable qu ’ au hasard objectif et à l ’ instant décisif 4 ? Cette femme dénonçant une indicatrice de la Gestapo qui cherche à se dissimuler parmi les déportés du camp de Dessau, cette main du Mahatma photographié de dos, ces Chinois se pressant comme des sardines pour échanger leurs billets de banque contre de l ’ or, ces ouvriers travaillant à la construction de l ’ hôtel Metropol prenant leur pause dans leur cantine en dansant et en riant, toutes ces photographies qui font date ne seraient donc que les fruits, en somme, d ’ un concours de circonstances, sans que leur auteur y soit pour rien ? 5 Cartier-Bresson a pu rester des mois sans prendre aucun cliché, s ’ attachant surtout à observer. Il ne déclenchait l ’ obturateur seulement lorsqu ’ il sentait que c ’ était l ’ instant décisif , le bon moment. La composition est un instant si éphémère que le photographe est à la recherche de l ’ instant parfait, de l ’ instant où les éléments coïncident pour créer l ’ harmonie et révéler un aspect de la réalité. Cartier-Bresson ne cherche pas à représenter quelque chose, mais à saisir l ’ instant parfait par hasard.
1 B orrel Pascale, «Hasards programmés», Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012/1 n° 9, p.28 2 B reton André, L ’ a mour fou, Paris, Gallimard, 1937, p.39, cité par Borrel Pascale, «Hasards programmés». 3 C artier-Bresson Henri, "André Breton, Roi Soleil", L ’ i maginaire d ’ a près nature, Paris, Fata Morgana, 1997, p.68, cité par Borrel Pascale. 4 R oskis Edgar, conférence « Photo-journalisme : la leçon oubliée d ’ H enri Cartier-Bresson », lors du colloque Henri Cartier-Bresson à la BnF, 14 mai 2003, http://expositions.bnf.fr, consulté le 3 janvier 2014 5 I bid.
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Je marchais toute la journée l ’ esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits. 1 Les coïncidences, les mimétismes, les détails nécessitent donc d ’ attendre, à la manière de Georges Perec qui resta assis trois jours, notant banalités et détails comme la couleur des vêtements des passants, lors de sa Tentative d ’ épuisement d ’ un lieu parisien 2 .
é dipit séren tation a l e i D explo à son L ’ association parfaite arrive quand nous faisons l ’ effort d ’ attendre et percevoir les détails, ou au contraire le hasard arrive quand on ne l ’ a pas invité, créant alors l ’ erreur. Mais que ce hasard soit attendu ou subit, ce qu ’ il se produit peut souvent être exploité de nouveau, notamment si l ’ erreur a été produite par un dysfonctionnement de la machine. C ’ est ce qui s ’ est produit pour Georges Méliés, qui a découvert le procédé de trucage quand sa pellicule resta coincée dans la caméra, lors de la création du film L´escamotage d´une Dame chez Robert-Houdin en 1896. C ’ est alors qu ’ un personnage apparaît et disparaît, ou un autobus se transforme en voiture funèbre. Pour exploiter le hasard, on peut aussi provoquer un processus et observer ses effets. Hokusaï a été un des précurseurs de cette méthode en laissant courir un coq sur l ’ une des ses esquisses. En enduisant les pattes de rouge, il a vu apparaître des feuilles automnales flottant à la surface du fleuve Tatsua qu ’ il avait esquissé. C ’ est aussi grâce à des coqs que Roel Wouters a créé les éléments de communication du groupe de musique zZz Fig. 1 Fig. 2 . Deux coqs, l ’ un enduit de peinture bleue, l ’ autre de rouge, sont mis dans un espace avec une affiche posée au sol. Leur combat va créer des formes aléatoires, une série de résultats abstraits et lyriques qui sont en contradiction avec la certaine violence du procédé.
1 C artier-Bresson Henri, Images à la sauvette, 1952, cité par Genel Antoine, « Henri Cartier-Bresson, La photographie, une suite de coïncidences merveilleuses », http://www.photogenique.fr/, consulté le 3 janvier 2013. 2 Perec Georges, Tentatives d ’ é puisement d ’ u n lieu parisien, Paris, Seuil, 1989, cité par MÉAUX Danièle, « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle », Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012/1 n° 9, p.79
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Fig. 1
Wouters Roel, éléments de communication de l ’ a lbum Running with the Beast de zZz, 2008 © Sal Kroonenberg
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Fig. 2
Wouters Roel, affiches de l ’ a lbum Running with the Beast de zZz, 2008
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Yves Klein, a quant à lui créé la Cosmogonie de la pluie 1 en fixant une toile bleue sur le toit de sa voiture puis en roulant sous un orage. Le but d ’ Yves Klein a toujours été d ’ être peintre sans faire de la peinture. Plutôt que de peindre une femme ou la pluie, il peint avec une femme ou avec la pluie. 2 La dég r comm adation e oeuv re
Expérimenter avec le hasard, c ’ est donc tirer profit de l ’ erreur. Ce qui était erreur pour l ’ artiste classique devient œuvre pour son homonyme contemporain. L ’ expérimentation passe par les bricolages, les tâtonnements, les ratures : à la manière d ’ un scientifique, nous expérimentons et observons alors les résultats afin de changer les paramètres de l ’ expérience. La pratique plastique est donc expérimentale si il y a erreur : celle-ci devient constitutive de la pratique. La science est création et la création passe par l ’ erreur. 3 Laurent Jeanpierre 4 montre que l ’ erreur est nécessaire à toute création, et qu ’ on ne peut plus opposer artistes et savants, l ’ irrationnel et le rationnel, l ’ inspiration et la méthode. On assiste depuis Duchamp à une esthétique du hasard, puis du ratage, de l ’ inachèvement et à une production contrôlée d ’ accidents. Le hasard est le symbole de la désinvolture, de l ’ explosion des codes de la création. Avec le surréalisme, la photographie subit des surimpressions, solarisations, brûlages, grattages, voilages et distorsions. Ces jeux chimiques détruisent les images tout en créant une certaine esthétique. Raoul Ubac par exemple, voulait « explorer les nouvelles possibilités techniques […] qui visent à dégager le poétique du réel même » 5 . 1 K ELMACHTER Hélène, « Peindre autrement », Les nouveaux réalistes, DADA n°126, mars 2007, p.22 2 I bid. 3 W hitehead Alfred North, cité par Jeanpierre Laurent, « Chercher l ’ e rreur. L ’ i mpossible formule expérimentale », ART PRESS 347 juillet/août 2008. 4 J eanpierre Laurent, « Chercher l ’ e rreur. L ’ i mpossible formule expérimentale », ART PRESS 347 juillet/août 2008. 5 P ierre Ryngaert, dossier « La subversion des images », Centre Pompidou, Direction de l ’ a ction éducative et des publics, http://mediation.centrepompidou.fr/, consulté le 23 décembre 2013
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La photographie Le Conciliabule Fig. 3 , créée en 1938 est un photomontage qui a été solarisé plusieurs fois. La solarisation prépare les zones les plus sombres de l ’ image, zones qui définissent généralement les formes et le contours des sujets. Raoul Ubac inverse pourtant le but de ce procédé en créant des images aux contours flous : il crée de l ’ informe au lieu de créer de la forme. La nébuleuse Fig. 4 , créée en 1939, représente originellement une femme en maillot de bain qui a été métamorphosée en ce que l ’ artiste nomme « déesse foudroyante » 1 . Cette métamorphose résulte d ’ un procédé de brûlage : Ubac a placé la plaque de verre du négatif exposé dans de l ’ eau chaude, afin de faire fondre l ’ émulsion. C ’ était donc un automatisme de destruction, une dissolution complète de l ’ image vers l ’ informel absolu. J ’ ai traité de cette manière une bonne partie de mes négatifs, le résultat étant le plus souvent décevant, sauf dans un cas […], La nébuleuse. 2 La photographie surréaliste dépasse donc la représentation classique du réel en réinterprétant ce dernier. En dégradant les photographies grâce à des procédés détournés, les surréalistes trouvent le merveilleux dans le réel, amènent l ’ imaginaire dans la réalité. Il en est de même pour les nouveaux réalistes, qui, dans les années 1960, en plein avènement de la société de consommation, exploitaient aussi le réel par la dégradation. Le mot réalisme se réfère d ’ ailleurs au mouvement artistique du XIXe siècle qui aspirait à transcrire une réalité quotidienne banale sans la magnifier. Ces artistes exploitent une méthode d ’ appropriation de leur environnement correspondant à un « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire » 3 . Ce recyclage est souvent synonyme de dégradation comme nouvelles méthodes de création : les destructions d ’ Arman, ou les compressions de César en sont des exemples. Parmi ces artistes, les affichistes font ce que Hélène Kelmachter appelle une cueillette du réel 4 . Raymond Hains ou Jacques Mahé de la Villeglé décollaient les affiches dans les rues de Paris afin de créer des nouvelles images 1 I bid. 2 U bac Raoul cité par Krauss Rosalind, « La photographie au service du Surréalisme », Explosante fixe, cité par Pierre Ryngaert, Dossier « La subversion des images », Centre Pompidou. 3 P ierre Restany, Trente ans de Nouveau Réalisme, La Différence, 1990, p. 76, cité dans le dossier « Le Nouveau Réalisme », Centre Pompidou, Direction de l ’ a ction éducative et des publics, 2001, http://mediation.centrepompidou.fr/, consulté le 23 décembre 2013 4 K ELMACHTER Hélène, « Les affichistes, ou la cueillette du réel », Les nouveaux réalistes, DADA n°126, mars 2007, p.19
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Fig. 3
Ubac Raoul, Le Conciliabule, 1938, photomontage et solarisation © Georges Meguerditchian © Adagp, Paris
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Fig. 4
Ubac Raoul, La Nébuleuse, 1939, épreuve gélatino-argentique, brûlage, tirage d ’ é poque, 40 x 28,3 cm, Centre Pompidou, Musée national d ’ a rt moderne, Paris
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par les associations qui se créent entre les différentes couches. Ces affiches Fig. 5 , sorte de peintures abstraites, sont sobrement intitulées par le lieu et la date du décollage, indications montrant l ’ importance accordée au réel par les nouveaux réalistes. Le travail des affichistes consiste à faire des choix et sélectionner ce qui est porteur parmi le foisonnement d ’ affiches dans les rues. C ’ est donc une sélection sensible du hasard offert par le réel et le médium qui s ’ opère. Mes œuvres existaient avant moi, mais on ne les voyait pas parce qu ’ elles crevaient les yeux. 1 Le nouveau réalisme traverse la frontière italienne, notamment représenté par Mimmo Rotella. Cet affichiste, qui commence son travail à Rome puis s ’ installe à Paris, isole souvent les visages et silhouettes des personnalités représentées. Il arrache les affiches, les colle sur une toile, puis les lacère de nouveau. Moins abstrait que ses confrères français, Rotella semble ajouter un sens aux affiches qu ’ il arrache, en se servant des strates de papier pour créer des formes. C ’ est le cas pour les affiches Batman Fig. 6 et Diabolik Fig. 7 , qui semblent gagner en mouvement et en dynamisme. Le hasard créateur dans sa forme la plus pure est donc rare, car il est difficile d ’ attendre que le hasard crée. Mais quand le hasard devient sérendipité, le procédé découvert est ensuite exploité et amélioré par les artistes. Souvent résultats d ’ un dysfonctionnement d ’ une machine ou d ’ une expérience, les erreurs créées deviennent pourtant œuvres. Le paradoxe étant que ce qui est créé est traditionnellement issu de la maîtrise, et non de l ’ erreur. Mais au delà de l ’ attente et de l ’ exploitation des hasards heureux, comment peut-on créer le hasard ?
1 Hains Raymond c ité dans le dossier « Le Nouveau Réalisme », Centre Pompidou, Direction de l ’ a ction éducative et des publics, 2001, http://mediation.centrepompidou.fr/, consulté le 23 décembre 2013
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Fig. 5
Hains Raymond, Panneau d ’ a ffichage, affiches lacérées collées sur tôle de zinc, 200 x 150 cm, 1960, Paris, collection du Centre Pompidou, © Adagp, Paris
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Fig. 6
Rotella Mimmo, Batman, 1968, décollage sur toile, 190 x 140 cm, Don Fondazione Mimmo Rotella, 2003, AM 2003-241 © Adagp, Paris 2007
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Fig. 7
Rotella Mimmo, Diabolik, 100 x 70 cm
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Contrainte et hasard : un paradoxe crÊateur
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pas ’ est on n inte éati ntra à la cr o c La raire t con En 1924, László Moholy-Nagy crée des Peintures téléphonées en commandant par téléphone 5 tableaux qu ’ il décrit selon une grille et des couleurs. Il intègre ainsi une marge de hasard en cherchant à transformer une information verbale en un résultat visuel. En 1963, François Morellet crée Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d ’ un annuaire de téléphone, 50% bleu, 50% rouge, titre explicite qui fait preuve d ’ une grande rationalité. Ces œuvres montrent que la contrainte n ’ est pas l ’ antithèse de la création. Elle a un potentiel propre car elle oblige à repenser la création en annulant la spontanéité. Souvent dans ces œuvres, ce n ’ est pas le résultat qui importe mais le processus. L ’ art contrôlé offre donc un nouvel espace d ’ expérimentation, et loin d ’ annuler l ’ imprévisibilité, il provoque le hasard. En mettant en place un procédé de création en série où l ’ on connaît la règle mais pas le résultat, l ’ inattendu devient le résultat même, dépendant des différents paramètres mis en place. À la manière de Brian Eno et Peter Schmidt, avec le jeu de cartes Stratégies Obliques 1 , il est possible de créer ou de relancer la production en se laissant guider par des cartes aux ordres précis ou énigmatiques, comme « Ferme la porte » ou « Que ne ferais-tu pas ? ». La contrainte est à la fois « élément, processus et condition de l ’ œuvre » 2 , et c ’ est en cela que l ’ œuvre ne peut pas exister sans elle. La contrainte permet aussi de rendre compte du processus de création, permettant au spectateur de comprendre la démarche. Mais si cette démarche est reproductible, si l ’ œuvre se résume à une suite d ’ instruction, si l ’ artiste délègue le travail, son statut d ’ auteur serait-il entamé ?
La rè
gle d u jeu L ’ Ouvroir de littérature potentielle, ou OuLiPo, est un groupe d ’ écrivains qui combine les deux domaines à priori opposés de la littérature et des mathématiques. Ils créent autour de notions évolutives et mobiles telles
1 Stratégies obliques, Plus de cent dilemmes qui en valent la peine, Brian Eno et Peter Schmidt, 1975 2 Corbel Laurence, « Les oeuvres au risque de la contrainte », Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012/1 n° 9
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que la structure, la contrainte, la consigne, l ’ axiomatique, la manipulation, le combinatoire ou encore la procédure. Le groupe veut enterrer la vision du poète inspiré, héritée des romantiques et des surréalistes pour proposer une nouvelle démarche littéraire. Ils revendiquent le contrôle et la connaissance de leurs moyens de productions, renonçant à l ’ inspiration et à la page blanche. L ’ OuLiPo contient cependant des textes nombreux et différents, le seul élément commun aux œuvres est l ’ attachement à la structure, à la contrainte et aux règles parfois peu explicites. Il n ’ y a pas d ’ idée d ’ esthétique, mais celle d ’ une science du sensible 1. Loin de briser l ’ élan, loin de confiner la liberté, la contrainte se révèle féconde, infiniment, et confirme l ’ affirmation de Queneau que « le véritable inspiré n ’ est jamais inspiré : il l ’ est toujours » 2 . Claude Berge disait « L ’ OuLiPo c ’ est l ’ anti-hasard », mais si l ’ OuLiPo oppose le hasard au calculable, les œuvres oulipiennes produisent pourtant aléatoirement du texte et des rencontres grâce aux contraintes. C ’ est le cas de la méthode « S + 7 », qui consiste « à remplacer chaque substantif (S) d ’ un texte préexistant par le septième substantif trouvé après lui (S+7) dans un dictionnaire donné » 3 . L ’ étreinte (L ’ Étranger de Baudelaire) – Qui aimes-tu le mieux, homochromie ennéagonale, dis ? Ta perfection, ton mérinos, ta soif ou ton frétillement ? – Je n ’ ai ni perfection, ni mérinos, ni soif, ni frétillement. – Tes amidons ? – Vous vous servez là d ’ un paros dont la sensiblerie m ’ est restée jusqu ’ à ce jouteur inconnue. – Ton patron ? – J ’ ignore sous quel laudanum il est situé. – Le bécard ? – Je l ’ aimerais volontiers, défaut et immortel. – L ’ orangeade ? – Je la hais, comme vous haïssez Différenciation. – Eh ! qu ’ aimes-tu donc, extraordinaire étreinte ?
1 L e Tellier Hervé, Esthétique de l ’ O uLiPo, Le Castor Astral, 2006, p.7 2 Ibid., p.11 3 « S+7 », http://www.oulipo.net/fr/contraintes/s7
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– J ’ aime les nucléarisations… Les nucléarisations qui passent… Là-bas… Là-bas… Les merveilleuses nucléarisations ! 1 Une autre méthode qui permet de créer des rencontres est celle de Georges Perec. Pour écrire La vie mode d ’ emploi, Romans 2 , Perec n ’ a pas fait de scénario, mais des listes. Ce livre raconte l ’ histoire des différentes personnes d ’ un immeuble sous forme de puzzle. On passe de pièce en pièce au fil des chapitres sans jamais y revenir, en suivant le chemin que fait un cavalier sur un échiquier. Pour chaque chapitre, Perec s ’ est fixé une liste de mots ou choses à introduire dans le texte. Par exemple pour le chapitre 26, la phrase « avoir un bras en l ’ air », le mot « réparer », « évoquer Freud », « avoir plus de 5 personnes »... Cette liste est elle même issue de plusieurs autres créées par thème : les objets d ’ un immeuble, les positions du corps, les activités, les ressorts dramatiques. Pérec utilise le bi carré latin, un appareil mathématique, pour mélanger les listes et définir les éléments qu ’ il y aura dans chaque chapitre. C ’ est donc ces contraintes qui lui permettent d ’ écrire et d ’ inventer, même s ’ il lui arrive parfois de se débarrasser des contraintes d ’ un chapitre en une phrase, et de continuer d ’ écrire le chapitre comme il lui plaît. Dans l ’ OuLiPo, les contraintes sont visibles, le lecteur explore le labyrinthe créé par l ’ auteur. Il se crée un jeu entre celui qui a écrit le texte et celui qui le découvre : le lecteur devient complice de l ’ auteur. On pourrait croire à un appauvrissement de la langue quand les auteurs se fixent des règles telles que ne pas utiliser une lettre de l ’ alphabet (lipogramme), ou n ’ utiliser que les lettres du nom et prénom d ’ une personne (épithalame). Pourtant il n ’ en est rien, car ils doivent trouver un moyen de répondre à la contrainte en trouvant de nouveaux mots, et donc en enrichissant leur vocabulaire. Le Cut-up est un autre moyen de créer des rencontres et du hasard. C ’ est une technique littéraire visant à créer un texte à partir d ’ extraits de différents textes découpés, puis remontés selon une logique prédéfinie. Le cut-up se rapproche du surréalisme en voulant provoquer le lâcher-prise de la conscience : en détournant les textes, il tente de reproduire les distorsions de la pensée sous hallucinogène, notamment grâce à une impression de déjà-vu, expliquée par le mélange de textes parfois connus. William S. Burroughs reprend la méthode du collage, ou encore des affichistes 1 « S+7 », http://www.oulipo.net/fr/contraintes/s7 2 Perec Georges, La vie mode d ’ e mploi, Romans, 1978
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nouveaux réalistes en superposant et juxtaposant des textes. Pour cela, il coupe une page en quatre puis la reconstitue dans le désordre, ou encore crée la technique du fold-in consistant à plier une page en deux et la superposer à une autre, ce qui permet de lire les lignes dans leur continuité en passant d ’ une page à l ’ autre. Il applique aussi ses techniques sur des enregistrements vocaux en découpant et collant une bande de magnétophone dans le désordre afin d ’ alterner les discours. La contrainte dans l ’ OuLiPo et les Cuts-up permet donc de générer des rencontres absurdes, grâce à des procédures d ’ exécution quasiment machinales. Pourtant elle n ’ enlève pas les choix qu ’ opère l ’ artiste, qui se sert des règles pour créer et relancer sa production continuellement : c ’ est la contrainte qui enrichit l ’ œuvre.
our te p illeux n i a r erve ont La c er le m dien n i ame le quot s dan La contrainte n ’ est pas la négation du lyrisme, bien au contraire selon les Oulipiens. Elle permet de renouveler les perceptions de la vie quotidienne, par exemple en s ’ obligeant à rester des heures à la même place afin de voir l ’ infra-ordinaire 1 et d ’ observer « ce qu ’ on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n ’ a pas d ’ importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien » 2 . Dans Perec/rinations 3 , Perec suggère au piéton parisien d ’ effectuer des trajets régis par la contrainte grâce à des parcours tautogrammatiques (nom de rue commençant par la même lettre), thématiques (rue à nom d ’ oiseaux, de musiciens…) ou encore alphabétiques. Il renouvelle ainsi l ’ appréhension de la ville en enrichissant les itinéraires. La contrainte comporte alors une dimension d ’ expérience, de vécu. Sophie Calle a le même goût que Perec pour le quotidien, le récit et les règles. 1 Méaux Danièle, « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle », Nouvelle revue d ’ e sthétique,2012/1 n° 9 2 Tentatives d ’ é puisement d ’ u n lieu parisien, Paris, Seuil, Librairie du XXe siècle, 1989, cité par Méaux D., « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle » 3 Perec Georges, Perec/rinations, Zulma, 1997, cité par Méaux D., « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle »
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Elle a recours à des contraintes d ’ actions 1 pour expérimenter le quotidien, comme choisir un homme au hasard dans la rue et le suivre en le photographiant, notant ses déplacements; ou manger des aliments de même couleur lors de Repas chromatiques. Calle indique toujours son protocole, car il est essentiel à l ’ œuvre, il la programme. Après avoir choisi les contraintes, elle se soumet aux règles du jeu, opérant un retrait partiel de sa subjectivité. Ses photographies et comptes rendus écrits, créés à la manière d ’ un reportage attestent d ’ une réalité. C ’ est pourquoi l ’ esthétique importe peu pour Sophie Calle, l ’ expérience prime. Les contraintes doivent cependant permettre le surgissement de quelque chose, des rencontres, du fortuit. Tiraillée entre attirance et culpabilité, Calle s ’ autorise parfois à transgresser ses règles, mais elle le précise toujours dans ses comptes rendus. Quand on établit un système de contraintes, il […] ne faut pas qu ’ il soit rigide, il faut qu ’ il y ait du jeu, […] il faut un clinamen. 2 La contrainte pourrait entraver l ’ artiste, mais il n ’ en est rien : c ’ est la contrainte qui permet d ’ amener de l ’ imprévu, de le créer. Partisan des règles, Raymond Queneau notait : Une autre bien fausse idée qui a [...] cours actuellement, c ’ est l ’ équivalence que l ’ on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu ’ il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l ’ esclave d ’ autres règles qu ’ il ignore. 3 Obéir aux pulsions serait donc aliénant pour Queneau, alors que le recours aux règles est libérateur. La contrainte affranchit l ’ artiste des influences, des déterminations et des automatismes qu ’ il a appris et intégrés. Elle permet à l ’ artiste d ’ être conscient de ce qu ’ il fait, d ’ être maître de la règle. Obéir à un protocole est donc paradoxalement un acte de désobéissance, 1 Méaux D., « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle » 2 Perec Georges, « Entretien avec Ewa Pawlikowska », Littératures n°7, 1983, p.70, cité par Méaux D., « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle », p.82 3 Raymond Queneau, « Qu ’ e st-ce que l ’ a rt ? », Volontés n°3, 20 février 1938, cité par Méaux D., « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle », p.84.
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puisqu ’ on s ’ écarte des lois respectées par le plus grand nombre pour faire entrer l ’ inhabituel. En apparence contraire au hasard, le recours à un protocole favorise l ’ obtention de phénomènes qui ne sont pas voulus : c ’ est un moyen détourné d ’ accéder à l ’ imprévu. Le protocole fonctionne comme « un dispositif destiné à piéger le hasard » 1 puisqu ’ on ne connaît pas les retombées de ses contraintes à l ’ avance. Chez Calle, l ’ imprévu découle des personnes impliquées dans ses protocoles, mais aussi de la rencontre entre son protocole et les aléas extérieurs : le respect d ’ un protocole précis permet de mettre en évidence les interférences qui interviennent à son encontre. Il engendre succession d ’ effets qui correspondent à l ’ aspect narratif du travail de Calle. Les protocoles de Calle témoignent donc d ’ un goût pour le jeu, une capacité à réinventer son quotidien, en lui redonnant sa part d ’ imprévu.
1 Méaux Danièle, « Les effets escomptés de la contrainte chez Sophie Calle », Nouvelle revue d ’ e sthétique,2012/1 n° 9, p.87
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Une démission de l ’ a rtiste ?
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Le re je subje t de la ctivit é de l ’ ar
tiste
L ’ expression hasard programmé 1 de François Morellet est à priori contradictoire puisque le hasard est par définition ce qui arrive accidentellement. Le hasard programmé suppose le retrait relatif de l ’ artiste, et c ’ est bien le cas puisque Morellet rejette la subjectivité de ce dernier. Il revendique la limitation de sa responsabilité et aspire même à « en faire le moins possible » 2 . Pour lui, l ’ œuvre ne doit manifester ni la subjectivité, ni la dextérité de son auteur. C ’ est pour cela que ses œuvres découlent d ’ un procédé mathématique, les compositions, comme celle de Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d ’ un annuaire de téléphone, 50% bleu, 50% rouge, ne sont donc pas subjectives. Le hasard organise la composition, mais l ’ artiste procède à un travail laborieux : tirer au hasard des pages, remplir au pinceau la grille de 40 000 carrés selon le chiffre pair ou impair du premier numéro de la page. Morellet a mis une année pour réaliser cette œuvre, un travail d ’ exécution sous la dictée du hasard. Dans sa volonté « d ’ en faire le moins possible », Morellet parle donc bien de la pensée, des choix, et non pas du travail de création même. Mais cette réalisation machinale vise à limiter les irrégularités que la main peut produire. Elle soustrait à la main ses valeurs traditionnelles : la gestualité, la dextérité, l ’ expressivité… Il en est de même pour Marcel Duchamp : Je ne voulais plus rien faire avec mes mains […] Je voulais que les choses aillent d ’ elles-mêmes sur une surface, sur une toile […] Je désirais introduire dans la peinture quelque chose d ’ autre que le soi-disant subconscient de la main qui n ’ est pas du tout subconscient – c ’ est de l ’ habileté, c ’ est de la dextérité. Que vous peigniez mal, très finement, comme un peintre académique, ou avec des taches comme Matisse, c ’ est finalement la même chose. La main est toujours l ’ instrument, et je voulais me débarrasser de mes mains. 3
1 Duchamp Marcel, cité par Vinclair Pierre, « La singularité contrainte », Poétiques de la contrainte, Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012, n° 9, p.24 2 Ibid. 3 Duchamp Marcel, Entretien avec Sidney Harriet et Carroll Janis, 2007, p.93, cité par Vinclair Pierre, « La singularité contrainte », p.25
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Morellet et Duchamp cherchent à ce que le choix n ’ intervienne pas dans la création des formes et compositions. Ils inventent des conditions pour que ces manifestations aléatoires soient saisies, enregistrées dans leurs singularités, par un patient remplissage de la surface, par le report sur une planche de bois des traces du fil qui a été lâché d ’ en haut. C ’ est une étude du hasard, des probabilités. Duchamp et Morellet cherchent une « indifférence visuelle » 1 , ils cherchent à annuler toute relation subjective et affective de l ’ artiste à l ’ œuvre, à établir une distance entre eux soit pour établir une autonomie de l ’ œuvre, soit pour mettre en doute la notion d ’ auteur. Le hasard n ’ est pas programmé pour les effets visuels qu ’ il produit, mais parce qu ’ il met en évidence une méthode de fabrication. John Cage quant à lui utilise le hasard comme une contrainte grâce au Yi-Jing 2 , avec le même caractère méticuleux que Morellet. En consultant les hexagrammes chinois, il fait des tirages au sort qui décident de la structure de l ’ œuvre et des paramètres musicaux, annulant ainsi toutes formes de relation d ’ équilibre entre les sons. Pour lui, le son unique est important, et non les liens entre les sons. L ’ utilisation du Yi-Jing nécessite, pour obtenir un seul hexagramme et donc un seul paramètre, de lancer 6 fois les pièces de monnaies. Ceci exige donc abnégation et grande patience : la contrainte devient aliénante. Alors que Duchamp tirait au sort dans un chapeau les notes de son Erratum musical en 1913, Cage se complique la tâche en utilisant le Yi-Jing pour définir au hasard des notes. Les notes ne sont pas désignées de façon directes alors qu ’ un lancé de dés est tout aussi aléatoire que le Yi-Jing. Mais pourquoi passer par des chemins détournés ? Le cheminement créé afin d ’ obtenir un hexagramme permet à Cage de mettre de la distance entre lui et son résultat. Dans ces cas d ’ utilisations quasiment mathématiques des règles, la démission de l ’ artiste est revendiquée et va à l ’ encontre des notions d ’ inconscient surréaliste, ou du génie gestuel académique.
1 Duchamp Marcel, cité par Vinclair Pierre, « La singularité contrainte », Poétiques de la contrainte, Nouvelle revue d ’ e sthétique, 2012, n° 9, p.27 2 Op. Cit. p.15
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ers trav à r e Cré de c le o Depuis plus de 15 ans, les interfaces des logiciels se sont imposées dans nos processus de création, notamment celle de la suite Adobe. En réaction à ces environnements pré-formatés, certains artistes et graphistes travaillent aujourd ’ hui avec d ’ autres logiciels permettant de façonner le programme même, de créer leurs propres codes, leurs propres manières de travailler. Ils envisagent le développement des logiciels et des codes comme une partie du processus créatif, afin de sortir de l ’ uniformisation des outils, et donc d ’ une certaine uniformisation des productions. Ils repensent ainsi la relation entre le design et ses outils de créations afin d ’ avoir la main sur tout le processus de création, et d ’ obtenir une empreinte qui leur est propre. Les logiciels tels que Processing sont une alternative aux logiciels graphiques standards qui exploitent le principe du WYSIWYG 1 . En n ’ ayant pas directement accès à la forme créée, ces logiciels créent un nouveau mode de production, quasiment à l ’ aveugle, qui fait place à l ’ inattendu. Cette approche différente du WYSIWYG implique d ’ autres processus de création, et donc d ’ autres résultats. Ce décalage entre conception et visualisation du résultat entraîne nécessairement une perte de maîtrise : il n ’ y a plus de retour visuel immédiat sur ce que l ’ on dessine. C ’ est dommageable si l ’ on poursuit un objectif formel précis, mais cela génère également souvent des surprises graphiques nées du contenu même. Ces surprises sont autant d ’ ouvertures formelles potentielles, émanant directement des données de base. 2 FIELD fait partie des studios qui développent des projets grâce au code Composé de Marcus Wendt et Vera-Maria Glahn, le studio a conçu un algorithme capable de générer différentes vues d ’ une forme 3D Fig. 1 . Le résultat se compose de 10 000 impressions uniques créées pour l ’ édition 2011 des brochures du papetier GF Smith. Chaque impressions est une vue différente d ’ une structure complexe générée « à travers un processus qui allie un code de génération autonome et l ’ intuition créative » 3 . 1 Acronyme de What You See Is What You Get, interface utilisateur qui permet de voir directement le document tel qu ’ i l est. 2 Donnot Kévin, Graphisme en France 2012, p.11 3 FIELD, www.field.io
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Fig. 1
FIELD, GF Smith 10 000 Digital Paintings, 2011 © FIELD
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Au lieu de travailler vers une image unique, on commence à penser en termes de possibilités d ’ un système. Concevoir un processus plutôt que son résultat final contraint celui qui le crée à rester très ouvert, à accepter de travailler avec des résultats inattendus et parfois, à adopter le produit final malgré quelques surprises. 1 Le hasard de la génération automatique permet dans ce projet de produire en série, et qui plus est sur papier. La rencontre entre le médium numérique, le generative design et le support papier est antithétique et pourtant harmonieuse : la structure semble flotter dans un environnement numérique alors qu ’ elle est imprimée sur un support tangible. On peut se demander si le fait de créer en deux étapes – taper le code, puis voir l ’ image – restreint la capacité à créer ce que l ’ on veut réellement. L ’ idée fluctuerait-elle en fonction de nos capacités à coder, en fonction des formes que l ’ on voit entre chaque étape de code ? Est-ce l ’ homme qui s ’ adapte au code ou l ’ inverse ? Y a-t-il une perte de l ’ idée originale à cause d ’ une création en plusieurs étapes ? Lors d ’ une interview, le studio Onformative, qui exploite aussi le generative design comme un procédé en série d ’ œuvres uniques, explique : Le processus de design ne se divise plus aussi nettement entre les étapes de définition du concept, du design et de la production. Au contraire, le travail de conception se mêle à la production, et le projet se crée via plusieurs petites étapes d ’ itération dans lesquelles idée, design et programmation sont toujours étroitement liés. Parce que l ’ on voit alors d ’ un œil nouveau les méthodes de travail et le détail des processus de son logiciel, il devient beaucoup plus facile de tenter de nouvelles expériences, ce qui a un effet direct sur la qualité du travail. 2 Dans cette même interview, les membres du studio montrent qu ’ ils écrivent rarement le code : ils utilisent différents fragments de codes afin de composer leur idée. Ces différents éléments confirmeraient en partie l ’ aspect non-intuitif du code et le fait que l ’ on dévie à cause de lui. Pourtant, c ’ est une autre façon de travailler et surtout d ’ expérimenter en tâtonnant. La procédure passant par le code n ’ entame pas la figure de l ’ auteur, elle permet de créer autrement, et ainsi de produire de nouveaux résultats. 1 FIELD, interviewé par Casey Reas et Chandler McWilliams, Graphisme en France 2012, p.30 2 Onformative, interviewé par Casey Reas et Chandler McWilliams, Graphisme en France 2012, p.33
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ion clus n o C Le hasard est un moyen de lâcher-prise et de découvrir de nouvelles méthodes de créations. S ’ il n ’ y a pas de méthodes pour faire des découvertes, il y a des méthodes pour « piéger » le hasard. Grâce aux règles, on invite paradoxalement le hasard à venir dans la création, on s ’ ouvre à l ’ aléa et l ’ on réagit en fonction de lui. Intégrer le hasard dans la création, c ’ est refuser le conformisme et contredire la rationalité de la société. Le hasard permet d ’ apporter un nouveau regard sur la création et de remettre en question les paradigmes de l ’ art en introduisant de la dissonance. L ’ erreur est alors assumée et recherchée.
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Le travail des avant-gardes témoigne du potentiel créatif inhérent au hasard. Aujourd ’ hui une partie du graphisme tire profit des expérimentations à caractère transgressif qui ont été conduites durant le XXe siècle. Ainsi, la pratique graphique tend à brouiller ses frontières avec l ’ art et le graphiste à revendiquer son statut d ’ auteur. Mais l ’ on peut se demander dans quel cadre convoquer le hasard. Quel type de commande peut prendre le risque d ’ en appeler à cet outil transgressif ? Est-ce que le hasard peut cohabiter avec les contraintes d ’ une commande ? Quel type de graphiste peut revendiquer l ’ usage de ces procédures ?
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Hasard et graphisme : quel designer pour quelle commande ?
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Le graphiste, en répondant à une commande, en interprétant son propos, « co-produit son contenu » 1 . Pierre Bernard croit « trop à la présence nécessaire de l ’ engagement personnel et artistique dans l ’ acte graphique pour penser qu ’ on puisse faire l ’ économie d ’ être auteur pour le pratiquer » 2 . Le graphisme n ’ a pourtant pas toujours revendiqué la figure de l ’ auteur. Au début du XXe siècle, les progrès de l ’ industrie allaient de pair avec l ’ esprit de servir la cause collective. El Lissitzky disait en 1926 que « pour l ’ interprète moderne de la forme, la “touche personnelle” de l ’ artiste n ’ est absolument d ’ aucune importance » 3 . Cette intention continua dans les années soixante, portée par des pensées démocratiques. L ’ œuvre devenait participative, et selon Duchamp ce n ’ était pas l ’ auteur, mais les spectateurs qui faisaient le tableau. Les auteurs proposaient des œuvres ouvertes, dont le sens n ’ était pas arrêté. En se débarrassant de la présence de l ’ auteur, nous ne regardons pas l ’ image de la même façon. Nous avons un regard nouveau, objectif, naïf sur l ’ œuvre, sans avoir le poids d ’ un auteur qu ’ on connaît ou reconnaît. C ’ est dans les années 1990 que la figure du graphiste-auteur réapparaît, faisant suite à l ’ époque post-moderniste. Aujourd ’ hui, il semblerait que la figure de l ’ auteur devienne l ’ opposition à un capitalisme culturel qui standardise les envies et les modes de vie. Ce moment qui semble être celui de tous les superlatifs : hypermarchés, hyperpuissances, hypertextes, hyperchoix, hyperconsommation, hyperindustriel, hypermatériel… est en tous cas celui du triomphe des industries culturelles et de la starification des créateurs visuels mêlant goulûment artistes et graphistes. L ’ auteur d ’ aujourd ’ hui est une star qui s ’ est détachée explicitement de la figure de l ’ ingénieur fonctionnaliste pour entrer dans l ’ habit de lumière de la pop star et du génie artistique, en tous cas culturel. 4
1 Chancogne Thierry, « Mots compliqués #3 l ’ a uteur », Janvier 2009, http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/, consulté le 14 janvier 2014 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid.
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Bien que la pratique du graphiste soit bien différente de celle de l ’ artiste, dans le sens où le graphiste formule des messages visuels à destination d ’ un public ciblé, aujourd ’ hui le graphiste s ’ expose, s ’ auto-édite, et signe son travail en tant qu ’ auteur. On observe un glissement de l ’ espace public vers la galerie. Le duo Vier5, par exemple, signe ses travaux de façons différentes à chaque fois : il brouille les pistes. En mettant une signature ironiquement surdimensionnée dans leurs travaux, Vier5 prend à rebours la posture effacée du designer. On observe un glissement similaire pour M/M Paris, duo qui vend son œuvre en tant qu ’ artiste, mais aussi ses travaux issus de commandes en tant que designer-artiste. Leurs affiches de communication perdent alors leurs rôles utilitaires pour devenir des œuvres d ’ arts à part entière. Les graphistes-artistes, portés par les avancées technologiques, sollicitent des médiums multiples et couvrent des domaines variés. En brouillant les frontières entre art et graphisme, ils créent des échanges, un enrichissement réciproque, au risque d ’ être en décalage avec les attentes de clients souvent conformistes. Le savoir-faire est de plus en plus écarté au profit d ’ une approche plus conceptuelle, notamment dans les écoles où l ’ on rejette souvent les cours techniques, les règles de compositions ou l ’ art d ’ utiliser les caractères. Comme si l ’ on avait peur de régresser vers l ’ artisanat, et à l ’ image des avantgardes, nous bousculons les règles et remettons en question les concepts de composition, d ’ esthétique et de bon goût.
e phism on » Le gra d ’ artificati « e en voi Le terme design graphique, encore récemment appelé graphisme, englobe la notion importante de design, qui implique l ’ idée de création industrielle et d ’ enjeux politiques. Le terme communication visuelle désignerait quant à lui le design graphique seulement comme un aspect de la communication, comme un outil, comme une technique. Enfin, le terme qui semblerait le plus équivoque de la dualité du graphisme est art appliqué. Le design graphique serait donc un art, non pas libre, non pas pour soi, mais un art appliqué à une fonction, à des médiums. A la fin du moyen-âge, quand l ’ artiste cesse d ’ avoir un maître ou d ’ être le serviteur d ’ un seigneur, il cesse d ’ être le « propagandiste » d ’ un homme
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ou d ’ un Dieu pour devenir un « génie » inspiré. On peut se demander si l ’ on observe le même basculement dans le monde du graphisme, ou plutôt si il y a une scission entre une pratique artistique du graphisme et une pratique plus utilitariste. Nathalie Heinich appelle artification 1 le fait qu ’ une activité passe du rang de non-art au rang d ’ art. Il n ’ est pas impossible qu ’ une partie du graphisme soit en voie d ’ artification, c ’ est-à-dire qu ’ il soit pleinement reconnu en tant qu ’ art. Au moyen-âge, les peintres étaient au sommet de la hiérarchie des corporations car leurs travaux n ’ étaient pas immédiatement utilitaires. Mais ils ne voulaient plus être soumis au régime des corporations, estimant que la peinture devait passer du statut d ’ art mécanique ou manuel, au statut d ’ art libéral. Ce dernier est défini comme un art qui n ’ est pas fait sur commande, mais pour soi-même. Grâce à cette révolution, portée par la création d ’ académies de peinture, s ’ est produite l ’ artification de la peinture et de la sculpture. Le même phénomène s ’ est ensuite produit pour la photographie, qui était auparavant de l ’ artisanat, et pour le cinéma, originellement spectacle forain, pour lesquels les résistances à leur artification ont été nombreuses. Sur ce modèle, l ’ artification du design graphique serait donc possible, mais il ne faut pas oublier le poids de la commande et la fonction utilitaire du design. Pour Nathalie Heinich, le graphisme ne devrait pas transgresser les règles, mais jouer avec, afin de ne pas occulter la dimension utilitaire de celui-ci. Une signalétique déstructurée avec des typographies quasiment illisibles par exemple, peut difficilement remplir son rôle d ’ orientation du visiteur. Je pense qu ’ il serait préférable de l ’ opposer à une acceptation des règles du jeu qui permette éventuellement de jouer avec ces règles. C ’ est-à-dire de savoir qu ’ il y a des règles, fixées notamment par la commande, avec lesquelles il n ’ est pas interdit de jouer. Mais le fait de se donner comme impératif de transgresser radicalement ces règles me paraît assez peu adapté à la situation concrète du travail du graphiste. 2 Il faut donc trouver un équilibre entre règles, et le jeu avec les règles. La commande n ’ est pas forcément une atteinte à la liberté, elle est même
1 Heinich Nathalie, conférence « Soumission-transgression », Institut de la Communication et des Médias d ’ É chirolles, Université Stendhal Grenoble 3, 19 décembre 2006, retranscrit par Ghislaine Trapand et remit en forme par Diego Zaccaria 2 Ibid.
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nécessaire pour construire son travail. Le graphiste se situe entre acceptation des règles et transgression de celles-ci, entre art et art appliqué.
Un grap hisme d ’ élite ? Un phénomène de séparation existe en France : il y a d ’ une part le graphisme expérimental pratiqué par un cercle restreint d ’ auteurs reconnus, et d ’ autre part un nombre conséquent d ’ auteurs pratiquant un graphisme plus utilitariste. Dans la plupart des commandes, le graphiste se voit pris en otage entre la demande et la pratique plastique qu ’ il aspire à mettre en place pour répondre à cette demande. Le créatif souhaite pratiquer un graphisme satisfaisant ses exigences personnelles, mais il se trouve confronté à une demande bien souvent très contrôlée par le client. C ’ est un art subordonné, appliqué, comme on dit. Il exige du graphiste une humilité de serviteur, une humiliation peut-être. Le graphiste signe un contrat, il est maître (en principe) de choisir la chose que son objet va promouvoir. Mais le contrat stipule que l ’ objet doit promouvoir la chose. Il interprète donc, mais ici au sens d ’ un comédien, qui est un serviteur lui aussi. Comme du comédien, il y a un paradoxe du graphiste. 1 Pourtant, cette contrainte de la demande n ’ est pas une caractéristique propre au graphisme : elle est depuis la Renaissance un principe inhérent à la production artistique. Les peintures étaient bien souvent issues de commandes, et l ’ autonomie de l ’ artiste parfois entamée. La prétention de vouloir être maître de sa pratique plutôt que de se soumettre à la demande est légitime, mais peu de graphistes peuvent s ’ offrir le luxe de choisir pleinement leurs projets et leurs clients. La solution actuelle trouvée par certains studios est de séparer leur vitrine en deux départements dissociés. D ’ un côté, un pôle dédié aux commandes commerciales, et de l ’ autre côté, un pôle de pratique expérimental souvent personnel. Ils créent ainsi une plateforme parallèle de recherche, cherchant à faire des découvertes, réinventer et questionner leur pratique, sans restrictions ni appréhensions. Ces studios se débarrassent ainsi du « joug de la commande » et du client pour une partie de leur travail. Certains graphistes pratiquent au contraire librement le « graphisme d ’ auteur », 1 Lyotard Jean-François, « Paradoxe sur le graphiste », Moralités postmoderbes, Galilée, 1993, cité par Philizot Vivien, « Les avant-gardes et leur relation avec le pouvoir dans le champ du graphisme et de la typographie », http://articulo.revues.org/589, consulté le 12 janvier 2014.
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bien souvent ancré dans le champ culturel. Ils sont connus et reconnus pour leur singularité, les clients venant à eux non pas pour qu ’ ils répondent à une commande, mais pour qu ’ ils créent ce qui les caractérise. Leur fonction de graphiste-auteur garantit en quelque sorte la qualité de leur travail. Ils deviennent alors pleinement des artistes dans le sens où ils acquièrent une autonomie, une liberté dans la commande. Dans ce cas théorique [...] le graphiste prend les commandes, laissant comme seul pouvoir au commanditaire – qui n ’ en est plus un – celui de l ’ avoir choisi et d ’ avoir écarté les autres. 1 Les graphistes-auteurs ont alors la possibilité de jouer avec les codes, et d ’ intégrer pleinement une production plastique. Ils semblent plus autonomes et jouissent d ’ une liberté d ’ expression plus importante. À la limite de l ’ objet artistique, l ’ œuvre du graphiste-auteur se détache de la commande dont elle a fait l ’ objet et du public qu ’ elle est censée atteindre. Cette transgression est possible pour les institutions ayant un public qui n ’ est plus à conquérir, et qui peuvent ainsi mettre en jeu leur image sans prendre de risque. Cette pratique du graphisme d ’ auteur est destinée à une élite : la quantité réduite de graphistes-auteurs correspond par analogie à la quantité restreinte de commanditaires et à celle de consommateurs. La visibilité de ces productions auprès du public décroît alors au profit d ’ une visibilité interne au monde du graphisme. Mais si le secteur culturel fait plus facilement appel aux graphistes expérimentaux, c ’ est car sa mission est de rendre visible l ’ ensemble de la recherche actuelle, « tendances » graphiques incluses. La nature des demandes du secteur commercial correspondrait peu souvent à l ’ expérimentation car l ’ angle d ’ approche adopté correspond à un besoin.
urel e cult mercial m s i h Grap hisme com p et gra Le design graphique est omniprésent dans notre environnement, qu ’ il soit culturel, commercial, public ou privé. Pourtant nous avons tendance à préférer une des plus petite partie du design : la culture. Cette conception très 1 Lyotard Jean-François, « Paradoxe sur le graphiste », cité par Philizot Vivien, « Les avant-gardes et leur relation avec le pouvoir dans le champ du graphisme et de la typographie »
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française du graphisme nous mène à délaisser la commande commerciale et laisser ce secteur aux agences de communication, qui lient le graphisme à la stratégie, à la performance et au marketing. Pourquoi ne désirons nous que la commande culturelle ? Nous pensons, parfois à tord, que le secteur culturel est plus ouvert et sensibilisé aux pratiques graphiques, alors que le graphisme commercial nous semble peu facile à tirer vers le haut. L ’ industrie publicitaire nous maintiens dans une culture passéiste qui sous-estime le design. 1 En laissant le secteur commercial aux agences de marketing, les mêmes recettes se répètent alors que nous pourrions pourtant rassembler culturel et commercial sous un même angle d ’ expérimentation graphique. Certaines structures commerciales sont pourtant ouvertes à des approches plus expérimentales, et ceci de plus en plus. La situation actuelle en France tend à évoluer : on peut citer le Prix HSBC pour la photographie, les Audi Talents Awards, ou la Fondation d ’ Entreprise Ricard pour l ’ art contemporain. Dans d ’ autres pays, il existe une considération égale pour le graphisme, qu ’ il soit culturel ou commercial. Les marques comme Nike font appel à des graphistes et artistes pour des projets ponctuels, qui sont très largement appréciés par le public. C ’ est le cas du studio HORT. Le studio germanique, « un endroit où travail et jeu peuvent être dits dans la même phrase » 2 , travaille aussi bien avec des annonceurs du domaine de la mode ou de la musique que de l ’ automobile. Ses membres conçoivent le travail non comme une finalité mais comme une nouvelle expérimentation, un nouvel essai. Le studio collabore avec Nike depuis 2006, créant des campagnes de communication non dénuées de caractère. C ’ est le cas de la direction artistique pour le Festival Futebol Fig. 1 Fig. 2 . Cette série de visuels fait partie du premier axe créatif développé par le studio. On observe une grande liberté et expressivité dans le traitement typographique et la gamme colorée. Pour l ’ évènement Nike The world is watching Fig. 3 , Hort a aussi expérimenté la lettre et créé une fonte pour une identité déclinée en affichage et packaging. Il n ’ y a pas d ’ image, pas de culte de l ’ effort et de la célébrité, seulement des expérimentations typographiques. Mais si culte il y a, il n ’ entrave pas 1 Adigard Erik, interviewé par Sophie Demay et Isabelle Moisy, Étapes 215, sept/oct 2013, p220 2 HORT, http://www.hort.org.uk/1
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la capacité créative du studio, comme le montre le design du catalogue Nike USA Basketball – Eastbay 2007 Fig. 4 . Les athlètes sont mis en scènes et portés par les interventions graphiques et plastiques tels que les découpages et superpositions. Le « designer-artiste » n ’ est donc pas un phénomène voué à rester confiné dans le secteur culturel. L ’ artification du graphisme tend à être totale et l ’ expérimentation possible en réponse à la plupart des commandes de communication.
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Fig. 1
HORT, proposition graphique pour le Festival Futebol, 2013
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Fig. 2
HORT, proposition graphique pour le Festival Futebol, 2013
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Fig. 3
HORT, Nike, The world is watching, 2010 © HORT
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Fig. 4
HORT, catalogue Nike, USA Basketball – Eastbay 2007 ©HORT
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IntĂŠgrer le hasard dans la stratĂŠgie de communication
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Il est difficile de classer la tendance actuelle qui mélange dépouillement fonctionnaliste et typographies fantaisistes. Le graphisme d ’ auteur, qui tend à expérimenter, aller vers l ’ art plastique et transgresser les règles s ’ est détaché de la tradition, tout en continuant d ’ être nourri par ce travail : les règles ne sont pas oubliées mais bousculées. Nous ne sommes plus sous l ’ autorité d ’ un mouvement, nous avons un rapport non linéaire au temps, que nous mixons et interrogeons constamment. Nous sommes aujourd ’ hui en équilibre entre savoir-faire et expérimentation. En transgressant des codes qu ’ ils maîtrisent, les graphistes redéfinissent la notion d ’ esthétique. La pratique actuelle du graphisme témoigne d ’ un mélange des genres, inscrite dans une logique post-moderne. La transgression est nécessaire pour bousculer les normes, les pensées, c ’ est un outil qui est d ’ un côté destructeur, et de l ’ autre, créateur d ’ un nouveau système de valeurs. Au fond, le caractère protéiforme de la transgression, de même que sa capacité à se réinventer en fonction des situations, en fait un objet vivant, en perpétuel changement, qui [...] s ’ adapte et redéfinit constamment les limites qu ’ il déplace. 1 En faisant intervenir le hasard, en superposant jusqu ’ à l ’ accumulation, en tordant la mise en page, les designers intègrent l ’ erreur dans leurs créations et transgressent les règles. C ’ est grâce à la maîtrise de ces règles qu ’ ils peuvent les transgresser, et ainsi exceller dans une apparente non-maîtrise. Maîtrisant cette non-maîtrise, réussissant à ne pas réussir, ils réussissent ce que d ’ autres ne réussissent pas, excellent dans le ratage là ou d ’ autres ratent à être excellents. 2 En 2010, Fanette Mellier a créé des modèles de contrats pour le Cipac Fig. 1 . Ces modèles à réimprimer, destinés aux artistes, jouent avec les codes graphiques des contrats types. Cases, pointillés et filets paraissent disposés aléatoirement sur la surface, étant ainsi en totale contradiction avec la rigueur habituelle des contrats. 1 Zilio Marion, « Paradoxes de la transgression », http://www.raison-publique.fr/article551.html, consulté le 23 novembre 2013. 2 Philizot Vivien, « Graphisme et transgression », http://www.revue-signes.info/document.php?id=736, consulté le 7 janvier 2014.
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Fig. 1
Mellier Fanette, supports à impression de contrats, Cipac, 2010 ©Fanette Mellier
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Le studio Claudia Basel a créé la même année le programme de la Comédie de l ’ Est Fig. 2 Fig. 3 , un graphisme entre héritage du style suisse et transgression de ce dernier. Dans un système similaire à celui de Fanette Mellier, les différents programmes ont une structure graphique identique imprimée en rouge, surmontée de typographies raturées, écrites au doigt ou avec des outils approximatifs, créant un décalage. Dans une logique post-moderniste, le studio joue dans tous ses projets avec les codes du graphisme suisse, sans toutefois les transgresser pleinement. La transgression est aussi synonyme d ’ un désintéressement, d ’ une pratique au second degré, désacralisée du design. Cependant elle est paradoxale, c ’ est ce que Nathalie Heinich appelle le paradoxe permissif 1 : les artistes cherchent à briser les frontières, aller à l ’ encontre des codes, alors qu ’ en même temps les médiateurs des centres d ’ exposition élargissent ces frontières pour permettre aux artistes d ’ y entrer. En acceptant avec tant de facilité les travaux transgressifs, les institutions vont à l ’ encontre de ce que les artistes créent pour être contre ce que les instituons acceptent, contre la notion esthétique actuelle. En ne protégeant pas les frontières de la notion d ’ art ou de qualité, les institutions réduisent la charge transgressive 2 des actions qui devaient être provocatrices. À mesure que la transgression prolifère, elle perd donc de sa force et de sa pertinence. Elle « passe peu à peu du subversif au conformisme » 3 . Où sont donc passé les limites ? La transgression serait-elle la nouvelle norme ?
tique L ’ esthé tion ra de l ’ alté Catherine de Smet explique pourquoi elle aime le travail de Vier5 dans l ’ ouvrage Pour une critique du design graphique, dix-huit essais 4 . Ce duo excentrique et polyvalent offre une expérience nouvelle du design graphique en ajoutant une dimension artistique à différents
1 Heinich Nathalie, conférence « Soumission-transgression », Institut de la Communication et des Médias d ’ É chirolles, Université Stendhal Grenoble 3, 19 décembre 2006, retranscrit par Ghislaine Trapand et remit en forme par Diego Zaccaria 2 Ibid. 3 Zilio Marion, « Paradoxes de la transgression », http://www.raison-publique.fr/article551.html, consulté le 23 novembre 2013. 4 De Smet Catherine, « Graphisme d ’ i nutilité ludique (Pourquoi j ’ a ime le travail de Vier5) », Pour une critique du design graphique. Dix-huit essais, Paris, B42, 2012
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Fig. 2
Basel Claudia, programme de la Comédie de l ’ E st , 2010
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Fig. 3
Basel Claudia, programme de la Comédie de l ’ E st , 2010
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niveaux de leur travail. Il revendique l ’ héritage des avant-gardes, leur rupture avec le passé et leur chemin vers l ’ abstraction. Ne prenez pas la lisibilité pour de la communication. Le fait qu ’ une chose soit lisible ne signifie pas que cela communique. Surtout, cela ne signifie pas que ça communique la bonne chose. 1 La lisibilité des textes n ’ est plus importante dans la création de leurs caractères typographiques, le studio estime qu ’ on ne peut plus dessiner des caractères selon les modèles ancien, ou même utiliser des caractères qui ne sont pas contemporains. Dans une optique prospective, ils sont inspirés par ce qui compose la rue et la culture urbaine, et veulent transformer le regard que l ’ on a sur la typographie au travers de leur pratique expérimentale. Le travail de Vier5 suppose un engagement du client, il nécessite sa confiance. Si le studio peut produire de tels travaux et jouer avec les limites, c ’ est uniquement grâce à la liberté qui leur est laissée. C ’ est pour cela que Pierre Bal-Blanc, directeur du CAC Bretigny, considère le travail du studio comme faisant partie du contenu du Centre d ’ Art. Vier5 a un goût pour l ’ erreur lié à l ’ accumulation, l ’ altération ou encore l ’ essai. Pour l ’ exposition La monnaie vivante au CAC Brétigny, le duo a créé et réutilisé la même affiche pour trois événements différents, en ajoutant à chaque fois les nouvelles informations par superposition. L ’ affiche Involution était envoyée par la poste pliée en huit, et collée de façon à ce que l ’ on soit obligé d ’ arracher le papier pour l ’ ouvrir. La déchirure créait alors un exemplaire unique, et faisait écho au thème de l ’ exposition. Pour concevoir l ’ identité visuelle du Museum für AngewandteKunst de Francfort, Vier5 a fait un protocole d ’ enquête préliminaire en 2005 et 2006. Ils ont créé pour cela un système éphémère de signalétique pour tester les besoins des visiteurs, une identité provisoire qui était faite de scotch et d ’ écritures au marqueur Fig. 4 . La proposition finale témoigne du processus en réinterprétant dans le logo l ’ aspect du scotch coupé et collé et en créant des irrégularités dans la fonte créée. L ’ identité typographique, bien qu ’ étant volontairement accidentée, est pourtant sophistiquée Fig. 5 .
1 Carson David, conférence « Design and discovery », traduit en français par Francois Paetzold et révisé par Thomas Blanc, TED 2003
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Fig. 4
Fig.5
Vier5, signalétique provisoire du Museum für AngewandteKunst, 2005-2006 ©Vier5
Vier5, signalétique pour le Museum für AngewandteKunst ©Vier5
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Vier5 prend donc des libertés dans la création, délaisse l ’ ergonomie au profit de nouvelles formes de communication. Les aspects fonctionnels, sans être complètement occultés, laissent une large place à une certaine forme d ’ aléas et de lâcher-prise.
« It ’ s g le po reat to be uvoir a créat kid » : if du lâche r-
prise
Lâcher-prise, sortir des normes, c ’ est se donner la chance de redevenir spontané comme un enfant, de laisser le hasard intervenir sans jugement. C ’ est ainsi que le designer Tim Brown, lors de la conférence « Tales of creativity and play » 1 , montre les liens existants entre la créativité et le jeu, notamment grâce aux expériences de Bob McKim. Bob McKim, ingénieur et professeur à Stanford, faisait faire un exercice à ses étudiants : il leur proposait de dessiner leur voisin en 30 secondes. Après ces secondes, les réactions des étudiants se traduisaient en excuses auprès de leurs voisins respectifs, les dessins étant rarement réussis. Ces réactions s ’ expliquent par la peur que l ’ on a du jugement de ses pairs, de son entourage. Cette peur bloque l ’ imagination car on a parfois peur de partager une idée, et l ’ on se censure. Cette peur n ’ existe pas chez les enfants, ils n ’ éprouvent aucune gêne à montrer leur dessin à qui bon leur semble. C ’ est en grandissant qu ’ ils deviennent plus sensibles aux jugements des autres, perdant leur liberté de s ’ exprimer spontanément. C ’ est pour cela que de plus en plus d ’ environnements de travail intègrent le jeu dans leur espace, afin de créer une cohésion, de permettre aux collaborateurs de se sentir en sécurité, non jugés. Car si le collaborateur se sent en sécurité, il est plus à même de prendre des risques, donc d ’ être innovant. Tim Brown aborde une faculté particulière de l ’ enfant, qu ’ il faudrait retrouver en tant qu ’ adulte : celle d ’ explorer. Les adultes ont un besoin rationnel de catégoriser les phénomènes, de comprendre et de connaître les choses. Chez l ’ enfant, n ’ importe quels matériel ou objet est détourné de sa fonction initiale : ils explorent et épuisent les possibilités d ’ objets. Le Test des 30 cercles, 1 Tim Brown, « Tales of creativity and play », TED Serious Play 2008, traduit par Marion de Mourgues Chapsal et corrigé par Marco Bertolini
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dérivé des tests Purdue de la créativité, consiste à transformer le maximum de cercle en une minute. Orange, ballon, poêle, les possibilités sont infinies et il est pourtant difficile de faire les 30 cercles en une minute. Car l ’ homme est trop rationnel, a tendance à brider ses idées, se corriger, et il est difficile de se débarrasser de ses habitudes. Selon Tim Brown, il faudrait retrouver les capacités propres aux enfants et à leurs jeux. Paula Scher, lors du même événement, revient quant à elle sur son parcours professionnel, et montre l ’ importance du jeu, du fait de prendre des risques, pour ne pas tomber dans ce qu ’ elle appelle le solennel. It ’ s great to be a kid. 1 Elle raconte que lorsqu ’ elle était étudiante, elle trouvait le graphisme qui se faisait « ennuyant », porté par la froideur de l ’ Helvetica. Elle « détestait » l ’ Helvetica et se plaisait à parodier des designers comme Ruedi de Hurra. Elle commença alors à mélanger les tendances comme la typographie victorienne et le pop, sans avoir bénéficié d ’ aucun apprentissage du graphisme. Ce qui était un jeu, ne semble plus possible pour elle aujourd ’ hui car elle est devenue trop instruite. La façon la plus sûre de réaliser du design sérieux, ce que je pense nous avons tous l ’ opportunité de faire, c ’ est d ’ être totalement et complètement non-qualifié pour le travail. 2 C ’ est en prenant des risques et en acceptant des commandes pour lesquelles elle n ’ a à priori pas les compétences, que Paula Scher peut jouer, faire du serious play. En 2000, elle travailla pour la première fois avec des architectes pour concevoir l ’ intérieur du Symphony Space. Elle ne comprenait pas les mots des architectes et ne savait pas lire les plans. Mais c ’ est grâce à cette ignorance qu ’ elle a pu créer quelque chose de nouveau, en se posant des questions qu ’ elle n ’ aurait pas eu si elle connaissait le sujet. D ’ autres commandes du même type sont ensuite arrivées, et une fois de plus le serious game est devenu solennel : Paula Scher, étant maintenant instruite sur le sujet, sachant comment faire, perd la faculté qu ’ elle a de créer de 1 Scher Paula, « Great design is serious, not solemn », Serious Play 2008, TED 2 « The best way to accomplish serious design, which I think we all have the opportunity to do, is to be totally and completely unqualified for the job. » Scher Paula, « Great design is serious, not solemn », traduit en français par Lorraine Boris et révisé par Emily Alexander, Serious Play 2008, TED
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manière nouvelle et naïve. En somme, à chaque fois qu ’ elle épuise un procédé, son travail devient solennel, ennuyeux, car elle sait le faire, elle ne peut plus inventer. Elle cherche donc constamment les projets qu ’ elle ne contrôle pas, contenant ce qu ’ elle ne connaît pas, avec lesquels elle peut prendre des risques, échouer, jouer : des projets qui laissent une place au hasard.
u u je ation d d r r asa llabo Le h e la co et d Actuellement le graphisme est pensé en terme de transversalité. Typographie, mise en page, webdesign, installation... La discipline s ’ ouvre à l ’ hybridation des productions, des pratiques et des médiums, comme en témoigne les studio Vier5 ou Akatre qui font, en plus de leur activité graphique, de la mode, du design ou de l ’ art plastique. Le graphisme abolit les hiérarchies des domaines tout en affirmant ses spécialités ; les domaines sont dorénavant emboîtés les uns dans les autres et nous devenons transdisciplinaires. Portant cette évolution, les écoles créent de plus en plus de promotions mixtes, mélangeant les domaines des arts appliqués afin qu ’ ils se nourrissent les uns les autres. Le hasard s ’ immisce dans ces échanges lorsque le projet passe de main en main, il instaure de nouveaux modes de travail qui ne sont pas figés. Certains groupes se créent, comme Graphmique, un collectif de graphistes, photographes et céramistes qui expérimentent en binôme. Leur but est de croiser les disciplines et d ’ étendre leur champ de résonance. Le groupe confronte ses recherches régulièrement dans le « Laboratoire de collusion, [...] [où] les intérêts et les contraintes de chaque domaine d ’ action des membres de Graphmique se rencontrent, se démultiplient en principe ou en règle, véritables catalyseurs d ’ hypothèses intellectuelles, sensorielles et spatiales » 1 . Les productions Fig. 6 , composées de structures graphiques, établissent alors un nouvel équilibre entre design produit, architecture et graphisme. D ’ autres studios, à la manière des surréalistes, réunissent leurs membres pour expérimenter de nouvelles façons de créer ensemble. Ils intègrent alors la contingence liée à l ’ autre et se servent du déroulement aléatoire du jeu pour rebondir jusqu ’ à un résultat.
1 Graphmique
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Fig. 6
Vincent Gebel et Marit Kathriner, exposition Graphmique #2 à la galerie Accro Terre, Paris ©Anthony Girardi
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C ’ est le cas du groupe Conditional Design, qui se réunit tous les mardis pour jouer en groupe grâce à des protocoles créatifs. Leur travail se concentre plus sur le processus que sur le résultat, the process is the product lit-on dans leur manifeste. Ils se confrontent à des contraintes sous forme de règles qu ’ ils éprouvent ensemble en dialoguant, en discutant des solutions lorsqu ’ un problème survient. A la fin de l ’ année 2013, sous le nom Moniker, Luna Maurer, Jonathan Puckey et Rœl Wouters ont créé un portrait à quatre mains. Chacun de leur portrait défile à une seconde d ’ intervalle, projetés sur une feuille. Chacun muni d ’ un feutre de couleur différente, comme c ’ est souvent le cas, ils dessinent ensemble ce qui apparaît : le résultat est un Projection Pencil Portrait, portrait hybride mélangeant leurs quatre têtes. Le Seveteen Say Studio, groupe d ’ étudiants du Maryland Institute College of Art, a quant à lui exploré le processus créatif sous forme de jeu compétitif. L ’ une de leurs expériences est Design Ping Pong : une performance publique où deux équipes de deux joueurs créent un poster chacune. Il y a trois tours de huit minutes, où les équipes travaillent autour d ’ un thème commun. Chaque équipe doit respecter une règle secrète déterminée par le public durant le second tour. Le dernier tour est réservé à l ’ édition et la finition. Ainsi, le studio fait du processus créatif une performance, l ’ éprouve en direct. En travaillant dans l ’ urgence, sous forme d ’ un jeu d ’ équipe, ils testent leur capacité à improviser et laissent place à la spontanéité. Cette expérience se rapproche des happening des années 1950, mot qui signifie « ce qui advient là, sans préméditation » 1 , éprouvé notamment par Fluxus. En 1962, le groupe fait une série de concerts au Städtische Museum, où il doit composer dans l ’ urgence trois heures de musique anti-violon après avoir renvoyé les violonistes qui devaient jouer. Le happening, voulant transformer la vie en œuvre d ’ art, intégrait souvent les spectateurs. Le jeu permet lui aussi de les faire participer simplement grâce aux règles. Le spectateur devient acteur, il contribue à créer l ’ œuvre, en fait partie. Le studio Moniker est pour cela une référence en matière de collaboration entre designers ou avec les spectateurs. Do not touch Fig. 7 est une vidéo en ligne, créée pour promouvoir la musique Kilo du groupe Light Light. Cette vidéo propose de suivre des instructions simple comme « rester dans la zone verte », « former un point » ou « jouer de la basse ». Dans ce jeu l ’ internaute interagit 1 Groupes Mouvements Tendances de l ’ a rt contemporain depuis 1945, « Happening », École Nationale Supérieure des Beaux Arts Paris, 1898, p.136
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Fig. 7
Moniker, crowd-sourced video pour la chanson Kilo du groupe Light Light, donottouch.org/
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Fig. 8
Seventeen Day Studio, Logo Parlor
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avec ses pairs, car sur la vidéo sont présents notre curseur, mais aussi celui des autres. Cette technologie qui permet d ’ interagir quasiment en direct – notre curseur étant en réalité enregistré et présent pour une heure sur la vidéo – est une plus value conséquente à un « simple » clip promotionnel. Elle permet d ’ ouvrir la création à l ’ aléa en laissant autrui y participer. Le hasard est aussi présent dans les procédés de création via la génération aléatoire, qui permet de produire en série des résultats uniques, et de placer le spectateur en déclencheur de la production. Seveteen Day Studio a créé Logo Parlor Fig. 8 , un système qui génère un logo et ses cartes de visite en huit minutes. Les visiteurs remplissent un questionnaire où ils notent leurs différentes compétences de 1 à 10. Ces compétences sont issues d ’ un sondage où apparaît les qualités les plus mentionnées par les candidats durant les entretiens. Durant l ’ exposition, les visiteurs étaient encouragés à remplir ce questionnaire pour créer leurs cartes de visites personnelles. Chaque logotype est ainsi composé d ’ un motif, de différentes formes qui lui sont propres. Si le procédé est statistique, la multitude des possibilités offre pourtant une surprise unique à chaque changement de paramètres.
Con
clusi
on
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Forget All the Rules About Graphic Design. Including the Ones in this Book. 1 Transgresser les règles, pousser les limites, briser les frontières entre les domaines : le graphisme actuel perd ses repères, la seule règle étant de ne pas en avoir. Il s ’ inscrit dans une logique post-moderniste, revendiquant ouvertement ses références au passé tout en affirmant son appartenance au monde contemporain. Le graphisme est libéré de toute hiérarchie de valeur et pratique librement le mélange de genres, de disciplines et d ’ époques. Lâcher-prise, rencontre, erreur ou contrainte, le hasard est un outil participant à cette transgression dans le design graphique. Aujourd ’ hui l ’ art s ’ intègre dans le graphisme de commande, particulièrement dans le marché culturel, faisant du graphiste un auteur à part entière. Les graphistes cherchent et trouvent de nouveaux moyens de créer, notamment ensemble. Le graphisme s ’ ouvre à la pratique du multiple, se nourrit de l ’ interaction avec le spectateur, emprunte des bifurcations inattendues. Le spectateur n ’ est plus relégué au stade d ’ une passivité contemplative, il devient un acteur qui participe à la création. Le hasard s ’ intègre ainsi au design graphique, en intervenant lorsque le projet passe de designers en designers, en s ’ immisçant dans le déroulement du jeu créatif. Grâce à un cadre définit autorisant cependant des variables, il est alors possible de reprendre les processus, les décliner, les approfondir et les relancer comme on relancerait une poignée de dés.
1 Gill Bob, titre du livre Forget All the Rules About Graphic Design. Including the Ones in this Book, New-York, Watson-Guptill Publications, 1981, cité par De Smet Catherine, Pour une critique du design graphique. Dix-huit essais, « Apprendre et désapprendre », Paris, B42, 2012.
Remerciements
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La réalisation de ce mémoire a été possible grâce à différentes personnes à qui je voudrais témoigner ma reconnaissance. Je tiens tout d ’ abord à remercier mes deux tuteurs, France Latournerie et Bastien Sion, pour leur suivi, leurs conseils avisés et leurs encouragements. Je remercie Laure Boer et Sebastian Bissinger du studio BANKTM pour leurs précieux conseils en matière de mise en page, ainsi que l ’ ensemble du corps professoral et administratif de l ’ ESAAT qui m ’ a offert un cadre de travail plus que confortable durant mes études. Je remercie les membres de ma promotion et mes amis de m ’ avoir soutenue tout au long de ces deux années, et également mon colocataire Martin pour avoir créé un environnement chaleureux et propice au « random ». Je remercie enfin ma famille, qui malgré son incompréhension chronique du métier, m ’ a permis de persévérer dans cette voie.
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Imprimé à Lille, 2014 Papiers Cyclus Silk demi-mat recyclé 130g Olin Smooth extra blanc 90g Typographies Minion Pro, Robert Slimbach pour Adobe Systems. Gill Sans, Eric Gill pour Monotype Corporation.