3 minute read

Les polars Fantômes de Tchernobyl à La Havane

Next Article
Grenoble/Portraits

Grenoble/Portraits

lire les polars Fantômes De tchernobyl à La Havane

Morgan audic Met en scène un tandeM d’enquêteurs russo-ukrainien dans la ville abandonnée de PriPiat, tandis que le Personnage fétiche de leonardo Padura est tourMenté Par une vierge noire.

Advertisement

Les Trophées 813, fruit d’un vote populaire de

plus de 800 lecteurs, se sont imposés comme une des plus marquantes récompenses de la littérature policière. Cette année, les suffrages pour un ouvrage francophone se sont majoritairement portés sur Morgan Audic et son deuxième roman, pour le moins insolite. De bonnes raisons de mourir nous propulse dans la région dévastée de Tchernobyl. Dans un immeuble désaffecté de Pripiat, ville fantôme depuis la catastrophe nucléaire, est retrouvé le corps mutilé d’un homme entouré, mise en scène macabre, d’animaux empaillés. Joseph Melnyk, milicien chargé de l’enquête, identifie la victime comme étant le fils d’un oligarque russe, Vektor Sokolov. À Moscou, ce même Sokolov propose une forte somme à Alexandre Rybalko, flic borderline, pour mettre la main sur le meurtrier… et l’abattre. Les investigations officielles et officieuses de Melnyk et Rybalko vont converger vers un double homicide, non résolu, survenu aux abords de la centrale, la nuit de l’explosion. La singularité première de ce roman réside dans son décor abominablement sublime, zone d’exclusion irradiée, morbide et fascinante. Immersion hallucinante dans les décombres d’un lieu abandonné en toute hâte, restitué à travers moult détails grâce auxquels l’auteur nous fait saisir l’ampleur d’une tragédie dont les conséquences perdurent de nos jours. On est sidéré par l’existence pérenne d’une population clandestine qui s’y dissimule pour mieux s’adonner à de lucratifs trafics. Par la révélation, au détour d’une phrase, que des meubles de notre salon ou de notre cuisine sont potentiellement à base de bois contaminé. Ou par le cynisme de tour-opérateurs qui ont élaboré, à l’usage de touristes fortunés avides de frissons macabres, un programme de visite du site. Cette ambiance surréaliste rehausse une belle galerie de personnages – telle cette opiniâtre militante d’une Ong qui se débat en faveur d’un centre pour enfants handicapés nés de parents irradiés. L’ensemble est dominé par la stature des deux enquêteurs, que tout oppose mais qui vont s’allier pour en finir avec un tueur hors norme. Melnyk l’intègre blessé, muté à Tchernobyl pour avoir dénoncé les malversations d’un supérieur, dont l’épouse s’éloigne de plus en plus de lui, terrifiée à l’idée d’être infectée. Rybalko, le vétéran de Tchétchénie revenu de tout, qui sait ses jours comptés, que le mal le ronge depuis ce 27 avril 1986 où il a fui (trop tard) Pripiat, la ville de son enfance. Mais surtout Melnyk l’Ukrainien et Rybalko le Russe… En inscrivant en toile de fond le conflit russo-ukrainien post-Maïdan et ses déliquescences, Morgan Audic insuffle à son récit une dimension géopolitique transcendant la simple traque criminelle. Et réussit l’improbable osmose du thriller et du roman noir. Du premier, il retient une tension soutenue, des situations grand-guignolesques (mais pas trop), un crescendo dans le rythme et un final avec twist glaçant. Du second, la dénonciation sociale et politique, le questionnement sur le bien et le mal, la désespérance des êtres. Malin, efficace et maîtrisé… Le trophée dédié à un texte étranger sacre un écrivain cubain. Leonardo Padura a initié les déambulations de Mario Conde en 1991. Ce lieutenant enquêteur, allergique à la violence, qui poursuit des rêves d’écriture, est farouchement attaché à la recherche de sa propre vérité autant qu’à celle de son île natale. Neuf titres et deux décennies plus loin, ayant démissionné de la police havanaise (en soutien à un chef écarté), le flic s’est mué en traqueur de livres anciens, sa passion de toujours, mais ne dédaigne pas de mener des investigations privées… La Transparence du temps le voit ainsi, répondant à l’appel d’un ex-condisciple universitaire, lancé sur la piste d’une statue de vierge noire dérobée. L’intrigue policière s’emboîte dans la narration parallèle du parcours de cette œuvre d’art au cours des siècles. L’histoire dans l’histoire en quelque sorte, sans faux pas narratifs. Dans cette enquête mouvementée et douce-amère, Conde, désormais sexagénaire, se confronte à un délitement temporel qui harcèle les fantômes de ses incertitudes. La prose nostalgique et somptueuse de Padura est un vertige de mots qui se déguste lentement. Où la lucidité amère sur la décrépitude et les faux-semblants d’une nation ne peuvent mieux se résumer ainsi: «Le masque pour le plaisir du masque, le déguisement comme vérité suprême.» ▼

Serge breton

BIBLIOGRAPHIE • Morgan audic, De bonnes raisons De mourir, Albin Michel, 2019, 496 pAges, 21,90 euros. réédition Au forMAt poche en 2020.

• Leonardo Padura, La Transparence Du Temps, MétAilié, 2019, 448 pAges, 23 euros. tous les MArio conde sont en poche chez points seuil.

This article is from: