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Le « scandale » du cheval transformé en bœuf.

Jean-Louis Lambert Socio-économiste

mai 2013

Comme dans les affaires précédentes (vache folle, grippe aviaire, etc.), lors du « scandale » du cheval, les mangeurs ont découvert des éléments de la chaîne qu’ils n’imaginaient pas. Ces découvertes les troublent et provoquent chez eux un renforcement de la méfiance sousjacente. Alors qu’il s’avérera que l’affaire concernait plusieurs pays européens, ce sont les Anglais qui réagissent en premier. Pour eux, l’idée qu’on leur a fait manger du cheval les perturbe autant que si cela avait été du chien ou du chat. Le ministre de l’intérieur a même parlé « d’affaire criminelle » et confié l’enquête à Scotland Yard. Dans l’univers des animaux domestiques, le cheval a toujours occupé une position un peu particulière. Prédécesseur des moyens de transport modernes, le cheval est utilisé pour les déplacements. Pour cela, on « le monte ». Le contact est alors source d’intimité particulière entre l’homme et l’animal. La figure de l’homme-animal est ainsi reprise dans diverses mythologies. Si d’autres animaux comme l’âne, le mulet et les chameaux sont aussi « montés », les chevaux ont été préférés par les soldats et utilisés par les nobles comme signe de distinction pour la chasse et les courses. C’est encore particulièrement le cas en Angleterre avec les chasses à courre et les jeux de polo. La consommation de cheval (l’hippophagie) a donc été historiquement relativement limitée. Avec la mécanisation des moyens de transport depuis un siècle, l’abandon de la traction animale par le cheval contribue à le positionner essentiellement comme compagnon de l’homme. Ce seul nouveau statut du cheval renforce la tendance historique à la faible consommation. Le scandale de la viande de cheval rappelle d’abord que pour les mangeurs, les frontières du comestible ne sont pas perméables. Tous les arguments dits « rationnels » sur les qualités nutritionnelles, voire organoleptiques, de la viande de cheval et sur l’absence de problèmes sanitaires dans cette affaire ne réduisent pas le profond dégoût provoqué chez ceux qui excluent le cheval de l’univers du comestible. Les mangeurs ont découvert également ce que les professionnels appellent depuis longtemps du « minerai ». Dans nos sociétés de riches saturés de nourriture, nous mangeons beaucoup de viandes et nous sélections les « meilleurs morceaux ». La consommation se réduit aux muscles et, en France par exemple, même les muscles des quartiers avant de bovins sont délaissés. Au fur et à mesure du développement des niveaux de vie, les humains abandonnent la consommation des moelles osseuses, des cervelles, des abats, du gras intermusculaire, de la peau et même des muscles considérés comme insuffisamment tendres. Les consommations de ces morceaux encore pratiquées par les populations pauvres au niveau mondial peuvent ainsi

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être considérées comme des indicateurs de développement. On pourrait rappeler que la recette primitive du cassoulet était un ragoût de fèves dans lequel on ajoutait « pour donner du goût » des morceaux de porc difficilement mangeables comme les pieds et la couenne de lard. Les défenseurs de la « véritable recette du cassoulet de Castelnaudary » revendiquent le maintien de ces morceaux dans la recette. Ces morceaux ainsi que les oreilles sont encore des éléments incontournables de la recette emblématique brésilienne la fejuada, qui est un équivalent du cassoulet. On trouve également ces morceaux dans les boucheries de la côte basque espagnole à moins de 100 km de la France. Mais les professionnels ont cherché à valoriser les morceaux délaissés par les consommateurs. La récupération des peaux, des os, du sang et de certains abats transformés en farine animale a été appelé par les professionnels la « valorisation du cinquième quartier ». De même, les petits morceaux résultants du désossage et du parage des muscles ont été utilisés pour la consommation humaine en charcuteries et steaks. L’utilisation croissante de la mécanisation du désossage augmente les volumes de ces morceaux. C’est ce que les professionnels ont appelé le « minerai ». Alors qu’ils admettent très bien les mélanges de muscles et de gras pour les pâtés, les rillettes, les saucisses et les saucissons, les Français sont très puristes concernant le steak haché de bœuf. Ils considèrent majoritairement qu’ils doivent être élaborés seulement à partir de muscles de bœuf. Les mélanges d’espèces animales et encore plus l’ajout de protéines végétales entraîne généralement une appréciation de qualités moindres. De manière générale, le non-respect d’une recette provoque chez les mangeurs un trouble cognitif qui déclenche une baisse de préférences voire un dégoût. Il n’est donc pas étonnant que la découverte de l’utilisation du « minerai » ait provoqué un dégoût assez généralisé. On a pu ainsi entendre : « mais il peut y avoir des bouts d’os ». Le vocabulaire professionnel de minerai n’est pas dans l’univers alimentaire de celui des mangeurs et provoque donc chez eux un trouble de classification. Des représentants d’associations de consommateurs comme Olivier Andrault peuvent ainsi dire « ce n’est pas de la viande » et revendiquer que l’appellation viande hachée ne puisse pas être utilisée. Il est intéressant de noter que le rejet de ce minerai intervient en même temps qu’une prise de conscience des gaspillages alimentaires et d’un consensus croissant pour les réduire. Les mangeurs qui connaissent de moins en moins les systèmes alimentaires ont également découvert la division du travail entre de nombreux opérateurs spécialisés sur toute la chaîne. Pour les mangeurs qui voudraient savoir qui a fabriqué, la découverte de cette multiplicité des opérateurs les inquiète. L’internationalisation des opérateurs et la complexité des circuits font conclure à une grande opacité. Le mode de pensée magique avec la croyance de la contamination symbolique est alors renforcé par l’intervention d’étrangers dans le système. En réponse, les professionnels de la filière saisissent l’occasion pour relancer des labels sur l’origine française des viandes. L’objectif affiché de réassurance des consommateurs peut alors cacher une stratégie de protection commerciale par des barrières douanières déguisées. L’opacité perçue par les mangeurs les a également amenés à la conclusion que la traçabilité ne fonctionnait pas. La rapidité avec laquelle ont été précisés les circuits de produits et

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d’informations montre bien au contraire que les outils de gestion de la traçabilité sont efficaces. Par contre, il est évident que ces outils ne comportent pas de détecteurs de mensonges pour repérer les falsifications effectuées par erreur, « négligence » ou intentionnellement. Le fait qu’il ait fallu plusieurs semaines pour identifier les opérateurs qui ont fraudé ne remet pas en cause les systèmes de traçabilité utilisés. Il est utile de rappeler à cette occasion que le principal objectif des traçabilités mises en place est la gestion sanitaire des produits, avec la possibilité de déclencher leur retrait de la chaîne en cas d’identification de dangers. C’est donc un outil de communication entre les professionnels pour la gestion des produits et pas un outil de communication entre les professionnels et les consommateurs. S’il peut être rassurant pour les mangeurs, par contre il ne se substitue pas à de la communication plus ciblée à leur égard. Dans cette affaire, c’est la tromperie de certains opérateurs qui a principalement été retenue. On a ainsi généralement parlé de « scandale » pour désigner la faute au sens moral et non pas le terme de « crise », dans la mesure où la fraude n’entraînait pas de problèmes sanitaires. On peut d’ailleurs noter que ce terme de crise au sens sanitaire a été quelquefois utilisé de manière exagérée comme pour le poulet à la dioxine où la probabilité de dangers était très faible. Par contre, le terme de crise était plus s’approprié au sens économique pour désigner les conséquences négatives pour les professionnels. Il est encore trop tôt pour évaluer les pertes subies par les professionnels à la suite de ce « scandale du cheval ». Les préoccupations se sont surtout développées sur les plats préparés. Depuis de nombreuses années, l’idée s’est répandue et très largement médiatisée que ces plats préparés industriellement sont moins bons (dans tous les sens du terme) que les plats « faits maison ». Pour de nombreux mangeurs (peut-être même la majorité), le scandale a confirmé leurs croyances. La représentation des qualités des plats industriels est en effet le résultat de la pensée magique qui oppose de manière binaire les « méchants » industriels (surtout les géants des multinationales) aux « gentils » (artisans, « femmes au foyer »). Les « bons » produisent de « la qualité » alors que des « mauvais » ne peuvent provenir que des produits pas bons. Or les plats cuisinés sont dans un ensemble très hétérogène (le « prêt à manger ») avec des gammes de prix très larges, incluant des produits de luxe pour des consommations festives. Les caractéristiques qualitatives sont donc variables alors que les discours sont très généralisateurs. Selon ce raisonnement, les industriels de l’alimentation ont pour seul objectif le maximum de profits et pour cela les qualités minimales des produits. La perception des coûts est très biaisée chez les consommateurs. Ils font de manière assez générale la comparaison entre les prix d’achat des plats préparés, y compris en restauration, et les prix des ingrédients pour les préparations à domicile. Les coûts des productions domestiques sont très sous-estimés : le travail (majoritairement des femmes) n’est pas rémunéré et les coûts directs notamment énergétiques ne sont pas évalués. Ils ne le sont pas plus dans les analyses de cycle de vie des bilans carbone par exemple, ce qui génère l’idée très répandue que le fait maison est plus écologique que l’industriel. Il n’est donc pas surprenant que les coûts des fabrications industrielles soient largement sous-estimés. Ils ont été très rarement évoqués dans les médias

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(à l’exception de l’émission de M6 Capital Alimentation : si vous saviez ce que vous mangez ! du 5 mai). Il en découle un imaginaire de profits massifs alors que les résultats nets par rapport au chiffre d’affaires voisinent les 0,5 % depuis plusieurs dizaines d’années dans la filière bovine et sont en moyenne de 2,5 % dans la branche des plats préparés. Alors que ces résultats financiers sont majoritairement inférieurs au rendement des livrets d’épargne ou d’assurance-vie, les consommateurs utilisent le terme de « profit » pour marquer l’idée de désapprobation morale. Jusqu’à cette affaire, on parlait de « négociants » pour désigner les opérateurs commerciaux. Il est notable que c’est le terme de « traders » qui a été utilisé. Dans le contexte des suites économiques graves de la crise financière, l’utilisation du terme « traders » à des connotations fortement négatives. Ainsi, à la croyance que les « méchants » industriels de l’alimentation sont des « empoisonneurs » s’ajoute celle qu’ils sont aussi des voleurs. Or depuis plus de 25 ans en France, le niveau de dépenses alimentaires par tête en monnaie constante plafonne alors que les professionnels fournissent progressivement de plus en plus de services associés aux ingrédients. Comme la crise de la vache folle, ce scandale du cheval rappelle que la stratégie qui consiste à toujours tirer les prix vers le bas a des limites économiques mais également qualitatives pour les produits. Il est évident que cette stratégie est rarement choisie par les industriels mais le résultat de la pression de la grande distribution, qui répond par là aux pratiques assez généralisées des acheteurs de produits « bon marché ». Dans la lignée des crises précédentes, ce scandale a contribué à augmenter la méfiance des mangeurs à l’égard des industriels de l’alimentation qu’ils considèrent comme seuls responsables et qu’ils stigmatisent. Il renforce également la revendication croissante des citoyens-mangeurs du droit à l’information : « savoir ce que l’on mange ». Mais dans le cas présent, la tromperie (qui est facilement généralisée à l’ensemble des professionnels) ajoute un élément de perte de confiance difficile à compenser. En effet, les communications ou les systèmes tels que la traçabilité qui se veulent rassurants sont peu crédibles et même peuvent alors être contre-productifs : « ils font ça pour mieux nous cacher la réalité ». Enfin, l’analyse des conséquences économiques des crises précédentes a montré des chutes de consommation temporaire qui durent tant que le bruit médiatique est important sur la question. Les consommations reprennent ensuite leur tendance qui dans le cas de la viande bovine par exemple avaient déjà commencé à être à la baisse avant la crise de la vache folle. Les crises sont donc des facteurs d’accélération des tendances. Dans la mesure où ce scandale de la viande de cheval est essentiellement associé aux plats cuisinés, il a provoqué une baisse temporaire de leur consommation. Par contre la tendance généralisée à la croissance des produits prêts à manger reprendra assez rapidement car elle repose sur des évolutions importantes des modes de vie.

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