Stress - mortel Alibi

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TRAVAIL

Stress Mortel alibi Contraintes de reconnaître les phénomènes de souffrance au travail, a fortiori depuis qu’ils se traduisent par des suicides dénoncés publiquement, les entreprises cherchent à se racheter une conduite. Leurs professions de foi dans le bien-être au travail font les choux gras des revues d’économie et de management, et une multitude d’activités se développent autour du « mieux vivre en entreprise » - allant des sessions de formation pour mieux gérer son temps aux séances de massage ou de relaxation -, sans que jamais les racines du mal soient attaquées.

Quels managements alternatifs ? La floraison de « bouts de ficelle » managériaux ne doit pas dissimuler une tendance lourde à la redéfinition permanente du management, en fonction des crises et des difficultés de la période. Eve Chiapello dresse une typologie des différentes tendances actuelles et rappelle que de nouvelles pratiques managériales n’émergeront pas sans un renforcement et une coordination d’un mouvement critique capable d’imposer un rapport de forces favorable à un nouveau compromis social et écologique.

PIERRE HECKLER / MAXPPP

“Prendre soin” du travail

SOMMAIRE LES ENTREPRISES PARLENT “STRESS”, LES SALARIÉS VEULENT “PRENDRE SOIN” DU TRAVAIL PAGES 17-19

Pour en finir avec la souffrance

REPÈRES PAGE 20

Pas d’autre solution que de s’attaquer à ce qui l’engendre. Organisation du travail et management, emploi et reconnaissance des qualifications, conditions d’exercice du professionnalisme, formation et solidarités : opinions croisées et tour d’horizon de l’agenda revendicatif, des négociations sur le stress au travail aux situations d’entreprises. Ou comment s’appuyer sur les contradictions du réel pour en modifier la donne...

POINT DE VUE DE FRÉDÉRIQUE GUILLON : EXPERTISES, DE BIEN ÉTRANGES AUTOPSIES PAGE 21

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MANAGEMENT ALTERNATIF : UNE QUÊTE BIEN VIVANTE PAGES 22-23 TABLE RONDE PAGES 24-27

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Les entreprises parlent “stress”, les salariés veulent “prendre soin” du travail... Contraintes de reconnaître les phénomènes de souffrance au travail, a fortiori depuis qu’ils se traduisent par des suicides dénoncés publiquement, les entreprises cherchent à se racheter une conduite. Leurs professions de foi dans le bien-être au travail font les choux gras des revues d’économie et de management, et une multitude d’activités se développent autour du « mieux vivre en entreprise » – allant des sessions de formation pour mieux gérer son temps aux séances de massage ou de relaxation –, sans que jamais les racines du mal soient attaquées. Ainsi, comme en témoigne l’accord du même nom signé à l’été 2008, les entreprises s’accrochent à la gestion du « stress au travail » comme à une bouée de sauvetage, mais refusent de voir que c’est le travail qui va mal... L’accord sur le stress (signé par la Cgt) engage OPTIONS N° 554 / FÉVRIER 2010

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pourtant les entreprises à négocier avec les élus du personnel l’amélioration des conditions et de l’organisation du travail quand leur nocivité sur la santé physique ou mentale des salariés est manifeste. Les Chsct (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions travail) sont notamment en charge de négocier un « Document unique d’évaluation des risques » (Due), qui désormais est censé prendre en compte les risques psychosociaux, également appelés « risques organisationnels » : le Due doit en théorie intégrer l’idée que des symptômes individuels – troubles du sommeil, crises de larmes, anxiété, mal de dos, troubles musculo-squelettiques (Tms) –, d’autant plus s’ils sont relevés chez plusieurs salariés, sont forcément le signe, non pas de l’incapacité des salariés à faire leur travail, mais d’une organisation et de conditions de travail défaillantes.

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TRAVAIL Les entreprises parlent “stress”, les salariés veulent “prendre soin” du travail... … De fait, les entreprises sont peu nombreuses à

s’être pliées à cette obligation. « Elles se moquent des amendes qui pèsent sur elles, souligne Yves Buongiorno, conseiller confédéral sur la question travail-santé. Elles se savent cependant responsables de la santé de leurs salariés, alors certaines préfèrent se couvrir en cas de suicide, en négociant des Due plus ou moins bidons. Dans la période, nous disposons pourtant de marges de manœuvre pour empêcher de telles pratiques et remettre en avant le travail, négligé en tant que réalité par les directions, qui ne s’intéressent qu’à son résultat : plus de valeur ajoutée, plus de marge. Nous devons aussi reconstruire sa dimension collective, car la relation de travail est bien plus qu’un lien de subordination à un supérieur hiérarchique ou à un objectif de rendement. »

Les entreprises, expertes en tours de passe-passe

NORBERT FALCO / MAXPPP

Deux salles ont été équipées de machines à café et de banquettes, et quelques places ont été réservées dans la crèche près du site…

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Comment faire ? C’est la question que se posent les salariés et les syndicalistes confrontés à la résistance offensive des directions d’entreprises. Prenons General Electric Medical Systems (Gems), filiale du groupe américain, spécialisée dans l’appareillage d’imagerie médicale, qui emploie notamment deux mille personnes à Buc (Yvelines), pour 85 % des Ict. Le 19 novembre dernier, Gems s’est vu décerner par le ministre du Travail, Xavier Darcos, le premier trophée « Mieux vivre en entreprise », catégorie entreprise citoyenne... par le groupe « RH et M », réseau rassemblant des professionnels des ressources humaines et des cadres du management, qui édite une revue et organise nombre de séminaires et de formations sur ces questions. Pourtant, vu des coulisses, Gems n’a pas de quoi s’autocongratuler, comme en témoigne Jocelyne Chabert, représentante Cgt au Chsct, qui a été en première ligne lors des « négociations » tant vantées. « Nous ne cessons d’alerter la direction, depuis 2004, sur les surcharges de travail et le surmenage. Nous avons fait faire une expertise – rendue en 2006 – et dé taillé point par point comment il était possible, avec les salariés, de redéfinir les postes de travail, les objectifs individuels et collectifs, les moyens d’évaluer et

surtout de reconnaître le travail de chacun plutôt que de porter un jugement sur les personnes. Nous avons associé à nos réflexions tous les acteurs de la santé au travail, des médecins, inspecteurs du travail, ergonomes, psychologues, la Cram, l’Anact. Tout ce travail a été balayé par la direction, qui a mandaté son propre cabinet pour sonder les salariés. Quand on sait, par ailleurs, que c’est le manager n + 1 ou n + 2, celui-là même qui nous évalue, qui est chargé de faire “remonter” les informations sur ce qui va ou ne va pas, voilà où en est notre entreprise “citoyenne” …» Par ailleurs, deux salles ont été équipées de machines à café et de banquettes, et quelques places ont été réservées dans la crèche près du site : « Les gadgets du style cours de stretching, on s’en fiche ! s’énerve Jocelyne, ce n’est pas parce que j’arrive à toucher mes doigts de pied que ça va donner un sens à mon travail ! En fait, les seules questions sur lesquelles la direction veut bien débattre ne relèvent pas de la prévention. Il s’agit juste de permettre aux salariés de faire avec le stress, de se remettre en état de marche malgré tout. Ce que nous, nous voulons, c’est parler des changements qui permettraient à chacun de travailler dans de meilleures conditions, sans mettre sa santé en péril en permanence ! » Au fil des ans, Jocelyne a acquis de solides connaissances théoriques et pratiques sur les outils dont disposent les salariés pour se battre, au point qu’elle a participé pour la Cgt aux négociations sur l’accord « stress » et qu’elle représente la Confédération au conseil d’administration de l’Inrs : « Nous ne lâcherons pas, nous savons que c’est une guerre d’usure sans répit, face à des directions qui restent acquises au dogme de l’obéissance aux supérieurs hiérarchiques et à des objectifs toujours réévalués à la hausse. Nous nous battrons pour faire valoir que la réflexion et les solutions collectives sur le travail et son organisation ne sont pas forcément contraires aux intérêts de l’entreprise. »

A problèmes “individuels” solutions collectives Pour les syndicalistes, il s’agit donc de faire preuve de vigilance et de pragmatisme, de rester revendicatifs, solidaires, d’éviter l’isolement, d’activer les réseaux d’information, d’échange d’expériences et d’alerte avec tous les acteurs intervenant sur la santé au travail – de faire respecter le droit, aussi. Pas facile face à des directions très offensives et capables de tous les tours de passe-passe, comme en témoigne Alain Jacques, élu Chsct chez Thales et animateur de la coordination intersites sur la santé au travail. « Nous sommes, depuis des années, très mobilisés OPTIONS N° 554 / FÉVRIER 2010

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DESTOC / MAXPPP

Ce n’est pas aux salariés, seuls dans leur coin, à proposer une autre organisation du travail. Il y faut un interlocuteur, la direction, qui refuse d’en parler au prétexte que cela relève de ses seules prérogatives.

Pour plus de détails : • <www.cgt-gems.fr>, • <www.cgt.fr>, « santé-travail », • <www.cgtthales.org>.

sur la souffrance au travail. Nous organisons régulièrement des séminaires avec les plus grands spécialistes, médecins, ergonomes, psychologues, sociologues. Nous nous formons, nous nous informons en permanence sur ce qui touche au travail dans toute sa complexité. Nous sommes à l’écoute, disponibles auprès des salariés à la moindre alerte. Et c’est sur notre initiative que la direction a accepté, l’an dernier, de négocier un accord sur la “qualité de vie au travail”. Pourtant, alors que nous avions été les plus actifs dans les débats, nous sommes le seul syndicat à ne pas avoir signé l’accord : pour nous, il ne représente qu’un copié-collé du Code du travail, avec quelques aménagements dans les formulations, mais aucune innovation qui permette aux salariés de participer à l’amélioration de leur quotidien au travail. » A ses yeux, la direction a retourné la négociation à son avantage en créant, sous prétexte d’être à l’écoute, de nouveaux outils de contrôle des salariés, de leur façon de percevoir leur travail

LA DIRECTION A RETOURNÉ LA NÉGOCIATION À SON AVANTAGE EN CRÉANT, SOUS PRÉTEXTE D’ÊTRE À L’ÉCOUTE, DE NOUVEAUX OUTILS DE CONTRÔLE DES SALARIÉS, DE LEUR FAÇON DE PERCEVOIR LEUR TRAVAIL OU LEUR ENTREPRISE.

ou leur entreprise. Sans pour autant remettre en cause ses pratiques : par exemple, en marge de l’accord, elle a instauré un système de notation des salariés après entretiens individuels encore plus radical et caricatural qu’il y a quelques années (son nom : « People first »...) ! Le syndicat Cgt a travaillé à un projet alternatif d’accord, très fourni et plutôt précis, mais Alain en reste encore insatisfait : « On a beau maîtriser tous les éléments du dossier, le passage à des mesures concrètes n’est pas si évident. Il n’y a pas de solution miracle, car chaque situation de travail est spécifique et chaque salarié doit pouvoir disposer de temps et de parole libre pour s’exprimer sur les améliorations à apporter à sa façon de travailler. Nous sommes parfois happés par des urgences : comment articuler la prise en charge des gens qui vont mal et la prévention ? Nous bloquons aussi parce que ce n’est pas aux salariés, seuls dans leur coin, à proposer une autre organisation du travail. Il nous manque un interlocuteur, la direction, qui refuse d’en parler parce que, pour elle, cela relève de ses seules prérogatives. » Force est de constater que les entreprises n’ont pas fait leur révolution culturelle ou idéologique pour ce qui est du management, équilibre complexe et fragile entre la gestion des personnes et l’organisation du travail et de son contenu. Malgré la réalité de la souffrance au travail et tout ce que les spécialistes et les salariés en disent. Malgré l’urgence de mieux connaître et reconnaître le travail. Les salariés, soutenus par des syndicats de plus en plus éclairés sur la question, ont pris conscience que ce combat sera sans répit… Valérie GÉRAUD

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REPÈRES

biblio

RISQUES PSYCHOSOCIAUX

ILS NE MOURAIENT PAS TOUS MAIS TOUS ÉTAIENT FRAPPÉS,

Comment, selon trois grosses organisations patronales, prévenir le stress et les risques psychosociaux ? Bon à savoir : en assurant une plus grande justice sociale, en distribuant une « rémunération juste à chacun » et en organisant un « partage équitable de la création de valeur ». Des propositions que l’on peut lire dans la Charte pour des bonnes relations humaines au travail que Croissance Plus, le Centre des jeunes dirigeants et Entreprises et Progrès ont, avec le soutien du ministère du

MARIE PEZÉ, EDITIONS PEARSON, 2008.

LES ILLUSIONS DU MANAGEMENT. POUR LE RETOUR DU BON SENS, JEANPIERRE LE GOFF, LA DÉCOUVERTE, 2003.

L’OPEN SPACE M’A TUER, ALEXANDRE DES ISNARDS ET THOMAS ZUBER, LE LIVRE DE POCHE, N° 31488, 2009.

TRAVAILLER À EN MOURIR. QUAND LE MONDE DE L’ENTREPRISE MÈNE AU SUICIDE, PAUL MOREIRA, HUBERT PROLONGEAU, 2009.

POUR EN FINIR AVEC LE WALL STREET MANAGEMENT, MARIEJOSÉ KOTLICKI ET JEAN-FRANÇOIS BOLZINGER, L’ATELIER, 2010.

web • Un guide réalisé par la Cgt sur « L’action sur le travail », réalisé avec le concours de l’Anact et de la Sécurité sociale (branche Atmp et Inrs) : <www.cgt.fr/spip. php/?article36659>. • Le site de l’Association d’aide aux victimes et aux organisations, confrontées aux suicides et dépressions professionnels : <www.asdpro.fr/index.html>. • Un site où trouver huit filmsentretiens sur le travail : <www. labandepassante.org/travail-etluttes.php>. • Le site de Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail : <http://philippe. davezies.free.fr/welcome/index. php ?accueil=1>.

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Travail, rédigé il y a un an. Un document qui réclame par ailleurs des cadres qu’ils acceptent l’erreur et l’imperfection, qu’ils fassent preuve d’empathie et pratiquent l’égalité de traitement, et des dirigeants qu’ils créent « un environnement de travail qui fasse progresser la satisfaction et le bien-être de chaque employé ». « C’est la tête qui donne le ton, qui montre l’exemple et qui détermine la culture, l’ambiance, la qualité des relations humaines dans l’entreprise », peut-on y lire.

PRÉCARITÉ

Mauvais contrat, mauvaises conditions de travail Une note du ministère du Travail le confirme : selon leur situation face à l’emploi, les salariés n’ont pas les mêmes conditions de travail. Ainsi, moins que les autres, les titulaires de contrats à durée limitée et les intérimaires disposent d’autonomie dans leur travail et reçoivent facilement de l’aide de leurs collègues, et ce même si leur travail est plutôt moins intense. De même, les salariés en Cdi fragilisés signalent plus souvent que les autres salariés un cumul important de pénibilités physiques (28 % contre 19 % pour les

salariés stables). « Ils sont, note Corinne Rouxel, auteur de ce document, nettement plus exposés à au moins un des risques professionnels suivants : respirer des fumées ou des poussières, être en contact avec des produits dangereux, des risques infectieux. La précarité de l’emploi s’accompagne donc souvent d’une précarité du travail qui renforce la segmentation du marché du travail entre les emplois stables et les autres », ajoute-t-elle. A consulter sur : <www.travail-solidarite.gouv.fr/ IMG/pdf/2009.07-28.2.pdf>.

STRESS

L’estimation de son coût Art et Métiers ParisTech (l’ancienne Ecole nationale supérieure des arts et métiers) et l’Inrs viennent de rendre publique une première estimation du coût social du stress au travail. En 2007, il aurait représenté une dépense se situant entre 2 et 3 milliards d’euros pour la collectivité. Un chiffre qui se positionne dans la fourchette basse. En effet, préviennent les auteurs de ce travail, seules les dépenses de soins liées à l’absentéisme, aux cessations d’activité et aux décès ont été prises en considération. Et celles concernant exclusivement les pathologies pour lesquelles existent des données en nombre suffisant, à savoir les maladies cardiovasculaires, les dépressions et certains troubles musculo-

squelettiques. L’estimation proposée ne prend pas donc pas en considération le coût pour l’individu de la souffrance et de la perte de bienêtre que le stress occasionne. Qui plus est, ajoutent-ils, cette estimation ne concerne que les conséquences du « job strain » (ou « situations de travail tendue »), défini par la combinaison d’une forte pression subie et d’une absence d’autonomie dans la réalisation du travail. Or le « job strain » représente moins d’un tiers des situations de travail fortement stressantes. Pour en savoir plus : <www.inrs.fr/INRS-PUB/ inrs01.nsf/IntranetObject-accesParReference/ Pdf %20CoutStressProfessionnel2007/$File/ CoutStressProfessionnel2007.pdf>.

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Le “mea culpa” de trois associations patronales

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point deGUILLON vue FRÉDÉRIQUE

ERGONOME, SECRÉTAIRE D’ADS-PRO

CLAUDE PRIGENT / MAXPPP

Propos recueillis par Martine HASSOUN

Expertises : de bien étranges autopsies Aujourd’hui, des employeurs, pour s’exonérer de leurs responsabilités, sondent la subjectivité des victimes du stress au travail, remontent leurs origines et traquent leurs hypothétiques failles. Depuis sa création en 2008, Ads-pro, Association d’aide aux victimes et aux organisations confrontées aux suicides et dépressions professionnels, mène campagne contre ces bien étranges autopsies psychologiques…

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Les diagnostics “postvention” : la réplique des autopsies psychiques Notre réaction à cette affaire a été très claire. Les autopsies psychologiques mènent à une impasse. Nous l’avons fait savoir, et notre prise de position a rapidement été suivie d’effets. L’ordre des médecins a très vite réagi, nous suivant sur le fond comme sur la forme. Dans un courrier daté du 26 novembre, il a rappelé le respect que tout praticien doit aux individus jusqu’après la mort. Inquiète sans doute pour son image, Technologia a, dans la foulée, supprimé de son site toute référence aux autopsies psychologiques, et le syndicat Cgt du Technocentre, d’accord au départ, a publié un communiqué condamnant ces pratiques. Et le plus réjouissant est que Renault, malgré cette stratégie sans éthique, a été condamné. C’est une victoire contre ces procédés. » Nous savons néanmoins que la vigilance doit rester de mise. Il n’est pas fini le temps où ceux qui souffrent sont considérés comme des êtres “faibles”. Ceux qui craquent au travail sont tout autre chose. Ils sont ceux qui continuent à s’investir, ceux qui résistent, qui “ne lâchent pas” sur la qualité du travail, ceux qui refusent sa perte de sens, ceux qui n’admettent pas qu’il ait perdu toute valeur morale et de solidarité. Ainsi, si Technologia s’est rendu compte de son erreur, l’expert propose aujourd’hui une nouvelle prestation nommée “postvention” – “postvention” comme la dernière étape de l’analyse d’un problème qui n’a pu être “prévenu”. Pour Asd-pro, l’approche proposée est la même : rechercher les causes personnelles à un problème collectif. » Cette affaire doit nous servir de leçon. Les employeurs n’ont pas renoncé à s’exonérer de leurs responsabilités quant à la souffrance engendrée en entreprise. Et ce, de la pire façon qui soit. Ainsi, dans le procès de Renault, la veuve a eu le sentiment que l’on tuait son époux une seconde fois... La vigilance doit donc s’exercer partout, et surtout au sein même de l’entreprise. C’est dans ce sens qu’Asd-pro fait un travail auprès des Chsct. Des structures qui ont un rôle central à jouer en la matière. »

Pour en savoir plus : <www.asdpro.fr/index.html>.

« A la suite de l’autopsies psychique effectuée dans le cadre de l’expertise Chsct réalisée chez Renault par le cabinet Technologia après la vague de suicides au Technocentre de Guyancourt, Asd-pro a décidé de prendre position publiquement sur ce dossier. Au nom de l’association, j’ai assisté à l’audience du tribunal des affaires de Sécurité sociale de Nanterre, le 19 octobre 2009, où se discutait la responsabilité de l’entreprise pour l’un des trois suicides de 2006. La veuve avait saisi le tribunal pour demander la faute inexcusable de l’employeur. C’est à cette occasion que j’ai découvert avec stupéfaction que l’avocate du constructeur faisait référence, dans sa plaidoirie, à l’autopsie psychologique réalisée dans le cadre de cette expertise Chsct... Alors que l’expertise Chsct présentait un constat accablant sur les conditions de travail, c’est sans scrupule que Renault, pour échapper à sa responsabilité écrasante, a utilisé un rapport de portée “médicale”. Ce sans l’autorisation de la famille et sans que l’expert se sente non plus “inquiété” moralement : en effet, ce rapport d’autopsie, présenté oralement mais non remis au Chsct, lui avait été saisi “d’autorité” par le parquet. » Une autopsie psychique, il faut le savoir, est une pratique qui ne s’exerce normalement que dans des conditions spécifiques définies par la recherche épidémiologique. L’usage “social” qui peut en être fait est totalement exclu par la communauté scientifique. Aujourd’hui, pourtant, cette pratique est développée en France par certains psychiatres qui n’hésitent pas à la transposer dans le cadre de la prévention du suicide en entreprise. C’est d’abord cela que nous avons dénoncé : le non-respect des règles élémentaires d’une déontologie médicale bafouée dans ce contexte, et ce dans une situation où les enjeux dépassent le seul cadre de l’entreprise Renault. Car, derrière cette tentative d’utiliser une autopsie pour se dédouaner de ses responsabilités,

c’est l’ensemble du monde du travail qui se trouve exposé aux risques de ces stratégies d’évitement que l’on voit se développer actuellement dans le domaine des risques psychosociaux. En invoquant le “profil” du salarié, l’entreprise renvoie sur la personne ce qui relève de son organisation du travail.

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STRESS

alternatif : bien vivante

Management une quête La crise relance l’intérêt des essais de management alternatif en les inscrivant à l’enseigne d’une double tension – sociale et écologique – vis-àvis de laquelle les entreprises et les modèles de productionconsommation se trouvent contraints à un infini travail de redéfinition stratégique. Eve CHIAPELLO (*)

L

a « question sociale » est de retour, comme en témoignent tous les indicateurs de l’exclusion, de la pauvreté, des inégalités, de la précarisation. Même si elle peine, semble-t-il, à se faire entendre, elle engendre de l’inquiétude chez les responsables qui doivent y faire face. D’autant qu’elle se combine avec la question écologique qui, elle, concentre l’essentiel des préoccupations des chefs d’entreprise. D’abord parce que le réchauffement climatique imposera tôt ou tard une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite parce que l’épuisement, en quelques décennies, de ressources naturelles présentes sur la Terre met profondément en cause notre société technologique et la pérennité des modèles économiques existants ; particulièrement au vu des niveaux d’investissement nécessaires et du court-termisme des marchés financiers associé à l’absence de régulation mondiale. Ces deux questions sont traversées par les mêmes mécanismes et les mêmes types de tensions lourdes : elles portent la tentation d’une loi du plus fort, ou du plus riche, dont les plus pauvres risquent d’être les premiers à souffrir.

Inventer un autre management, d’autres pratiques, relève de la nécessité

(*) Professeur à Hec Paris, cofondatrice de la majeure “Alternative Management” (<http://alternative.hec.fr>) 22

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D’évidence, les pratiques de management ont une responsabilité dans cette situation : financiarisation et court-termisme, politiques salariales inégalitaires, externalisation, gestion des hommes sacrifiée à la gestion des choses, faible prise en compte des contraintes de ressources énergétiques ou naturelles dans la conception des produits, des modes de production ou des chaînes logistiques, promotion de la consommation et du crédit au risque du surendettement pour soutenir la croissance... Inventer et promouvoir un autre management, d’autres pratiques managériales relèvent donc de la nécessité ; ce travail s’opère au carrefour de demandes contradictoires en permettant d’instrumenter entre elles de nouveaux compromis viables entre les besoins du capitalisme et les exigences des salariés et des citoyens, alimentées par les critiques sociale et écologique, dans le respect de la démocratie et des libertés individuelles. C’est à cette capacité que se mesurera sa légitimité. Aujourd’hui, on distingue différents groupes de management alternatif : le premier groupe ne remet en cause aucun des fondements du capitalisme. Le profit, la propriété et l’initiative privée, le

commandement hiérarchique et la recherche de la croissance économique restent des piliers. On trouve là toutes les politiques de responsabilité sociale et de développement durable des entreprises, mais aussi le choix des investissements visant à réduire leur empreinte écologique. On peut également y ajouter les stratégies d’accessibilité aux plus pauvres (dites « bottom of the pyramid ») supposées les aider à sortir de la pauvreté. Compte tenu du poids économique des agents concernés, leur capacité de changement est considérable, et de très nombreux microchangements sont à l’œuvre ici et là, faisant évoluer la situation. Il importe dès lors de continuer à faire peser une pression critique afin de convaincre ces géants de se transformer plus vite. Dans le deuxième groupe, l’initiative privée reste un pilier, de même que la volonté de construire des structures pérennes économiquement. En revanche, ce sont des finalités autres que le profit qui sont recherchées : les apporteurs de capitaux sont de simples financeurs au service du collectif et n’ont pas de droit particulier de décision ; enfin un approfondissement de la démocratie dans les choix économiques est recherché. On a coutume d’appeler ce groupe l’économie sociale et solidaire, qui regroupe classiquement des organisations au statut juridique particulier (associations, coopératives, mutuelles) et qui pose aujourd’hui ses règles du jeu économique en alternative au mode capitaliste. Leurs qualités démocratiques de même que l’absence de contrainte actionnariale sont réputées plus aptes à construire une économie au service de l’homme, respectueuse de l’environnement et des générations futures. Il n’en reste pas moins que le statut juridique est loin à lui seul de garantir des pratiques managériales vraiment différentes, si bien que le virage vers des politiques de responsabilité sociétale à l’œuvre dans le premier groupe est tout aussi nécessaire ici, quoique théoriquement plus probable. Entre ces deux premiers groupes, on trouve deux types d’expériences ou de labellisations de type hybride : « l’entreprenariat social » et le « social business » qui se présentent tous deux comme un entreprenariat soucieux de poursuivre également des objectifs sociaux et/ ou écologiques. Ces modèles « hybrides » ont en commun de se présenter classiquement comme des compléments à l’économie capitaliste ou comme une façon d’utiliser la forme entrepreneuriale pour changer OPTIONS N° 554 / FÉVRIER 2010

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considère qu’on n’évitera pas un certain retour vers un contrôle des politiques d’investissement par la puissance publique (via, par exemple, la reprise en main du système financier) et l’édiction de contraintes fortes sur l’activité économique. La prégnance des idées libérales rend néanmoins ce scénario encore peu crédible. Certes, l’intervention des Etats pour sauver le système financier de la déroute a été saluée ces derniers mois ; mais elle n’a pas débouché sur une transformation des règles du jeu.

EB-STOCK / MAXPPP

A la recherche d’un nouveau compromis social et écologique

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Le large éventail de ces propositions va d’un rappel à l’ordre du capitalisme à un laboratoire d’un autre type de société et de civilisation.

le monde. Ils se légitiment souvent en posant un diagnostic de faillite ou d’incapacité des politiques publiques à s’occuper efficacement et de manière non paternaliste de la question sociale. L’énergie et l’inventivité des entrepreneurs se présentent alors comme une solution. Dans les faits, leurs formes concrètes tirent soit vers l’économie sociale et solidaire, soit vers des formes capitalistes assez classiques en termes de mode de gestion du personnel, de commandement ou de rémunération des apporteurs de capitaux. Leurs postures ont eu des effets de stimulation importants sur les entreprises historiques de l’économie sociale, sommées de retrouver leur vocation originelle. Le troisième groupe souhaite une implication beaucoup plus forte de l’Etat dans les processus économiques et appelle de ses vœux un retour à une forme de capitalisme dirigé, en référence à l’après-guerre, marqué par une planification collective et d’importants contre-pouvoirs (étatiques et salariaux) au pouvoir patronal. Ce groupe

On ne peut terminer notre tour des alternatives sans évoquer les idées de la décroissance et de la simplicité volontaire qui semblent faire leur chemin peu à peu dans les esprits et dans les pratiques. Il s’agit de sortir de la société d’hyperconsommation, de production de masse et d’hypertechnologie qui nous oppresse dans notre travail (ou notre absence de travail), dans nos désirs tous aiguillés vers la consommation, et qui est en train de détruire notre habitat naturel. Les mots d’ordre sont qu’il faut réduire les consommations matérielles, favoriser la réparation, la réutilisation et, si ce n’est pas possible, un recyclage le plus complet possible. L’autoproduction selon des moyens artisanaux est préférée aux logiques industrielles, ce qui permet aussi de réduire sa dépendance aux ressources monétaires procurées par le salariat. Des pratiques quotidiennes réinventées et solidaires permettent également de vivre dignement avec peu d’argent. Sont valorisés la construction de liens et non l’accumulation de biens, le développement personnel et non la consommation. Certaines de ces revendications trouvent parfois un écho dans des initiatives politiques, comme la réflexion de la commission Stiglitz sur les indicateurs de croissance. Elles séduisent un volant de plus en plus important de la population et exercent une pression sur les entreprises, car il s’agit autant de leurs salariés (chez qui elles alimentent une forme de désengagement ou de crise du sens) que de leurs consommateurs (qui se détournent des réseaux et produits classiques). Les personnes investies, qui consomment malgré tout, sont les clientes des nouveaux entrepreneurs sociaux qui se développent largement grâce à la « consomm’action » dont elles sont l’avant-garde radicale. Ces différentes tendances pesant sur la transformation du management coexistent actuellement et montrent, par la variété de leurs formes, que la quête d’un management alternatif est bien vivante. Le large éventail de ces propositions va d’un rappel à l’ordre du capitalisme à un laboratoire d’un autre type de société et de civilisation. Mais, quelles qu’elles soient, elles ne s’imposeront pas sans un renforcement et une coordination des porteurs de la critique, capables d’imposer un rapport de forces favorable à un nouveau compromis social et écologique plus satisfaisant incarné dans de nouvelles pratiques managériales. 23

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TABLE RONDE

Stress : le travail à tout rompre MARIE-JOSÉ KOTLICKI, SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE L’UGICT-CGT, BÉATRICE LEGRAND, ÉLUE CGT AU CCE DE FRANCE TÉLÉCOM, PATRICE FAUCHEUX, MEMBRE DE LA DIRECTION DU SYNDICAT CGT DU CRÉDIT FONCIER, JEAN-PIERRE LE GOFF, SOCIOLOGUE, MARTINE HASSOUN, “OPTIONS”

SI LES DISCUSSIONS AVANCENT SUR L’EMPLOI ET LA MOBILITÉ, L’ÉQUILIBRE ENTRE VIE PROFESSIONNELLE ET VIE PERSONNELLE, CELLES RELATIVES À L’ORGANISATION ET AUX CONDITIONS DE TRAVAIL SONT PLUS COMPLIQUÉES. OR CES SUJETS SONT AU CŒUR DES DIFFICULTÉS QUE RENCONTRENT LES SALARIÉS.

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Pas d’autre solution pour en finir avec la souffrance au travail que de s’attaquer à ce qui l’engendre. Organisation du travail et management, emploi et reconnaissance des qualifications, conditions d’exercice du professionnalisme, formation et solidarités… – Options : Quel premier bilan tirez-vous des négociations qui viennent de s’ouvrir sur le stress au travail ? Diriez-vous que l’occasion a été donnée d’aborder plus concrètement les risques psychosociaux en entreprise ? – Béatrice Legrand : A France Télécom, incontestablement : et ce tout simplement parce que la direction n’avait pas d’autre solution. Chez nous, les négociations se sont ouvertes à travers cinq ateliers : sur l’organisation du travail, sur les conditions de travail, sur l’emploi et la formation, le développement des compétences et la mobilité, sur l’équilibre vie privée/ vie professionnelle et, enfin, sur les institutions représentatives du personnel. Parallèlement, le cabinet Technologia a poursuivi son enquête. Nous sommes donc sur ces cinq chantiers, avec des négociations en cours sur le stress à proprement parler. Nous ne savons pas encore très bien comment nous allons pouvoir articuler tous ces éléments. La direction et les autres organisations syndicales aimeraient que l’on en arrive à un accord par domaine. Pour notre part, nous ne sommes pas dans cette dynamique. Si les discussions avancent sur l’emploi et la mobilité, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, celles relatives à l’organisation et aux conditions de travail sont plus compliquées. Or ces sujets sont au cœur des difficultés que rencontrent les salariés. A chaque fois que nous abordons le sujet, la direction nous répond que nous proposons d’entrer dans un processus de cogestion ! Une boutade, bien sûr, qui démontre néanmoins son refus d’aborder les problèmes qui fâchent. Ce qui n’est pas admissible. Nous savons que si nous ne nous y attelons pas, nous passerons à côté de l’essentiel. – Patrice Faucheux : Au Crédit foncier, les négociations sur les risques psychosociaux viennent de s’engager, conformément à la loi. Elles pourraient aborder un champ plus large que celui strictement dévolu au Chsct, si nous savions éviter le risque de doublon avec cette instance. Le parallèle avec France Télécom, c’est la dégradation de la situation en liaison avec un processus de course à la rentabilité, de privatisation. A la lisière des services bancaires, l’établissement a longtemps eu une gestion tranquille du personnel. Ses missions d’intérêt général caractérisaient son identité. Les choses se sont gâtées lorsque l’entreprise a été rachetée par le groupe

Caisse d’épargne après une lutte victorieuse et « identitaire » menée par le personnel, de 1995 à 1997, contre un plan gouvernemental de liquidation. A partir de là, l’organisation du travail a été profondément revisitée, l’individualisation et la parcellisation des tâches ont fait leur apparition, dépossédant les salariés de leurs compétences. Et c’est alors que le mal-être au travail s’est intensifié. Avec un effet pervers qui se manifeste aujourd’hui de façon spectaculaire : le sauve-qui-peut général. La direction a récemment présenté un plan de départs anticipés. La plupart de ceux qui ont pu s’y inscrire l’ont fait. Les salariés n’en peuvent plus. Comment s’attaquer sérieusement à la question du stress si un départ sur trois seulement est remplacé ? Mais, sur cette problématique, nous sommes minoritaires (provisoirement ?).

PHOTOS : THIERRY NECTOUX

PARTICIPANTS :

– Jean-Pierre Le Goff : Plusieurs éléments me frappent actuellement, et l’on en retrouve l’esprit dans ce qui vient d’être dit. La psychologisation des relations en entreprise, tout d’abord. Ce phénomène est apparu en même temps que la montée en puissance du thème du harcèlement moral. Or cette notion consiste moins à analyser les conditions objectives des modes d’organisation du travail que des relations pensées sur un mode interindividuel qui sous-entend que l’on est toujours, et forcément, en présence d’un « salaud » et d’une « victime ». Un des problèmes qui est posé aujourd’hui est de sortir de cette problématique. Deuxième chose : l’individualisation des tâches avec la pression qui se conjugue quant aux objectifs réalisés par chacun. Et puis il y a ce dont vous venez de parler : le sauve-qui-peut » individuel. Ces trois aspects révèlent tous à quel point l’individualisation de la performance a pénétré l’entreprise. Une logique qui sous-tend, aujourd’hui, dans le public comme le privé, la réalisation d’objectifs inatteignables : d’objectifs qui placent perpétuellement les salariés en défaut. Face à cette situation, la question de fond est, bien sûr, celle de savoir comment reconstruire du collectif, comment réinjecter des logiques autres que celles qui isolent les individus dans le travail... – Marie-José Kotlicki : Plus que jamais, je crois, il nous faut réfléchir aux moyens susceptibles de permettre aux salariés de s’exprimer sur les politiques managériales mises en œuvre. Or ce que l’on constate aujourd’hui est d’une tout autre OPTIONS N° 554 / FÉVRIER 2010

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LA MONTÉE EN PUISSANCE DU THÈME DU HARCÈLEMENT MORAL SOUS-ENTEND QUE L’ON EST TOUJOURS, ET FORCÉMENT, EN PRÉSENCE D’UN “SALAUD” ET D’UNE “VICTIME”. UN DES PROBLÈMES QUI EST POSÉ AUJOURD’HUI EST DE SORTIR DE CETTE PROBLÉMATIQUE.

nature. Les négociations qui se sont ouvertes sur la souffrance au travail ont débuté sans aborder ces questions de fond. Le stress y est abordé, mais sans que les directions acceptent de se pencher sur ses causes. Elles ont bougé, c’est vrai. Elles ont ouvert des espaces pour libérer la parole. Mais tous les témoignages qui nous remontent indiquent qu’elles refusent toujours de s’attaquer à l’essentiel. Les audits qui sont commandés se gardent bien d’établir le lien entre organisations du travail et souffrance au travail. Le danger qui guette les salariés aujourd’hui est que rien ne change, que les entreprises s’obstinent à considérer le stress comme la manifestation d’un mal-être individuel. Bien sûr, il faut aider les individus, mais il est indispensable de mettre sur la table des sujets comme l’organisation du travail et le droit des salariés d’intervenir dans la gestion ; d’ouvrir des espaces d’expression et de réfléchir à la place et au rôle de l’encadrement aujourd’hui dans les entreprises. – Options : De quelle manière, justement, le management tel qu’il se développe transformet-il le rôle et la place des cadres dans les collectifs de travail ? – Patrice Faucheux : Un piège les guette : celui de devenir les boucs émissaires de difficultés dont ils ne sont pas responsables. Au Crédit foncier, comme partout, nous nous sommes affrontés à ce problème. A la Cgt, nous avons toujours été très vigilants pour éviter que les salariés se trompent de cible. Je tiens à le dire, nous avons eu la chance d’avoir une Cgc, influente dans cette population, très présente et correcte sur ces questions. Par ailleurs, un travail unitaire

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extrêmement intéressant est mené au sein du Chsct. Les cadres intermédiaires partagent de plus en plus le sort de leurs subordonnés. On est loin du temps des petits chefs des usines Simca-Poissy. L’enjeu principal auquel nous sommes confrontés est donc de retrouver une dimension collective aux problèmes qui se font jour. La souffrance au travail n’est pas nouvelle. Travailler au fond de la mine devait être bien plus dur que de travailler au Crédit foncier ! Mais les salariés, alors, n’étaient pas seuls, moins en tout cas qu’ils le sont aujourd’hui. Plus que jamais, le syndicalisme a un rôle à jouer. Et, pour commencer, celui de poser les vraies questions : celles des surcharges de travail, de l’emploi, des effectifs... – Jean-Pierre Le Goff : Comment en est-on arrivé à parler de souffrance au travail ? L’usage de ce mot est relativement récent. Dans les années 1970, on parlait d’exploitation, d’aliénation mais pas de souffrance. L’apparition de ce terme est liée à la montée en puissance de l’individualisation des rapports de travail et à un certain type de management. L’idée de souffrance doit aussi, je crois, s’envisager à travers l’évolution de l’organisation du travail. Avec son système pyramidal, le cloisonnement et la parcellisation des tâches, le modèle du taylorisme a été justement rejeté. Mais qu’a-t-on mis à la place ? Souvent des organisations horizontales en réseau dans lesquelles les cadres se trouvent impliqués, organisations où les champs des compétences et des responsabilités s’entremêlent. Evoluer dans ce type d’organisation floue et mouvante est déstabilisateur. On demande aux salariés un plus grand investissement dans le travail dans le même

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TABLE RONDE Stress : le travail à tout rompre

SI L’ON VEUT AVANCER SUR LA QUESTION DE LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL, IL FAUT ÊTRE ATTENTIF À TOUT. SUR DES QUESTIONS TRÈS CONCRÈTES COMME LES DROITS DÉVOLUS AUX CHSCT ET LES CONDITIONS DANS LESQUELLES TRAVAILLENT LES SALARIÉS : LES LOCAUX, L’ÉCLAIRAGE ; MAIS SURTOUT, SURTOUT, SUR L’EMPLOI ET LES EFFECTIFS.

temps où on leur retire le cadre qui les sécurisait : une organisation du travail claire, des métiers et des qualifications définis, un Code du travail, un collectif et des solidarités. – Béatrice Legrand : J’ajouterai à tout ce qui vient d’être dit que nous sommes aujourd’hui dans un système qui pousse les cadres, les managers à s’autocensurer. A France Télécom, la direction semble découvrir la manière dont la gestion par le « time to move » a entraîné le mensonge des salariés : le mensonge et l’autocensure pour éviter de déménager, pour espérer conserver son emploi. Découvre-t-elle vraiment les effets de sa politique ? Je ne sais pas. En tout cas, obsédée par le cash flow, elle ne veut pas écouter la réalité des problèmes qui remontent du terrain : la mauvaise organisation du travail et ce que ses défauts engendrent... Deux points viennent d’être abordés : les nouvelles organisations du travail et la manière dont elles impactent le rôle et la place des cadres en entreprise. A ce propos, j’aimerais insister sur la prudence avec laquelle nous devons considérer la mise en place d’objectifs collectifs. Remplacer les objectifs individuels par des objectifs d’équipe peut devenir un véritable facteur d’exclusion. A France Télécom, nous avons l’habitude de dire que les salariés ne sont pas clonés, que chacun doit pouvoir trouver sa place et aller à son rythme. Et puis j’aimerais souligner toute l’importance du facteur « temps » dans la montée du stress en entreprise. Nous assistons aujourd’hui à un phénomène paradoxal : la détermination du temps de travail est niée alors même que les salariés travaillent de plus en plus. – Jean-Pierre Le Goff : Les deux éléments que vous soulevez là sont capitaux. Le caractère collectif de l’évaluation peut en effet avoir des effets pervers à partir du moment où la solidarité fait défaut dans le collectif. Aujourd’hui, le modèle de la performance totale est prégnant, et celui qui n’est pas au top n’est plus rien. Le salarié qui traîne la patte n’a plus sa place. Il gêne. Il est rejeté... Et puis ce facteur « temps » auquel vous faites référence : si les entreprises ne comprennent pas qu’un temps réflexif, à l’inverse du « nez dans le guidon », est indispensable à l’efficacité et à la performance des organisations, elles iront dans le mur. Il a fallu que des salariés se suicident et que ces drames entachent l’image des entreprises pour qu’elles commencent à l’admettre...

Patrice Faucheux. 26

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– Marie-José Kotlicki : Au fond, la question qui nous est posée pourrait se résumer ainsi :

Jean-Pierre Le Goff. qu’est-ce qui s’est passé pour que la France ait cette triste spécificité d’être au troisième rang mondial pour les suicides au travail ? Du management, il y en a toujours eu. De la production à moindre coût, de même. Des entreprises qui visent à accumuler du profit, aussi... Comment en est-on arrivé à la situation dans laquelle nous sommes actuellement ? L’évolution du management au cours de ces dernières décennies est essentielle pour comprendre ce qu’il s’est passé. On constate que, au tournant des années 1990, un nouveau type de management a émergé au service de la financiarisation de l’économie. Un mode de management dit « universel », qui se développe désormais partout à l’identique, dans les entreprises du public comme du privé jusque dans la fonction publique, avec pour boussole le culte de la performance individuelle et de la concurrence au service d’une logique financière. Un modèle du « cash » qui se moque totalement de faire adhérer l’encadrement à ses objectifs. Le seul souci dont font preuve les directions est qu’aucun désaccord ne puisse se manifester publiquement. Cette forme coercitive de management pèse sur l’encadrement. Elle crée de la souffrance en obligeant les cadres à dissocier les objectifs qui leur sont assignés de leur aspiration à une éthique professionnelle et un attachement au travail bien fait. – Patrice Faucheux : Les salariés se trouvent confrontés à une sorte de faux-semblant. Ils ne maîtrisent plus rien, ils ne savent rien de là où on veut les mener et pourquoi, mais ils sont évalués sur leurs capacités à répondre aux injonctions qui leur sont faites. Certes, lors des entretiens d’évaluation, la parole est libre. Mais quel poids peut avoir cette parole individuelle ? Quel dialogue peut-il y avoir alors que les stratégies des entreprises sont définies dans des instances de plus en plus lointaines, dans des groupes sur lesquels ils n’ont aucun pouvoir ? – Options : De quelle manière, selon vous, les salariés, les militants syndicaux peuvent-ils reprendre la main ? Existe-t-il des alternatives au management tel qu’il se développe ? OPTIONS N° 554 / FÉVRIER 2010

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ON DOIT POUVOIR SUBSTITUER À L’ÉVALUATION COMPORTEMENTALE ET SUBJECTIVE UNE ÉVALUATION COLLECTIVE DU TRAVAIL EN INTÉGRANT DES CRITÈRES QUALITATIFS COMME L’ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE, LA FINALITÉ DU TRAVAIL, L’IMPACT SUR L’ENVIRONNEMENT.

– Béatrice Legrand : Il est possible d’agir de multiples façons. Si l’on revient d’abord à cette affaire du temps de travail, essentiel à mes yeux, il faut se garder de certaines erreurs. La qualité, par exemple, ne peut être déconnectée du temps alloué aux salariés pour exercer les tâches qui leur sont confiées. Lorsque certaines organisations syndicales acceptent de signer un accord d’intéressement uniquement basé sur la qualité du service au client, comme cela s’est passé chez nous, à France Télécom, cela pose un sacré problème. Pour faire de la qualité, il faut du temps et des effectifs en nombre suffisant. Sinon, on place les salariés dans une situation intenable. Plus largement, il est clair que l’on ne reprendra pas la main sans développer la syndicalisation. C’est là un point essentiel. Rien ne se fera sans les salariés. La syndicalisation conditionne les solidarités. De même que l’on n’avancera pas si l’on ne parvient pas à peser sur les missions de l’entreprise. La stratégie de l’entreprise est aussi l’affaire des salariés. C’est en ce sens que l’on a demandé à la direction que soit reconnu un véritable droit de veto aux comités d’entreprise et l’ouverture de négociations sur des projets alternatifs à des fermetures de sites. On doit pouvoir peser sur les stratégies des entreprises. – Patrice Faucheux : La reconnaissance d’un droit de veto est essentielle, je suis d’accord. Mais, dans une entreprise comme le Crédit foncier, filiale d’un grand groupe, pour qu’un tel droit soit efficient, il faut savoir qu’il n’a de sens que s’il y a coordination avec le syndicat de la maison mère. De façon plus pragmatique, je dirais que, si l’on veut avancer sur la question de la souffrance au travail, il faut être attentif à tout. Sur des questions très concrètes comme les droits dévolus aux Chsct et les conditions dans lesquelles travaillent les salariés : les locaux, l’éclairage ; mais surtout, surtout, sur l’emploi et les effectifs. Il ne peut y avoir amélioration des conditions de travail si le recrutement se tarit. Enfin, bien sûr, la syndicalisation, celle des nouveaux salariés tout particulièrement – quand bien même ceux-ci peuvent parfois nous surprendre –, est essentielle.

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se décentrer, à garder de la distance par rapport à la pression stressante du « tout et tout de suite ». Vous ne pouvez pas être à l’écoute des salariés si vous n’avez pas le temps de comprendre ce qui se passe autour de vous. – Marie-José Kotlicki : Il n’y aura pas de changements véritables si nous ne nous attaquons pas aux causes véritables de la souffrance au travail, si nous ne répondons pas aux aspirations à travailler autrement. Cela suppose de dépasser la répartition des rôles dans laquelle nous sommes où le patronat est le seul à pouvoir intervenir dans la gestion, les actionnaires gardent le pouvoir décisionnel et les syndicats sont cantonnés à la gestion des risques économiques et des politiques mises en œuvre. Pour nous, le problème n’est pas de troquer un modèle de management pour un autre, mais de construire un management avec l’ensemble des acteurs, qui tienne compte des réalités, revalorise le travail, l’expertise et les qualifications, reconnaisse des droits nouveaux collectifs aux Chsct et accorde à l’encadrement la possibilité d’exercer ses responsabilités sociales. L’encadrement doit pouvoir discuter des charges de travail et des contrats d’objectifs qui lui sont assignés, y compris avec le collectif de travail. Il faut réfléchir aux conditions à mettre en œuvre pour que la responsabilité sociale des entreprises soit effective. On doit pouvoir substituer à l’évaluation comportementale et subjective une évaluation collective du travail en intégrant des critères qualitatifs comme l’éthique professionnelle, la finalité du travail, l’impact sur l’environnement. Des leviers existent pour y parvenir. Les jeunes diplômés qui arrivent en entreprise n’hésitent pas à faire du zapping interentreprises, car ils ne sont pas prêts à mettre leur qualification sous le boisseau. L’arrivée des femmes dans l’encadrement devrait aussi permettre de développer une autre culture managériale. Souvenons-nous : sur la défense de la Rtt où elles étaient en pointe. Les employeurs ne pourront pas longtemps poursuivre un management qui engendre gâchis sociaux et économiques. Le management va donc devoir bouger. Appuyons-nous sur ces contradictions et aspirations pour changer les choses.

Béatrice Legrand.

– Jean-Pierre Le Goff : Je ne reviens pas sur la nécessité d’en finir avec la psychologisation des problèmes sociaux. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont le management des ressources humaines s’est laissé envahir par des recettes miracles. Un élément me tient à cœur : le contenu des formations. Les syndicats devraient être beaucoup plus vigilants qu’ils le sont sur les outils d’évaluation qui sont enseignés aux cadres. Ces outils sont bien souvent au cœur de toutes les dérives managériales dont nous venons de parler. Si changement on peut espérer, il se fera par la formation des cadres à des approches multiples, par une formation de culture générale et de sciences humaines qui les aide à la fois à mieux maîtriser leur activité et à prendre un recul réflexif salutaire. Les cadres doivent apprendre à

Marie-José Kotlicki.

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