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Les livres du mois
from Retraites – Contre points
by UGICT CGT
Civilisation Sortir la science d’une panne de sens
Opposer les scientifiques à un « public prêt à croire n’importe quoi» –et qu’il faut maintenir à distance – est un désastre politique. «Ceux qui savent» deviennent les bergers d’un troupeau tenu pour foncièrement irrationnel. Aujourd’hui, une partie du troupeau semble avoir bel et bien perdu le sens commun, mais n’est-ce pas parce qu’il a été humilié, poussé à faire cause commune avec ce qui affole leurs bergers? Quant aux autres, indociles et rebelles, qui s’activent à faire germer d’autres mondes possibles, ils sont traités en ennemis. Si la science est une «aventure» –selon la formule du philosophe Whitehead –, ce désastre est aussi scientifique car les scientifiques ont besoin d’un milieu qui rumine («oui… mais quand même») ou résiste et objecte. Quand le sens commun devient l’ennemi, c’est le monde qui s’appauvrit, c’est l’imagination qui disparaît. Là pourrait être le rôle de la philosophie: souder le sens commun à l’imagination, le réactiver, civiliser une science qui confond ses réussites avec l’accomplissement du destin humain. Depuis Whitehead, le monde a changé, la débâcle a succédé au déclin qui, selon lui, caractérisait «notre» civilisation. Il faut apprendre à vivre sans la sécurité de nos démonstrations, consentir à un monde devenu problématique, où aucune autorité n’a le pouvoir d’arbitrer, mais où il s’agit d’apprendre à faire sens en commun.
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Isabelle Stengers, Réactiver l e sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcl e,
La Découverte, 2020, 208 pages, 18 euros.
Pouvoir Multinationales en coulisses
On évoque souvent les «lobbies» de façon abstraite, créatures fantastiques venues du mystérieux pays du Marché, douées de superpouvoirs corrupteurs et capables de modifier la loi à leur avantage. Pourtant, les firmes qui constituent ces lobbies ne sont pas anonymes et leur influence n’a rien de magique. C’est cet univers méconnu que Stéphane Horel, grâce à des années d’enquête, nous fait découvrir dans ce livre complet et accessible. Depuis des décennies, Monsanto, Philip Morris, Exxon, Coca-Cola et des centaines d’autres firmes usent de stratégies pernicieuses afin de continuer à diffuser leurs produits nocifs, parfois mortels, et de bloquer toute réglementation. Leurs responsables mènent ainsi une entreprise de destruction de la connaissance et de l’intelligence collective, instrumentalisant la science, créant des conflits d’intérêts, entretenant le doute, disséminant leur propagande. Dans les cercles du pouvoir, on fait peu de cas de ce détournement des politiques publiques. Mais les citoyens n’ont pas choisi d’être soumis aux projets politiques et économiques de multinationales du pétrole, du désherbant ou du biscuit. Une enquête au long cours, à lire impérativement pour savoir comment les lobbies ont capturé la démocratie et ont fait basculer notre système en « lobbytomie ».
Stéphane Horel, Lobbytomie. Comment l es l obbies
empoisonnent nos vies et l a démocratie, La Découverte, 2018, 368 pages, 21,50 euros.
Borsalino Béton Quand la ville s’effondre Depuis l’effondrement, le 5 novembre 2018, de deux immeubles, rue d’Aubagne, dans le quartier de Noailles à Marseille, et la mort de huit habitants, la gestion de Jean-Claude Gaudin est pointée du doigt de toutes parts. À la veille d’élections municipales qui marqueront la fin de vingt-trois ans de règne sans partage, la valse des prétendants prend les allures d’un fascinant jeu de massacre, où les marionnettes préfigurent la partition électorale à venir. Dans une ville qui se paupérise plus qu’elle ne se gentrifie, les réseaux d’influences se pilotent depuis les quartiers riches. De cet effondrement annoncé beaucoup espèrent émerger pour gouverner la ville. Mais rien ne pousse sur un tas de gravats. Sinon de l’herbe folle. Entre l’enquête de terrain et le réquisitoire implacable, ce livre dénonce le système d’une ville gangrenée par la corruption et par l’incompétence.
Philippe Pujol, La Chute du monstre.
Marseill e année zéro, Seui , 2019, 288 pages, 19 euros.
Liberticides Émotions et calculs
Le 9 décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe dans la Chambre des députés, en pleine séance, faisant quelques blessés légers. Deux jours plus tard, la même assemblée vote à la hâte la première des «lois scélérates» réprimant la presse et les opinions anarchistes, dont certaines dispositions –le délit d’apologie par exemple – sont promises à un long avenir. On doit à La Revue blanche d’avoir mené la bataille contre les lois scélérates de 1893-1894 en rassemblant dans une brochure de 1899 les plumes de Francis de Pressensé (fondateur de la Ligue des droits de l’homme), d’Émile Pouget (bientôt secrétaire adjoint de la CGT) et d’un jeune juriste, Léon Blum. Lecteur averti de ces textes, Raphaël Kempf revient sur l’élaboration et l’application de ces lois d’exception et nous en livre la formule: votées dans l’émotion, elles donnent un pouvoir extraordinaire à l’État, à la police et au ministère public pour réprimer des adversaires politiques, avant de cibler peu à peu tous les citoyens.
Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les l ois sc él érates, des anarch istes
aux terroristes, La Fabrique, 2019, 232 pages, 13 euros.