Varlam Chalamov : chroniqueur du Goulag et poète de la Kolyma (2/2)

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Varlam Chalamov chroniqueur du Goulag et poète de la Kolyma

VOLUME 2 / 2

Mireille Berutti Essai 289


© 2013 Mireille Berutti Illustrations : Anne Guilleray Photographies : droits réservés 290


IV LE RETOUR EN RUSSIE ET LE SECOND EXIL. 1953-1956

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En exil près d'Oïmiakone (1952) 292


RELÉGATION EN RUSSIE

J’étais un rescapé de l’enfer, le premier à revenir de «là-bas» avec un tempérament de poète, et le cœur brisé mais vivant.1 Chalamov quitta la Kolyma au début du mois novembre 1953. Il avait dû recourir à la ruse pour obtenir de l’administration du Dalstroï le droit de quitter la Kolyma avant l’hiver. Ayant réussi à me libérer au prix d’efforts héroïques, c’est presque miraculeusement que j’ai franchi par les airs l’abîme qui sépare Oïmiakone d’Iakoutsk.2 Parce qu’il connaissait le directeur du petit aéroport que ne desservait aucune ligne régulière, Chalamov put monter à bord d’un avion de transport, avec treize des quatorze passagers qui depuis plusieurs semaines étaient sur la liste des partants pour ce jour-là. Le quatorzième avait été prié de céder son tour. Ce brusque envol du Grand-Nord ébranla tout son être. L’embarquement était terminé depuis longtemps. Je courus vers l’avion, ma petite valise en contre-plaqué à la main. Le souffle court, je tenais mon billet d’avion couvert de givre entre mes doigts glacés. Je n’avais pas pris le temps d’enfiler mes moufles […]. Mon cœur battait la chamade ; cela continua sept heures durant, tant que l’avion ne se retrouva pas subitement au sol.3 Iakoutsk, un gros bourg endormi, ne le rapprochait guère de sa terre natale. Au contraire dans Irkoutsk où l’amena un vol régulier, dans cette ville importante des bords du lac Baïkal le citadin qu’il 293


avait été se retrouva. Très vite recouvrés, certains réflexes anciens lui donnèrent même soudain la sensation angoissante de l’irréalité de son long enfermement : Je fus épouvanté par cette terrible force humaine – le désir et la capacité d’oubli. Je me rendis compte que j’étais prêt à tout oublier, à rayer vingt ans de ma vie, et quelles années ! Et en le comprenant je remportai une victoire sur moi-même. Je savais que je ne laisserais jamais ma mémoire effacer tout ce que j’avais connu.4 Il fit quelques achats, il visita les librairies. Au soir de cette première journée de vie libre il prit un train à destination de Moscou. L’article 39 qui figurait sur son passeport lui interdisait de s’arrêter dans la capitale et l’obligeait à résider dans une localité de moins de dix mille habitants. Mais il ne songeait qu’à revoir sa famille. Il est aisé d’imaginer les pensées qui assaillirent pendant le long trajet de retour un homme qui allait à la rencontre des siens après une si longue absence. Qu’allais-je trouver ? Je ne le savais pas encore. Qui était ma fille ? Et ma femme ? Sauraient-elles partager les sentiments dont je débordais et qui auraient suffi à me faire supporter encore vingt-cinq ans de prison ? A quoi me fier ? Rien qu’à mon cœur, à ma conscience. Ici la logique ne justifie rien et n’est d’aucune aide.5 Dans son wagon il observa avec attendrissement un couple formé d’une petit enfant chétif et de son père attentif et maladroit. La mère, il le supposa, soit était morte, soit n’avait pas pu partir. Devant lui s’offrait l’image d’une paternité heureuse dont lui-même avait été privé. « Papa ! Papa ! » Voilà ce qui s’est gravé dans ma mémoire comme premier bonheur, le bonheur ininterrompu de la liberté.6 * Le 12 novembre il était à Moscou : Le heurt, le ressac urbain de Moscou, de la ville qui m’est plus chère que toutes les villes au monde. Le wagon s’arrête. Le visage de ma femme que je connaissais si bien m’accueille comme autrefois, quand je rentrais de mes nombreux voyages. Cette fois la mission avait été longue, presque dix sept ans. Et surtout je ne rentrais pas de mission, je revenais de l’enfer.7 294


Pendant les vingt-quatre heures de son passage dans la capitale il subit un immense choc émotionnel. Ce fut d’abord la rencontre avec sa ville. […] je traversais à pied le pont menant à la Place Rouge près de Basile le Bienheureux – je n’avais pas revu Moscou depuis dix-sept ans. Le destin était trop bon pour moi. Après tant d’années je retrouvais la ville que j’aimais et connaissais ; dans laquelle j’avais grandi et étudié, lutté. Des retrouvailles avec une ville, c’est aussi quelque chose ! 8 Debout sur la place Je retenais mes larmes. Dans cette pose autrefois familière Je reconnus ma ville.9 Mais la cité terrifiante du temps de sa jeunesse subsistait même après la disparition du tyran. La milice faisait encore des rondes quotidiennes dans Moscou pour contrôler l’identité des occupants de chaque appartement. Sur mon passeport figurait l’article 39 [...].10 Dès le lendemain il devrait quitter sa ville aimée et plainte. Revoir sa femme le bouleversa. La fidélité exemplaire de l’épouse dans la longue succession des malheurs qui avaient frappé le couple (après leur séparation, la double peine purgée par lui dans le Grand-Nord et pour elle la relégation avec leur enfant dans un village turkmène, et au bout de dix ans sa difficile réinstallation à Moscou), cette fidélité s’était manifestée par l'envoi de colis que son époux avait bientôt refusés et de lettres dont la remise au détenu dépendait du bon vouloir des chefs de camp. Bien que Chalamov se fût ingénié à soustraire au vol ses objets personnels, on sait par ses récits comment disparurent certaines lettres et photos. Dans « La photographie délavée » la blague à tabac dans laquelle le narrateur gardait ces précieux souvenirs lui est dérobée. Ou bien, un camarade zélé et affamé lessive contre un morceau de pain la vareuse de l’aide-soignant sans en vider la poche qui contient le courrier de sa compagne. 295


Les truands étaient à la recherche de photos de femmes pour leurs « séances ». Chalamov réussissait parfois à faire parvenir une lettre à son épouse. On sait qu'après sa seconde condamnation en 1943 il la pria de ne pas attendre son improbable retour et de demander le divorce. Elle s’y résolut en 1946 afin de pouvoir rentrer à Moscou avec leur fille. Les relations entretenues dans le couple sur une aussi longue période eussent pu préparer d’heureuses retrouvailles, s’il ne s’était agi d’êtres blessés par la vie au-delà de l’imaginable. Quelques mois après son retour Chalamov écrivait à son confident, Arkadi Dobrovolski : La rencontre avec ma femme, à côté de joies très profondes et d’un grand contentement moral, a éveillé – et ne pouvait pas ne pas le faire – certaines hésitations et dicté des décisions nouvelles, imprévues.11 La correspondance des époux n'existe plus. A Irina Sirotinskaia qui lui réclama en 1969 les lettres de Chalamov Galina Goudz déclara les avoir détruites après leur divorce. A propos de l’autodafé de ses manuscrits opéré par sa femme après son arrestation, Chalamov remarque qu’elle n’aimait pas la poésie. De ce fait et surtout parce que jusqu’en 1946 la poésie avait été absente de sa misérable survie il est peu probable qu'il lui ait adressé des poèmes. Mais à partir de 1949 l’inspiration poétique renaissante allait se nourrir du sentiment de l’amour conjugal. Dans les vers notés jusqu’à la fin de l’année 1953 la dévotion à l’épouse aimée et l’impatiente attente de ses lettres entrèrent dans la thématique des poèmes des futurs Cahiers de Kolyma. Amour et poésie sont intimement liés. En 1952 Chalamov confiait à Boris Pasternak : Tant de choses en moi avaient été gaspillées, perdues, tuées, jamais menées à bien. Seul ce qui m’était le plus précieux a traversé toute ma vie : mon amour pour ma femme et la poésie.12 L'exilé vivait dans le village de Baragone. Il y avait à proximité un bureau de poste d’où les lettres étaient acheminées par avion, alors que précédemment le courrier reçu au camp était transporté par mer et mettait plusieurs semaines pour parvenir à la Kolyma. La correspondance entre les époux en devint plus régulière et plus fréquente. 296


Le second des six Cahiers s’intitule « La sacoche du facteur ». Le poème « Je crois » qui en fait partie évoque le lien affectif renoué par l'échange épistolaire. Dans les Souvenirs, on apprend que Chalamov avait reçu de Galina une centaine de lettres par an durant sa relégation. 1

Pour la centième fois je vais à la poste Chercher ta lettre. Je ne dors plus la nuit, Je ne vis plus le jour.

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Je crois à tous les signes, Aux songes et aux araignées. J’ai foi dans les skis, L’été dans les étroites barques.

3

Je crois au vrombissement des voitures […]

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Je crois aux sifflets des bateaux à vapeur […]

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Je crois aux traîneaux tirés par des rennes. […] Je crois aux cochers des rapides kibitka. […]

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7

Je crois aux sortilèges, Au sang qui se glace. Je crois à ma patience Et à ton amour. 13 (1952)

L’année précédente, au début de l’exil dans le village de Baragone un poème d’amour intitulé « Camée » avait jailli par un gel de moins soixante degrés sous la pression du sentiment. Chalamov avait l’habitude d’écrire quelques lignes de commentaire en marge de ses poésies préférées, de même qu’il les datait alors que la plupart des pièces des Cahiers sont restées sans 297


date : Une solitude complète, un rocher sur la rive opposée d’un torrent, l’absence prolongée de lettres du « continent » avaient créé les conditions favorables à l’apparition de « Camée ».14 Il partageait avec la plupart des poètes l’idée que la poésie est intraduisible. Néanmoins, le texte complet de ce poème (choisi par Sirotinskaia pour l’édition complète des Cahiers parmi les cent variantes notées en 1951 et 1952) nous enchante sous la plume du traducteur Christian Mouze : Sur le versant d’un mont, sur le déclin des ans, J’ai gravé ton portrait sur la roche Un pic et une tête de hache Sont plus sûrs qu’une frêle plume. Dans ce pays du gel et des mâles, Dans ce pays des rides précoces, J’éveillai des traits de femme Avec tout le désespoir de l’orgueil. Le rocher et ton visage, Je les entourai d’un anneau de neige Et pour que ne me torture pas l’angoisse, Je cachai cette alliance dans les nuages.15 Il arrive qu’une œuvre poétique renferme en marge du sujet principal - ici la beauté plastique inspirée par la nostalgie amoureuse d'autres thèmes, d’autres idées. En façonnant son « Camée » Chalamov songeait peut-être à ces artistes déportés, peintres et sculpteurs à l’étrier, qui traçaient souvent sur les murs ou sur le papier ou gravaient dans la pierre les traits du tyran dont le portrait leur était commandé. C’est le sujet du récit d’Aldan-Sémionov Bas-relief sur le rocher.16 Mais lui, porté par la seule vérité du talent, avait fixé en toute liberté le visage de l’aimée. Dans le temps aboli, dans le néant subi il ne parvenait pas toujours à former les mots d’une lettre qu’il voulait gage de sa fidélité, comme l’exprime ce petit poème non daté : 298


Que de lettres pour toi ont été déchirées ! Que d’encre répandue sur le sol ! J’ai rencontré le noir chagrin Et lui ai cédé le chemin. Toi, la conservatrice des antiquités, Chère gardienne de mon destin ; Tout cela, je l’écris par fidélité Non par ostentation.17 Une courte pièce nous dit le rôle protecteur du lien épistolaire, même sous la forme évanescente d’un seul mot tracé par une main trop faible et d’une enveloppe vierge en attente de l’adresse ou manquante. Et je marche A un doigt de la mort Et je porte ma vie Dans l’enveloppe bleue. Cette lettre depuis longtemps, Depuis l’automne est prête. Elle renferme en tout Un seul petit mot. Si je ne meurs pas, C’est peut-être Parce que je ne sais Où adresser ma lettre.18 Pendant l’interminable séparation la lettre et la photographie avaient pris l’importance de talismans par le pouvoir de l’écriture, de l’image et du contact des doigts de l’aimée. De même, le souvenir de quelques autres objets témoins des jours heureux avait soutenu le courage du proscrit. Ainsi l’alliance figurée par l’anneau de neige dans lequel il avait enchâssé le camée. Ainsi la bague offerte naguère… 299


1

Ris, chante, danse et mens Seulement garde la bague, Mon cadeau. Baigne-la dans tes larmes limpides. « La bague » 19

Il chérit aussi le mouchoir reçu, peut-être glissé dans l’enveloppe d’une lettre. Le mouchoir que tu as marqué, Ton mouchoir sentimental Est orné d’un trait bleu Pour me rendre plus tendre ; Plié en forme d’enveloppe par ta main – Et les plis sont encore intacts –, Il ressemble à ta lettre, A un sincère échange de paroles. Je poserai ce mouchoir sur ma plaie, J’arrêterai le sang avec la batiste Et la plaie fraîche se refermera Sous l’effet bienfaisant de ton amour. Il garde la trace De ton amour, de ta main. Il m’invite à l’audace, Il m’invite à la poésie.20 Ces fragiles traces de l’amour fidèle – métal de la bague, papier de la lettre, batiste du mouchoir – donnent parfois l’illusion au cœur esseulé que la distance et le temps sont abolis. En réalité le sentiment seul existe, exalté par l’attente de nouvelles. On ne doute pas que cet attachement fût immense pour résister à tant de forces contraires au fil des années. C’est l’émotion de l'amant qui transforme de pauvres objets en fétiches. C’est la magie de la poésie qui lui fait vivre comme des rencontres réelles les hallucinations fréquemment provoquées par 300


l’épuisement, le froid, la faim. N’oublie pas que tu es fardée Et légèrement poudrée Et vêtue autrement que chez nous, Trop légèrement pour l’hiver. Ta gorge à la voix fluette, Enveloppe-la d’une écharpe chaude. Rabats autour tes nattes de lin Afin de respirer le Nord. « L’invitée » 21 Dans ce couplet proche du folklore le poète invite l’aimée à venir hanter ses nuits : 1

Apparais-moi en rêve, comme autrefois Tu osais m’apparaître Avec ton fichu orangé Dans le silence du jardin.

2

Tel un bosquet doré, Apparais, mon amour, […] 22

Et elle apparaît en pleine nature, peut-être au bord de la Source Douskania où l’aide-médecin vit pour la première fois hors du camp, ou alors plus tard à Baragone. 1

Tu as ouvert les portes de la taïga, Tu as écarté de la main les buissons. Les bêtes alarmées se sont agitées, Les feuilles des peupliers ont frémi.

2

Et les oiseaux ont battu des ailes. Les fleurs ont secoué la tête. Tu es venue, je le comprends, me dire adieu Mais pourquoi es-tu si caressante ? 301


Alors, pointe la peur d’être quitté. Vient l’interrogation : 4

[…] A qui la faute, si nous avons vieilli ? Et y a-t-il vraiment faute ?… « Le rendez-vous » 23

Il se souvient que, plus ses forces déclinaient, plus il sentait à ses côtés la présence de sa femme, du moins tant qu’il n’était pas frappé de l’indifférence du moribond. 1

Lorsque je traînais tout juste les pieds A l’appel trompeur d’une flamme, Dans la tempête aveuglante et aveugle Le chagrin me guettait.

5

Nous marchions, il me semblait, ensemble Toi et moi dans la tourmente. D’un double regard brûlant Nous contemplions la terre inondée de glace.

6

Et à deux je suis plus fort, A deux plus assuré est chaque pas, Quand bien même la douleur est doublement vive, Je respire mieux le Nord.24

Sous Staline un condamné à la détention lointaine ne pouvait guère espérer que sa compagne le suivrait en Sibérie à la manière des femmes de Décembristes. Si cela se produisait parfois, l’épouse autorisée à rejoindre son mari ne le rencontrait que rarement au hasard de ses transferts de camp en camp. Elle menait une vie des plus pénibles. En général on ne laissait pas le choix aux compagnes des prisonniers politiques. On les incarcérait aussitôt ou on les exilait dans une autre région du pays. Leur sort n’en était pas moins cruel. Voyez-vous, écrivait Chalamov à Dobrovolski le 13 août 1954, j’ai l’audace de considérer l’exploit de ma femme comme égal aux actes des héroïnes russes des années vingt du siècle passé.25 302


La joyeuse attente du retour imminent résonne dans « Le cahier bleu » : 1

Attends ! A l’inverse de la rotation de la terre Mon télégramme arrive. Et c’est à toi, à la même heure, le même soir Que le facteur l’apportera.

2

Parcours-le de ton regard troublé. Peut-être suis-je derrière la porte Et je vis quelque part en ville, tout près, Non plus là-bas au bout du monde.26

En 1953 Galina Ignatievna se trouva confrontée à un dilemme typique de la vie des femmes russes de sa génération. Le retour de son mari l’obligeait à choisir entre lui et leur fille adulte. Celle-ci ne voulut rien savoir de ce père qu’elle croyait mort selon la prudente version des faits donnée depuis toujours par sa mère. Elle était membre des Jeunesses Communistes et elle suivait un enseignement universitaire réservé aux citoyens sans tache. Elle refusa tout rapprochement. Sa véhémence emporta la décision d’une mère aimante qui, en outre, eut dû faire preuve à nouveau d’héroïsme pour suivre son époux dans l’inconnu d’un nouvel exil, pour y survivre avec lui en parias et en miséreux, à la recherche d’un logement, d'un travail et dans l’attente d’une problématique réhabilitation. Ma fille s’est révélée être, comme une noix, difficile à croquer27, confia Chalamov à Dobrovolski. La douleur d’être rejeté par les siens se doublait, à l’évidence, de la conscience que, par delà l’incapacité d’Eléna à écouter la voix paternelle et à adopter une attitude filiale, il se heurtait à l’Etat qui avait façonné le jeune esprit et détruit sa famille. C’est désemparé qu’il vécut la journée de son retour. Les retrouvailles avec Galina furent tumultueuses. On peut supposer que dans les lettres précédant leur rencontre Chalamov avait tenté de faire taire leur légitime appréhension de se revoir au bout de tant d’années. Il avait voulu imaginer un avenir heureux ensemble. Peut-être avait-il écrit à sa femme ce qu’exprime le long poème « Le retour » : 303


1

De quel immense pouvoir Tu es investie aujourd’hui, Toi, l’adepte du bonheur simple, La mère, la femme l’épouse…

3

Sur mon visage tu ne pourras Effacer les rides et les plis, Relief de gorges et de vallons Sur ma peau burinée par la taïga.

12

Se vanter d’un bonheur parfait N’est que le fait des sots Qui veulent refouler les vagues Et chuchotent des vers affligés.

13

Tout bonheur attendu séparés Est un continent à découvrir, Une nébuleuse étoilée, Un pic non encore atteint.

17

Nous tracerons, nous inventerons La nouvelle carte d'une terre, Sur laquelle des chemins plus forts que la mort Nous ont infailliblement ramenés.28

Il avait voulu croire que les obstacles de l’âge et ceux d’une trop longue séparation et d’épreuves cruelles pourraient êtres surmontés. Mais dès les premières heures il comprit la vanité de ses espérances. Il y eut, raconta-t-il ensuite, des échanges et des explications, mais dans un climat si peu propice : Il a fallu céder sur certains points, insister sur d’autres, et tout cela, voyez-vous, par échappées dans la rue, dans le métro, en public.29 Galina et sa fille n'avaient qu'une autorisation provisoire de résidence à Moscou et, n’ayant pas de logement, elles vivaient dans un foyer. Les retrouvailles eurent donc lieu dans la rue. Les époux passèrent la soirée chez des connaissances au milieu d’anciens déportés visiblement réconciliés avec le pouvoir et avec la vie. Ils dormirent dans une chambre de rencontre, une pièce poussiéreuse mise à leur disposition dans le bâtiment d’un 304


conservatoire de musique par la fille de l’ancien directeur de celui-ci. Plus tard Chalamov nota l’essentiel des propos échangés ce jour là : « […] le plus important, disait Galina, c’est que tu dois tout oublier, revenir à la vie normale ». Au sujet de leur fille, elle lui tint ce discours : « Donne-moi ta parole que tu laisseras Lenka en paix, que tu ne détruiras pas ses idéaux. Je l’ai élevée moi-même (je souligne ce mot) d’après les traditions de notre Etat, et je ne veux pas d’autre voie pour elle. Le fait de t’avoir attendu pendant quatorze années me donne le droit de te le demander. » Il répondit : « Bien entendu, je respecterai cet engagement. »30 Il invoqua le devoir de mémoire : C’est qu’une longue rangée de tombes Est ma seule mémoire. Je m’y allongerais nu, S’il n’y avait le serment De chanter, de pleurer jusqu’au bout Quoi qu’il advienne, Comme si la vie d’un mort Avait aussi un commencement.31 La quatrième strophe du « Retour » disait déjà sa volonté de témoigner : Tous tes efforts ne suffiront pas Pour me faire oublier, au bout du compte, Les obscurs charniers De mes morts impérissables. * Le lendemain Chalamov se rendit chez Boris Pasternak. La rencontre avait été arrangée par Galina Goudz. Ce jour-là, le 13 novembre 1953, j’ai gravi l’escalier et derrière la porte de l’appartement n° 72 Pasternak m’attendait. Quoi de plus 305


prodigieux ? C’était beaucoup trop d’émotions pour un seul jour, peut-être même pour une seule année. Je lui avais apporté et lui ai donné un recueil de vers, le « cahier bleu » que j’avais écrit lorsque je me trouvais encore près d’Oïmiakone en Iakoutie.32 En faisant cette visite il renouait avec sa jeunesse moscovite, lorsque les rencontres avec les grands poètes vivants relevaient du désir à la fois de communier en poésie et de trouver un guide de vie. J’étais venu voir Pasternak pour apprendre à vivre et non à écrire.33 L’accueil fut chaleureux. Lors de ce court passage dans la capitale, la ville de sa famille et celle de son poète préféré, Chalamov assoiffé d’affection et de reconnaissance avait éprouvé plus de tristesse que de joie. Le soir du second jour il partit pour la région de Kalinine (anciennement Tver) où il avait choisi de s’installer pour sa proximité de la capitale. La ville se trouvait à quelque deux cents kilomètres au nord de Moscou. Il devait trouver un emploi et un logement dans une petite localité, et au plus vite, car son livret de travail kolymien ne l’autorisait qu’à un mois de période chômée. Le service de santé du district de la petite ville de Konakovo exigea pour l’employer dans sa spécialité – la médecine – une attestation de l’Hôpital Central pour détenus… Il fit venir promptement ce document qui ne lui donnait pas, hélas, le droit de travailler en dehors du Grand-Nord et hors du cadre du Dalstroï, sinon comme infirmier en fin d’études non encore diplômé. Cela signifiait qu’il ne trouverait un poste qu’en milieu rural et avec un salaire très bas. La recherche simultanée d’un toit et d’un travail formait un cercle infernal, car le NKVD local de qui il dépendait pour le droit de résider exigeait préalablement un contrat d’embauche, alors que les employeurs eux réclamaient une adresse de logement avant de lui donner un emploi. Plusieurs semaines il resta sans abri avec la peur d’être arrêté, dormant dans des wagons de trains stationnés dans les dépôts des gares, dont les banquettes étaient pareilles à des couchettes pour détenus en transit. Enfin le directeur d’une entreprise de Kalinine dont il avait connu autrefois le père le recommanda pour un poste d’agent chargé de l’approvisionnement technique d’une petite exploitation de tourbe (la région est riche en tourbières). Il s’arrêta donc dans le village d’Ozerki. Son petit salaire, amputé de l’impôt et de l’emprunt 306


obligatoire, ne lui permettait ni d’aider les siens ni de se loger décemment. C’est dans un foyer de travailleurs établi dans une isba sans confort qu’il passa les six premiers mois. Les notes de ses Carnets datés de 1954, le chapitre « 1953-1956 » de ses Souvenirs, ainsi que les premières lettres envoyées à ses anciens camarades de camp et à quelques personnes de sa parenté renferment des plaintes répétées au sujet de son travail stupide et à propos de la pauvreté culturelle du lieu. Ozerki n’offrait ni bibliothèque correcte ni presse régulière. Il dit sa solitude : Je vis comme un ours. C’est pourtant là que furent écrits les premiers récits sur la Kolyma. Une lettre de mai 1954 adressée à sa belle-sœur Macha Goudz nous apprend que […] plusieurs récits sont déjà composés mentalement ; alors il faut marmonner en marchant, noter et laisser pour plus tard34. Mais comment faire dans le tapage d’une chambrée éméchée… La poésie venait plus facilement, puisque fin janvier 1954, quelques semaines à peine après leur rencontre à Moscou, Chalamov annonçait à Pasternak l’envoi d’un nouveau recueil de poèmes, le troisième qu’il lui donnait à lire. C’est aussi à Ozerki qu’il prit connaissance de la première partie du Docteur Jivago dont Pasternak lui avait confié le manuscrit et qu’il en fit une analyse détaillée et enthousiaste à l’intention de l’auteur. Sa situation s’améliora, lorsqu’en juin de la même année il s’installa dans le village de Turkmène, où il avait trouvé un emploi analogue dans une autre exploitation de tourbe. Il devait passer deux ans dans cette localité proche de la ville de Kline et située à sept kilomètres à peine de la station du chemin de fer pour Moscou. La région avait été très touchée par la terreur stalinienne ; aussi le réprouvé fut-il accueilli avec sympathie. Enfin, par une circonstance liée à la précédente, Turkmène possédait une bibliothèque remarquable, enrichie au cours des années précédentes par les soins d’un ancien détenu relégué en ces lieux. Chalamov bénéficia ainsi de la solidarité intellectuelle entretenue traditionnellement dans le milieu des proscrits cultivés assignés à résidence en province, bien qu’ici les liens fussent moins faciles à tisser que dans la Vologda d’antan. Au sujet de cette bibliothèque il écrit : [elle] m’a ressuscité, réarmé pour la vie autant qu’il était possible.35 Les livres et la presse lui permirent de renouer avec le monde contemporain dont il avait 307


manqué l’évolution la durée d’une génération. La lettre qu’il adressa en 1954 à sa fille à l’occasion de son dixneuvième anniversaire contenait cet éloge des livres : Les livres sont, selon moi, cet élixir légendaire d’une éternelle jeunesse qu'ont cherché jadis sérieusement les alchimistes du Moyen-âge.36 Dans un environnement saturé de contre-vérités assénées à la jeunesse de l’école à l’université, il l’invitait à une quête du vrai par la lecture, à l’éveil de son esprit qui ainsi resterait à jamais vivant, jeune. Les livres sont ce qu’il y a de meilleur en cette vie. Ils sont notre immortalité.37 Les journées d’un travail pénible à la tourbière, les nombreux déplacements imposés à ce poste ne l’empêchaient pas d’écrire avec frénésie en prose et en vers. J’avais plus de quarante cinq ans, je m’efforçais de rattraper le temps perdu et j’écrivais jour et nuit. Chaque jour j’avais peur de voir mes forces s’épuiser, de ne plus pouvoir écrire une ligne, de ne pas pouvoir écrire tout ce que je voulais.38 Ses vers, il les recopiait dans de gros cahiers parmi les notes de ses carnets. Il y exprimait la tristesse de l’exil. Mais surtout il s’y remémorait son passé carcéral : Dans mes vers récents, confiait-il à Pasternak, je continue d’être pris par mon thème ancien, et il est probable que je ne m’en délivrerai pas de sitôt39. Il assumait sa vocation de poète de la Kolyma. Il avait conscience d’avoir atteint la maturité poétique. En poésie il y a une loi : tout ou rien. Les vers ne sont pas « meilleurs » ou « moins bons ». Ils sont ou ils ne sont pas.40 Une note des Carnets de 1955 contient le bilan de son état de santé avec l’énumération de ses facultés amoindries : La vue : presque aveugle ! L’ouïe : rendu sourd par les coups de crosse. Le toucher : les mains gelées devenues insensibles. L’odorat : celui d’un enrhumé. Le goût : seule la sensation de froid et de chaud. Mais il y a un sixième sens, celui de l’intuition créatrice. Lui est intact.41 Une note de 1956 sur le même sujet rattache directement son sens poétique à ses infirmités : Le poète doit être un peu sourd pour mieux saisir les répétitions sonores, un malvoyant, car sa vue propre, son œil poétique, c’est déjà une forme de daltonisme, une affection oculaire.42 Au cours de l’année 1955 l’écrivain embrassait mentalement l’ampleur des deux œuvres, de prose et de poésie, dont il voulait 308


mener de front la rédaction. Actuellement j’ai en chantier sept à huit cents poèmes et des dizaines de récits. D’après la conception d’ensemble que j’ai en tête, ceux-ci doivent atteindre la centaine.43 Les Récits de Kolyma comprendront cent trente-six pièces. Dans les Cahiers de Kolyma figureront seulement quatre cent cinquante poèmes. Mais les cahiers inédits en renferment beaucoup plus. L’écriture le sauvait de l’état dépressif qui accompagnait le retour à la vie normale dans d'aussi pénibles conditions matérielles et morales. La vie est triste, et je ne sais pas ce que j’aurais fait, si je n’avais pas trouvé de soutien dans mon travail sur les vers44. L’idée du suicide l’effleura : Pour se hâter de mourir Il suffit d’avoir des motifs, Mais je ne veux pas devenir L’objet des médecins légistes. C’est que j’aime toujours l’aube Plus pure que l’aquarelle, Le reflet cuivré de la lune Et le trille des alouettes.45 Alors qu’il était privé de contacts familiaux et amicaux, il évoquait chaque jour dans ses vers et dans ses récits les êtres sortis de sa vie dont le souvenir le hantait. Tant de gens ont quitté ma vie, que j’aurais voulu garder auprès de moi, et ont disparu sans retour ; tant de vivants restés dans ma mémoire ont rejoint les morts, et si peu de morts sont restés à jamais vivants. Et j’ai simplement mal (de plus en plus avec les années) d’avoir perdu ces disparus. Je n’accuse personne et n’espère aucune excuse.46 (à Dobrovolski, 13 août 1955) Parmi ceux qui s’étaient éloignés de lui tels des défunts il comptait peut-être sa femme et sa fille qu’il rencontrait de moins en moins lors de ses déplacements assez fréquents à Moscou. Autrefois, avec l’ardeur de ses vingt ans le détenu novice de la prison des Boutyrki avait clamé les vertus de la solitude, état parfait 309


pour la méditation sur la vie et pour la mobilisation des forces morales : Le chiffre idéal est le un. Aujourd’hui il souffrait cruellement de l’isolement, funeste à la fois à son équilibre et à son travail d’écrivain. Il lui manquait […] un soutien moral pour tous [ses] projets et [ses] rêves ; lorsqu’il faut vérifier un mot, une idée, un sujet, il n’y a personne.47 Depuis Turkmène Chalamov adressa au NKVD une demande de révision de ses procès de 1937 et 1943 et sa réhabilitation, comme l'atteste le brouillon de la requête conservé dans ses archives sur le nom de « Plainte ». En 1955 il entreprit de correspondre avec quelques compagnons d’infortune libérés, soit revenus en Russie soit encore exilés ou installés après l’exil à la Kolyma, Dobrovolski le confident, Loskoutov, Issaiev, Iarotski… Cette correspondance renferme ses doléances, ses espoirs, ses réflexions sur la littérature, le cinéma, les arts. C’est l’amitié qui y est sollicitée à distance. Le relégué ne put rompre le cercle de son isolement qu'au bout de deux ans. * 1956 fut une année marquante sur le plan national. Le 25 février Nikita Krouchtchev prononça son rapport intitulé « Du culte de la personnalité et de ses conséquences ». Qu’un fidèle de Staline critiquât le guide adulé, cela était audacieux même dans le huis-clos du XXe Congrès du P.C.U.S. Le 26 mars Chalamov faisait part de son contentement à Dobrovolski : Je considère que d’avoir détrôné publiquement cette idole est un événement d’une portée exceptionnelle.48 Il se réjouissait que la lettre au Comité Central, lue ce jour-là par le secrétaire général puis diffusée lors des réunions publiques du parti (trois heures et demie de lecture !), présentât enfin comme un document authentique le Testament de Lénine, que lui-même avait contribué à faire connaître dans la clandestinité et pour lequel il avait été arrêté en 1929. La tardive mise au point des dirigeants actuels donnait raison aux opposants de la première heure. 310


Les survivants étaient en droit d’espérer une réhabilitation, parce que la légalité que le pouvoir politique s’engageait à restaurer ne pourrait pas, selon eux, tolérer le maintien des condamnations prononcées pour la diffusion d’un texte dénoncé par ailleurs pendant vingt-cinq ans comme un faux dans la presse nationale et parce qu'il faudrait réparer les préjudices subis par les défenseurs des principes léninistes que la nouvelle direction entendait appliquer. Cependant, la première condamnation de Chalamov ne serait levée qu’en 2000. En 1956 il regrettait que l’instigateur de la déstalinisation n’eût pas clairement stigmatisé Staline comme « ennemi du peuple », ce qu’il avait été au plus haut point, puisque du fait de sa personnalité haineuse et méprisante des millions d’innocents avaient péri. Pour lui-même il accueillait avec prudence les premiers signes d’une libéralisation de la vie sociale et culturelle. Il écrivait à Dobrovolski : Moi qui suis transi sans doute jusqu’aux os, je n’ai qu’une exigence des plus modestes.49 Au printemps 1956 il envoya aux comités de rédaction de différentes revues littéraires quelques dizaines de poèmes qui furent acceptées en vue d’être publiées à la fin de l’année. La promesse ne fut pas tenue. La revue L’étendard, on l’a vu, ne fit paraître que six poésies sous le titre Vers sur le Nord en 1957. Chalamov avait cinquante ans au moment de la parution de ses premiers vers. Le Dégel fit long feu. Le Glavlit (la censure littéraire) veillait sans se relâcher. Les hommes de lettres ne savaient plus ni quoi ni comment écrire. En cette année 1956 Chalamov était encore l'objet d’une filature constante tant après qu’avant les déclarations de Khrouchtchev. Les rapports policiers décrivent en détail ses faits et gestes en particulier lors de ses déplacements à Moscou. Ils reproduisent ses propos émis en présence d’indicateurs, des personnes de sa connaissance dont il ignorait ou négligeait la duplicité. Il semble que l'un d'eux ait été un de ses anciens compagnons de la Kolyma. Il se montrait loquace et imprudent sur la période incertaine que traversait le pays. Mais si grand fût son empressement à profiter d’une relative libération de la parole en public pour exprimer ses vues sur le stalinisme et la déstalinisation, il ne revint ni à l’action politique ni à l’activité sociale. L’engagement, qui dans sa jeunesse avait représenté 311


avec l’écriture une des deux parties classiques de sa vie, ne fut pas repris après 1956, parce qu'il ne voulait pas « […] devenir un jouet aux mains des politiciens » (Sirotinskaia)50. Son œuvre littéraire serait sa seule arme contre l’injustice. Un rapport de filature reproduit cet aphorisme formulé tout haut par Chalamov : Tout ce qui est écrit avec le sang du cœur résonnera51. Pour étayer son propos il avait donné l’exemple d’Aleksandr Blok décédé en 1921, qui […] commence à résonner, lui qui auparavant était taxé d’intellectuel, de symboliste et de décadent. Il avait affirmé que, même si les œuvres écrites avec le sang du cœur ne passaient pas la censure, la diffusion spontanée des manuscrits assurerait leur rayonnement. Entre 1953 et 1956 Chalamov confia trois cahiers de vers à Pasternak qui les fit lire autour de lui. Ses poèmes commencèrent à circuler. Malgré l’éloignement imposé par l'exil il réussit à se faire connaître comme poète dans le milieu littéraire non officiel de la capitale. Son but était le rapprochement avec ses lecteurs. Il débattait des problèmes de la création poétique lors de rencontres avec des étudiants. Il intervenait dans des réunions qu’il appelait avec fierté conférences de presse. Tout cela, écrivait-il à Dobrovolski le 7 juillet 1956, je le vis dans une grande tension nerveuse, parce que, voyezvous, l’essentiel reste l’essentiel et je continue comme je peux à servir mon Dieu.52 * Pour Chalamov l’année 1956 fut ponctuée de ruptures et de nouvelles connaissances. Dans le cercle déjà large de ses correspondants apparut Olga Ivinskaia, femme de lettres et journaliste à la revue Le monde nouveau, plus connue pour sa liaison avec Boris Pasternak. Son intimité avec le poète tombé en disgrâce l’avait déjà conduite en prison et devait l’y renvoyer avec sa fille Irina après la mort de celui-ci. Irina Emélianova a rassemblé ses souvenirs sur sa mère, sur l’entourage d’Ivinskaia et très largement sur Pasternak dans son livre Légendes de la rue Potapov (leur adresse moscovite dans les années cinquante). Un chapitre concerne Chalamov en l’an 1956 et contient quelques-unes des lettres échangées avec Ivinskaia. 312


Le 20 mars il lui adressa une courte lettre dans laquelle il lui rappelait leurs relations anciennes. Dans les années trente tous deux travaillaient à la rédaction de la revue Pour la maîtrise de la technique. Ils partageaient l’amour de la poésie, elle appréciait ses vers qu’il n’osait guère montrer. Depuis lors il n’avait rien su d’elle. Il souhaitait lui rendre visite. Il fut reçu le samedi 10 avril, une idylle se noua. Elle lui soumit l’énigme concernant l’existence d’un ami commun. Il ne devina pas qu’il s’agissait de Boris Pasternak. Ce nom fut prononcé fin avril. Saisi d’une étrange exaltation, Chalamov décida de s’effacer en faveur de son rival dont il vénérait la poésie. Dans la lettre qu’il envoya à Ivinskaia c’est le poète plus que l’amant qui s’adressait à l’inspiratrice de deux artistes : Découverte extraordinaire. Et cette femme est de cette espèce rare qui fait d’un poète un poète, d’un artiste un artiste. Elle est le levain qui fait lever les cinq petits pains qui serviront à nourrir une foule de cinq mille hommes […]. Je suis infiniment reconnaissant à la vie qui, le 14 avril, a gratifié mon destin de cette péripétie fantastique.53 « Ainsi, commente Emélianova, il sublima la péripétie ou plutôt le coup du destin qui avait uni la femme qu’il aimait au poète qu’il aimait. Resta une amitié précieuse, le confort d’un foyer […]. »54 En été Ivinskaia séjournait dans le village d’Izmalkovo, voisin de Pérédelkino, le lieu de résidence de Pasternak. Celui-ci partageait son temps entre sa datcha et celle de sa maîtresse. Chalamov rendait visite le samedi à Ivinskaia, le dimanche à Pasternak, heureux de revoir son idole, qui malgré ses prières répétées ne l’avait plus reçu chez lui depuis presque deux ans. Irina Emélianova remarque qu’elle était très attachée à Pasternak qui dans son enfance lui avait tenu lieu de père. Elle raconte aussi que pendant les quelques semaines que durèrent ses visites Chalamov lui aussi se mêla de l’instruire. Elle était adolescente et préparait le concours d’entrée à l’Institut de littérature. Il analysait pour elle la prose de Flaubert, d’Hemingway... Dans la bibliothèque de Turkmène Chalamov lisait des œuvres étrangères autant que celles des auteurs classiques et modernes russes. Le 24 juin il éprouva un immense bonheur, auquel il rêvait depuis sa jeunesse. Pasternak l’avait invité à lire ses poèmes dans son 313


appartement de Moscou lors d’un repas solennel, en présence d’un auditoire choisi de poètes et d’amateurs de poésie. Le 18 juillet il fut réhabilité. Ses condamnations de 1937 et de 1943 était levées, ainsi que l’interdiction de résider dans une grande ville. Le 12 août, ayant appris que le manuscrit du Docteur Jivago avait été refusé par les rédactions de deux grandes revues littéraires, il adressa à Pasternak cet hommage : […] vous, et vous seul, êtes la conscience de notre époque, ce que Tolstoï était pour son temps. Vous êtes l’honneur de notre temps, vous êtes sa fierté. Et notre époque pourra se justifier devant l'avenir en invoquant le fait que vous y avez vécu.55 Le 3 juillet, il avait rompu ses relations amicales avec Ivinskaia par ce mot : J’ai pris la décision de ne plus venir à Izmalkovo.56 Le 7 juillet Dobrovolski avait reçu l’aveu de l’imbroglio de sa vie privée : […] un parfait gâchis, et ce qu’il adviendra demain, je l’ignore moi-même.57 La rupture avec Ivinskaia et l’éloignement de Pasternak avaient éclairci les choses d’un côté. Du côté de sa famille, on sait en particulier par les rapports de filature qu’il ne voyait presque plus les siens à Moscou. Enfin, le 28 août il fit parvenir à sa femme une lettre de rupture de laquelle l’émotion se voulait absente : Galina, je pense que nous n’avons pas de raisons de rester ensemble. Ces trois dernières années nous ont montré à tous deux que nos routes se sont trop écartées et qu’il n’y a aucun espoir de rapprochement […] ; ce qui est bon pour toi est mauvais pour moi (cela je l’ai senti dès la première heure de notre rencontre).58 Il rompit net et à jamais. Il refusa dès lors tout contact avec sa fille. Il ignora son mariage quand il lui fut annoncé. Mais l’attachement pour sa femme subsistait, indéfectible. Après la rupture il était désemparé : J’ai tellement erré alors à travers Moscou. Tellement – Pourquoi ne t’ai-je pas rencontrée ? Je t’appelais, je t’appelais. J’aurais soulevé des montagnes...59 Sirotinskaia raconte que bien des années plus tard, en 1979, à la veille d’être transporté dans un hospice pour vieillards il la supplia : Va chercher Galina. Dis-lui que nous ferons un livre ensemble – ce sera le retour60. Elle ne vint pas. Le retour n’eut pas lieu, ni le deuil de leur passé commun. 314


Certains vers composés à Turkmène reflètent le désespoir qui suivit la rupture. Ceux-ci : 1

La fin des espoirs et des mises au point M’ouvrira la porte de l’enfer – et voilà, Tel un modeste atome anonyme Je rentrerai dans le tourbillon de la terre.

2

Que suis-je pour la terre – une trace de larme, De ride sur le visage de ma femme. Je suis un glaçon non encore fondu, Qui dans une coupe attend toujours le printemps.

4

Devrais-je m’affliger de ce que N’ont pas accompli mes vers, Ces boules de chagrin et de nostalgie Si peu semblables à des bombes.61

Et ceux-là : Où est la vie? Si un bruissement De feuille au moins la signalait. Mais derrière moi le vide, Derrière moi le silence. Et j'ai peur de faire un pas Dans le trou de la noire forêt, Là ou la mémoire m’emmène Et d'où le ciel est absent.62 *

Cette année 1956, la dernière de son exil, fut entrecoupée de visites et de nouvelles connaissances faites à Moscou et à Pérédelkino, de rencontres et de lectures dans des cercles d’amateurs de poésie. Chalamov reprenait goût à la vie. 315


A l’automne il se décida à répondre aux avances d’une femme écrivain, amie d’Ivinskaia. « Ce n’est pas à nous, mais à d’autres personnes, écrit Emélianova à ce sujet, à une autre femme qu’est revenue la tâche de l’aider à rentrer à Moscou, à se constituer un foyer et à retrouver le contact avec ses lecteurs ».63 Olga Néklioudova vivait à Pérédelkino avec son fils, elle y rencontra Chalamov. Eprise, elle lui écrivit et lui rendit visite à Turkmène. Bientôt, grâce à l’appui de l’écrivain Fadéiev, alors président de l’Union des Ecrivains dont elle était membre, elle reçut un logement à Moscou. C’est là qu’ils s’installèrent après leur mariage célébré en octobre 1956. Auparavant, Néklioudova avait reçu de Chalamov une longue lettre contenant un autoportrait à la fois peu flatteur et plein de suffisance et un jugement ambigu sur sa future compagne. A quelques lignes d'intervalle il assurait : Il m'était désagréable que vous soyez quelqu'un de plutôt bien […] et : Vous n’êtes pas quelqu’un de très bien, mais vous êtes une personne sincère et malheureuse64, le tout accompagné de conseils et de recommandations. La sachant fragile, il avait peut-être voulu la dissuader d’épouser le misanthrope qu’il avouait être et surtout lui faire comprendre qu’il s’agissait d’un mariage de raison. Toujours préoccupé par les problèmes de la famille, il avait noté dans ses Carnets, sous l’année 1955 et sous l’intitulé « Pensées inopportunes » : La proportion de bonheur familial est plus élevée dans les mariages dits de raison que dans les mariages d’amour.65 Dans sa lettre il définissait ainsi la relation sentimentale : Dans l’amour je cherche avant tout la sincérité, la compréhension, la tranquillité qui peut restaurer mes forces, et j’ai besoin de forces.66 En 1956 il avait quarante-neuf ans. Il croyait en son destin de grand écrivain. La jeunesse éternelle du cœur et de l’esprit qu’il souhaitait pour sa fille, il en donnait lui-même l’exemple en dépit de maux inguérissables. Un des premiers poèmes des Cahiers (1954), qu'il considérait comme l’une des formules poétiques importantes pour moi, exprimait cette sensation existentielle à l'aide de la métaphore de la navigation déjà évoquée : 316


Pas la vieillesse, non ; toujours la même jeunesse Lance la barque sur les flots Et la fait tournoyer dans la dentelle des brisants Sur la crête de la vague recourbée. Et la voile qui se gonfle bat les flots Comme les ailes d’une mouette, Et la rage de ma prime jeunesse Me jette toujours en avant. Le feu et non la pierre Figure sur mon blason. Ainsi entre en maturité Mon brûlant destin. Ni les années ne le refroidiront Ni les monts glacés. La vieillesse il ne connaîtra A l’évidence jamais…67 Malgré les stigmates laissés sur son visage par le froid et la faim, l’apparence physique et les manières de cet homme mûr révélaient une vigueur étonnante à qui le voyait pour la première fois. Emélianova se souvient de leur rencontre : « Engoncé dans son imperméable de toile, tout mouillé, encombré de son lourd sac à dos qu’il ne savait où poser dans notre petite entrée, il m’apparut dès l’abord – la démarche, les mots, la poignée de main – tout à fait différent de celui que j’avais imaginé dans ma tête encore à moitié enfantine. Il était puissant, fort, énergique et débordant de jeunesse. Mineur, tailleur de pierres, bûcheron, orpailleur à la Jack London – la chemise à carreaux et les cheveux en brosse complétaient le tableau. Une énorme main à la peau rêche qui écrasait mes faibles doigts avec une force débordante et inutile. Une voix qui était à l’étroit dans l’appartement […]. Il nous lut sa poésie : « Vingt ans j’ai cassé des pierres » ».68 Dix ans plus tard Irina Sirotinskaia serait impressionnée par la stature de l’homme : « Pour l’aspect purement physique : grand et large d’épaules, et au premier regard, dès les premiers mots la sensation nette d’une personnalité hors du commun, puissante […] ».69 317


Il est tentant de suivre Emélianova, lorsqu’elle compare l’été 1956 dans la vie de Chalamov à l’automne 1830, durant lequel Pouchkine avait été retenu par une épidémie en province dans son domaine de Boldino70 et où sa production fut particulièrement riche en prose et en poésie. Elle voit chez l’un et chez l’autre une immense énergie, le même défi lancé à l’adversité dans l’isolement, la même impétuosité à s’élancer vers l’avenir. Mais la passion et l’acharnement qu'il mettait à accomplir sa tâche littéraire pendant cette période intermédiaire entre la Kolyma et Moscou rapprochent aussi Chalamov d'Anton Tchékhov qui prodiguait en son temps ce conseil : « Il faut travailler et au diable tout le reste ! »71. En cette année 1956 Chalamov martelait pour son ami Dobrovolski : Arkadi Zahkarovitch, l’essentiel, c’est de travailler, travailler, travailler. Ecrire des récits, des romans, des scénarios, des vers. Tout le reste est bêtise, tout le reste est bavardage.72 Des cahiers grossièrement cousus de la main de l'écrivain contenaient plusieurs centaines de poèmes, dont une partie constituerait les Cahiers de Kolyma. Pendant ces trois années d’exil, Chalamov avait écrit une grande partie des trente-trois récits qui constituent le premier livre des KR. Si ce recueil, qui portait déjà le nom de Récits de Kolyma, avait été publié du vivant de l’auteur, il aurait suffi pour assurer la célébrité, non seulement au témoin des camps, mais aussi à l’artiste. Le 3 septembre Chalamov reçut l'avis officiel de sa réhabilitation daté du 18 juin 1956 : « L’accusation portée contre Chalamov Varlam Tikhonovitch a été réexaminée par le collège militaire du Tribunal Suprême de l’URSS le 18 juillet 1956. Le verdict du tribunal militaire du NKVD près le Dalstroï daté du 28 juin 1943 et la décision de la Commission Spéciale près le NKVD de l’URSS du 2 juin 1937 sont annulés en vertu de circonstances nouvellement établies et l’affaire est suspendue par défaut de corps de délit. »

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Avis officiel de rĂŠhabilitation de Chalamov

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V LA POESIE

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ill. dans N. Struve, Ossip Mandelstam, 1982

Ossip Mandelstam par I. Bruni

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LA PALETTE DE DANTE

Oui, nous sommes en enfer disait-il, nous sommes dans l’autre monde.1 Nous avons l’enfer derrière nous. Et c’est ce qui fait notre supériorité dans les jugements, les appréciations, les exigences 2 morales.

Dans le récit « Douleur » Chalamov propose à son lecteur l’énigme de la réalité des camps staliniens : Il y a aussi un monde et un enfer souterrains d’où les gens reviennent parfois, où ils ne disparaissent pas à jamais. Pourquoi reviennent-ils ? Leur cœur est empli d’une angoisse éternelle, d’une horreur éternelle de ce monde des ténèbres qui n’est nullement d’outre-tombe. Ce monde est plus réel que les cieux d’Homère.3 Ce monde est désigné dans « L’examen » : l’enfer de la Kolyma.4 Les mots « enfer », « infernal » sont entrés dans l’usage pour caractériser les affres de la réclusion. Enfermement et enfer évoquent ensemble, tant dans la langue parlée qu’en littérature, ce lieu de tous les fantasmes conçus par l’imagination humaine au sujet de la 323


souffrance et de la torture. « Cette sinistre pente qui ensache le mal de l’univers », tel est l’enfer décrit par Dante. Dostoievski a défini la scène de la toilette des forçats aux étuves de la forteresse d'Omsk comme « la description d’une sorte d’enfer ». De retour de Sakhaline Tchékhov concluait : « Le bagne est logiquement la réalisation de l’image de l’enfer. »5 Cette image est devenue un lieu commun dans les écrits du vingtième siècle consacrés aux camps de concentration. A propos des douches d’Auschwitz Primo Levi écrit : « C’est cela, l’enfer. Aujourd’hui, dans le monde actuel, l’enfer, ce doit être une grande salle vide […]. On ne peut pas penser, c’est comme si on était mort. »6 « L’enfer » est le titre d’un chapitre de Kolyma. Le bagne de l’or du Polonais Krakowiecki. Le premier Cercle est le nom du roman de Soljénitsyne qui traite des prisons spéciales pour scientifiques. La métaphore de l’enfer renvoie à la représentation ancestrale, nichée dans la conscience des peuples, du plus terrible, du plus affreux, du plus insupportable qui puisse advenir à l’homme, de ce qu’il redoute le plus au cours de sa vie et dont, en prolongeant et en amplifiant en pensée la douleur éprouvée ou imaginée, il repousse l’accomplissement au-delà de sa mort avec le secret dessein de le conjurer. Ayant puisé au fonds des croyances populaires, Homère a dépeint des Enfers débonnairement administrés par Pluton. A leur propos Chalamov écrit : Le monde souterrain de Pluton semble être le paradis, le ciel comparé à ce monde [la Kolyma].7 Dans la ligne homérique Virgile a évoqué un royaume des morts plus poétique qu’effrayant. C’est de la plume de Dante Alighieri que la culture européenne a recueilli l’impressionnant héritage d’un monde véritablement infernal. L’assimilation de l’univers carcéral à l’enfer dantesque, loin de banaliser la réalité historique, la montre et la stigmatise. L’auteur de L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, étude fouillée des modes d’expression propres à la relation littéraire sur l’enfermement, note : « L’espace des camps est inscrit dans une chaîne intertextuelle : l’Odyssée, l’Enéide, la Divine Comédie. »8 En effet, Dante a fait sienne une légende médiévale afin de compléter le récit homérique par le voyage d’Ulysse au-delà des colonnes d’Hercule, ces confins du monde humain, avec son naufrage, sa mort et son séjour en enfer. De 324


même, l’auteur de l’Enéide avait prolongé l’histoire de certains personnages de l’Odyssée. Versé dans les lettres gréco-latines, ce qu’indiquent dans son œuvre maintes mentions et références, Chalamov se dit lui-même tantôt Pluton remontant des enfers, tantôt Orphée descendant en enfer. Ces appellations prennent des significations différentes selon le contexte. Mais elles sont paradoxales en elles-mêmes, puisque d'après la légende Pluton, prince du royaume des morts, est peu enclin à quitter trône et puissance pour l’existence terrestre. Le poète captif serait plus proche d'Orphée, l’inventeur de l’art musical. Mais Orphée, venu dans l’au-delà pour un bref séjour, n’est pas un damné. Stimulante polysémie des métaphores chalamoviennes… Chalamov se définit lui-même comme un homme revenu de l’enfer. Il se demande […] pourquoi Dante a choisi Virgile pour l’accompagner en enfer. Est-ce là un bon ou un mauvais symbole ? Le poète des joies bucoliques est-il un bon compagnon pour l’enfer ? 9 Lui-même a pour mentor son aîné, le poète Ossip Mandelstam (1891-1938), qu’un destin tragique désignait pour jouer ce rôle. Dans son essai L’Entretien sur Dante Mandelstam écrit : « La poésie russe a grandi comme si Dante n’existait pas. »10 En revanche il connaît l’immense influence exercée par la Divine Comédie sur les lettres européennes. C’est qu’en effet, comme l’a noté J. Risset, traductrice de l’œuvre de Dante en français, « […] on pourrait écrire une histoire de la littérature française du dix-neuvième siècle comme une suite de rêveries autour de l’Enfer. »11 Tombé tôt en disgrâce dans son pays Ossip Mandelstam se laissa envoûter par l’illustre poème, lorsque vers 1930 il s’adonna à l’étude de la langue italienne et à la lecture dans le texte original de Dante, Arioste et Pétrarque. Ce n’était pas le goût de la « rêverie », explique sa veuve dans ses Souvenirs, qui le portait à la rencontre de la Divine Comédie, mais le désir de se distraire d’une cruelle et insidieuse persécution grâce aux charmes d’une langue et d’un art exotiques. L’Enfer, ce livre « essentiel », marqua fortement les dernières années de sa vie. Nadejda Mandelstam raconte qu’après sa « rencontre » avec Dante, étant devenu « le lecteur d'un livre unique », Ossip Mandelstam gardait en permanence sur lui un exemplaire de poche de la Divine Comédie, lue et relue sans cesse, cela en prévision 325


de son arrestation imminente. Il fut arrêté en 1934 pour avoir écrit et lu en présence d’amis son épigramme sur Staline (« […] le montagnard du Kremlin / Le bourreau et l’assassin des moujiks […] »). En prison, il dut se séparer de Dante, car le règlement voulait qu’ « […] un livre ayant séjourné dans une cellule ne fût pas remis en liberté » ; « le livre restait emprisonné à perpétuité. »12 Après sa seconde arrestation en 1938, un autre volume de Dante accompagna Ossip Mandelstam dans le convoi pour la Sibérie. Il s’armait pour le combat contre l’adversité en se nourrissant de la culture européenne. L’Enfer lui offrait par avance une vision de son inéluctable destin. L’aptitude de Mandelstam à « nouer des relations personnelles » avec les poètes du passé se doublait ici de la proximité qu’il avait perçue de deux sorts tragiques, le sien et celui de Dante, « un homme torturé également et persécuté » comme lui-même. Dante savait dialoguer par delà les siècles, comme on le voit dans le récit de sa rencontre en enfer avec ses poètes antiques préférés. Condamné à dix ans de travaux forcés, Mandelstam passa trois mois dans le camp de transit de Vladivostok, celui dans lequel Chalamov avait séjourné une année auparavant ; il y mourut, de faim croit-on. La Kolyma lui fut épargnée. Chalamov enviait cette mort précoce : O.M. a échappé au plus terrible, au plus humiliant.13 Artiste savant et difficile, Mandelstam fut l’un des écrivains les plus durement malmenés par Staline. « Grand poète pour cercle étroit d’intellectuels »14, il cessa d’être publié dès 1928, année de la parution de trois volumes de ses œuvres. Ses vers circulaient sous le manteau. Il les lisait à ses proches. L’admiration et l’amitié les diffusaient rapidement. Des témoins ont rapporté que dans le camp de transit sibérien on l’entendit réciter sa poésie et qu’après sa mort des albums manuscrits de ses poèmes circulaient dans le milieu des relégués de Magadane. On disait aussi ses vers derrière les barbelés. Chalamov ne mentionne pas Mandelstam parmi les poètes de sa jeunesse. Il ne ressort pas de ses souvenirs sur les années vingt qu’à ses débuts il aurait connu et apprécié son œuvre comme celles de Blok et de Pasternak. Cependant le mouvement poétique de l’acméisme15, fondé et représenté par Goumiliov, Akhmatova et Mandelstam dans la deuxième décennie du vingtième siècle, avait marqué durablement sa 326


création poétique et lui inspira en grande partie l’esthétique qu’il formula après son retour de la Kolyma. A propos de Mandelstam il écrit : [...] un nom qui me fut cher tout au long de ma vie.16 C’est au célèbre poème « Cherry-Brandy » composé en 1931 qu’il emprunta le titre de son récit consacré à la mémoire du poète défunt écrit en 1953, tandis qu’il était encore retenu en exil en Sibérie. En 1965 une soirée littéraire fut organisée à l’Université de Moscou par des proches de Nadejda Mandelstam et par quelques admirateurs courageux qui souhaitaient fêter la « résurrection » du poète dans le public (O. M. venait d’être réhabilité à titre posthume), en même temps que briser les obstacles à la publication de ses vers toujours dressés par la censure. « Un recueil attend l’impression, remarqua le président de séance, l’écrivain Ilia Ehrenbourg, et il l’attendra peut-être encore cinq ans! ».17 Profondément ému, Chalamov récita son « Cherry-Brandy ». Un représentant des autorités littéraires tenta d’en interrompre la lecture. Chalamov rappela que douze années auparavant et quinze ans après la disparition de Mandelstam, aussitôt libéré il s’était […] empressé de poser des jalons, des repères […] en écrivant sur le poète martyr. Il rappela que, rentré peu après à Moscou, il avait découvert […] que les vers de Mandelstam étaient présents dans tous les foyers18, et qu’il avait compris l’inutilité de son récit. Mais il explique ailleurs qu’il était le mieux placé pour décrire l’agonie du poète affamé : En se fondant sur sa propre expérience l’auteur tente d’imaginer les pensées et les sentiments de Mandelstam, partagé entre la ration de pain et la haute poésie […].19 Mandelstam lui-même n’avait-il pas noté (en 1934) à propos des vers qu’il avait composés à la mémoire et à la gloire du poète symboliste Biély : « C’est peut-être mon propre requiem que je chante. » ? 20 Chalamov revenu de l’enfer était de ces « hommes à l’esprit lucide » dont parle Nadejda Mandelstam, qui surent évoquer les circonstances non éclaircies de la mort de son époux de façon sobre et crédible à l’inverse des légendes qui couraient sur son compte. Dans « Cherry-Brandy » le poète mourant reçoit la révélation de l'essence de la Poésie. Des instants de béatitude précèdent sa fin : 327


La vie entrait toute seule en lui comme une hôtesse tyrannique [...]. Elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration. Et pour la première fois la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude.21 Dante avait reçu de l’ombre d’Ulysse le récit de ses derniers jours terrestres. L’auteur de « Cherry-Brandy » recueille le dernier souffle de Mandelstam. Il partage avec lui l’ultime regain de l’inspiration. A sa place il éprouve les sensations physiques d’une mort par la faim que l’on dit indolore. Il inscrit sur la page blanche des lambeaux d’enfer et de paradis. Chalamov portait en lui un héritage mandelstamien certain. Son amitié respectueuse à l’égard de Nadejda Mandelstam, sa correspondance avec elle menée de 1965 à 1968, le récit « Résurrection du mélèze » qui renferme la fable de la branche envoyée de la Kolyma à la veuve du poète (1966), la dédicace du récit « Maxime » (1965) adressée à sa correspondante et amie, tout cela est lié à l’immense œuvre de réminiscence que représentent les Souvenirs de la veuve du poète, non moins qu’à la notation qu'elle fit, en ces années-là à la faveur du Dégel, des poèmes de son époux prudemment et héroïquement gardés en mémoire pendant des décennies dans l'espoir d’une publication posthume. En 1965 parut à Moscou l’essai intitulé Entretien sur Dante, écrit par O.M. en 1933. Chalamov remarque dans ses Carnets que le tirage en fut épuisé en deux heures. A la même époque il lisait les Souvenirs de Nadejda Mandelstam qui avait dû lui confier son manuscrit. Dans la lettre à N. Stoliarova (1965) il vante le chapitre de ce livre consacré à Mandelstam et Dante. Dès lors Chalamov connaissait bien le Mandelstam commentateur passionné de l’Enfer de Dante. On peut imaginer qu’à la lumière de l’Entretien et dans l’intimité de l'univers poétique d'O.M., dévoilé avec autant d’intelligence que de sensibilité par sa veuve, il fit une relecture de la Divine Comédie stimulante pour son évocation de la Kolyma. * Certes, le nom de Dante et quelques allusions à sa vie et à son œuvre étaient présents déjà auparavant dans la poésie de Chalamov. 328


Dans « Récit sur Dante », court poème composé en 1950 au camp, il raconte un fait réel (ou légendaire) de la biographie du poète italien : comment il sauva un enfant en tranchant à la hache le bloc de marbre (un ange sculpté) qui en tombant avait pris comme dans un étau le bras du petit tendu sur le bord de la vasque d’un baptistère. Dante seul parmi les témoins ne craignit pas l’opprobre… Et fendit l’ornement sacré. Et l’ombre de Dante jusqu’ici Ne quitta plus mes montagnes, Où ma vie est le marbre froid des mots, De nœuds difficiles à délier.22 L’auteur définit plus tard ce tableautin symbolique comme Une tentative pour indiquer les analogies historiques et poétiques qui me sont indispensables.23 En 1954, au début de sa relégation dans la région de Kalinine Chalamov composa le poème « L’outil ». A travers l'éloge qu'il y fait du style de Dante, l'auteur se réclame de l'héritage du poète. Il voit une ressemblance des thèmes et des moyens d’expression utilisés par Dante et par lui même en leurs époques distantes. On lit en marge de l’œuvre : Je crois avoir réussi à donner une signification nouvelle à cette thématique aussi ancienne que la poésie elle-même.24 Ce qu’il est primitif, Notre outil si simple : Une main de papier à dix sous, Un rapide crayon ! Voilà ce dont les hommes ont besoin Pour bâtir Un château véritablement aérien Au-dessus d’un destin ordinaire. Tout ce qu’il fallut à Dante Pour dresser les portes d’accès A l’entonnoir de l’enfer Creusé dans la glace.25 329


* Mandelstam avait su adapter à son temps la vision dramatique de l’enfer. « Il est impossible, écrit-il dans l’Entretien, de lire les chants de Dante sans les rapporter à l’époque moderne. Ils sont faits pour cela. Ils sont armés pour faire appréhender l’avenir. Ils appellent un commentaire du futurum tourné vers l’avenir et qui dévoile son lien avec la poésie moderne. »26 Il voyait le temps qui s'écoule dans l’œuvre de Dante comme un « acte synchronique unique ». Dante aurait écrit l’Histoire en collaboration avec les poètes du futur. Sa Divine Comédie est prophétique. Chalamov plaçait haut les prophéties de Dostoievski, on le verra. Parmi les peintres il distinguait Mikhaïl Vroubel comme […] le seul artiste en Russie à posséder la palette de l’avenir.27 Pour Mandelstam Dante était doté de « la vue de l’oiseau de proie », « […] un œil si naturellement et exclusivement adapté à la découverte de la structure du futur »28. Que son Enfer anticipe sur des réalités à venir, chacun prenant le livre en main se plaît à le croire. On est frappé par « […] la fulgurante intuition qui renferme peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui »29, écrit Primo Levi. Dans sa préface de l’Enfer J. Risset remarque à l’adresse des hommes du vingtième siècle : « L’imagination créatrice de Dante est si puissante et si précise qu’elle semble décrire par avance, parfois, l’inimaginable terreur moderne. »30 Dante représente l’enfer chrétien dans lequel les péchés sont expiés par les tourments. Le paradis, séjour de l’innocence et de la béatitude, lui fait pendant. Le poète visiteur de l’enfer compatit aux souffrances des damnés, mais il approuve aussi les terribles châtiments que leur inflige la « divine justice ». Après Dante, les siècles suivants de l’histoire européenne connurent des penseurs, parmi lesquels Dostoievski, qui taillèrent une brèche dans la loi monolithique du crime et du châtiment et qui montrèrent la fréquence de la rencontre de l’innocence et de la souffrance. Des enfants qui souffrent, une révoltante injustice ! Le vingtième siècle éclairé a fait sienne cette noble indignation. Cependant, la question posée par Dostoievski (Se peut-il que 330


l’innocent pâtisse sous le regard de Dieu ?) préoccupe le philosophe moderne moins que le mal fait délibérément à l’homme innocent par l’homme cruel. L’univers concentrationnaire réalise pleinement ce projet maléfique. « Pour nous, écrit Primo Levi à propos des camps hitlériens, le Lager n’est pas une punition, pour nous aucun terme n’a été fixé, et le Lager n’est autre que le genre d’existence qui nous a été destiné, sans limite de temps, au sein de l’organisation sociale allemande. »31 Tandis que Dante dissocie le pécheur voué aux tortures de la géhenne et l’homme vertueux récompensé par les joies paradisiaques, la perception moderne stigmatise le mal d'origine purement humaine répandu dans le monde et dénonce la rupture survenue entre le crime et le châtiment. Sans doute, un artiste de la stature de Dante ne pouvait ignorer le danger pour le genre humain représenté par l’inévitable interférence du bien et du mal. Que l’enfer « ensache le mal de l’univers », voilà l’idéal de purification promu par le poète. Mais s’il est besoin d’enfermer le mal au tréfonds de la terre, alors c’est qu’il pourrait contaminer même les hommes vertueux. Virgile met Dante en garde contre l’attrait qu’exercera sur lui le spectacle des « bas desseins » étalés du haut en bas de l’abîme infernal. Mais ici le mal est endigué malgré tout, alors que la littérature concentrationnaire l’étale, débordant des rives d’une morale ravagée. Chalamov affirme avec véhémence : Les Récits de Kolyma sortent de la catégorie du bien et du mal. Toute forme de l’enfer peut renaître […].32 Lorsqu’il parle de l’au-delà du bien et du mal et que Levi évoque « l’en-deçà du bien et du mal »33, il s’agit du même phénomène de neutralisation des pôles de notre éthique, d’où résulte le triomphe des forces destructrices. Doué d’un tempérament combatif et d’un esprit intransigeant, Chalamov se montre impitoyable envers les hommes de pouvoir responsables des cruautés de son siècle. Certes, il est conscient de la complicité passive de son peuple qui a supporté la répression sans broncher. C'est pourquoi il prône la lutte contre le mal en soi et hors de soi. Mais surtout, en tant qu’artiste il se sait investi d’une responsabilité supérieure : Il est juste que les poètes ne puissent être indifférents au bien et au mal.34 A l’appui de sa pensée il cite ces vers du prologue au poème « Vengeance » d’Aleksandr 331


Blok : « Mais toi, artiste, crois fermement Aux tenants et aboutissants. Sache bien, toi, Où nous guettent l’enfer et le paradis. »35 Chalamov voit venir l’enfer universel, mais il continue de croire en un paradis personnel. On l’imagine souscrivant aux recommandations faites par Ulysse à ses compagnons : « Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes, mais pour suivre vertu et connaissance. »36 Mais autre époque, autre enfer. Vu depuis la Kolyma, l’Inferno du poète italien ressemble somme toute au musée des monstruosités créé par Pierre le Grand, la fameuse Kunstkamera de SaintPétersbourg. Au moyen de ce rapprochement Chalamov souligne la différence existant entre l’expiation des péchés chez les chrétiens et l’impunité du crime contre l’humanité dans les sociétés modernes : La Kunstkamera de Dante est remplie de coupables Qui attendent le fatal jugement de la loi, Et Dante lui-même se vantait sans cesse De tourmenter l’assassin et le lâche. Alors qu’ici, à la croisée de ces longues routes L’auteur ne nous a montré que des innocents. D’où viennent-ils en si grand nombre ? Quel pays Ignore ce que signifie la faute commise par l’homme ? 37 * « La Kolyma est un fleuve, une chaine de montagnes, une région et une métaphore. »38 A. Applebaum Dire « l’enfer de la Kolyma » ou « l’enfer d’Auschwitz » c’est recourir à une métaphore, plus exactement, comme l’explique Luba 332


Jurgenson, à « une métaphore de la métaphore »39, puisque les Enfers repris par Dante aux poètes antiques étaient déjà une image hyperbolique. Dire « l’enfer de la Kolyma », c’est rapprocher deux phénomènes de nature différente. Le premier (« l’enfer »), qui est d’ordre psychologique et (ou) religieux, nourrit nos cauchemars ; le second (« la Kolyma ») est bien réel, figurant les épreuves d’une cruelle survie. Pour les poètes qui bâtissent cette « métaphore de la métaphore » Dante reste la référence absolue, comme si, croyant dépeindre le monde d’outre-tombe, il avait par avance esquissé les contours d’un enfer terrestre. La représentation des damnés de l’enfer traditionnel était inévitablement inconséquente : des « esprits », des « ombres pâles et nues », des « âmes sans chair » à la silhouette floue, mais en même temps des êtres sensibles à la douleur, puisque souffrir constituait leur nouvel état. Les traits des infortunés habitants du royaume des ombres deviennent pertinents et réalistes, dès lors que, vivant encore, « musulmans » et « crevards » errent sur terre avec […] la légèreté d’être du mort de demain.40 Le fantastique semble faire irruption dans notre vie. Les fantasmes déferlent sur notre société, inondent les pays, la planète. Chalamov souligne […] le réalisme fantastique de mon existence d’alors41, il évoque […] cet univers fantastique qu’est le monde concentrationnaire souterrain de la Kolyma.42 Le mal conçu et perpétré par l’homme est si monstrueux qu’il semble être l’œuvre du Malin. C’est pourquoi, au premier contact avec l’univers carcéral chaque condamné reconnaît l’enfer. Et même si Hadès ici-bas s’embusque dans des situations banales, le détenu sait qu’il est damné. On ne pense pas au paradis, on ne pense pas à l’enfer, se souvient Chalamov. Mais chaque jour on ressent la faim, la faim qui vous ronge.43 « Le Lager est la faim. Nous-mêmes sommes la faim, la faim incarnée. »44 (Levi) L’affamé accoste le rivage de la transhumanité en quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, et si à un moment il s’en échappe, il y échoue derechef immanquablement. Descendre en enfer c’est se perdre soi-même. L’enfer stalinien 333


occupait les déserts de l’Asie centrale, les glaces du Grand-Nord, mais en dehors des grands espaces, il investissait aussi les cités entre les épaisses murailles de leurs prisons. L’enfer c’est le non-être de chacun, l’état de néant qui s’installe en celui que l’on dépouille de sa maison et de sa liberté. En 1934, en route pour l’exil avec son mari, Nadejda Mandelstam constatait qu’« [elle] avait perdu le sentiment de sa mort, parce qu’ [elle] était entrée dans le domaine du néant. »45 Réduit à cet état extrême, le commun des mortels croit vivre l’enfer de ses cauchemars. Sorti de cet état extrême, le lettré se remémore l’Inferno de Dante. Primo Levi connaissait autrefois par cœur la Divine Comédie. Pendant sa détention à Auschwitz, un jour un peu plus propice que d’autres à la pensée il eut l’idée de donner une leçon d’italien à un camarade français. Il décida de lui réciter et de lui commenter la fin du chant 26 de l’Enfer, où Ulysse raconte son dernier voyage et sa mort (« Le chant d’Ulysse »46). Sa mémoire restitua péniblement un texte lacunaire. Ce faisant il fut saisi par le pressentiment suivi de la conviction que ces vers renfermaient le sens de leur condition de prisonniers. A propos de cette page du livre de Levi l’auteur d’Ecrire les camps, Alain Parrau, souligne que « […] la poésie de Dante se révélait [...] la seule "puissance" capable de déchiffrer l’expérience concentrationnaire, de la réintégrer dans l’histoire des hommes. »47 Le damné des camps ancre son aventure absurde et tragique dans les allégories du poète visionnaire. Dans la scène racontée précédemment Levi s’est soudain identifié à l’Ulysse instruisant ses compagnons dans l'au-delà. De même que Virgile guidait Dante, de même Dante initie les captifs Levi et Chalamov à la réalité de l’enfer d'ici-bas. L’Histoire serait muette sans l’image que donnent d’elle les artistes successifs. Elle parle aux nouveaux venus par le truchement de l’art. L’Enfer exerce une action initiatique sur Levi, sur Chalamov, comme sur Mandelstam et sur nous-mêmes, du fait que Dante raconte le voyage de son personnage-narrateur comme s’il s’agissait d’une expérience réellement vécue par lui-même et dans l’instant sous les yeux du lecteur, avec cette appréhension constante d’une chute dans l’inconnu et cette émotion à fleur de peau nourrie d’horreur, de 334


compassion, de tentation : « Je ne mourus pas et ne restai pas vivant. »48 Bien plus, le poète qui visite l’au-delà est préoccupé par le récit qu’il fera à son retour sur terre. Dante, dont on sait qu’il ambitionnait de conduire les humains jusqu’à l’état de félicité, se montre investi du devoir de mémoire par les supplications des damnés : « Vois donc la peine épouvantable, toi qui vivant viens visiter les morts : vois si aucune est aussi grande, et pour que de moi tu portes des nouvelles […]. »49 Mais raconter est une rude tâche. Lorsqu'au huitième cercle il découvre des ombres transpercées par l’épée d’un démon, le poète s’exclame : « Qui pourrait jamais, même sans rimes, redire à plein le sang et les plaies que je vis alors, même en répétant son récit ? Certes toute langue y échouerait, car notre discours et notre pensée pour tant saisir ont peu d’espace. »50 Notre esprit limité ne peut exprimer l’horreur ni en prose ni en vers. Pis encore, le neuvième cercle qui étreint les traîtres dans la glace du lac Cocyte laisse Dante sans voix. Il imagine une langue poétique qui serait capable d’évoquer les tourments de l’enfer. Mais cette langue, il ne la possède pas : « Si j’avais les rimes âpres et rauques comme il conviendrait à ce lugubre trou, sur lequel s’appuient tous les autres rocs, j’exprimerais le suc de ma pensée plus pleinement ; mais je ne les ai point, et non sans frayeur je m’apprête à parler [...]. Mais que ces dames [les muses] viennent secourir mes vers, qui aidèrent Amphion à faire les murs de Thèbes, afin que le dire ne soit pas loin du fait. »51 335


Pareille délibération reprise de loin en loin par l’auteur de la Divine Comédie à propos de son ambition poétique (« une entreprise à ne pas prendre à la légère ») ne pouvait qu’éveiller l’intérêt de Chalamov, qui lui-même fut préoccupé avant, pendant et même après la rédaction des Récits par la nécessité de forger une langue convenant à la thématique carcérale. Il se disait factographe, il voulait en se tenant au plus près des faits […] que cette vérité soit celle d’alors, la vérité d’il y a vingt ans, et non pas celle de ma vision du monde actuelle52. Le génie de Dante a su entrevoir la question cruciale de la littérature de l’inhumain qui marque notre temps. La formule « l’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? » résume avec bonheur la préoccupation de l’écrivain acteur et témoin. L’évocation poétique de l’enfer au moyen de scènes saisissantes de vérité en même temps qu’allégoriques incite à voir dans le célèbre poème une lointaine esquisse d’une forme littéraire moderne. Enfin, on peut imaginer l’émotion d’un Chalamov, d’un Mandelstam, d’un Levi lisant l’annonce faite par Dante que l’aventure infernale commença « au milieu de notre vie ». C’est bien à la fleur de l’âge que tous trois furent embarqués pour le « grand voyage »53. La brusque substitution du « nous » au « je » dans la phrase d’ouverture de l’Enfer – « Au milieu de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure » – signale le caractère multiple de ce destin. Chalamov lui aussi use abondamment, on le verra, du passage abrupt du « je » au « nous » et vice-versa pour témoigner d’épreuves qui détruisirent un si grand nombre de vies humaines. * Mandelstam exprima son admiration pour Dante en l’appelant le « Descartes de la métaphore », et il définit sa métaphore comme « héraclitienne », car « elle souligne avec force la mouvance des faits dans la réalité »54. Il parlait de ce procédé stylistique en connaisseur, puisque précisément les chaînes métaphoriques (une image en engendrant une seconde, etc.) sont une composante de sa propre poésie, – immense œuvre lyrique dans laquelle s’entremêlent le destin personnel du poète et la destinée de son peuple. De même, une langue […] compliquée et métaphorique55 permit 336


à Chalamov de ranimer par l’écriture les sensations successives qu’il avait éprouvées, muet, pendant les années de camp. La représentation de l’espace de la mort, dans la narration littéraire comme dans l'imaginaire du lecteur, prend naturellement l’apparence symbolique du souterrain, du trou. Dante proposait l’image d’un cône renversé, d’un entonnoir qui perce la croûte terrestre jusqu’au centre de notre planète : « C’est le lieu le plus bas et le plus obscur et le plus loin du ciel. »56 A propos de la Kolyma Chalamov évoque […] les bas étages de la vie, les caves de la vie, les fosses d’aisance de la vie57. Sa vision d’un relief en creux, d’un trou de pierre ne contredit en rien sa description géographiquement exacte des massifs du nord-est sibérien qui couvrent à haute altitude d’immenses espaces. Les monts sont troués d’une multitude de galeries étroites étayées de façon rudimentaire, qui engloutissent chaque matin les mineurs affamés, après qu’ils aient escaladé des pentes glacées pour accéder au front de taille. A l’intérieur c’est l’obscurité et le froid. Néanmoins, par moins trente degrés il fait bon dans les mines, alors que le zek déplacé de l’intérieur à la surface trime par moins soixante : Il faisait un froid atroce, une simple brise suffisait à transformer la nuit en enfer.58 A l’air libre le froid est encore plus intense, et par la longue nuit polaire les ténèbres règnent sur terre comme sous terre. Partout la vie est menacée. L’appellation de monde souterrain employée par Chalamov caractérise puissamment l’univers carcéral dans son ensemble. Il s’agit bien d’une réalité inversée par rapport à l’humain, comme un reflet […] dans un miroir concave59. A l’opposé des reliefs bien réels de la région, des continuelles marches en altitude imposées aux détenus, des transferts en camion sur les routes de montagne – toutes choses montrées avec force dans les Récits – le lecteur est invité à séjourner dans un sous-sol ténébreux : Tout semblait réel à sa façon, mais pas comme en plein jour. On aurait dit que c’était une deuxième image du monde, une image nocturne.60 (« La nuit »). On se souvient que les parois abruptes de l’entonnoir de Dante étaient elles aussi hérissées de cimes rocheuses : « […] ce lugubre trou, sur lequel s’appuient tous les autres rocs […] ».61 337


L'Enfer de Dante : la ville de Dité (enluminure du XIVe s., architecture inspirée de l’oratoire de saint Georges à Padoue)

Sur ces pentes se dressaient d’imposants édifices : à l’entrée s’élevait le château qui tenait captifs les sages de l’Antiquité. Plus bas la ville de Dité était entourée de fossés profonds et ceinte de murailles de flammes. Ces constructions de type urbain ont inspiré à Mandelstam un commentaire moderniste sur la « cité désolée » dont on trouve un écho dans les Récits de Kolyma. Il écrit : « L’Inferno est le degré suprême des rêves d’urbanisme de l’homme du Moyen-âge. C’est au sens plein du terme une cité mondiale. »62 Mais il précise que cette image architecturale, tout comme celle de l’entonnoir, n’est qu’une approche métaphorique superficielle du sens de l’enfer : « L’enfer ne se peut représenter sous l’apparence d’un entonnoir ; on ne peut le porter sur une carte en relief. L’enfer est suspendu au fil métallique de l’égoïsme urbain. »63 Un nouvel accessoire, le fil de fer (doit-on ajouter : barbelé ?) conduit à la notion qui définit la réalité infernale : « l’égoïsme urbain ». 338


Dans l’aspect citadin de l’enfer dantesque Mandelstam semble voir inscrits les effets néfastes pour le genre humain d’une grande concentration d’individus dans un même lieu, la dépendance hiérarchique et le contrôle qui en découlent, le labeur contraignant pour la majorité, la persécution et l’enfermement largement répandus, tout cela étant lié à l'égoïsme forcené des puissants. Partant de la vision d’immatérialité de l’enfer de Dante, Mandelstam affirme : « L’enfer [...] n’a pas de volume tout comme une épidémie, tout comme une infection, la peste ou toute autre contagion qui se répand sans avoir de réalité spatiale. »64 Le commentaire de l’Enfer donné par Mandelstam privilégie la souffrance morale : « L’amour de la ville, la passion de la ville, la haine de la ville, voilà la substance de l’Inferno. Les cercles de l’enfer ne sont pas autre chose que les cercles de Saturne, les cercles de l’émigration. »65 Dante chassé de Florence est cerné par sa ville « éparpillée partout alentour ». O. M. conclut : « J’ai envie de dire que l’Inferno est entouré par Florence. »66 Ce caractère urbain du royaume des morts, décrypté dans son universelle vérité par l’imagination aiguisée du poète banni, affleure dans la fresque de l’enfer kolymien brossée par Chalamov. Le récit « Prêt-bail » déjà mentionné s’achève sur un tableau digne de Dante, où l’on voit glisser sur une pente rocheuse des cadavres anciens ensevelis par milliers dans une fosse commune peu profonde : Ces corps glissèrent sur le flanc de la montagne, peut-être prêts à ressusciter.67 Devant cette vision effrayante et devant ce mystère du camp (d’où viennent tous ces corps ?) le regard du captif se détourne vers un autre spectacle plus familier, celui de la zone : […] la zone délimitée par les barbelés et les miradors qui rappelaient les bulbes de l’ancienne Moscou. Les bâtiments géants de Moscou sont autant de miradors d’où l’on surveille les prisonniers de la ville ; c’est ce qu’ils sont. On se demande où est l’original et où est la copie des tours gardiennes du Kremlin ou des miradors des camps qui ont servi de modèle architectural à Moscou. Le mirador de la zone principale d’un camp, c’est là l’idée maîtresse de l’époque, brillamment exprimée par la symbolique architecturale.68 On serait tenté de dire que Moscou entoure la Kolyma pour cet 339


autre poète banni. On peut dire aussi que Moscou est au centre du Goulag.

Le Kremlin de Moscou au XXe siècle

Chantier du Kremlin au XVIe siècle

La comparaison du grandiose ensemble architectural universellement admiré avec les miradors et les rangées de barbelés qui encerclent la zone est audacieuse, et terrifiante l’interrogation 340


contenue dans ce passage au sujet de l’ordre d’apparition dans l’histoire nationale de la capitale fortifiée et des lieux d’enfermement. L’auteur suggère que les prisons, construites les premières, servirent peut-être de modèle pour l’édification des tours du Kremlin, siège du pouvoir absolu des tsars. Cette hypothèse rejoint le triste constat de la servitude séculaire du peuple russe fait par Vassili Grossman, grand romancier contemporain de Chalamov et peintre authentique de la Russie du vingtième siècle. Dans son récit posthume Tout passe (l’action se situe en 1954) on lit : « La Russie avait connu beaucoup de choses en mille ans d’histoire. […] La seule chose que la Russie n’ait pas connue en mille ans, c’est la liberté. » 69 Sous l’apparence respectable de l’un de ses personnages, un « Judas » qui depuis 1937 doit son salut à la pratique de la délation, Grossman dénonce « […] une tout autre nature vivant secrètement en lui : hébétée, abrutie, nourrie et abreuvée par des siècles d’esclavage russe, de despotisme asiatique »70. Quoi qu’il en soit, dans la tragique allégorie de la patrie-prison développée par Chalamov baraques, huttes, tentes, tous ces abris précaires destinés aux détenus des camps sont englobés de facto dans la cité fortifiée, symbole d’un système politique et carcéral solide comme la pierre. Pour le poète ces frêles constructions représentent peut-être aussi les restes dispersés de sa ville déchue et perdue à jamais… La décadence morale de la cité politiquement inébranlable, cet « égoïsme urbain » qui engendra le Goulag reçoit dans les Récits une saisissante illustration dans l’image de la chute vertigineuse des corps et des âmes. Les cadavres dévalent la pente glacée ; les vivants sont précipités d’un étage à l’autre de l’enfer jusqu’à toucher le fond. Neuf cercles étaient répartis par Dante dans l’entonnoir jalonné de plate-formes. L’enfer de la Kolyma plonge encore plus loin, jusqu’au dixième et même au-delà. C’est en coupe verticale que Chalamov nous montre l’univers concentrationnaire avec des degrés divers de souffrances et de chances de survie, qui correspondent presque tous aux plus bas niveaux de l’Inferno. Font exception, peut-être, dans la vie du zek les rares séjours dans certains camps de transit où le travail est plus léger, ou dans les baraques d’isolement lors d’épidémies, quand on est dispensé 341


de trimer. Au sujet du dernier récit de son premier livre l’auteur écrit : « La quarantaine » clôt la description des cercles de l’enfer et lance la machine qui précipitera les gens vers de nouvelles épreuves, de nouveaux lieux d’internement, une nouvelle « étape » (étape !) […].71 Les pérégrinations du narrateur et de ses doubles qui sont racontées dans les livres suivants les emmènent tantôt vers un mieux tantôt vers le pire, mais elles les emportent inexorablement vers le néant. Les cercles infernaux de la Kolyma sont décrits, chacun plusieurs fois, selon que tel ou tel zek se déplace dans ce monde clos avant de s’abîmer dans son tréfonds. Le rythme de la narration épouse le temps des transferts incessants, de la marche forcée, de la démarche titubante, du naufrage des individus. * *

*

Chalamov voyait en Mikhaïl Vroubel, l'un de ses peintres favoris, le détenteur de la « palette de l'avenir ». On peut dire que par delà les siècles lui-même a reçu la « palette de l'avenir » de Dante, le poète de l'enfer, dont les riches tableaux allégoriques semblent avoir inspiré se peinture de la Kolyma carcérale. « Et comme celui, qui hors d’haleine sorti de la mer au rivage, se retourne vers l’eau pétillante et regarde, Ainsi mon âme, qui fuyait encore, se retourna pour regarder le pas qui ne laissa jamais personne en vie. Quand j'eus un peu reposé le corps las, je repris mon chemin sur la plage déserte. »72 Dante endormi livré aux songes est semblable au navigateur qui après un naufrage s’échoue sur un rivage inconnu. Le sommeil est la voie de l’évasion de l’âme vers l’au-delà. A propos des images « héraclitiennes » de Dante Mandelstam faisait remarquer que « […] parfois on ne sait plus où est le premier terme de la comparaison, ce qui est comparé avec quoi. »73 Ici, aussitôt qu’évoqué le songe 342


s’efface au profit du réel. C’est Dante vivant qui pénètre en enfer. Le détenu Chalamov est frappé de terreur en posant le pied sur le rivage de la mer d’Okhotsk. Les lourdes portes de la cale s’ouvrirent au-dessus de nos têtes et nous montâmes lentement sur le pont en file indienne par une étroite échelle métallique [...]. Alors détournant les yeux je me dis : « Nous sommes amenés ici pour mourir [...]. »74 Les deux pages du « Débarcadère de l’enfer » renferment une angoisse mortelle. Elles auraient pu être le chant d’ouverture d’un nouvel Enfer. L’auteur a préféré placer ce premier souvenir obsédant aux deux tiers du recueil. ***

Chez Dante l’antichambre du royaume des morts prend l’apparence de la forêt, image traditionnelle de l’errance et de l’effroi : « […] cette forêt féroce et âpre et forte qui ranime la peur dans la pensée ! » 75 Nous vient à l’esprit la taïga sibérienne, immense, profonde et redoutable : Toujours les mêmes siècles d'Avvakum, Toujours la même taïga, mauvaise et schismatique. Pas un lieu, pas un feu, ni âme qui vive Pas un ami ni un ennemi.76 ***

Dante dispose sur la pente les éléments du paysage infernal : « La vallée d’abîme douloureuse » occupe le premier cercle. Au second se déchaîne « […] la tourmente infernale qui n’a pas de répit ». Le troisième cercle est celui « […] de la pluie éternelle, maudite, froide et lourde ». Plus bas, coule le Styx « […] au pied d’affreuses berges grises. »77 343


Pour le nouveau venu le paysage kolymien s’ouvre sur […] le rivage de pierre grise, les montagnes grises, le ciel gris, les gens vêtus de guenilles grises […].78 Jour après jour les hommes affrontent la pluie glacée, le blizzard et les tempêtes de neige. ***

Le jour même était instrument de torture, Tel qu’on en utilise en enfer.79 Chalamov décrit les innombrables tortures infligées aux mortsvivants du bagne moderne, par exemple celle du cabestan à bras hérité des constructeurs de pyramides de l’Egypte ancienne : C’est un cabestan à chevaux. Seulement ici, à la place des chevaux, on attelle des hommes – nous. Et chacun d’entre nous appuie de toutes ses forces sa poitrine contre une barre et le wagonnet rampe lentement vers l’extérieur. Alors, nous abandonnons le cabestan et nous poussons le wagonnet jusqu’au terril [...]. Nous avons tous des cals sanguinolentes sur la poitrine [...].80 On songe aux damnés du quatrième cercle de l’Enfer : « Là je vis des gens plus nombreux qu’ailleurs, de ça de là avec des hurlements, pousser des fardeaux à coups de poitrine. Ils se cognaient l’un l’autre ; et à ce point chacun se retournait, repartant vers l’arrière. »81 ***

Au neuvième cercle de Dante, les traîtres sont pris dans la glace éternelle. Et le visiteur a « les pleurs figés en verre sur le visage ». « Là les larmes même empêchent de pleurer, et la douleur, qui trouve obstacle sur les yeux, se retourne au-dedans, et fait croître l’angoisse, Car les premières larmes font une masse, et, comme des visières de cristal, remplissent toute la coupe sous les cils. »82 344


A la Kolyma : Je brisais mes larmes avec ma main. Non, ce n’était pas un rêve.83 Le chuchotement des étoiles dans la nuit profonde, Le froufrou de l’air par temps de gel Avec une brutale cruauté M’arrachait des larmes.84

Les traîtres dans la glace du lac Cocyte (enluminure du XIVe s.) L’un d’eux, la tête légèrement relevée, supplie Dante de l’aider à ouvrir ses yeux collés par le gel

Oui, bien sûr, il n’y avait pas de chambre à gaz à la Kolyma ; on préférait congeler les gens […].85 On trouvait déjà chez Dante le spectacle macabre des corps gelés : 345


« Je me trouvais déjà, et je tremble à le mettre en vers, là où les ombres étaient toutes couvertes, et transparaissaient comme fétus dans le verre. Les unes sont couchées ; les autres débout ; celle-ci sur la tête, celle-là sur ses jambes ; une autre mise en arc, la face vers les pieds ».86 ***

La présence d’un vivant parmi les morts intrigue les damnés de l’Enfer : « Qui es-tu, toi qui t’en viens avant le temps ? ». « Quelle fortune, quel destin t’amène avant ton dernier jour ? »87 « Cherry-Brandy » s’achève sur ces mots : Le poète se mourait. Ainsi mourut-il avant la date de sa mort […] 88. En effet, le héros du récit est déclaré mort avec deux jours de retard par ses camarades affamés avides de sa ration. En effet, Mandelstam mourut prématurément et sans avoir achevé son œuvre… Réduit au silence pendant de longues années, il avait déjà connu une demi-mort. Enfin, comme Chalamov, il avait rencontré la mort sans mort du camp. * *

*

« Mais si tu sors un jour de ces lieux obscurs Et retournes voir les belles étoiles […] »89 (Dante) 4

Celui qui traverse l’enfer de Dante, Celui-là sait bien Combien il est dur de revenir en arrière Pour qui y pénétra un jour.90

L'auteur des Récits et des Cahiers de Kolyma nous apprend à recueillir dans la nature les symboles dont nous avons besoin pour vivre. 346


La nature dispense ce qui parle au cœur de l’homme, pourvu que celui-ci sache percevoir les signes d’espérance. « La résurrection du mélèze » débute par ces mots : Nous sommes superstitieux. Il nous faut des miracles. Nous inventons des symboles qui nous font vivre.91 A la Kolyma les principaux médiateurs sont les arbres très particuliers de la taïga, colosses ou nains dont les racines à peine fixées dans la couche de permafrost sont souvent arrachées par les tempêtes. Le mélèze […] est un arbre très sérieux. C’est l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal […].92 Il illustre l’éternel questionnement humain. Le pin nain se distingue par un don divinatoire, il est l’arbre de l’espoir. Aussi : Du royaume des glaces J’ai rapporté Un rameau de pin nain Pour diriger mon destin.93 Christiane Loré remarque dans la préface du recueil Tout ou rien que la symbolique des arbres évoquée ici est à rattacher à une conception chamanique du monde restée longtemps vivante dans la région de Vologda, selon laquelle l’arbre est le pivot de l’univers, car ses racines plongent aux enfers et son faîte touche le ciel. C’est peut-être la raison pour laquelle le poète attribue à un rameau prélevé sur un arbre sibérien (l’immense mélèze ou le pin rabougri), à un rameau détaché du tronc et des racines, la vertu de guider sa conduite et de répandre en se coupant du mal souterrain un parfum chargé d’espérance. Le héros de « La résurrection du mélèze » expédie depuis la Kolyma à Moscou une branche qui presque desséchée va cependant se ranimer dans l’appartement de la veuve du poète. Dans cette œuvre le rameau symbolise tour à tour les millions de morts des camps qui se sont éteints faute de nourriture et la nature vivante qui a été témoin de tant de crimes. Il représente à la fois la mort et la vie. Le mélèze ne vit pas en vain jusqu’à six cents ans. Mêlant les différentes dimensions du temps [il] a mis la mémoire humaine face à 347


sa honte et rappelé l’inoubliable.94 La chaîne des symboles s’étire au fil du récit, car la branche revit grâce à la force secrète de la poésie, aux talents conjugués de deux poètes, le défunt (Mandelstam) et le survivant qui a offert le rameau. Ce rameau pourrait bien figurer les cahiers de vers envoyés par Chalamov à Boris Pasternak en 1952 depuis son exil sibérien. Une note triomphante clôt le développement métaphorique de la pensée : la branche ranimée dégage un parfum qui est […] l’odeur de la résistance au Nord, de la victoire95. L’œuvre de poésie prépare l’avenir : Les gens de Moscou […] trouveraient dans son odeur non le souvenir du passé, mais le souffle de la vie.96 *

La parabole biblique de la colombe et du rameau d’olivier, dont l'image de la branche de mélèze est sans doute inspirée, fait partie de la symbolique du poète. Il se montre en Noé, un Noé accablé par le destin : Comme Noé, sur l’onde marine J’ai lâché un couple de colombes. A travers le désert blanc Elles ont pris leur envol. Bientôt captifs aux rets des neiges, Les oiseaux battent de l’aile. Le pont se couvre de glace En ces confins où je vis. Nul espoir de retour, l’arche s’immobilise, A jamais échouée au milieu de la banquise. Souffle coupé, dans la tempête, Je marche vers mon Ararat.97 Selon un exégète98 de l’œuvre de Chalamov les trois doubles du narrateur des Récits formeraient une Trinité en enfer : Andréiev représenterait le Père, impuissant face aux forces brutales ; Krist serait 348


le Fils supplicié et Goloubiev (dont le nom vient de « goloubka », la colombe) incarnerait le Saint-Esprit, témoin lucide du mal. Pour le prisonnier des glaces de la Kolyma il n’est nul espoir de retour. Cependant, la partie spirituelle de son être est éternelle. *

Dans sa prose comme dans sa poésie Chalamov place de loin en loin des images fugitives d’un bonheur accessible, qui résulte d’une quête personnelle menée par l’homme en communion avec la nature. Le don de cueillir de rares fruits paradisiaques à la Kolyma appartient à l’artiste qui se sent transporté de la perception des beautés naturelles à l’expression poétique. Le poète n’a besoin que d’un rapide crayon… Envoyé en mission loin de la zone du camp sur les bords de la rivière Douskania, l’aide-médecin notait dans un carnet d’ordonnances un poème qui se termine par : Il arrive qu’il gèle au paradis. Quelques années auparavant, admis à l’hôpital grâce à une dysenterie tenace (un sauf-conduit pour le paradis) le crevard avait aperçu par les trous de la tente glaciale où il gisait le spectacle émouvant du ciel étoilé. Le détenu vieilli par les épreuves avait cru dans le pouvoir de l’amour fidèle pour créer à son retour un nouvel Eden avec son épouse retrouvée : 5

A travers le labyrinthe rocheux, Dans la lumière du crépuscule Ariane tendra un fil Qui nous conduira

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Jusqu’aux tombes chères, au jardin printanier, Jusqu’aux chaudes terres noires, Là où tous deux nous apporterons Mirages, rêves et songes.99

La Foi guida Dante, lorsqu’il édifia la cité divine et la cité dolente. Le poète damné des temps modernes a su peindre l’enfer terrestre qu’il avait traversé. Sa confiance en l’art et en l’homme le fait et nous fait accéder à quelques coins inespérés du paradis sur notre Terre. 349


La grande poétesse Anna Akhmatova, amie du couple Mandelstam, qui s’était passionnée pour la Divine Comédie en même temps qu’O.M., remarqua un jour, dit-on, sur ce ton familier propre aux grands esprits parlant de leurs pairs : « Feu Alighieri aurait fait de cela [l’horreur des camps staliniens] le dixième cercle de l’enfer. »100 Elle invoquait le génie de Dante comme s’il s’était agi d’un contemporain récemment décédé, seul capable de concevoir l’ampleur de la tragédie nationale.

Avvakum à Poustozersk (poème autographe, extrait, 1955)

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« LE CHANTRE DU GRAND NORD » Cahiers de Kolyma

La Kolyma m’a fait comprendre ce qu’est la poésie pour l’homme.1 Mon vers tombera, Tel le fruit mûr de l’églantier, De la ligne, frêle branche A peine givrée.2

Chalamov a écrit des centaines de poésies et de nombreux « poemy ». « Poema » est une pièce versifiée d’une certaine longueur qui développe en général un sujet dramatique. Le plus ample et le plus célèbre de ces longs poèmes dans la littérature russe est Evguéni Onéguine de Pouchkine. Les premiers vers de Chalamov remontent à l’enfance, les derniers précèdent de peu sa mort. Sa création poétique fut interrompue pendant la décennie 1937-1946 passée dans la mine et à l’hôpital. Mais pour le reste de sa vie, libre ou pas, la poésie fut la langue de son journal intime. Versifier répondait pour lui à […] l’irrésistible nécessité d’exprimer, de fixer ce qui est important, important peut-être seulement pour moi-même3. Bien ou mal j’ai toujours tenté de fixer les impressions et les réflexions que la vie me suggérait sous une forme poétique.4 Il ne cessa de noter pêle-mêle dans les gros cahiers (qui 351


contenaient ses Carnets) ses émotions et ses pensées en prose et en vers. Dans sa jeunesse Chalamov n’avait proposé à la publication aucune œuvre poétique, car il estimait ne pas avoir atteint l’authenticité requise pour se dire poète. L’isolement à la Kolyma avait retardé d’encore dix-sept ans son entrée furtive dans la vie littéraire. C’est la seconde relégation passée non loin de la capitale qui, après sa rencontre avec Boris Pasternak et les encouragements de celui-ci, on l’a vu, lui permit de se faire connaître dans des cercles d’amateurs de poésie à Pérédelkino, le village des écrivains, et jusqu’à Moscou. En 1957, la revue L’étendard fit au poète déçu par le timide Dégel l’aumône de la publication de quelques pièces sous le titre Vers sur le Nord. Au cours des années soixante et soixante-dix des revues et des journaux littéraires importants au niveau national (Journée de poésie, L’étendard, Moscou, La gazette littéraire, Jeunesse) firent paraître de loin en loin des poésies isolées. Fin 1962 Chalamov confiait à Soljénitsyne qu’il avait écrit mille poésies et il le priait d’intercéder en sa faveur auprès de Tvardovski, le directeur de la prestigieuse revue Le monde nouveau, afin que celui-ci prît enfin connaissance des vers qu’il avait envoyés à la rédaction plus d’un an auparavant. En vain. Cinq petits recueils furent littéralement arrachés aux éditions d’Etat par les efforts opiniâtres de l'auteur : en 1961 La Pierre à feu, en 1964 Bruissement de feuilles, en 1967 Route et destin, en 1972 Nuages de Moscou et en 1977 Le Point d’ébullition. Ces différents livres suscitèrent des comptes-rendus plutôt élogieux, en particulier sous la plume du poète en vue Boris Sloutski dans La gazette littéraire du 5 octobre 1961, de la poétesse estimée Véra Inber dans le même hebdomadaire à la date du 23 juillet 1964 ; plus tard du philosophe Iouli Schreider5, ami de Chalamov. Mais ce dernier connaissait l’ensemble de l’œuvre poétique inédite, non touchée par la plume dévastatrice des rédacteurs de revues. Dans une lettre de 1965 Chalamov compatissait à la déception de Nadejda Mandelstam qui s'était vu une fois de plus refuser par les éditeurs la publication des manuscrits de son mari. Pour lui-même, il déplorait que chacun de ses recueils parus contînt des vers estropiés. 352


Jusqu'à sa mort il souffrit de cette violation de son œuvre : De nos jours la sortie d’un livre est un miracle […]. Le pouvoir fait délibérément obstacle.6 Le mot d’accompagnement d’un exemplaire de Bruissement de feuilles adressé en 1964 à Frida Vigdorova avertissait celle-ci : Malheureusement vous ne trouverez pas dans ce livre, pas davantage que dans le précédent (La Pierre à feu) ce que contient d’important, d’essentiel le volume des Cahiers de Kolyma. 1937–1956. Il n’a pas encore trouvé son éditeur.7 A propos du même recueil il écrivait à Soljénitsyne : […] il est plus une réalisation de la rédaction que de l'auteur, mais je suis fatigué de me battre.8 La même doléance assombrit la dédicace du troisième recueil, Route et destin, offert à Irina Sirotinskaia en 1967 : […] des vers qui ont subi toutes sortes de suppressions et de coupures […], de sorte que ce livre ne m’a pas apporté beaucoup de joie.9 Enfin, en 1989 parurent à titre posthume, en un volume, les six Cahiers de Kolyma (« Le cahier bleu », « La sacoche du facteur », « Personnel et confidentiel », « Les monts d’or », « L’épilobe » et « Hautes latitudes ») préparés par Irina Sirotinskaia dans le respect des textes originaux, avec le choix réfléchi de la meilleure version en présence de plusieurs variantes d’un même poème. Elle adjoignit aussi les remarques laissées par le poète en marge de ses œuvres préférées. Elle précisa dans la mesure du possible les dates de composition. Le titre complet donné par l’auteur à cet ensemble de poésies et de poèmes – Cahiers de Kolyma. 1937-1956 – indique clairement son intention de rattacher cette œuvre à toute la période de privation de liberté d’une part, et d’autre part principalement à la Kolyma. Précisons : ces quelque cinq cents pièces furent composées entre 1949 et 1956. De 1937 à 1946, rien. Les années 1946 – 1949, que l’on pourrait appeler par extension « nuits athéniennes », furent le temps de la remémoration des vers d’autres poètes et des premières improvisations poétiques. La notation commença en 1949. Fin 1953 Chalamov quitta la Kolyma. Mais, de même que Tchékhov définissait ses derniers récits composés après sa visite du bagne de Sakhaline comme « sakhalinisés », c'est-à-dire imprégnés de la thématique carcérale, 353


exactement de la même façon on peut dire « kolymisés » les vers des années 1954-1956. Dans l'essai « Poète vu de l’intérieur » on lit : Lorsque je travaillais dans les mines d’or de la Kolyma, en ces dix années d’allers et venues entre le chantier et l’hôpital, l’hôpital et le chantier, tout ce qui concernait les vers avait été effacé, éradiqué, exterminé, extirpé de mon esprit et de mon corps. En dix ans, pas un vers. Dans cette vie là je n’avais besoin ni de mes vers ni de ceux des autres. Mieux, les vers auraient gêné la bête fauve, l’impotent que j’étais devenu.10 Et ceci dans le récit « L’incroyant » : Il y avait des jours dans ma vie, et en nombre considérable, où je ne pouvais ni ne voulais me rappeler aucun vers. Je me réjouissais de m’être délivré de ce fardeau inutile. Il ne me servait à rien dans ma lutte aux plus bas étages de la vie, dans les caves de la vie, dans les fosses d’aisance de la vie. Les vers ne faisaient que m’y gêner.11 Dans les périodes de détresse le crevard ressentait, avec l’abandon de ses forces, celui de la poésie. Quand il recouvrait un peu d’énergie, il refoulait les souvenirs et l’inspiration poétique, car : Dans ma lutte personnelle contre les truands […] la poésie en tant que force vitale n’avait pas sa place ; il n’y avait que le sang, que la saleté ordinaires.12 Outre que les vers, avec leur charge de nostalgie, eussent entravé la difficile adaptation à une réalité qui requérait une vigilance constante, un autre danger guettait l’amateur de poésie. Les surveillants traquaient le moindre bout de papier griffonné par les détenus, les chefs punissaient, les camarades dénonçaient. La pièce de Chalamov Anna Ivanovna traite de ce sujet : le héros Platonov, médecin et poète, est condamné pour espionnage et exécuté à cause de ses poésies. Depuis toujours en Russie, dans les prisons comme dans la société, la poésie écrite ou transcrite suscitait une méfiance particulière, parce qu’elle était le lieu d’une protestation et d’une aspiration à la reconnaissance de la part des écrivains soumis à une odieuse censure. Ossip Mandelstam avait payé de sa vie son audace poétique. « Les vers d'O.M., rappelle sa veuve, constituent un 354


véritable crime, une usurpation du droit à la parole et à la pensée réservé à ceux qui ont le pouvoir ».13 Chalamov affirmait ne pas savoir versifier sans papier. Mes vers je les écris, je ne les compose pas mentalement, comme Maiakovski ou Mandelstam.14 Du papier, il n’en eut que rarement à sa disposition avant de devenir aide-médecin. Il réussit cependant à noter parfois quelques vers, comme les « Rêves d’un avitaminosé » pendant son séjour à l’hôpital Bélitchia (1944). De la centaine de poèmes qu’il parvint à coucher sur le papier avant 1946 rien ne subsiste, soit qu’il dût les détruire, soit qu’ils eussent été confisqués ou volés. Or : Ce qui n'est pas guidé par le crayon jusqu'à la feuille, ce qui s’égare ou demeure en suspens est irrémédiablement perdu15. Par ailleurs, Chalamov se disait incapable de retenir par cœur ses propres vers, à la différence de ceux d’autres poètes que sa mémoire sut garder du début à la fin de sa détention. Parce qu'il oubliait ses poésies aussitôt que composées, il ne pouvait tirer profit de « […] la singulière souplesse de la poésie, qui n’a besoin que de la mémoire et de la parole pour subsister dans les pires conditions », comme le remarque A. Parrau en donnant l’exemple de Soljénitsyne. Au camp ce dernier écrivit occasionnellement des poèmes, estimant que « […] les vers se murmurent de bouche à oreille ; ils se retiennent et se transmettent, eux ou le souvenir qu’on en a ; […] la prose, elle, est trop peu souple, trop liée au papier pour pouvoir traverser les tribulations de l’Archipel ».16 Dans « Jour de repos » Chalamov commente le service religieux improvisé par un prêtre détenu dans un coin de taïga : Je savais que tout homme, ici, avait son dernier recours, la chose la plus importante ; ce qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à la vie qu’on s’efforçait de nous ôter avec tant de persévérance et d’opiniâtreté. Si ce dernier recours pour Zamiatine était la liturgie de Saint Jean Chrysostome, moi, mon ultime recours salvateur, c’étaient les vers, mes vers préférés écrits par d’autres, dont le souvenir demeurait de façon étonnante, là où tout était oublié depuis longtemps, rejeté de la mémoire.17 Depuis l’enfance il savait par l’exemple de sa mère qui récitait tel ou tel poème selon les circonstances de la vie que la poésie apprise vient exprimer à point nommé la peine ou la joie de chacun. Aujourd’hui encore, tout Russe instruit, si l’on parle des plus âgés, sait 355


par cœur un grand nombre de vers, et […] selon les besoins du moment, selon l’humeur la mémoire fait monter à la conscience tantôt une strophe, tantôt une autre18. On connaît la gratitude témoignée par Chalamov à Pasternak dont les poèmes l’avaient soutenu sans faillir. Il affirme qu’au camp il n’était pas le seul à être […] touché par la poésie comme par la grâce. Ce n’est nullement une opinion personnelle, écrit-il à Ivinskaia, Je me souviens de cachots gelés, creusés dans la roche glacée où les condamnés à rester là, en sous-vêtements, se réchauffaient en se serrant les uns contre les autres, frottant avec un entêtement inutile de leurs côtes saillantes le poêle de fonte éteint, toute chaleur s’étant évanouie, et ces gens récitaient L’enseigne de vaisseau Schmidt : « La route de Netchinsk avec ses puits de mine… ». Et ce n’est pas moi qui récitais. Moi, j’écoutais.19 Après avoir cité ce passage d’une lettre de Chalamov, Emélianova relate un souvenir personnel : comment libérées de leur cellule après six mois d’instruction à la Loubianka, sa mère et elle avaient récité à tour de rôle dans les locaux du tribunal des strophes entières de ce même poème de Pasternak. Pour faire comprendre le bien-être apporté aux reclus par la poésie Chalamov évoque le pain noir de l’art. Si éloignée que soit dans le temps et dans le contexte la naissance d’un poème, il apporte, si on se le remémore, si on se le récite, une disponibilité d’esprit et de cœur indispensable au salut. Il ouvre un espace de liberté entre les murs de la cellule. Là où demeure la poésie il n’y a pas de solitude, ou plus exactement il y a solitude mais une solitude conquise grâce aux vers, les siens et ceux d’autrui.20 L’effet salutaire de la poésie, qui se manifestait particulièrement dans les prisons et dans les camps russes, ne pouvait que créer une réelle parenté d’écriture, comme un véritable lien du sang, entre les poètes du passé et ceux du présent, de même que parmi les contemporains. Chalamov rappelle que […] Marina Tsvétaieva écrivit un jour qu’il n’y a pas de grands et de petits poètes, mais un seul Grand Poète21. Et on lit chez Anna Akhmatova : « Mais la Poésie n’est peut-être elle-même Qu’une magnifique citation. »22 356


Les classiques (Pouchkine, Lermontov, Baratynski, Tioutchev, Fet…) et les modernes (Blok, Annenski, Pasternak, Khlebnikov, Sévérianine, Biély, Essénine..) se partageaient le cœur du prisonnier de la Kolyma. Chalamov met autant d’insistance à rappeler sa dette envers les poètes russes et étrangers (Dante, Shakespeare…) qu’il s’applique à nier une quelconque influence de la nature de la Kolyma sur son art. Le court article intitulé « Le Grand-Nord dans mon œuvre » (1964) récuse l’appellation de chantre du Grand-Nord accolée à son nom par la critique lors de la parution des recueils La Pierre à feu et Bruissement de feuilles : Le Grand-Nord a anéanti tous mes rêves il a rétréci et défiguré mes ambitions et mes dispositions poétiques. Le Grand-Nord ne m'a pas ouvert le grand livre de l’art23. Pourtant, si l’on se souvient qu'il a peint les paysages nordiques tantôt endeuillés tantôt bigarrés dans de très beaux vers et de magnifiques poèmes en prose, si l’on songe aux traits spécifiques de cette terre illimitée dans l’espace et immuable dans le temps, où la vie se développe autrement (des mélèzes immortels), où s’efface la frontière entre vie et mort (la moisissure sur les troncs morts les fait paraître vivants), si l’on pense à cette nature pauvre mais prodigue de ses rares biens – toutes choses que l’art du poète fait sentir intensément au lecteur ébloui et touché – , alors le Grand-Nord apparaît comme la source principale de son inspiration, déjouant pour ainsi dire le dessein des bourreaux de précipiter leurs victimes dans le non-être. A la Kolyma le poète a pu renaître et grandir. Que la lutte pour la survie tue le souffle créateur, cela n’empêche pas l'artiste placé dans cette situation de faire provision même à son insu de sensations pour de futurs poèmes. Chalamov qui était en tout d’une rare intransigeance niait l’enrichissement de sa sphère poétique issu de l’expérience carcérale exactement de la même façon que sur le plan philosophique il déniait à cette même expérience la qualité d’existentielle, comme on le verra. En Russie soviétique de nombreux hommes et femmes de lettres classés criminels politiques furent jetés en prison et envoyés dans des camps de travail. Une liste établie par l’Union des Ecrivains Soviétiques contient les noms de plus de six cents de ses membres, parmi lesquels la moitié serait restée en vie24. Sans doute y eut-il 357


parmi les déportés au moins autant d’auteurs indépendants, et chez eux une proportion comparable de disparus et de rescapés. Bien des œuvres de poésie composées en détention ont été sauvées par la mémoire de survivants, poètes et auditeurs. Mais il y eut aussi des cas où les écrivains réussissaient à faire passer leurs vers ou leur prose dans le courrier envoyé à leurs proches. La censure exercée sur la correspondance des détenus n’interceptait pas toujours ces lettres en apparence privées et innocentes. L’écrivain Andreï Siniavski, qui émigra en France après un procès retentissant (1965) suivi de plusieurs années d’internement dans un camp à régime sévère, avait rédigé en détention et fait parvenir à sa femme l’un après l’autre les chapitres de son livre Une Voix dans le chœur, qui est tout à la fois une confession, un traité philosophique et une méditation poétique. Certes, Siniavski n’atteignit jamais l’état de crevard, car le régime des camps brejnéviens était adouci. Il n’empêche que ce livre d’une valeur esthétique incontestable a été inspiré directement par l’épreuve de l’enfermement, dont il reconnaît lui-même l’action stimulante. En 1974 un autre rescapé des camps, Piotr Rawicz, se faisait le porte-parole de Siniavski à la sortie du livre en traduction française : « Que l’on ne s’y méprenne pas : en bonne connaissance de cause, je me garderai bien de recommander un stage dans un camp de concentration aux artistes à la recherche de « situations-limites » comme pourrait l’exiger leur art. Mais il est indéniable qu’une concentration spirituelle aussi intense que celle dont témoigne le livre de Siniavski aurait été plus difficile à atteindre dans un cabinet de travail qu’au contact quotidien ontologique que constitue un camp. A condition de ne pas être obsédé par le côté spectaculaire de la vie pénitentiaire, à condition que la faim, la brutalité subie et l’usure physique ne viennent pas à bout de l’âme et de la résistance […]. »25 Le besoin impérieux de versifier, présenté par Chalamov – on s’en souvient – comme aussi vital que les appétits élémentaires du corps, pouvait trouver à se satisfaire, en prison ou au camp, dans l’invention et dans la mise en vers d’images et de rythmes, comme ce fut le cas pour une autre détenue de la Kolyma, la poétesse russe d’origine suédoise Nina Haguen-Torn (1900-1986). Elle explique comme suit le pouvoir salvateur de l’écriture poétique : « Ceux qui creusent dans leur conscience jusqu’à la couche du 358


rythme et se mettent à y voguer, ceux-là ne deviendront pas fous. Le vers, tel le tambour du chamane, emporte l’homme dans les espaces du Septième Ciel. […] le temps en prison s’écoule comme l’eau entre les doigts, [parce que l’on] n’a pas d’espace ni d’impressions spatiales. On peut sortir tel qu’on est entré, ou, si l’on n’a pas tenu bon, perdre la tête…, quand on n’a pas appris à se déplacer mentalement dans l’espace en amenant l’image mentale jusqu’au seuil du réel. Si l’on fait cela sans le rythme, on perd aussi la tête. Le rythme est un auxiliaire et un guide […]. On peut échapper à l’obscurcissement de la conscience, si l’on se plonge dans des images orientées vers de nettes et vives sensations de l’espace et si l’on transforme en rythme ces images ». Les souvenirs de l’enfance, les visions de la nature ouvrent les portes de la cellule à la liberté intérieure, à « l’invulnérabilité de l’âme ».26 A côté de l’affirmation appuyée que la poésie, celle des autres et la sienne, avait pendant dix ans déserté son âme de crevard, Chalamov déclare : […] les vers ne m’avaient pas abandonné.27 En effet, sa sensibilité de poète semble s’être manifestée dans les circonstances les plus inhumaines. Le mineur harassé sentait de tout son être le choc rythmé de la pioche sur le roc ; roué de coups le crevard percevait la douleur comme l’effet d’une rafale de vent et la chute sur le sol gelé comme un envol dans l’espace. Le Grand-Nord, non seulement comme milieu naturel, mais aussi comme lieu de souffrance et de survie, a bien été la source principale de l'œuvre poétique de Chalamov. A propos du poème « La chaussée » inspiré par le sort comparable des haleurs de jadis et des bagnards d'aujourd'hui il écrit : Tout ce que je sais sur les haleurs, sur le bagne, ce que je sais de ce monde mérite une vie céleste, angélique, voilà la raison d’être de cette poésie, son sujet, sa signification.28 On peut croire que la création poétique ne s’était jamais interrompue. Elle avait eu lieu fût-ce au dernier niveau de la conscience hébétée, car : […] nos sensations sont bien plus riches que nos pensées, et la langue exsangue du détenu ne livre pas tout ce qu’il a dans l’esprit. Les sensations pâlissent elles aussi, mais bien après la pensée, bien après le langage humain, la langue.29 Dans « Poète vu de l’intérieur » Chalamov raconte la dispute qu’il avait eue avec un compagnon de cellule en 1937 aux Boutyrki et 359


il se souvient de la remarque méprisante de ce dernier : Tu n’es jamais qu’un gars qui sait par cœur trois dizaines de poésies. Il adopta cette définition : […] trente poésies c’est capital, et c’est ce qui fait la différence entre le poète et l’homme de la rue. Le poète, c’est l’homme de la rue qui a appris ou écrit trente poésies.30 Magnanime, le poète associe à la création l’amateur de poésie. Quant à ce qui unit les vers appris et l’inspiration personnelle, il y voit un lien de cause à effet : Toute personne cultivée garde dans sa mémoire une grande quantité de poésies, les poésies les plus diverses […]. Si le sentiment ne trouve pas d’écho dans les vers des autres, on se met à écrire les siens. C’est l’une des lois élémentaires de la création.31 * *

*

En 1949 je me remis à écrire. C’était au bord de rivière Douskania dans la petite infirmerie de campagne. En 1949, quand j’occupais les fonctions d’aide-soignant, rien ne pouvait plus désormais arrêter ma graphomanie. Je les ai toujours, ces cahiers : rien qui vaille d’être édité. Pour la bonne raison qu’avec le froid et la faim, dessiner seulement des lettres était déjà une souffrance, et assembler des lettres en mots me semblait être la merveille des merveilles, à plus forte raison composer des vers.32 Chalamov composa sans relâche pendant l’été 1949, l’hiver 1949-1950 et l’été 1950 sur le papier gris des ordonnances, dans sa cabane et en marchant sur le sentier qui conduisait à l’hôpital. Si, comme il le dit, il n’eut plus l’opportunité d’écrire à partir de l’automne 1950, cela signifie qu’au cours de l'année précédente il avait noté environ trois cents poésies dont il fit parvenir une petite partie (le dixième environ) à Pasternak au printemps 1952. Ces vers, qu’il qualifia plus tard de […] mauvais, maladroits, prolixes (mon principal défaut était de ne pas savoir m’arrêter à temps)33, étaient à ses yeux essentiellement la marque de sa renaissance spirituelle : Ils n’avaient aucune valeur artistique, mais ils étaient indissociables de ma résurrection, de ma réapparition au monde. […] Je descendais sur la glace de la Douskania chaque jour et j’arrivais à travailler avec mes doigts gelés, à tracer […] vers 360


après vers, chaque fois, de nouvelles poésies.34 L’élan qui donna naissance à ces cahiers antédiluviens lui venait du plein air sibérien évoqué dans le récit « Le sentier » : Dans la taïga j’avais un sentier merveilleux. Je l’avais frayé moi-même, l’été, en faisant provision de bois pour l’hiver. […] tandis que je l’arpentais, il était impossible qu’il ne me vînt pas au moins une strophe, j’avais l’habitude de m’y rendre comme dans un cabinet de travail forestier.35 Ces poésies, notées par une inlassable plume automatique, Chalamov osa cependant les soumettre à Pasternak et quelques années plus tard, lorsqu'il prépara ses Cahiers de Kolyma, il en jugea certaines dignes d’y figurer. Enfin, il en inclut quelques-unes dans les recueils qui parurent de son vivant. De 1949 datent « Il réchauffe ses doigts gelés », « Le pin nain » ; de 1950 « Récit sur Dante », « La neige tombe nuit et jour » et le quatrain emblématique : Toujours ces mêmes neiges du temps d’Avvakum, Toujours la même taïga mauvaise et schismatique, Pas un lieu, pas un feu, ni âme qui vive, Pas un ami, ni un ennemi.36 Si Chalamov attachait une importance particulière à cette courte pièce, c’est qu’elle contient le nom du célèbre archiprêtre et qu’elle parle du lien qui unit la nature éternelle et les hommes de passage dans les siècles. Ces vers constituent une transition entre les poésies évocatrices des paysages sibériens et les poèmes d’inspiration historique composés au même moment.

La boiarine Morozova par V. Sourikov, XIXe siècle 361


Ceux-ci font revivre les persécutés du pouvoir de l’ancienne Russie, notamment les vieux croyants avec les figures de Morozova et d’Avvakum. Ils traduisent la réflexion du poète sur le présent vu à la lumière du passé. Avec « La boiarine Morozova » et « Récit sur Dante », c’étaient des recherches sur mon analogie avec des personnalités de l’histoire, l’expression de sympathies et d’antipathies […], la vérification sur moi-même, à savoir si ces héros convenaient pour ma personne. Ou si ne me convenaient que les arbres, les rochers, la rivière.37 Ayant recouvré avec la mémoire les repères culturels de sa jeunesse, Chalamov fixait en poésie sa propre stature aux côtés de ses modèles, tous défenseurs intrépides de leur idéal de vie. Quelques années plus tard il essaya de corriger et de parfaire certaines de ses esquisses poétiques de la première époque, en particulier de donner une version définitive à celles dont il déplorait l’instabilité (la présence de plusieurs variantes). Mais une note griffonnée en marge de l’une de ces pièces indique que le remaniement avait été vain. J’étais au bord de sa destruction complète. Encore un pas, encore une variante et j’aurais perdu tout intérêt pour ces vers.38 Le poème de 1962 intitulé « Sur de vieux cahiers » dit l’inanité de la reprise des œuvres anciennes : 1

Le papier se consume. Tombent en poussière Fierté, volonté, témérité, Force, légende et réalité.

2

La joie du mot exact, De la tâche achevée, Est près de s’effriter Sans laisser de trace.39

L’œuvre poétique vraiment originale connut une naissance tardive qui survint pendant la relégation de Chalamov en Iakoutie : Jusqu’à la vraie poésie il n’y avait qu’un pas et ce pas je l’ai franchi à la Kolyma.40 362


Comment ? Dès qu’il m’apparut évident qu’écrire des vers, c’était faire acte authentique, que dans ces vers il y avait le sang et le destin, l’intensité et des accents nouveaux, dès qu’il m’apparut évident que je pouvais à mon gré me hisser au degré supérieur où il n’y avait plus ni vue ni ouïe ni aucun des sens, où tout était déconnecté et où il n’existait plus qu’une chose : la poésie et la connaissance du monde ; lorsque j’eus compris que cet effort de volonté était à ma portée, alors, au sein de la création et dans un demi-délire, je jugeai que j’étais poète.41 Non seulement il voyait dans l’authenticité la condition première de la valeur artistique d’une œuvre, mais il croyait que la vérité se révèle au poète par l'écriture. La vérité guidait ma main en dehors de ma volonté. Mes vers avaient prévu ma séparation d’avec ma femme42, explique-t-il à propos de ses poèmes composés dans l’année précédant son retour en Russie. Les quelques centaines de poèmes écrits de 1951 à 1953 furent recopiés dans un cahier à couverture bleue que Chalamov remit à Pasternak lors de leur première rencontre. Pasternak fit circuler le recueil dans son entourage. Il n’entendit que louanges sur le poète en exil et, ayant lu et apprécié ces vers davantage que les premiers qu'il avait reçus de la Kolyma, il écrivit à leur l’auteur : « Jamais je ne vous rendrai le cahier bleu. Ce sont des vers authentiques, d’une poète original, puissant […]. Qu’il reste chez moi à côté d’un vieux volume de Blok. »43 Le premier des Cahiers de Kolyma avec ses soixante-dix huit poèmes porte ce nom, « Le cahier bleu », mais le contenu en est modifié. Y figurent des pièces datées de 1949 et de 1950, donc antérieures à la période considérée, et d’autres postérieures. La troisième moisson des poèmes qui entrent dans les Cahiers, celle du second exil (1953-1956), est la plus riche en volume et en qualité. Chalamov l'appelle poésie post-kolymienne, avec la mention d’ultra-kolymienne pour certaines pièces. Il souligne sa différence par rapport à la production de la période précédente : Chaque nouvelle poésie n’était pas seulement une confession, pas seulement une profession de foi, mais aussi une divination, une prédiction. Je consacrai désormais toute ma vie à atteindre ce but.44 363


La poésie de la maturité, d’avant comme d’après 1956, associe au présent le vécu, et elle les projette ensemble dans l’avenir. Le passé s’éloignait, mais la tension psychologique du Nord demeurait intacte. A mon retour à Moscou, en octobre 1956, j’entrepris de faire des coupures dans le dernier Cahier de Kolyma intitulé « Hautes latitudes » ; ce dernier renferme des poésies qui ne dataient pas toutes de la Kolyma, et dont certaines ne sont même pas consacrées à la Kolyma. Néanmoins, dans tous ces vers il y a comme une moelle commune secrète que je ne discerne pas clairement moi-même, grâce à quoi il est impossible de les séparer du « répertoire de la Kolyma. »45 Chalamov attribuait plus de valeur à la poésie qu’à la prose et plaçait son œuvre poétique au-dessus de son œuvre narrative. En imitant son goût des appréciations quantitatives on pourrait dire qu’il est l’auteur non pas de trente mais d’au moins trois mille pièces en vers. Sa production est inégale. La beauté des images et des sonorités distingue certains poèmes, tandis que d'autres sont entachés d’abstraction et de longueurs. Mais, comme l'auteur l'y invite, le lecteur doit se laisser porter par l’émotion qui habite véritablement les Cahiers : A la différence d’un roman que l’on peut parcourir en une nuit, un recueil de vers nécessite plusieurs mois de lecture et de relecture. Si le cœur est ouvert et prêt à accueillir une telle multiplicité d’impressions, à coup sûr il s’enrichira, en sous-main, clandestinement […]. C’est un enrichissement d’un ordre très particulier […].46 Dans le même esprit Chalamov met en garde les critiques littéraires contre […] la façon usuelle de rendre compte des œuvres en vers, comme s’il s’agissait de prose artistique […]. Les vers exigent une autre approche. La poésie, c’est la poésie.47 A ses yeux les juges parfaits, ce sont les poètes ses pairs. La compagne du poète, si elle est sensible, sera son meilleur premier lecteur. C’est le rôle que joua Nadejda Mandelstam dont Les Souvenirs nous introduisent on ne peut plus avant dans le travail d’écriture d'O.M. C’est le rôle que dans les années soixante et soixante-dix Chalamov donna à sa jeune amie Irina Sirotinskaia, son auditrice, sa lectrice, parfois son coauteur. 364


* *

*

Chalamov est un poète lyrique. En poésie il s’agit de l’âme et seulement d’elle. Bien plus, lorsqu’un paysage ne parle pas le langage humain, on ne peut même pas appeler cela un paysage. Ce ne sera que description morte, incapable de toucher le cœur de l’homme.48 La veine lyrique est présente dans toute son œuvre, prose et poésie confondues. S’il a pu devenir le chantre de la Kolyma et le rester, quand bien même défilaient à nouveau sous ses yeux les paysages de sa Russie natale, si la thématique du Grand-Nord a perduré dans sa poésie comme la quintessence de la nature, la raison en est peut-être que làbas lui avait été révélée l’unité de tout ce qui existe. En particulier, la rapide usure de l’être humain causée par les éléments naturels agissant de concert avec les effets destructeurs du régime carcéral lui avait montré la matérialité de notre psychisme : L’homme vit par la force des mêmes principes qui font vivre l’arbre, la pierre, le chien.49 Il avait aussi appris que la nature non seulement possède une sensibilité comparable à la nôtre, mais qu’elle est […] plus fine que l’homme dans ses sensations.50 Alain Parrau a défini le « pôle poétique » qui fait l’originalité de l'écriture des Récits de Kolyma en ces termes : « L’horreur concentrationnaire se trouve ainsi ponctuée d’instants lumineux qui font de l’expérience de Chalamov non pas celle d’un monde, mais celle du monde, d’une coappartenance de l’homme et de la nature. »51 Même dans cette lointaine contrée, qui est l'une des plus inhospitalières de la planète, on voit la nature se mettre à l’unisson de la détresse humaine. Elle vient en aide au forçat fugitif, lorsqu’elle le grise du parfum de ses fleurs, de ses vives couleurs estivales ou du goût de ses baies : 2

Sur le cristal dur de la neige Giclent les gouttes de jus. L’homme sourit – Voyageur solitaire. 365


4

Il suce le miel couleur lilas De cette âpre douceur Et sa bouche desséchée se tord Dans un spasme de bonheur.52

En se laissant contempler la nature apaise les bûcherons exténués, comme il advient dans « Ration de campagne ». Nous nous reposions plus souvent, nous prêtions plus d’attention au soleil, à la forêt, au grand ciel bleu pâle.53 Loin de la promiscuité et du vacarme des baraques elle dispense […] la merveille inattendue de la solitude et du silence profond de la montagne en hiver. Comme si tout ce qui était mauvais avait disparu de la terre et qu’il ne restait plus que les camarades et soi-même, ainsi qu’une sente étroite, profonde et interminable qui se perdait là-haut quelque part dans les montagnes.54 (« Campos ») Elle donne au détenu exactement ce dont l’homme oppresseur le prive. Ces instants de grâce ne se gaspillent pas davantage qu’une miette de pain ou qu’une goutte de soupe claire. Mais on voit aussi que ces moments de répit sont dangereux, car ils sont le plus souvent suivis de malheur. Dans « Ration de campagne » la mission forestière du petit groupe de bûcherons livrés à eux-mêmes et heureux d’un repos inattendu se termine par un suicide, une automutilation et un renvoi aux travaux généraux, car la norme des tâches « légères » n’a pas été atteinte. Au bout du compte la nature se révèle impuissante à soustraire les bagnards aux vices d’un système subtilement élaboré pour empoisonner chaque minute de leur vie. Le bourreau relâche comme par dérision son étreinte sur l’homme à bout de forces pour ensuite le reprendre au piège des normes inaccessibles et des rations dérisoires. Si dans les premières pages de « Ration de campagne » on entrevoit l’ébauche d’une résurrection morale chez les compagnons du narrateur grâce à cette attention nouvelle portée à l’environnement naturel et chez lui la résurgence de l'inspiration, l’épilogue indique un retour en enfer et une éclipse de la poésie.

366


Les sapins en crinoline

La forêt est l’élément dominant du paysage kolymien. Des pages entières des Récits et de nombreuses poésies des Cahiers forment ensemble un cycle des arbres. Parmi les grands arbres qui poussent dans les ravins et les gorges abritées du vent Chalamov se souvient des mélèzes blessés par la hache du bûcheron ou la hachette du topographe : Le corps blessé du mélèze ressemble à une icône, à l’icône de Notre-Dame de la Tchoukotka, de la Vierge Marie de la Kolyma qui attend un miracle, qui est elle-même un miracle.55 Les sapins aussi ont une silhouette féminine porteuse de douleur : 1

Les sapins vêtus de longues robes Marchent en vacillant dans la neige, Les sapins sont vêtus de crinolines Qui parent la taïga. 367


2

Un sapin dont les épaules tremblent, Celui-là dissimule la marque de la scie. […] « Les sapins et le vent » 56

Le poète humanise l’arbre : Dans le Nord les arbres meurent couchés comme les hommes.57 Les colosses aux pieds d’argile ne résistent pas au dégel, à la pluie, au vent. Sur les pentes des monts exposées aux intempéries s’accrochent des arbustes difformes, dont le plus remarquable est le pin nain qui réagit aux variations saisonnières tel […] un baromètre d’une incroyable sensibilité. Chalamov l’a célébré deux fois, en vers et en prose. Il chérissait le poème, parce qu’ […] il exprime l’essence même des relations entre l’homme, la nature et l’art telles que je les conçois58. Mais le passage correspondant du texte en prose est infiniment plus poétique : A l’approche de l’hiver […] le pin nain se courbe de plus en plus bas, comme sous un fardeau infini, sans cesse grandissant. Il égratigne la pierre de son faîte et se presse contre terre en écartant ses pattes d’émeraude. Il ressemble à une pieuvre avec des plumes vertes […]. Le pin nain s’enfonce dans son hibernation comme un ours.59 Pin, pieuvre, oiseau, ours forment une seule et même merveille de la nature. L’auteur chante cet étrange hybride de végétal et d’animal, pour sa beauté monstrueuse, pour l’éclat de ses couleurs, pour son amour de la chaleur : Dans la neige blanche étincelante sa ramure d’aiguilles vert mat dit le Sud, la chaleur, la vie.60 Cet arbuste chétif serait-il une plante originaire des contrées chaudes ou tempérées faite prisonnière du froid comme les hommes qui le côtoient ? Est-ce la raison pour laquelle l’auteur du récit conclut à son sujet : J’ai toujours considéré le pin nain comme l’arbre russe le plus poétique.61 Ni le bouleau ni le tilleul, qui se disputent dans la poésie populaire russe le titre d’arbre national, mais cet avorton du GrandNord sibérien incarne pour le poète la migration forcée de l’âme russe, l’image d’une Russie exilée jusqu’à ses propres confins. 368


* S’il y a « coappartenance » de l’homme et de tous les autres êtres de la nature, alors c’est de la matière vivante venue du fond des âges, commune à la partie et au tout, que sourd la poésie qui est l’expression suprême de la vie. Au poète mourant de « Cherry-Brandy » […] il fut donné de savoir avant de mourir que la vie c’est l’inspiration, oui l’inspiration62. Les vers naissent du cerveau qui pense, du cœur qui s’émeut, de la main, du papier et du crayon qui les fixent. L’artiste murmure […] ce qu’a composé pour [lui] la terre63. 1

Dans le tournoiement annuel, Dans le retour des hivers et des étés Est caché le secret, Le secret de la poésie.

2

C’est la rythmique des paysages, La poésie spontanée Que griffonne un auteur inconnu. Celle du saule et de l’aulne. 64

Le dixième des quarante-cinq préceptes énoncés par Chalamov à l’intention des poètes débutants dans l’essai « Table de multiplication pour les jeunes poètes » (1964) définit la fonction du poète dans l'univers : Le poète est un instrument Un instrument à travers lequel s’exprime la nature. L’interprète du langage de la nature en langage humain.65 Comment fonctionne cet instrument, on l'apprend dans l’article « La poésie, langue universelle » : Me considérant comme un instrument de connaissance du monde, et même le plus parfait des instruments, j’ai vécu toute mon existence en faisant totalement confiance à mes sensations personnelles, pourvu qu’elles m’envahissent tout entier.66 Le crayon et le papier, ces objets interdits et rarissimes dans les baraquements des camps, sont de toute éternité présents dans le soussol glacé de la Kolyma. 369


Mais le graphite, […] c’est du carbone qui a été soumis à d’énormes pressions pendant des millions d’années, transformé, quand ce n’est pas en houille ou en diamant, en cette matière plus précieuse que le diamant : en crayon, en graphite capable de noter tout ce qu’il sait et qu’il a vu. En un miracle plus grand que le diamant, bien que la nature chimique du graphite et du diamant soit la même […].67 Le papier, c’est un des masques, une des métamorphoses du bois en diamant et graphite. Le graphite, c’est l’éternité ! 68 Les topographes arpenteurs de la forêt noircissent au crayon les encoches faites sur les troncs des arbres et utilisent un carnet de notes pour relever les mesures. Entre leurs doigts le graphite accomplit un travail de vie, alors que derrière les barbelés de la zone il fait œuvre de mort, étant seul capable sous la forme du crayon noir de graver en chiffres indélébiles le matricule des détenus sur la planchette attachée à la cheville gauche des cadavres. Mais, comme nous invite à le croire non ce conte philosophique (« Le graphite »), mais le court poème intitulé « Fable à propos du diamant », la plus noble des tâches du diamant devenu graphite est de guider la main du poète : 4

[…] Dans l’obscurité multi-millénaire

5

Le diamant change d’aspect, Le diamant s’aplatit en graphite

6

Et voilà que l’âme du diamant Est fière de son destin de crayon,

7

Et le diamant est prêt à noter Poème et récit.69 *

La poésie de Chalamov fait appel aux quatre éléments, Eau, Air, Feu et Terre, pour raconter le destin du poète. 370


A contre-courant

Un heureux départ dans la vie, c’est la navigation du Kontiki sur les mers lointaines. Un sort périlleux rappelle la cascade qui s’élance sur la glace, se projette en l’air, frappe contre le mur bleu de l’air, puis se brise. Ou bien, d’impétueux torrents dévalent les pentes, sur lesquels une barque rapide évoque la liberté reconquise. Pas la vieillesse, non ; toujours la même jeunesse Lance la barque sur les flots […] 70 L’origine de la métaphore de l’embarcation emportée par les eaux tumultueuses d’un torrent figurant les péripéties de la vie remonte à l’expérience faite par le jeune Chalamov de la dangereuse descente du cours supérieur de la Vichéra, comme on l’a vu plus haut. 371


Mais l’image de prédilection du poète est celle de la navigation solitaire à contre courant. 1

Je sais quelle est ma destinée : Que les vautours arrachent les rocs,

2

Et que sur une frêle embarcation Je remonte le fleuve.71

Le timonier peut maîtriser son périlleux destin, car : 3

[…] L’homme faisait corps avec la barque Qu’il conduisait au port.72

Il affronte les épreuves en voguant non plus sur la crête des vagues, mais dans les eaux profondes et obscures : 1

Tel un poisson je nage la nuit, Pour remonter le cours jusqu’à la source. Depuis le fond pierreux Je ne vois pas le bleu des cieux.73 ***

Le thème de l’eau choisi pour illustrer le cours de la vie humaine entraîne le plus souvent à sa suite dans un mouvement ascendant les images du ciel, des cieux, des nuées, de l’air : 3

Que ma main touche, Sur les sommets des dômes, les nuages.74

L’envol dans l’immensité du firmament représente la quête de la vérité menée avec succès par le poète d’âge mûr qui a beaucoup souffert. La poésie est l’affaire Non des gamins mais des hommes chenus, Des vieux couverts de blessures et Marqués de rides profondes. 372


Qui ont vécu cent vies entières, Non des gamins mais des hommes, Qui depuis le fond se sont élevés Vers le lointain des cimes au-delà des nuées. Savoir des hauteurs montagneuses, Des profondeurs sous-marines de l’âme, La poésie est le fruit mûri Et la blanche flamme de l’âge.75 *** La Kolyma, ce labyrinthe de pierre, a façonné la destinée du poète bagnard. Mais au sortir de l’abîme... 3

Le feu et non la pierre Figure sur mon blason. Ainsi entre en maturité Mon brûlant destin.76

Et, tout autant que ses vers, sa prose empourprée de sang jaillit d’un feu intérieur : Ce que l’on a payé de son propre sang s’inscrit sur la feuille comme le document d’une âme transformé et éclairé par le feu du talent.77 A différentes époques de sa vie Chalamov a vu la flamme destructrice anéantir ses manuscrits par la main de ses proches (en 1929 et 1937) et de sa propre main (le cahier de vers du premier exil) ou bien réduire à néant les précieuses lettres de sa femme arrivées à la Kolyma par la faute de chefs malveillants. Le thème du sacrifice par le feu est traité dans les pages des Souvenirs intitulées « Les grands incendies. Histoire de mes archives ». Quant aux vrais feux de forêt, l’écrivain raconte comment il a su plus d’une fois les juguler sans panique (le récit « Le dompteur de feu ») et qu’ils ne lui ont laissé que des sensations de chaleur et de lumière (Il faisait simplement sec, chaud et clair78). Le feu du talent agit lui comme la flamme qui à haute température fait fondre le métal. L’imagination échauffée du poète 373


porte à incandescence l’émotion, avant que celle-ci ne se fige dans les mots, les sons et les rythmes. Les vers – ce sont des cristaux, Des cristaux de notre langage.79 La poésie retourne à la terre qui l’a fait naître. *** Ainsi, capturée par le vers, la matière subit comme dernière métamorphose une mystérieuse cristallisation. 1

Oui, mon manuscrit n’est pas gros, Source, et non ruisseau ni rivière.

4

D’ailleurs, les vers, ce n’est pas de l’eau Mais le minerai d’un gisement profond.80 *

La naissance de la poésie dans les caves de l’existence est un miracle extraordinaire, une revanche de l’artiste dont on a brisé la vie. L’expression poétique inspirée des phénomènes de la nature, en touchant le lecteur des Cahiers et des Récits, lui dicte un sévère verdict à l’adresse de ceux qui par leur cruauté enfreignent les principes d’humanité. Chalamov prône […] les valeurs morales de la poésie81. Il juge l'esthétisme lié à la représentation du mal comme une grossière glorification de Staline82, de sorte que sa plume ne magnifie jamais aucun acte de cruauté. La poésie remplit une haute fonction, car, loin de nuire à la force du témoignage, elle préserve le lecteur de l’épouvante et de la désespérance. La poésie est avant tout destin83, se plaisait à répéter Chalamov. Destin au sens de prédestination, don de Dieu ou de la Nature. Destin, parce qu’effusion de sensations, de souvenirs et de sentiments intimes. Destin, parce que haute mission et gage d’immortalité. Destin enfin, 374


parce que lieu de communion avec la nature et forme de lutte contre le mal. Parmi les poètes modernes Chalamov se range du côté de la tradition contre les novateurs en prosodie. Tous les grands poètes, pour lesquels la poésie était leur destinée – Akhmatova, Mandelstam, Tsvétaieva, Pasternak, Annenski, Kouzmine, Khodassévitch, écrivaient en mètres classiques et chacun avait une intonation inimitable, pure. Les possibilités du vers classique sont infinies.84

Bruissement de feuilles (1964), recueil de poésies offert par Chalamov

375


ill. dans M. Aucouturier : Pasternak par lui-mĂŞme, (1963)

B. Pasternak

376


3

A BORIS PASTERNAK

Ce qu’il y a de meilleur dans la poésie russe, c’est le Pouchkine de la fin et Pasternak à ses débuts.1

En 1971 Chalamov hésitait : Qu’entreprendre à soixante quatre ans ? […] mettre en route un volume de Mémoires sur Pasternak […] ? 2 Le livre ne vit pas le jour, mais une quarantaine de pages rédigées dans les années soixante sous le titre Pasternak3 contiennent des souvenirs sur les rencontres et les échanges de vues des deux poètes. Deux cycles de poèmes sont dédiés au maître vénéré. Le premier qui comprend trois poésies s’ouvre sur « Au poète – Pour Boris Pasternak ». Dans ces vers, composés probablement peu de temps après sa libération du camp en 1951, Chalamov évoque ses souffrances de détenu. 1

Dans un passé encore récent, Le soleil réchauffant les pierres, La terre brûlait mes pieds Nus tout couverts de poussière.

2

Je gémissais dans les tenailles du froid. Qui m’arrachaient ongles et chair. Je brisais mes larmes avec ma main. Non, ce n’était pas un rêve.

L'évocation du froid, de la faim, de la peur, des coups de chaque 377


jour occupe les six premières strophes. Le soir dans la baraque le prisonnier trouvait du réconfort en se récitant des vers de Pasternak : 7

Chaque soir, surpris De me savoir vivant, Je me disais des poèmes, J’entendais à nouveau ta voix.

Jamais Chalamov ne tutoya son aîné, mais de poète à poète le ton est de déférente familiarité. On sait que le 22 mars 1952 il avait envoyé une première lettre au […] poète dont les vers m’ont fait vivre durant vingt ans4, et tout le temps de leur correspondance, de 1952 à 1956, il allait dire et redire que la poésie de Pasternak […] avait éclairé [sa] route pendant bien des années5, qu’au camp elle avait été, précisément la sienne et non pas celle de Pouchkine ou de Maiakovski, […] le dernier fil, le dernier brin de paille auquel un homme se cramponne pour s’accrocher à la vie, à la vraie vie et non à l’existence6. Les poèmes de Pasternak, 8

Je les chuchotais comme des prières, Les vénérais comme de l’eau vive Ou bien une icône qui protège au combat Ou une étoile qui guide.

9

Ils étaient le lien unique Avec l’autre vie, là-bas Où le monde nous étouffait de sa boue Et où la mort nous talonnait.7

Le second poème du cycle intitulé « A Boris Pasternak » parle du sens de sa poésie, peut-être de la Poésie en soi, qui est lumière et flamme dans les ténèbres de la souffrance. Nous te jugeons diversement. Ou bien le vers dense N’est que prétexte à séduction, Séduction des petits de ce monde. 378


Ou bien il indique les chemins Aux planètes, dans la nuit, Qui s’élève au-dessus de la flamme De la bougie qui se consume. Il se peut que dans son apparence charnelle, La peau, les muscles et le sang, L’amour humain Se soit senti à l’étroit, Et que l’ardente parabole Dise le secret De la souffrance prométhéenne Qui allume la lumière. Peut-être de cela était garant Le bout de chandelle Qui avait éclairé tant de tourment, Tant de douleur séculaire.8 La troisième pièce (qui est aussi la seconde du deuxième cycle) traduit en images l’idée de la mission spirituelle du poète. Comme la flore dans la nature, la poésie est purificatrice et vivifiante. 1

Lui, des fenêtres de son appartement, Avec une force égale à celle des fleurs, Aspire l’air vicié du monde, Le poison de l’acide carbonique.

2

Le poison du sang, des larmes et de la sueur, Que jour après jour il avale, Par un mystérieux travail nocturne Se transforme en ozone.

3

Et source d’oxygène Comme buisson, herbe et bosquet, Ses paroles curatives Poussent dans la nuit parmi les hommes.9

379


Chalamov a gardé en mémoire la vision familière de l’artiste à sa fenêtre, aux yeux duquel le monde prend les dimensions d’un jardin. L’œuvre de Pasternak n’embrasse pas le cosmos, mais le laisse entrevoir dans le microcosme d’un coin de nature domestiqué, à portée de main. Pasternak décéda le 31 mai 1960. Le lendemain Anna Akhmatova écrivait : « Hier s’est tue la voix inimitable Et il nous a quitté, l’interlocuteur des bosquets ».10

ill. dans M. Aucouturier, Pasternak par lui-même, 1963

La datcha de B. Pasternak à Pérédelkino 380


Sous le titre « Funérailles » le second cycle comprend huit poèmes. On y voit les adieux faits au poète par une foule étonnamment nombreuse, étant donné le silence officiel qui avait entouré l’événement de sa mort. Le cortège s’étirait de la datcha au petit cimetière de Pérédelkino situé non loin, dans lequel Pasternak repose sous un bouquet de bouleaux. Emotion, exaltation, nostalgie imprègnent les notes datées de ce jour contenues dans les souvenirs de Chalamov et dans les poèmes du cycle dont certains ont été composés le lendemain des obsèques. Il y avait plus d’un millier de personnes. Etait-ce beaucoup ou peu ? Pour des funérailles « à la Pouchkine » c’était beaucoup. Mais pour un dernier adieu au premier poète lyrique du monde, à un écrivain mondialement célèbre, à un lauréat du Prix Nobel c’était insignifiant.11 Pendant la cérémonie, selon la tradition le cercueil n'était pas fermé, le visage était découvert : Ses traits reflétaient une intense concentration. Sur la peau mate de ses joues mortes les rides familières avaient disparu. Son visage avait pris une autre expression. C’était le visage d’un homme qui avait dit tout ce qu’il avait à dire.12 Premier poème : Les troncs des arbres, les portes de la maison, La palissade, les marches du perron, Tout est vieux, tout est aussi connu Que sont les traits de son visage. Mais la tente d’oxygène Et le ballon de gaz bleu sombre Sont là sur le perron branlant, Où tant d’années il était apparu. Et même l’été recule Et la lumière manque de force Devant la couleur insoutenable Du couvercle éblouissant du cercueil.13 La tente d’oxygène utilisée pendant la maladie du poète a peut381


être inspiré l’image de la poésie-ozone dans le poème déjà mentionné (le troisième du premier cycle), poème que l'auteur reprend à la deuxième place du second cycle. Les motifs de l'oxygène insufflé au malade et de l'oxygène de la poésie s'entrecroisent. Le poète n’a pas survécu. Avec lui la nature (l’été) est vaincue. La mort (le cercueil étincelant) triomphe dans le troisième poème : 1

Comme frappée par la grêle, L’herbe est mutilée, La verdure du jardin est piétinée Et vit à peine.14

Mais bientôt la végétation se redresse. Le jardin en fleur attend la résurrection miraculeuse du poète célébrée dans la quatrième pièce : Fini le dernier duel Avec la mort aux yeux de tous. Les rideaux sont tirés, Bruits et rires se sont éloignés. Voici qu’il gît le visage cireux, Tel le moulage décoré D’un personnage de la Passion du Christ Sur le Saint-Suaire d’avant-Pâques. Une foule d'hortensias et de lilas, Une rangée de muguets rustiques, Ici pas une once d’ombre de mort, Ici la terre entière est un jardin fleuri, Et le duvet des pommiers de mai vole, Duvet de cygne, duvet odorant, En une innombrable nuée blanche, Et les peupliers bruissent alentour. Et l’été éblouissant De toutes ses teintes et de toutes ses voix Gronde, ne croyant pas à la mort du poète, Mais croyant fermement aux miracles.15 382


Suivent les trois strophes peu poétiques de la cinquième pièce consacrées aux potins qui couraient autour du cercueil, liés sans doute aux actes de contrition publiés dans les journaux – actes auxquels Pasternak avait été acculé par une persécution criminelle. Pour exposer le cercueil dans la salle de musique on avait enlevé le piano. Le sixième poème intitulé « Le piano de la datcha » développe le thème symbolique de la substitution de l’esprit de la musique à l’instrument qui s’est tu, ou mieux de la Poésie à la Musique. Musicien doué, Pasternak avait dû choisir autrefois entre Euterpe et Polymnie… 3

Et voilà qu’on l’a tiré dehors, Placé contre un mur. Le piano est l’instrument muet D’un silence insolite.

4

Et voilà que, saisis par la nouvelle, Tous attendent des semblants de miracles, Car ici, à la place du piano Repose l’esprit même de la musique.16

Dans l’après-midi […] le cercueil se mit à naviguer en direction du cimetière.17 Huitième poème : En longeant les peupliers duveteux, On te porta à bras d’homme. Ce duvet, tels des lambeaux de fumée, Venait du feu des profondeurs de la terre. Tu t’en vas sur un chemin de lumière Qui prolonge l’entretien. Parmi les fleurs de pommiers Tu montes sur la butte… Non, ni les rimes ni les romans Ne sont ta gloire dans les siècles – Comme un bréviaire dans la poche. Nous portons tes livres de poésie.18 383


Auparavant, la septième pièce du cycle avait célébré la personnalité rayonnante du poète : 1

Instrument d’un principe suprême, Il marchait dans la vie parmi nous Afin que phares, lumières et ports Ne se cachent pour toujours à nos yeux.

2

Il faut qu’il y ait des êtres En qui nous croyions à chaque instant, Et faut qu’il y ait des bouddhas vivants, Pas dans les livres seulement.19 *

Garder comme un bréviaire dans la poche des recueils de poésie était impossible là où l’on interdisait les livres, mais Chalamov savait par cœur un grand nombre de vers de son poète préféré. Le premier livre de Pasternak, Ma Sœur la vie, paru dans les années vingt avait produit sur le jeune homme une très forte impression. Puis eut lieu la soirée de 1932 (ou 1933) au cours de laquelle il avait entendu Pasternak déclamer des poèmes du recueil Seconde Naissance et dont Chalamov avait gardé un souvenir merveilleux. On lit dans son Pasternak : Il y a diverses façons de réciter des poèmes. Il y a la manière monocorde de Blok […]. La manière chantante de Sévérianine, de Maiakovski. Pasternak, lui, récitait ses poèmes comme de la prose, une prose rythmée.20 Cette rencontre l'avait incité à revenir à la création poétique interrompue par sa déportation sur la Vichéra. A propos des quelques années de vie libre passées à Moscou (1932-1937) Chalamov écrira plus tard : J’avais composé quelques dizaines de poèmes, marqués, je pense, de l’influence de Pasternak. C’est avec l’amour que j’avais pour Annenski et pour Pasternak que je partis dans le Grand-Nord21. Parce que les vers de Pasternak l’avait aidé à rester en vie, parce que Pasternak était le seul survivant parmi les grands poètes contemporains qu’il avait aimés dans sa jeunesse, parce que Pasternak 384


était devenu une figure emblématique dans la sphère littéraire, aussitôt libéré des camps et encore exilé à la Kolyma Chalamov brûlait de soumettre à son aîné ses esquisses qu’il ne destinait à aucune publication. Pasternak fut son tout premier lecteur et le premier critique de son œuvre poétique. On se souvient de la longue réponse de Pasternak qui fut remise à son destinataire relégué dans le Grand-Nord au terme d’un interminable trajet ponctué de péripéties dignes de l’événement (« La lettre »). Ce texte renfermait une critique à la fois sévère et encourageante : « Et pourquoi vous épargnerais-je ? Vous n’êtes pas un incapable et vous êtes étroitement lié à la vie par la forte sensibilité qui émane de vos vers. »22 Enfin, dès le retour en Russie le face à face eut lieu. Aussitôt la porte s’ouvrit. Pasternak était sur le seuil. Des cheveux gris, un teint mat, de grands yeux brillants, une mâchoire lourde, des mouvements vifs et harmonieux.23 Chalamov précise qu’il n’est pas le biographe de Pasternak. Il n’est pas non plus son portraitiste. Dans leurs conversations comme dans leurs lettres […] il était question de l’art… : J’avais quarante-six ans. Sur ces quarante-six ans j’en avais passé vingt en prison et en déportation. Mais toutes nos conversations portaient sur les problèmes de l'art en général, davantage que sur les camps et les prisons.24 Les lettres et les propos de Pasternak reflètent sa personnalité séduisante tout en énergie, affabilité et délicatesse. Mais on devine une certaine lassitude. Il avait eu un infarctus en décembre 1952. Ce 13 novembre 1953 Pasternak fit à Chalamov la lecture des poèmes du Docteur Jivago qui circulaient depuis un certain temps sous le manteau. Fin novembre et début janvier 1954 il y eut deux nouvelles rencontres meublées de conversations générales sur la littérature, sur les poètes contemporains, sur l’œuvre de Pasternak. Pasternak reçut une dernière fois Chalamov dans sa datcha de Pérédelkino le 24 juin 1956, alors que ce dernier venait de mettre fin à leur rivalité amoureuse auprès d’Ivinskaia. La rupture entre eux était proche, à propos de laquelle Chalamov écrira plus tard que ce fut […] l’un des traumatismes moraux25 de sa vie. Cependant, on l’a vu, ce jour-là Pasternak lui avait permis de 385


réaliser son rêve de jeunesse, – lire ses poèmes devant un auditoire d’initiés. Chalamov l'en remercia dans une lettre : Ce jour n’est pas seulement un « honneur », une « confirmation », une « consécration », c’est l’accomplissement de ce que j’avais imaginé au plus intime, au plus secret de moi-même.26 Pasternak avait de nombreux admirateurs. Avec certains il entretenait une correspondance suivie. Compte tenu de son passé, Chalamov fut particulièrement sensible aux marques d’attention et d’affection que lui donnait le grand poète. Il devint aussi l’ami le plus exigeant et bientôt le plus injuste. L’histoire de cette amitié épistolaire qui ne résista pas à quelques entrevues est celle du côté de Chalamov d'un immense élan suivi d'une douloureuse déception. Chalamov crut deviner de l’indifférence dans les silences de Pasternak et dans son refus de le recevoir plus fréquemment. Vous m’avez oublié, abandonné, lui écrivait-il le 3 mai 1954. Pourtant, Pasternak, à la fois occupé à de multiples travaux littéraires et miné par la maladie, avait pour lui de belles paroles : Vous êtes l’une de mes rares joies, et sous certains rapports la seule.27 Hormis la discordance survenue entre d’un côté la passion éprouvée pour un être d’exception et de l’autre une affection compatissante en présence d’une destinée tragique, la correspondance des deux poètes témoigne d’un respect et d’un enthousiasme mutuels. Les lettres échangées et les souvenirs de Chalamov présentent un intérêt particulier, parce qu’ils se rapportent à une période décisive de l’activité littéraire de Pasternak avec notamment la rédaction du Docteur Jivago (1946-1956). Par ailleurs, Chalamov qui portait à jamais les séquelles de la persécution stalinienne était d’autant mieux préparé à comprendre la pénible situation d’un artiste brimé par la censure et à peine toléré dans son pays. Deux écrivains en disgrâce correspondaient. Ils assumaient avec courage et audace leur condition, car ils avaient mesuré la valeur de leur lutte solitaire. Tous deux payaient par l’isolement physique et moral la défense d’une pensée et d’un art libres. Pasternak s’étonnait de n’avoir jamais été arrêté, mais il vivait en proscrit. Le dialogue ne pouvait porter que sur l’essentiel. Comme le montre sa dernière lettre d’août 1956 adressée à 386


Pasternak, sur qui pesaient de nouvelles menaces après l’envoi en Italie du manuscrit du Docteur Jivago, Chalamov admirait en lui un de ces grands hommes dont la vie honorait la Russie, une Russie déshonorée par son passé récent : Vous, et vous seul, êtes la conscience de notre époque, ce que Tolstoï a été pour la sienne. […] Vous êtes l’honneur de notre temps, vous êtes sa fierté. Et notre époque pourra se justifier devant l’avenir en invoquant le fait que vous y avez vécu28. Après la disparition de Pasternak Chalamov se mit à critiquer vivement le romancier, voyant dans le Docteur Jivago l’illustration de la mort du genre romanesque au vingtième siècle. Mais son admiration pour le poète resta intacte, mieux elle grandit, car, comme il l’écrivait en 1966 : Le temps qui passe montre qu’il n’y a pas d’autres façons d’aborder notre destinée, la destinée concentrationnaire, que l’approche de Pasternak : des vers d’un suprême laconisme, d’une suprême simplicité.29 Ainsi il consacrait Pasternak écrivain exemplaire de la littérature des camps. Il rendait hommage à la fois à l'écrivain et à ce domaine des lettres russes. * Au début de leur correspondance le poète aîné adopte le ton du maître à l’égard du cadet, jugé encore très jeune en poésie. La différence d’âge qui les séparait, presque une génération, était accrue par l’écart existant entre leurs périodes respectives de création, par le retour tardif de Chalamov à l’écriture et par la mise en réserve à la maturité de ses dons artistiques et de sa conception de la poésie formée aux lointains débuts de sa carrière d'écrivain. Pasternak croit deviner dans les vers envoyés de la Kolyma par Chalamov l’influence néfaste des poètes de la génération précédente, en particulier de la sienne propre. Il lui conseille vivement de s’en libérer, comme lui-même s’était affranchi autrefois de la fascination qu’exerçait sur lui Maiakovski. D’un ton respectueux mais assuré Chalamov écarte l’assertion : Il ne s’agit pas d’influence, mais de la profession d’une seule et même foi.30 Dans Pasternak il écrit : La concordance de nos points de vue avait de quoi surprendre.31 387


S’adressant à Pasternak ou parlant de lui, Chalamov fait preuve d'une remarquable compréhension de l’œuvre romanesque et poétique de son aîné. Il se livre à […] la réflexion d’un poète sur un autre poète, d’un créateur sur un autre créateur32. La pénétration des jugements et leur formulation enthousiaste entraînent visiblement l’adhésion de Pasternak dans un dialogue où son interlocuteur est le maître du jeu, choisit les sujets, questionne et développe son point de vue. La brièveté des réponses de Pasternak contraste avec la prolixité de Chalamov. Après la lecture d’un nouveau recueil de poèmes de Chalamov (Le Cahier bleu), celui que Pasternak plaça sans sa bibliothèque à côté d’un volume d’Aleksandr Blok, le dialogue se poursuivit d’égal à égal. L’échange de vues des deux poètes, qui reflète largement le débat intérieur mené par chacun d'eux sur les problèmes artistiques essentiels, présente le plus grand intérêt, lorsqu’ils abordent la question de l’écriture idéale pour l’homme de lettres moderne : prose ou poésie ? En 1917 Pasternak qui avait produit une de ses plus belles œuvres poétiques, le recueil Ma Sœur la vie, et qui composait Thèmes et variations constatait : « La poésie lyrique ne résonne plus dans l’atmosphère […]. L’ancienne personnalité est détruite, la nouvelle ne s’est pas constituée. Si elle ne peut pas résonner, la poésie lyrique est inconcevable ».33 Le poète lyrique, si bien représenté dans la tradition russe, ne serait-il plus en communion avec son lecteur, l’homme nouveau né de la Révolution ? Le vécu personnel serait-il démodé dans un monde où priment les intérêts collectifs ? Après Octobre, être à l’unisson avec son temps était un impératif absolu pour Pasternak. L’époque change, au poète de modifier son expression. Il s’était efforcé d’enfler sa voix, de chanter sur le mode maiakovskien, avant de reconnaître bientôt qu’il devait « renoncer à la manière romantique ». Néanmoins, dès lors était posée la question fondamentale d’une poétique novatrice. Le recueil Seconde Naissance (1932) brille des derniers feux d’un lyrisme dans lequel le sentiment intime se veut « en harmonie avec l’époque ». L’adhésion de Pasternak à l’Union des Ecrivains 388


Soviétiques récemment créée fut le signe d’un dernier effort de sa part pour s’accorder avec une littérature dirigée. Vint 1934 avec sa vague de persécution des « assassins de Kirov ». Dans l’entourage de Pasternak on arrêta Ossip Mandelstam et le fils d’Anna Akhmatova. En 1935 il souffrit d’une dépression nerveuse. Puis, « […] précisément en 1936 commencèrent les terribles procès, tout se cassa en moi, et l’accord avec l’époque se transforma en résistance à cette même époque. »34 C’est du milieu des années trente que date le projet de Pasternak d’écrire une grande œuvre en prose qui pût exprimer son opposition au stalinisme. Alors que jusque-là il avait composé essentiellement de la poésie, désormais il allait prôner inlassablement la supériorité de la prose sur la poésie et renier en bloc ses vers. Les déclarations tant orales qu’écrites sur le sujet sont légion. Sa prise de position était définitive : « Seule la prose me rapproche de cette idée de l’inconditionnel qui me soutient et qui inclut et ma vie et les normes de ma conduite et tout le reste, et qui crée cette construction interne spirituelle qui laisse dans l’un de ses étages une place aux vers, dont l’écriture sans cela est une occupation absurde et honteuse. »35 L’image de l’édifice subordonnant la poésie à la prose figure justement dans la première lettre de Pasternak à Chalamov : « Il faudrait bâtir une maison à laquelle tous ces vers mal écrits pourraient servir de fenêtres mal ajustées.»36 En conseillant à son cadet de se consacrer essentiellement à la prose, Pasternak pensait évidemment à son propre roman couronné par les poèmes d’Iouri Jivago placés à la fin de l’œuvre. En réalité, dans leur échange épistolaire concernant les qualités respectives et les relations de la prose et de la poésie Pasternak et Chalamov ne perdaient jamais de vue les exigences du vers, c'est-àdire la concision, le poids sémantique du mot, la qualité sonore, l’ordonnance expressive, le rythme, qui à leurs yeux valaient tout autant pour la prose. Si Pasternak minimisait la qualité de ses poèmes et doutait de la capacité de la poésie à traduire les réalités d’une époque tragique, en revanche son roman était façonné en fonction de son idéal poétique. Chalamov évaluait à l’inverse les deux parties, vers et prose, de son œuvre. Il chérissait ses poèmes, d’eux seuls il s’entretenait avec 389


Pasternak, alors qu’il était en train d’écrire ses magnifiques récits. De nombreuses pages des Récits de Kolyma, on l’a vu, sont de véritables poèmes en prose. Il ne leur manque que la rime pour être poésie. Mais la rime ne saurait être le critère de la scission entre deux modes d’expression qui, comme l’affirme Aleksandr Blok, « forment un flot unique ». Le lecteur perçoit dans l’ensemble de l’œuvre de Chalamov une résonance poétique qui ne doit rien ni au mètre ni à la rime. Pourtant la rime, comme l’avait exposé Chalamov dans une lettre à Pasternak qui le complimenta pour cette « définition pouchkinienne »37, joue un rôle essentiel au départ de l’écriture poétique : […Elle] est un instrument servant à la recherche des comparaisons, des métaphores, des pensées, des inversions, des images. C’est un aimant puissant pointé vers les ténèbres et survolé par l’univers entier, ne déposant dans le poème qu’une infime partie de ce qu’il a attiré.38 La rime permet de saisir dans sa pureté originelle une émotion, une impression, une […] pensée non encore devenue pensée. Chalamov ne pouvait ignorer cette définition imagée donnée par Pasternak dans son poème « Ô ma beauté » (1932) : 3

« Rime n’est pas l’écho d’un vers, Mais un jeton pour le vestiaire, […] 5

Rime n’est pas écho, mais c’est Laissez-passer et droit d’accès, […] »39

N’ayant pas, comme il le projetait, laissé de texte théorique sur le sujet, Chalamov a donné sa propre définition dans le poème « Quelques propriétés de la rime » : 1

Instrument qui équilibre L’instabilité des mots, Fortement accroché à la voûte céleste Sans support terrestre, 390


2

Tu es de l’exploration inspirée L’appareil ultrasensible, Qui de l’univers entier Enregistre le dialogue incessant.40

Dans l’essai « De la nature du vers russe » il écrit : La poésie c’est freiner le flux sonore et couler la lave des sons dans les formes du sens41. Le flux sonore guidé par la rime devient aussitôt la première version d’un poème qui malgré les retouches ultérieures est la seule authentique aux yeux de Chalamov. On songe à l’« esthétique de l’éclair » chez Pasternak. On se souvient que Pouchkine, grand artisan autant que grand artiste, à la fois Saliéri et Mozart42, disait : « Mes vers coulent librement ».

Une passion impérieuse de la poésie conçue comme un art suprême rapprochait Pasternak et Chalamov. Que l'un et l'autre aient douloureusement tendu à l'expression parfaite de la communion de l’homme avec l’univers, qui est la source principale de leurs poèmes, peut expliquer chez Pasternak le reniement entêté de ses vers et l’obstination de Chalamov à défendre les siens. L’engagement du poète russe est d’ordre éthique, puisqu’il se considère et est considéré comme la conscience de son époque. Se sacrifier afin que les valeurs spirituelles triomphent de la force brutale est pour lui une réalité.

391


« Si j’avais su, quand sur la scène Je me lançais à mes débuts, Que vers et sang c’est même veine Et qu’on étouffe de leur flux ».43

[…] le tissu de mon journal poétique est un tissu sanglant. Il n’y a pas de poésie sans que le sang coule […]. 44

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VI LA « NOUVELLE PROSE »

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Fiodor Dostoievski (1861) (photographie de M. Toulinov)

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1

« SECOND DOSTOIEVSKI »

Et voilà qu’ayant gravi leur Golgotha, Ayant presque perdu le don de la parole, Les disciples et les précurseurs Sont de retour dans les rues de Moscou.1 Dostoievski se situait au-delà de toute tradition russe, de toute école artistique russe. Les années soixante de notre siècle rendent impossible toute comparaison entre la prose de Dostoievski […] et celle de Tolstoï. Tolstoï est un écrivain ordinaire qui a inventé de toutes pièces les problèmes du comportement individuel. Dostoievski lui est un génie.2

Du vivant de Dostoievki et de Tolstoï les noms des deux écrivains étaient intimement liés dans l’esprit des lecteurs. Ils le restèrent après leur disparition survenue pour Dostoievski en 1881, pour Tolstoï en 1910, tant dans la perception des publics russe et européen que dans l’ensemble de la critique littéraire. On confronte, on rapproche, on dissocie leurs pensées et leurs talents, si bien que l’œuvre de l’un ne semble pouvoir être appréciée que le regard tourné vers celle de l’autre.3 Dmitri Mérejkovski fut le premier à se prêter à ce jeu de miroirs dans son travail paru en 1901 sous le titre Tolstoï et Dostoievski. Son livre, traduit dans plusieurs langues européennes, a largement influencé l’étude comparée des œuvres des deux grands romanciers. 397


Chacun a incarné à sa manière ses idées dans des personnages et des situations. Leurs points de vue philosophiques et politiques tantôt se rapprochent et tantôt s’écartent. Sans chercher à élucider la complexe interaction des modes de pensée de Tolstoï et de Dostoievski, à la lecture de leurs romans on a l'impression que les mentalités et les comportements dont sont dotés leurs héros respectifs relèvent d'un échange de vues silencieux sur les problèmes de leur époque. Les concordances et les discordances qui associent dans l'esprit du lecteur des artistes d’une même époque sont toujours éclairantes. Comme Dostoievski et Tolstoï au dix-neuvième siècle, Chalamov et Soljénitsyne en sont un exemple au vingtième. On mentionne leurs noms ensemble. On compare leurs œuvres, qui sont à la fois proches et distantes. Mais tout écrivain s’enrichit également du dialogue qu’il mène avec ses prédécesseurs consacrés par le temps. Ainsi, Chalamov entre souvent en polémique avec Dostoievski et avec Tolstoï. Il se définit tour à tour par rapport à l’un et à l’autre. Il les oppose entre eux. * Il explique ses affinités avec Dostoievski comme suit : Pour être l’héritier de Dostoievski, il faut avoir un destin semblable au sien. Et d’énumérer les tempêtes qui ont marqué la destinée de son aîné : […] les Pétrachevtsy, le bagne, la condamnation à mort – tout cela au degré suprême.4 Dostoievski avait été arrêté sur dénonciation pour avoir, devant un auditoire composé de jeunes gens aux idées progressistes amis du littérateur Pétrachevski, donné lecture d’une lettre adressée de l’étranger à Nikolaï Gogol par le critique Biélinski5. Dans ce cercle, que Dostoievski fréquentait depuis 1847, on lisait également Fourier, Proudhon, Saint-Simon, George Sand. Les Pétrachevtsy n’étaient pas des conspirateurs. Ils avaient fait l’acquisition d’une presse afin d’imprimer des écrits prohibés en contournant la censure. C’est pour avoir participé à l’édition et à la diffusion d’un texte interdit par la censure que Chalamov fut arrêté un jour à l’aube tout 398


comme Dostoievski à quatre-vingts ans de distance (1849 - 1929). Chalamov note dans ses Carnets : J’ai relu Les Frères Karamazov, et j’ai pensé que l’écrivain tire profit non pas de l’expérience de la guerre (à la Hemingway), mais bien de celle de la révolution, de la clandestinité.6 Dostoievski projetait, on l’a vu, de faire de son personnage positif Aliocha Karamazov une figure de révolutionnaire. Lui-même avait supporté les effets cruels de l’activité clandestine. La condamnation à mort évoquée par Chalamov à propos de Dostoievski renvoie moins au simulacre d’exécution sur l’échafaud ordonné puis suspendu à la dernière minute par la volonté de l’empereur à seule fin d’impressionner les condamnés, qu’à la relégation dans la « maison morte », où « […] pendant quatre ans, écrit-il, je fus enterré vivant et enfermé dans un cercueil.»7 Pour le "58" qu’était Chalamov les fameuses « directives spéciales » signifiaient la mort à la Kolyma. Dostoievski fut soumis au degré suprême de châtiment pour son époque, relativement à la gravité de la faute commise. Trois ans sur la Vichéra, dix-sept ans à la Kolyma, c’était le summum des peines ou presque sous Staline. Mais Chalamov compare : Kolyma n’était pas la maison morte, Kolyma était un camp d’extermination.8 Pendant l’instruction de leur affaire ils connurent, Dostoievski une fois, Chalamov à deux reprises, une détention prolongée dans les prisons réputées les plus terribles de leur temps – le ravelin Alexis de la Forteresse Pierre–et–Paul à Saint-Pétersbourg pour le premier et les Boutyrki à Moscou pour le second. L’isolement en cellule les instruisit l’un et l’autre : « L’homme, écrit Dostoievski, a en lui une grande réserve d’endurance et de vie, et vraiment je ne croyais pas qu’il y en eût autant. Maintenant, je l’ai appris par l’expérience. »9 Au sujet de l’expérience de la prison le jeune détenu de 1929 pensait : Quoi qu’il arrive, elle sera mon capital moral, le rouble impossible à monnayer de ma vie future.10 Les deux biographies se font encore écho dans l’envoi des condamnés – deux cas parmi la multitude des proscrits du dixneuvième et du vingtième siècle ! – sur les routes lointaines en direction de l’Oural ou, au-delà de cette limite symbolique entre liberté et captivité, loin (jusqu’à Omsk), très loin à l’est (jusqu’à 399


Vladivostok et Magadane). L’ancien forçat Dostoievski se rappelait tout particulièrement le passage des monts Oural : « La frontière de l’Europe ; devant nous la Sibérie, et là-bas notre impétueux destin. Derrière nous, tout le passé. C’était triste, et j’ai versé des larmes. »11 Chalamov s’était d’emblée remémoré son prédécesseur pendant la dernière étape franchie à pied au printemps 1929 – certes, sans fers aux chevilles, mais sous les coups des gardes – sur le chemin du Vichlag. Puis au cours de l’été 1937, embarqué dans un convoi de trois mille hommes en route pour la Kolyma, il avait fait halte à […] Omsk, la ville de Dostoievski, la ville de son bagne […]. Après Omsk, à la suite de Dostoievski personne n’attend plus rien que le bagne.12 En ce qui concerne la vie des forçats, la peinture qu’en fait l’auteur des Souvenirs de la maison des morts annonce si bien la description contenue dans les Récits de Kolyma que le lecteur peut parfois se méprendre sur l’époque concernée. Le livre que Chalamov avait entrepris d’écrire sur Dostoievski dans les années soixante-dix est resté inachevé. Quelques fragments ont été publiés par I. Sirotinskaia. Mais dans l’œuvre de prose, dans la correspondance et dans les carnets de l’écrivain il est de loin en loin question de la personnalité et de l'œuvre de son grand devancier. Deux ou trois fois Chalamov raconte qu’en 1939, étant ouvrier à la prospection des mines de charbon des bords du Lac noir, ancien mineur et ex-crevard un peu retapé par un séjour relativement oisif en quarantaine, il était tombé sur un exemplaire des Souvenirs de la maison des morts. Alors, après les mines d’or de la Kolyma, la taïga je savais ce que c’était et je jugeais les Souvenirs en conséquence.13 Ce livre allait désormais habiter son esprit au fil des jours, des mois, des années d’enfermement. S’il ne l’avait pas rouvert après sa libération du Vichlag, la relecture in situ venait lui rappeler la pérennité du système russe de répression, tandis qu’il mesurait sur place l’aggravation par paliers du régime carcéral. Comme quelques autres grands livres, les Souvenirs lui ont été un soutien. Ils l’ont aidé à aller jusqu’au bout de son « temps », terme qu’il emprunte volontiers à Dostoievski pour indiquer la durée de la peine. 400


Pendant l’été 1949, seul dans la petite infirmerie forestière […] j’avais ce livre, je le lisais et je réfléchissais à son sujet. C’est alors que je me fis l’imprudente promesse de dénoncer, pour ainsi dire, le côté naïf, littéraire, vieilli des Souvenirs de la maison des morts.14 Après sa libération, ce témoignage unique sur le bagne des tsars devait orienter sa réflexion, tantôt vers l’adhésion à la parole de l’auteur, tantôt vers la réfutation de ses positions. * Chalamov voit en Dostoievski l’écrivain parfait, c’est-à-dire l’écrivain-prophète. Il est généreux en formules exprimant sa supériorité absolue : […] le seul écrivain russe à avoir pénétré dans le vingtième siècle, à avoir prédit ses problèmes, Dostoievski15. De manière implicite il le range parmi les grands humanistes du siècle précédent, tandis qu’explicitement il l’oppose aux adeptes de Tolstoï, ces humanistes qu’il exècre. Si ces derniers donnaient des leçons de vie à leurs contemporains, de son côté Dostoievski leur signalait les conduites à éviter. Chalamov estime que lui seul a su stigmatiser les maux qui rongeaient la société russe et prévoir les catastrophes à venir des guerres et des révolutions. Hélas ! Les prophéties de Dostoievski ne furent pas entendues de ses compatriotes qui raisonnaient sous l’emprise soit de la tradition monarchiste, soit des idéologies révolutionnaires et qui tendaient une oreille complaisante aux fables de futurologues optimistes de tous bords. Prenant son père comme exemple de toute une génération d’intellectuels naïfs, l’auteur de La Quatrième Vologda remarque que […] n’étant pas un admirateur de Dostoievski ni de Léontiev, il avait peur de prêter foi à ces prophéties : tout son passé bouillonnait dans son sang16. Les prophètes de mauvais augure sont rarement écoutés, car l’homme a peur de renoncer à un idéal bien ancré en lui par l'Histoire. C'était le cas d'un grand nombre d'Européens et de Russes à la fin de dix-neuvième siècle et au début du vingtième, qui croyaient fermement en un avenir devant être rendu meilleur par le Progrès. La crise morale liée à la perte de ses illusions concernant une 401


amélioration de la vie de son peuple, Dostoievski l’avait vécue personnellement après que le bagne lui eût ouvert les yeux. Il fit s'opérer une conversion analogue chez l’un des personnages de son roman les Démons (ou les Possédés). Le jeune et pur Chatov « […] réfute l’égalité envieuse, l’égalité sans dignité personnelle, l’égalité telle que la conçoit le laquais ou telle que la conçoit le Français de 93 », entendons le nivellement des couches sociales et l’étouffement du libre arbitre issus de la terreur postrévolutionnaire. La liberté est la pierre d’achoppement de toute restructuration radicale des sociétés. Aussi un théoricien du socialisme représenté par Chigaliov dans le même roman clôt son projet détaillé d’une organisation sociale idéale par cette perspective effrayante : « Ma conclusion se trouve en contradiction directe avec l’idée fondamentale du système. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité. »18 Le risque que se réalise à tout moment ce tragique enchaînement est accru par la tendance naturelle des peuples à s’aliéner eux-mêmes en déposant leur liberté aux pieds des puissants. Dans les Démons qui renferment les ultimes conclusions de l’écrivain sur le comportement humain individuel et collectif Dostoievski a voulu mettre en garde ses compatriotes contre les désordres décuplés à dessein dans la société russe par les agissements des « socialistes enragés » et les « communistes », contre la propagation de la violence dans les provinces. Cela en amont du bouleversement révolutionnaire. Un autre personnage du roman, le type du « nihiliste » cynique doublé d’un ambitieux avide de pouvoir, Piotr Verkhovenski, déclare avec ses pareils : « Nous avons besoin d’une corruption inouïe, ignoble, qui transforme l’homme en un insecte immonde, lâche, cruel et égoïste. »19 Ils réussissent à encanailler la jeunesse des villes, à profaner les lieux saints, à soulever les ouvriers insatisfaits... « Les gens perdent pied » et se laissent mener. En 1873, en offrant ses Démons au grand-duc héritier du trône de Russie, le futur Alexandre III, Dostoievski définissait son dessein en ces termes : « J’ai voulu expliquer la possibilité dans notre étrange société de phénomènes aussi monstrueux que le mouvement netchaiévien. [...] Mon opinion est que ce phénomène n’est pas fortuit ni isolé. »20 Netchaiev était membre de la Volonté du peuple, ce 402


groupe de révolutionnaires qui en 1881 organiserait l’assassinat d’Alexandre II. Chalamov ne pouvait que suivre Dostoievski dans la prise de conscience du danger contenu dans le fanatisme révolutionnaire. Comment savoir, peut-être que Dostoievski a empêché la révolution mondiale avec son Crime et châtiment, ses Démons, ses Frères Karamazov et ses Notes du souterrain, […] grâce à sa passion d’écrivain ? 21 La passion d’écrivain, c’est la force d’analyse et de déduction du grand « éveilleur d’idées » qui avait ébloui et marqué durablement son jeune esprit. Mais encenser ne veut pas dire accepter aveuglément. Contrairement aux prises de position conservatrices adoptées par Dostoievski à son retour du bagne Chalamov n'a jamais cessé de se rebeller contre les abus d'un pouvoir autoritaire. Néanmoins les grands esprits se rencontrent parfois à un carrefour de leur réflexion, même lorsqu’ils partent de positions très distantes. Chalamov semble avoir adopté à l’égard des idées de Dostoievski une attitude rappelant celle que Tolstoï formula envers la philosophie de Fiodorov22 : « Je ne partage pas ses vues, mais je me sens capable de les défendre face à toute autre croyance ayant un objectif extérieur. »23 Chalamov s’efforce d’accorder sa pensée à celle de son maître ou mieux d’ajuster cette dernière à la sienne. Ainsi, il va jusqu'à présenter un Dostoievski n’ayant pas conscience de son incroyance et incroyant comme lui-même. A la dernière page de La Quatrième Vologda on lit : En fait, Dostoievski est le plus antireligieux des écrivains russes.24 La fréquentation de la prose et de la poésie de Chalamov montre un athée certes, mais un homme attiré par la question de l’existence de Dieu, on le verra. Quoi qu’il en soit, pour lui la foi doit rester une affaire privée. Faire intervenir le divin dans l’organisation des sociétés revient à alimenter de dangereuses illusions. * Les Récits de Kolyma étaient en grande partie composés, lorsque leur auteur entreprit d’écrire encore et encore sur le sujet des camps. 403


Les « Souvenirs sur la Kolyma » sont datés des années soixantedix. Chalamov se posa alors la question de leur utilité : A qui pourra servir ce triste récit ? Un récit qui ne parle pas de l’esprit vainqueur, mais de l’esprit foulé au pied. Qui n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au cœur même du malheur, comme le sont les Souvenirs de la maison des morts, mais la désespérance et la décomposition.25 La question était de savoir si la peinture crue de la survie et de la mort, plus appuyée dans les textes tardifs (les Souvenirs et les KR2) que dans les Récits, n’engendrerait pas chez ses lecteurs le désespoir au lieu de l’enrichissement spirituel. Voilà l’enjeu. Le tableau dostoievskien du monde des voleurs et des criminels condamnés au bagne suscite chez Chalamov deux réactions opposées : la confiance en la véracité du récit et le doute sur les conclusions optimistes du narrateur quant à la mentalité et au psychisme des forçats. Qu’en dépit d’une évidente dégradation des conditions de détention, la nature de l’enfermement soit restée inchangée par delà les révolutions, que la cruauté omniprésente dans le quotidien des bagnes tsaristes et des camps soviétiques repose sur des principes analogues, c’est ce que nous montre la stupéfiante analogie du mode de vie, là à Omsk, là-bas à la Kolyma. Ce sont les interminables appels des prisonniers dans la cour, là par moins trente degrés, là-bas par moins cinquante ou plus, pendant lesquels les gardiens s’embrouillent dans leurs comptes tandis que les détenus grelottent. Ce sont les gardes investis du droit de tirer sur celui qui semble vouloir fuir et les évadés traqués et livrés à la police par les habitants des environs. C’est le sadisme des chefs que « le sang et le pouvoir enivrent ». Là les verges, là-bas les coups de pied. C’est le fléau que représentent les mouchards. C’est la torture des séances aux étuves ou aux bains qui prolonge douloureusement la journée de travail. Ce jour-là, ne pouvant rien cacher sur soi, on jette tout ou on se fait voler son bien... Ce sont les travaux pénibles : Dostoievski concasse de l’albâtre calciné... Chalamov est formel : Les Souvenirs de la maison des morts […] renferment quelque chose d’éternel : combien peu a changé la 404


Russie ! 26 L’analyse du travail forcé présentée par Dostoievski annonçait celle de Chalamov, comme le montrent les conclusions de l’auteur des Souvenirs de la Maison des Morts. « Tout travail exécuté sous le bâton a sa part de torture, d’absurdité, d’humiliation, et c’est la raison qui rend les travaux forcés infiniment plus durs que les autres. »27 « Au bagne les travaux les plus pénibles ne développent chez le criminel que la haine, que la soif des plaisirs défendus. »28 « Le système cellulaire n’atteint, j’en suis convaincu, qu’un but trompeur, apparent. Il suce la sève vitale de l’individu, l’énerve dans son âme, l’affaiblit, l’effraie ; puis il nous présente comme un modèle de redressement, de repentir une momie moralement desséchée et à moitié folle. »29 Mais en même temps l’auteur des Souvenirs fait suivre à son narrateur, un noble condamné pour le meurtre de sa femme, un cheminement moral que Chalamov déplore. D’abord épouvanté au contact des quelque deux cent cinquante forçats qu’il côtoie (des « bêtes féroces »), c’est bientôt avec indulgence, avec une aménité et une sympathie croissantes que cet aristocrate les observe. En 1862, année de la publication des Souvenirs, Dostoievski déclarait « […] avoir trouvé l’or sous l’ordure »30. Et le protagoniste de son récit salue « […] peut-être les mieux doués, les plus énergiques des enfants de notre peuple. »31 Cela fonde sa foi en l’homme. Chez ses compagnons d’infortune il souligne les réactions enfantines, le goût du jeu, le don pour la musique et pour le théâtre. Cela étant, Dostoievski décrit des forfaits aussi variés qu’atroces, perpétrés souvent par des récidivistes, des mouchards livrant froidement des vies humaines, des « assassins de métier », « terreurs des villes et des villages », etc. Beaucoup purgent des peines de dix ans et davantage ou allant jusqu’à la perpétuité. La profonde admiration vouée par Chalamov à son maître à penser le conduit à excuser son erreur de jugement en expliquant : Dostoievski n’a pas rencontré ni connu de gens appartenant au véritable monde de la pègre. Il ne se serait pas permis d’exprimer la moindre compassion à l’égard de ce monde.32 En comparant les truands de la forteresse d’Omsk et ceux des 405


camps de la Kolyma, Chalamov voit d’un côté des voleurs et des meurtriers isolés ayant agi par et pour eux-mêmes et de l’autre des membres solidaires de réseaux mafieux. En même temps il affirme que la pègre russe est séculaire. Bien active dans la Russie tsariste, elle avait aussi de ses chefs derrière les barreaux. Mais commanditaires des crimes et rarement tueurs euxmêmes, les meneurs écopaient de peines assez légères. Aussi, Dostoievski n’eut pas l’occasion d’en connaître ou, s’il en rencontra, […] il se détourna d’eux en tant qu’artiste. Le fait est que le bagne d’Omsk, si dur en fût le régime au palmarès des lieux d’enfermement, serait à ranger dans un des cercles supérieurs de l’enfer, si le « premier cercle » contient la prison pour scientifiques décrite par Soljénitsyne et si la Kolyma se trouve dans le neuvième et que le détenu Chalamov a franchi à plusieurs reprises le seuil du dixième. A Omsk les forçats sont « robustes » ; il y a peu d’affamés, peu de malades. Le travail et le climat ne tuent pas infailliblement. C’est pourquoi, de même qu’il a décliné l’offre de Soljénitsyne de collaborer à la composition de L’Archipel du Goulag, de même l'auteur des Récits de Kolyma juge […] inutile d’entamer une polémique avec Dostoievski sur les avantages du travail au bagne par rapport au désœuvrement de la prison et sur les mérites de « l’air pur ». Dostoievski vivait en d’autres temps et les bagnes n’avaient pas encore atteint les sommets dont il est question ici.33 Mais Chalamov polémique sur un plan plus général à la fois avec Tolstoï et avec Dostoievski. Il fait le procès du peuple « porteur de Dieu » encensé par Dostoievski et du peuple incarné par le paysan Ivan Karataiev dans Guerre et Paix, en un mot du peuple doté naturellement des vertus cardinales russes, la bonté et le talent. Mais que signifie le mot « peuple » ? Le vocable « narod », avec la même ambiguïté que le terme français, désigne à la fois le peuplenation et le petit peuple. Dans la Russie de la fin du dix-neuvième siècle, ce dernier comprenait les quatre cinquièmes de la population. Un cinquième englobait la noblesse et la bourgeoisie naissante. Du fait que l’écrasante majorité de la nation était d’origine populaire et que l’intelligentsia nourrissait un préjugé favorable à son égard, de ce fait 406


les membres cultivés de la société dans la Russie tsariste confondaient volontiers Peuple et peuple. Ils s’inclinaient devant la pureté originelle des humbles. Adorateur du peuple, le Dostoievski de la maturité professe le messianisme russe : « Ce peuple apportera une parole nouvelle au monde. »34, tandis qu’il voue aux gémonies le socialisme importé d'Europe. La peinture embellie du monde du crime n’est qu’un des aspects de l’idéalisation du peuple chez Dostoievski. Que ce peuple ait engendré des assassins et des voleurs n’est pas pris en compte, puisque la responsabilité de ces déviations incombe aux cruautés de la société. Du reste, dans l’esprit chrétien qui teinte la pensée dostoievskienne la faute sera suivie de rédemption. Plus abrupte est la chute, plus beau sera le rachat. La vertu se fortifie dans le châtiment et dans la repentance. Dostoievski était fasciné par la figure hugolienne de Jean Valjean35, que Chalamov dénonce comme le représentant de la cynique opposition de la pègre au pouvoir de l’Etat, quel qu’il soit. Le sobriquet « Jean Valjean » était en vogue parmi les malfaiteurs de l’époque soviétique. Dostoievski et Tolstoï ont pris des chemins différents pour démontrer et se prouver à eux-mêmes l’existence des vertus populaires. Dostoievski a saisi l’opportunité que lui offrait le bagne de scruter le psychisme des forçats et à la fois le sien propre. « L’homme, écrit-il à son frère, est une énigme, et si tu passes ta vie à résoudre cette énigme, alors ne dis pas que tu as perdu ton temps. Je m’occupe de ce mystère parce que je veux être un homme. »36 Le réalisme psychologique de Dostoievski est d’une vertigineuse hardiesse, tant il voit grande l’ « ampleur» de l’âme humaine qui implique, on le sait, le dédoublement de la personnalité. Si Tolstoï montre chez ses héros la fluidité des mouvements de la vie intérieure, l’alternance d’états d’âme contraires dans le cours des jours et des heures, la personnalité de ceux de Dostoievski est d’emblée multiple et contradictoire. L’homme est capable de faire dans le même instant le bien et le mal. La dualité de l’âme observée par l’auteur des Souvenirs de la maison des morts explique le caractère pathologique de l’acte criminel 407


et la vision de l’inculpé comme étant un malade. Dostoievski estime que les traits communs à tous les hommes sont simplement plus fortement marqués et plus aisément repérables chez les criminels que chez les êtres normaux. La barrière tombe donc entre criminel et dément, entre dément et sain d’esprit, entre autrui et soi-même. La compréhension exceptionnelle des pulsions découvertes en soi et hors de soi entraîne une étonnante empathie de l’auteur pour les forçats. Son double, l’aristocrate meurtrier, leur pardonne jusqu’à leur méchanceté à son égard dont il souffre au moins autant que de la peine qu’il purge. A l’opposé Chalamov affirme : […] il n’y a rien d’humain chez un truand. Dans le royaume souterrain du crime le but de la vie est la satisfaction effrénée des plus bas instincts ; les passions sont bestiales et même pires que bestiales, car n’importe quel animal reculerait devant les actes que les truands commettent d’un cœur léger.37 Au nom de tous les Ivan Ivanovitch roués de coups à cause de leur faiblesse physique il réclame l’anéantissement du monde du crime : Carthage doit être détruite. Le monde des truands doit être anéanti.38 A la différence d’autres écrivains russes modernes Chalamov est étranger aux fantasmes hérités du dix-neuvième siècle dressés comme des repères de bonne conduite autour de la notion de peuple russe. Il déplore vivement le mea-culpa que fit Dostoievski devant le pouvoir politique à son retour d’exil. La servilité des membres de la classe cultivée, de son siècle comme du précédent, fait l’objet d’une violente diatribe dans le récit « Pendu à l’étrier ». Dans un autre, « Le thermomètre de Grichka Logoune », où il est question du mécontentement d’un chef devant l’incapacité physique du détenu lettré Chalamov à rédiger pour lui une requête bien tournée, l’auteur évoque le cas de son grand prédécesseur : Songez qu’au cours des dix années de sa vie de soldat qui ont suivi la Maison des morts, le pauvre Dostoievski a écrit aux dirigeants des lettres affligées, larmoyantes, humiliantes. Dostoievski a même écrit des vers dédiés à l’impératrice. A la « maison des morts » il n’y 408


avait pas la Kolyma. Sinon, Dostoievski aurait été frappé de mutisme, de ce même mutisme qui m’avait empêché d’écrire la requête de Zouiev.39 Chalamov nourrit une haine égale envers le tsar rouge, les chefs et les truands des camps. Il a consacré à la peinture des mœurs de la pègre observées sur une période de trois décennies des pages entières de sa correspondance (en particulier de ses lettres à Pasternak et à Soljénitsyne, qu’il jugeait eux aussi mal informés et trop faiblement critiques à l’égard des agissements criminels), de nombreux passages de Vichéra. Antiroman et tout le cycle des Essais sur le monde du crime. Mais les truands interviennent aussi dans les cinq autres livres des Récits de Kolyma. Il estime que Dostoievski n’a pas connu le vrai monde du crime, alors que Tchékhov l’a rencontré à Sakhaline et que Gorki l’a côtoyé dans sa jeunesse vagabonde. Il laisse entendre qu’il existe une continuité entre les forçats de la Russie tsariste et les truands des camps staliniens, avec le chaînon intermédiaire des « voleurs » des années vingt présents dans les œuvres des romanciers Babel, Léonov, Ilf et Pétrov. De ce dernier phénomène témoignait à Vichéra la présence de vieux détenus, surnommés « bagnareux » ou « vétérans », qui avaient trimé sur les chantiers du Baïkal et de l’Amour ou à Sakhaline avant 1917. C’étaient eux, explique Chalamov, qui […], garants des traditions et gardiens de la vraie foi, étaient obligatoirement membres de tous les « tribunaux d’honneur des voleurs. »40 L’essai « Sang de filou » développe la thèse de l’hérédité à côté de la transmission assurée par l’expérience et par le dressage des enfants. Un fils de truand non seulement le devient à son tour, mais à l’âge adulte il entre de plein droit dans l’aristocratie héréditaire que Chalamov appelle aussi la classe dirigeante constituée de truands héréditaires. Et rien n’interdit de penser que la population criminelle des camps du Goulag ait été constituée en partie des petits-fils et arrièrepetits-fils des forçats de Sakhaline ou d’Omsk. La dékoulakisation de 1930-1931, la consécration des assassins et des voleurs comme « socialement proches », la fameuse refonte des années trente, toutes ces mesures de haute stratégie économique et 409


politique ont gonflé de façon inouïe les rangs de la pègre. Dans la société soviétique, en liberté comme en prison, ces hors-la-loi ont tôt fait d’enrôler des adolescents aux abois, des ouvriers brimés, des paysans dépouillés de leurs biens, et de les dévoyer. Chalamov s’oppose violemment à Dostoievski. Ce seraient des malades mentaux et donc, en un certain sens, irresponsables. Il ne fait aucun doute que les truands sont tous des hystériques et des neurasthéniques [...]. Si tous les truands sont des malades mentaux, il faut les enfermer à jamais dans des asiles de fous. Nous, nous pensons que le monde du crime est un univers tout particulier d’hommes qui ne sont plus des êtres humains. Ce monde a toujours existé, et il existe aujourd’hui, corrompant notre jeunesse et l’empoisonnant de son haleine.41 Alors que seule la force physique les fait plier, les truands ont à cœur de feindre la stricte observance d’un simulacre de code moral qui singe les vraies valeurs. Ils s’approprient les symboles les plus nobles, parole d’honneur, ardeur au travail, amour filial pour la mère. Mais aucun ne fait un geste pour cette mère célébrée dans leur folklore La glorification de la mère, c’est du camouflage42. Dans les camps aucun ne travaille. Mais on joue aux cartes les mètres cubes de roc extraits par les politiques, comme on joue leurs haillons et leur vie. On ment, on frime. On fait valoir ses droits à la rééducation, à la médecine, à la collaboration avec les chefs pour frapper les caves. On vit et l’on vit bien de la délation, du chantage, des pots de vin et du racket. La dépravation sexuelle est sans limite. Dans ce domaine […] l’article 35 de sceau infamant était devenu une sorte de médaille.43 De nombreux traits de cette mentalité figurent déjà dans les portraits des forçats d’Omsk : « Dans ce milieu l’état de forçat représentait un titre et même un titre honorable. »44 La loi du silence, la haine et la morgue constituaient une défense collective dans cette « existence de damnés ». * Révolté par la réalité des camps staliniens, l’auteur des Récits de Kolyma tourne son regard vers le présent et vers le futur de son pays. 410


Il affirme, en particulier dans « Sang de filou », que le poison de la pègre est effroyable, que ce poison a envahi la société soviétique, que les voleurs et les criminels, libérés des camps après l’amnistie de 1953 et toujours considérés dans une optique idéologique tenace comme des citoyens à part entière, sont devenus des alliés et les serviteurs du pouvoir politique sous le regard indulgent d’une justice elle-même servile. Incommensurable, inimaginable est le mal qu’ont causé à la société ces longues années de courbettes devant la pègre, l’élément le plus pernicieux de la communauté, qui ne cesse d’empoisonner notre jeunesse de son haleine fétide.45 En observant la société dans laquelle il vit Chalamov est amené à condamner les lettres soviétiques qui donnent d'elle une image mensongère. Il estime que cette littérature déprave la jeunesse. On peut dire que celle-ci, au lieu de stigmatiser les malfaiteurs, a fait l’inverse : elle a préparé un terreau permettant à des germes empoisonnés de croître dans l’âme candide et sans expérience de la jeunesse.46 En 1972 Chalamov tirait ces tristes conclusions et formulait de sombres prophéties : L’homme s’est révélé bien plus mauvais que ne le pensaient les humanistes russes du dix-neuvième et du vingtième siècle. Et pas seulement les Russes, pourquoi se le cacher. C’est précisément de cela que parlent les Récits de Kolyma. Les conditions ? Mais elles peuvent se répéter, lorsque le monde du crime aura contaminé l’ensemble de la société. La température morale étant au plus haut, au régime voulu, l’incendie mondial prendra alors en vingt-quatre heures.47 Chacun constate que les pratiques criminelles sont souveraines dans la Russie contemporaine. Et pas seulement là. En 1994 un ancien procureur général, A. Iliouchenko, donnait l’alerte : « Il s’agit aujourd’hui de savoir qui mettra l’autre à genoux – l’Etat la mafia ou la mafia l’Etat ». Chalamov a montré abondamment la communication existant entre les deux mondes, le libre et le carcéral. L’infection de la pègre corrode la société. Les Essais sur le monde du crime et les Récits de Kolyma dans leur ensemble illustrent l’accomplissement des prophéties contenues dans les Démons. Quelques décennies après Dostoievski Chalamov a 411


annoncé la prolifération du mal aujourd’hui. Il a pénétré dans le vingtet-unième siècle, comme Dostoievski était entré dans le vingtième, tous deux par la force de leur talent. Dans les années soixante l'ancien codétenu et ami de Chalamov Géorgui Démidov composait ses propres récits sur la Kolyma. Leur correspondance reflète un désaccord sur la façon d'aborder la thématique carcérale. Mais ils partageaient cette haute idée de la mission de l'écrivain, formulée par Démidov dans sa lettre du 27 juillet 1965 : « Sans doute, tu voudrais comme moi que la littérature révèle les racines sociales et historiques de l’époque du culte. Le plus compliqué, c’est l’aspect psychologique. Il faudrait être un second Dostoievski pour en venir à bout. Mais Dostoievski lui-même aurait eu besoin de temps et de l’assurance de ne pas être frappé par le sort de Pasternak avant d’avoir mené la tâche à bien. »48 Persécuté pour son Docteur Jivago, Pasternak avait été précocement poussé au tombeau. Pendant les vingt années de sa vie libre Chalamov a su tenir fermement sa position parmi les tempêtes de la misère, de la maladie et de la calomnie. En toute lucidité il a étudié l’impact du stalinisme dans le quotidien et dans la mentalité de ses compatriotes. Démidov, qui acceptait de s’effacer devant le talent de Chalamov, avait pressenti qu'il s’imposerait tôt ou tard comme un « second Dostoievski ». * Dans une lettre à Soljénitsyne Chalamov déplorait la parution de nombreux souvenirs d’anciens zeks qu’il jugeait médiocres et mensongers et qui, après le succès d’Une Journée d’Ivan Dénissovitch et dans l’élan du Dégel, venaient abaisser le niveau du domaine concentrationnaire en littérature. A quoi bon être Tchékhov, Dostoievski, Tolstoï, Pouchkine, à quoi bon se tourmenter pour la « forme d’expression », si le lecteur n’a besoin de rien d’autre que de ces Aldan-Sémionov, Diakov et Chélest.49 Que ce domaine dût être vaste, mieux encore que la littérature des camps dût être fondatrice d’une prose moderne englobant tous les 412


sujets, Chalamov en acquit la conviction dès son retour à l’écriture. Une note des Carnets, sous 1966, est révélatrice : Je n’écris pas sur les camps pas davantage que Saint-Exupéry sur le ciel, ou Melville sur la mer. Le sujet des camps est un sujet tel qu’y trouveraient aisément leur place cent écrivains comme Lev Tolstoï.50 Lui-même ambitionnait d’y figurer parmi les grands. Il ne cessa jamais de se tourmenter pour la forme de sa prose. Il appuya ses recherches sur les découvertes de ses aînés, principalement sur celles de Dostoievski. La réflexion de Chalamov - La vie reproduit les sujets de Shakespeare plus souvent qu’on ne le croit 51 – renvoie au titre du récit « Un morceau de chair » par allusion à la livre de chair du Marchand de Venise. Elle nous renseigne sur la manière dont l'écrivain conçoit les emprunts directs ou dissimulés aux littératures russe et étrangères. On a évoqué More et Dante. Il y a aussi Faulkner, Flaubert, Mérimée, Maupassant, Goethe, Saint-Exupéry, Stendhal, France… Par exemple, la parabole doublée d’une réminiscence littéraire sert de trame au récit « Le procurateur de Judée » […] écrit sur un motif d’Anatole France,52 dans lequel le rôle de Ponce Pilate revient au chirurgien qui n’avait gardé aucun souvenir des moribonds et des cadavres déversés par centaines dans son service après la catastrophe du négrier Kim survenue dix-sept ans auparavant. Les références russes sont légion. Le traitement pouchkinien du sujet dans le genre du récit bref éclate brillamment d’entrée de jeu dans « Sur parole », qui apparaît comme un hommage rendu au plus vénéré des écrivains nationaux. La première phrase On jouait aux cartes chez le palefrenier Naoumov53 renvoie au début de La Dame de pique : « Un jour on jouait aux cartes chez l’officier de cavalerie Naoumov ». Puis le lecteur est frappé par la ressemblance des noms propres : Konogon – le palefrenier – et Konnogvardéets – l’officier de cavalerie –ont la même racine « kon' » (le cheval). Les truands du camp jouent aux cartes comme jouaient les officiers de la garde impériale. « Sur parole » contient une réplique criminelle des mœurs aristocratiques du passé. Un « 58 », dont on a parié les hardes… et la vie, est assassiné à la fin de la partie. Mais l’intention de Pouchkine n’était pas moins accusatrice : le protagoniste, un joueur, se rend coupable de la mort de la vieille comtesse à qui il a voulu arracher le 413


secret de trois cartes gagnantes. Il arrive parfois que la vie des camps staliniens reproduise des sujets de Dostoievski. Dans « Le mollah tatar et l’air pur » Chalamov remarque : Je me souviens de ce mollah intelligent et alerte aujourd’hui, en relisant les Souvenirs de la maison des morts. Le mollah savait ce qu’était « l’air pur ».54 Le récit « Aux bains » est une réplique de la scène des « Etuves » de Dostoievski à la fois par le sujet et par la force expressive. L’épisode de l’Evangile offert au détenu, traité allégoriquement dans le récit « L’incroyant », est à rapprocher d’un fait vécu par le proscrit Dostoievski à qui une inconnue offrit un jour une Bible, seul livre autorisé dans la prison d’Omsk. L’incroyant de Chalamov refuse une Bible tendue par une femme qui fut son professeur de médecine en 1946, parce qu’il ne veut devoir son salut à aucune aide, ni humaine ni divine. L’analogie des situations nourrit la polémique engagée par l’auteur des Récits avec l’auteur de la Maison des morts. En revanche, les zeks sont touchés par la compassion féminine telle que l’exprime l’héroïne de « Première mort », une passante croisée sur le chemin du retour vespéral « à la maison » par un groupe de travailleurs harassés. Elle pointe un doigt vers le soleil déclinant pour dire : C’est pour bientôt les gars. Pour bientôt ! 55 Bientôt le repos, le sommeil. Ce geste rappelle les modestes dons tendus par les femmes des Décembristes retenus en Sibérie en direction des colonnes de forçats traînant leurs boulets. Par le biais d’allusions directes ou indirectes Chalamov fait entrer dans la sphère spirituelle et esthétique de sa prose un Dostoievski qui fut pour lui non seulement un « éveilleur d’idées », mais aussi un maître en écriture. Cependant, l’adhésion de Chalamov aux principes esthétiques de l’auteur des Souvenirs de la maison des morts ne va pas sans certaines réserves. Dans Propos sur ma prose il déclare : Ce n’est pas de la prose documentaire, mais de la prose vécue, un document. Sans les déformations que comportent les Souvenirs de la maison des morts.56 Songe-t-il à l’idéalisation des figures de forçats ? Sans doute. Mais sa critique vise tout autant le fait que Dostoievski délègue la parole à un narrateur imaginaire, noble et instruit comme lui-même 414


mais à la destinée différente. Chalamov précise sa pensée : Mes récits [...] se distinguent des Souvenirs de la maison des morts par un tempérament d’auteur plus marqué, par une objectivité (toute apparente) intentionnelle.57 Dostoievski recourt à des conventions artistiques pour des raisons conjoncturelles (tromper le censeur) autant que philosophiques (donner sa vérité pour générale) et morales (par une pudeur convenue). Cela explique en partie le côté naïf, littéraire, vieilli relevé par Chalamov à la lecture de la Maison des morts. Mais surtout le monde a changé radicalement en quelques décennies et avec lui la littérature. Chalamov estime que […] le vingtième siècle a apporté un bouleversement dans les lettres. On a cessé de croire en elles, et l’écrivain a dû, pour rester écrivain, simuler non plus sur le terrain littéraire, mais dans la vie, avec des mémoires, des récits, en serrant la vie de plus près que n’avait pu le faire Dostoievski dans ses Souvenirs de la maison des morts.58 Il n’en reste pas moins que la composition du volume des Récits de Kolyma et la structure des Souvenirs de la maison des morts relèvent d’une démarche d’auteur comparable dans la recherche d’une forme narrative qui ne soit ni une simple évocation de souvenirs ni un récit structuré. Pour Dostoievski le bagne est un « monde inclassable ». Aussi n’a-t-il pas défini le genre de son livre. Il a adopté une allure sans cesse changeante, où le regard se pose d’abord sur les impressions fortes du premier mois de bagne, puis sur celles de la première année, où sa plume survole les monotones années suivantes, mais s’arrête sur les situations et les phénomènes récurrents comme les fêtes de Noël, le séjour à l’hôpital, la mutinerie, l’évasion… Autant de chapitres en forme d’essais, auxquels répondent chez Chalamov « Aux bains », « Le procureur vert », « Croix-Rouge », etc. Dostoievski est considéré comme l’un des fondateurs de la littérature carcérale. Chalamov s’est appuyé sur la conception originale de son livre pour dépeindre l’univers concentrationnaire de la Russie du vingtième siècle.

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ill. dans Gerd Ruge, Pasternak, 1959

TolstoĂŻ conversant, par le peintre LĂŠonid Pasternak

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ANTITOLSTOIEN

« […] toute notre maison était imprégnée de son esprit. C'était Léon Tolstoï. » Boris Pasternak Venu au monde trois ans avant la disparition de Tolstoï survenue en 1910, Varlam Chalamov ne pouvait pas, comme ce fut le cas pour le tout jeune Boris Pasternak1 en 1894, avoir aperçu dans la maison paternelle l’hôte de marque, le célèbre vieillard à la barbe entière. Mais après sa mort, l’esprit du sage d’Iasnaia Poliana restait présent au sein de la société russe, en province comme dans les capitales. Le père Tikhone partageait la foi des tolstoiens en la régénération morale des individus, qui les rendrait aptes à instaurer de nouvelles relations sociales dans le pays. Il croyait tout particulièrement, on l’a vu, au rôle décisif que jouerait le clergé séculier dans l’éducation des citoyens. Au lendemain de la révolution d’Octobre les zélateurs de Tolstoï propageaient ses idées au cours des fameux débats contradictoires qui concernaient le destin de la Russie, et dans lesquels ils s’opposaient violemment aux partisans du nouveau régime. Le lycéen Chalamov était présent à ces meetings à Vologda, aux côtés du prêtre aveugle. Certes, petit garçon il connaissait le nom de Tolstoï depuis que son père lui avait mis entre les mains l’Alphabet, un manuel d’apprentissage de la lecture composé par le propriétaire d’Iasnaia Poliana pour les enfants de ses serfs. Tikhone Chalamov était un adepte de la pédagogie tolstoienne qu’il jugeait […] la plus moderne, 417


la plus progressiste et la mieux adaptée à l’époque2. Il l’avait appliquée tout le temps de sa mission auprès des Aléoutes. L’auteur de La Quatrième Vologda ironise à propos de cette méthode qui alimentait les propos vaniteux de Tikhone concernant le succès de son éducation, et il moque l’énoncé quotidien des principes paternels. Sa mère, institutrice de formation, lui avait appris à lire très tôt en l’amusant et sans le secours de Tolstoï. Guerre et Paix était le seul roman de Tolstoï à figurer dans la bibliothèque familiale. Varlam le lut. L’école lui donna le goût des grands classiques. Adolescent il mit en dialogue et joua avec un ami les œuvres de Tolstoï, comme celles de Dostoievski et de Shakespeare. Aussi, les jugements tranchés émis plus tard par l’écrivain sur Tolstoï suscitent la perplexité. Il apprécie Anna Karénine, […] l’œuvre qu’il a le moins maîtrisée, qui s’est imposée à lui, et c’est la meilleure, la plus personnelle.3 Mais en général sa critique est sévère: Vous savez, c’est en fait un artiste au sang froid, et j’échangerais n’importe lequel de ses romans contre l’Idiot de Dostoievski. Prenez Résurrection : c’est un roman fabriqué à froid […].4 Chalamov malmenait de la sorte son illustre prédécesseur dans une lettre privée (du 30 mars 1956 à A. Dobrovolski). Il ajoutait : Sans doute, écrire cela n’est pas bien, mais ce n’est pas pour le rabaisser, c’est la vérité.5 Des années plus tard il revenait à la charge auprès d’un autre correspondant en lançant : Tolstoï est un écrivain ordinaire.6 Le nom de Tolstoï vient sous la plume de Chalamov chaque fois qu’il parle de la forme romanesque, un de ses sujets de réflexion favoris. En 1956, après avoir lu le manuscrit du Docteur Jivago, il avait approuvé le choix du genre et son heureuse réalisation. En 1966 il avait applaudi au succès du Premier Cercle : […] une œuvre capitale qui ferait la fierté de n’importe quel écrivain au monde.7 Mais on sait que par la suite les romans de Pasternak et de Soljénitsyne devinrent la cible de ses critiques répétées. Le genre romanesque avait connu son apogée dans les lettres européennes du dix-neuvième siècle. En Russie il avait reçu une forme si originale qu’il était de mise, hors des frontières de celle-ci, de 418


parler du « roman russe » comme d’un genre spécifique. Le lecteur français du début du vingtième siècle, enthousiasmé par les livres traduits de Tourguéniev, Dostoievski, Tolstoï..., pouvait approfondir sa connaissance et sa compréhension des œuvres de ces romanciers en consultant l’essai de Melchior de Voguë Le Roman russe8. L’auteur y soulignait la richesse des idées et la noblesse des sentiments, bref l’humanisme inhérent à cette prose artistique qui séduisait en Occident. L’émergence du grand roman en Russie s’explique en partie par la sociologie. En effet, tandis que certains nobles propriétaires terriens étaient tenaillés par un sentiment de responsabilité et de culpabilité à l'égard de la paysannerie asservie, ceux qui parmi eux avaient le don de l’écriture prenaient la plume pour exprimer par la fiction et le romanesque des idées qui très vite semblèrent constituer une menace pour le régime autocratique, cependant que la censure jugulait la liberté de pensée et d’expression dans la presse. Les romans russes présentaient une thématique et une problématique à caractère social et éthique. Les écrivains réorganisaient la société à leur gré. Ils édifiaient l’avenir de leur pays sur des fondements plus justes. Chalamov considère que Tolstoï s’est trompé en s’écartant de la forme prosaïque pouchkinienne : Léon Tolstoï n’était pas l’héritier de Pouchkine.9 L'écrivain qu'était Tolstoï a rompu avec les traditions littéraires.10 Il déplore que cette rupture avec la brièveté et l’équilibre des œuvres de Pouchkine ait fait prendre une autre voie à la narration artistique dans les lettres russes. Par ailleurs, à la prolixité descriptive — présentation de l’aspect extérieur des personnages, digressions paysagères, caractères montrés dans leur évolution — Chalamov préfère la prose du début du vingtième siècle : J’ai appris auprès de Biély et non de Tolstoï.11 Parmi ses maîtres il compte également Tchékhov, dont les modernistes furent les émules. Il apprécie par dessus tout la réussite des portraits de héros privés de biographie, lorsque l’artiste fixe un moment décisif de leur destinée. On vient de définir la nouvelle. Chalamov tranche : Le roman est mort et aucune force au monde ne pourra ressusciter cette forme littéraire.12 419


Le krach du Docteur Jivago, c’est celui d’un genre. Un genre

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mort.

Il remarque que l’art ne connaît pas le progrès, mais une évolution continuelle allant avec les changements du goût. C’est pourquoi il considère l’essor du roman dans une époque et celui du récit à une autre comme […] des chapitres de l’histoire des lettres russes14. Mais cette succession des genres ne se vérifie pas dans la réalité littéraire du dix-neuvième siècle. Depuis les tout débuts de la littérature classique russe ne coexistait-il pas des formes accomplies à la fois du roman et du récit ? Et il est difficile de croire à la mort du roman au vingtième siècle, même si cette question a fait longtemps l’objet de discussions tant en Russie qu’en Europe. En France, l’influence du surréalisme rénova la forme romanesque et le nouveau roman vit le jour. En Russie, à l’heure où l’on débattait de l’avenir du roman, Soljénitsyne composait le Premier Cercle et le Pavillon des cancéreux. Les faits parlent d’eux-mêmes : les grands romanciers du dixneuvième siècle avaient su jeter des bases solides sur lesquelles furent créés au vingtième de très beaux romans, parmi lesquels figurent le Don paisible de Mikhaïl Cholokhov, Vie et Destin de Vassili Grossman, la Faculté de l’inutile d’Iouri Dombrovski... Certaines assertions de Chalamov, comme par exemple celle-ci : Il nous ennuie, nous ennuie le style de Tolstoï ! 15, sont déconcertantes. En rapprochant les divers éléments d’appréciation qu'il énonce çà et là, on décèle à la fois une forte attirance et une réelle antipathie à l'endroit de Tolstoï. Parce qu’il adhérait à une idéologie (celle des socialistes-révolutionnaires) contraire à la pensée tolstoienne, Chalamov redoutait l’ascendant que pouvaient exercer sur les jeunes esprits des idées incarnées avec un immense talent dans de séduisantes figures romanesques. Le nœud de son opposition à Tolstoï est là : il critique le romancier parce qu’il récuse l’autorité du penseur. * Chalamov donne invariablement un sens péjoratif à l’adjectif « humaniste », lorsqu’il parle de la littérature du siècle écoulé. 420


Les écrivains humanistes russes de la seconde moitié du dixneuvième siècle ont sur la conscience le péché capital qu’est le sang humain versé sous leur drapeau au vingtième siècle.16 Il voit un lien direct entre la littérature et l’histoire, dans le cas présent entre les belles-lettres du dix-neuvième siècle et les calamités qui ont frappé les peuples au vingtième. Il croit en la préparation par les écrivains du terrain pour l’Octobre rouge, pour l’hitlérisme, pour le stalinisme. Pour lui les expressions « idées humanistes » et « préceptes tolstoïens » sont synonymiques. Il est formel : Tous les terroristes étaient des tolstoïens et des végétariens ; tous les fanatiques étaient des disciples des humanistes russes.17 Si l’on transporte la morale tolstoïenne, respectable, admirable, du plan individuel au plan de la nation, alors on peut mesurer le bienfondé de l’opinion énoncée par Chalamov à propos de Tolstoï comme étant le regard d’un penseur moderne qui fut témoin et victime d’un mal social parvenu à un si incroyable paroxysme qu’il ne laisse à personne et à jamais d’illusions, — un regard porté sur un penseur d’une autre époque venu au monde dans un milieu protégé, dont les meilleurs esprits laissaient entrevoir de grandes espérances pour l’avenir de la Russie. Tolstoï avait vécu et œuvré au sein d’une société dominée par la morale chrétienne, alors que Chalamov passa ses années de jeunesse et de maturité dans l’au-delà de l’humain, où étaient violées en permanence les frontières du bien et du mal, et où se perdait jusqu’au sens de ces principes. Le mythe du peuple vertueux qui fonde les utopies sociales russes et qui emportait l’adhésion de Tolstoï, comme celle de Dostoievski, indignait Chalamov, parce que dans les années 19181923 il avait souffert avec sa famille de la […] propension paysanne à la cupidité18. De surcroît, il avait hérité de ses maîtres à penser une attitude profondément suspicieuse à l’égard de la paysannerie. Historiquement cette aversion remontait au désenchantement profond touchant aux vertus populaires qu'avaient éprouvé les Populistes lors de leur « marche au peuple », cette entreprise conduite 421


avec persévérance tout le dernier quart du siècle précédent dans le but d'éclairer la population rurale. Tandis que le sage d’Iasnaia Poliana ne renonçait pas à son rêve de corriger pacifiquement les vices de la société en prenant le peuple pour modèle, certains écrivains de la génération suivante mettaient à mal le mythe stérile. Ainsi Korolenko, ainsi Bounine. A leur suite, Chalamov écrit : Elle vit toujours la Russie profonde, La plus dangereuse des Gorgones, […] 19 On ne s’étonnera pas de ce que dans le texte introductif aux Essais sur le monde du crime (« A propos d’une faute commise par la littérature ») il accuse, à côté de Dostoievski, l’auteur de Résurrection de n’avoir pas lui non plus dépeint avec suffisamment de sérieux et de sévérité voleurs et criminels. Et au sujet du fameux devoir de responsabilité des citoyens instruits devant le peuple il affirme sans détours : Le peuple, si ce concept existe, reste le débiteur de son intelligentsia.20 Il estime que l’utopie paysanne a porté un tort immense à son pays, parce qu’elle […] flattait trop l’homme21. Il en voit les effets durables dans la Russie d'avant la Révolution : une nation saisie d’inertie pendant que montait la criminalité. Et par la suite un groupe d’humanistes fanatiques, qui sincères ou hypocrites avaient promis au peuple le paradis sur terre, a pris la tête du pays et a asservi sans scrupule ce même peuple, si bien que la société actuelle est composée de dupeurs et de dupés. C'est l'analyse faite par Chalamov au milieu du vingtième siècle. Il rejette le principe tolstoïen de la non résistance au mal par la violence, qui se réfère à l'Evangile selon Matthieu(5,6) : « Vous avez entendu ce qui a été dit : "Œil pour œil et dent pour dent". Tandis que moi je vous dis : ne t’oppose pas au méchant. Mais à celui qui te frappe sur la joue droite, tends la gauche. » Le récit « Ration de campagne » fait directement allusion à ce commandement en relation avec la disposition d’esprit d’une équipe de détenus envoyés hors du camp à l'abattage des arbres. Les normes fixées sont irréalisables et impossible la survie avec les misérables 422


rations distribuées d’avance, donc aussitôt épuisées. Nous nous laissions porter par le courant et nous touchions le fond, comme on dit dans le langage des camps. Plus rien ne nous causait d’inquiétude, il nous était facile de vivre livrés à la volonté d’autrui [...]. La paix de l’âme à laquelle nous étions parvenus parce que nos sentiments s’étaient émoussés évoquait pour nous [...] la non résistance au mal de Tolstoï [...]. Nous étions depuis longtemps devenus fatalistes.22 Chalamov compatit à l'inertie qui engendre le fatalisme seulement dans le cas d’une extrême faiblesse physique. Car autrement, l’instinct de conservation dicte à l’homme comme à l’animal un réflexe de défense immédiat. Dans l’essai « Trois jours à la campagne » Tolstoï dénonçait « les agissements « à la Pougatchov » de notre gouvernement actuel, avec l’abomination des violences politiques, des déportations insensées, des prisons, du bagne, des forteresses, des exécutions quotidiennes. »23. Il assimilait tous les dirigeants politiques, dont Nicolas II luimême, à Pougatchov et à ses bandits, en même temps qu’il démythifiait l’idole populaire Emélian Pougatchov. En revanche Chalamov nous présente le cosaque en révolte contre Catherine II comme le symbole de la juste opposition à l’Etat. Dans « Le dernier combat du commandant Pougatchov », on l'a vu, il raconte comment son héros caché dans la tanière d’un ours se remémora son existence virile et ses compagnons, […] les meilleurs, les plus dignes des hommes. Puis il mit le canon de son révolver dans sa bouche et pour la dernière fois de sa vie il fit feu.24 De sa prime jeunesse à sa mort Chalamov résista au mal. C’est notamment la fréquentation passionnée des livres de l’écrivain Boris Savinkov-Ropchine, comme on l’a montré, qui avait tôt et à jamais cristallisé son esprit de révolte. Parmi les hommes éclairés du vingtième siècle il ne fut pas le seul à reconnaître l’autorité de cet apologiste et praticien de l’action violente, non seulement en Russie mais aussi à l’étranger. Il n’est que de mentionner Albert Camus. La vie et les livres de Ropchine ont inspiré à Camus le drame Les Justes, dans lequel il dépeint sous cette appellation des révolutionnaires russes du début du siècle. Le sujet de la pièce et ses personnages principaux sont véridiques. L’intention du dramaturge ne 423


s’arrête pas à la célébration du bon droit et du courage des meurtriers de personnages publics jugés responsables du malheur du peuple (ici le grand-duc Serge, oncle de Nicolas II). Pour lui l’important est de définir les circonstances dans lesquelles il est nécessaire et possible de recourir à la force : on doit en user avec parcimonie et épargner les innocents. En aucun cas la fin ne justifie les moyens. Chalamov et Camus ne se connaissaient pas, mais tous deux avaient lu Savinkov et ils avaient tiré de ses livres des conclusions analogues. La position de Chalamov trouve sa juste expression dans la formule de Camus : « La violence est à la fois inévitable et injustifiable. »25 C’est dans le même esprit que V. Esipov commente la pensée politique de Chalamov en modifiant la parabole biblique : « Œil pour œil, mais pour un seul œil, et pas davantage. »26 Sur la question : Que faire ? Comment vaincre le mal ? Chalamov et Tolstoï ont des points de vue opposés : d’un côté la résistance au mal par la violence (comme chez Savinkov et Camus), de l’autre la non résistance, selon l’Evangile. S’il est permis d’ancrer leur opposition dans l’ensemble des débats qu’avaient lancés les intellectuels et les révolutionnaires russes dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle et qui se poursuivirent au cours des décennies suivantes, alors Tolstoï sera rangé parmi les membres du Partage noir partisans du rapprochement avec le peuple, tandis que Chalamov sera compté au nombre des héritiers de la Volonté du peuple.27 Les divergences qui séparaient ces deux branches nées de la scission du parti Terre et liberté, puis les luttes idéologiques qui enflammèrent les esprits au début du vingtième siècle tant en Russie qu’en Europe ne faisaient que refléter l’antagonisme persistant des positions prises sur la question du mal dans le monde. Ce dilemme resurgit à chaque génération. Aucune des démarches proposées (voie pacifique ou violence) ne donnant satisfaction, le problème ne peut être considéré comme résolu. Mais est-il seulement soluble ? Aussi ne s’étonnera-t-on pas que les positions de Tolstoï et de Chalamov, si différentes au départ, finalement se rejoignent. Avec une force comparable et un égal pouvoir de persuasion les deux écrivains réprouvent le mal venant de l’Etat, un mal institutionnalisé, légalisé et impuni. Il n’est pas surprenant qu’à la fin 424


de sa vie Tolstoï soit passé pour un dangereux opposant et un compagnon de route des révolutionnaires. Son combat contre les injustices se poursuivit longtemps, posthume, à travers ses écrits.28 Que les disciples aient déformé la pensée de leur maître en transformant sa confession sincère en une doctrine figée ne fait aucun doute. Mais la philosophie de Tolstoï vivant et engagé est loin d’être rigide. Elle est au plus haut point complexe et paradoxale. Lorsque Chalamov critique Tolstoï, il oublie qu'avec l’âge l'esprit toujours en éveil du penseur était tiraillé de doutes concernant la justesse de ses convictions et de sa conduite. Il semble méconnaître les particularités des œuvres tardives de l’écrivain qui contiennent un tableau extrêmement sombre de la vie russe sous le règne du dernier empereur. L’auteur de « Trois jours à la campagne » (1910) combat sa propre idée de la non résistance au mal, lorsqu’il fait remarquer que les gens lui écrivent « […] en [lui] opposant l'objection que la seule façon possible et nécessaire de répondre au traitement infligé au peuple par les puissants et les riches, c’est la vengeance, la vengeance et encore la vengeance. »29 Puis, à propos des vagabonds dont le nombre ne cesse de croître il explique : « Ces vandales sont particulièrement effrayants, justement parce que nous manquons d’un principe moral qui les retienne, de l’observance des convenances, du respect de l’opinion publique. Un principe si fortement admis chez les peuples d’Europe. »30 Tolstoï ne dédaigne pas les postulats démocratiques (« le respect de l’opinion publique »). On lit plus loin : « Il y a chez nous soit un sentiment religieux profond, sincère, soit une absence totale de principes modérateurs, quels qu’ils soient. »31 Dans le meilleur des deux cas, le sentiment religieux pourrait-il à lui seul assurer le triomphe de la justice ? Dans son récit « Le divin et l’humain » Tolstoï rend hommage à l’abnégation des pourfendeurs du despotisme. Il sympathise avec son héros porteur du credo « Tuer avant qu’ils ne se ressaisissent. »32 La lecture en parallèle de ce récit de Tolstoï et de « La médaille d’or » de Chalamov fait apparaître non seulement une ressemblance des sujets de ces deux œuvres, mais des prises de position analogues sur les divers moyens de lutter contre le mal. Leurs auteurs montrent à partir d’exemples vivants, qui se 425


rapportent les uns aux années quatre-vingt du dix-neuvième siècle les autres aux premières années du vingtième, les ressorts psychologiques du revirement moral intervenant chez des êtres profondément altruistes, – comment on passe du service du peuple au terrorisme. Tolstoï a choisi pour prototype de son héros un certain Svétlogoub, accusé d’avoir comploté contre Alexandre II et pendu en 1879. Chalamov raconte l’histoire de Natalia Klimova33, un membre du groupe de combat du parti SR, condamnée à la peine capitale en 1906 et qui, après la commutation de celle-ci en réclusion à perpétuité, s’évada du bagne et s’enfuit en Europe où elle continua d’agir aux côtés de Savinkov. A la fin de ses études le héros de Tolstoï se consacre à l’amélioration des conditions de vie de ses serfs, tout comme l’écrivain l’avait fait dans sa jeunesse. Il ouvre une école et un hospice, mais l’hostilité des moujiks et les tracasseries provenant des autorités locales l’incitent à opter pour la violence. Klimova avait traversé une crise analogue, comme l’exposait son père dans la supplique qu’il adressa au président du tribunal en 1906. Chalamov cite partiellement ce témoignage : « Un an et demi plus tôt elle était emballée par l’enseignement de Tolstoï qui professe : « Tu ne tueras point » comme étant le premier des commandements. Durant près de deux ans elle a suivi un régime végétarien et a vécu en simple ouvrière [...] et voilà que soudain elle vient de prendre part à un terrible assassinat. »34 L’auteur donne son opinion sur l’état d’esprit des terroristes en général : L’exigence morale et l’abnégation étaient si grands que les meilleurs parmi les meilleurs, que l’attitude non-violente avait déçus, franchissaient le pas menant du « Tu ne tueras point » au passage à l’acte, et ils empoignaient revolvers, bombes, dynamite. Il termine sur cette note amère : Les bombes ne leur laissaient pas le temps de connaître le désenchantement ; tous les terroristes mouraient jeunes.35 * Tolstoï et Chalamov réussirent à surmonter le dilemme existentiel qui les taraudait grâce à une résistance spirituelle 426


implacable servie par le don de l’écriture. Chacun de mes récits est une gifle au stalinisme36, disait Chalamov en prenant le contre-pied de la parole évangélique. Il ajoutait : La gifle doit être rapide et sonore.37 Tolstoï était habité par « l’esprit d’Avvakum » comme Gorki en fit la remarque au lendemain de sa mort. De l’héritage de l’archiprêtre Chalamov revendiquait la fidélité à un idéal, l'opiniâtreté jusqu’au renoncement de soi et la volonté d'imposer sa vérité par l'exemple personnel. Chalamov s’est détourné avec colère de la ligne du roman tolstoien. Mais il doit peut-être à Tolstoï l'une des facettes de son style. Faisant allusion à la comparaison ressassée par la critique de la phrase ample de Tolstoï avec une pelle en action, il définit ainsi le labeur du prosateur : Avec sa pelle profondément enfoncée dans la terre l’écrivain soulève des couches épaisses de pensées, d’observations.38 « Virtuose de la pelle » en art comme dans la vie, Chalamov parvient à hisser la pesante vérité des camps jusqu’à la conscience de ses lecteurs au moyen des pelletées légères de sa prose incisive alternant parfois avec d’autres, alourdies de périodes véritablement tolstoïennes. Les critiques de fond et de forme énoncées par Chalamov à l'encontre de Tolstoï ne suspendirent pas sur ses lèvres l’hommage qu’il rendit d’un coup aux deux grands romanciers qu’il admirait tout en les combattant. Pasternak, lauréat du prix Nobel traqué dans son propre pays, reçut, on l'a vu, ces paroles de réconfort de la part de Chalamov : Je ne vous ai jamais écrit une chose que j’ai toujours pensée : vous, et vous seul, êtes la conscience de notre époque, ce que Tolstoï était pour son temps.39

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Anton Tchékhov et Léon Tolstoï

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NEVEU DE TCHÉKHOV

Il y a la littérature d’avant Tchékhov et la littérature d’après Tchékhov.1

Après avoir salué en Dostoievski le prophète, l’auteur de Propos sur ma prose continue de dérouler son palmarès et déclare : Certes, Tchékhov est un grand écrivain, mais ce n’est pas un prophète.2 Nulle part Chalamov ne s’attarde sur les idées de Tchékhov. En revanche il souligne à plusieurs reprises la nouveauté de son écriture : Tchékhov a été un grand novateur qui a transformé la littérature de son temps […]. On ne peut le dire réaliste. Impressionniste, symboliste, oui.3 Tolstoï avait remarqué le style bien particulier de Tchékhov comparé à celui de Dostoievski, de Tourguéniev et au sien propre : « une forme personnelle, comme les impressionnistes ». Plus tard Evguéni Zamiatine appliqua le terme d' « impressionisme » à sa prose narrative.4 Le texte d’introduction aux Essais sur le monde du crime déjà mentionné renferme un bref historique de la littérature consacrée à la prison et au bagne considérée sous l’angle de la représentation des criminels. A côté des nombreux écrivains qui ont « paré la pègre d’une auréole romantique » (Hugo, Dostoievski, Tolstoï, Gorki…) Chalamov accueille Tchékhov comme une belle exception. Horrifié [par le monde du crime], il a su y voir le principal accumulateur de cette turpitude, une sorte de réacteur atomique qui produit son propre carburant5 – entendons une charge énorme 429


d’abrutissement et de dépravation. Tchékhov, poursuit Chalamov, a désigné ce monde d’un geste doux, mais ferme6. Et il estime que s’il n’a pas créé d’œuvre littéraire directement inspirée par son voyage à Sakhaline, c’est que son séjour a été trop bref et que […] jusqu’à sa mort il n’a pas eu l’audace d’utiliser ce matériau dans ses œuvres.7 Nous y reviendrons. Chalamov se disait […] l’héritier direct du modernisme de Biély et de Rémizov8. Il se sentait redevable à l’égard des écrivains du premier tiers de son siècle, parce que, pendant son séjour à Moscou de 1924 à 1929, il s’était enthousiasmé pour la vie culturelle de la capitale, encore riche et diverse avant que la censure ne se durcît et ne bridât la création artistique. Par La Quatrième Vologda et les Eclats des années vingt nous savons que le débutant aimait fréquenter les groupes et les cercles littéraires. La fraîcheur des souvenirs de Chalamov sur l’effervescence intellectuelle de cette époque, souvenirs resurgis après vingt ans de déportation, et son souci de faire revivre dans les Eclats écrits au début des années soixante les principes d'écriture d’antan, devenus très tôt et restés depuis lors suspects au pouvoir politique en place, montrent à quel point son esprit était imprégné des règles stylistiques formulées par ses aînés et qui furent les siennes jusquà la fin de sa carrière d'écrivain. Il les jugeait essentielles pour le développement des lettres russes contemporaines au point de tenter de les réhabiliter. Mais c’est en vain qu’il espéra voir ses souvenirs littéraires publiés à la faveur du Dégel. Le nom de Zamiatine, considéré comme l'un des meilleurs prosateurs de la génération précédant celle de Chalamov, n'est pas mentionné dans les Eclats9. Tout porte à penser que travaillant à l’usine et retenu dans la banlieue de Moscou le jeune Chalamov n’avait pas eu l’occasion d’entendre le discours prononcé à la mémoire de Tchékhov en 1925 ni d’assister aux cours sur le métier d’écrivain dispensés par Zamiatine dans la capitale. Il vivait encore à Vologda en 1922, l'année pendant laquelle Zamiatine enseignait la composition littéraire à la Maison des Arts de Saint-Pétersbourg. Ni les textes de ses cours ni le discours sur Tchékhov ne furent publiés en Russie soviétique. 430


Cependant les principes d'écriture de Zamiatine étaient tombés dans l’héritage commun des jeunes écrivains et plus que tout autre il pourrait être à l'origine de la propension de Chalamov à formuler sa propre théorie de la prose dans les nombreux essais qu’il rédigea à l’époque de sa maturité. On peut aussi supposer que le prosateur débutant avait bénéficié de la redécouverte récente de Tchékhov opérée par Zamiatine, qui l’avait présenté à ses élèves comme l’« Adam », le premier homme des lettres modernes et qui avait porté sur lui ce jugement : « Avec Tchékhov l’art de montrer le quotidien a atteint des sommets. »10 Zamiatine avait ressuscité l’œuvre de Tchékhov ensevelie, comme il le disait, « sous les congères » pendant les dix années de la tempête révolutionnaire, – une œuvre dédaignée, presque oubliée. Cette éclipse explique que le nom de Tchékhov soit absent de la liste des classiques tôt lus et relus par le lycéen de Vologda. * Tchékhov avait dépeint la vie russe stagnante à la frontière des deux siècles. Les Frères de Sérapion décrivaient le quotidien postrévolutionnaire dans la Russie bouleversée. Chalamov, lui, montre le quotidien d'une multitude d'êtres humains parvenus à la phase apocalyptique d'une déchéance saisie au cœur de la réalité carcérale. Si Zamiatine et les artistes proches de lui ont été les héritiers directs de Tchékhov, alors Chalamov appartient à la deuxième génération de sa descendance. Succédant à Tchékhov et à Zamiatine (d’après lequel […] « chaque aujourd’hui est un linceul pour hier et un berceau pour demain »11), Chalamov avait un sens aigu de l’innovation comme condition de l’authenticité en art, non moins que comme une nécessité engendrée par le cours de l’histoire. L’art exige un renouvellement constant.12 Il était sensible aux bouleversements esthétiques survenus dans son siècle non seulement en Russie, mais en Europe. Eu égard à sa longue exclusion de la scène littéraire en même temps que du monde des vivants, on est surpris de voir sa réflexion sur la prose contemporaine reprendre en bien des points celle qui occupa notre 431


espace littéraire entre 1920 et 1960 avec le « soupçon »13 porté sur la fiction et sur les genres traditionnels. Chalamov se montre moderne en décrivant le point de départ de l’écriture comme une plongée au tréfonds de la mémoire. Parlant de son genre préféré, le récit bref, il dit avoir réfléchi pendant des années à sa forme, avoir étudié Maupassant et corrigé Babel en épurant la prose de ce dernier des ornements superflus. Il affirme : Je suis le novateur du surlendemain.14 Si l’on rassemble les éléments épars dans les essais et dans les notes de Chalamov sur l’art d’écrire, on obtient ceci : Les Récits de Kolyma ne sont pas des récits en tant que tels, le sujet en est absent, les personnages classiques également.15 Une phrase dense, parcimonieuse, sans métaphores […].16 Un ou deux détails pour saupoudrer le récit, en gros plan. Des détails neufs, jamais vus.17 Le lecteur ne croit plus au détail visant à l’effet. Tout détail ne contenant pas un symbole est superflu dans le tissu de la nouvelle prose.18 Du paysage il faut user avec parcimonie. Lorsqu’un détail du paysage devient symbole, signe — et à cette seule condition — il garde son sens, sa vivacité, sa raison d’être.19 Tchékhov ne professait-il pas déjà : « Nul besoin d’intrigue. Dans la vie il n’y en a pas, tout y est mêlé, le profond et l’insignifiant… »20 Ou encore le fameux : « La brièveté est sœur du talent. »21 Ou : « Les détails, même intéressants, lassent l’attention. »22 « Un seul détail suffit. »23 Et ce conseil : « La nature s’anime, si tu ne dédaignes pas de comparer les phénomènes naturels à des actions humaines. »24 Des exemples choisis dans les œuvres des deux écrivains illustrent aisément les points communs de leurs poétiques. Prenons la page du récit « Débarcadère de l’enfer » qui décrit le rivage sinistre de la mer d’Okhotsk, où furent déchargés, un jour de l’été 1937 plusieurs milliers d'hommes de la cale d’un bateau en provenance de Vladivostok : Une pluie fine, froide tombait d’un ciel uni, blanchâtre, obscur, trouble. Les dômes dénudés, d’un blanc verdâtre, se dressaient juste 432


au-dessus de nous, et dans les cieux qui les séparaient ondulaient des nuages effilochés d’un gris sale. On aurait dit que les lambeaux d’une immense couverture avaient recouvert cette sinistre contrée montagneuse.25 Plus loin, jetée dans la description, une comparaison dit l’effroi des hommes : [...] on apercevait à l’infini l’océan bossu semblable à une bête énorme couchée sur la rive, haletante.26 Dans le récit « En relégation » une angoisse de même nature inspire à Tchékhov une image proche de celle-ci, tandis qu’un groupe de proscrits traverse un fleuve sibérien sur une lourde barque : « […] dans l’obscurité les hommes semblaient juchés sur un animal préhistorique, naviguant vers un pays froid et triste, comme on en voit parfois dans les cauchemars. »27 L’œuvre narrative de Chalamov est comparable à celle de Tchékhov pour la richesse des informations que les deux écrivains apportent sur leurs époques respectives. Toutes deux contiennent une multitude de silhouettes plus ou moins nettement dessinées. Récit après récit, ici et là se construit un univers dans lequel la fiction voisine avec le vécu dans des proportions, certes, inversées. Car la part de l’imaginé n’est pas négligeable chez Chalamov, confondu avec le vécu et l’entendu, tout comme l’élément autobiographique est discrètement présent chez Tchékhov. C’est un regard d’artiste que l’un porte sur la société russe à son déclin, et l’autre sur les plus terribles des camps staliniens. Si le premier observe les faits et gestes d’êtres qui pour la plupart se meuvent en liberté, alors que le second scrute un phénomène de concentration forcée d’êtres humains qui enfreint toutes les règles de la vie sociale, on ne saurait pourtant conclure au contraste tranché entre les deux œuvres : d’un côté une peinture psychologique sensible aux mouvements de l’âme des individus et de l’autre une étude ethnographique, celle de la masse amorphe et anonyme que serait devenue l’humanité « amputée » physiquement, intellectuellement et moralement. On ne saurait adhérer à la « poétique de l’amputation »28, définie par Georges Nivat dans une étude comparative des récits de Tchékhov et de Chalamov. On ne saurait voir du côté de Tchékhov des vivants et du côté de Chalamov des corps sans âme. Malgré son parti pris de froideur (« La subjectivité est une chose terrible […]. Il faut se mettre à écrire seulement lorsqu’on est froid 433


comme la glace. »29), Tchékhov insuffle à sa prose une intense émotion. Chalamov, lui, revendique un haut degré de subjectivité. L’effet de présence30 qui en découle nous bouleverse. La connaissance intime de l’œuvre de Chalamov laisse profondément gravée dans notre esprit une image de l’enfer moderne tellement saisissante, qu’en revenant vers Tchékhov nous sommes portés à accueillir son témoignage d'une autre époque avec notre hypersensibilité nourrie de la noirceur des crimes récemment perpétrés contre l'humanité. * La lecture parallèle des récits de Tchékhov et de Chalamov nous incite également à rapprocher leurs destins. L’affirmation de Chalamov : Pour être l’héritier de Dostoievski, il faut avoir un destin semblable peut s’appliquer en des points moins exceptionnels, mais néanmoins essentiels, aux vies de Tchékhov et de Chalamov. Tous deux enfants rendus malheureux par l’autorité excessive d’un père jugé plus tard tyran domestique, ils se voulaient protecteurs d’une mère aimée, elle aussi dominée. Adolescent, Tchékhov s’appliquait à extirper goutte après goutte son « sang de serf ». Chalamov lui aussi dut s’affranchir, car partout il se sentait à l’étroit. Pour avoir surmonté ce sentiment d’infériorité, l’un et l’autre estimaient posséder une force morale particulière. « Rappelle-toi, écrivait Tchékhov à son frère, qu’il vaut mieux être victime que bourreau. »31 A propos de son héritage spirituel Chalamov remarque : Nous, les plus jeunes des enfants [Sergueï, Natacha et Varlam] étions porteurs des gènes maternels, victimes et non conquérants, dotés d’une liberté supérieure [...].32 On notera encore que l’exercice de la médecine – soins dispensés aux pauvres à Mélikhovo et aux relégués de Sakhaline pour Tchékhov, soins aux détenus de la Kolyma pour Chalamov – développa chez l'un comme chez l'autre une profonde compréhension de l’humain. Enfin, on prendra en compte les souffrances physiques qui 434


durant des années les maintinrent tous deux face à la maladie. Le « mystère » d’un Tchékhov altruiste ou égoïste subsiste. Sophie Laffitte en fait état dans son Tchékhov par lui-même. Chalamov émet une opinion de bon sens, lorsqu’il note : Tchoukovski écrit que d’après les souvenirs de certaines personnes Tchékhov était avare, regardant, et d’après d’autres généreux, dévoué. Mystère fort simple à expliquer. Avare jeune, lorsqu’il fut devenu un écrivain célèbre et tomba malade et que, médecin, il vit sa mort proche, alors il devint généreux.33 On songe à l’enseignement contenu dans un passage de « La salle numéro six », où le héros de Tchékhov, un malade mental, reproche à son médecin de mépriser les souffrances d’autrui : « C’est que j’ai souffert sans répit depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui. Je me considère comme supérieur à vous […] ».34 On voit se dessiner côte à côte les caractères exceptionnels de deux hommes trempés par les épreuves et qui pour sauvegarder leur équilibre ne voulurent recourir à aucun soutien, ni foi religieuse, ni doctrine philosophique. La solitude fut leur lot. Dans sa lettre à Alekseï Souvorine du 8 avril 1889 Tchékhov s’imaginait vivant encore quarante ans, « […] et pendant ce temps lire, lire et lire, et apprendre à écrire avec talent [...]. »35 Est-il possible d'imaginer l’évolution de l’art de Tchékhov à travers le terrible « temps des troubles », guerres et révolutions, jusqu’en 1929 (juste quarante ans !), année de la première arrestation de Chalamov ? S’il avait été contemporain de plume de Zamiatine, de Pilniak, de Platonov, que lui aurait inspiré la barbarie présente dans la nouvelle Russie ? Il aurait à coup sûr éprouvé une immense déception en voyant au-delà de toute mesure trahie sa belle confiance en l’œuvre raisonnable des hommes de l’avenir, lui qui se montrait optimiste dans ses Notes de Sibérie : « Je suis profondément convaincu que dans cinquante ou cent ans on regardera les châtiments corporels et les condamnations à perpétuité avec autant d’étonnement et de gêne que nous en ressentons aujourd’hui en évoquant le fait d’arracher une narine ou de couper un doigt de la main gauche. »36 Comme le pensait Chalamov, Dostoievski a eu raison dans ses prophéties apocalyptiques à la fois contre Tolstoï et contre Tchékhov. Sous Staline Tchékhov, le scrupuleux Tchékhov se serait probablement 435


attaché à décrire (pour le tiroir ?) la réalité inimaginable qu’il n’avait pas su ou n’avait pas voulu envisager pour le futur de son pays. Aujourd’hui son nom figurerait peut-être dans la liste des écrivains victimes de la répression. * On peut dire que Tchékhov et Chalamov se sont rencontrés dans l’espace et dans le temps de leurs œuvres en brossant le tableau de la province russe du début du vingtième siècle, le premier dans ses récits tardifs, le second dans les pages consacrées à sa ville natale. L’ensemble des habitants de Vologda apparaît comme frappé de funestes tares : Vologda était une ville paisible dans laquelle la rivière coulait comme vers l’amont à une certaine période de l’année ; où la source de distraction préférée des citadins était la chasse à l’écureuil, qui rassemblait une foule dense de criminels de tous âges et de toutes conditions.37 Dans le récit « L’Ecureuil » l’auteur se souvient, en effet, du petit animal qui, s’étant aventuré dans la cité, avait été lapidé à mort par la foule. Et de renchérir sur l’ignorance et la cruauté de la population : La ville comptait deux distractions. D’abord les incendies [...]. C’était une leçon de courage générale : tous ceux qui pouvaient marcher emmenaient les enfants et, ne laissant à la maison que les aveugles et les paralytiques, allaient à l’incendie. Le deuxième spectacle populaire, c’était la chasse à l’écureuil, une distraction classique des citadins [...]. La troisième distraction, ce fut la révolution : on tua des bourgeois en ville, on fusilla des otages, on creusa des fosses, on distribua des fusils et on envoya de jeunes soldats à la mort.38 Ce troisième jeu populaire découlait naturellement des deux premiers, traditionnels ! La forte impression de bêtise et de veulerie reçue par l’enfant au contact de la foule dans sa ville natale n’a pas été effacée ni infirmée plus tard par les terribles épreuves de l'âge adulte. Une vision accablante et obsédante de la Russie envahit 436


littéralement presque tous les récits tardifs de Tchékhov, qui parfois s’indigne : « Une ville de boutiquiers, de cabaretiers, de grattepapiers, de popes, une ville stupide, inutile, que personne ne regretterait, si soudain elle s’enfonçait sous terre. »39 (« Ma vie ») ou bien se désole : « Regardez donc la vie : insolence et oisiveté des forts, ignorance et bestialité des faibles ; rien qu’une misère intolérable, étouffante ; rien que dégénérescence, ivrognerie, hypocrisie, éternel mensonge… »40 (« Groseille à maquereau ») On a vu comment dans la prose de Chalamov au pôle réaliste fait pendant le pôle poétique, témoin d’une poignante sollicitude de la nature envers les créatures innocentes, animaux victimes de la méchanceté humaine et hommes torturés par leurs semblables. La sublimation du paysage, ayant pour fonction de célébrer le mort privé de sépulture et de restituer son prix à la vie, était discrètement présente chez Tchékhov. Dans le récit « Goussiev » il décrivait comme suit la plongée du cadavre d’un malheureux soldat mort sur un navire et jeté à la mer : « L’écume le recouvre, un instant il est emmitouflé de dentelle tandis que là-haut pendant ce temps, du côté du soleil couchant s’amassent des nuages, l’un d’eux semblable à un arc de triomphe, un autre à un lion, un autre à des ciseaux. »41 Puis le ciel, le soleil et les nuages chantent en beauté le disparu dans les flots : « Le ciel prend la couleur tendre du lilas. Sous ce ciel enchanteur l’océan d’abord se renfrogne, mais bientôt il prend des teintes caressantes, joyeuses et passionnées qui n’ont guère de nom dans la langue des hommes. »42 Le traitement particulier du thème de la nature, présentée par Tchékhov comme un principe de beauté et de bonté, est peut-être un élément précurseur du réalisme poétique des Récits de Kolyma. La prose de Chalamov est presque entièrement consacrée à l’expérience concentrationnaire ; peu de pages concernent la vie libre. A l’opposé, Tchékhov a rapporté de sa visite du bagne de Sakhaline qui l’avait pourtant fortement marqué de la matière pour seulement quatre récits – « Les Paysannes », « En relégation », « Un crime », « Goussiev », dans lesquels du reste l’action ne se situe pas au bagne, mis à part l’épilogue d’« Un crime ». 437


Sa réticence à faire partager de pénibles impressions s’explique par une sorte d’inhibition, car ce qu’il a selon ses propres mots cherché à « voir à tout prix et étudier », un être humain ne devrait pas le voir (dixit Chalamov) afin de ne pas mettre en danger son équilibre moral. En outre, Tchékhov « […] n’a pas voulu exploiter les réminiscences atroces de la misère humaine à des fins littéraires. »43 (S. Lazarus). Chalamov ne pouvait qu'approuver cette attitude, qui luimême avait hésité à raconter, considérant qu’ […] il y a une profonde fausseté dans le fait que les souffrances humaines soient faites objet de l'art.44 Il a pourtant décrit la vie des camps en détail, et en définitive il estime que Tchékhov a manqué de courage. Bien au contraire, Tchékhov s’est montré héroïque en se rendant à Sakhaline déjà affaibli par la tuberculose, et courageux en publiant un livre dérangeant. Quant à l’engagement de l’artiste, il est étroitement lié à l’époque. Il se manifeste différemment à un demisiècle de distance, de Tchékhov à Chalamov. Enfin, on peut expliquer autrement la retenue observée par Tchékhov dans l’évocation du bagne de Sakhaline. Si forte fût l’épouvante inspirée par les châtiments corporels, les exécutions, la misère et la dépravation générales rencontrés au cours de son long séjour dans ces lieux sinistres, Tchékhov n’avait sans doute rien trouvé d’intrinsèquement nouveau par rapport à ce qu’il peignait de la société russe depuis des années. L’asservissement, il l’observait partout. Que montre-t-il dans « Envie de dormir » ou « Dans la combe », sinon des situations génératrices de meurtre et de bannissement à perpétuité ? Qu’il n’y avait pas de solution de continuité dans la géographie comme dans la réalité vécue par le peuple russe entre Sakhaline et la Russie, Tchékhov l'avait vérifié sur place. Chalamov fait le même constat dans la Russie moderne. A son retour de Sakhaline Tchékhov jugea bon de parfaire le tableau de la société de son temps avec quelques touches manquantes dans les quatre récits consacrés aux laissés-pour-compte de la monarchie. * 438


En réalité dans ses dernières œuvres, quel qu’en soit le sujet, Tchékhov nous fait percevoir son pays comme un lieu d’enfermement et ses compatriotes comme des prisonniers, grâce à l’étroite analogie qu’il établit entre la prison et l’hôpital psychiatrique (« la petite Bastille » de la « Salle numéro six ») ou entre la relégation et le service militaire (en Sibérie pour Goussiev, en Pologne pour un personnage des « Paysannes ») dont on revient tuberculeux, mourant. La terre natale n’est plus qu’une vision onirique nostalgique et désespérée dans la mémoire des bannis. Chalamov estime que devant le spectacle du bagne […] Tchékhov ne pouvait que joindre les mains, sourire tristement et désigner ce monde d’un geste doux, mais ferme45. L’élégante prose de Tchékhov auréolée de douceur et d’ironie est en vérité fort éloignée de celle, rugueuse, des Récits. Dans « Propos sur ma prose » Chalamov se défend de toute imitation et dit avoir lutté autrefois contre les influences littéraires. Il reste que la lecture parallèle des récits de Tchékhov et de Chalamov fait apparaître une filiation certaine. Enfin, si la création de l’aîné nous dispose à apprécier celle du cadet, dans une certaine mesure l’inverse se vérifie. La vision pessimiste de Chalamov épaissit à nos yeux les ombres du tableau déjà obscur de la Russie tchékhovienne.

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CONTRADICTIONS, REDITES ET DIGRESSIONS

Dans l’article intitulé « La notion de construction » (1925) Iouri Tynianov cite un extrait des Conversations de Goethe avec Eckermann, un texte bien connu de Chalamov, on l'a vu. Goethe écrit à propos de « la dualité du fait chez Shakespeare » : « Lady Macbeth dit une fois : « J’ai allaité mes enfants » et plus tard nous apprenons qu’elle n’a pas d’enfants. Pour Shakespeare ce qui importe c’est la force de chacune de ces apostrophes. Il faut parfois se garder d’analyser le coup de pinceau du peintre ou la parole du poète avec trop de minutie et d’exactitude. Le poète fait dire chaque fois à ses personnages ce qui est convenable, juste et bon à tel moment, sans se mettre martel en tête et sans se demander si telles paroles peuvent sembler en contradiction avec telles autres. »1 Ainsi l’œuvre d’art peut-elle contenir sans dommage pour elle des affirmations contradictoires, car il ne s’agit ici ni du caractère de Lady Macbeth (goût du mensonge, démence…) ni d’une négligence de l’auteur. Shakespeare a recherché un ou plusieurs effets dramatiques. Un autre formaliste russe, Victor Chklovski, analyse « l’architecture en gradins »2 de l’œuvre littéraire. Comme éléments de l’édifice il mentionne la répétition avec ses variantes : rime, tautologie, parallélisme tautologique, parallélisme psychologique, retardement, etc. Les observations de Chklovski, de Tynianov et de Goethe suggèrent que la redite, la contradiction et la digression sont des faits courants de l’écriture littéraire et que toutes trois relèvent du droit de l’écrivain d’y recourir sans réserve. Ayant rappelé les remarques de Goethe sur Shakespeare et ayant 440


constaté qu’ « […] il n’y a pas de héros littéraires statiques, il n’y a que des héros dynamiques », Tynianov remarque que ceux-ci entrent nécessairement dans une œuvre de même nature : « L’unité de l’œuvre […] est une intégralité dynamique » et « la forme de l’œuvre d’art doit être sentie comme une forme dynamique ».3 On conçoit aisément, en effet, qu’une œuvre composée dans la durée du vécu et du ressenti de l’écrivain laisse s’inscrire en elle les variations de sa pensée, de ses émotions successives et de ses choix artistiques ponctuels. Parmi d’autres manifestations ces fluctuations prennent l’apparence de contradictions, de redites ou de digressions. L’acte de lecture se déroule lui aussi également dans le temps, de sorte que grâce à ces différents procédés nous ressentons le dynamisme insufflé à l’ensemble de l’œuvre. Les réflexions de ces initiateurs de la critique et des théories littéraires modernes que furent les formalistes russes vinrent en leur temps justifier la tendance spontanée que l’on remarque chez les artistes de toutes les époques à enfreindre les règles de la logique (par la contradiction) et de la chronologie (par la redite et la digression). Chalamov lui-même a revendiqué le droit de ne pas « se mettre martel en tête ». Lorsque le poète Guennadi Aïgui, grand admirateur des Récits de Kolyma, fit remarquer à leur auteur certaines « menues imperfections », telle la répétition d’une même phrase dans deux ou plusieurs récits ou la substitution dans un même texte de la première à la troisième personne et vice-versa, et qu'il lui proposa de relire l’ensemble afin d’éliminer ces négligences, sa réponse fut catégorique et significative : Peu m’importe. Ce sont des vétilles. On comprendra plus tard.4 Chalamov refusait en bloc les critiques : Toutes les redites, tous les lapsus que m’ont reprochés les lecteurs ne sont le fait ni du hasard ni de la précipitation.5 Parmi les composantes de sa poétique prédomine la disposition du matériau, à laquelle participent amplement, comme on le verra, redite, contradiction et digression. La fréquence de ces figures de style facilement repérables et analysables nous aide à pénétrer dans ce qu’il est convenu d’appeler le laboratoire de l’écrivain. * 441


De nombreuses contradictions « dynamisent » la prose de Chalamov. Trois seront retenues, deux de caractère philosophique, la troisième appartenant au registre psychologique. Exprimée en termes d’oxymore, la première donnerait « l’athée croyant », la seconde « l’indifférente amitié ». La dernière, à propos du père de l’écrivain, « le progressiste réactionnaire ». Chalamov affiche en maintes occasions un farouche athéisme. En conclusion de ses souvenirs d’enfance il déclare avec force : La foi en Dieu, je l’ai perdue il y a longtemps, à l’âge de six ans […]. Et je suis fier de ce que depuis l’âge de six ans et jusqu’à soixante ans je n’ai pas recouru à son aide [de Dieu] ni à Vologda, ni à Moscou, ni dans le Grand-Nord.6 Plus haut dans ce texte il se revoit adolescent révolté jetant mentalement son incroyance sûre d’elle à la face de son père : Tu croyais en Dieu, moi je ne croirai pas ; depuis longtemps je ne crois plus et jamais je n’apprendrai à le faire.7 Ce serment de jeunesse fut tenu comme le montre le constat fait par l’auteur de La Quatrième Vologda au déclin de sa vie. En 1967 Chalamov affirmait son agnosticisme dans la réponse irritée adressée à la pianiste Maria Ioudina, une orthodoxe convaincue qui dans une lettre enthousiaste avait mêlé l’exaltation religieuse à son appréciation du recueil de vers Route et destinée récemment paru. La riposte était nette : Je n’ai jamais cru ni en Dieu ni dans le Christ. J’étais même gêné de converser avec des croyants sur ce thème architransparent, archi-clair.8 Enfin, une ultime profession de foi figure dans un poème de la vieillesse (1980) : Je suis un sans-Dieu à la manière de Lermontov.9 Aussi s’étonne-t-on de voir se manifester dans d’autres textes une authentique préoccupation religieuse. En 1954 Chalamov faisait cette réflexion dans une lettre à Pasternak : Comment quelqu'un peut-il écrire un roman sur le passé sans avoir clarifier ses relations avec le Christ ? 10 Son questionnement s’appuyait sur une expérience vécue au camp, qu’il raconta plus tard dans le très beau récit « Jour de repos » déjà cité. En pleine forêt le spectacle d’un service religieux solitaire, plus exactement d’une prière solennellement prononcée par un prêtre détenu, paré d’un chiffon scintillant de givre en guise d’étole, lui avait 442


fait toucher la réalité de la foi. Mais ému par ce spectacle, il ne s’était pas senti concerné. Si ce dernier recours pour Zamiatine était la liturgie de saint Jean Chrysostome, moi, mon ultime recours salvateur, c’étaient les vers, mes vers préférés écrits par d’autres [...].11 D’autres exemples de piété profonde et la conduite généralement admirable des baptistes qu’il avait côtoyés dans les camps avaient fait naître en Chalamov le trouble et l’interrogation. Son rapport positif à la figure du Christ est indiqué dans la lettre à Pasternak par cette remarque : […] Léon Tolstoï avait bien compris que tout mène au Christ.12 Krist est le nom de l’un des doubles de l’auteur des Récits. Quant à Dieu, dont l’existence est niée si vigoureusement, on peut croire que son nom prononcé par le « je » de l'auteur n'est pas une invocation de pure forme, mais qu’il est une présence révélée dans certaines circonstances, comme devant le spectacle infernal des corps gelés roulant sur la pente décrit dans « Prêt-bail ». Alors seulement je vis et je compris ce dont il s’agissait. Je remerciai Dieu qu’il m’ait donné le temps et la force de voir tout cela.13 Si tant est que se montre l’âme d’autrui (« ténèbres », disait Tchékhov), on pourra définir l’attitude générale de Chalamov sur le plan religieux comme une tentation refusée de la foi. Tentation, parce qu’il est poète. Que pour lui poésie et foi s’épanouissent dans une spiritualité de même nature, cela ressort de l’émotion éprouvée devant le semblant d’office dans la taïga. Malgré la dissociation de la liturgie et de la poésie nettement affirmée ici, prêtre et poète communient ensemble, chacun selon son cœur. Issu d'une lignée ecclésiastique, Chalamov connaissait cet algèbre de l'âme où se fondent foi et poésie. On verra associés par deux fois dans les Récits la poésie d’Aleksandr Blok et les Evangiles. Chalamov connaissait depuis l'enfance les textes sacrés. A une certaine époque, écrit-il, je lisais souvent les textes liturgiques, ceux des offices de Pâques et de la Semaine Sainte, et j'ai toujours été bouleversé par leur force, leur profondeur et leur valeur artistique.14 La séduction de la foi semble avoir agi au moment du retour à la liberté, à la vie et à la poésie. Mais Chalamov a plus d'une raison de repousser la tentation. La 443


première, qui nous est suggérée par l’adoration qu'il voue à la Poésie, semble être l’impossibilité de servir deux divinités. Il ne cesse de chanter l’origine terrestre, matérielle et charnelle de la poésie à l’instar des poètes acméistes, ses maîtres. Une autre découle de la fière résolution prise à l’adolescence de guider lui-même son destin. Enfin, et c’est aussi l’effet de son orgueil, mais plus encore de son attachement à la liberté, Chalamov s’insurge contre tout prosélytisme : […] une entreprise grossière, naïve, semblable à une tentative d’ouvrir avec effraction les secrets de mon âme.15 (lettre à Ioudina) A propos de la foi chez Chalamov on peut dire que deux pôles se dégagent : l'attirance vers la religion et un athéisme affiché. Le vécu le renvoie de l’un à l’autre. Aucun ne peut être dit premier en date dans sa biographie. Partout et toujours on retrouve le dualisme des affirmations contraires. « La parole est dite et elle est absolue », cet aphorisme d'Andreï Siniavski caractérise bien le mode de pensée tout autant que les déclarations de Chalamov sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres. Sa parole est toujours absolue, tantôt dans le oui, tantôt dans le non. Deux récits mettent en scène la position de Chalamov en matière de croyance. L’un, « Les cours », relève de l’essai et de la narration autobiographique et le second, « L’incroyant », tient de la nouvelle. Les deux narrations sont liées par le principe de la redite. Ici et là l'auteur évoque les relations que le détenu en cours de formation médicale avait entretenues avec l’un de ses professeurs, une femme médecin éprouvée par la guerre (la perte de son mari et de ses enfants) et par la détention, une femme intransigeante dont l’épisode raconté ici révèle l’intolérance. Le bref passage du long essai consacré à cette histoire montre comment le médecin, qui avait d'abord prêté à son stagiaire qu’elle avait distingué un recueil de poésies de Blok, un peu plus tard met presque de force entre les mains de celui-ci un Evangile. Au bout de quelques jours je lui ai rapporté le livre, ainsi est conclu l’épisode, avec cette remarque : L’absence de religion dans laquelle j’avais passé toute ma vie consciente n’avait pas fait de moi un chrétien.16 At-il seulement ouvert le livre ? Les vers de Blok l’ont tellement plus touché ! 444


Dans l’autre version, romancée, dramatisée, le héros esquisse un geste de résistance à l’instant où lui est tendu le volume de l’Evangile et il déclare : Je n’ai pas de sentiment religieux, Nina Sémionovna. Suit un échange de répliques. Nina Sémionovna est indignée : Comment ? Vous qui avez vécu cent vies, vous le ressuscité, vous n’avez pas de sentiment religieux ? Vous n’avez pas vu assez de tragédies ? Alors l’esprit épuisé du zek accouche d’une interrogation dont la justesse le surprend lui-même : Est-ce qu’il n’y a pas d’autre conclusion à tirer des tragédies humaines ?17 Il a choisi la lutte solitaire. La sanction pour incroyance frappe immédiatement : l’affamé sera privé du repas amélioré réservé aux stagiaires. Après l'entretien l’économe lui explique : Vous n’êtes pas encore converti. Ici, pas de dîner pour les gens comme vous.18 Boutade ou privation effective ? Si l’on ajoute le rapprochement symbolique présent dans les deux textes d’un recueil de vers de Blok et d'un Evangile, placés successivement par la même personne dans les mains du narrateur ; si l’on prête attention à la ressemblance des volumes, même format, même reliure ; si l’on se souvient de l’estime inspirée à Chalamov par l’abnégation de ce médecin, on retrouve ici toutes les harmoniques du thème foi-athéisme relevées dans les textes autobiographiques. L’écriture paradoxale focalise l’attention du lecteur sur deux prises de conscience antinomiques, enjeux d’un débat intime non dévoilé. * Les conditions de la détention tuent l'amitié. Chalamov en a fait l'expérience : Dans des conditions de vie pénibles aucune amitié ne peut naître.19 L'amitié ne peut se nouer dans la faim, le froid et le manque de sommeil […].20 Au-delà du bien et du mal on devient indifférent à autrui.21 Et : L’homme ne vit que grâce à sa faculté d'oubli. La mémoire est toujours prête à oublier le mauvais pour se rappeler uniquement le bien.22 445


Aussi le détenu ne s’attache-t-il pas à ses compagnons d’infortune. L'altruisme vient buter tôt ou tard sur l’instinct de survie de chacun. A un certain degré de dénuement on cesse de partager. Mieux, on vole l’autre, comme le personnage du court récit « Le pain d’autrui » qui succombe à la tentation d’entamer (oh ! de quelques miettes) la ration de pain qu’un camarade lui a laissée en garde. Une lecture superficielle de l’épilogue (Je détachai et suçai les miettes de pain. Et je m’endormis, fier de ne pas avoir volé le pain de mon camarade.23) peut masquer l’auto-dérision et faire interpréter à contresens la leçon du récit. Pour l'auteur le vol est manifeste. Or, en même temps qu’il constate la disparition de l’amitié au camp, Chalamov en donne de beaux exemples. On lit dans « L’apôtre Paul » : De ce temps-là nous devînmes encore plus amis24. Combien de cas de générosité et de délicatesse il évoque ! Ainsi, dans « Dominos » la sollicitude du médecin détenu qui l’a soigné et plus tard recommandé pour la formation médicale. Ainsi, dans « Oraison funèbre » les nombreuses marques de compassion reçues de compagnons disparus. Des amitiés lui ont été offertes ; il a éprouvé pour d’autres ce sentiment. Mais il a fait aussi l’expérience du refroidissement du cœur et du désintérêt pour autrui. Son obstination à nier la possibilité de réactions altruistes chez le détenu des camps a contribué, avec d’autres prises de position tranchées, à fonder sa réputation de pessimisme. On lui a opposé l’attitude de Soljénitsyne soucieux de trier le bon grain de l’ivraie dans le comportement des individus opprimés. Au prix d’une flagrante contradiction Chalamov conteste les petites victoires humaines dont sa plume rend compte par ailleurs. C’est un effet de son intransigeance. L’amitié est morte à la Kolyma, comme Dieu est mort. Aucune expérience positive ne peut rien prouver contre ces vérités. Laisser croire à l’épanouissement possible du sentiment religieux ou de l’amitié serait adoucir mensongèrement la vision de l’univers concentrationnaire, et par là inviter à l’accepter. Or, Chalamov le rejette globalement et nous apprend à le rejeter. Il ne se prête pas au jeu dialectique de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse – noir, blanc, gris. Il donne le noir, le blanc, jamais le gris. La synthèse dans le discours est une fermeture, une façon de 446


classer un problème, alors que Chalamov cherche par tous les moyens à maintenir béante, à l’écart de l’oubli cicatrisant, la plaie qu’est l’inhumain en son siècle. D’abord dérouté, le lecteur adhère bientôt au constat négatif de l'auteur. L’écrivain ne laisse aucune marge d’incertitude dans laquelle le lecteur pourrait placer sa réflexion personnelle. A la différence de l’auteur de L’Archipel du Goulag qui de loin en loin feint d’engager un dialogue avec ses lecteurs, prévient et déjoue leurs réactions, provoque, dissuade et convainc, Chalamov fait table rase en nous et nous instille ses vérités. Les faits d’amitié et d’inimitié rapportés de récit en récit font partie de ces pulsations de la vie sur le fond de la morne éternité carcérale. * Dans La Quatrième Vologda la personnalité du père, un nœud de contradictions, contraste vivement avec l’harmonieuse image de la mère. A elle vont tout l’amour et toute la compassion. Le père est critiqué avec une véhémence qu’une longue vie marquée d’épreuves n’a pas atténuée, mais au contraire exacerbée. On l’a vu, Chalamov présente Tikhone Nikolaiévitch à la fois comme un homme aux idées progressistes mises en œuvre dans son action sociale et comme un tyran domestique, un être à la fois doué et borné, mais surtout préoccupé de son image. Sa première apparition dans le livre se fait sans crier gare, aux côtés du tsar Ivan IV dans cette petite phrase incongrue qui vient interrompre l’histoire de Vologda placée en prélude aux souvenirs d’enfance : Ni mon père ni Ivan le Terrible n’étaient superstitieux. Simplement ils sacrifiaient à la publicity.25 La vanité, motif attaché au père, est annoncée dès l’ouverture de l’œuvre. Ensuite campée sur le devant de la scène, la figure paternelle ne la quittera plus pendant deux cents pages, quels que soient les sujets abordés. On a à nouveau deux volets, l’un noir, l’autre blanc. Le noir l’emporte. Mais le livre refermé, encore une fois privés de commentaires et de conclusions, ayant à l’esprit les multiples notations disséminées et les jugements lapidaires et contradictoires, nous gardons en mémoire le portrait plein de vie d'une personnalité 447


exceptionnelle. Chalamov a écrit sur l’art du portraitiste : 1

Le portrait est débat, discussion, Non pas plainte, mais dialogue. Combat entre deux vérités différentes, Lutte du pinceau ou de la plume.26

Le portrait littéraire classique est absent des Récits de Kolyma qui foisonnent de héros dépourvus de passé comme de traits physiques et moraux nettement dessinés, selon la loi du genre choisi par l’auteur. Portraitiste, Chalamov l’a été seulement pour son père. Les appréciations contrastées, ainsi que les innombrables redites et digressions le concernant, relèvent, comme on l’a vu, d’un rapport proprement psychanalytique. Ce portrait nous informe tout autant sur l’auteur, qui en observant son père indirectement se dévoile. La structure de La Quatrième Vologda est moins esthétique que révélatrice et significative. L'usage de la contradiction, de la redite et de la digression qui est parfaitement maîtrisé dans les Récits de Kolyma, est ici exagéré, en quelque sorte déréglé. Cette disharmonie de nature obsessionnelle favorise l’aveu total. * *

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L’auteur d’Une voix dans le chœur, ce livre composé de lettres adressées par Andreï Siniavski à sa femme depuis son lieu d’internement, s’interrompt soudain pour remarquer : « Je me répète et je rabâche » et pour expliquer qu’ « […] un texte ne peut être ni une surface immobile ni un ruban se déroulant dans une seule direction [...]. Il est plus proche des cercles à la surface de l’eau. »27 Chalamov a conçu comme un tout le recueil des quelque cent trente Récits de Kolyma. Néanmoins chaque texte a ses limites propres et peut se lire séparément. Aussi l’auteur se répète-t-il fréquemment de l’un à l’autre au lieu de renvoyer à tel ou tel développement précédent. Il emploie fort peu les formules usuelles « comme je l’ai déjà raconté », « comme je l’ai déjà dit ». A cette motivation pour ainsi dire technique de la répétition s’en 448


ajoutent plusieurs autres d’ordre esthétique. Relatant inlassablement le vu, l’entendu et le vécu au pays de l’étrange nation zek l'écrivain ethnographe saisit chaque occasion de fixer les moindres détails de son mode de vie. Mais le poète aussi se plaît à noter et noter encore les changements survenus au rythme des heures et des saisons dans une nature impressionnante. Enfin, le chroniqueur inscrit jour après jour les menus incidents d’une existence mortellement vide et en même temps pleine de dangers, comme autant de signes du destin de chacun. Chalamov s’attache à montrer les particularités de la vie quotidienne des détenus, comme par exemple les mœurs des truands ou la façon des zeks de laper la soupe sans cuillère. Il recourt le plus souvent à des redites courtes et volontiers textuelles. La littéralité tellement frappante de certaines reprises, par exemple la description répétitive, presque mot pour mot, des chaussures de fortune appelées « bourki », donne à penser qu’au cours de la détention nombre de faits s’étaient imprimés dans la mémoire de l’écrivain sous une forme unique et qu’ils furent par la suite couchés tels quels sur le papier. Ces passages invariables du livre pourraient être les traces et les marques d’un processus de composition mentale. Créer dans ces conditions, c’est nécessairement être concis. C’est également, en rendant malaisées les modifications ultérieures du texte déjà fixé dans l’esprit, éliminer par avance les variations de l’expression écrite. C’est donc favoriser les répétitions littérales dans l’œuvre à venir. D’autres redites moins textuelles et plus amples touchent au souvenir obsédant d’épisodes particulièrement malheureux qui ont jalonné les années de détention. Alors les faits sont évoqués à deux, trois reprises ou davantage, s’ils renferment plusieurs significations que l’auteur a choisi d’éclairer tour à tour. Ce procédé est illustré brillamment par l’histoire, plus exactement par les histoires de l’écharpe perdue. Une écharpe ou toute pièce de tissu en tenant lieu était non seulement un élément prisé de la tenue du zek (la plupart n’en avait pas) qui protégeait contre les attaques du gel le cou et le visage, mais elle servait aussi de sangle pour porter les charges et d’arme pour se défendre. Les dernières photos de Chalamov le montrent dans la chambrette de l’hospice le cou ceint d’une serviette de toilette. L’écharpe était chère au détenu comme un symbole de la vie libre, elle 449


est chère au vieil homme à nouveau reclus comme un vestige de la partie cruciale de son existence. Dans les Récits la perte de l’écharpe survient à un moment terrible, lorsque, au lieu d’être libéré (en 1942), le narrateur est maintenu en détention « jusqu’à la fin de la guerre » et est placé un temps dans la zone spéciale des mines d’or de Djelgala. Peu après son arrivée l’écharpe que lui avait offerte un officier de santé à sa dernière sortie de l’hôpital Bélitchia lui est dérobée par un truand. Les récits « L’amour du capitaine Tolly » et « La ville sur la hauteur » renferment des évocations concordantes de cet événement. Les mentions de l’écharpe surprennent déjà par leur littéralité. Le premier texte contient même à une page d’intervalle cette répétition mot pour mot : J’avais une écharpe, en coton bien sûr, mais tricotée, une vraie écharpe.28 Le passé j’avais rend un son nostalgique et la redite, placée après une courte digression, excite la curiosité du lecteur. Dans le deuxième récit l’auteur reprend dans les mêmes termes la description de l’écharpe et évoque les terribles efforts faits pour la soustraire aux regards envieux, – nuit et jour enroulée à son cou, jamais lavée ni désinfectée, donc remplie de poux dévoreurs. Pourtant elle disparaît. Le héros est triste mais soulagé, car il était trop dur de défendre son bien. Les deux textes coïncident à quelques détails près comme deux variantes d’une même relation de l’événement. « Le Ruisseau-Diamant » contient une autre version des faits, avec cependant le même prélude : Mon écharpe n’était pas en laine, bien sûr, mais en coton, assorti d’une note nouvelle : [...] ce n’en était pas moins une vraie écharpe, c’était une écharpe libre.29 L’auteur situe l’épisode quelques mois plus tard, lorsque de Djelgala le possesseur de l’écharpe est envoyé avec une équipe de travailleurs sur les bords du Ruisseau-Diamant. Le chef, un homme libre, épuise à la tâche et affame ses ouvriers au point que la fuite seule peut les sauver. Le héros rentre de son propre chef au camp, après avoir troqué son écharpe contre une ration de pain pour la route auprès du cordonnier membre de la mission. L’unique écharpe portée à la Kolyma par Chalamov est donc volée, puis vendue. Dans les Récits l’imaginé a force de vécu. Cet objet envié de tous avait une valeur d’échange incomparable et il pouvait un jour ou l’autre sauver celui qui le possédait. Chalamov 450


s’est effectivement enfui, on l’a vu, des rives du Ruisseau-Diamant. At-il assuré son salut d’une autre manière, s’il n’avait plus l’écharpe ? Mais combien plus signifiant était le choix pour le troc de l’objet protecteur par excellence ! La mention répétée de l’écharpe agit à la manière d’un symbole doublé d’un leitmotiv poétique (une écharpe libre). A ce titre le thème de l’écharpe est concurrencé par le motif récurrent du pin nain. Dans « Campos » on voit des zeks affaiblis désignés pour les travaux légers cueillir les aiguilles de cet arbuste dont la décoction était réputée prévenir et soigner le scorbut. Ce passage du récit semble être une première mouture du très court texte « Le pin nain », qui se lit comme un poème en prose. Ce petit conifère appelait la poésie, et Chalamov a composé, on le sait, un poème du même nom. Ce pin nordique est réputé pour prédire dans ses mouvements le temps qu’il va faire. Si l'on considère ensemble les trois textes qui lui sont consacrés, on voit que l'auteur décompose son curieux comportement en deux moments, dont le premier comprend deux séquences. La première séquence du premier moment (M1) est la suivante : pressentant l’arrivée de l’hiver avant tous les êtres dans la nature, le pin se courbe pour recevoir la première neige. Il va « hiberner ». Aux signes avant-coureurs du printemps il se redresse (deuxième séquence, M1’). Par ailleurs on voit, (deuxième moment, M2) comment un feu de camp allumé à proximité en plein hiver l’abuse et le fait se relever. Une fois le feu éteint, il se recouche. « Campos » ne contient que le premier moment dans l’ordre 1 1 M M ’. Le récit « Le pin nain » présente l’ordre M1M1’M2. Dans le poème les développements s’organisent suivant 1 2 1 M M M ’. Si la description en prose est la mieux réussie, comme on l’a déjà remarqué, c’est que la matière y est exploitée en de belles métaphores. La magnificence du héros (poulpe, ours, oiseau) est rehaussée par les teintes rutilantes du ciel, des reliefs, de la flore environnants. De cette perfection naît le symbole : Non, il n’est pas seulement le prophète du 451


temps. Le pin nain est l’arbre de l’espoir.30 Au contraire les vers du poème donnent de cet arbuste extraordinaire une vision terre à terre, tout comme est banale l’annonce des beaux jours contenue dans son réveil précoce : […] l’espoir de la rencontre avec le printemps31. Le poème paru en 1957 fut la toute première œuvre de Chalamov publiée en Russie. Est-ce dans le but de le faire accepter par le censeur que le poète avait gommé le thème de l’espoir porté par l’arbuste, l’espoir des emprisonnés et des bannis ? Dans ce cas on touche du doigt la mutilation opérée par l’autocensure. Du même coup est perdu le lien particulier de la nature avec l’être humain privé de liberté, qui est suggéré dans le récit correspondant. La comparaison des traitements d’un même sujet, une version étant en vers l’autre en prose – et ce cas n’est pas unique – permet de mieux saisir la relation prose-poésie dans l’œuvre de Chalamov, de découvrir le poète dans les Récits, de goûter l’instant où sur l’observation et la notation des phénomènes de la nature vient se déployer, soutenue par le rythme de la phrase, de la période, du paragraphe, une méditation sur l’homme. Avec le pin nain c’est bien en prose que le miracle se produit. La redite poétique inclut naturellement l’épithète dite « homérique » que Chalamov utilise avec bonheur. Rappelant « l’aurore aux doigts de rose » d’Homère, le mélèze pointe ses minces doigts aux ongles verts32. Ou bien, l'obscurité de la nuit polaire est toujours couleur lilas. Ou encore, l’été est toujours bref, hâtif, précipité. Tout fleurissait alentour avec vélocité pour tenter d’atteindre un plein épanouissement.33 Ce procédé convient à merveille pour évoquer la nature du Grand-Nord aux contours nets et aux couleurs tranchées comme dans des dessins d’enfants. On sait les implications philosophiques du contraste perçu par le poète entre une nature vierge et une humanité perverse. Ayant découvert de nouveaux horizons pendant sa détention en Sibérie, Andreï Siniavski recourt à l’épithète permanente pour dire la simple et surprenante beauté de la forêt. « On nous conduisit au chargement, et soudain je vis la forêt : la forêt est obscure [...]. En 452


effet, obscure, plus obscure que tout alentour. Elle avait épuisé l’obscurité entière [...]. Cela, on le sait depuis longtemps en disant la forêt non pas verte, mais précisément obscure, et seulement obscure. Il en est de même, si l’on y pense, pour « la terre humide ». La voilà, l’épithète homérique constante. Dieu ! Comme tout est juste et comme c’est profond ! »34 * *

*

Il arrive que des contradictions, des redites et des digressions s’associent et interfèrent dans la composition du récit chalamovien. L'ensemble constitue un texte sous-jacent à ce qui est écrit (le « podtekst »). En particulier le dit et le redit qui viennent encadrer une digression forment une répétition non plus symbolique ou poétique comme précédemment, mais émotionnelle. Le schéma singulier : un développement D suivi d’une digression d, puis à nouveau D ou une variante D’ (la redite), une digression d’, etc. – cette alternance de répétitions et de digressions cimente plus d’un récit. Prenons « Lida ». On se souvient que dans les dernières semaines de sa peine de camp Krist suit la douloureuse marche de sa pensée jour et nuit, tandis qu’il cherche au prix d’immenses efforts un moyen de faire effacer sur son certificat de libération la lettre « T » liée à sa première condamnation. Le récit de cette épreuve mentale s’organise pour ainsi dire en forme de spirale autour d’un axe esquissé par les points de jonction des redites et des digressions qui se succèdent. Il débute par la métaphore D : La peine de camp, la dernière peine de camp de Krist, fondait. La glace morte de l'hiver était minée par les petits ruisseaux printaniers du temps.35 Suit en flash-back le rappel des différentes périodes de sa détention (d). Puis l’image reprend développée (D') : Et voilà : son temps de détention fondait lentement, comme la glace d’hiver dans une contrée où il n’y a pas de tièdes pluies printanières pour transformer la vie, 453


mais juste le lent travail destructeur d’un soleil tantôt glacial, tantôt brûlant. La peine fondait comme la glace, elle s’amenuisait. Sa fin était proche.36 Ensuite l’avenir imaginé, empoisonné par le stigmate du « T », fait l’objet d’une nouvelle digression (d’). De digression en redite Krist parvient à la solution du problème… Entre les redites successives sont venues s’insérer des digressions allant du présent vers le passé puis vers le futur. Le jour de la libération arrive. Grâce aux méandres de la narration, grâce aussi à l’effet de ralentissement créé par le déploiement de la métaphore du dégel, le volume de temps réel écoulé dans une torturante incertitude semble s’inscrire entre les lignes mêmes du récit. Viktor Chklovski aimait à comparer les divagations d’un texte littéraire à « la marche du cheval » avec ses écarts et ses zigzags. Chalamov a faite sienne cette allure, en particulier dans La Quatrième Vologda dont le lecteur est porté par l’enchaînement des développements qui se suivent selon le principe de l’association d’idées et qui découlent des pensées obsessionnelles de l’écrivain. L’évocation libérée de contraintes logiques ou chronologiques débute, par exemple, par la prétention du père à savoir soigner, passe de là aux maladies non guéries de l’enfant, puis aux infirmités du père dans sa vieillesse. Ou encore l’énoncé des préjugés paternels sur l’instruction des enfants est suivi de l’énumération des lectures enfantines du fils interdites par le père et d’informations sur les bibliothèques de Vologda. Le style digressif de Chalamov porte parfois à un degré extrême la formulation sibylline de la pensée, comme ici : Le mélèze est un arbre très sérieux. C’est l’arbre de la connaissance du bien et du mal, lui et non pas le pommier ni le bouleau. C’est l’arbre du jardin d’Eden, avant qu’Adam et Eve n’en fussent chassés. Le mélèze est l’arbre de la Kolyma, l’arbre des camps de concentration.37 La juxtaposition de courtes propositions supplée à l’absence de liens syntaxiques. Elle souligne les écarts entre les notions successives – du bien au mal, du paradis au camp –, de sorte que seul un lecteur familier de la symbolique de Chalamov peut se hasarder à décrypter ce passage. 454


Dans les exemples précédents l’usage abondant de la digression nous permettait de saisir la succession des pensées et des émotions de l’auteur-narrateur. Ailleurs l’auteur prend un certain recul par rapport à son sujet afin de dénoncer le comportement de « l’autre ». Ce procédé de « distanciation» (« otstranénié ») consiste à observer de l'extérieur un fait ou un personnage de façon à susciter à son propos un jugement critique. On sait comment Tolstoï excellait à prendre son lecteur dans les filets de sa froide observation. Redites et digressions tressées ensemble remplissent cet office dans le récit « Le procurateur de Judée », exemplaire à cet égard. Ses trois pages contiennent deux relations différentes du même événement, la catastrophe du négrier Kim survenue en 1947. Une révolte de détenus avait été écrasée dans ses cales à l’aide de jets d’eau, qui par moins quarante avaient provoqué des plaies mortelles ou gravissimes. Les rescapés avaient été transportés dans le service des urgences de l'hôpital Central. La première narration (deux pages, les trois quarts du texte) est alerte et superficielle. Les faits y sont rapportés de manière tellement imprécise malgré les chiffres donnés concernant la date, la température, la distance du port à l’hôpital que l'on croit à un accident ou à une catastrophe naturelle. Puis on voit comment à l’arrivée des blessés la panique saisit le personnel de l’hôpital. Le chef du service de chirurgie, le Docteur Koubantsev arrivé directement du front, perd son sang-froid. Suit une digression sur les odeurs des plaies qui indisposent le thérapeute... Enfin un détenu, le docteur Braude, prend les choses en main. Une seconde digression est consacrée à la passion presque inhumaine de celui-ci pour le bistouri et à sa condescendance envers son collègue. Le récit semble achevé. Mais comme si l’auteur se ravisait, le texte rebondit sur une formule rituelle des contes de fées russes qui détonne dans ce contexte : Tôt est fini le conte, mais le début on l’ignore encore.38 L'auteur reprend l'histoire depuis le début dans des termes identiques, mais en introduisant dès la première phrase un nombre et un nom : trois mille zeks. Et la seconde contient déjà l’information essentielle, occultée dans le compte-rendu précédent : En route les zeks s’étaient révoltés et les chefs avaient pris la décision d’inonder toutes les cales. Cela par moins 40°.39 455


Cette version est à la fois une redite et une digression par rapport à la première. Avec elle le lecteur découvre la vérité sur l'événement et perçoit après coup la fausseté de la relation précédente. Faisant mine d’informer, cette version des faits désinformait et détournait l’attention du vrai. Certes, l’auteur y avait placé certains indices révélateurs, par exemple en appelant ironiquement les nouveaux venus sur le sol de la Kolyma, morts et blessés, les vrais maîtres de cette terre. En somme des pionniers, des hommes nouveaux, des conquérants, de ceux que glorifiaient le discours politicien, la presse et les lettres soviétiques. Pour finir le récit s’oriente vers une digression concernant l’avenir. Au bout de dix-sept ans, comme Ponce Pilate de Jésus, Koubantsev n'avait plus aucun souvenir des trois mille victimes du Kim. La chute éclaire le titre de l’œuvre et permet de décoder le message contenu dans le deuxième volet sur l’irresponsabilité (« s’en laver les mains ») et la faculté d’oubli. D'après Viktor Chklovski « il y avait beaucoup de raisons à l’étrangeté de la marche du cheval. La première est la convention de l’art [...]. La seconde est que le cheval n’est pas libre, il avance en diagonale, parce que le chemin direct lui est barré. »40 Aucune barrière ne pouvait entraver l'allure d'un écrivain comme Chalamov, qui composait son œuvre de prose sans espoir de publication mais aussi sans jamais céder à la moindre pression extérieure. Au contraire la marche « en diagonale », choisie et contrôlée, servait ses positions éthiques.

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L'ILLUSION POLYPHONIQUE

Ce type de document répond à une vraie demande. Dans chaque famille, dans chaque village, dans chaque ville, que l’on soit intellectuel, ouvrier ou paysan, chacun n’a-t-il pas des voisins, des relations, des proches morts en détention ? 1

Sur la neige, ce poème en prose d’une courte page qui ouvre le recueil des Récits de Kolyma, nous indique quelle sera la relation de l’auteur à son lecteur. Une route est tracée et damée par les pas innombrables d’un groupe de détenus. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l’emprunter. Quelles gens ? L’épilogue le précise : Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas faits pour les écrivains mais pour les lecteurs2. L’écrivain se trouve parmi les bagnards qui harassés et transis piétinent la neige, tandis que d’autres vont perchés sur leur monture ou sur un engin roulant ou glissant. Ceux-là ont l’ouvrage aisé. De façon imagée est évoquée ici, croyons-nous, la difficulté rencontrée par l’écrivain revenu des espaces glacés pour se faire entendre de ses concitoyens libres, qui longent quotidiennement les murs des prisons et les barbelés des camps sans y poser leur regard. Ce public est nourri de la prose réaliste socialiste dont le tractoriste est justement le héros et l’exaltation du travail le sujet de prédilection. Du reste, des tracteurs avaient pénétré dans les camps de la Kolyma pendant les années de guerre, mais – réalité autant que symbole – l’auteur de « Prêt-Bail », on l’a vu, précise qu’on ne les 457


employait pas à alléger le labeur des détenus bûcherons dans le déplacement des troncs portés, poussés, tirés, traînés, mais à transporter des tas de cadavres gelés. Ils servaient l’œuvre de mort. Seuls les droit-commun étaient autorisés à les conduire. La voix de l’écrivain, piéton et paria, réussira-t-elle à faire mettre pied à terre à son lecteur ? Bakhtine voit deux schémas possibles d’interrelation entre l’auteur d’une œuvre littéraire, ses personnages et son lecteur : la relation horizontale et la relation verticale.3 « Sur la neige » suggère un rapport vertical de l’auteur au lecteur. Dans la vie l’écrivain occupe une position inférieure à celle du public, bien qu’il lui soit supérieur par le savoir et par le talent. La volonté de l’auteur des Récits est que nous le rejoignions dans les caves de la vie et que, par là même, nous nous hissions jusqu’au vrai qu’il nous révèle. Chalamov écrit pour des lecteurs de qualité, comme nous le laisse entendre le ton général de son l’œuvre. Selon ses suppositions et ses espoirs, la répression stalinienne a dû façonner dans la nation russe des hommes et des femmes sérieux et responsables qui dédaignent la prose distrayante, et en particulier la science-fiction : La science-fiction n’est qu’un misérable succédané, un ersatz de la littérature qui n’est utile ni au public ni à l’auteur. Elle n’apporte aucun savoir et voudrait faire prendre le non-savoir pour du savoir.4 Le lecteur du vingtième siècle n’a que faire des histoires imaginaires, il n’a pas de temps à perdre avec des destins fictifs et interminables.5 L’auteur des Récits prend la parole pour « […] cet auditeur, en fonction duquel l’œuvre s’oriente et qui, pour cette raison, détermine ultérieurement sa structure. »6 (Tzvétan Todorov) * Chalamov s’adresse à son lecteur au moyen de voix narratives entrelacées. Il s’agit d’abord naturellement du dialogue à deux ou plusieurs voix, une composante classique de la narration artistique. La forme dialogique qui ponctue le récit se réalise le plus souvent en un nombre 458


restreint de répliques par épisode relaté. Le style direct occupe peu de place dans la prose de Chalamov. Les personnages sont nombreux. Beaucoup n'ont pas de nom. Certains portent un patronyme, réel ou inventé. Le voile est levé sur le passé de ceux que l’auteur a côtoyés d’assez près. D’autres ont leur avenir esquissé, s’ils ont survécu et d’aventure n’ont pas été perdus de vue par l’auteur. Chalamov dit avoir été frappé dans les camps par ce qu’il appelle la dramatique du Grand-Nord. Il écrit : Le goût du théâtre inhérent à la pègre trouve son exutoire dans ce gigantesque et sanglant spectacle qui dure depuis des années.7 Son témoignage littéraire montre en effet que dans les conditions monstrueuses de l’enfermement un certain nombre d’attitudes et de comportements stéréotypés l'emportent sur la parole. La vie du camp est théâtralisée. Au mieux, des bribes de dialogue fusent de loin en loin, puis elles se perdent dans le mutisme de la foule amorphe, dans le silence de l’agonie ou de la résignation de chacun. Les pensées primitives et instinctives des zeks, comme on l’a vu, sont formulées dans un parler rendu indigent par les conditions les plus funestes pour la parole que sont le froid et la faim permanents. La langue se tarit, bientôt réduite à quelques vocables dont la moitié de jurons indispensables à la survie. Cette particularité langagière transparaît dans la brièveté des énoncés, même si dans les Récits le style direct met en œuvre un vocabulaire moins rationné qu’il n’était dans la réalité. L’échange de répliques constitue souvent un affrontement avec un chef, une altercation entre détenus, très rarement une paisible conversation. Il intervient fréquemment dans l’épilogue des récits à titre de leçon dictée par la situation décrite. Dans « Les baies » un soldat tire sur un travailleur qui a tendu le bras au-delà de la zone permise vers les fruits d’un églantier. Mais c’est du narrateur qu’il voulait se venger : C’est toi que je voulais avoir, dit Bonnet-gris, mais tu n’es pas allé t’y fourrer, mon salaud...8 Dans « La nuit » deux pauvres hères viennent de dépouiller de ses hardes un camarade mort la veille qui avait été enseveli dans une fosse sous des pierres. En emportant sur eux ses sous-vêtements, un peu contrits ils éprouvent le besoin de parler : – Si on avait de quoi fumer, dit-il avec nostalgie. – Tu fumeras demain. Bagretsov sourit.9 Le linge est une bonne monnaie d’échange. 459


Pour fortifier son malade le médecin altruiste de « Dominos » a imaginé de l’inviter à venir chaque soir dans sa chambrette de l’hôpital jouer avec lui aux dominos devant un verre de thé, du pain, du tabac. Le malade gagne toutes les parties. Quelques années plus tard ils se retrouvent dans un autre hôpital : – Quel jeu idiot, dit Andreï Mikhaïlovitch en me montrant les aides-soignants [qui jouaient aux dominos]. – Je n’y ai joué qu’une fois dans ma vie. Avec vous, vous m’aviez invité. J’ai même gagné, répondis-je. – Ce n’était pas bien difficile, reprit Andreï Mikhaïlovitch. Moi aussi je jouais pour la première fois. J’avais voulu vous faire plaisir.10 L’ensemble de ces maigres échanges forme une polyphonie au sens strict du terme. Peu développée dans les Récits, elle diffère du « polylangage » dont Bakhtine définit l’emploi dans la prose de fiction comme étant le moyen de caractériser les personnages avec un parler reflétant leur appartenance à un groupe social et leur niveau d’instruction ; car dans la vie aucun énoncé n’est neutre. En écrivain formé à l'école classique, Chalamov appréciait les qualités du dialogue authentique en littérature. C'est pourquoi il déplora que dans le Docteur Jivago la langue du peuple, […] qu’il s’agisse d’ouvriers, de paysans ou de domestiques, [soit] la même pour tous, ce qui est impossible […]. Votre langue populaire, écrivit-il à Pasternak, est de « l’imagerie rustique », rien de plus.11 En revanche il approuva l’usage fait par Soljénitsyne du parler paysan mâtiné de l’argot des camps dans Une journée d’Ivan Dénissovitch : Cette nouvelle est d’une grande intelligence, d’un grand talent. C’est le camp vu par un « travailleur de force […], un homme de la terre habitué aux grandes épreuves, qui les a supportées et qui aujourd’hui se retourne avec humour sur son passé.12 Montrer la réalité carcérale à travers le regard, la mentalité et les propos d’un homme du peuple, cela s’inscrit dans une tradition des lettres russes représentée par le genre du « dit » (le « skaz »). Le principe en est le suivant : faire raconter ses aventures par le héros principal dans sa langue et de son propre point de vue. La distance strictement observée entre l’instance de l’auteur et celle du conteur permet de donner un tour ironique à la narration conduite à la troisième personne. Ce genre est illustré à la perfection par les brefs récits satiriques de Mikhaïl Zochtchenko. 460


Il ressort des observations faites par Chalamov à propos de la réalité décrite par Soljénitsyne qu’un langage populaire plein de vigueur comme celui d’Ivan Dénissovitch Choukhov subsistait chez les détenus des camps n’appartenant pas aux derniers cercles infernaux. Les personnages de la nouvelle, paysan, intellectuel ou exmilitaire, s’expriment selon leur condition sociale. Au contraire, un document comme les Récits de Kolyma, consacré à la survie et à l’agonie, ne pouvait pas montrer des individus différenciés par le langage, étant donné les mutilations physiques et psychiques uniformément infligées par le régime carcéral à l’ensemble des prisonniers. Chalamov a choisi d’employer sa langue d’homme cultivé, complexe et métaphorique, la seule dont il disait disposer, pour coucher sur le papier les mouvements de l'âme chez l'être humain en captivité. Il a écarté délibérément l’usage du seul parler resté vivant dans les camps, l’argot des truands (le « blat »). Quand bien même il décrit en détail cette catégorie de non-humains, il ne reproduit pas leurs propos orduriers pour un motif plus sérieux que le souci de la couleur locale. En effet le « blat », devenu la langue véhiculaire de tous les détenus et de leurs chefs, développait peu ou prou en chacun une mentalité de criminel. Chalamov n’a pas voulu étaler sous les yeux de ses lecteurs un mode d’expression dangereux qui avait commencé à infecter la société civile des années cinquante après la libération d’un grand nombre de criminels bénéficiaires de l’amnistie proclamée par Béria en 1953. * Comme le note Eléna Volkova dans son étude stimulante consacrée à l’esthétique des Récits de Kolyma, « Chalamov avait voulu écrire quelque chose qui ne fût pas de la littérature, mais il était littéraire au meilleur sens du terme ».13 A lui qui affirmait : […] l’art tel que je le conçois est antilittéraire et refusait le choix d’un genre il arrivait de se dire nouvelliste et de composer des récits de facture classique à la manière de Pouchkine. 461


Dans ce cas, prenant la pose d’un narrateur omniscient, il raconte les aventures de ses héros comme vues de l’extérieur, et du dehors il sonde les âmes. Toutefois, même les récits qu’il a coulés dans le moule classique font intervenir à un moment donné l’auteur lui-même, qui d’invisible conteur se fait acteur. Dans « Sur parole » Chalamov est le coéquipier du zek assassiné par les truands. Dans une œuvre de source essentiellement autobiographique comme les Récits l’instance narrative de l’auteur est nécessairement dominante. Sa présence se manifeste de plus d’une façon. On voit parfois l’auteur camper un narrateur fictif qui donne sa version des faits. A la différence du personnage-conteur propre au « skaz », celui-là n’appartient pas au peuple. Il est en général lettré et beau parleur. Il s’exprime dans une langue écrite plutôt qu’orale avec une certaine prétention à faire littéraire. Tôt ou tard dans le récit l’auteur laisse percer son point de vue personnel. On peut reconsidérer sous cet angle la dualité des voix dans « Le procurateur de Judée » : la première relation laisse imaginer un journaliste peu objectif ou alors un écrivain répondant à la « commande sociale ». La fausseté des informations données sur la catastrophe de Kim apparaît à l’instant où l'auteur prenant la parole dit la vérité toute nue. Dans « La première dent » (1964) le recours à un narrateur fictif est d’autant plus éclairant que l’événement qui y est relaté est évoqué ailleurs (dans l’essai « Vichéra ») comme un fait vécu personnellement par Chalamov. Nous avons d’un côté une fiction, de l’autre un témoignage. Les deux textes retracent le parcours d’une centaine de kilomètres effectué à pied par un convoi de condamnés au printemps 1929, entre le terminus de la voie ferrée à Solikamsk et le Vichlag. Le conteur – dans l’essai Chalamov, dans le récit un certain Sazonov – se remémore les épreuves subies au cours de cette pénible marche. Un matin à l’appel précédant une nouvelle étape éclate l’incident qui donne son nom au récit : un membre d'une secte du nom de Zaiats refuse d’entrer dans les rangs. Il est brutalement frappé au visage par un soldat d’escorte. 462


Le héros de « La première dent » se souvient : Je sentis un flot de chaleur me brûler le cœur. Je compris que tout, toute ma vie allait se jouer à l’instant. Et que, si je n’agissais pas – je ne savais pas très bien comment –, [...] j’aurais vécu pour rien mes vingt ans de vie.14 Il sort du rang et proteste, on le renvoie à sa place. Mais pendant la nuit il est tiré de sa couche, placé nu debout dans la neige, deux fusils braqués sur lui, jusqu’à ce qu’un coup de talon l’atteigne en pleine mâchoire. Il crache une dent, la première perdue. La relation des faits occupe six pages, la nouvelle en compte sept. Dans la dernière soudain une autre voix s’élève : Le récit n’est pas mauvais, dis-je à Sazonov.15 On comprend que l’auteur avait d'abord donné la parole à ce narrateur fictif qu’il nomme. Par ailleurs certaines particularités du style de la première partie de l’œuvre, comme on l’a vu dans « Le procurateur de Judée », avaient signalé l’artifice utilisé, notamment la description maniérée du printemps nordique (un matin d’avril vivifiant, etc.), des notations psychologiques hasardeuses, un luxe de détails. Tout cela suscite la désapprobation de l’auteur qui joue ici le rôle d’auditeur et d’interlocuteur du narrateur Sazonov. En revanche, le passage autobiographique correspondant se distingue par la brièveté (deux pages) et la sobriété du ton. Voyant un camarade malmené, le novice Chalamov réagit : Je me suis dit que si je ne faisais pas un pas en avant maintenant, je perdrais toute estime de moi-même. J’ai fait un pas en avant. « Qu’est-ce que vous faites ? Ce n’est pas ça, le pouvoir soviétique ! […] » Debout, pieds nus dans la neige sous la menace des fusils, je n’avais au cœur que de la rage.16 « La première dent », avec sa narration complaisante de l'événement, a trouvé place dans le recueil des Récits, nous semble-til, à titre de repoussoir et de contre-modèle destiné à renvoyer le lecteur à la véracité qui honore le livre. L’œuvre entière eût été de cette banale veine, si l’auteur avait été un Sazonov. En entrant en discussion avec son narrateur l’auteur cherche peut-être à donner une leçon d’écriture à ses confrères prosateurs, en particulier avec cette remarque : D'ailleurs, la fin est faiblarde. On sait combien lui-même soigne la chute de chacun de ses récits : Comme 463


tout nouvelliste, j’attache une importance extrême à la première et à la dernière phrases.17 Alors Sazonov propose un épilogue différent, puis un autre que son interlocuteur refuse encore. La critique de la fausse littérature est patente. La déformation délibérée des événements vécus par l'auteur, dans « La première dent », correspond à une attitude familière de l'écrivain. Dans l'essai « Vichéra » on apprend que Zaïats, le détenu dont Chalamov avait pris la défense, n’a survécu que peu de temps au traitement carcéral. Or, Sazonov le fait rester en vie et plus tard devenir aide-infirmier. La confusion d’autres destinées avec la sienne est fréquente chez Chalamov. Elle nous renvoie à la vérité de l’art. Par une profonde empathie lui survivant s’identifie aux malchanceux emportés trop tôt, en particulier aux rebelles victimes de leur courage. Ainsi, l'auteur et son personnage occupent une position supérieure à celle du narrateur. La voie narrative empruntée ici est particulièrement tortueuse. Par ailleurs, le jugement formulé à propos du récit de Sazonov (Plutôt bien écrit. Seulement on ne le publiera pas. D’ailleurs, la fin est faiblarde.18) nous renseigne sur la stratégie littéraire de Chalamov. En 1964, année de la composition de ce récit, il n’avait plus guère d’espoir de voir paraître le premier livre des Récits qui depuis 1959 attendait son heure à la rédaction de L’Ecrivain soviétique. Le Dégel politique avait fait long feu deux ans après la parution d’Une journée d’Ivan Dénissovitch. Bonnes ou mauvaises, les œuvres de la littérature concentrationnaire ne passaient plus la censure. L’amertume personnelle perce dans ces mots : […] on ne le publiera pas. Mais la phrase finale du récit qui constitue sa véritable chute exprime la détermination de Chalamov à tenir sa position de témoin et d’artiste : Si on ne parvient pas à publier, on se sent mieux quand on a fini d’écrire. C'est écrit, on peut oublier.19 Même si le propos est équivoque, ne nous y trompons pas. Pour celui qui travaille sans espoir d’être publié il ne s’agit pas d’être soulagé après avoir mis un point final à ses souvenirs, d’oublier et de vivre. Si au lendemain de sa libération Chalamov avait été effrayé à l'idée que ses années de camp allaient très vite s’effacer de sa mémoire, il s’était ressaisi. Puis, sans le moindre espoir de voir ses récits publiés, il écrivit sans relâche pour ses lecteurs encore rares 464


dans le présent et pour tous ceux de la postérité. Sazonov lui a un lecteur, Chalamov, qu’il trompe. Chalamov prend soin de ne pas servir de la littérature au public réceptif qu’il ambitionne d’avoir. C'est au genre de la parodie que se rattachent également les récits « Pendu à l’étrier » et « Le charmeur de serpents ». Le héros du premier, Pokrovski, un ingénieur condamné pour sabotage et détenu au Vichlag, on s’en souvient, a raconté son histoire à Chalamov en 1931 au moment où il essayait de se faire engager sur les chantiers de la Kolyma par Berzine. Trente-cinq ans plus tard Chalamov a couché sur le papier les propos de son camarade : Dans ce récit, écrit-il, j'ai respecté l’esprit auquel ce grand ingénieur russe resta fidèle toute sa vie.20 L’auteur annonce cette fois d’emblée l’intervention d’un narrateur qui l'avait choqué avec cette déclaration : Je n’ai jamais mieux travaillé que sur la Vichéra, avec Berzine. Auparavant Pokrovski avait remarqué : […] notre chef était un grand démocrate russe.21 Le récit vantard fait par l’ingénieur de ses prouesses au camp relève de la situation où […] un peintre, un sculpteur, un poète ou un compositeur trouve l’inspiration dans l’illusion qui le submerge, porté par une vague d’émotion ; il compose une symphonie, s’abandonne au flot des couleurs, au flot des sons. Cela dit pourquoi ce flot est-il suscité par la présence d’un chef du Goulag ! 22 Dans ce cas l’émotion artistique est pernicieusement éveillée par un homme qui incarne le pouvoir et dont on révère l’uniforme et le grade. Chalamov en vient à condamner […] les scientifiques, ingénieurs, écrivains qui, se retrouvant enchaînés, sont prêts à se mettre à plat ventre devant n’importe quel crétin analphabète.23 Tous pendus à l’étrier. L’art vénal revêt une autre forme dans le récit entendu par Chalamov de la bouche de Platonov, le héros du « Charmeur de serpents ». Comme précédemment l’auteur précise d’emblée son rapport au narrateur fictif : J’aimais Platonov. Je vais essayer d’écrire son récit : « Le charmeur de serpents »24. C’est l’histoire banale d’un scénariste de cinéma qui édite des rômans25 en brodant dans le jargon des camps sur des œuvres de fiction pour divertir un chef des truands contre une écuelle de soupe et qui en outre se persuade qu’il fait 465


œuvre civilisatrice auprès des brutes : Il leur ferait connaître la vraie littérature26. Chalamov insiste sur le fait que lui-même a toujours refusé de se vendre. Cependant, nous sommes avertis de son estime affectueuse pour Platonov, un homme […] qui n’avait perdu tout intérêt pour la vie située au-delà des mers bleues, au-delà des hautes montagnes […] 27 et pour les livres. Aussi le récit s’achève-t-il avec cette remarque pleine de fraternelle compréhension sur la difficulté d’échapper au piège de la faim : On peut pardonner beaucoup, vraiment beaucoup, à un homme affamé.28 Dans les œuvres considérées on a vu l’instance narrative de l’auteur, (le « je ») pourfendant chaque fois la belle parole d'un narrateur associée à la vanité qu’elle flatte. * Mais le « je » de l’auteur prend bien d’autres formes encore. Il est direct et explicite, lorsque Chalamov raconte ses propres aventures. Les pages du livre qui retracent directement l’expérience personnelle de l’écrivain le rapprochent d'autres témoignages de rescapés du Goulag, par exemple de ceux d'Evguénia Guinzbourg, d'Ekaterina Olitskaia et du général Gorbatov… Jusqu’en 1946 le détenu Chalamov ne connut que peu de joies, toujours empoisonnées par des revirements tragiques. En 1946, pendant sa formation médicale, ce fut le bonheur longuement évoqué dans « Les cours ». Mais pour la décennie précédente l’horreur l’emporte. Dans « Mon procès » qui relate une succession d’épreuves – arrestation au camp, interrogatoire, cachot, coups, désespoir et rage contre les délateurs – l'auteur souligne qu’il s’agit bien de lui-même : C’est toi, Chalamov ? demande Fiodorov.29 Ici le « je » ne représente ni le narrateur omniscient de la nouvelle classique ni le narrateur auditeur et critique ni le créateur qui sera examiné plus loin, mais l’homme Chalamov. Les premières lignes du récit « Les dominos » nous laissent saisis d’effroi devant cet autoportrait : Les aides-soignants me firent descendre du plateau de la 466


bascule. Leurs mains froides et puissantes m’empêchaient de m’effondrer. – Combien ? cria le médecin en trempant sa plume d’un coup sec dans l’encrier à fermeture hermétique. – Quarante-huit. On me mit sur un brancard. Je mesure un mètre quatre-vingts et mon poids normal est de quatre-vingts kilos. Le poids des os représente quarante-deux pour cent du poids total, soit trente-deux kilos. En cette soirée glaciale, il me restait seize kilos [...] en tout et pour tout : de peau, de chair, de viscères et de cerveau. J’aurais été incapable de faire ce calcul à l’époque mais je comprenais vaguement que le médecin qui me regardait par en dessous le faisait.30 D’un moribond que l’on croise on détourne le regard. Se peindre soi-même en moribond, avec l’effet de présence insoutenable dans ce cas, accroît l’émotion et suscite l’identification du lecteur fait témoin oculaire avec les « je » d’hier et d’aujourd’hui réunis. Se montrer soimême dans cet état de misère c’est se confier corps et âme à la compassion des hommes. A ce court passage écrit en 1959 et qui figure dans le premier livre des Récits, à cette vision qui reste gravée dans l’esprit du lecteur viennent ensuite s’atteler d’autres images du dernier livre composé dans les années soixante-dix (Le Gant ou KR2). En effet, dans les récits tardifs l'auteur insiste davantage que précédemment sur ses propres souffrances et il les décrit avec un naturalisme plus appuyé. « Le gant » qui ouvre le livre nous transporte à nouveau dans le cauchemar de la déchéance physique : A ce moment-là ma peau se détachait de moi comme une écale. En plus des ulcères dus au scorbut, mes doigts suppuraient depuis qu’ils avaient été gelés. Mes dents de scorbutique se déchaussaient, et puis ces chancres sur les jambes dont je porte encore les traces. Je me souviens de ma terrible envie de manger, constante, impossible à calmer, et pour couronner le tout, ma peau qui tombait par plaques.31 Dans KR2 Chalamov ramène au centre de la relation les éléments de son destin personnel qui dans les cinq premiers livres étaient restés à l'arrière-plan de l’évocation des réalités carcérales. L’écrivain revient et s’arrête longuement sur les épisodes les plus terribles de sa détention (1937-1938, 1942-1943). 467


Une liberté encore accrue à l’égard des genres littéraires, le rythme quelque peu ralenti, les réflexions sur son état de crevard scorbutique et pellagreux sont les signes d’un changement de ton dont les raisons sont évidentes. La fresque kolymienne était achevée. Après qu’il eût réalisé le projet de « parler pour la Russie privée de langue » (selon la formule de Soljénitsyne appliquée à lui-même) Chalamov avait ressenti le besoin de se confier totalement, désir bien naturel l’âge venant et dans le sillage des échecs rencontrés dans la vie libre. C’est ce même besoin qui avait présidé peu avant à la composition de La Quatrième Vologda et à la rédaction des Souvenirs. Ces derniers textes ont certainement influencé l’écriture des KR2. On se souvient de la remarque d’introduction aux « Souvenirs sur la Kolyma » : […] un récit de la détresse, un récit sur l’esprit piétiné32. Une note des Carnets indique le matériau que l’œuvre principale a laissé de côté : Les Récits de Kolyma, même les meilleurs, – tout cela n’est que la surface. La partie non écrite, non réalisée de mon travail est immense. C’est la description d’un état, d’un processus montrant la facilité de l’homme à oublier qu’il est un homme.33 Et : Je me souviens davantage d’autre chose, non pas des actes éclairés d’une lumière vive, mais des états absolument habituels dans lesquels je vivais en somnolant.34 Ces états et la plainte que lui arrache leur évocation au bout d’une longue période de retenue affleurent dans les derniers textes. Un admirateur de Chalamov a comparé son œuvre à « […] une sorte d’hagiographie, quelles que fussent les imperfections et les faiblesses de sa personnalité et la complexité de son rapport à la religion et à Dieu. La vie même de Chalamov, écrit Evguéni Gromov, est l’accomplissement d’un miracle. »35 Le terme « jitiie » – mot de la langue liturgique signifiant « vie de saint » – est employé par Chalamov dans le titre d’un récit pour caractériser l’existence malheureuse et digne de Géorgui Démidov (« La vie de l’ingénieur Kipréiev »). Par ailleurs, on sait que Chalamov se sentait proche de l’archiprêtre Avvakum, auteur de sa propre hagiographie – La vie [« jitiie »] de l’archiprêtre Avvakum écrite par lui-même. L’évocation de la conduite de Démidov est fort élogieuse, et bien qu’accomplis dans un esprit laïque, les exploits du détenu (travail 468


scientifique de haut vol et résistance acharnée de l’esclave à ses maîtres) sont présentés par l’auteur comme une tentative désespérée de rachat après la faute commise pendant l’instruction : Démidov avait signé de fausses dépositions sous la menace que sa femme serait arrêtée. L'autobiographie à tendance hagiographique qui constitue un des aspects des Récits de Kolyma a été jugée vaniteuse par des témoins d’une certaine période de la détention de Chalamov, notamment par l’infirmier Lesniak et son épouse, le docteur Savoiéva. Chalamov aurait sciemment minimisé la durée de son séjour à l’hôpital Bélitchia. De plus, écrit Lesniak : « Après le camp, Varlam n’a cessé de construire sa biographie en choisissant soigneusement les faits, les dates et le contexte. Il se permettait de déplacer dans le temps les événements, il éliminait ce qui ne flattait pas son autoportrait. »36 Dans sa thèse de doctorat Laura Kline souligne cette tendance à la fabulation. Mais la vérité de l'art est ailleurs. Pour des raisons esthétiques montrées dans ce chapitre la chronologie des événements racontés dans les Récits est à ce point brouillée, le « je » de l’auteur est à ce point brisé en de multiples instances, son destin y est si souvent identifié avec d’autres que le lecteur, atterré par le récit des brimades continuelles subies par l’homme Chalamov comme par chacun de ses semblables et des souffrances inouïes qui en découlent, donne toute sa confiance à l’auteur et s’en remet à son jugement. Aucun doute ne l’effleure sur la véracité du témoignage, d’autant plus que l'écrivain décrit inlassablement les stations du chemin de croix collectif et honore tous les héros-martyrs de la Kolyma. Comme l’écrit Gromov, « […] dans les œuvres de Chalamov il y a toujours un personnage auquel nous croyons sans réserve, devant lequel nous nous inclinons – lui-même, l’auteur. »37 Le fait que dans les derniers récits l’homme s’épanche davantage permet de mesurer la distance parcourue par l’écrivain entre la possibilité qui lui était offerte au départ de raconter sa propre histoire en se plaçant au centre du récit et la grande fresque réalisée dans son œuvre majeure. * 469


Dans les Récits le « je » se dilue fréquemment dans le « nous » : Nous faisions des sondages [...]. En trois jours nous n’avions pas creusé plus d’un demi-mètre. Nous n’avions pas le droit de quitter nos tranchées, on nous aurait tués.38 Nous, ce sont les zeks anonymes, tous également exploités et humiliés. Mais une précieuse faculté se manifeste parfois chez ces êtres presque privés de parole. La sensibilité à la nature rapproche des hommes ordinaires dans un élan libérateur. Ce sentiment est universel, même lorsqu’il est fugitif et reste inexprimé. Lorsqu’il eut recouvré le verbe poétique, Chalamov s’attacha à inclure dans la peinture du « nous » l’accession à la poésie de toute subjectivité libérée. Dans les Récits la voix lyrique émerge superbement du mutisme collectif. * Le passage de la première à la troisième personne est l’entrée en matière du document. L’usage alterné des noms réels et imaginaires, d’un héros transitoire sont autant de moyens visant au même but.39 Chalamov éclaire le vécu et le vu sous différents angles. Il fait se succéder les voix narratives. Si le « je » explicite représente tantôt l’écrivain tantôt l’homme, c’est un « je » implicite que cache le pronom masculin de la troisième personne du singulier, au moyen duquel l’écrivain reporte des faits de sa biographie sur un personnage doté d’un pseudonyme permanent ou transitoire. Le « il » fusionne alors avec les réactions, les actes et les pensées de l’auteur, tandis que le « je » narratif se limite au rôle de témoin des aventures de son double, ou au mieux de comparse. Chalamov se regarde vivre avec le recul non seulement du temps, mais aussi du dédoublement. Le « il » est un frein à l'effusion. Trois hypostases de l’auteur se partagent son expérience. Ce sont Andréiev, Krist et Goloubiev, trois êtres distincts qui en formeraient un unique à l’image de la Trinité, selon l’interprétation de F. Apanowicz déjà mentionnée. Les deux premiers interviennent tour à tour de façon suivie, quand le « je » autobiographique est abandonné. Le troisième est 470


épisodique. On ne peut déterminer à coup sûr les raisons de l’emploi de tel ou tel de ces doubles récurrents à un moment donné. Le patronyme Andréiev, du grec « andros », est évocateur de la virilité, du courage. D’autres personnages des Récits distincts de l’auteur portent également ce nom, par exemple Kolia Andréiev chef d’équipe et homme véritable. Andreï est le prénom du médecin bienfaiteur de Chalamov, Andreï Mikhaïlovitch Pantioukhov, et de Platonov le héros du « Charmeur de serpents ». Mais surtout l’essai « La prison des Boutyrki – 1937 » renferme le portrait du prototype vivant de ce double : le socialiste révolutionnaire Aleksandr Grigorévitch Andréiev, le compagnon de cellule dont le passé et la conduite en prison avaient fortement impressionné le jeune Chalamov. Dans le rôle de Chalamov Andréiev est le souffre-douleur (« Le virtuose de la pelle »), le ressuscité qui ruse pour son salut (« La quarantaine »), mais surtout l’impassible lutteur pour sa dignité. Sa famille l’avait trompé, son pays l’avait trompé. Amour, énergie, aptitudes, tout avait été piétiné et détruit.40 Devant ce néant […] Andréiev avait compris qu’il valait quelque chose, qu’il pouvait avoir de l’estime pour lui-même.41 Le personnage de Krist manifeste la même lucidité et autant de fermeté : Krist avait compris qu’il était de toute façon condamné, qu’arrestation voulait dire condamnation, immolation. Et il restait calme. Il avait gardé la faculté d’observer et la faculté d’agir malgré le rythme soporifique du régime de prison.42 Le nom du Christ est probablement à l’origine de ce double. Dans les lettres russes Jésus a inspiré de belles figures, par exemple dans L’Idiot de Dostoievski et dans Maître et Marguerite de Boulgakov. Chalamov assimile le zek au Christ dans ce quatrain : Il est le Christ, le crucifié Et les plaies purulentes du scorbut Sont autant de stigmates enflammés Laissés par la taïga.43 Avec la nuance d’espoir qui résonne dans son nom Goloubiev joue le rôle du malheureux zek sauvé par l’ablation en urgence d’un appendice sain (« Un morceau de chair ») : Tout son corps baignait dans la satisfaction du devoir accompli et chacune de ses cellules 471


chantait radieuse, ronronnait comme un chat. Pour l’instant Goloubiev avait échappé à un envoi vers l’inconnu du bagne.44 La symbolique liée aux noms des hypostases nous introduit dans le monde spirituel de l'auteur. Le fait que Chalamov fasse endosser par des personnages fictifs les vertus auxquelles il aspira activement toute sa vie renvoie à cette humilité inhérente à l’art de bien écrire qu’il préconisait : L’écrivain, l’auteur, le chroniqueur doit être [...] le plus humble, le plus petit de tous.45 L’usage des masques libère la parole. Si l’on se réfère aux interrelations définies par Bakhtine, on voit qu’ici le personnage du double occupe une position supérieure à celle de l’auteur-narrateur, alors que dans les nouvelles du type de « La première dent » le rapport de l’auteur au héros-narrateur était condescendant. Le « je » implicite masqué en « il » est parfois aussi incarné dans des doubles occasionnels proches de l’auteur par la personnalité ou par un destin commun. Le poète détenu apparaît derrière le mourant de « CherryBrandy ». Dans l’ex-étudiant Dougaiev fusillé pour n’avoir pas rempli la norme (« Tâche individuelle ») on reconnaît Chalamov déporté au même âge, qui du reste traversa la même épreuve comme il le dit dans « Oraison funèbre » : Le surveillant avait ordonné qu’on me donnât une tâche individuelle, j’y reviendrai par la suite.46 En réalité le récit « Tâche individuelle » (1955) est antérieur à « Oraison funèbre » (1960). Chalamov aurait pu, aurait dû périr comme tant d'autres : finir comme Barbé, le porteur d’une écharpe « longue et chaude », signe distinctif de leur parenté (« Oraison funèbre ») ; être abattu à la place de ses coéquipiers, par exemple de ce camarade imprudent qui s’était jeté sous les balles qui lui étaient destinées (« Les baies » ), ou mourir comme il le raconte dans « Sur parole », le jour où le regard du chef des truands joueurs de cartes avait glissé sur lui avant de s’arrêter sur son compagnon, aussitôt assassiné. Dans « Le colis » il est roué de coups et laissé inerte sur le sol, tandis qu'un autre est tué. Ce scénario – l’autre meurt, lui vit après avoir frôlé la mort – conclut plus d’un récit. Lui-même en sursis poursuit sa route, la mort chevillée au corps 472


et à l’âme. Il a traversé la mort, il est un revenant torturé par la question : pourquoi ai-je survécu ? La narration, savamment conduite par les diverses instances que représentent la voix autobiographique, celle de l’auteur-narrateur omniscient ou critique, celles de conteurs fictifs, celles de doubles permanents ou transitoires, la voix collective, le « je » lyrique enfin, constitue la natura creata de l’œuvre. * *

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La personnalité créatrice de l’écrivain, la natura creans inventrice de cette diversité des voix assure l’originalité de l’œuvre au moyen d’une disposition recherchée du matériau. Pareil à l’architecte auquel se comparaient Dante et Mandelstam, l’écrivain érige un édifice – son livre – en ordonnant ses courts textes dans un agencement unique. Le plan du volume établi par Chalamov en vue de sa publication ne tient pas compte des dates de composition des récits, bien que le groupement en six livres respecte une relative chronologie. Les Récits de Kolyma ont été écrits entre 1954 et 1959 ; Les Essais sur le monde du crime en 1959 ; Rive gauche de 1962 à 1965 ; le Virtuose de la pelle de 1960 à 1965 ; la Résurrection du mélèze de 1965 à 1970 ; Le Gant ou KR2 au début des années soixante-dix. Mais les livres un, trois et quatre contiennent également des récits antérieurs ou postérieurs aux dates limites de leur rédaction : « Le complot des juristes », écrit en 1962, entre dans le premier livre ; « Les ours » (1956) dans le second, et le quatrième comprend quelques récits de la féconde année 1959 : « Juin », « Mai », « Le ruisseau diamant », etc. L’auteur suit encore moins l'ordre événementiel. Le temps de l’action, comme du reste son lieu, s’avère extensible, puisqu’il s’élargit aux souvenirs de la première détention sur la Vichéra (« La première dent », « Magie », « Les prothèses », etc.) et qu'il inclut même des scènes de la vie libre comme « La croix », dont Chalamov a justifié à plusieurs reprises la place dans les Récits de Kolyma. Le bouleversement de l’ordre temporel et spatial des faits vécus par 473


l’auteur sert la multiplication des instances narratives et vice-versa. Les Récits défient non seulement la chronologie mais aussi la logique. On doit garder à l’esprit l’aphorisme formulé dans « De la prose » : Analyser les Récits de Kolyma c’est s’abstenir d’analyser47. Le lecteur saisit intuitivement les éléments d’une structure profondément subjective et esthétiquement fondée. « Je m’ingénie en ce moment à faire entrer notre bagne dans des cadres, mais c'est une tâche impossible. La réalité est infiniment diverse ; elle échappe aux ingénieuses déductions de la pensée abstraite ; elle ne souffre pas de classification étroite et précise. »48 C’est ainsi que l’auteur des Souvenirs de la maison des morts expliquait le déroulement particulier de son récit sur le bagne. Les émotions ravivées par la remémoration guidaient sa plume. De même, dans les Récits de Kolyma la narration va son train, librement. C'est porté par un flot sonore, que Chalamov jetait sur le papier son récit en une forme dense et rythmée. Aussi son œuvre évoque-telle un poème (au sens de l’Enfer de Dante) composé de cinq livres comme de cinq chants. La disposition des textes dans chaque livre obéit à un principe de composition actif qui est l’alternance de la tension et de la détente, du pire et du mieux, de l’horreur et de la lueur d’espoir. Par ce biais l’auteur prépare l’esprit et la sensibilité de son lecteur à une juste appréciation de la psychologie du détenu des camps. De ce point de vue le premier livre offre l’ordonnance la plus parfaite : on y voit le récit « Campos », consacré à un moment de répit dans les tourments, s’insérer entre les terribles épreuves décrites dans « La pluie » et le tableau de la faim meurtrière contenu dans « Ration de campagne » ; ou bien l’heureuse journée racontée dans « Les charpentiers » encadrée de « La nuit » et de « Tâche individuelle ». Chalamov a souligné l’importance de l’ordre et de la cohésion des récits que les publications partielles et désordonnées diffusées à l’étranger avaient ignorés pour ce premier livre. A disperser ou déplacer les textes on avait trahi le projet le l'artiste. Certains récits, comme « La quarantaine » ou « Croix-Rouge », sont des piliers qui soutiennent l'ensemble. * 474


Chaque récit porte un titre dont le lien avec le sujet est souvent suffisamment dissimulé pour que l’intention créatrice ne se dévoile qu’au cours ou à la fin de la lecture. Chalamov excelle dans le choix des titres qui sont tout à la fois les premiers accords et les points d’orgue de ses courtes œuvres. Certains frappent, telles des enseignes suspendues aux portes de l’enfer : « Débarcadère de l’enfer », « Première mort », « Douleur ». D’autres ont la légèreté d’incidents de la vie en liberté : « Dessins d’enfants », « Une ville sur la montagne », « Leçons d’amour », mais les textes correspondants parlent d’une triste enfance dans la zone du camp, du camp caricature de la cité, de l’amour mutilé. D’autres encore présentent une forme métonymique, réductrice du contenu du récit, mais qui par contraste souligne la gravité des événements relatés : « Les baies », « Les dominos », « Le jeu d’échecs du Docteur Kouzmenko ». Ou bien, un titre paradoxal met en avant l’écart entre l’humain et l’inhumain, par exemple « Le virtuose de la pelle » ou « Le plus bel éloge », ou « Apollon parmi les truands ». Enfin, des références historiques ou littéraires, comme la « ROuR », « Le procurateur de Judée », « Marcel Proust », semblent vouloir intégrer les réalités carcérales à notre humanité afin de mieux les en exclure. * Le propre du document émotionnel prôné et réalisé par Chalamov est de faire accéder directement le lecteur au ressenti de l’auteur, comme l’explique Jouli Schreider : « L’émotion contenue dans l’œuvre est en quelque sorte trans-personnelle. Il s’agit d’émotions provoquées directement chez le lecteur lui-même, et non pas empruntées à un personnage. »49 Lecteur et auteur communiquent au plus intime de leur être. L’œuvre peut se concevoir comme la rencontre de deux consciences. Chalamov parle d' [...] une simple conversation de l'auteur avec ses lecteurs50. Eléna Volkova, qui fait de la notion de catharsis avec celle de paradoxe l’assise de son analyse esthétique des Récits, mentionne ces 475


vers dans lesquels Chalamov évoque une expérience personnelle de purification par l’art : Et devant la face de la madone Je pleure sans éprouver de honte. Je cache ma tête dans mes paumes, Ce que jamais avant je ne faisais. Et me demande pardon à moi-même Pour n’avoir compris qu’à ce jour Que les larmes sont purificatrices ; On les appelle aussi catharsis.51 La prose de Chalamov bouleverse et par là purifie. « La catharsis est dans la brillante construction du texte, dans le rythme [...] »52 écrit Volkova. Elle explique : « En tant que personnalité créatrice l’auteur tantôt se rapproche du narrateur, tantôt s’en éloigne, reproduisant différents points de vue, créant par là même un système multiple de positions qui s’entrecroisent, et dévoilent l’objet sous tous ses aspects. C’est précisément à cet entrecroisement de facettes et de plans que jaillit le feu purificateur de la métamorphose, de la catharsis provoquée par des moyens nouveaux, non classiques. »53 La catharsis libère le lecteur de la peur, de la tension douloureuse, mais aussi de la crédulité à l’égard des doctrines mensongères, de la veulerie, du fanatisme, de l’agressivité, de l’insidieuse dépravation de l’esprit et des sentiments. Dans sa fresque grandiose Chalamov stigmatise la perte de l’humain et assure sa sauvegarde. En dernière analyse les Récits s’apparentent à un monologue inspiré par une réflexion de type existentialiste, on le verra. Mikhaïl Bakhtine s’est appuyé sur les romans de Dostoievski pour développer sa théorie de la polyphonie dans l’œuvre de fiction. « La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, l’authentique polyphonie des voix à part entière constituent en effet un trait fondamental des romans de Dostoievski. »54 Combien éloignée de ce modèle apparaît l’expression de la conscience supérieure, de cette 476


sagesse kolymienne qui alimente l’illusion polyphonique chez Chalamov ! Tandis que Dostoievski fait se mouvoir ses personnages en étalant leurs drames et leurs conflits provoqués ou aggravés par le croisement des regards, en véritable illusionniste Chalamov distribue dans la narration, en l’éparpillant, sa propre voix une et authentique.

Irina Sirotinskaia, Mon ami Varlam Chalamov, 2006

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VII CRUELLE LIBERTÉ. 1956-1982

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en 1965 480

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SISYPHE. 1956-1979 Bien qu’étouffé Par le goudron, Le printemps à Moscou Obéit aux lois lyriques.1 L’année 1956 s’achevait quand, au terme d’une absence longue de presque deux décennies, Chalamov put enfin s’installer, libre, dans sa « troisième Moscou »2 - l’expression est de Sergueï Néklioudov. Il avait fait un premier séjour dans la « Moscou des années vingt » et un second dans la « Moscou des années trente ». Il vécut dans la capitale jusqu’à sa mort sans jamais voyager ni à l’intérieur ni cela va de soi en dehors de son pays. Pendant sa détention il avait souvent partagé avec des camarades sa nostalgie pour la ville de sa jeunesse : Lui et moi, lit-on dans « Ration de campagne », nous aimions nous rappeler Moscou – ses rues, ses monuments, la Moskova recouverte d’une mince couche de pétrole qui lui donnait des reflets nacrés. Ni les Léningradiens ni les Kiéviens ni les Odessistes n’ont parmi eux ce genre d’admirateurs, de connaisseurs, d’amateurs. Nous pouvions parler de Moscou sans fin....3 Dans de nombreux poèmes composés entre 1956 et 1981 Chalamov exprime un profond attachement pour sa ville. Cependant, les moscovites des années cinquante et soixante, incomplètement libérés d’une longue oppression, manifestaient à l’égard des anciens détenus de la méfiance et de l’hostilité. Pour être acceptés ceux-ci devaient dissimuler leur passé. Or, Chalamov était déterminé à poursuivre la tâche entreprise en exil de témoigner inlassablement sur les camps. 481


La main tendue par Olga Néklioudova lui permettait d’avoir un logement à Moscou, une chance inespérée pour un réprouvé à peine réhabilité. Au cours de l’année précédente, on s’en souvient, il avait pris des contacts dans la sphère dissidente des lettres russes grâce aux relations de Boris Pasternak. Il espérait élargir le cercle de ses auditeurs, avoir ses lecteurs. Cette période de la vie de l’écrivain nous est bien connue grâce à l’abondante correspondance qu’il entretint, chaque fois plusieurs années de suite, non seulement avec ses vieux amis (Dobrovolski, Démidov, Lesniak, Loskoutov), mais aussi avec des personnalités littéraires : après l’échange de lettres avec Boris Pasternak (19521958) Chalamov eut une amitié épistolaire avec Aleksandr Soljénitsyne (1962-1966) et avec Nadejda Mandelstam (1965-1968). Il écrivait également à Iouri Dombrovski, à Natalia Stoliarova et à Frida Vigdorova4, deux représentantes remarquables de l’intelligentsia moscovite. Par ailleurs, on doit des témoignages très intéressants sur ces deux décennies de vie libre à Irina Sirotinskaia, Ivan Issaiev et Galina Voronskaia, Boris Lesniak, Iouli Schreider, Fiodot Soutchkov.5 Sergueï Néklioudov a témoigné dans des interviews. Si les Souvenirs de l’écrivain s’interrompent à l’année 1956, la notation dans les Carnets se poursuivit jusqu'en 1974. A quarante-neuf ans Chalamov avait contracté un mariage de raison qui répondait à son désir d’être épaulé dans son travail de mémoire par une épouse compréhensive et à son souhait d’avoir une famille. La missive si peu courtoise mandée à Néklioudova à l’automne 1956 avant leur union incitait celle-ci à […s’] occuper comme il faut de [son] fils – c’est un très bon garçon.6 Lui-même allait prendre au sérieux son rôle de beau-père. En 1957, ils obtinrent un appartement de deux pièces, un luxe à Moscou. Le fils avait sa chambre. Chalamov avait gardé l’apparence vigoureuse du mineur ou du bûcheron, le visage buriné, la peau à jamais brunie par le froid et le vent. Sa prestance et son allant attiraient les regards. On le voyait souvent dans les rédactions de revues et de journaux, soit comme collaborateur soit sollicitant l’impression de ses manuscrits. Le 482


journaliste Natan Zlotnikov se souvient de lui au siège de la revue Jeunesse : « Il avait la démarche souple, ce qui semblait incroyable chez un homme d’une taille de presque deux mètres, large d’épaules, ayant la stature d’un véritable preux, comme la nature en dispense de plus en plus rarement, mais dont cette fois-là elle avait été généreuse à juste titre […]. Singulière destinée ! Qui d’autre a réussi à repartir de zéro à cinquante ans, a eu le temps de vivre tant d’épreuves, de souffrir, de tout garder en mémoire et de tout décrire, de laisser un monument surhumain, de survivre et de ne pas rompre ? »7 Il a réussi à ne pas rompre8 est justement le titre des souvenirs d’Iouli Schreider. Chalamov s’engageait à nouveau dans la vie, une vie à construire sur les ruines de l’ancienne tant au plan privé que pour sa carrière d’écrivain. Mais très vite il bascula dans le monde de la maladie avec l’installation du syndrome de Ménière – une baisse importante de l’audition et la perte définitive de la coordination des mouvements. Dans la rue il titubait et faisait des chutes. Lui-même s’attendait de longue date à la dégradation de sa santé. Le récit « La pluie » contient ce souvenir de la terrible année 1943 : Je comprenais que mon corps, dont aussi les cellules de mon cerveau étaient insuffisamment nourries et que cela se traduirait inévitablement par la folie, la sclérose précoce ou quelque chose d’autre.9 L’esprit resta intact. Mais le corps fut atteint tôt. En 1954, comme on l’a vu, Chalamov notait l’affaiblissement de ses cinq sens. Pendant toute la durée de sa vie libre il ne put résoudre la question de savoir s’il n’aurait pas mieux valu qu'il disparût à la Kolyma. En 1957-1958 il fut soigné six mois à l’hôpital Botkine à Moscou, à la sortie duquel il obtint une carte d’invalidité qui lui donna droit à une minuscule pension (42 roubles 50 kopecks par mois !). Avant son hospitalisation il avait un peu travaillé pour la revue Moscou en qualité de correspondant non titulaire. Malade, il avait dû renoncer à cette activité. Ensuite le poète Boris Sloutski le recommanda à la rédaction du Monde nouveau comme consultant littéraire. Il assura jusqu'en 1965 cette tâche qui consistait à faire la critique de récits sur les camps envoyés par des auteurs amateurs.Cela lui prenait un temps précieux qu'il aurait voulu consacrer à l'écriture de son œuvre littéraire. 483


Son mariage lui apporta quelques années de sérénité. Il consacrait du temps à l’instruction de Sergueï. Devenu par la suite docteur en philologie, Néklioudov garda de la gratitude pour celui qui avait développé ses goûts littéraires en professeur savant et avisé. Il fut parmi les premiers admirateurs de l'écrivain et il devint l’un des meilleurs critiques des Récits de Kolyma. D’après le témoignage du beau-fils la vie commune du couple cessa vers 1960. Chalamov devenait misanthrope, il se tenait à l’écart des amis de sa femme, il fréquentait seul les siens. Bientôt, prétextant le besoin de suivre un régime alimentaire, il se mit à faire ses propres achats, à préparer ses repas, à les prendre séparément. Il était irritable, impatient, méfiant. Avec des périodes de rémission sa santé allait décliner d’année en année. Les insomnies dont il se mit à souffrir et la dépendance aux somnifères accroissaient son malaise. Une épouse que l’entourage disait bonne et dévouée, mais fragile car elle aussi avait été malmenée par la vie, se plaignait du changement survenu dans son comportement. L’époux s’installa pour vivre et travailler dans une chambrette exiguë obtenue par le cloisonnement en deux parties de la pièce du fils. Le divorce eut lieu en 1966.

Filature (années 1950) Archives du KGB

Avec sa seconde femme Olga Néklioudova 484


Au milieu des années soixante l’entourage de Chalamov éprouvait pour lui de la pitié, à côté de l’admiration. « Il était physiquement détruit », raconte l’écrivain Vsévolod V. Ivanov. « Une silhouette élevée dont toutes les parties remuaient comme séparément. Nadejda Mandelstam m’a dit que l’aspect de Chalamov lui rappelait une sculpture métallique avant-gardiste ».10 Le poète Aïgui rapporte dans l’essai « Une soirée avec Chalamov » (1965) comment, pendant que ce dernier lisait à haute voix son « Cherry-Brandy », « […] il se passa quelque chose […], soudain l’écrivain se mit à gesticuler, comme saisi de tics, son débit s’accéléra. Varlam Tikhonovitch sentit notre stupéfaction : il nous jeta un regard noir, dur et se ressaisit aussitôt. Nous avions à nouveau devant nous un homme élancé, élégant et aux gestes harmonieux ».11 En 1966 sa prestance séduisit encore la jeune Irina Sirotinskaia dès leur première rencontre : « Un homme de haute taille, aux yeux d’un bleu intense dans un visage hâlé marqué de rides profondes. Un Viking ».12 Elle avait lu le premier recueil des Récits de Kolyma qui circulait sous le manteau depuis quelques années. Elle vint chez lui pour ainsi dire en mission. Elle travaillait aux Archives Centrales d’Etat des Lettres et des Arts (le TSGALI), où elle faisait partie d’un groupe de jeunes spécialistes de la littérature qui avaient décidé d’aider de nombreux écrivains en disgrâce. Aider signifiait en particulier inviter les auteurs non publiés à déposer leurs manuscrits aux Archives d’Etat.13 Après son divorce Chalamov habitait toujours à la même adresse (Khorochevskoïe, n° 10), mais un étage plus haut dans une pièce vaste et claire, qui était son premier logement indépendant et que, raconte Sirotinskaia, il eut à cœur de meubler et de décorer. Ce fut le début d’une profonde amitié et d’un grand amour. Une note des Carnets datée de 1972 évoque le bonheur vécu dans ce contexte. Ici chaque jour je respirais librement, pendant cinq ans je me suis levé et couché plein d’ardeur au travail […]. C’est ici que j’ai trouvé et consolidé un amour – ce que l’on appelle l’amour. Et aujourd’hui où je quitte ce logement je remercie Irina. Son amour et sa fidélité m’ont donné de l’assurance même pas dans la vie, mais dans ce qui est plus important que la vie – la capacité à faire 485


dignement son chemin. Son abnégation était la condition de mon repos, de mon élan professionnel. Il poursuit : J’étais si enthousiaste, si heureux de ma liberté dans le travail, je l’appréciais à tel point que j’oubliai pour un temps tout ce qui concernait la publication [des récits] et, bien sûr, je l’ai payé cher.14 L’amitié de Sirotinskaia apporta à l’écrivain la précieuse assurance que ses œuvres, dont les manuscrits étaient invariablement refusés par les éditeurs, seraient sauvées sinon de l’oubli du moins de la disparition. Une « Déclaration » datée du 4 avril 1969, conservée dans les archives de l’écrivain, spécifie : En cas de mort subite : je n’ai pas eu le temps de refaire, de réécrire mon testament. Je lègue tout mon héritage, y compris mes droits d’auteur à Sirotinskaia.15

Irina Sirotinskaia

Avec elle il connut plusieurs années de bonheur et aussi de collaboration littéraire. Elle l’écoutait pendant qu’il composait ses récits à haute voix, parfois criant à tue-tête dans un état d’intense émotion. Ensuite elle lisait, elle jugeait. Elle fut l'une des rares personnes à apprécier dès le début la qualité exceptionnelle de sa prose. 486


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Dans ses Longues, longues années d’échange Sirotinskaia rappelle l’engouement de Chalamov pour l’art dramatique. Ensemble, ils fréquentaient le prestigieux théâtre « Sur la Taganka » où brillaient le metteur en scène Lioubimov et l’acteur Vyssotski. Elle nomme les autres scènes moscovites qu’il aimait : le Théâtre Pouchkine, le Théâtre de la Satire, etc. Elle note : « Il avait le sens scénique ». A cette époque il entreprit d’écrire des pièces, qui restèrent inachevées à l'exception d'Anna Ivanovna. Au cinéma Chalamov « était un spectateur passionné, émotif ».16 Ils ne manquaient pas les expositions de peinture organisées de loin en loin dans la capitale. De discrètes allusions à l’évolution de leurs sentiments contenues dans les souvenirs de Sirotinskaia nous amènent jusqu’au déclin de leur relation. Vers 1970 un échange de vers les aida à l’exprimer. Elle cita Blok : « Impitoyablement tu as fiché un couteau pointu / Dans mon cœur ouvert au bonheur ». En réponse il reprit les mots de Tsvétaeva : « Tu ne m’aimes plus / C’est la vérité dite en cinq mots ».17 Il aurait voulu l’épouser. Elle avait une famille, trois enfants. Elle dut choisir. L’amitié resta. Leurs rencontres s’espacèrent...

Avec Nadejda Mandelstam

A cette époque Chalamov fréquentait chaque semaine la cuisine salon littéraire de Nadejda Mandelstam qui accueillait des écrivains, des journalistes et des lecteurs éclairés. Il aimait discuter de littérature, mais surtout être écouté. Dans ce lieu de convivialité si typiquement russe il se fit des amis fidèles, en particulier le philosophe Iouli Schreider et le critique Andreï Morozov. Parmi ses relations il comptait Aleksandr Soljénitsyne qu’il avait 488


rencontré à la rédaction du Monde nouveau. Il fut invité à Riazan, la ville de Soljénitsyne. Ce dernier venait le voir à Moscou. Mais l’amitié et l’échange épistolaire cessèrent brusquement. Chalamov rompit d’un coup et à jamais, ne voyant plus qu’un affairiste dans ce frère de plume naguère estimé. Il se brouilla aussi avec Nadejda Mandelstam qui avait jugé sévèrement son divorce et qui n’avait pas de sympathie pour sa nouvelle compagne. Mais surtout les familiers de la veuve du poète, lassés de ses monologues et peut-être de sa mentalité de zek qui entretenait la mémoire d’un passé sombre, le traitaient avec un dédain moqueur. Dans les années soixante Chalamov avait acquis une petite réputation de poète après l’impression à tirages modestes des recueils La Pierre à feu et Bruissement de feuilles. De loin en loin quelques poèmes paraissaient dans la presse. Il plaçait haut, trop haut sa poésie. Sirotinskaia se souvient qu’à la sortie de son troisième recueil en 1967 il lui avait dit : Ce sont les meilleurs vers aujourd’hui en Russie.18 Néklioudov qui fut témoin de ses efforts pour se faire publier estime que « […] la thématique concentrationnaire de ses œuvres tout simplement n’arrivait pas jusqu’aux lecteurs »19, parce que les allusions aux thèmes interdits qui apparaissaient en filigrane dans ses vers étaient gommées par la main du censeur ; mais aussi parce que le jeune public était attiré par des sujets moins graves et plus actuels et qu’il allait à la rencontre de nouveaux talents. Les étoiles montantes en poésie étaient Evtouchenko, Akhmadoulina, Voznessenski. Or, Chalamov croyait détenir l’art du vers, qu’il exposait dans ses essais, notamment dans « Table de multiplication pour les jeunes poètes » (1964). Il était convaincu que la poésie est […] l’affaire non des gamins, mais des hommes chenus. Dans cette sorte de querelle des anciens et des modernes il était ou plutôt paraissait être en porte-àfaux avec son époque. « Il représentait pour les jeunes un passé sanglant et honteux. »20 (Néklioudov) En réalité il était leur mémoire, dont pour l’instant eux se détournaient vers des rêves d'avenir. En 1966 le prosateur en quête de publication avait été éconduit dans toutes les maisons d’édition. Même Aleksandr Tvardovski, l’éditeur d’Une journée d’Ivan Dénissovitch, avait fermé sa libérale revue à ses « esquisses », comme il cataloguait dédaigneusement la 489


prose de Chalamov. En effet plusieurs années auparavant l'écrivain avait déposé dix-huit récits à la rédaction du Monde nouveau. N'ayant toujours pas de réponse, en 1962 il avait prié Soljénitsyne d'appuyer sa demande auprès du rédacteur en chef. En vain ! Le Samizdat, qui dès la deuxième moitié des années cinquante s’était imposé comme l'unique voie possible pour les œuvres rejetées par la censure, permit la diffusion du contenu du premier livre des futurs Récits de Kolyma dans les deux capitales et un peu en dehors. Les mémoires d’Evguénia Guinsbourg sur la Kolyma circulaient en manuscrit au même moment. Le procédé était simple. Avec l'aide de son entourage l'auteur distribuait des exemplaires dactylographiés de son œuvre. En 1966 Chalamov donna à lire les copies refusées par les éditeurs et d'autres reproduites par des dactylos de bonne volonté. Ses récits commençaient à pénétrer en province, jusqu'à Magadane, là où résidaient ses amis Lesniak, Loskoutov, Démidov, Voronskaia... Néklioudov affirme que les premiers lecteurs de Chalamov ne virent en lui qu’un témoin des réalités concentrationnaires. En revanche, ses pairs en littérature le considérèrent d'emblée comme un grand écrivain, un classique. Dombrovski appréciait chez lui « la puissance lapidaire de Tacite »21. Sirotinskaia rapporte les paroles de ce même Dombrovski, que lui avait répétées le sculpteur Soutchkov : « Dans la prose concentrationnaire Chalamov est le premier, moi le second, Soljénitsyne le troisième. »22 Soutchkov sculpta les visages de Soljénitsyne et de Chalamov. Au fil des années le contenu des livres deux à cinq des Récits était distribué en Samizdat au fur et à mesure de la composition. Mais en réalité, la percée opérée dans le public par ce moyen de diffusion aléatoire ne faisait connaître l’œuvre que partiellement et imparfaitement. Le lecteur avait accès à des textes isolés, lus à la hâte, au mieux recopiés avant d’être transmis à des proches. Comment, explique Michel Heller à ce sujet, pourrions-nous apprécier un tableau de Rembrandt qui aurait été mis en pièces et dont nous ne pourrions voir que des morceaux épars ? Bientôt le Tamizdat, édition non plus ici (dans le pays) mais à l’étranger (là-bas – « tam ») jouerait le même rôle dans la méconnaissance des Récits en dehors de la Russie. 490


Après la destitution de Nikita Khrouchtchev du poste de secrétaire général du parti, tout espoir de faire paraître un livre touchant à la thématique carcérale avait disparu. Le nom de Soljénitsyne était rayé des programmes des maisons d'éditions, lui qui en 1964 avait adressé à Chalamov ces lignes encourageantes : « Et je crois sincèrement que nous verrons le jour où les Récits de Kolyma et les Cahiers de Kolyma seront eux aussi publiés. J’y crois fermement ! Alors, on saura qui est Varlam Chalamov. »23 Quelques années auparavant c'est Boris Pasternak qui avait voulu lui donner de l'espoir : « Vous serez publié, lorsqu’on recommencera à me publier. »24 Ni le Docteur Jivago ni les romans de Soljénitsyne ni les Récits de Chalamov n’ont été publiés in extenso dans la Russie Soviétique. Chalamov souffrit beaucoup de l’impossibilité de faire lire à ses compatriotes et à ses contemporains sa poésie et sa prose intactes et intégrales. Il aspirait à la renommée moins par amour-propre que pour faire œuvre de mémoire et d’information, afin que ne perdurât pas le mal stigmatisé dans ses écrits. Je n’ai que faire de la gloire dans l’audelà, j’ai besoin de la gloire de mon vivant.25 Ayant pris en vain tous les contacts possibles dans le monde de l’édition, ayant effectué toutes les démarches nécessaires au prix de grandes fatigues, il se résigna. Il affichait même le détachement indispensable à la bonne marche de son travail. En 1963 il recommandait à Lesniak qui écrivait ses souvenirs : Il faut écrire tout le temps sans nécessairement essayer de se faire publier26. Chalamov prônait inlassablement l'incorruptibilité de l’écrivain. Dès 1953 il confiait à Pasternak : Être édité ou non est pour moi une question importante, mais nullement primordiale. Il y a une série de barrières morales que je ne peux pas franchir.27 Néklioudov qui avait vécu à ses côtés a bien saisi le désespoir qui le mina tout au long de sa tardive carrière : « Il aurait voulu que la société reconnût la faute terrible qu’elle avait commise à son égard et lui rendît la parole, qui est naturelle au poète, pour dire dans sa langue la vérité au peuple entier. »28 Pendant quinze ans Chalamov refusa d’adhérer à l’Union des Ecrivains Soviétiques malgré l’insistance de ses proches. Le poète Sloutski et le critique Timoféiev étaient prêts à le parrainer. Il ne 491


voulait pas renier ses convictions et s’aliéner en tant que créateur à seule fin de voir imprimée peu ou prou son œuvre défigurée. « A quoi sert cette Union des Écrivains, s’interroge Evguéni Chklovski, et est-ce bien une Union ?, si elle est profondément indifférente au sort de ses membres, surtout lorsqu’ils ont véritablement besoin d’une aide, d’un soutien, d’une sollicitude non pas formelle mais réelle. Ou bien existe-t-elle seulement pour complaire aux détenteurs du pouvoir, parce qu’elle est précisément toujours du côté de la force et du pouvoir ? »29 Privé de droits d’auteur, Chalamov fit toute sa vie partie des pauvres. La pension de mineur qui remplaça en 1965 celle d’invalidité était à peine supérieure et lui permettait tout juste de subsister. L’homme vieillissant et malade aurait été dans le besoin sans les travaux de rédaction effectués pour les revues Moscou et le Monde nouveau et les traductions qu’il obtenait de loin en loin. Après que Léonid Brejnev eût « endossé l’uniforme de Staline », on vit s’installer « la dictature du conformisme soviétique »30 (M. Heller). Les historiens ont défini par le mot « zastoï » (stagnation) les années brejnéviennes (1965-1980). La nouvelle direction stoppa les tentatives faites avec bonne volonté sinon en profondeur sous l'autorité de Khrouchtchev pour lutter contre les « tares organiques » d’un système économique, politique et social foncièrement irréformable. En revanche, Brejnev développa le mode de répression instauré par son prédécesseur, qui après avoir condamné la terreur stalinienne avait procédé à une persécution sélective principalement dirigée contre les intellectuels. Le nouveau code pénal de la République de Russie (1961) prévoyait le placement des rebelles dans des hôpitaux psychiatriques carcéraux ou ordinaires après une expertise médicale effectuée par des thérapeutes contrôlés par le pouvoir. L’ensemble des citoyens acceptait sans mot dire les grandes difficultés de la vie quotidienne et les mensonges officiels sur les progrès de leur pays en passe de rattraper les Etats-Unis : « une population infantilisée », selon Michel Heller. L’homo sovieticus31, personnage absurde et tragique des romans d’Aleksandr Zinoviev, était né. En réaction la Dissidence se constituait, qui regroupait des 492


citoyens lucides et audacieux, menacés chaque jour par l’enfermement, la relégation ou l’expulsion de leur pays. Parmi les plus connus figure le physicien Andreï Sakharov, fondateur du Comité pour la défense des droits de l'Homme et la défense des victimes politiques. Chalamov restait à l’écart de l’activité des dissidents, parce que les Récits qu’il composait jour après jour constituaient à ses yeux en eux-mêmes une gifle au stalinisme32 et au post-stalinisme. Il n’intervenait que pour dénoncer les injustices faites aux écrivains et à travers eux à la littérature. Scandalisé par le procès intenté en 1965 aux prosateurs Iouli Daniel33 et Andreï Siniavski pour l’envoi de leurs récits à l’étranger, il rédigea une Lettre à un ami (anonyme) qui fut incluse dans le livre blanc de l’affaire composé par le jeune dissident Iouri Galanskov. Il y demandait en particulier l’abrogation de l’article du code pénal qui condamnait les auteurs pour « diffusion de calomnie antisoviétique ». En effet l’heure était grave, si leurs œuvres de fiction avaient pu envoyer Siniavski et Daniel en détention pour respectivement sept et cinq ans. A la charnière des années soixante et soixante-dix les dirigeants du pays, irrités par les fuites de manuscrits à l’étranger, par l’accueil favorable qu’y recevaient de grandes œuvres, bref par la vigueur de ce Tamizdat insaisissable, faisaient peser des menaces sur les écrivains. En 1970 Soljénitsyne se vit contraint de renoncer à son prix Nobel. Le romancier Voïnovitch dut battre sa coulpe, tandis que Vladimir Maksimov34 et Boulat Okoudjava35 refusaient de désavouer leurs livres interdits en Russie. Alors Chalamov se trouva à la croisée des chemins. Il avait laissé passer ses Récits en Occident après le refus de publication essuyé en 1966 auprès de la maison d’édition l’Ecrivain soviétique. En 1967 avait paru à Cologne un petit recueil de récits en langue allemande sous le titre Article 58. Souvenirs du détenu Chalanov. En 1969, on l'a vu, les éditions Gallimard publièrent ce texte traduit en français avec le même nom d’auteur estropié. Ces publications attirèrent l’attention des autorités littéraires et politiques de son pays, et elles suscitèrent chez Chalamov une peur panique en même temps que de l'indignation et de la colère. 493


Il se fit connaître à l'éditeur allemand à qui il demanda un dédommagement financier, ne pouvant réclamer des droits d'auteur, puisque l'URSS n'avait pas encore signé d'accord avec les Etats européens sur la protection de la propriété intellectuelle. Bien entendu, sa requête ne fut pas satisfaite. La diffusion en Tamizdat était absolument incontrôlable tant pour l’auteur que pour le censeur. Alors le pouvoir frappait et l’écrivain recevait les coups. La Nouvelle revue de New-York publia les Récits de Kolyma de 1966 à 1976. A partir de 1970 une autre revue américaine, Grani, inséra régulièrement dans ses numéros des récits de Chalamov, ce dont celui-ci eut d'autant plus à souffrir que Grani avait en Russie une réputation détestable d'anti-soviétisme. La filature dans les rues de Moscou et la surveillance policière de son appartement se renforcèrent. Chalamov se savait en danger. Peut-être de son plein gré, peut-être conseillé par l’écrivain Boris Polévoï, rédacteur en chef de la revue Jeunesse qui avait publié un assez grand nombre de ses vers, le 15 février 1972 il rédigea une lettre destinée au célèbre hebdomadaire la Gazette littéraire, qui la présenta à la page de l’information internationale du 23 février. Dans une note écrite de sa main en février 1972 (Pour moimême) l’écrivain affirmait être l'auteur de cette lettre. Dans cette dernière il mentionnait son œuvre dans des termes qui choquèrent son entourage : La problématique des Récits de Kolyma a été balayée depuis longtemps par la vie.36 Pourquoi s’était-il déshonoré en s'inclinant devant le pouvoir honni ? Il expliqua : Je devais aller au bûcher pour attirer l’attention.37 Ce fut donc un ultime geste pour voir figurer son nom et le titre de son livre dans la presse de son pays. Indigné par le mépris affiché pour son œuvre dans toutes les rédactions, il s’écriait : elle existe, et il la nommait. Il espérait en outre que son nouveau recueil de vers, prêt pour la publication et refusé par les éditeurs, pourrait paraître. En effet, grâce à Polévoï Nuages de Moscou fut donné à l’impression le 17 avril suivant. Un an plus tard Chalamov entra à l’Union des Ecrivains pour les mêmes raisons de subsistance que celles qu’il avait données à Lesniak après l’envoi de la lettre : C’est la vie qui m’a obligé à le faire. Que crois-tu ? Est-ce que je peux vivre avec une pension de soixante-douze 494


roubles ?38

1965

1968

Le visage humain a mille expressions, la photographie n'en saisit qu'une... La peinture est plus prĂŠcise que la photographie. (Eclats des annĂŠes vingt) 495


Mais l’infamie ne fut pas lavée. « Pour moi c’était la chute du héros »39 (Sirotinskaia). « Nous comprimes tous que Chalamov était mort. »40 (Soljénitsyne) Quelques amis lui restèrent fidèles. Lesniak l’innocenta disant qu’ « […] il n’aurait pas fallu briser un homme âgé, malade, martyrisé et remarquablement doué. » 41 Démidov fustigea ses détracteurs : « Vous, que savez-vous de la vie ? Savez-vous comment on démolit un homme ? »42 Son acte avait été dans une certaine mesure suicidaire, puisque blessé il s’isola de plus en plus, ne recevant plus chez lui ni ne communiquant avec personne. Valéri Esipov éclaire en historien la position de l'écrivain et le sens de la phrase qui avait scandalisé son entourage. D'après lui Chalamov avait exprimé sa conviction et son espérance concernant l'évolution favorable de la société soviétique amorcée par Khrouchtchev, et cela malgré les reculs du brejnévisme. Esipov partage ses vues : « L'actualité de la question des camps - écrit-il avait perdu objectivement beaucoup de son importance. Chalamov avait compris qu'après le XXe congrès s'étaient produits des changements irréversibles et que le retour au terrible passé stalinien était dès lors impossible. » Il cite Chalamov : Le changement est colossal par rapport au génocide de notre époque.43 Courber l’échine devant le pouvoir politique, si tel avait été le cas du vieil homme, relevait parfois de la raison et du courage, comme le savait tout ancien zek. Si Chalamov avait été lâche en 1972, alors il partageait cette faiblesse avec nombre de grands écrivains, ses prédécesseurs. Mandelstam n’avait-il pas essayé d’atténuer le coup porté à Staline dans sa fameuse épigramme sur « le montagnard du Kremlin » avec une « Ode à Staline » ? Et Pasternak n’avait-il pas publié des actes de contrition dans les journaux ? Ils sont légion. Chacun avait voulu retarder l’instant de sa perte. Chalamov se sent proche du martyr Avvakum, lorsqu’il écrit : Que l’on me moque Et me livre au bûcher, Que l’on répande mes cendres Sur les cimes, à tout vent. 496


Il n’est pas de sort plus doux, De fin plus désirée Que la cendre qui vient Frapper le cœur des hommes.44 En septembre 1972 il fut délogé de sa chambre et relogé au centre de Moscou dans un appartement communautaire qu’il partageait avec deux familles. Il disposait d’une grande pièce, mais désormais solitaire et malade il n’avait plus la force de la rendre confortable. Il peinait de plus en plus à faire ses achats et à préparer ses repas. Les soucis quotidiens lui laissaient peu de temps pour travailler. A partir de 1974 il n’écrivit presque plus de prose. En revanche, il poursuivait son œuvre poétique. Son cinquième et dernier recueil de vers parut en 1977. Ces cinq années furent malgré tout une période de répit. Devenu sourd il n'utilisait plus le téléphone mais il communiquait par l'écrit avec un grand nombre de correspondants. Il fréquentait la rédaction de la revue Jeunesse où de jeunes poètes appréciaient sa conversation. Le Litfond (Fond littéraire près l’Union des Ecrivains) lui fit l’aumône de quelques bons d’admission dans des maisons de repos réservées aux écrivains sur la Mer Noire. Il y fit un dernier séjour en 1978, qu’il écourta parce qu’il se sentait trop malade pour tirer plaisir d’une belle nature et d’un cadre de vie luxueux. Une Moscovite, une connaissance de l’auteur de ce livre, était en villégiature à Ialta dans le même établissement que Chalamov. Elle rapporta l’impression de déchéance physique et de dénuement qu’il produisit sur elle, alors qu’elle lui offrait son aide et sa compagnie. En 1979 sa santé se dégrada. Son entourage s’alarma et ses amis cherchèrent une solution. Il fut soigné quelque temps à l’hôpital Botkine par le docteur Mikhaïl Lévine, dont le nom peut figurer dans la liste des médecins courageux qui au camp ou en liberté apportèrent à l’écrivain un soutien inestimable. En effet, dans la Russie des années soixante-dix un ancien détenu et intellectuel rebelle pouvait, s’il était admis dans un service hospitalier, compromettre la carrière de ses thérapeutes, d’autant plus que le diagnostic de maladie mentale obtenu auprès du corps médical 497


suffisait aux organes de répression pour faire interner un innocent. Conscient qu’il fallait éloigner la menace de placement en hôpital psychiatrique, sachant que les responsables de l’Union des Écrivains y recourraient avec empressement, le docteur Lévine fit tout pour le « remettre littéralement sur pied » (Chklovski). De retour chez lui Chalamov fut confié par son ami Schreider à une jeune femme employée au Litfond, Lioudmila Zaïvaia45, qui pendant deux ans lui apporta une aide sporadique et une affection capricieuse. Ensemble ils écrivirent à l’Union pour qu’on lui accordât un appartement indépendant de deux pièces. La réponse fut que même une pièce était de trop, puisqu’il allait mourir. On lui donnerait plutôt un bon pour une maison de repos ! On a le cœur serré à la lecture de ces lignes sécrétées par la prétendue élite des lettres soviétiques. On est profondément touché par les témoignages laissés par ses amis sur la détresse de Chalamov, presque sourd, presque aveugle et sans famille. Depuis les années de vieillesse de ses parents l'existence des vieux en Russie Soviétique avait connu peu de changements. Après sa mort Evgueni Chklovski écrivit un essai sur cette période en donnant des détails qui figurent aussi dans les souvenirs d’Issaiev : « Des cordes tendues à travers toute la chambre, auxquelles il se tenait pour se déplacer, par terre des livres, des manuscrits, à côté les ustensiles de ménage, parce qu’il allait le moins possible à la cuisine de peur des accrochages avec les voisins, des ordures, de la nourriture… »46 En avril 1979 Chalamov fit appeler Issaiev à l’aide. Mais il refusa d’abord d’être emmené à l’asile, comme il disait. Sinon, il se pendrait… Peu de temps après il donna son accord. Issaiev et son épouse Voronskaia l’installèrent dans une maison pour vieillards et invalides située dans la grande banlieue de Moscou. Issaiev résume ainsi l’impression laissée par sa dernière rencontre avec l’écrivain : « Varlam Tikhonovitch est vivant, mais il est dans un tel état physique que je doute qu’il puisse retrouver une activité créatrice. »47 Sirostinskaia, qui avait souvent entendu Chalamov dire que 498


« [sa] vie [était] ratée, comme toute vie humaine », donne son sentiment : « Bien que tragique, son destin laisse l’impression d’un fulgurant accomplissement. Il a réalisé exactement tout ce qui devait l’être dans le conflit survenu entre l’Etat et cet homme décidé, fort, inflexible. »48

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Le philosophe Nikola誰 Berdiaev

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2

DU NÉANT À L'ÊTRE « La véritable tragédie est de la liberté, non de la fatalité. »1 Nikolaï Berdiaev Le nom de Berdiaev est mentionné au tout début de La Quatrième Vologda parmi les […] nombreux hommes d’action de l’opposition, d’Avvakum à Savinkov, de Sylvestre à Berdiaev […], qui connurent la relégation en deçà et au-delà des monts Oural, et pour certains, dont Berdiaev, dans la ville natale de l’auteur. Chalamov s’incline devant le sacrifice de sa vie que dut faire l’archiprêtre Avvakum pour résister aux réformes de l’Eglise orthodoxe imposées par le patriarche Nikone. Il vénère le terroriste Savinkov pour son action dirigée d’abord contre les monarques, puis contre les bolchéviks. Son rapport au philosophe Nikolaï Berdiaev est plus complexe. Proscrit pour ses convictions révolutionnaires, Berdiaev résida à Vologda de 1901 à 1903. Son premier ouvrage Subjectivisme et idéalisme dans la philosophie des sociétés (1901) montre un changement d’orientation de sa pensée. Rendu à la liberté, il s’engagea dans le mouvement de la « renaissance russe », axé en particulier sur la lutte contre le conformisme de la hiérarchie ecclésiastique. Quelques années plus tard le père de Chalamov prendrait part à ce même combat avec une partie du clergé. Homme d’action de l’opposition, Berdiaev le fut avec les armes de l’écriture et de la parole. En 1919 il fonda à Moscou l’Académie libre de la culture spirituelle. Il y enseignait la philosophie en même temps qu’à l’Université. Certains de ses cours furent publiés par la 501


suite sous le titre l’Esprit de Dostoievski. Expulsé de Russie en 1922 comme « adversaire idéologique du communisme », il vécut deux ans à Berlin où ses travaux lui valurent une notoriété européenne. En 1924 il s’installa en France. Il mourut à Clamart en 1948. Son œuvre écrite dans l’émigration est immense. L'ecrivain Alekseï Rémizov qui vécut en relégation à Vologda en même temps que Berdiaev range celui-ci, on l'a vu, parmi les « titans » de l’Athènes septentrionale : « Exactement un demi-siècle en arrière, Vologda. » – écrivait-il en 1953 – « Il était trois titans : Berdiaev originaire de Kiev, Lounatcharski de Kiev, et Savinkov de Varsovie. »2 Berdiaev est à coup sûr l’un des plus grands penseurs, le plus grand peut-être de la Russie du vingtième siècle coupée en deux, la soviétique et l’émigrée. Il se présentait lui-même comme un « […] chercheur de vérité et de vie en Dieu, un révolté, un philosophe existentiel. »3 Au cœur de son engagement se trouve l’idée de la liberté comme primordiale et irrationnelle, une liberté mise en œuvre par l’esprit humain dans la création. Le Sens de l’acte créateur parut en 1913. Le Sens de l’histoire date de 1922. Berdiaev avait été nourri de la « philosophie de l’existence » d’inspiration religieuse, qui était brillamment représentée en Russie au début du vingtième siècle. En Europe il vit naître et s’épanouir le courant de l’existentialisme, à propos duquel Olivier Clément note dans un article consacré à Berdiaev : « […] quant à l’existentialisme ce sera pour lui convergence plus qu’influence »4. Berdiaev lui-même employait ce terme pour qualifier son mode de réflexion. Sous la plume de Chalamov le nom répété de Berdiaev fait figure de repère dans la pensée moderne. L’avait-il lu ? Irina Sirotinskaia se souvient qu’il « […] n’aimait pas réfléchir sur des sujets abstraits ; il n’avait pas de lectures philosophiques. »5 Le lycéen de Vologda avait peut-être entendu parler de Berdiaev par d’anciens proscrits résidant dans sa ville. Mais il était très jeune. Ensuite, après son installation à Moscou, il est peu probable qu’il ait eu connaissance des idées d’un auteur mis à l’index en 1920. Puis, toutes les philosophies du passé et du présent furent interdites. Seule était autorisée et partout diffusée l’idéologie marxiste. Dans les années trente, pendant la période de vie libre qui sépara 502


ses deux détentions Chalamov n’eut certainement pas l'occasion de lire Berdiaev dont les écrits étaient introuvables en Russie. A propos de cette époque Nadejda Mandelstam se souvient qu' « Ossip Mandelstam n’avait pas trouvé les livres de Berdiaev, bien qu’il les eût cherchés. »6 On sait aussi d'après ses Souvenirs qu’elle-même se procura après 1960 La Connaissance de soi – essai d’autobiographie spirituelle (1940) qui l’enthousiasma. Les œuvres de l’ancien marxiste converti à l’idéalisme ne furent jamais publiées en Union soviétique. Nadejda Mandelstam avait en main un volume édité à l’étranger. Elle vanta à son correspondant et ami ce livre comme celui de « l’un de nos meilleurs penseurs modernes », mais on ignore si Chalamov le lui emprunta. Chalamov et Berdiaev se côtoient dans leur rapproche de la pensée de Dostoievski. Berdiaev pour la première moitié du vingtième siècle et Chalamov pour la seconde complètent et prolongent la vision dostoievskienne de l’évolution de la société russe en observant les comportements de leurs contemporains. Si, comme le croyait Berdiaev, « […] la tendance à la philosophie existentielle a depuis toujours été au centre de la philosophie russe »7, alors il apparaît comme séduisant d’imaginer une ligne directrice de la pensée russe qui aurait pu être ébauchée au dix-septième siècle dans La Vie d’Avvakum, qui au dix-neuvième aurait traversé l’œuvre de Dostoievski et au vingtième se prolongerait dans les écrits de Berdiaev et de Chalamov. Forts de cette perspective nous nous sentons portés à examiner la prose et les vers de Chalamov sous l’éclairage existentialiste. Dans La Connaissance de soi qui contient l'histoire détaillée de sa vie intérieure Berdiaev affirme : « […] seule la littérature des confessions, celle des journaux intimes, des autobiographies et des souvenirs, celle-là seule se fraye un chemin à travers l’objectivité vers la subjectivité existentielle. »8 Il donne l’exemple des romans de Dostoievski. Les Récits de Kolyma relèvent de la même démarche. Toute sa vie Chalamov fut tenu à l'écart des courants de pensée contemporains par la double barrière du rideau de fer et des barbelés. Mais, quelques années après sa mort, alors que dans la Russie désoviétisée les mots « existentiel » et « existentialisme » retrouvaient une connotation positive dans la critique littéraire, Dimitri Lékoukh définissait dans l’article déjà cité « L’enfer c’est nous-mêmes » (1991) 503


les deux tendances de la littérature concentrationnaire russe : la « réaliste et historique » et l’ « existentialiste ». Il nommait l’initiateur de la première : Soljénitsyne. Et il affirmait : « A l’origine de l’autre courant, l’existentialiste, se trouve l’écrivain Varlam Tikhonovitch Chalamov. »9 L’écrit le plus caractéristique de ce point de vue est sans nul doute l’essai « La prison des Boutyrki (1929) », dans lequel Chalamov âgé décrit les états d’âme les plus intimes du jeune homme qu’il était lors de sa première détention et montre avec une extraordinaire fraîcheur la naissance d’une vérité essentielle pour lui. On a évoqué cette révélation. Que la réclusion puisse offrir des conditions favorables au retour sur soi-même a été noté maintes fois. Léon Chestov écrit à propos de Dostoievski : « Non moins puissamment ni passionnément que Luther et Kierkegaard, il a exprimé les idées fondamentales de la philosophie existentielle […]. Au bagne l’homme apprend à s’interroger autrement qu’il ne le fait en liberté ; il acquiert une audace dans sa façon de penser dont il ne s’imaginait même pas capable »10. Les raisonnements routiniers cèdent la place au questionnement sur l’existence. C'est dans un style à la fois narratif et analytique, où le mélange d’abstrait et d’imagé traduit au mieux une pensée ancrée dans le ressenti et en même temps orientée vers des choix éthiques, que Chalamov reproduit la réflexion menée autrefois dans l'isolement de sa cellule. La formulation est lapidaire comme par exemple ici : Les conditions y étaient superbes pour méditer sur la vie […]. Ou là : Cette expérience de la prison […] constituerait mon capital moral, le rouble impossible à monnayer de ma vie future.11 Le ton et le lexique diffèrent nettement entre les deux textes concernant l’année 1929 que nous voulons mettre ici en parallèle. Il s’agit d’un côté du passage des Souvenirs intitulé « A l’assaut du ciel », dans lequel Chalamov évoque l’action des jeunes révoltés des années vingt qui étaient ses condisciples et ses amis, et de l’autre de « La prison des Boutyrki » qui porte sur le temps de sa détention venue interrompre brutalement son activité clandestine. Dans celui-ci on a une confession, dans celui-là une déclaration ; ici un homme qui réfléchit dans la solitude, là un membre actif du Mouvement 504


d’opposition ; ici un élan de l’âme, là un enthousiasme combatif. Il semble qu’en un bref laps de temps une cassure se soit produite dans l’identité spirituelle du jeune homme et que cette rupture l’ait conduit à une approche de type existentialiste des épreuves qu’il est en train de vivre, sans qu’il ait renoncé pour autant au précieux héritage contenu dans le credo socialiste-révolutionnaire : mettre en accord ses paroles et ses actes. Le détenu se demande si sa conduite d’honnête homme (son mutisme obstiné aux interrogatoires) relève d’un certain romantisme : Mon comportement ne me paraissait nullement romantique, mais tout simplement digne, bien que pendant des années mes camarades […] m’aient reproché (c’était du reste une appréciation et non un reproche) le romantisme de mon attitude, le romantisme de la prison et du sacrifice.12 En écho résonne la phrase de Berdiaev : « Mon romantisme, c’est le romantisme de la liberté. »13 L’essai « La prison des Boutyrki » appelle encore une remarque. Dans le brillant aphorisme : Le chiffre idéal c’est l’unité. L’unité reçoit le soutien de Dieu, d’une idée, de la foi14 la référence à un Dieu auxiliaire s’explique pleinement sous le regard existentialiste. La responsabilité de l’homme devant son destin est totale. Dans Le Sens de l’acte créateur Berdiaev développe l’idée que « […] nos actes créateurs sont un prolongement de la Création divine ».15 Les hommes parfont le monde laissé inachevé par Dieu. Le philosophe Iouli Schreider a parlé avec justesse du « christianisme sans religion » de Chalamov. On a déjà souligné sa position paradoxale sur le sujet de la foi et évoqué la tentation refoulée. Ses réflexions sur la destinée humaine n’évacuent jamais complètement la question de l’existence de Dieu. Elles rejoignent en cela le point de vue sartrien : « L’existentialisme n’est pas tellement un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existe, cela ne changerait rien […]. Il faut que l’homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve valable de l’existence divine. »16 Dans le poème « Avvakum à Poustozersk » Chalamov pose la question de la volonté divine et de la liberté humaine : 505


Notre débat concerne la liberté, Le droit de respirer, La volonté de Dieu De trancher et de décider.17 (1955) En 1929 le jeune prisonnier des Boutyrki avait fait le choix du libre arbitre. * Des six mois de détention préventive qu’il purgea en 1937 dans cette même prison avec des conditions de vie aggravées par rapport à celles de 1929 Chalamov gardait le souvenir d’une période heureuse. Il rappelle souvent l’atmosphère de liberté qui régnait parmi ses compagnons de cellule. Mais la prison était loin d’être l’épreuve la plus dure, la plus terrible était encore à venir.18 A la Kolyma plus d’un zek rêvait de retourner là-bas, aux Boutyrki, dans la communauté humaine. Humain, ce qualificatif est en effet inapplicable aux centres d’internement du Goulag. L’expérience concentrationnaire a été dite inhumaine ; les conditions de vie dans les camps staliniens ont été définies comme meurtrières. De son côté la terminologie existentialiste emploie les expressions « situation-limite », « situation extrême » pour qualifier de pénibles circonstances survenant dans la vie d’un homme, mais qui en même temps créent un climat favorable à la reprise en main de son destin. En réalité, lorsque ces conditions extrêmes dépassent les limites du supportable, alors il ne saurait plus être question de situation en tant que telle, celle-ci impliquant la présence d’un être humain vivant. Or, le corps du crevard, cette enveloppe charnelle pratiquement vidée de son âme, celui-là est déjà du monde des objets. Dans ce cas une prise de conscience est-elle possible ? C’est improbable, car […] le camp est une école absolument négative ; on ne doit pas y séjourner même une heure – c’est une heure de perversion morale.19 L’expérience existentialiste est, elle, positive par définition. 506


Toutefois, le cas de Chalamov montre clairement que les situations trans-humaines vécues à la Kolyma pouvaient être à l’origine […] d’une grand épreuve pour les forces morales de l’homme, pour l’éthique humaine élémentaire, même si […] quatrevingt-dix-neuf pour cent des hommes ne la surmontaient pas.20 Son exploit personnel consiste précisément en ce que pendant quatorze ans il endura la vie carcérale en restant un être conscient et un chercheur de vérité. Si dans ses livres on le voit rarement sujet à une éclipse totale de la mémoire et de la conscience, à un affaiblissement de la pensée et de la volonté dont il fut en réalité affecté à maintes reprises, c’est assurément parce qu’il avait su, avec une énergie et une réceptivité peu communes, saisir les impressions les plus ténues et les garder en mémoire. Les êtres moralement forts réussissaient à considérer le camp qui les retenait prisonniers comme un laboratoire d’investigation de la nature humaine. Un endroit clos, spécialement conçu selon des normes minimales en vue d’une éphémère survie, cela rappelle les laboratoires d’expérimentation animale. Le détenu survit ou meurt dans un cadre de vie exigu : reclus dans le temps, car coupé de son passé et doutant d’avoir un avenir ; enfermé dans l’espace, car il ne connaît que la « zone » et la parcelle de terre qui l’entoure ; confiné dans sa seule carcasse, car l’arbitraire exercé par les bourreaux et les contraintes du régime carcéral détruisent délibérément le groupe humain. Chalamov était de ceux qui au lieu de se laisser réduire à l’état de cobaye réussissaient à rester des observateurs attentifs de leur déchéance. La découverte par l’individu pensant de l’absurdité qui préside à son destin sur terre est le point de départ de la réflexion existentialiste. Mais le désordre qui ronge nos sociétés est dérisoire à côté du chaos du Goulag sciemment et consciemment mis au point par une logique impitoyable. L’expérience existentialiste d’un Camus ou d’un Sartre est en grande partie spéculative et conceptuelle à l’opposé de celle de Chalamov ou d’Evguénia Guinzbourg ou d’Iouri Dombrovski et de tous les esclaves modernes qui ont souffert atrocement dans leur chair. Aussi, ayant inventé avec les ressources de son corps autant qu'avec celles de son esprit un mode de résistance qu’il sut appliquer sur une durée exceptionnelle, Chalamov put faire face stoïquement 507


aux situations-limites. Mieux, il poussa à l'extrême l'épreuve physique et morale en ajoutant de nouveaux maillons à la chaîne des privations inhérentes à la vie carcérale. Il refusa l’aide de sa famille, de ses amis, de la religion, de l’espérance, de la poésie… Ce renoncement favorisait à ses yeux l’adaptation au dénuement de la survie. Mais le maximalisme revêtait chez lui un autre aspect qui peut se résumer ainsi : si l’on survit, alors c’est en Homme. Cette attitude rejoint l’ « ascèse de la négation » (Camus) : renoncer à tous les soutiens à un moment donné, afin de pouvoir reconstruire son moi. * Enfin l’ascèse telle qu’il la concevait, Chalamov continua à la pratiquer après sa libération. Son expérience conduite à l’intérieur puis hors des barbelés et qui couvre toute son existence d’adulte est doublement exemplaire. Au plan de la biographie, elle se prolongea encore trois décennies après son retour de la Kolyma. Revenu de l'enfer il s'imposa d'autres renoncements en plus des nouvelles misères, des pressions et des humiliations de la vie « libre ». Il ne cessa d'écrire sur les camps, porté et miné par les souffrances du passé. Seule la mort mit un terme à son chemin de croix. Sur le plan de la création le ressenti du détenu marqua fortement le style de l'écrivain. L’œuvre sert son combat (vers-chocs, prosechoc). Le lecteur de Récits est invité à suivre pas à pas le déroulement des épreuves, toutes signifiantes, que traversent le narrateur ou ses personnages. Par exemple, « La pluie » s’ouvre sur une situation explosive : une pluie cinglante ; des fosses à quelque distance l’une de l’autre ; dans chacune un détenu creuse, exténué. Désespoir. L’instinct de survie sauve le narrateur (Ainsi, trempé jusqu’aux os, mais l’âme en paix, j’attendais […]), alors que son voisin, [ayant] compris que la vie n’a pas de sens21, sort de la fosse et s’expose au feu des gardes. Son camarade [le narrateur] se précipite et le tire en arrière. Chacun vient d'inventer sa vérité. L’auteur montre le déclenchement de la pensée et de l’acte à partir de la perception douloureuse des circonstances. 508


* Chalamov a payé son écot à la pensée existentialiste avec sa réflexion sur l’inspiration poétique (« Cherry-Brandy »), sur la foi (« Jour de repos »), sur la mémoire ressuscitée et la parole recouvrée (« Maxime »), sur le bonheur enfin dans la nature. Dans ce dernier cas la vérité existentielle dévoilée est d’autant plus prégnante qu’elle est véhiculée par la poésie. Dans les Récits la mort reçoit un traitement particulier. Les morts potentiels montrent une tranquille indifférence à son égard, ne voyant pas d’irréductible différence entre les états d’être et de non-être, ne sentant pas dans leur peau de crevard l’insidieux passage de vie à trépas. Comme la peur de mourir, l’angoisse de vivre inhérente à la pensée existentialiste est absente de l’expérience de Chalamov : Nous savions que la mort n’est pas pire que la vie et nous ne craignions ni l’une ni l’autre.22 C’est la rage qui soutient l’homme jusqu’au bord de l’épuisement. C’est sa souffrance et celle d’autrui qui le désespèrent. * Pour les philosophes de l’existence la conscience morale n’est pas moins importante que la prise de conscience, la spiritualité que la subjectivité, l’audace dans l’action que l’audace dans la pensée. Avec Sartre, Camus, Berdiaev, Dostoievski, Chalamov est préoccupé avant tout par la question du bien et du mal. C'est pourquoi on ne peut souscrire à l’idée que son œuvre a donné naissance à la prose russe « post-moderniste », comme l’avance l’écrivain Viktor Eroféev23 en citant les récits des prosateurs connus de la fin du vingtième siècle, Iouri Mamléiev, Sacha Sokolov, Edouard Limonov. On voit chez ces derniers et chez leurs émules toutes les formes du mal crûment étalées, tandis que la nouvelle prose de Chalamov n’est inspirée que par le sens du beau et du vrai.

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Plaque commémorative, rue du Moulin de Pierre, à Clamart « Ici a vécu et est mort le philosophe russe Nicolaï Berdiaev »

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3

« LE DERNIER RÉCIT DE VARLAM CHALAMOV »

[…] l'artiste a bien été assassiné dans son atelier […]. Car pour moi « l'atelier » de l'artiste, c'est son âme, son expérience personnelle, la restitution de ce qu'il a engrangé toute sa vie.1 Mais le chant ne s’est pas tu, Qui chantait la douleur et l’honneur d’un homme. Du courage il en eut assez Pour préférer les tourments à la gloire.2

A son arrivée dans le sinistre bâtiment de l’hospice3 on lava le malade et on le revêtit d’un pyjama pareil à une tenue de bagnard. On le plaça dans une chambrette contenant deux lits à côté d’un vieillard qui délirait. Dans ce mouroir seuls les repas étaient servis aux pensionnaires. Les soins corporels et l’entretien de la chambre et du linge étaient laissés aux proches, s’il y en avait. Le personnel, grandement insuffisant, faisait le ménage et la lessive contre de l’argent. Ou alors, il fallait rétribuer une garde. Chalamov n’avait ni parents ni argent. Quelques amis organisèrent bientôt des visites et des secours réguliers. Parmi les premiers on compte Andréï Morozov qui avait toute la confiance du malade et le philosophe Iouli Schreider. Le journaliste Sergueï Grigoriants qui connaissait Chalamov depuis les 511


années soixante se trouvait en exil après avoir purgé une peine de prison. Étant interdit de séjour à Moscou, il délégua auprès du malade le traducteur Viktor Khinkis et sa fille Eléna Zakharova, un jeune médecin. Il y avait aussi Tatiana Oumanskaia, la petite-fille du héros du récit « Un weissmanniste »4. Irina Sirotinskaia venait parfois. Les visiteurs révélèrent au personnel de l’établissement l’identité et le talent de Chalamov. Ils firent même lire ses œuvres aux pensionnaires et aux employés. On se mit à le respecter. On le laissa seul dans sa chambre après la mort de son voisin. Il était sourd, il devint bientôt aveugle. Il avait perdu presque complètement l’usage de la parole à la suite d’une attaque. Il se déplaçait avec difficulté d’une démarche trébuchante. Il avait du mal à se nourrir à cause du tremblement de ses mains. Son apparence et sa façon d’être désespéraient ses familiers accablés par une telle déchéance. « Il gisait telle une bûche desséchée. On avait le cœur rongé de tristesse, d’amertume, d’effroi et d’autre chose encore, que les mots ne peuvent exprimer »5, écrit l’un d’eux. Il était redevenu une « flammèche ». Il pesait la moitié de son poids normal, comme autrefois à la Kolyma. Le crâne rasé, recroquevillé sur une couche souillée, accoudé sur une couverture roulée sous lui, une serviette autour du cou (l’écharpe !), les réserves de nourriture cachées sous son matelas, – tous les réflexes du zek y étaient. C’est là que « […] la vie acheva le dernier récit de Varlam Chalamov… »6, écrit Evguéni Chklovski pour souligner le tragique absolu de cette fin de vie. On se souvient de l’épilogue d’« Oraison funèbre », dans lequel le narrateur parlant de sa libération du camp, redoutée autant qu’espérée, démystifie le retour à la vie libre parmi des vivants qui ne le comprendront pas. Plutôt devenir cul-de-jatte, estropié. Chalamov semble avoir été obsédé par l’image provocante du corps humain mutilé à l’extrême, dénaturé. Un poème, « Désir n°1 », reprend ce thème : Je voudrais si peu de chose ! Je voudrais être un tronc, Un billot humain. 512


Mains gelées, Pieds gelés… Il aurait du courage pour vivre, Mon corps raccourci. Je remplirais ma bouche de salive, Je cracherais sur la beauté. […] 7 Le crevard avait trouvé la force de fourbir ses armes pour une ultime révolte. Aujourd'hui, le corps du grand malade gisant sur sa couche est à la fois l’image de son malheur et de sa faiblesse et l’expression de la mobilisation de ses dernières forces pour ne pas être emmené ailleurs, car tout déplacement menace du pire. D’après les témoignages de ses amis, pendant ces trois dernières années l’ancien détenu se trouvait bien, à l’abri et au chaud, dans sa chambrette de six mètres carrés. On lui avait donné un havre après une terrible période de solitude et d’abandon. Au sujet de cette maison dans laquelle les pensionnaires ne recevaient pas de soins, le docteur Zakharova a écrit avec indignation : « Je pense que ce genre d’établissement est la preuve la plus effroyable et la plus indubitable de la déformation de la conscience humaine qui s’est produite dans notre pays au vingtième siècle. L’homme est privé non seulement du droit de vivre dignement, mais aussi de celui de mourir dans la dignité. »8 *

Pourtant le poète eut le cœur de prononcer le mot qui avait toujours soutenu son courage et ses espoirs : le paradis. 2

Du paradis j’ai choisi le coin le plus clair, Là où poussent les saules.

3

Ainsi, je suis entré, dernier hôte du paradis, Sous les voûtes paradisiaques.9

Chalamov composa ces vers en 1980, pendant la deuxième année de son séjour à l’hospice. Autour de lui on s’étonna de le voir à 513


nouveau balbutier de la poésie. Mais y avait-il lieu d’être surpris ? Cette énième renaissance de l’inspiration poétique était en partie l’œuvre de l’amitié de ces « gens à la conscience pure » (Sénine) qui avaient confiance dans l’intégrité de l’esprit et de la sensibilité de l’artiste et qui avaient appris à lire sur ses lèvres des vers à peine audibles. Sirotinskaia se souvient : « Mais même ici, dans ce pauvre paradis où habite son pauvre corps, l’âme du poète est vivante. »10 Et elle cite les quatrains qu’il lui dicta et lui dédia à l’été 1981, « le dernier été de sa vie » : Tel le serpent biblique avec la pomme, J’attire mon Eve hors du paradis. Elle a sa place toute dans ma vie. Pour toujours je la choisis. Qu’elle ne m’oublie pas, Qu’elle garde notre secret chiffré, Gravé non par hasard dans nos jours Comme sur la coupe d’une souche.11 Pour Chalamov : La poésie est douleur, et bouclier contre elle.12

1979

En octobre et novembre 1980 Andreï Morozov nota une trentaine de poésies laborieusement recueillies de la bouche du poète, qui répétait chaque mot jusqu’à ce que son ami le comprît et ne doutât plus d’avoir bien entendu. Chalamov avait conçu cette œuvre comme 514


un cycle de poèmes soudés par une unité thématique. Ayant achevé de dicter, il lui donna un nom inspiré d’une œuvre de Mandelstam : Le Soldat inconnu. Un poème noté dans les Carnets en 1977 donne la clé de ce titre : 3

J’ai été le soldat inconnu D’une guerre souterraine et sous-marine. Avec mon destin sont tressées Les grandes dates de notre histoire.13

Une partie de ces pièces avaient été composées dans les années soixante-dix. A l'hospice le poète les récitait par cœur. Certains de ces vers sont consacrés à des écrivains, Blok, Lermontov, Griboiédov ; d'autres à son ami et compagnon des camps tôt disparu Portougalov... Le poète esquisse aussi les contours de son cabinet de travail en même temps qu’il affirme la vigueur de son talent : Le temps libre après dîner Est le moment le meilleur. On ouvre le coffre-fort Aux yeux de tous. Sous mon cœur – la couverture, Mon cabinet de travail. Sur mon cœur – le crayon Jour et nuit. Mon cerveau travaille, Comme autrefois, instantanément, Créant des vers Invariablement.14 Il confie son doute existentiel : On m'a tondu. Avec ma tête rasée J’examine un tableau Sous la Moskova. 515


Je veux trouver le sens De mon destin… Ici je suis gêné par les loups Et par les esclaves.15 Il continue d’œuvrer pour l’immortalité promise à l’artiste : Le pacte avec l’immortalité n’est pas sûr, Le rôle n’est pas facile. La main tremble, le pas est incertain. Tremble la main.16 Chalamov pria Morozov de proposer ces vers aux revues habituelles, L’étendard, Jeunesse, etc., dans une ultime tentative pour atteindre la notoriété dans son pays. Après le refus attendu, Morozov envoya le manuscrit à Paris. Le cycle fut publié par le Messager du Mouvement Chrétien Russe en 1981. Cet été-là le Pen Club français décerna à Chalamov le prix de la Liberté pour le premier volume des Récits de Kolyma. Sirotinskaia raconte qu’il montra peu de joie en apprenant cette nouvelle. Elle lui apporta aussi un exemplaire des KR publiés à Londres par Michel Heller (1978). Ayant effleuré le volume, il dit : je comprends qu'on m'a édité là-bas, mais il faudrait de l'argent ! Même depuis la prison obscure et silencieuse de ses infirmités le poète « […] percevait le vaste monde, son inaltérable ambition vivait encore. Il aspirait à la gloire, à l’argent "pluie d’or". »17 (Sirotinskaia) Ni pluie ni goutte d’argent ou d’or ne récompensèrent jamais ses dons et son travail. Il fut déçu. Au contraire, les publications de ses œuvres hors de la Russie, qu’il avait eu raison de maudire en 1972 dans sa lettre à La gazette littéraire, furent la cause indirecte de sa mort précipitée, effroyable, car elles incitèrent les autorités littéraires à isoler l'écrivain dont le renom grandissait en Russie. L’écoute de récits diffusés sur les ondes étrangères, la lecture d’une partie de l’œuvre de prose parue dans des revues occidentales introduites clandestinement en Russie, le succès des copies dactylographiées – tout cela explique le fait que vers 1980 des jeunes gens, étudiants et auteurs débutants avides de vérité, choisissaient 516


Chalamov comme modèle dans le difficile combat pour la libération de la parole mené pendant ces années de stagnation. Ils se mirent à rendre visite à l’homme de lettres exemplaire qu’ils voyaient désormais en lui. A partir de l’été 1981 on constata une surveillance policière de l’hospice mise en place par le KGB, probablement à la demande de l’Union des Écrivains. N’entrait plus qui voulait pour saluer le vieil homme. Pis encore, l’Union agissait insidieusement. Une commission de psychiatres fut réunie, qui posa le diagnostic de débilité profonde. Eu égard aux pratiques répressives de l'époque, les amis de Chalamov ainsi que lui-même redoutaient ce verdict depuis plusieurs années. Il était aisé, en effet, de faire passer des troubles neurologiques dus à la maladie de Ménière, aux séquelles de la détention et à l’âge pour des signes de démence. Les docteurs Lévine (en 1978) et Lavrov (en 1980) avaient essayé d’éviter le pire. En effet, Morozov avait prié le neuropsychiatre Dimitri Lavrov d’examiner le malade et d’infirmer l’hypothèse de la folie répandue autour de l’écrivain à seule fin de pouvoir l’isoler de la cour de ses admirateurs en le plaçant dans un établissement psychiatrique. Lavrov entendit Chalamov balbutier des vers, s’émerveilla de sa lucidité, de son talent et de sa mémoire, et il prescrivit un traitement neurologique dans un contexte plus humain. Faute de moyens, rien ne fut entrepris. * Le 14 janvier 1982 Chalamov fut transporté de force, trop légèrement vêtu, sans y avoir été préparé et à l’insu de ses amis, dans un asile pour malades mentaux chroniques. Il prit froid pendant le transfert. Il mourut trois jours plus tard d’une pneumonie dans les bras du jeune médecin Eléna Zakharova qui l’avait recherché et retrouvé. Depuis, celle-ci a fait de nombreuses fois le récit de son agonie en concluant : « Sa vie est notre honte. »18 Le Litfond qui naguère lui avait refusé un logement décent ; le Litfond qui, au lieu de soins, avait organisé sa mort, lui accorda un coin de terre au cimetière Troiékourovskoie de Kountsévo. Cette 517


banlieue avait été le premier lieu de résidence du jeune Chalamov à son arrivée à Moscou. Comme pour Boris Pasternak, ce furent des funérailles à la Pouchkine, précipitées et surveillées par les occupants de Volgas de fonction du KGB. Cependant quelques poésies furent lues et Grigoriants prononça un éloge du poète, du prosateur et du résistant. Il conclut avec ce quatrain de Chalamov : 1

Je te le promets Lointaine Russie, Sans pardonner à mes ennemis Du ciel je reviendrai.19 *

La roue de la fatalité continua de tourner. En 1983 Grigoriants fut arrêté et condamné comme « criminel d’Etat particulièrement dangereux » pour avoir publié dans la revue dissidente Kontinent dirigée à l’étranger par Vladimir Maksimov un article nécrologique consacré à la mémoire de Chalamov. « Chalamov, écrivait-il, est inséparable de la Russie, comme la Volga, comme l’Oural […]. Mais en même temps il est universel, il appartient à l’Humanité […] »20 En 2000 le sort frappa une dernière fois l’écrivain. Le buste de bronze coulé par le sculpteur Soutchkov qui surmontait la stèle de granit dressée sur sa tombe fut dérobé. En 2002 les habitants de la région de Vologda se cotisèrent pour offrir une copie en fonte.

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Funérailles au cimetière de Kountsévo

Fiodot Soutchkov et Irina Sirotinskaia devant la tombe de l’écrivain 519


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CONCLUSION

Irina Sirotinskaia se souvenait du ton impérieux de son ami Varlam Chalamov : « Il ne se contentait pas de parler, il pensait à haute voix, il prophétisait. »1 La voix de l'écrivain, sourde et forte, et qui par instants se brise, est inscrite dans les enregistrements des quelques lectures qu'il a laissés de sa prose et de sa poésie. Sa parole prophétique continue de résonner dans ses Récits et dans ses Cahiers de Kolyma. Pour le poète la décollation de Saint-Jean Baptiste préfigure le sort des devins de notre temps. 1

Des poètes viendront, mais pas De là où on le croit. Depuis toujours Les faubourgs attendent un miracle Et le miracle arrive sur un plateau.

2

C'est la tête de Saint Jean le Précurseur, Une tête privée de voix Elle est le langage humain sans paroles, Elle est les mots noyés dans le sang.2

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Les devins d'aujourd'hui ont un destin particulièrement héroïque et tragique. 7

Et nous avons gardé nos corps imputrescibles Comme figés dans leur mouvement, Crucifiés et martyrisés. Nous sommes ressuscités pour mener le combat.3 *** Qu'il est terrible de se souvenir Comment trouvèrent la mort Ces devins merveilleux, Maintes fois envoyés Finir leur récit prophétique A l’hôpital ou en prison ! 4

Le dernier mot revient à Sirotinskaia qui en 2005 concluait ainsi son livre de souvenirs sur Chalamov : « Maintenant qu'il aurait eu bientôt cent ans et notre amitié quarante et un ; maintenant que je me suis souvenue de ses paroles, de ses actes, que j'ai lu chaque ligne écrite de sa main, je peux dire qu'il était le meilleur parmi les hommes du vingtième siècle. C'était un saint, un être intègre, fort, honnête jusqu'à la manie, généreux ; un prosateur génial et un grand poète ».

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Saint Jean-Baptiste par Mikhail Vroubel (1856-1910) J'ai eu trop peu de Vroubel dans ma vie (La Quatrième Vologda)

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ŒUVRES DE CHALAMOV TRADUITES EN FRANÇAIS Kolyma I. Récits de la vie des camps. Traduction du russe par Catherine Fournier, Ed. François Maspero, 1980. Kolyma II. La Nuit. Traduction du russe par Catherine Fournier, Ed. François Maspero, 1981. Kolyma III. L'Homme transi. Traduction du russe par Catherine Fournier, Ed. François Maspero, 1982. Essais sur le monde du crime. Traduit par Sophie Benech, « Arcades », Gallimard, 1993. Récits de la Kolyma. Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson. Préface de L. Jurgenson. Postface de M. Heller. « Slovo », Verdier, 2003. Pour les citations l’auteur se réfère à cette traduction en s'en écartant parfois. Les Récits de Kolyma seront indiqués par le sigle KR (kolymskie rasskazy) que Chalamov utilise volontiers à cause du jeu de mots : KR signifie contrerévolutionnaire… La Quatrième Vologda. Récit autobiographique. Traduit par Catherine Fournier, la Découverte, Fayard, 1986 Pour les citations l’auteur se réfère à cette traduction en s'en écartant parfois. La Quatrième Vologda, souvenirs. Traduit par Sophie Benech, Verdier, 2008 Vichéra : antiroman. Traduit par Sophie Benech, « Slovo », Verdier, 2000 On utilisera parfois dans le texte le titre abrégé d’Antiroman pour distinguer l’œuvre dans son ensemble de l’essai « Vichéra » qu’elle inclut. Tout ou rien. Cahier I : L'écriture. Traduit et présenté par Christiane Loré, « Slovo », Verdier, 1993. Les Années vingt. Cahier II : Réflexions d'un étudiant. Traduit par Christiane Loré, « Slovo », Verdier, 1997 Mes Bibliothèques. Traduit par Sophie Benech, Interférences, 1992 Correspondance avec Alexandre Soljénitsyne et Nadejda Mandelstam. Trad. par Françine Andreieff, « Slovo », Verdier, 1995 Correspondance avec Boris Pasternak et Souvenirs, Traduit par Sophie Benech et Lily Denis. « Arcades », Gallimard, 1991 525


Cahiers de la Kolyma et autres poèmes traduits du russe par Christian Mouze, Ed. Maurice Nadeau, 1991. Dans le corps du texte on utilisera la traduction littérale J'ai eu plusieurs vies pour le poème « Fragments de mes vies ». Certains poèmes des Cahiers ne sont pas repris dans la traduction française, ils seront cités dans les notes sous le titre Cahiers de Kolyma (éd. russe).

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NOTES

Les origines 1 – La Quatrième Vologda, Fayard, Paris, 1988, p. 69. Traduction de Catherine Fournier. Pour les citations présentées dans le texte l’auteur se réfère à cette traduction en s'en écartant parfois. 2 – De son vivant Chalamov avait légué toutes ses archives à Irina Sirotinskaia, directeur adjoint des Archives Centrales d’Etat des Lettres et des Arts de Russie (le RGALI). Elle avait été la compagne de l’écrivain de 1966 à 1976. Quelques années après sa mort, dès la libéralisation consécutive à la chute du régime communiste elle entreprit de préparer pour la publication les manuscrits souvent difficiles à déchiffrer. Cette immense tâche semble terminée. Irina Sirotinskaia est décédée en janvier 2011. Valéri Esipov, journaliste et historien natif de Vologda et y résidant, a été l’un des premiers aux côtés de Sirotinskaia à s’intéresser aux origines, à la vie et à l’œuvre de Chalamov. On lui doit de nombreux commentaires et analyses historiques de son œuvre de prose. 3 – ESIPOV V., « Voyage à Votcha », dans le journal Le Nord rouge (17 janvier 1993), p. 3 (le 17 janvier est la date de la disparition de l’écrivain, le jour du souvenir). 4 – Ce terme emprunté au titre du roman d’I. EHRENBOURG Le Dégel (L’étendard, 1954 n° 5) s’est imposé pour désigner un certain relâchement de la censure autorisé par Khrouchtchev de 1956 à 1964. Ehrenbourg lui-même avait pris cette image chez le publiciste et romancier Aleksandr Herzen (1812-1870) qui l’avait utilisée pour caractériser la période des réformes libérales du début du règne d’Alexandre II, un siècle plus tôt. 5 – L’Oguépéou est l’un des noms donnés successivement aux différentes instances de la Sécurité d’Etat (communément appelées les « organes »). Historiquement : * 20.12.1917 création de la Tchéka (ou Vétchéka), Commission extraordinaire panrusse. Les « tchékistes » désignent désormais les employés des organes. * 6.2.1922 lui succède la Guépéou, Administration politique d’Etat dépendant du NKVD (Commissariat du Peuple des Affaires Intérieures). * 1923 L’Oguépéou, indépendant du NKVD. * 10.7.1934, le NKVD englobe la police politique. * 1941, le NKGB (Commissariat du Peuple à la Sécurité d’Etat) naît de la scission du NKVD en Commissariat de l’Intérieur et Sécurité d’Etat (tous les commissariats deviennent ministères et les commissaires ministres). * 15.3.1953 le MVD, Ministère des Affaires Intérieures. * 13.3.1954 le KGB, Comité de la Sécurité d’Etat parallèlement au MVD et indépendant de lui. 6 – La « troïka » (1918-1934) était un groupe de trois employés des organes. Créés au 527


début des années vingt, ces trios condamnaient les personnes arrêtées hors de la procédure pénale et en leur absence. Par la suite, ils reçurent le nom d’Osso (Conférence spéciale). 7 – SIROTINSKAIA I. et ESIPOV V., « Histoire de la lignée des Chalamov », Recueil Chalamov 1, Grifon, Vologda, 1994, p. 245 8 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 115 9 – La Horde d’or (nom que se donnaient les Mongols ou Tatars) régna sur le Sud et l’Est de la Russie pendant deux siècles (XIIIe et XIVe). Le Joug tatar se prolongea jusqu’au XVIe siècle en Sibérie occidentale. 10 – Ibid., p. 68 Les Zyrianes (ou Zérianes), peuple venu des bords de la mer Baltique, occupaient les bassins de la Vychegda et de la Pétchora. Après la révolution de 1917 la ville d’Oust-Syssolsk devint la capitale de la république autonome des Komys (autre nom de ce peuple). En 1939 environ 400 000 individus parlaient encore la langue zyrianaise qui appartient au groupe des langues finno-ougriennes. 11 – Dans les archives de l’éparchie de Vologda pour l'année 1911 figure l’article nécrologique concernant le père Nikolaï sous le titre « Couronne pour la tombe d’un bon pasteur ». 12 – La Quatrième Vologda, p. 68

Vologda : première, seconde, troisième… 1 – « L’examen », Récits de la Kolyma, Éditions Verdier, 11220 Lagrasse, 2003. Traduction de Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson. P. 1123 Pour les citations l’auteur se réfère en général à cette traduction. 2 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 212 3 – Ibid. 4 – KLUTCHEVSKY V., Histoire de la Russie des origines au XIVe siècle, Gallimard, Paris, 1956. Traduction de C. Andronikof. P. 81 5 – PASCAL P., Civilisation paysanne en Russie, L’Age d’Homme, Lausanne, 1969, p. 95 6 – D’après une chronique anonyme du XVIIe siècle (La vie de Saint Guérassime) celui-ci venu de Kiev fonda un monastère sur la rivière Vologda en pleine forêt. 7 – La cité nordique de Novgorod-la-Grande, située sur la rivière Volkhov (qui prend sa source dans le lac Ilmen et se jette dans le lac Ladoga) se distinguait parmi les principautés de l’ancienne Russie en ce qu’elle constituait (du XIIe au XVe siècle) une république indépendante riche de son commerce intérieur et extérieur. 8 – Au XVIe siècle les STROGANOV créèrent dans l’Oural et à l’ouest de l’Oural des entreprises de fourrures, des mines de sel, des pêcheries. Pour venir à bout de la résistance des tribus tatares, organisées en khanats à l’est de la chaîne montagneuse après la ruine de l’empire de la Horde d’or provoquée par l’invasion du conquérant Tamerlan, en 1581 ils envoyèrent en Sibérie pour le tsar Ivan IV des expéditions dirigées par le cosaque Ermak. 9 – Le conseiller du tsar Ivan IV, Andreï Kourbski, avait fui en Lituanie après être tombé en disgrâce. Etant entré au service du Grand Prince de Lituanie, il envoya à Ivan des lettres dans lesquelles il l’accusait de « cruauté et d’iniquité ». 528


10 – Dans la Russie des XIIIe, XIVe et XVe siècles le mot « opritchnina » désignait la propriété terrienne d’un membre de la famille du prince, par exemple de sa veuve qui en avait la jouissance jusqu’à sa mort. Ivan IV donna ce nom à son territoire personnel doté d’une armée et d’une administration propres. Les « opritchniki » étaient les hommes de son entourage. 11 – La Moscovie du XVIe siècle vue par un ambassadeur occidental HERBENSTEIN. Présentation de Robert Delort, Calmann-Lévy, Paris, 1965, p. 33 12 – La Quatrième Vologda, p. 26 13 – Ibid., p. 29 14 – Ibid., p. 25 15 – NIKONE (1605–1681), patriarche de Moscou sous le tsar Alekseï Mikhaïlovitch (1653-1656) père de Pierre le Grand. Il introduisit des changements (signe de croix avec trois doigts au lieu de deux, nouvelle forme de croix, suppression de certaines prosternations solennelles, modification des textes des hymnes et des oraisons, etc.) qui mécontentèrent le petit clergé attaché à la tradition et entraînèrent une dissidence (« raskol ») au sein de l’église. Les « raskolniki » ou vieux-croyants furent longtemps persécutés. Parmi eux figure l’archiprêtre AVVAKUM. 16 – La vie de l’archiprêtre AVVAKUM écrite par lui-même, Gallimard, 1960. Traduction du vieux-russe et notes de PIERRE PASCAL. On lit dans l’avant-propos (p. 13) : « Il fut envoyé en Sibérie. On pensa ensuite se débarrasser de lui en le livrant à Pachkov en Daourie : il fut de la première grande expédition sur le fleuve Amour. Chaque jour en face de la mort – la mort par les supplices, par la faim, par les traits des indigènes –, en face d’une nature inconnue et sauvage il vécut onze années de son âge mûr. On en lira dans sa Vie le récit inimitable ». 17 – KLUTCHEVSKY V., op. cit., p. 81 18 – La Quatrième Vologda, p. 29 19 – Ibid., p. 30 20 – Ibid. 21 – Ibid., p. 31 22 – Ibid., p. 20 23 – Ibid., p. 70 On appelait Cent-Noirs des groupes armés créés en 1905-1907 par la police tsariste, ainsi que des organisations pro-tsaristes comme l’Union du peuple russe chargés de pourchasser les Juifs et d’écraser les mouvements révolutionnaires. 24 – Poème paru dans le recueil Bruissement de feuilles, L’écrivain soviétique, Moscou, 1964, p. 53 25 – La Quatrième Vologda, p. 20 26 – Ibid., p. 26 27 – Ibid., p. 27 28 – Ibid. 29 – Ibid. 30 – Andreï ROUBLEV (1360-1430) est l’un des peintres iconographes russes les plus célèbres, avec ses contemporains Théophane le Grec et Daniil le Noir. On lui doit des fresques qui ornent la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin de Moscou. La plus connue de ses icônes est la « Trinité » exposée à la galerie Trétiakov. L’apparence très humaine des figures sacrées, une composition harmonieuse, une représentation stylisée 529


et une délicate gamme de couleurs distinguent son art. 31 – La Quatrième Vologda, p. 27 32 – PASCAL P., Mon Journal de Russie 1916-1918, L’Age d’Homme, Lausanne, 1975, p. 203. Agrégé de russe, Pierre Pascal était chargé de rédiger des rapports qu'envoyait à Paris l'attaché militaire près l'Ambassade de France, et d'effectuer un travail de propagande dans les rangs de l'armée russe. 33 – Ibid. 34 – Ibid. 35 – La Quatrième Vologda, p. 31 A son baptême Chalamov avait reçu le prénom archaïque de Varlaam. Plus tard, il en simplifia l’orthographe : Mais moi volontairement j’en ai fait « Varlam ». Pour des raisons phonétiques le nouveau prénom me semblait plus heureux sans le « a » superflu. (La Quatrième Vologda, p. 28) Les îles Kiji, un des lieux les plus anciens de l’implantation des Russes sur le lac Onéga, renferment un musée de plein air de monuments d’architecture en bois (églises et maisons d’habitation) du XVIIIe siècle. 36 – PASCAL P., Mon Journal de Russie 1916 – 1918, op. cit., p. 202 37 – Ibid. p. 31 38 – Konstantin BATIOUCHKOV (1787-1855), poète lyrique très apprécié de Chalamov pour son […] étonnant pouvoir pré-pouchkinien sur les mots, un pouvoir plus libre même que chez Pouchkine, plus indomptable et recelant des trouvailles on ne peut plus surprenantes. (La Quatrième Vologda, p. 28 et 29) 39 – REMIZOV A., Iveren, Berkeley Slavic Specialties, 1986, p. 242 40 – Ibid. 41 – La Quatrième Vologda, p. 101 et 102 42 – Ibid. p. 20 Sur SAVINKOV voir infra le chapitre « L'enfance ». Le protopope SYLVESTRE, confesseur très influent d’Ivan le Terrible. Accusé d’avoir empoisonné la tsarine il finit ses jours en exil au monastère des Solovki. Il est l’auteur du « Domostroï », un ensemble de règles de conduite dans la vie sociale, religieuse et familiale. Sur Nikolaï BERDIAEV : cf., infra le chapitre « Du néant à l'être ». Les CHEREMETIEV appartenaient à une très ancienne famille de riches propriétaires terriens. Le feld-maréchal Chérémétiev (1652-1719) était au service de Pierre le Grand. Maria OULIANOVA était la sœur de Lénine. A cause de son activité parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg de 1905 à 1907, elle supporta arrestations et exils. En relégation à Vologda de 1912 à 1914 elle dirigeait l’organisation locale du parti socialdémocrate (SD). Nikolaï NADEJDINE (1804-1856), homme de lettres et ethnographe, professeur à l’Université de Moscou. Pour avoir publié dans le journal Le Télescope les Lettres philosophiques (1836) de Piotr TCHAADAEV, il fut relégué à Oust-Syssolsk jusqu’en 1838. TCHAADAEV (1794-1856) était membre de la société secrète des Décembristes. Il devint plus tard un philosophe « occidentaliste » qui opposait à l’autocratie, à 530


l’orthodoxie et au servage la création d’une société juste fondée, en particulier, sur le catholicisme. Piotr LAVROV (1825-1900), publiciste idéologue du populisme révolutionnaire, auteur des Lettres historiques (1869). Il développait l’idée que le progrès de l’humanité est le résultat de l’activité de « penseurs à l’esprit critique ». Anatoli LOUNATCHARSKI (1875-1953), homme de lettres et critique, membre du parti social-démocrate depuis 1897. Il vécut en exil à Vologda avec Rémizov, Savinkov, Berdiaev. De 1917 à 1929 il fut commissaire du peuple à l’Instruction. Chalamov le côtoya à Moscou dans les années vingt. Il appréciait son talent oratoire dans les débats publics. Herman LOPATINE (1845-1918), qui résidait à l’étranger dans les années soixante-dix après une condamnation pour activité révolutionnaire, se lia d’amitié avec Marx et Engels. En 1887 il fut condamné à la prison à vie dans la forteresse de Schlusselbourg (située sur une île de la Néva, non loin du lac Ladoga), d’où il fut libéré en 1905. Il traduisit en russe une partie du premier tome du Capital. 43 – FENNER J., Le Goulag des Tsars. Taillandier, Paris, 1886 44 – On appelle Décembristes ou Décabristes des officiers d'origine noble regroupés en deux sociétés secrètes – du Nord et du Sud – qui refusèrent de prêter serment au nouvel empereur Nicolas Ier monté sur le trône après l'assassinat de son frère Alexandre I (1801-1825). Ils soulevèrent plusieurs régiments du tsar le 14 décembre 1825 sur la place du Sénat (aujourd'hui place Saint-Isaac). La révolte écrasée, cinq chefs furent pendus et plusieurs dizaines emprisonnés ou déportés en Sibérie. 45 – La Quatrième Vologda, p. 33 46 – LEROY–BEAULIEU A., L'Empire des tsars et les Russes, collection Bouquins, Robert Laffont, 1991, p. 775 47 – Lev TROTSKI dans FENNER J, Le Goulag des Tsars. op.cit., p.250 48 – La Quatrième Vologda, p.31 49 – BERDIAEV N., La connaissance de soi - Essai d'autobiographie spirituelle, YMCA-PRESS, Paris, 1949-1983, p. 144 et 145 50 – RÉMIZOV A., Iveren, op. cit., p. 193 51 – La Quatrième Vologda, p. 31 52 – Ibid. 53 – Ibid., p. 33 54 – Ibid., p. 31 55 – ARININE V., L’Ombre du généralissime, Ed. du Nord-Ouest, Arkhangelsk, 1991, p. 30 56 – La Quatrième Vologda, p. 34 57 – Ibid., p. 21

Le père 1 – Carnets, Recueil Chalamov 2, Griffon, Vologda, 1997, p. 29 2 – Ibid., p. 61 3 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 54 4 – Ibid., p.191 5 – Les différentes périodes de la carrière du père Tikhone Chalamov sont consignées 531


en quelques lignes dans les registres de la cathédrale Sainte-Sophie (aux archives de la ville de Vologda). L’écrivain Viatcheslav VS. IVANOV écrivait dans un article paru dans la Gazette littéraire (18.06.1997) sous le nom « Un sort digne d’Avvakum » : « En 1994 je préparais une exposition des archives de l’Eglise orthodoxe russe en Alaska dans la bibliothèque du congrès à Washington. Et je tombai sur des papiers concernant le prêtre T.N. Chalamov qui avait passé plus de dix ans dans les îles Aléoutiennes ». L’universitaire américaine Laura Anne KLINE a consulté les archives de la Mission orthodoxe russe conservées en Alaska et à Washington, ainsi que le Messager orthodoxe américain qui paraissait à la charnière des XIXe et XXe siècles. Cf. sa thèse de doctorat Novaja Proza : Varlam Shalamov’s Kolymskie Rasskazy, Université du Michigan, 1998. 6 – Vitius BERING (1681-1741), officier de la flotte de Pierre le Grand qui, chargé de prospecter le continent américain, contourna la rive orientale du Kamtchatka, le sud et l’est de la Tchoukotka et pénétra dans le détroit qui porte son nom (1725-1730). En 1743 une nouvelle expédition dirigée par lui atteignit la côte américaine et découvrit quelques-unes des îles Aléoutiennes. Il y mourut. 7 – KOLARZ W., Les colonies russes de l’Extrême-Orient, Fasquelle, Paris, 1955, p. 113 8 – KLINE L., « Du nouveau à propos du père de Chalamov », Recueil Chalamov 2, op. cit., p. 185-192 9 – Citoyen d’honneur de l’Amérique et d’Iaroslavl. Faits nouveaux de la biographie de sa Sainteté Tikhone, revue L’Amérique russe, Vologda, 1995, n° 4, p. 6-8 L’évêque Bélavine servit en Amérique huit ans à partir de 1898. A New-York il posa la première pierre de la Cathédrale consacrée à Nikolaï-le-Thaumaturge. 10 – ESIPOV V., « Kadiak et Varlam Chalamov », L’Amérique russe, Vologda, 1993, n° 1, p. 23 11 – La Quatrième Vologda, p. 76 12 – Ibid., p. 69 13 – La Quatrième Vologda, p. 32 14 – Ibid., p. 69-70 15 – Ibid., p. 70 16 – Ibid., p. 114 17 – Ibid., p. 68 18 – Ibid., p. 48 19 – Ibid., p. 160 20 – Ibid., p. 84 21 – Ibid., p. 183 Nikolaï NEKRASSOV (1821-1877), poète d’inspiration sociale très populaire en Russie. Cf. son long poème « Pour qui fait-il bon vivre en Russie ? ». 22 – Pavel FLORENSKI, prêtre, mathématicien et philosophe. Arrêté en 1932, il mourut en camp en 1943. Sa thèse La pilier et le fondement de la Vérité (1914) est considérée comme « un des ouvrages de base de la théologie orthodoxe du vingtième siècle ». (Cf. LO GATTO E. Histoire de la littérature russe des origines à nos jours, Desclée de Brouwer, 1965, p. 677) Sergueï BOULGAKOV (1871-1944), économiste et philosophe. D’abord 532


marxiste dissident sur la question agraire, il se rapprocha du Parti constitutionneldémocratique fondé en 1905 (parti des KD ou « cadets »). Après Octobre il entra dans les ordres et il émigra. Vassili ROZANOV : Son livre L’Apocalypse de notre temps traduit sa déception après la révolution de 1917. Ettore Lo Gatto définit son style comme « fragmentariste », aphoristique à la manière de Nietzche. (Op. cit, p. 678) 23 – Le Savoir était une maison d’édition fondée par Maksim GORKI. De nombreux recueils parurent de 1904 à 1913, qui devaient faire connaître en Russie la littérature mondiale. 24 – PASCAL P., Les grands mouvements de la pensée contemporaine, L’Age d’Homme, Lausanne, 1971. Chapitre « Le Substrat 1900-1917 », p. 50 et 51 25 – La Quatrième Vologda, p. 153. M. HERZENSTEIN était professeur d’économie et l’idéologue du parti des « cadets » pour les questions agraires. Son assassinat provoqua une vague d’indignation qui se manifesta au cours de nombreux services religieux. Le discours du père Tikhone fut publié à l’époque dans le journal de Vologda La Terre du Nord. Cf. Recueil Chalamov 2, p. 194 et 195 26 – La Quatrième Vologda, p. 153 27 – Ibid., p. 71 28 – Ibid., p. 72 Sirotinskaia rappelle que « […] le clergé russe était véritablement une intelligentsia populaire, c’est lui qui apportait au peuple les fondements de la connaissance et de la vie spirituelle ». Elle s’indigne : « On s'étonne que dans les années vingt et trente soit apparue l’image du pope parasite » (« Histoire d’une lignée », la revue Lad, Vologda, 1994, n° 6, p. 7) 29 – La Quatrième Vologda, p. 73 30 – Ibid., p. 127 31 – Le parti des SR ou socialistes-révolutionaires fut constitué en 1901. Il se voulait l'héritier de l'aile droite du mouvement populiste né dans les années quatre-vingt du siècle précédent, connue sous le nom de Volonté du peuple. En 1906 fut créée l'Union des socialistes-révolutionaires maximalistes. Les SR ne se réclamaient pas des théories maxistes, à la différence des SD, les social-démocrates. (Cf. BAYNAC J., Les Socialistes-Révolutionnaires, Laffont, 1979) 32 – KEDROV : chef militaire commandant à Vologda de la Section spéciale (tchékiste). Il se livrait à des persécutions nocturnes, des vérifications incessantes, des rafles dans la ville et dans la région. Il rendait une justice sommaire dans un wagon stationné sur une voie de garage. 33 – Le 26 octobre 1918 le patriarche Tikhone formulait clairement sa condamnation des bolchéviks dans une lettre adressée au Conseil des commissaires du peuple : « Vous avez divisé notre peuple en deux camps ennemis et l’avez précipité dans une guerre fratricide d’une cruauté inouïe » (Citoyen d’honneur d’Amérique et de Iaroslavl. Faits nouveaux de la biographie de sa Sainteté Tikhone, L’Amérique Russe, op. cit., p.7) 34 – Le patriarche s’opposa à la saisie des objets du culte, et seulement d’eux. Chalamov donne une information erronée (La Quatrième Vologda, p. 139) en parlant de […] l’appel du patriarche Tikhone à ne pas donner les biens de l’Eglise pour secourir les affamés. 533


35 – La Quatrième Vologda, p. 138 36 – Ibid., p. 140 37 – Ibid., p. 140 et 141 38 – Ibid., p. 136 39 – Ibid., p. 137 Kedrov justifiait ses agissements (perquisitions de nuit, enlèvements, assassinats...) par le danger qui menaçait la ville avec l'avancée des troupes angloaméricaines, qui avaient occupé Arkhangelsk aussitôt après la fin de la Première Guerre Mondiale et se dirigaient vers le sud afin de renverser les bolchéviks. L'Armée Rouge les arrêta avant Vologda. 40 – Ibid., p. 174 41 – Ibid., p. 136, 42 – ESIPOV V., « Voyage à Votcha », op. cit. 43 – La Quatrième Vologda, p. 155 44 – Ibid., p. 182 45 – J’ai eu plusieurs vies, traduit sous le titre « Fragments de mes vies » dans MOUZE C., Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, éd. Maurice Nadeau, 1991, p.10 Dans le corps du texte on utilisera la traduction littérale J'ai eu plusieurs vies.

La mère 1 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 41 On a évoqué la reproduction d’un détail d’un tableau de Rubens qui tenait lieu d’icône au père Tikhone. Chalamov donne aussi l’exemple de l’évêque Aleksandr Vvédenski qui avait consacré sa mère. 2 – Poème paru dans le recueil Nuages de Moscou. Traduit par Christian MOUZE dans Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, op. cit., p. 91 et 92 Sa traduction est ici légèrement modifiée. 3 – Dans le cadre de l’enseignement nouvellement dispensé aux jeunes filles, en 1878 furent créés les Cours Bestoujev du nom de l’historien Constantin BestoujevRioumine. 4 – Sur les huit enfants que Nadejda Aleksandrovna mit au monde trois moururent en bas âge. Le climat rude, l'insalubrité et les conditions de vie pénibles à Kadiak ne furent sans doute pas étrangers à ces décès. 5 – La Quatrième Vologda, p. 91 6 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, « Allana » Moscou, 2006, p.16 7 – La Quatrième Vologda, p. 62 8 – Ibid., p. 91 9 – Ibid., p. 62 10 – Ibid., 173 11 – Ibid., p. 66 et 67 12 – Ibid., p. 155 13 – Ibid., p. 182 14 – Ce fait est raconté dans le récit « Le moine Iossif Schmalz », La Quatrième Vologda, op. cit., p. 207-209 534


15 – « La caverne » est le titre d’un récit d’Evguéni ZAMIATINE dans lequel il décrit les privations et la misère de la population dans la Russie post-révolutionnaire. 16 – La Quatrième Vologda, p. 68 17 – PASCAL P., La Religion du peuple russe, L’Age d’Homme, Lausanne, 1973, p. 49 18 – La Quatrième Vologda, p. 66 19 – Nikolaï FIODOROV (1828-1903) : philosophe utopiste, auteur de Philosophie de la cause commune. 20 – La Quatrième Vologda, p. 184 21– J’ai eu plusieurs vies, cf. « Fragments de mes vies » dans MOUZE C., Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, p. 8 22 – La Quatrième Vologda, p. 186 23 – J’ai eu plusieurs vies, p. 8 et 9 24 – Ibid., p. 8 25 – Poème de deux quatrains, Cahiers de Kolyma, « Les Verstes », Moscou, 1994, p. 28 26 – Le musée Chalamov a été créé en 1990 dans deux petites pièces du rez-dechaussée de la maison natale de l'écrivain.

Vieillesse 1 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 56 2 – Cf. ibid., p. 173 : C’est en 1918 que le mobilier de notre appartement disparut à jamais. Et alors je compris ce qu’était la paysannerie : elle montra toute son âme cupide au grand jour, sans pudeur ni camouflage. L’historien Robert CONQUEST (cf. la note suivante) a pu qualifier la Guerre civile qui ravagea la Russie de 1918 à 1920 de « guerre paysanne », dans laquelle périt un dixième de la population rurale. La supériorité numérique écrasante de cette dernière par rapport aux citadins fit qu’elle se vengea cruellement des exactions perpétrées dans les campagnes par les armées en conflit et par les représentants du gouvernement bolchévique. 3 – CONQUEST R., Sanglantes moissons, dans La Grande terreur. Les purges staliniennes des années trente. Coll. Bouquin, Robert Laffont, Paris, 1995. Traduit de l’anglais. Le mot « koulak » (littéralement « le poing ») désignait à l’époque le paysan avide, nanti de biens jugés mal acquis (une vache, un ouvrier agricole ou un peu d’aisance faisaient passer la famille paysanne de la catégorie des « bedniaki », les pauvres respectables et respectés, à celle des « koulaki », exploiteurs à éliminer. 4 – ARININE V., L’ombre du généralissime, Ed. du Nord-Ouest, 1991, p. 60 5 – « Le moine Iossif Schmalz », La Quatrième Vologda, p. 208 (Récits d’enfance). 6 – La Quatrième Vologda, p. 190 7 – Ibid., p. 72 8 – Ibid., p. 132 9 – Carnets, op. cit., p. 51 10 – Ibid., p. 59 et 60 11 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, op. cit., p. 9 535


12 – Aleksandr HERZEN (1812-1870) Ecrivain et philosophe aux idées progressistes. Après un exil de plusieurs années il émigra en 1847. De 1857 à 1867 il publia à Londres le journal La cloche dans lequel il combattait l’autocratie russe. Il mourut à Paris. Ses cendres reposent à Nice. 13 – Nikolaï TCHERNYCHEVSKI (1829-1889) Homme de lettres, publiciste. Le héros de son roman Que faire ? (1883) est le type du révolutionnaire professionnel. 14 – « Moscou des années vingt », Souvenirs, « Olymp », AST Moscou, 2001, p. 129 15 – « De la prose », Tout ou rien, Verdier, Paris, 1993. Traduction de Christiane Loré. 16 – « La croix », Récits de la Kolyma, op. cit., p. 633 Chalamov aimait particulièrement ce récit : […] l’un des meilleurs et des plus achevés quant à la composition, l’expression et le fond. Dans ce récit il n’est pas question de camp, pourtant les principes de la nouvelle prose y sont présents, et le récit, me semble-t-il, est réussi. (Tout ou rien, op. cit., p. 43) Dans les notes les Récits de Kolyma seront indiqués par le sigle KR (kolymskie rasskazy) que Chalamov utilise volontiers à cause du jeu de mots : KR signifie contrerévolutionnaire… 17 – Ibid., p. 628 18 – Ibid. 19 – Ibid., p. 633 20 – Ibid., p. 633 et 634 21 – Ibid., p. 634 22 – « Le moine Iossif Schmalz », op. cit., p. 209 23 – Ibid., p. 208 24 – Ibid. 25 – « La croix », p. 635 26 – Ibid. 27 – Ibid. 28 – « Le moine Iossif Schmalz », p. 207

Enfance et adolescence 1 – Poème de quatre quatrains, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 14 et 15 2 – Lettre à I. Sirotinskaia (8 juillet 1978), Mon ami Varlam Chalamov. Correspondance, op. cit., p. 80 et 81 3 – SIROTINSKAIA I., De longues, longues années d’échange, ibid., p. 16 4 – YOURCENAR M., Quoi ? L’éternité ? Coll. Folio, Gallimard, Paris, 1995, p. 199 5 – Poème de deux quatrains. Ici le premier. Cahiers de Kolyma, p. 28 6 – Poème de neuf quatrains, ibid., p. 106 7 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 155 8 – « Le Berdan », ibid., p. 205 9 – AKSAKOV S. (1791-1859), auteur de la Chronique de famille (1856) et des Années d’enfance du petit-fils de Bagrov (1858) 10 – ZOCHTCHENKO M. (1895-1958) Son livre autobiographique Avant le lever du soleil (1943) renferme une introspection de l’adulte qui remonte aux sources lointaines de son mal de vivre. Ses récits satiriques écrits dans une langue populaire montrent avec humour les réalités de la vie quotidienne postrévolutionnaire. En 1946 ses œuvres 536


furent déclarées étrangères à l’esprit de la littérature soviétique. Zochtchenko était membre du groupe littéraire les frères de Sérapion dans les années vingt (cf. infra le chapitre « Neveu de Tchékhov »). 11 – NABOKOV V., Autres rivages, Gallimard, Paris, 1961, p. 15 12 – « Une rafle », KR, op. cit., p. 1030 13 – La Quatrième Vologda, p. 172 14 – SIGORSKAIA E., « Ces années là, nous étions tous amoureux », Lad – Recueil pour la lecture en famille, publié à Vologda, 1992, n° 1, p. 10 15 – Il s’agit du lycée Aleksandr-le-Bienheureux, dans lequel Varlam était entré en classe préparatoire à sept ans et dont il sortit à l’âge de seize ans. L’enseignement comprenait les humanités gréco-latines et donnait accès à l’université. Après la Révolution l’origine sociale serait prise en compte pour l’admission des bacheliers. 16 – La Quatrième Vologda, p. 50 17 – Ibid., p. 89 18 – Mes Bibliothèques. Interférences, Paris, 2001. Traduction de Sophie Benech. 19 – La Quatrième Vologda, p. 89 20 – Ibid., p. 128 21 – Ibid., p. 130 22 – Ibid. 23 – SAVINKOV B., Le Cheval blême. Journal d’un terroriste, Phébus, Paris, 2003. Traduction de Michel Niqueux. 24 – La Quatrième Vologda, p. 130 25 – Ibid. 26 – Evno AZEF, informateur de la police d’Etat de Nicolas II, provocateur auprès des groupes terroristes. En 1902, il devient le chef de l’Organisation de Combat du parti SR. 27 – RÉMIZOV A., Iveren, op. cit., p. 199 28 – Ibid. 29 – Le Cheval blême, op. cit., p. 45 30 – « Tchernychevski » Les Années vingt, Éditions Verdier, 11220 Lagrasse, 1997. Traduction de Christiane Loré. P. 53 31 – La Quatrième Vologda, p. 95 32 – « Le Berdan », ibid., p. 204 33 – La Quatrième Vologda, p. 85 34 – Ibid., p. 19 35 – Ibid., p. 104 36 – Ibid., p. 164 37 – Ibid., p. 194 38 – Ibid., p. 192 39 – On appelle Ambulants des peintres réalistes qui montraient leurs œuvres dans des expositions itinérantes à travers la Russie, cela pendant un demi-siècle (1870-1920). Parmi eux figurait Ilia REPINE, l’auteur du fameux tableau Les haleurs de la Volga. 40 – Mikhaïl VROUBEL (1856-1916) – J’ai eu trop peu de Vroubel dans ma vie. (La Quatrième Vologda, p. 104) Ce peintre, isolé parmi les courants artistiques de son époque, était un excellent dessinateur et un remarquable coloriste. Il traitait des sujets fantastiques souvent 537


inspirés du folklore et de la littérature classique russes, par exemple les diverses représentations du Démon d’après le poème du même nom de Lermontov. Chalamov explique que GAUGUIN et VAN GOGH lui ont appris « la pureté du ton » : Gauguin écrit dans Noa-Noa : Si l’aube vous paraît verte, prenez votre plus belle couleur verte et peignez. Vous ne vous tromperez pas. Vous avez décidé. (« De la prose », Tout ou rien, op. cit., p. 36). 41 – Ibid., p. 100 42 – Ibid., p. 99 43 – Poème de quatre quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 115 44 – YOURCENAR M., Quoi ? L’éternité ?, op. cit., p. 150 et 199 45 – La Quatrième Vologda, p. 34 46 – Souvenirs, Olymp, Ed. AST, Moscou, 2011, p. 257 47 – « Wörishoffer », La Quatrième Vologda, p. 191-201 48 – « Le Berdan », ibid., p. 203-205 49 – « L’écureuil », KR, op. cit., p. 1226 50 – La Quatrième Vologda , p. 57 Chalamov a dédié à Natacha morte en 1937 le poème « A ma sœur », traduit par Charles MOUZE dans Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, op. cit., p. 80 Toi – lien des temps, des destins et de notre lignée, Simple et généreuse, D’âme égale comme la nature, Ma sœur – la dernière. Notre rencontre n’est qu’un expédient, Le prétexte d’une heure, d’un instant Pour revenir à la promesse de l’enfance Et à ses jeux qui nous sont dissimulés. Tous les deux sommes à nouveau jeunes. Qu’est-ce que le temps ? Un souffle ! Et le chagrin – un souffle ! De même que tu rajeunis Je ne crains pas mon air chenu. 51 – La Quatrième Vologda, p. 132 52 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, p. 18 53 – La Quatrième Vologda, p. 33 54 – Poème de cinq distiques, Bruissement de feuilles, op. cit., p. 121 55 – Lettre à A. Soljénitsyne (mai 1964), Correspondance avec Aleksandr Soljénitsyne et Nadejda Mandelstam, Éditions Verdier, 11220 Lagrasse, 1995. Traduction de Francine Andréieff. P. 39 56 – BERBEROVA N., C’est moi qui souligne, Actes Sud, 1989, p. 18 57 – Lettre à A. Soljénitsyne (19 nov. 1964), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 42 58 – J’ai eu plusieurs vies, MOUZE C., op. cit., p. 14 538


59 – Ibid., p. 16 60 – CHALAMOV V., Résurrection du Mélèze, YMCA-PRESS, Paris, 1985, p.13-16, La courte autobiographie est publiée en tête du recueil. 61 – Lettre à I. Sirotinskaia (8 juillet 1968), Mon ami Varlam Chalamov. Correspondance, p. 81 62 – SIROTINSKAIA I., De longues, longues années d'échange, ibid, p. 16 63 – La Quatrième Vologda, p. 19 64 – Ibid. 65 – Ibid. 66 – L'expression de nouvelle prose avait été utilisée dans les années vingt par les précurseurs du formalisme Brik, Chklovski et Tynianov, qui promouvaient une écriture très différente de la prose psychologique du XIXe siècle. Ils en voyaient la première réalisation dans le roman d'Andreï Biely Peterburg (1916). Chalamov se l'approprie pour caractériser son style personnel et celui qu'il préconise pour le traitement de la thématique carcérale. 67 – La Quatrième Vologda, p. 20 68 – Ibid., p. 8 69 – Ibid., p. 37

Moscou des années vingt 1 – Lettre à A. Soljénitsyne (mai 1964), Correspondance avec A. Soljénitsyne... op. cit., p. 39 2 – L’aboutissement du mouvement de révolte populaire survenu pendant la Guerre civile (1918-1920) fut l’insurrection des équipages de la flotte et de la garnison de Kronstadt. Le peuple de Pétrograd (anciennement Saint-Pétersbourg et capitale de la RSFSR, la République Russe Soviétique fondée en novembre 1917) était excédé par les privations et par les brutalités du nouveau pouvoir. Grèves et meetings se succédaient. A Kronstadt, situé sur le golfe de Finlande non loin de Pétrograd, les marins réunis en assemblée présentèrent les doléances de la population dans une résolution qui fut envoyée dans la capitale. Les marins se mutinèrent. Trotski ordonna d'employer la force. La répression fut terrible, il y eut de nombreuses exécutions et déportations. 3 – Les nepmen : néologisme formé sur le sigle NEP pour caractériser les enrichis des villes, commerçants et spéculateurs, ennemis par définition de la classe ouvrière. Leur pendant dans les campagnes était les koulaks. 4 – PASCAL P., Russie 1927. Mon Journal de Russie, Tome quatrième, L’Age d’Homme, 1982, p. 261. Pierre Pascal vécut de nombreuses années dans la Russie soviétique (jusqu’en 1933). L’observation des événements politiques et des phénomènes économiques et sociaux de la troisième décennie du siècle modéra ses sympathies révolutionnaires du début. Son journal est un document précieux sur l’époque. 5 – SOUVARINE B., Staline. Aperçu historique du bolchévisme, nouvelle édition revue par l’auteur, éd. Gérard Lebovici, Paris, 1985, p. 410 et 411. Boris Souvarine était membre fondateur du Parti communiste français et à Moscou appartenait aux instances du Komintern. En 1929 il fut exclu de la IIIe 539


internationale (« l'affaire Souvarine »). En 1931, communiste indépendant, il dressa le bilan de quatorze années de régime bolchevique dans son Staline. 6 – Nom donné aux fourgons cellulaires. 7 – PAOUSTOVSKI C., Le livre des pérégrinations (1923-1932), L’Histoire d’une vie, L VI, Gallimard, 1967, p. 49 8 – ISTRATI P., Vers l’autre flamme. Après seize mois dans l’URSS. Confession pour vaincus, Gallimard, Folio essais, 1987, p. 130 et 131 9 – ESIPOV V., « Les traditions de l’opposition en Russie », Recueil Chalamov 1, « Le livre », 1994, p. 188, note 2 10 – LEONOV L., (1899-1959), romancier : Les Blaireaux (1924), Le Voleur (1928) Sur Gorki Chalamov écrit : Le Gorki des années vingt, c’est le Gorki de Sorrente qui entretenait d’abondantes correspondances avec les Soviétiques en général et avec les écrivains en particulier. Le Gorki des années vingt c’est aussi l’auteur des romans Enfance, Mes Universités, Parmi les Gens [trilogie autobiographique] et L’Affaire des Artamonov. (Les années vingt, p. 138). A la fin de la décennie Gorki fut rappelé de l’étranger, où il avait séjourné longtemps, pour jouer dans son pays le rôle de coryphée des lettres soviétiques. EHRENBOURG I., (1891-1967) Journaliste et romancier très populaire. Dans les années vingt il produisit des œuvres de science-fiction à tendance satirique comme Aélita et l’Hyperboloïde de l’ingénieur Garine. Pendant son exil en Belgique, il écrivit un premier roman très réussi : Julio Jurenito, sorte de Candide moderne (1921) BOULGAKOV M., (1891-1941) Ses premiers récits étaient d’inspiration gogolienne (Diablerie, les Œufs fatals, les Aventures de Tchitchikov). Son roman la Garde blanche qui donnait une image favorable des opposants aux bolcheviks suscita une polémique, ainsi que son adaptation théâtrale réalisée par l’auteur (les Jours des Tourbine). PILNIAK B., (1894-1937) : Le plus grand écrivain des années vingt (Eclats…, p. 91, Cf. note 12). Auteur de romans : L’Année nue, Acajou et de récits : O. Kay sur son voyage en Amérique, Contes anglais, Journal intime chinois, les Racines du soleil japonais. Arrêté en 1937 il fut accusé d’espionnage au profit du Japon. 11 – La « commande sociale » : principe en faveur d’un art utilitaire lancé par le groupe littéraire LEF (Cf. note 15) 12 – « Les années vingt », Les Années vingt, op. cit., p. 113 Cette édition regroupe sous ce titre à la fois le volume rassemblant les souvenirs de l’auteur sur ces années et l’essai intitulé Eclats des années vingt. Notes d’un étudiant du MGU. MGU est le sigle désignant l’Université d’Etat de Moscou. 13 – ZAMIATINE E., (1884-1937) Ingénieur naval, auteur de récits sur la vie en Russie avant et après la Révolution et du roman anti-utopique Nous autres représentant le monde entier comme un immense mécanisme déshumanisé. Il était le chef de file des « Frères de Sérapion » (nom inspiré par les Sérapionsbrüder d’A. Hoffmann), un groupe d’écrivains formé en 1921 à Pétrograd et disloqué en 1929. 14 – Lettre de B. Pasternak à V. Chalamov (8 juillet 1952), Correspondance avec Boris Pasternak et Souvenirs, « Arcades », Gallimard, 1991. Traduction de S. Benech et L. Denis. P. 27 15 – Le LEF (1922-1925), association artistique et littéraire créée autour de la revue 540


du même nom qui regroupait les poètes futuristes d’avant la Révolution, dont Maiakovski, Asséiev et Trétiakov. 16 – Ossip BRIK, homme de lettres proche de Maiakovski, était membre de l’OPOIAZ. Cette Société pour l’Etude de la Langue Poétique avait été fondée en 19161917 autour de Viktor CHKLOVSKI, en vue d’élaborer une nouvelle méthode d’analyse du langage. Les recherches effectuées par ce groupe annonçaient celles des formalistes. Sergueï TRETIAKOV était le chef du nouveau LEF (1927-1929). Il se disait théoricien de la « littérature du fait ». Son roman Hurle, Chine ! fut adapté au théâtre par le metteur en scène Vsévolod MEYERHOLD. Il fut le premier traducteur de B. Brecht en Russie. 17 – Eclats…, Les Années vingt, p. 106 et 108 18 – Ibid., p. 118 19 – Ibid., p. 176 20 – Ibid., p. 106 21 – « Moscou des années vingt », ibid., p. 25 22 – Ibid. La liquidation de l’analphabétisme (« Likbez ») était programmée pour 1927, pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Kroupskaia, la compagne de Lénine, dirigeait cette entreprise à son poste de commissaire du peuple à l’Instruction (décret du 26 décembre 1919). Son adjoint et collaborateur était Ignati Goudz, le futur beau-père de Chalamov. 23 – Les Blouses bleues étaient des collectifs théâtraux qui produisaient des spectacles inspirés de la vie politique et sociale sur des tréteaux, partout dans le pays. On en comptait plusieurs centaines. Ni scène ni rideau ni costumes. Un groupe d’acteurs en bleu de travail s’avançait en cadence. Des pancartes indiquaient les rôles. Les marches et les refrains étaient soit composés par des poètes (Maiakovski, Trétiakov, etc.) soit improvisés par les acteurs. Le groupe d’origine la Blouse Bleue avait été conçu comme une « gazette vivante » par le journaliste Boris IOUJANINE qui dirigeait également la revue la Blouse bleue. Avant son arrestation en 1930 Ioujanine avait fait quelques tournées très appréciées en Scandinavie et en Allemagne. Il semble que Brecht se soit inspiré de ses inventions scéniques. 24 – « Souvenirs du Likbez », Œuvres en quatre volumes, « Vagrious », Moscou, 1998, T 3, p. 430 et 431 25 – « Moscou des années vingt », op. cit., p. 23 26 – PASCAL P., Russie 1927. Mon journal de Russie, op. cit., p. 47 27 – « Moscou des années vingt », p. 46 28 – Mes Bibliothèques, op. cit., p. 16 Il s’agit de la salle de lecture de l’Union des associations professionnelles de Moscou. Chalamov n’a pas pu la fréquenter treize années d’affilée, mais il y fut assidu de 1924 à 1929 avant sa détention sur la Vichéra et après celle-ci de 1931 à 1937. 29 – J’ai eu plusieurs vies, op. cit., p. 10 30 – « Il n’y a pas de coupables dans les camps », Vichéra-Antiroman, Verdier, Paris, 2006. Traduction de Sophie Benech, p. 201 Nikolaï Krylenko fut président du tribunal révolutionnaire près le Comité 541


central exécutif de 1922 à 1931, puis procureur de la République (Cf. KR, op. cit., p. 537 note 7) 31 – Vichéra-Antiroman, op. cit., p. 5 32 – « L’assaut du ciel », Les années vingt, op. cit., p. 43 33 – Souvenirs, op, cit., p. 129 34 – Courte autobiographie, op. cit., p. 13 35 – Ibid. En 1924 Trotski accusa le trio au pouvoir (Staline, Kaménev et Zinoviev) de trahir l’héritage de Lénine. La riposte fut son élimination de tous les postes-clés. En 1926, avec l’appui de Kaménev et de Zinoviev tombés à leur tour en disgrâce il forma l’Opposition unifiée. 36 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 148 37 – « La prison des Boutyrki (1929) », Vichéra-Antiroman, p. 20 38 – Courte autobiographie, op. cit., p. 13 39 – « Vichéra », Vichéra-Antiroman, p. 69. On utilisera parfois dans le texte le titre abrégé d’Antiroman pour distinguer l’œuvre dans son ensemble de l’essai « Vichéra » qu’elle inclut. Le Testament de Lénine désigne la lettre du 4 janvier 1923 adressée par Lénine gravement malade aux membres du XIIe congrès du parti. Il contenait cette mise en garde : « Staline est trop brutal, et ce défaut, parfaitement tolérable dans notre milieu et dans des relations entre nous, ne l’est pas dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de son poste ». Le texte ne fut pas lu en public ; seuls les chefs des délégations en prirent connaissance. Plus tard Staline en interdit la diffusion. Bien qu’il fût déclaré « faux testament de Lénine », sa possession était punie d’emprisonnement. Aucun membre du Comité Central n’avait intérêt à le publier, et Trotski lui-même en nia l’existence jusqu’à sa parution aux Etats-Unis et en France. Trotski réintroduisit le texte en URSS et en fit une arme contre Staline. 40 – « Le pantalon bleu », Vichéra-Antiroman, « Le livre », Moscou, 1989, p. 58. Ce petit texte est une variante du récit du même recueil « M.A. Bloomenfeld ». Il ne figure pas dans la traduction française. 41 – « Moscou des années vingt », Souvenirs, op. cit., p. 131 42 – ESIPOV V., « Les traditions de l’opposition en Russie », Débats provinciaux de la fin du XXème siècle, Grifon, Vologda, 1999, p. 187 43 – DOSTOIEVSKI F., les Frères Karamazov, cité par V. Esipov, ibid., p.185 44 – « Lida », KR, op. cit., p. 751 45 – CATTEAU J., La Création littéraire chez Dostoievski, Institut d’Etudes Slaves, Paris, 1978, p. 11 46 – J’ai eu plusieurs vies, p. 7 47 – Ibid., p. 12 48 – « Moscou des années vingt », p. 52 49 – Les Boutyrki étaient l’une des trois principales prisons de Moscou avec la Loubianka et Léfortovo. Prévue pour trois mille détenus, elle en renfermait vingt mille en 1937. 50 – « Le plus bel éloge », KR, p. 370 Ancien SR, Aleksandr Andréiev avait été membre de l’Association des détenus 542


politiques et des relégués dissoute en 1935 par un Staline effrayé devant le spectre du terrorisme. Chalamov avait assisté à ses réunions dans les années vingt. Libéré d'une bagne tsariste en 1917 Andréiev s'était retrouvé dans les prisons soviétiques en 1930 (cf. Esipov V., Chalamov, op. cit., p. 135 et 136) 51 – « La prison des Boutyrki (1929) », Vichéra-Antiroman, p. 18 52 – « Réhabilité en 2000. Détails sur l’affaire Varlam Chalamov », Archives publiées par I. Sirotinskaia, Recueil Chalamov 3, Grifon, Vologda, 2002, p. 12 53 – « La prison des Boutyrki (1929) », p. 17 54 – Ibid., p. 13 55 – Ibid., p. 14 56 – Ibid., p. 15 57 – Ibid., p. 16 58 – Ibid., p. 17 59 – SIROTINSKAIA I., « Réhabilité en 2000 », Recueil Chalamov 3, op. cit., p. 12

La première détention (1929-1931). Le Vichlag 1 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 190 2 – Les camps de l’archipel des Solovki créés en 1921 et fermés en 1939 sont connus grâce à de nombreux témoignages, en particulier à ceux de Dmitri Likhatchev, Oleg Volkov, Ekatérina Olitskaia. La vocation carcérale du monastère édifié sur l’île principale est ancienne : au milieu du XVIe siècle Ivan le Terrible y enfermait ses sujets indociles. Jusqu’en 1917 y séjournaient en permanence deux à trois cents prisonniers. Lénine y fit incarcérer les rescapés de la mutinerie de Kronstadt. Un territoire isolé du continent par la mer Blanche gelée six mois par an, la présence de fortes personnalités, notamment de SR qui osèrent se révolter à plusieurs reprises, le massacre de grévistes de la faim en 1924 et 1925, les exactions commises par les chefs et les truands sur les détenus des deux sexes mélangés dans les cellules, tout cela a fait des Solovki un mythe infernal, le symbole de l’arbitraire (Chalamov). Les chefs hurlaient : « Aux Solovki ce n’est pas le pouvoir soviétique, mais le pouvoir soloviétique ! » Oleg VOLKOV, qui y avait purgé sa première peine (sur cinq détentions et vingt-cinq ans de camp et d’exil) nous dit avoir renseigné Soljénitsyne pour le premier volume de l’Archipel du Goulag (« En 1928 je suis tombé dans un hachoir au mécanisme bien rodé, aux traditions établies. Ils savaient comment terroriser les détenus […]. Et la cruauté était extraordinaire », La Pensée russe, Paris, 9 juin 1989). Volkov est l’auteur de souvenirs parus sous le titre Les Ténèbres, éd. J.C. Lattès, 1991. Dmitri LIKHATCHEV, arrêté en 1929 avec les membres d’une association d’enseignants et d’étudiants, y fut détenu deux ans. Ses Notes sur les Solovki montrent une existence insupportable dans un camp surpeuplé (20.000 prisonniers en 1927 selon J. Rossi). Les témoignages des survivants ont été écrits tardivement ou tardivement publiés. Mais du temps de leur plein développement les Solovki avaient eu leur place dans la littérature et le cinéma officiels. Il existait un film documentaire de propagande datant des années vingt destiné à faire taire les rumeurs sur le traitement inhumain 543


infligé aux détenus colportées par un évadé passé en Angleterre. En 1987 la cinéaste Marina GOLDOVSKAIA utilisa ce film comme première partie d’un long métrage (Le Pouvoir soloviétique), dont la seconde contient le documentaire ancien accompagné d’un commentaire de l’académicien Likhatchev très âgé et la troisième comprend des prises de vue des restes du camp. Maksim GORKI rapporta un compte rendu élogieux de sa visite au Solovki en 1929. L'objet de cette mission était de laver les camps de concentration de la mer Blanche de leur mauvaise réputation. Berné par une mascarade « à la Potemkine » montée par la direction du camp, il avait été transporté par l’humanité des tchékistes. Chalamov raconte une anecdote qui courait au Vichlag : Gorki est aux Solovki ? Il en a pris pour combien ? Dix ans ? Chalamov se trompe en situant la fermeture des Solovki en 1930. Likhatchev y resta au-delà de cette date, avant d’être envoyé sur le chantier du Biélomorkanal. Le poète Maksimilian VOLOCHINE y mourut en 1932. En réalité des « commissions de décharge » réduisaient régulièrement la population pléthorique des premiers camps grâce à des libérations anticipées et à des transferts dans des structures pénitentiaires nouvellement créées sur le continent. En 1930, le Vichlag se détacha des Solovki et de l’OUSLON et passa sous la direction de l’OUVITL – Direction des camps de redressement par le travail de la Vichéra. 3 – PASCAL P., En Russie rouge, éd. L’Humanité, Paris, 1921, p. 26. Il adhère au dénigrement officiel des prisons tsaristes : « Les anciennes prisons, cette lèpre de tous les régimes bourgeois […] ». 4 – Le bagne fut supprimé en 1917, puis rétabli en 1943 pour recevoir les déserteurs de l’armée et les traîtres à la patrie condamnés à des peines de vingt à vingt-cinq ans. Dans les faits, le bagne avait continué d’exister en Russie soviétique sous le nom de « camp cadenassé » dans des lieux particulièrement isolés et inhospitaliers, comme Norilsk à l'embouchure de l’Iénisseï ou Djelgala à la Kolyma, tous situés au-delà du cercle polaire. En 1948 apparut l’appellation « ossoblag » (camp spécial). 5 – DOSTOIEVSKI F., Souvenirs de la maison des morts, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1977, Lettre à son frère, p. 424 6 – « Vichéra », Vichéra-Antiroman op. cit., p. 25 7 – Piotr STOLYPINE, ministre de l’Intérieur de Nicolas II, puis premier ministre. Dans le but d’instaurer une monarchie bourgeoise il entreprit une réforme agraire destinée à soutenir les paysans. Des lors ceux-ci pouvaient quitter la commune rurale et acquérir des lopins de terre alloués par l’Etat. Il les encourageait aussi à migrer vers des régions vierges de la Sibérie. Mais à partir de 1907 les arrestations de députés SR et SD à la Douma le rendirent impopulaire. Les SR multiplièrent les actes de terrorisme. Il fut assassiné en 1911 au Grand Opéra de Kiev. 8 – « Khan-Guireï », KR, op. cit., p. 118. Chalamov fait erreur : les wagons d’origine appartenaient à des trains de voyageurs. Plus tard on utilisa des wagons à bestiaux. 9 – « Vichéra », p. 26 10 – « Un mariage au camp », Vichéra-Antiroman, p. 170 11 – Le combinat de Bérezniki fut construit et aménagé entre 1929 et 1934 sur l’emplacement d’une ancienne usine de soude créée au début du XXe siècle par l’entreprise belge Solvay. 544


La tradition locale d’extraction du sel était vieille de quatre siècles. Les sauneries d’Oussolié avaient appartenu aux Stroganov. Les noms d’Oussolié et de Solikamsk viennent de « sol » (le sel). 12 – SERGE V., Littérature et révolution, Petite collection Maspero, 1976, p. 61 13 – SOLJENITSYNE A., l’Archipel du Goulag, Seuil, Paris, 3 volumes, 1974-1976, T 1, p. 70 14 – Les néologismes « zeka » (indéclinable) et « zek » (qui se décline) sont des raccourcis du participe passé passif « zaklioutchonny », détenu. Le canal de la mer Blanche au lac Onéga, long de 227 km, fut inauguré en 1933. Il fut peu utilisé par la suite, n’étant pas assez profond pour les gros bateaux. 15 – PAOUSTOVSKI K., Le livre des Pérégrinations, op. cit., p. 175 16 – Ibid., p. 172 17 – « La visite de Mister Popp », KR, op. cit., p. 1212

La refonte 1 – « Vichéra », op. cit., p. 60 2 – « Miller le saboteur », Vichéra-Antiroman, op. cit., p. 90 Le procès des Chakhty (littéralement des Mines, nom d’une ville minière du Donbass) fut intenté en 1928 à des ingénieurs et à des techniciens accusés de sabotage. En réalité, il s’agissait de camoufler des dysfonctionnements dans la réalisation du plan et de calmer les tensions sociales qui en découlaient. Il s’ensuivit une vague d’accusations de sabotage dans tout le pays. 3 – TROTSKI L., Intervention du 9 avril 1920 au Congrès pan-russe des syndicats. 4 – La critique du travail coercitif est particulièrement bien argumentée dans l’analyse détaillée de la nouvelle de Soljénitsyne contenue dans la lettre de Chalamov de novembre 1962, Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 9-26 5 – « Vichéra », p. 41 6 – « Le virtuose de la pelle », KR, op. cit., p. 577 7 – « Vichéra », p. 69 8 – Ibid. 9 – Ibid., p. 70 10 – Ibid., p. 76 11 – « Le pantalon bleu », op. cit., p. 58 12 – « Miller le saboteur », Vichera. Antiroman, p. 103 13– L’ingénieur américain John D. LITTLEPAGE, qui assista aux débuts de l’industrialisation en Union Soviétique, a constaté le lien nécessaire entre planification d’état et travail servile : « Si l’on veut introduire complètement l’économie dirigée dans l’industrie soviétique et si l’on veut la voir opérer proprement et régulièrement, je pense qu’un contrôle semblable à celui qu’exerce la police dans ses propres entreprises deviendra nécessaire. Sans ce contrôle, que ce soit en Russie ou ailleurs, je doute que ce système ne puisse jamais rendre ». (A la recherche des mines d’or en Sibérie /19281937/), Payot, Paris, 1970, p. 202 14 – Féliks DZERJINSKI : président de la Tchéka, du Guépéou, puis de l’Oguépéou de 1917 à 1926. 15 – « Il n’y a pas de coupables dans les camps », Vichéra-Antiroman, p. 191-206 545


16 – « Vichéra », p. 67 17 – ROSSI J., Le Manuel du Goulag. Dictionnaire historique, Le Cherche Midi, Paris, 1997 Jacques Rossi a passé vingt-quatre ans dans les camps soviétiques. En 1937 il fut condamné à huit ans de travaux forcés pour espionnage au profit de la France et de la Pologne. En 1948, à dix ans pour activité contre-révolutionnaire. Libéré en 1956, il séjourna en Pologne, et en 1985 il s’installa en France. 18 – ISTRATI P., Vers l’autre flamme, op. cit., p. 153 19 – « Il n’y a pas de coupables dans les camps », op. cit., p. 205 20 – « Vichéra », p. 64 21 – Ibid., p. 47 22 – LITTLEPLAGE J. D., A la recherche des mines d'or de Sibérie, 1928-1937 23 – PAOUSTOVSKI K., Le livre des Pérégrinations, op. cit., p. 172 24 – « Vichéra », p. 65

Brève carrière de petit chef 1 – « Vichéra », op. cit., p. 70 2 – Ibid., p. 37 3 – Ibid., p. 36 4 – Ibid., p. 39 5 – « Le pantalon bleu », Vichéra-Antiroman, op. cit., p. 58 6 – « Lazarsson », Vichéra-Antiroman, p. 72 7 – SIROTINSKAIA I., « Réhabilité en 2000. Détails sur l’affaire Varlam Chalamov », op. cit., p. 14 8 – Les tchékistes condamnés pour faute professionnelle et incarcérés exerçaient en général leur métier dans le camp, avec de fortes chances d’être libérés par anticipation, s’ils menaient à bien les enquêtes dans le sens voulu par Moscou. Ici, il s’agissait de prouver le sabotage dont s'étaient rendus coupables Miller et Stoukov. 9 – « M.A. Bloomenfeld », Vichéra-Antiroman, p. 181 10 – « Le voyage à Tcherdyne », ibid., p. 161 et 162 11 – « M.A. Bloomenfeld », p. 181 12 – ESIPOV V., Chalamov, op. cit., p. 88 13 – Edouard BERZINE fut l’un des principaux acteurs dans l’organisation des camps staliniens. D’origine lettone, il avait étudié à l’académie des beaux-arts de Berlin. Après la Révolution il avait fait une carrière militaire fulgurante dans l’armée rouge. De 1929 à 1931 il dirigea la construction du combinat de Bérezniki en occupant le poste de chef du Vichlag. Ensuite il fut chargé d’organiser l’exploitation des gisements d’or et de charbon du bassin de la Kolyma dans le cadre du Dalstroï (Direction Centrale de la Construction du Grand-Nord, branche du NKVD). 14 – « M.A. Bloomenfeld », p. 188 15 – « Galina Pavlovna Zybalova », KR, op. cit., p. 1287 16 – Ibid. 17 – « Il n’y a pas de coupables dans les camps », op. cit., p. 192 18 – Poème de onze quatrains, Bruissement de feuilles, op. cit., p. 110-112 19 – « Lazarsson », op.cit., p. 72 546


20 – « Il n’y a pas de coupables dans les camps », p. 193 21 – Vichéra-Antiroman, p. 8

La chronique de Vichéra 1 – Lettre à I. Sirotinskaia (1971), Mon ami Varlam Chalamov. Correspondance, op. cit., p. 121 2 – Ces courts textes (de trois à treize pages) se présentent à la fois comme des récits indépendants les uns des autres et comme les chapitres d’un livre se succédant dans l’ordre des événements. 3 – La première publication de Varlam Chalamov, Vichéra-Antiroman, « Le livre », Moscou, 1989, a été reprise telle quelle dans le quatrième tome des œuvres en quatre volumes (1998) 4 – Lettre à I. Sirotinskaia (1971), p. 109 et 110 5 – Les récits suivants traitant du Vichlag figurent dans quatre des six livres qui composent les KR. Dans Rive gauche : « La carte des diamants » (1959) et « Magie » (1964). Dans Virtuose de la pelle : « Première dent » (1964), « Echo dans la montagne » (1959) et « Prothèses » (1965). Dans Résurrection du mélèze : « La visite de Mister Popp », « A l’étrier », « Khan-Guireï », « Prière du soir » et « Boris Ioujanine » (tous datés de 1967). Dans Le Gant ou KR2 : « Galina Pavlovna Zybalova » (1970-1971). 6 – Lettre à I. Sirotinskaia (1971), p. 121 et 122 7 – « M.A. Bloomenfeld », op. cit., p. 190 8 – « Eckermann », Vichéra-Antiroman, op. cit., p. 207. 9 – Ibid. 10 – Ibid. 11 – SEMPRUN J., Le grand voyage, Gallimard, Paris, 1963. KERTESZ I., Etre sans destin, Actes Sud, 1997 12 – « Un mariage au camp», Vichéra-Antiroman, p. 175

Moscou des années trente 1 – « Moscou des années trente », Souvenirs, op. cit., p. 139 2 – « Moscou des années vingt », Les années vingt, op.cit., p. 54 L’abondance n’avait profité qu’à une mince couche de la population des grandes villes. Pour l’ensemble du peuple l’espoir d’un mieux-être avait été vite déçu. 3 – Décret du 6 août 1932 sur la « sauvegarde de la propriété socialiste ». 4 – Sergueï KIROV (1886-1936), membre du Comité Central du Parti, influent à Léningrad, fut assassiné le 1er décembre 1934. Des trains entiers d’« assassins » de Kirov partirent pour la Sibérie. 5 – « Moscou des années 30 », p. 139 Staline assurait l’efficacité des Organes grâce au choix de leur chef : IAGODA, commissaire du peuple aux Affaires intérieures de 1931 à 1936 ; puis IEJOV (19361938) qui fut l'exécutant d’une épuration sanglante (la « iéjovchtchina ») ; enfin BERIA, de 1938 à 1951. 547


6 – Ibid., p. 140 7 – « M.A. Bloomenfeld », op. cit., p. 190 8 – Carnets, op. cit., p. 44 9 – Mes Bibliothèques, op. cit., p. 19 Nikolaï LESKOV (1831-1895), romancier auteur de A couteaux tirés, Les Insulaires, Le Clergé de la Cathédrale. A propos du fléau de la délation Chalamov écrit : Les années trente étaient l’époque de la collectivisation à outrance et des camps, l’époque des dénonciations élevées au rang d’exploit et de la lâcheté, devenues des signes de sagesse. (Mes Bibliothèques, ibid.). 10 – « M.A. Bloomenfeld », p. 190 11 – Ibid. 12 – Courte autobiographie, op. cit., p. 14 13 – Ivan MITCHOURINE (1855-1935) : biologiste qui se distingua dans l’hybridation de plantes, en particulier d’arbres à fruits. Il obtint jusqu’à trois cents espèces nouvelles. 14 – « Moscou des années trente », p. 143 15 – « Pasternak », Souvenirs, op. cit., p. 39 16 – Ibid. 17 – CORBET C., Une littérature aux fers. Le pseudo-réalisme soviétique, La Pensée Universelle, Paris, 1975 18 – J’ai eu plusieurs vies, op. cit., p. 13 19 – Ibid, p. 7 20 – Ibid. 21 – « Moscou des années trente », p. 142 22 – Lettre à I. Grodzenski, Correspondance, L’étendard, 1993, n° 5, p. 142 23 – « A propos d’une faute de la littérature », KR, op. cit., p. 878 En 1972 Chalamov écrivait à nouveau : Même aujourd’hui, quinze ans après les Essais sur le monde du crime, tout est resté comme avant ; pas une goutte de vérité sur les criminels n’a pénétré ni dans la littérature ni dans la société. (La Pravda, 26 novembre 1999) 24 – Lettre à A. Dobrovolski (15 mars 1955), Correspondance, op. cit., p.115 L. KLINE indique que « cinq récits ont été découverts il y a peu dans les archives de la revue Octobre : « Une carte », « Dans le miroir », « A l’usine », « Mr Berjeré à l’hôpital » et « La deuxième rapsodie de Liszt » (cf. « Acquérir la technique. Sur les récits de jeunesse de V. Chalamov », Recueil Chalamov 3, op. cit., p.156) 25 – Lettre à A. Dobrovolski, Corr. avec A. Soljénitsyne … op. cit., p. 121 26 – J’ai eu plusieurs vies, p. 13 27 – « Plainte » 1955, in Delo (l'Affaire) manuscrit conservé au musée Chalamov à Vologda. 28 – « Souvenirs sur la Kolyma », Souvenirs, p. 223 En 1943, Assia (Aleksandra) apprit que son beau-frère était hospitalisé à quarante kilomètres d’Elguène. Elle lui fit porter un mot, mais elle mourut subitement sans l'avoir revu. 29 – « L’ingénieur Kisséliov », KR, op. cit., p. 610 30 – « La prison des Boutyrki – 1937 », op. cit., p. 239 548


31 – Ibid., p. 238 32 – Ibid., p. 245

La planète Kolyma 1 – « Esperanto », KR, op. cit., p. 460 2 – « Le procureur vert », ibid., p. 761 3 – GORBATOV A., Les Années et les guerres, la revue, le Monde nouveau, Moscou, 1964, n° 3-5, p. 141 Gorbatov fut arrêté fin 1937 comme de nombreux officiers, dont le Maréchal M. Toukhatchevski, impliqués dans un « complot fasciste au sein de l'armée ». Au bout d'un an et demi de détention dans les prisons de Moscou, Boutyrki et Lefortovo avec interrogatoires musclés, il fut condamné à quinze ans de camp et cinq ans de privation de droits civiques. Il arriva à la Kolyma en juillet 1939 sur le négrier Djourma. 4 – KRAKOWIECKI A., Kolyma. Le bagne de l’or, Les îles d’or, 1952, p. 216 5 – ADAMOVA-SLIOZBERG O., Le long Chemin, Le retour, Moscou, 1993, p. 78 6 – Jan TCHERSKI était un géologue polonais, sujet russe relégué en Sibérie par l’empereur Alexandre II après l’écrasement de la révolte polonaise de 1862. Ayant établi la grande richesse en minerais du Nord-est sibérien, il projetait d’explorer cette chaîne longue de mille kilomètres et large de trois-cents, lorsqu’il mourut. Ces monts furent redécouverts en 1926 par le géologue Sergueï OBROUTCHEV qui en précisa le tracé et leur donna le nom de leur premier découvreur. 7 – « Le graphite », KR, p. 997 8 – Une verste = 1,067 km. 9 – Aldane, situé au sud de l’Iakoutie, était la ville la plus proche à vol d’oiseau des lieux d’internement du Dalstroï. 10 – « Le procureur vert », KR, p. 758 11 – « La taïga », Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 96 12 – Ibid., p. 149 13 – « Campos », KR, p. 57 14 – « Le procureur vert », p. 800 15 – Poème de cinq quatrains, ici les deux premiers vers, Cahiers de Kolyma, p. 174 16 – « La chatte sans nom », KR, p. 1093 17 – « Le mollah tatare et l’air pur », ibid., p. 139 18 – « Le procureur vert », ibid., p. 802 19 – « Les charpentiers », ibid., p. 36 20 – Poème de quatorze quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 139 21 – « La vie de l’ingénieur Kipréiev », KR, p. 1067 22 – Poème de deux quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 69 et 70 23 – « Première mort », KR, p. 144 24 – « Le mollah tatare et l'air pur », ibid., p. 139 Anton CILIGA témoigne : « Par moins quarante dans la forêt boréale l’homme vit un phénomène de mort par congélation. L’air semblait ne plus être un gaz, mais le vide même. On se sentait plongé dans le vide, comme halluciné par sa fin prochaine » (Sibérie terre de l’exil et de l’industrialisation, Paris, Les îles d’or, Plon, 1950, p. 245) et A. KRAKOWIECKI note : « A la Kolyma l’air même tue. » (op. cit., p. 219) 549


25 – Cahiers de Kolyma, p. 102 26 – « La pluie », KR, p. 52 27 – « La tempête de neige », poème de huit quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 24 28 – « Campos », KR, p. 59 29 – Ibid. 30 – Ibid., p. 57 et 58 31 – « Les baies », ibid., p. 91 32 – « Le dompteur de feu » (en russe « Le feu et l’eau »), ibid., p. 1233 33 – « Le gant », ibid., p. 1278 Un poud : 16,38 kg 34 – « Des yeux pleins de bravoure », ibid., p. 1039 35 – « La taïga dorée », ibid., p. 166 36 – « Ration de campagne », ibid., p. 72 La Daourie est le nom donné au bassin du fleuve Amour, habité depuis le XVIIe siècle par les Daoures. 37 – « Le dompteur de feu », ibid., p. 1231 38 – « Iakov Ovséiévitch Zavodnik », ibid., p. 1377 39 – « Dessins d’enfant », ibid., p. 112 40 – Poème de cinq quatrains et un distique, Cahiers de Kolyma, p. 88 41 – Poème de six quatrains, ibid., p. 130 42 – KRAKOWIECKI A., Kolyma. Le bagne de l'or, p. 222

Le bagne de l'or 1 – KRAKOWIECKI A., Kolyma. Le bagne de l’or, op. cit., p. 247 2 – BEAUBREUIL P., Le cinquième partage de la Pologne, Biscaye frères Imprimeurs, Bordeaux, 1969, p. 83 3 – Anton CILIGA, Italien d’origine yougoslave. Il fut arrêté en 1930 pour trotskisme. Après avoir passé trois ans en prison à Tchéliabinsk dans l’Oural, pendant ses sept ans d’exil il put parcourir la Sibérie en travaillant comme expert comptable. 4 – « Khan-Guireï », KR, op. cit., p. 1190 5 – Ibid. 6 – « Berzine », Souvenirs, op. cit., p. 271 7 – TCHEKHOV A., L’Ile de Sakhaline, éd. Cent pages, 1995. Traduction de Lily Denis. P. 98 8 – Ibid., p. 73 9 – Lettre à A. Soljénitsyne [non datée], Corr. avec A. Soljenitsine …, op. cit., p. 51 10 – « Khan-Guireï », p. 1190 11 – SOLJENITSYINE A., L’Archipel du Goulag, T1., op. cit., p. 5 12 – JURGENSON L., L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Ed. du Rocher, Monaco, 2003, p. 230 13 – MAKSIMOV M.M., « L’or », Nedra, Moscou, 1988, p. 66 14 – Ibid., p. 108 15 – Les études de géologie étaient fort prisées en Union Soviétique. La profession était appréciée par orgueil national (être au service de la patrie dont on découvrait les immenses richesses). Mais on y satisfaisait aussi un besoin de liberté, les déplacements 550


dans des régions inconnues faisant oublier la fermeture des frontières. Les géologues formés dans des instituts de haut niveau prospectèrent les reliefs les plus inhospitaliers du Grand-Nord sibérien. 16 – Après sa disgrâce survenue en 1936 A. SEREBROVSKI raconta la réussite de son entreprise dans son livre Sur le front de l’or. 17 – LITTLEPAGE J.D., A la recherche des mines d'or de Sibérie. 1928-1937, op. cit., p. 241. Il a intitulé le chapitre IV de son livre « Le trust soviétique modèle ». 18 – Ibid., p. 78 19 – Ibid., p. 81 20 – APPLEBAUM A., Goulag. Une histoire, Folio histoire, Gallimard, 2008, p. 14 21 – COURTOIS S., WERTH N. …, Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression. Robert Laffont, 1997, p. 264 et 265 22 – DALLIN D.J. ET NIKOLAEVSKY B.T., Le travail forcé en URSS, éd. Somogy, Paris, 1949. La première partie de l'ouvrage (« Le passé ») traite des origines du travail servile en URSS, la seconde (« Le présent ») contient un chapitre sur la Kolyma intitulé « Le pays de la mort blanche ». 23 – ROSSI J., Manuel du Goulag, op. cit., p 21 24 – Cf. ESIPOV V., Chalamov, La jeune garde, Moscou, 2012, p. 327 25 – Lettre à A. Soljénitsyne (non datée), op. cit., p. 50 26 – MORA, SILVERSTER et ZWIERNAK, La justice soviétique, Rome, 1945 27 – ANDERS WL. (Général), Mémoires 1939-1941, La Jeune Parque, 1948. 28 – GORBATOV A. (Général), Les Années et les guerres, Le monde nouveau, 1964, N° 3 – 5. 29 – OLITSKAIA E., Mes Souvenirs, Possev Verlag, Frankfort-sur-Main, 1971. Socialiste révolutionnaire, elle fut internée 25 ans dans les camps soviétiques. Evguenia Guinzbourg l’a connue au camp d’Elguène. (Cf. Le ciel de la Kolyma, T. 2, p. 213) Magadane est une ville entièrement construite par des détenus, ainsi que son port situé dans la baie de Nagaievo sur la mer d'Okhotsk. 30 – GUINSBOURG E., Le Vertige. Chronique des temps du culte de la personnalité – Paris Seuil, 1977. Le Ciel de la Kolyma. Le Vertige 2 – Paris Seuil, 1980. 31 – SANTAURENS A., Dix-sept ans dans les camps soviétiques, Gallimard, 1963. 32 – BERBEROVA N., L’affaire Kravtchenko, Actes Sud, 1990, p. 127 33 – VINATREL G., L’URSS concentrationnaire, Spartacus, 1949, p. 2 34 – « Riva Rocci », KR, op. cit., p. 1465 35 – Ibid. 36 – E. LIPPER rapporte les bruits qui couraient à ce sujet avant la visite que fit à la Kolyma en 1944 Henri A. Wallace, ancien vice-président des Etats-Unis : « Cette visite avait été précédée d’une fable telle que les prisonniers frigorifiés de la Kolyma y réchauffaient leur cœur : en échange de l’aide apportée à l’URSS pendant la guerre, la Kolyma (le pays de l’or) serait rattachée aux U.S.A. ». (Onze ans dans les bagnes soviétiques, Nagel, 1970, p. 228) A son retour en Amérique Wallace publia un compte-rendu enthousiaste (Soviet Asia mission, 1945). Il avait vu le développement rapide de la ville de Magadane (40 000 habitants), la construction spectaculaire des routes, il avait cru à 551


l’enthousiasme des travailleurs. Avant son départ il avait déclaré à Irkoutsk : « Les hommes nés sur ces terres justes et libres ne souffrent ni l’injustice ni la tyrannie ». 37 – Lettre à A. Soljénitsyne, p. 56 38 – KRAKOWIECKI A., p. 249 39 – De 1939 à 1941 trois mille parmi les dix mille Polonais déportés étaient employés dans les mines de plomb de la presqu’île de la Tchoukotka. Lorsque l’accord russopolonais de 1941 les libéra, tous étaient morts, empoisonnés par les vapeurs de plomb en l’absence totale de mesures de protection sur le lieu de travail. 40 – Lettre à A. Soljénitsyne, p. 51 41 – KRAKOWIECKI A., p. 316 42 – « Prêt-bail », KR, p. 514 43 – BEAUBREUIL P., p. 81 44 – GORBATOV A., op. cit., p. 141 45 – « La brouette I », KR, p. 1319 46 – « La brouette II », ibid., p. 1323 47 – « Deux rencontres », ibid., p. 1015 48 – « Le gant », ibid., p. 1257 49 – « Complot des juristes », ibid., p. 237 50 – Souvenirs, op., cit., p. 183 51 – KRAKOWIECKI A., p. 241 52 – Lettre à A. Soljénitsyne, p. 52 53 – « La quarantaine », KR, p. 269 54 – « La chaussée », Bruissement de feuilles, op. cit., p. 48. Poème de quatre quatrains. 55 – LIPPER E., op. cit., p. 185 56 – « La brouette II », p. 1322

Chronologie I 1 – « Une ville sur la montagne », KR, op. cit., p. 1109 2 – Guéorgui DEMIDOV (1908-1987). Physicien, arrêté en 1936 et condamné à dix ans de travaux généraux à la Kolyma. En 1948 il se vit infliger une nouvelle peine pour avoir comparé la Kolyma à « Auschwitz, les fours crématoires en moins ». Chalamov le côtoya à l’hôpital Central où il travaillait comme prothésiste. Il admirait son courage et sa dignité. Démidov est le prototype du héros du récit : « La vie de l’ingénieur Kipréiev ». Chalamov lui dédia sa pièce Anna Ivanovna, alors qu’il le croyait mort. L’ayant retrouvé par hasard, il correspondit avec lui de 1965 à 1967. Leurs lettres portaient essentiellement sur la littérature carcérale. Leurs vues sur le travail littéraire divergeaient, leur amitié en souffrit. En 1980, lors d’une perquisition dans les deux résidences de Démidov, en Sibérie et en Russie, le KGB confisqua tous ses manuscrits. Ils furent rendus à sa fille en 1989 qui publia les récits sur les camps de la Kolyma. (Doubaev et autres récits, Hachette, 1991). Démidov a laissé une autobiographie inachevée sous le titre De l’Aurore au crépuscule. Arkadi DOBROVOLSKI (1911-1969) Cinéaste et scénariste. Arrêté et interné en 1937, il reçut lui aussi pendant la guerre une deuxième peine de dix ans suivie de cinq 552


ans de privation de droits. A l’hôpital Central il travaillait comme aide-médecin dans le service d’ophtalmologie. Libéré en 1956, il fut de nouveau arrêté et condamné à huit ans pour propagande antisoviétique. On le libéra en 1958. Chalamov a laissé sur lui un récit inachevé. Dobrovolski était l’ami de plus proche, et le confident pendant la période de leur correspondance (1954-1958). Fiodor LOSKOUTOV, médecin ophtalmologiste, chef de service à l’hôpital Central. Il purgea trois peines à la Kolyma, la première de 1937 à 1947 aux travaux généraux ; la deuxième à l’hôpital, mais remplacée en 1953 par un troisième et l’envoi au terrible Berlag (bagne à surveillance renforcée pour récidivistes). Libéré en 1954, il ne quitta la Kolyma qu’en 1961. En 1946 Loskoutov enseignait la pathologie oculaire aux futurs aides-médecins (Cf. l’essai « Les cours »). Chalamov correspondit avec lui de 1954 à 1957. 3 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1954), Correspondance, la revue L’étendard, op. cit., p.112 4 – Boris LESNIAK, détenu aide-médecin à l’hôpital Bélitchia pendant la guerre. En 1943, soutenu par le médecin chef Nina Savoiéva qu’il épousa par la suite, il ramena à la vie le crevard Chalamov. Celui-ci exprime à tous deux sa gratitude dans « Le gant » et dans ses Souvenirs. Libéré, Lesniak s’installa à Magadane d’où il correspondit avec Chalamov en 1963 et 1964. Il fit publier sur place certaines de ses poésies. Mais la misanthropie grandissante de Chalamov et ses demandes constantes de somnifères les éloignèrent. Les souvenirs de Lesniak sont assez critiques. 5 – « Lida », KR, p. 409 6 – Souvenirs, op. cit., p. 205 7 – LIPPER E., Onze ans dans les bagnes soviétiques, op. cit., p. 231 8 – Souvenirs, p. 261-274 9 – ESIPOV V., Chalamov, op. cit., p. 119 10 – La Serpentine devait son nom à la route d'accès qui serpentait entre les roches. E. Lipper écrit : « Cette prison, appelée « Serpantinka », se trouvait en pleine forêt, à six kilomètres environ à l'ouest de Magadane. C'est certainement l'un des endroits les plus sinistres de l'Union Soviétique. La glace et la neige, les montagnes et les forêts étaient les seuls témoins des derniers râles des gens torturés, de leurs derniers cris d'angoisse avant qu'on les abatte ». Ibid. p. 97. 11 – Lettre à A. Soljénitsyne (novembre 1962), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 19 12 – Courte autobiographie, op. cit., p. 15 13 – Souvenirs, p. 177 14 – « La quarantaine », KR, p. 251 15 – « Triangulation de classe III », ibid., p. 1311 16 – « Des yeux pleins de bravoure », ibid., p. 1036 17 – « Bogdanov », ibid., p. 602 18 – « Un descendant de décembriste », ibid., p. 371 19 – « L’ingénieur Kisséliov », ibid., p. 607 20 – « Juin », ibid., p. 728 21 – Souvenirs, p. 193 22 – Ibid., p. 211 23 – Dans les ROuR régnaient, avec un travail physique épuisant, l’absence de 553


l’hygiène la plus élémentaire et les mauvais traitements. 24 – KRIVITSKI était l’adjoint du chef de l’équipe de mineurs dans laquelle travaillait Chalamov. Il veillait à ce que les normes fussent atteintes. Mais son vrai rôle était de provocateur et de faux-témoin. Ancien vice-commissaire du peuple à l’industrie lourde en 1937, il avait été condamné à quinze ans de camp. E. Lipper rapporte qu’il s’était infiltré comme infirmier dans le service de chirurgie de l’hôpital pour détenus de Magadane, où elle travailla elle-même comme infirmière de 1939 à 1941. Elle le dit responsable de la mort du professeur Koch, un Allemand de la Volga chef de ce département « […] dont la seule faute était d’avoir sauvé des milliers de vies » (op. cit., p. 154). Koch fut fusillé. E. Lipper dépeint Krivitski comme un être d’une bassesse extrême. En 1945, elle le retrouva à l’hôpital Bélitchia paralysé, il y mourut. De son côté E. Guinsbourg raconte comment Krivitski porta un faux témoignage contre son second mari, également allemand et médecin. ZASLAVSKI était journaliste, ancien reporter aux Izvestia. Au camp il était lui aussi adjoint d’un chef de brigade. Il rapportait les propos des zeks à son chef. Chalamov l’avait frappé plusieurs fois, parce qu’il trichait au travail. Après sa libération, il devint membre de l’Union des Ecrivains Soviétiques. Dans « Mon procès » (p. 444 et 445) Chalamov énumère les trois charges qui auraient pesé contre lui : avoir […] vanté l'armement d'Hitler et approuvé l’invasion allemande ; avoir […] critiqué les mouvements stakhanovistes au camp ; avoir […] dit que Bounine était un grand écrivain russe. Dans la Courte biographie il ne fait allusion qu’à la première charge. Selon Lesniak le jugement sur Bounine aurait été évoqué beaucoup plus tard, en liberté. Ivan BOUNINE, prix Nobel de littérature en 1933, avait émigré et mourut en France en 1953. 25 – Cf. « L’examen » KR, p. 1118 26 – En Russie soviétique le divorce pouvait être prononcé sur décision de l'un des conjoints. Cette démarche était fortement conseillée aux épouses de détenus. 27 – Souvenirs, p. 211 28 – Ibid., p. 214 29 – « Mon procès », KR, p. 441 30 – Souvenirs, p. 214 31 – Ibid., p. 220 Le docteur Piotr KALEMBET, professeur à l’Académie militaire de médecine, avait été arrêté en 1937. Libéré en 1947, il resta à la Kolyma, où il dirigeait un service sanitaire à Elguène. Il se suicida en 1948. 32 – Souvenirs, p. 221 33 – Ibid., p. 231 34 – « La photographie délavée », KR, p. 1048 35 – « Une ville sur la montagne », ibid., p. 1110 36 – Lettre à G. Démidov (30 juillet 1965), Correspondance, op. cit., p. 147

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Bagnard et crevard 1 – POUCHKINE A. Poème traduit par André MARKOWICZ dans Le Soleil d'Alexandre. Le cercle de Pouchkine, Actes Sud, 2011, p 263 Pouchkine s'adresse à ses amis les Décembristes relégués en Sibérie. 2 – Lettre à A. Soljénitsyne (non datée), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 55 3 – « Le mollah tatare et l’air pur », KR, op. cit., p. 137 4 – « Prêt-bail », ibid., p. 515 5 – « Des yeux pleins de bravoure », ibid., p. 1036 6 – « La brouette II », ibid., p. 1331 7 – Ibid., épigraphe, p. 1322 8 – Ibid., p. 1323 9 – « Le silence », ibid., p. 1010 10 – Ibid., p. 1012 11 – Ibid. 12 – ROSSI J., « La faim », Qu’elle était belle cette utopie ! Pocket, Paris, 2002, p. 204 13 – Lettre à A. Soljénitsyne, p. 51 14 – « Esperanto », KR, p. 454 15 – « Caligula », ibid., p. 474 et 475 Cette histoire avait été racontée à Chalamov par deux soldats enfermés avec lui dans un cachot de la ROur. On les avait accusés d’avoir mangé la chair de ce cheval dont ils s’occupaient. 16 – « Triangulation de classe III », ibid., p. 1314 17 – « Sur la neige », ibid., p. 22 18 – « La brouette II », ibid., p. 1324 19 – Ibid., p. 1325 20 – Ibid., p. 1334 21 – Ibid., p. 1333 22 – KRAKOWIECKI A., Kolyma. Le bagne de l’or, op. cit., p. 67 23 – Lettre à A. Dobrovolski (30 mars 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 137 24 – « Ivan Bogdanov », KR, p. 1372 25 – « Ration de campagne », ibid., p. 73 26 – Lettre à A. Soljénitsyne (novembre 1962), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 15 27 – Souvenirs, op. cit., p. 182 28 – « Le silence », KR, p. 1013 29 – ADAMOVA-SLIOZBERG O., Le long chemin, op. cit., p. 103 30 – Souvenirs, p. 191 31 – « Le virtuose de la pelle », KR, p. 581 32 – Ibid., p. 582 33 – « La brouette II », p. 1327 34 – Ibid., p. 1324 35 – « Le mollah tatare et l’air pur », ibid., p. 143 36 – « Le charmeur de serpents », ibid., p. 128 37 – « Première nuit », ibid., p. 144 et 145 38 – « Mon procès », ibid., p. 434 555


39 – « Le gant », ibid., p. 1260 et 1261 40 – « Mon procès », ibid., p.444 41 – ROSSI J., Qu’elle était belle…, op. cit., p. 35 et 36 42 – « Mon procès », p. 442 43 – LIPPER E., Onze ans dans les prisons et les bagnes soviétiques, op. cit., p. 119 44 – Carnets, op. cit., p. 64 45 – « Comment tout a commencé », KR, p. 555 46 – Ibid., p. 557 47 – « Tâche individuelle », ibid., p. 45 Un rescapé des fusillades organisées par Garanine en 1938 (l’époux d’O. Adamova-Sliozberg) a donné des détails sur la mise en scène : « Chaque matin la porte s’ouvrait, et on appelait par leur nom dix à douze hommes. Personne ne répondait à l’appel. Alors on attrapait les premiers venus et on les emmenait pour les fusiller. Un jour Nikolaï se retrouva dans cette dizaine. On les entassa dans un camion, on les emmena. Tous les hommes d’escorte étaient soûls. Dans un coin il y avait des sacs. Nikolaï se glissa dessous. Arrivés à destination, on fit descendre les zeks. Des coups de feu retentirent… » (Adamova-Sliozberg, op. cit., p. 141) Garanine a été fusillé, mais aucune des condamnations signées par lui n’a été annulée. 48 – « Le charmeur de serpents », KR, p. 128 49 – « Oraison funèbre », ibid., p. 539 50 – « Marcel Proust », ibid., p. 1043 51 – « Le silence », ibid., p. 1011 52 – Ibid., p. 1011-1013 53 – « Ration de campagne », ibid., p. 79 54 – « Iakov Ovséievitch Zavodnik », ibid., p. 1377 Les postes et les équipes de rétablissement (OPE et OKA) furent créés en 1939. 55 – « Le thermomètre de Gricha Logoune », ibid., p. 1020 56 – Ibid. 57 – Ibid., p. 1022 58 – Ibid., p. 1027 59 – « Le gant », ibid., p. 1250 60 – Ibid. 61 – « Le dernier combat du commandant Pougatchov », ibid., p. 473 62– Le docteur Eléna MAMOUTCHACHVILI avait fait ses études à Ordjonikidzé (aujourd’hui Vladikavkaz). Après avoir servi sur le front de la Seconde Guerre mondiale elle avait choisi de travailler comme chirurgien en Sibérie : « Ce qu’était la Kolyma, le Dalstroï, je ne l’imaginais absolument pas, je ne le savais pas ». Le « romantisme » qui la guidait l’abandonna dans le port de Nagaievo au pied des sinistres sopki. Elle vécut à Magadane jusqu’en 1974 (cf. « A l’hôpital pour détenus », Recueil Chalamov 2, p. 85) 63 – « La pluie », KR, p. 54 64 – « Les cours », ibid., p. 680 65 – On appelait « chiennes » les truands qui collaboraient avec les autorités du camp et par là trahissaient le monde de la pègre. Ils risquaient d’être exécutés par les leurs. La guerre des chiennes (cf. le récit du même nom) se déchaîna après la guerre, lorsque 556


les truands qui avaient accepté de combattre dans l’armée soviétique se retrouvèrent dans les camps pour de nouveaux forfaits et furent rejetés par les « réguliers » de la pègre. Le conflit dégénéra en guerre fratricide. Il y eut de nombreuses victimes des deux côtés. Cf. « La guerre des chiennes », KR, p. 932-957 66 – PARRAU A.,Ecrire les camps, Editions Belin, 1995, p. 89 67 – LEVI. P., Les naufragés et les rescapés, cité par A. PARRAU, ibid., p.89 68 – « Le virtuose de la pelle », KR, p. 577 69 – « Le lait concentré », ibid., p.116 70 – « Liocha Tchékanov », ibid., p. 1300 71 – Ibid., p. 1301 72 – « Toast en l’honneur de l’Aian-Uriah », Tout ou rien, op. cit., p. 173 « L’Aian-Uriah est un affluent de la Kolyma au bord duquel étaient exploitées les mines d’or du camp de la mort d’Arkagala. Chalamov y demeura plus d’un an. » (Note de l’éditeur) 73 – Cité par PARRAU A., op. cit., p. 91 74 – Souvenirs, p. 168 75 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1415 76 – SOLJENITSYNE A., Une journée d’Ivan Dénissovitch. La guilde du livre, Lausanne, 1963, p. 39, 149 et 193. Bien qu’il appréciât l’œuvre de Soljénitsyne, Chalamov voyait en lui un « affairiste » qui avait fait des compromissions pour obtenir la publication de sa première nouvelle dans son pays, et pour réussir à faire paraître ses récits, romans et essais suivants à l’étranger. De son côté Soljénitsyne s'est toujours exprimé en termes élogieux sur la personnalité et sur l’œuvre de Chalamov. 77 – Lettre à A. Soljénitsyne (novembre 1962), Correspondance avec A. Soljénitsyne, p. 15 78 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1415 79 – « Liocha Tchékanov », KR, p. 1304 80 – « L’ingénieur Kisséliov », KR, p. 609 81 – ROSSI J., « Le tas d’ordures », Qu’elle était belle..., p. 149 82 – AKHMATOVA A., « Je n’ai que faire des odes belliqueuses », Les secrets du métier, La Russie Soviétique, 1986, p. 10 83 – LEVI P., Si c’est un homme, Julliard, 1996, p. 26 84 – « Le gant », KR, p. 1245 85 – Ibid., p. 1277 86 – « La taïga dorée », ibid., p. 165 87 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1414 et 1415 88 – « L’écriture », ibid., p. 560 et 561 89– VOLKOVA E., Le Paradoxe tragique de Varlam Chalamov, Moscou, « La république », 1998, p. 11 90 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1417 91 – Lettre à A. Soljénitsyne (non datée), Corr. avec A. Soljénitsyne..., p. 57 92 – Lettre à G. Démidov, (1965), Correspondance, op. cit., p. 145 93 – « Poète vu de l’intérieur » (en français : « De la poésie au camp »), Tout ou rien, op.cit., p. 83 94 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1417 557


95 – Ibid. 96 – MORE TH., L’Utopie, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 176 97 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1418 98 – MORE TH., L’Utopie, op. cit., p. 184 99 – HELLER M. et NEKRICH A., L’Utopie au pouvoir. Histoire de l’URSS de 1917 à nos jours, Calmann-Lévy, 1982. 100 – « La quarantaine », KR, p. 441 101– Lettre à N. Mandelstam (21 juillet 1965) Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 81 102– IAROTSKI A., La Kolyma dorée, Recueil Chalamov 3 (extraits), op. cit., p. 216 Iarotski (1907-1982) fut arrêté en 1935. Il passa vingt ans de détention à la Kolyma. Dans les années quarante il travaillait comme comptable en chef à l’hôpital Central. 103 – « La pluie », KR, p. 50 104 – « Le gant », ibid., p. 1250 105 – « La quarantaine », ibid., p. 254 106 – « L 'examen», ibid., p. 1119 107 – « Leçons d’amour », ibid., p. 1410 108 – « L’ingénieur Kisséliov », ibid., p. 610 109 – Ibid., p. 611 110 – « L’examen », ibid., p. 1117 111 – « Un weissmanniste », ibid., p. 710 112 – « Les nuits athéniennes », ibid., p. 1417 113 – Ibid., p. 1418 114 – MANDELSTAM N., lettre à V. Chalamov (25 juillet 1965), Corr. avec A. Soljénitsyne..., op. cit., p.84

Chronologie II 1 – « La guerre des chiennes », KR, op. cit., p. 956 2 – « Les cours », ibid., p. 690 3 – « Un descendant de décembriste », ibid., p. 384 4 – ISSAIEV I., «Premières et dernières rencontres», Recueil Chalamov 2, op. cit., p. 94 Ivan Issaiev (1907-1991) avait été arrêté en 1937. Après avoir purgé sa peine, il resta à la Kolyma, à Débine où il connut Chalamov. Cf. son essai A propos de la Kolyma des camarades, du destin, Moscou, « Martchekan », 2002. 5 – VORONSKAIA G., épouse d’Issaiev. Son père, Aleksandr VORONSKI (1884-1943), critique et publiciste, avait fondé la revue Krasnaia nov (La nouvelle rouge), importante dans la vie culturelle des années vingt. Son indépendance d’esprit face à l’idéologie officielle et au réalisme socialiste avait entraîné son arrestation en 1937. Voronskaia fut arrêtée avec lui et condamnée en tant que « membre d’une famille » (« tchlen siem’i »). 6 – OREKHOVA-DOBROVOLSKAIA E. (épouse d’Arkadi Dobrovolski), « Des bateaux viendront nous chercher », Recueil Chalamov 1, op. cit., p. 147 7 – « Iakov Ovséievitch Zavodnik », KR, p. 1380 8 – Chalamov, Le trop livresque, Panorama des livres, Moscou, 20 novembre 1988/8. 9 – « L’homme du bateau », KR, p. 1395 558


10 – « L’incroyant », ibid., p. 247 11 – « Les dominos », ibid., p. 188 12 – « Menu spécial », ibid., p. 462 13 – « Croix-Rouge », ibid., p. 218 14 – Ibid., p. 223 15 – ROSSI J., Qu’elle était belle cette utopie !, op. cit., note p. 230 16 – « Les cours », ibid., p. 690 17 – ISSAIEV I., « Premières et dernières rencontres », op. cit., p. 95 18– Poème de dix strophes, dans MAMOUTCHACHVILI E., « Dans l’hôpital pour détenus », Recueil Chalamov 2, op. cit., p. 81 19 – « Les nuits athéniennes », KR, p. 1419 20 – Ibid., p. 1420 21 – Ibid. 22 – ISSAIEV I., op. cit., p. 95 23 – Ibid. 24 – « L’amour du capitaine Tolly», KR, p. 618 25 – « Leçons d'amour », ibid., p. 1404 26 – « Les cours », ibid., p. 690 27 – MAMOUTCHACHVILI E., op. cit., p. 84 28 – Lettre à Dobrovolski (13 août 1955), Corr... avec A. Soljenitsyne, op. cit, p. 126 29 – SOLJENITSYNE A., l’Archipel du Goulag, op. cit., T.2, p. 188 30 – « Lida », KR, p. 414 31 – ISSAIEV I, op. cit., p. 96 32 – « Le permafrost éternel », KR, p. 1365 33 – « La lettre », ibid., p. 1134 34 – « Riva-Rocci », ibid., p. 1460 35 – Ibid., p. 1462 36 – Ibid., p. 1463

Relégation en Russie 1 – Souvenirs, op. cit., p. 357 2 – Ibid., p. 249 3 – « A la poursuite d’une fumée de locomotive », KR, op. cit., p. 854 4 – « Le train », ibid., p. 856 5 – Corr. avec B. Pasternak…, op. cit., p. 163 6 – « Le train », op. cit., p. 865 7 – Ibid. 8 – Corr. avec B. Pasternak…, p. 162 et 163 9 – Poème de cinq quatrains, Poésies, l'Ecrivain soviétique, Moscou, 1988, p. 199 10 – Corr. avec B. Pasternak…, p. 163 11 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1954) Correspondance, L’étendard, 1993 n° 5, op. cit., p. 112 12 – Lettre à B. Pasternak (24 décembre 1952), Corr. avec B. Pasternak…, p. 41 13 – Poème de sept quatrains, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 68 et 69 14 – Ibid., p. 267. Remarque en marge du poème « Camée » (celui-ci p. 37) 559


15 – MOUZE CH., Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, op. cit., p. 41 16 – Récit paru dans la revue Moscou, 1964, n° 7. Un détenu sculpte une immense tête de Staline sur une paroi rocheuse. Dans une lettre (non datée) à Soljénitsyne Chalamov dénonce la fausseté du témoignage et la faiblesse de l’œuvre d'Aldan-Sémionov. C'est une personnalité bien connue des cercles journalistiques pour toutes sortes de « falsifications » et de « simulacres » […]. Dénué de talent et de bon goût, sa flagornerie lui a permis de « créer » (comme on dit actuellement) son Bas-relief sur le rocher. (Corr. avec A. Soljénitsyne..., op. cit., p. 49) 17 – Cahiers de Kolyma, p. 38 18 – Ibid., p. 125 19 – Poème de quatre quatrains, ibid., p. 65 20 – Ibid., p. 36 et 37 21 – Ibid., p. 22 22 – Poème de deux quatrains, ibid., p. 17 23 – Poème de huit quatrains, ibid., p. 73 24 – « Les monts d’or » (dix quatrains), ibid., p. 127 et 128 25 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1954), op. cit., p. 112 De nombreuses femmes de Décembristes suivirent ou rejoignirent volontairement leur mari en relégation. 26 – Poème de trois quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 41 27 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1954), Correspondance, op. cit., p. 113 28 – Poème de dix-huit quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 57 et 58 29 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1954), p. 112 30 – Extraits des Souvenirs, la revue Lad, 1992, n° 6, p. 55 31 – Cahiers de Kolyma, p. 84 32 – Corr. avec B. Pasternak…, p. 164 33 – Ibid. 34 – Lettre à M. Goudz (18 mai 1954), Correspondance, p. 112 35 – Mes Bibliothèques, op. cit., p. 50 36 – Lettre à E. Chalamova (13 avril 1954), Correspondance, p. 111 37 – Mes Bibliothèques, p. 53 38 – Correspondance avec Skorino, cf. KLINE L. A., "Novaya proza": Varlam Shalamov's Kolymskie Rasskazy, Université du Michigan, 1998, p. 130 39 – Lettre à B. Pasternak (24 octobre 1954), op. cit., p. 125 40 – Carnets, op. cit., p. 12 41 – Ibid., p. 14 42 – Carnets, op. cit., p. 14 43 – Lettre à A. Dobrovolski (12 mars 1955), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 122 44 – Lettre à B. Pasternak, Corr. avec B. Pasternak ..., p. 140 45 – Cahiers de Kolyma, p. 60. Et traduction de Ch. Mouze, op. cit., p. 52 46 – Lettre à A. Dobrovolski (13 août 1955), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 124 47 – Ibid., p. 126 48 – Lettre à A. Dobrovolski (26 mars 1956), ibid., p. 134 49 – Ibid. 50 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, op. cit., p. 43 560


51 – Cf. Recueil Chalamov 3, op.cit. Rapport de filature du 10 avril 1956, p. 16 52 – Lettre à A. Dobrovolski (7 juillet 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 140 53 – Lettre à O. Ivinskaia, cf. EMELIANOVA I., Légendes de la rue Potapov, Fayard, 2002, p. 356 54 – Ibid., p. 341 55 – Lettre à B. Pasternak (11 août 1956), p. 156 56 – EMELIANOVA I., op. cit., p. 356 57 – Lettre à A. Dobrovolski (7 juillet 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 140 58 – Lettre à G. Goudz (28 août 1956), Correspondance, p. 127 59 – SIROTINSKAIA I., op. cit., p. 39 60 – Ibid. 61 – Poème de quatre quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 148 62 – Poème de deux quatrains, ibid., p. 186 63 – EMELIANOVA I., op. cit., p. 356 64 – Lettre à O. Néklioudova [1956], Correspondance, p. 121 65 – Carnets, p. 13 66 – Lettre à O. Neklioudova, op. cit., p. 121 67 – Cahiers de Kolyma, p. 57 68 – EMELIANOVA I., op. cit., p. 337 69 – SIROTINSKAIA I., op. cit., p. 6 70 – Boldino est le nom de la propriété de Pouchkine située dans la région de NijniNovgorod, aujourd’hui Gorki, dans laquelle le poète fut retenu par une épidémie de choléra de septembre à novembre 1830 et où il termina son roman en vers Evguéni Onéguine, composa ses quatre « petites tragédies », écrivit des récits, des contes, des poésies. 71– TCHOUKOVSKI K., Tchékhov, Les belles lettres, Moscou, 1967, p. 64 72 – Lettre à A. Dobrovolski (30 mars 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne..., p. 138

La palette de Dante 1 – « Pendu à l’étrier », KR, op. cit., p. 1180 2 – Lettre à N. Stoliarova, Correspondance, op. cit., p. 174 3 – « Douleur », KR, p. 1081 et 1082 4 – « L’examen », ibid., p. 1116 5 – DOSTOIEVSKI F., Lettre à Strakhov (18 septembre 1863), Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 440 TCHEKHOV A., L’Ile de Sakhaline, op. cit., p. 9 (préface de S. Lazarus). 6 – LEVI P., Si c’est un homme, op. cit., p. 123 7 – « L’examen », KR, p. 1116 8 – JURGENSON L., L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? op. cit., p. 211 9 – « Pendu à l’étrier », KR, p. 1185 10 – MANDELSTAM O., L’Entretien sur Dante, Œuvres en deux volumes, InterLanguage Literary Associates, New-York, 1966, T2, p. 402-452 L’abréviation O.M. utilisée par Nadejda Mandelstam dans ses souvenirs pour désigner son mari sera parfois employée dans le texte. 11 – RISSET J., La Divine Comédie. L’Enfer, éd. Bilingue, Flammarion, Paris, 1992, 561


p. 6 12 – MANDELSTAM N., Contre tout espoir, 3 volumes, Gallimard, 1972-1975, T 1, p.41 13 – Lettre à N. Stoliarova, p. 174 14 – Propos de K. Tchoukovski rapportés dans Souvenirs, op. cit., p. 307 15 – L’acméisme (du mot grec « akmé », l’apogée, l’épanouissement) est le nom d'une école littéraire fondée en 1910 en réaction aux excès du symbolisme, à son « brouillard métaphysique ». Face aux épreuves – les troubles sociaux, bientôt la guerre – une nouvelle génération de poètes aspirait à ramener la poésie sur terre, dans le concret et l’actuel. Chalamov estimait qu’Anna Akhmatova et Nadejda Mandelstam avaient été pendant un demi-siècle les gardiennes des principes sains et élevés de ce mouvement : Les graines vigoureuses présentes dans la théorie de l’acméisme ont permis de vivre et d’écrire. Ni Akhmatova ni N. Mandelstam n’ont renié les principes de leur jeunesse en poésie, n'ont changé de conceptions artistiques. (Souvenirs, op. cit., p. 313) 16 – « De la prose », Oeuvre en quatre volumes, op. cit., T 4, p. 364 Dans le poème « Cherry-Brandy » Mandelstam évoque une réunion amicale qui avait eu lieu au musée zoologique de Moscou. L'association des mots Cherry et Brandy évoque par les consonances les plaisanteries appréciées dans le cercle des amis des Mandelstam. (Cf. KR, op. cit., p. 101) 17 – Ilia EHRENBOURG (1891-1967) fut le premier, parmi les écrivains reconnus et respectés dans la sphère littéraire officielle, à évoquer O.M., poète maudit, de nombreuses années après sa disparition dans ses mémoires Les Hommes, les années, la vie, dont la publication dans la revue le Monde nouveau débuta en 1960. C’est le 13 mai 1965, lors de la soirée organisée à la mémoire du poète, qu’il prononça ces paroles pessimistes sur les suites décevantes de la réhabilitation récente d’O.M. (Cf. Souvenirs de V. Chalamov, p. 305) 18 – Ibid., p. 312 Dans tous les foyers : entendons ceux des intellectuels, dans les grandes villes. 19 – « De la prose », Tout ou rien, op. cit., p. 33 20 – STRUVE N., Ossip Mandelstam, Institut d’Etudes Slaves, Paris, 1982, p. 78 21 – « Cherry-Brandy », KR, p. 104 22 – « Récit sur Dante », Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 68 Au chant 19 de l’Enfer (vers 17-21) on lit à propos du baptistère de Saint-Jean : « Je brisai l’un d’eux [un « trou », c.à.d. une vasque] il y a quelque temps / pour en tirer quelqu’un qui se noyait ». 23 – Remarque en marge du « Récit sur Dante », ibid., p. 268 24 – Remarque en marge de « L’outil », ibid., p. 271 25 – « L’outil », ibid., p. 124 26 – MANDELSTAM O., L’Entretien…, op. cit., p. 427 27 – Carnets, op. cit., p. 30 28 – MANDELSTAM O., L’Entretien… », p. 428 29 – LEVI P., Si c’est un homme, p. 118 30 – L’Enfer, p. 7 31 – LEVI P., p. 89 32 – Lettre à A. Kremenski, Corr. avec A. Soljénitsyne…, op cit., p. 152 33 – « En deçà du bien et du mal » est le titre du chapitre VIII de Si c’est un homme. 562


34 – Lettre à N. Stoliarova, p. 175 35 – Ibid. 36 – L’Enfer, p. 243 37 – Vers de Chalamov cités par I. GRODZENSKI I, Lettre à V. Chalamov (6 avril 1965), Correspondance, p. 137. L'auteur mentionné dans ces vers est bien Chalamov. 38 – APPLEBAUM A., Goulag. Une histoire, op. cit., p. 180. L’auteur mentionne l'ouvrage de l’historien Stephan, The Russian Far East, p. 225 39 – JURGENSON L., L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, op. cit., p. 144 40 – « Propos sur ma prose », Tout ou rien, p. 55 41 – « Le gant », KR, p. 1254 42 – Ibid., p. 1268 43 – Souvenirs, op. cit., p 177 44 – LEVI P., p. 79 45 – MANDELSTAM N., Souvenirs, op. cit., T 1, p. 45 46 – LEVI P., p. 116-123 47 – PARRAU A., Ecrire les camps, op. cit., p. 263 48 – L’Enfer, p. 305 49 – Ibid., p. 259 50 – Ibid., p. 253 51 – Ibid., p. 287 52 – Souvenirs, p. 156 53 – Cf. SEMPRUN J., Le grand voyage – récit de sa détention au camp de Buchenwald. 54 – MANDELSTAM O., L’Entretien…, p. 425 55 – Souvenirs, p. 155 56 – L’Enfer, p. 93 57 – « L’incroyant », KR, p. 350 58 – « Juin », ibid., p. 728 59 – « Douleur », ibid., p. 1081 60 – « La nuit », ibid., p. 34 61 – L’Enfer, p. 107 62 – MANDELSTAM O., L’Entretien…, p. 456 63 – Ibid., p. 441 64 – Ibid. 65 – Ibid. 66 – Ibid., p. 442 67 – « Prêt-Bail », KR, p. 514 68 – Ibid., p. 515 69 – GROSSMAN V., Tout passe…, Ed. Stock, 1972, p. 80 70 – Ibid., p. 102 71 – « De la prose », Tout ou rien, p. 38 72 – L’Enfer, p. 25 73 – MANDELSTAM O., L’Entretien…, p. 425 74 – « Débarcadère de l’enfer », KR, p. 1002 et 1003 563


75 – L’Enfer, P. 25 76 – Un quatrain, Cahiers de Kolyma, p. 25 77 – L’Enfer, successivement p. 49, 61, 67 et 81 78 – « La pluie », KR, p. 55 79 – « Au poète » (quatorze quatrains, ici vers 3 et 4 du troisième), Cahiers de Kolyma, p. 62 80 – « L’ingénieur Kisséliov », KR, p. 607 81 – L’Enfer, p. 75 et 77 82 – Ibid., p. 299 83 – « Au poète »,op. cit., p. 62. Deuxième strophe, vers trois et quatre. 84 – Poème de trois quatrains, ici le premier, Cahiers de Kolyma, p. 125. Le crissement de l'air en période de gel se dit en langue yakoute « le chuchotement des étoiles » (cf. « Souvenirs sur la Kolyma » op.cit., p 168). 85 – « Leçons d’amour », KR, p 1411 86 – L’Enfer, p. 305 87 – Ibid., p. 85 88 – « Cherry-Brandy », KR, p. 108 89 – L’Enfer, p. 153 90 – Poème de six quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 30 91 – « La résurrection du mélèze », KR, p. 1238 92 – Ibid. p. 1242 93 – Quatrain cité par Ch. Loré, Tout ou rien, p. 73 94 – « La résurrection du mélèze », p. 1240 95 – Ibid., p. 1242 96 – Ibid. 97 – Cahiers de la Kolyma, trad. de C. MOUZE, op. cit., p. 88 98 – APANOWICZ I., « La descente aux enfers. Image de la Trinité dans les Récits de Kolyma », Recueil Chalamov 3, op. cit., p. 129-145 99 – Poème de six quatrains. Cahiers de Kolyma, p. 31 100 – AKHMATOVA A., dans TIMOFEIEV L., « Poétique de la prose des camps », La pensée russe, 28 mars 1991

"Le chantre du Grand Nord" 1 – Carnets, op. cit., p. 14 2 – Poème de quatre quatrains, ici le premier, Bruissement de feuilles, op. cit., p. 81 3 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 19 4 – « Poète vu de l’intérieur », Tout ou rien, op. cit., p. 81 5 – V. Chalamov avait rencontré Iouli SCHREIDER, philosophe et homme de lettres, dans le cercle des familiers de Nadejda Mandelstam dans la deuxième moitié des années soixante. Schreider est l’auteur de plusieurs essais sur Chalamov, concernant : – sa vie et sa personnalité (« Il a réussi à ne pas rompre », Bibliographie soviétique, 1988 n° 3), – sa vision du monde (« Le christianisme sans religion de Varlam Chalamov », Aujourd’hui, 05.03.1994 ; « La tentation de l’enfer », Recueil Chalamov 1 ; « La prose 564


philosophique de Varlam Chalamov », La pensée russe, 1991, p.11) – son œuvre de poésie et la poésie en général (« Considérations sur l’harmonie des vers », introduction à l’essai de Chalamov « La répétition des sons comme recherche du sens », Aujourd’hui, 05.03.1994). En 1988, dans le n° 3 de Bibliographie soviétique Schreider publia des extraits des lettres échangées avec Chalamov en 1975. Il y est question des problèmes de la poésie. Schreider y présentait en outre une esquisse de bibliographie de l’ensemble de l’œuvre de Chalamov. C’était la première en Russie. L’auteur précisait : « […] la prose de Chalamov commence seulement à arriver jusqu’au lecteur soviétique, alors qu’à l’étranger elle a suscité un grand intérêt ». 6 – Lettre à N. Mandelstam (21 juillet 1965), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 86 7 – Lettre à Frida Vigdorova, ibid., p. 116 F. VIGDOROVA (1915-1965), journaliste et députée au Soviet de Moscou. Elle a aidé de sa plume de nombreuses personnes persécutées. Ses Pages de bloc-notes renferment le récit de ces rencontres. Elle est l’auteur du compte-rendu du procès du poète Iossif Brodski, qui plus tard, exilé aux Etats-Unis, reçut le prix Nobel de littérature. 8 – Lettre à A. Soljénitsyne (non datée), Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 31 9 – Lettre à I. Sirotinskaia (25 juin 1967), Mon ami Varlam Chalamov, op. cit., p. 75 10 – « Poète vu de l’intérieur », p. 83 11 – « L’incroyant », KR, op. cit., p. 350 12 – Lettre à N. Stoliarova (1965), Corr. avec A. Soljénitsyne..., op. cit., p. 173 13 – MANDESLSTAM N., Contre tout espoir I, op. cit., 1972, p. 81 14 – Commentaire en marge du poème « Ode à la miche de pain », Vers 1957-1981. J’ai eu plusieurs vies. Prose. Poésie. Essais, Moscou, République, 1996, p. 471 15 – « De la poésie au camp », Tout ou Rien, op. cit., p. 80 16 – PARRAU A., Ecrire les camps, op. cit., p. 244 (Cf. l’Archipel du Goulag, T. II, p. 366). Soljénitsyne n’a écrit en prose qu’après sa libération. Sans être poète, au camp il composait en vers afin de pouvoir mémoriser le non-écrit. L’écriture en prose a posé problème à maints écrivains de l’époque stalinienne, même à ceux qui étaient en liberté, une liberté toujours surveillée. N. Mandelstam rappelle qu' « […] Anna Akhmatova dit un jour qu’elle aurait certainement écrit de la prose, si elle n’avait pas vécu dans cette époque maudite. C’est bien vrai : pour la prose on a besoin d’un bureau, d’un tiroir, de temps. La prose court le risque de périr beaucoup plus que les vers volants. Notre vie ne convient pas à la prose : il est plus facile de la stopper que la poésie. » (Contre tout espoir III, p. 20) 17 – « Jour de repos », KR, p. 183 18 – Remarque en marge du poème « Sourikov, le matin de l’exécution des streltsy », Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 268 19 – Lettre à O. Ivinskaia (24 mai 1956), citée par I. EMELIANOVA, op. cit., p. 349 20 – « Poète vu de l’intérieur », p. 82 21 – « De la lecture », Tout ou rien, p. 82 22 – AKHMATOVA A., Les secrets du métier, op. cit., p. 6 23 – « Le Grand-Nord dans mon œuvre », Tout ou rien, p. 21 24 – Chiffres donnés par Marc Slonime au colloque de Cerisy (1973) consacré à 565


Soljénitsyne, et mentionnés par A. Parrau, op. cit., p. 244 25 – RAWICZ P., « La voix insolite d’André Siniavski. Du bon usage des camps », Le Monde, 15.11.1974, à propos d’Une voix dans le chœur, d’André Siniavski, (Le Seuil, 1974). 26– HAGUEN-TORN N., « Le septième ciel », La flamme, décembre 1989, p. 8-11. Adamova-Sliozberg rencontra Nina Haguen-Torn dans un camp de la Kolyma en 1942 : « Nina était issue d’une famille très cultivée. Blok fréquentait la maison de ses parents. Dans la baraque, plus précisément dans la tente des « faiblardes » de notre petit camp elle écrivait le récit de son enfance, Le chant du cygne, qu’elle me lisait » (Le long Chemin, op. cit., p. 116). Après sa libération elle devint une ethnographe connue. 27 – Lettre à N. Stoliarova, op. cit., p. 173 28 – Lettre à B. Lesniak (5 août 1964), Correspondance, op. cit., p. 134 29 – « Le virtuose de la pelle », KR, p. 184 30 – « Poète vu de l’intérieur », p. 80 et 81 31 – Remarque en marge de « Sourikov… », op. cit., p. 268 32 – « Poète vu de l’intérieur », p. 83 33 – Lettre à A. Dobrovolski (26 mai 1956), Correspondance, p. 122 34 – Lettre à A. Dobrovolski (26 mars 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne …, p. 131 35 – « Le sentier », KR, p. 993 et 994 36 – Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 25 37 – Remarque en marge de « Sourikov… », p. 26 Le peintre Vassili Sourikov a immortalisé dans ses tableaux l’exécution des streltsy et celle de la boiarine Morozova qui avait pris l’habit monacal et défendait la « vieille foi » aux côtés de l’archiprêtre Avvakum. 38 – Remarque en marge du poème « La voix souveraine d’un cœur malade », Cahiers de Kolyma, p. 269 39 – « Sur de vieux cahiers », poème de cinq quatrains, V. Chalamov. Poésies, L’écrivain soviétique, 1988, p. 198 40 – « Poète vu de l’intérieur », p. 84 41 – Ibid., p. 88 et 89 42 – Carnets, op. cit., p. 24 43 – Lettre de B. Pasternak (27 octobre 1954). Corr. avec B. Pasternak…, op. cit., p. 127 44 – Commentaire en marge du poème « Instantané en montagne », dans Vers 19571981, op. cit., p. 473 45 – « La poésie, langue universelle », Tout ou rien, p. 119 46 – « Poète vu de l’intérieur », p. 86 47 – Lettre à L. Tchertkov (2 décembre 1973), Correspondance, p. 156 48 – Lettre à B. Lesniak (3 août 1954), ibid., p. 134 49 – « La quarantaine », KR, p. 254 50 – « Le pin nain », ibid., p. 215 51 – PARRAU A., Ecrire les camps, op. cit., p. 165 52 – Poème de quatre quatrains (le premier en tête de ce chapitre), Bruissement de feuilles, p. 81 53 – « Ration de campagne », KR, p. 74 566


54 – « Campos », ibid., p. 61 55 – « Le graphite », ibid., p. 998 56 – « Les sapins et le vent », poème de huit quatrains, Bruissement de feuilles, p. 102 et 103 57 – « Ration de campagne », KR, p. 72 58 – Remarque en marge du « Pin nain », poème de dix quatrains. Traduction française dans Tout ou rien, p. 139 59 – « Le pin nain », KR, p. 214 60 – Ibid., p. 215 61 – Ibid., p. 216 62 – « Cherry-Brandy », ibid., p. 104 63 – Dans « Juillet », poème de sept quatrains, on voit la terre dictant au poète la poésie qu’elle renferme de saison en saison. Bruissement de feuilles, p. 20 et 21 64 – Poème de quatre quatrains, ibid., p. 13 65 – « Table de multiplication pour les jeunes poètes », Tout ou rien, p. 128 66 – « La poésie, langue universelle », ibid., p. 120 67 – « Le graphite », KR, p. 997 68 – Ibid., p. 998 69 – « La fable du diamant », poème de sept distiques, Bruissement de feuilles, p. 95 70 – Début d’un poème de quatre quatrains, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 57. Cf supra le texte complet dans le chapitre « Relégation en Russie ». 71 – Poème de six distiques, Bruissement de feuilles, p. 122 72 – Poème de quatre quatrains, ibid., p. 60 73 – Poème de quatre quatrains, Cahiers de Kolyma, p. 79 et 80 74 –Troisième distique de « Je sais quelle est ma destinée », cf. note 71 75 – Poème de trois quatrains, Bruissement de feuilles, p. 67 76 – « Pas la vieillesse, non. », Cahiers de Kolyma, p. 57 77 – « De la prose », Tout ou rien, p. 35 78 – « Le dompteur de feu », KR, p. 1280 79 – « Les cristaux », poème de cinq quatrains, ici les deux derniers vers, Varlam Chalamov. Poésies, op. cit., p. 164 80 – Poème de six distiques, Bruissement de feuilles, p. 121 81 – Lettre à B. Pasternak (28 mars 1953), Corr. avec B. Pasternak ..., p. 54 82 – Carnets, op. cit., p. 28 83 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 19 84 – Lettre à N. Mandelstam (20 juin 1965). Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 68

A Boris Pasternak 1 – Carnets, op.cit., p. 31 2 – Lettre à I. Sirotinskaia (1971), Mon ami Varlam Chalamov, op. cit., p. 121 et 122 3 – « Pasternak », dans Souvenirs, op. cit., p. 316-359 Sophie Benech précise : « Les Souvenirs joints à cette correspondance se présentent comme une suite de réflexions, de bribes de conversations et de notes prises par Chalamov lors des entrevues qu’il eut avec Pasternak de 1953 à 1956. », dans Varlam Chalamov. Correspondance avec Boris Pasternak et Souvenirs, op. cit. p. 160 567


4 – Ibid., p. 25 5 – Lettre à B. Pasternak (24 décembre 1952), ibid, p. 39 6 – « Pasternak », p. 177 7 – « Au poète», poème de quatorze quatrains, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 62 8 – « A Boris Pasternak », poème de cinq quatrains, ibid., p. 129 et 130 9 – Poème de six quatrains, (déc. 1953), ibid., p. 97 10 – AKHMATOVA A., Les Secrets du Métier, op. cit., p. 92 11 – « Pasternak », p. 214 12 – Ibid, p. 215 13 – Premier poème du second cycle. Les poèmes de ce cycle ont paru dans le journal La Pensée russe, le 8 juillet 1988 14 – Troisième poème (trois quatrains). 15 – Quatrième poème (cinq quatrains). 16 – Sixième poème (quatre quatrains). 17 – « Pasternak », p. 214 18 – Huitième poème (trois quatrains). 19 – Septième poème (sept quatrains). 20 – « Pasternak », p. 173 21 – « A propos de mes vers », Oeuvres en quatre volumes, T 4, p. 344 22 – Lettre de Boris Pasternak (9 juillet 1952), Corr. avec B. Pasternak..., p. 33 23 – « Pasternak », p. 162 24 – Ibid., p. 164 et 165 25 – Lettre à N. Mandelstam, Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 99 26 – Lettre à B. Pasternak (12 juillet 1956), Corr. avec B. Pasternak…, p.151 27 – Lettre de B. Pasternak à V. Chalamov (4 juin 1954), ibid., p. 119 28 – Lettre à B. Pasternak (11 août 1956), ibid., p. 156 et 157 29 – Carnets, op. cit., p. 28 30 – Lettre à B. Pasternak (24 décembre 1952), p. 40 31 – « Pasternak », p. 161 32 – Lettre à B. Pasternak (28 mars 1953), p. 52 33 – PASTERNAK E., « La vie d’un poète », revue Lettres soviétiques 1990. Œuvres et opinions, numéro consacré au centième anniversaire de sa naissance, p. 9 34 – Boris Pasternak – Olga Freidenberg. Correspondance 1910-1954, Gallimard, 1987. Traduit par M. Aucouturier, p. 224 35 – Ibid., p. 445 et 446 36 – Lettre de B. Pasternak à V. Chalamov (9 juillet 1952), Corr. avec B. Pasternak ..., p. 30 37 – Cf. « Le plus bel hommage », Tout ou rien, op. cit., p. 22 : « Je puis vous le dire, Varlam Tikhonovitch, votre définition de la rime comme instrument de recherche, c’est du Pouchkine ». 38 – Lettre à B. Pasternak (24 décembre 1952), p. 43 39 – AUCOUTURIER M., Pasternak par lui-même, Ed. du Seuil, 1963, p.28. Extrait du poème « O ma beauté… ». 40 – « Quelques propriétés de la rime », poème de neuf quatrains, Bruissement de feuilles, op. cit., p. 29 41 – « De la nature du vers russe », Tout ou rien, p. 126 568


42 – On lit dans les Carnets, p. 20 : Le travail, c’est le talent qui l’exige. Mozart est devenu Mozart, parce qu’il travaillait beaucoup plus que Salieri. Et il avait du plaisir à travailler. De son côté N. Mandelstam remarque dans Contre tout espoir III, p. 132 : « Mais je ne pense pas que Pouchkine s’assimilât soit à Mozart, soit à Salieri. Il reconnaissait plutôt en lui-même des traits des deux : et la spontanéité du génie et le travail. Cela tous les poètes le savent… ». 43 – Corr. avec B. Pasternak..., p. 215 44 – « La poésie, langue universelle », Tout ou rien, p. 121

"Second Dostoïevski" 1 – Poème de dix quatrains, ici le dernier. Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 64 2 – Lettre à A. Krémenski (1972), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 149 3 – Cf. Le Roman russe de Jean BONAMOUR, Paris, PUF, 1978, chap. IV : Dostoievski et Tolstoï. 4 – Carnets, op. cit., p. 37 5 – De 1845 à 1849 Mikhaïl PETRACHEVSKI recevait régulièrement chez lui un groupe de jeunes gens parmi lesquels se trouvait Fiodor Dostoievski. La lettre à Nikolaï Gogol, envoyée de l’étranger en 1847 par le critique littéraire Vissarion BIELINSKI, reprochait à Gogol son ralliement à l’orthodoxie et à l'autocratie. L'intérêt porté par Biélinski au contenu social et politique des œuvres littéraires devait influencer durablement les lettres russes. Pétrachevski fut arrêté en 1849 et exilé en Sibérie occidentale où il mourut en 1856. 6 – Carnets, p. 41 7 – DOSTOIEVSKI F., Lettre du 6 novembre 1854, GIDE A., « Les Essais » CCXIII, Gallimard, 1908, Dostoievski d’après sa correspondance, p. 82 8 – Carnets, p. 25 9 – DOSTOIEVSKI F., Lettre du 18 juillet 1849, cf. GIDE A., op. cit., p. 74 10 – « La prison des Boutyrki-1929 », Vichéra-Antiroman, op. cit., p.16 11 – DOSTOIEVSKI F., Lettre à son frère Michel (22 février 1854), Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 427 12 – CHALAMOV V., « Combien peu a changé la Russie ! » Extraits de notes écrites sur Dostoievski, La gazette littéraire 18.VI.97 (n° 24), p. 12 Chalamov rappelle que début juillet 1937 son convoi s’arrêta dans la classique prison de transit d’Omsk. 13 – « Poète vu de l’intérieur », op. cit., p. 75 14 – « Combien peu a changé la Russie ! », op. cit. 15 – Lettre à A. Krémenski, p. 149 16 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 135 Konstantin LEONTIEV (1831-1891) est l’auteur de deux volumes réunissant ses écrits sur les mouvements d’idées qui reflétaient la pensée russe au XIXe siècle (slavophilisme, occidentalisme, « eurasisme ») sous le titre L’Orient, la Russie et les Slaves (1885-1886). Il a laissé aussi de brillantes analyses des romans de Tolstoï. 569


17 – DOSTOIEVSKI F., Les Démons, Paris, nrf, La Pléiade, 1955, p. 607 18 – Ibid., p. 425 19 – Ibid, p. 444 20 – Ibid., p. XXVII Dans sa missive Dostoievski critiquait les divers mouvements révolutionnaires qui agitaient la société. Sergueï NETCHAIEV (1847-1887) était membre de l’organisation terroriste la Volonté du peuple. Arrêté en Suisse et ramené en Russie, il passa les dix dernières années de sa vie à la forteresse de Schlusselbourg. 21 – Carnets, p. 32 22 –Nikolaï FIODOROV a exercé une influence certaine sur les grands esprits de son époque, en particulier sur Dostoievski et sur Tolstoï. Pour sa théorie de la résurrection charnelle, cf. supra le chapitre « La mère », note 19. 23 – BOURSOV B., La personnalité de Dostoievski. Essai romancé, L’écrivain soviétique, Section de Léningrad, 1979, p. 75 24 – La Quatrième Vologda, p. 196 25 – Souvenirs, op. cit., p. 156 26 – « Combien peu a changé la Russie ! », op. cit. 27 – DOSTOIEVSKI F., Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 60 28 – Ibid., p. 50 29 – Ibid., p. 51 30 – DOSTOIEVSKI F., Lettre à son frère Michel, op. cit., p. 414 31 – DOSTOIEVSKI F., Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 238 32 – « Croix-Rouge », KR, p. 223 33 – « Le mollah tatare et l’air pur », ibid., p. 143 34 – DOSTOIEVSKI F., Lettre du 13 janvier 1868, GIDE A., « Les Essais », p. 91 35 – F. Dostoievski écrivait le 19 janvier 1868 dans une lettre : « Jean Valjean est aussi une tentative puissante, mais c’est par son terrible malheur et par l’injustice de la société à son égard qu’il suscite la sympathie. » (Cf. GIDE A., op. cit., p. 67) Dans l’essai « A propos d’une faute commise par la littérature » Chalamov remarque : Par un caprice de l’histoire les apôtres les plus éloquents de la conscience et de l’honneur, comme Victor Hugo par exemple, ont tout fait pour porter aux nues l’univers des malfaiteurs. (KR, p. 869) 36 – DOSTOIEVSKI F. Lettre à son frère Michel, p. 425 37 – « Sang de filou », KR, p. 881 et 885 38 – « Comment on édite des romans », ibid., p. 989 Evguenia GUINZBOURG partage l’opinion de Chalamov sur la pègre : « des femmes-truandes qui dans un pénitencier tuent et volent pour peu, ce sont des humanoïdes ». Cf. NIVAT G., « La littérature témoin de l’inhumain », Encyclopaedia universalis, Paris, 1985 39 – « Le thermomètre de Gricha Lagoune », KR, p. 1026 Chalamov fait erreur : Dostoievski a servi six ans en Sibérie comme simple soldat. 40 – « Vichéra », op. cit., p. 58 41 – « Sang de filou », KR, p. 908 42 – « La femme dans l’univers des truands », ibid., p. 924 43 – « Vichéra », p. 62 570


L’article 35 au contenu extrêmement imprécis concernait les « éléments socialement dangereux » (délinquants, vagabonds, etc.). 44 – DOSTOIEVSKI F., Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 48 45 – « Sang de filou », p. 896 46 – « A propos d’une faute commise par la littérature », p. 878 47 – Lettre à A. Krémenski, p. 151 48 – Lettre de G. Démidov à V. Chalamov (27 juillet 1965), Correspondance, op. cit., p. 147 Les récits de Démidov ont paru en français sous le titre Doubar et autres récits, Hachette, 1991. 49 – Lettre à A. Soljénitsyne (non datée), op. cit., p. 49 Chalamov nomme trois « experts » représentatifs de la littérature carcérale encouragée par le Dégel khrouchtchévien qu’il considère comme des témoins non crédibles et de mauvais écrivains. Ce sont : ALDAN-SEMIONOV (1908-1985), cf. supra le chapitre « Relégation en Russie », note 16 DIAKOV B. (1902- ?), victime comme le précédent de la répression. Il a publié ses Souvenirs en 1963. CHELEST G. (1898-1965) auteur du roman Le Métal, paru aux Izvestia en 1962 50 – Carnets, p. 29 51 – « Le morceau de chair », KR, p. 424 52 – Lettre à G. Démidov (non datée) [1965], p. 144 53 – « Sur parole », KR, p. 24 Pour Chalamov le récit de Pouchkine La Dame de Pique était un modèle. Il avait inspiré Dostoievski pour sa nouvelle le Joueur. 54 – « Le mollah tatare et l’air pur », KR, p. 136 55 – « Première mort », KR, p. 146 56 – « Propos sur ma prose », Tout ou rien, op. cit., p. 57 Un document chargé d’émotion est l’expression favorite de Chalamov pour définir les Récits (ibid., p. 48). Ou encore : Non un document, mais une prose ressentie comme un document. (Lettre à A. Soljénitsyne, 1966, p.63) 57 – Ibid., p. 49 58 – Lettre à A. Krémenski, p. 148

Antitolstoien 1 – PASTERNAK B., Poésies. Proses. Lettres. Edit. du Progrès, Moscou, 1990. Le père du poète, le peintre Léonid PASTERNAK, illustrait Résurrection de Tolstoï à mesure que les chapitres en paraissaient dans la revue Niva. L’écrivain fréquentait sa maison. Il s’y trouvait le 23 novembre 1894 à l’occasion d’un concert de musique de chambre dans lequel la mère du poète tenait le piano. Pasternak écrit à ce sujet : « Aux anneaux de fumées se mêlaient les cheveux blancs de deux ou trois vieillards. Il y en avait un que je devais connaître très bien et revoir souvent par la suite : le peintre N. N. Gay et un autre dont l’image a traversé ma vie entière […], toute notre maison était imprégnée de son esprit. C’était Léon Tolstoï. » (p. 260) 571


2 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 90 Dans Mes Bibliothèques, op. cit., p. 9, Chalamov écrit : A cinq ans, âge auquel remontent mes souvenirs, je possédais la première et la dernière bibliothèque que j’aie jamais eue. Elle contenait deux livres : « Aï, dou, dou » et l’Alphabet de Tolstoï. De ces deux ouvrages il me reste des impressions très nettes : la reliure de l’Alphabet, la forme des lettres, les dessins… 3 – Lettre à A. Dobrovolski (30 mars 1956), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 137 4 – Ibid., p. 136 5 – Ibid. 6 – Lettre à A. Krémenski, ibid., p. 149 7 – Lettre à A. Soljénitsyne [1966], ibid., p. 62 8 – MELCHIOR DE VOGUË E., Le Roman russe, l’Age d’Homme, 1971 9 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 192 10 – Carnets, op. cit., p. 45. Il est question ici des bases de l'écriture littéraire posées par Pouchkine : Pouchkine fut le premier intellectuel russe de type occidental, le représentant du principe universel introduit depuis l'Occident dans la littérature et la culture russes. (Cf. Extrait d’une lettre à Iouli SCHREIDER, non datée, cité par Schreider dans l’article « Il a réussi à ne pas rompre », op. cit., p. 67) 11 – Ibid., p. 42 Andreï BIELY (1880-1934) poète symboliste, ami d’A. Blok. 12 – « De la prose », Tout ou rien, op. cit., p. 25 13 – « Propos sur ma prose », ibid., p. 49 Chalamov explique aussi : J’ignore ce que signifie travailler sur un roman. Cela doit ressembler à une première ascension de l’Himalaya. Je ne parvins pas à imaginer l’architecture d’un tel édifice (Lettre à A. Dobrovolski, 12 mars 1955, Corr. avec A. Soljénitsyne…, p. 121) 14 – « De la prose », Tout ou rien, p. 30 15 – « Réflexions sur la syntaxe », poème de vingt-trois quatrains, ici un vers du dixième, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 258 16 – Extrait de la lettre à Iouli SCHREIDER, non datée, p. 67 17 – Ibid. 18 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 22. 19 – « Persée et la Muse », poème de quatre quatrains, ici le début. Cahiers de Kolyma, p. 103 20 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 115 21 – Lettre à A. Krémenski, op. cit., p 147 22 – « Ration de campagne », KR, p. 74 23 – « Trois jours à la campagne », TOLSTOÏ L., Œuvres en douze volumes, Moscou, Littérature artistique, 1959, p. 490 24 – « Le dernier combat du commandant Pougatchov », KR, p. 479 25 – CAMUS A., Réflexions sur le terrorisme, textes choisis, Ed. Nicolas Philippe, 2002. « La première réponse à Emmanuel d’Astier de la Vigerie », p. 74 26 – ESIPOV V., « Carthage doit être détruite », Disputes provinciales à la fin du XXe siècle, op. cit., p. 195 27 – A l’origine du mouvement révolutionnaire russe non marxiste se trouvait vers 572


1865 l’organisation Terre et Liberté, dont le but était une révolte paysanne générale. Tchernychevski était l’un de ses inspirateurs. Herzen la soutenait depuis Londres. Dans les années soixante-dix Terre et Liberté devint un parti révolutionnaire qui militait pour la remise de la terre à la paysannerie organisée en communautés rurales. La scission de ce parti survint en 1879 entre la Volonté du peuple (partisans de la violence pour atteindre ce but) et le Partage noir (partisans des voies pacifiques). Plus tard les SR de gauche et les SR de droite seront les héritiers respectifs de ces groupes. 28 – Dans « L’examen » (KR, p. 1121) Chalamov explique qu’en 1946 l’enseignant chargé de l’épreuve de russe à l’examen d’admission aux cours de médecine pour détenus […] voulait proposer un texte de Dostoievski ou de Tolstoï, mais il eut peur d’être accusé de « propagande antirévolutionnaire ». Le contenu des lettres adressées par Tolstoï au tsar Nicolas II au début du siècle était sans ambiguïté. Par exemple il écrivait le 16 janvier 1902 : « L’autocratie est une forme dépassée de gouvernement, qui peut être nécessaire quelque part en Afrique centrale isolée du monde, mais qui ne correspond pas aux besoins du peuple russe qui s’instruit de plus en plus à la lumière de l’évolution du monde entier. C’est pourquoi maintenir cette forme de gouvernement et l’Orthodoxie qui lui est associée n’est possible que, comme cela se fait aujourd’hui, par toutes les violences possibles : règles de sécurité renforcées, persécutions religieuses, interdiction de livres, de journaux, perversion de l’éducation et, plus généralement, toutes sortes de vilaines et cruelles actions ». (TOLSTOI L., Lettres aux tsars, Alban, 2007, p. 118) 29 – « Trois jours à la campagne », op. cit., p. 491 30 – Ibid., p. 490 31 – Ibid. 32 – « Le divin et l’humain », TOLSTOI L., op. cit., T 12, p. 432 33 – Natalia Klimova était la mère de Natalia Stoliarova, amie de N. Mandelstam et correspondante de Chalamov. 34 – « La médaille d’or », KR, p. 1136 35 – Ibid., p.1139 36 – « Propos sur ma prose », Tout ou rien, p. 44 37 – Ibid., p. 46 38 – Eclats des années vingt, op. cit., p. 152 Une phrase de l’essai « Propos sur ma prose » fait aussi allusion à […] cette pelle que l’on enfonce dans la terre pour en exhumer les couches profondes. (Tout ou rien, p. 46) 39 – Lettre à B. Pasternak (11 août 1956), op. cit., p. 156

Neveu de Tchékhov 1 – Carnets, op. cit., p. 45 2 – « Propos sur ma prose », Tout ou rien, op. cit., p. 56 3 – Carnets, op. cit., p. 45 4 – Cf. ZAMIATINE E., Le Métier littéraire, l’Age d’Homme, 1990, « Tchékhov », p. 37 : « Tchékhov joue ici le rôle de novateur ; il utilise pour la première fois les procédés de l’impressionnisme. » 573


5 – « A propos d’une faute commise par la littérature », KR, op. cit., p. 872 6 – Ibid. 7 – Ibid. 8 – Carnets, p. 42 9 – Sur ZAMIATINE, voir supra le chapitre « Les années vingt », note 13 10 – ZAMIATINE E., Le Métier littéraire, op. cit., p. 258 11 – « Demain », ibid., p. 109 12 – « Propos sur ma prose », p. 50 13 – Cf. L’Ere du soupçon de Nathalie Sarraute (1950). 14 – Carnets, op. cit., p. 59 15 – Lettre à A. Krémenski (1972), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 148 16 – Lettre à A. Dobrovolski (12 mars 1955), ibid, p. 121 17 – Ibid. 18 – « De la prose », op. cit., p. 28 19 – Ibid., p. 26 20 – Cf. BOUNINE I., « A propos de Tchékhov », Oeuvres en neuf volumes, Littérature artistique, Moscou, 1967, T 9, p. 236 21 – TCHEKHOV A., Lettre à Al. Tchékhov (11 avril 1889), Œuvres en douze volumes, T 2, p. 333 22 – LAFFITTE S., Tchékhov par lui-même, Ed. du Seuil, 1955, p. 81 23 – Ibid. 24 – TCHEKHOV A., Lettre à Al. Tchékhov (10 mai 1886), Œuvres…, op.cit., T 2, p. 92 25 – « Débarcadère de l’enfer », KR, p. 1002 26 – Ibid., p. 1003 27 –TCHEKHOV A., « En relégation », Œuvres choisies en trois volumes, Littérature artistique, Moscou, 1962, T 2, p. 212 28 – NIVAT G., communication présentée au colloque Anton Tchékhov et la prose russe du XXe siècle (Paris, 7 décembre 1996). L’auteur donne un point de vue plus nuancé dans l’article « Tchékhov et la catastrophe du XXe siècle » (Actes du colloque, Institut d’Etudes Slaves, 2005), p. 159 : « Au fond, tant Gorenstein que Chalamov ont été hantés par Tchékhov, parce qu’ils ont cherché chez lui jusqu’où l’homme peut abandonner des parts de lui-même, et comme il peut revenir à la vie, en quelque sorte par décongélation ». 29 – BOUNINE I., Œuvres en neuf volumes, Littérature artistique, 1967, T 9, p. 236 30 – « Manifeste de la nouvelle prose » (extraits), Tout ou rien, p. 23 31 – TCHEKHOV A., Lettre à Al. Tchékhov (2 janvier 1889), Œuvres choisies…, T 2, p. 315 32 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 183 33 – Carnets, op. cit., p. 20 34 – « La salle numéro six », Œuvres choisies…, op.cit., T 2., p. 265 35 – TCHEKHOV A., Lettre à A. Souvorine (8 avril 1889), Œuvres en douze volumes…, T 10, p. 333 36 – Ibid., p. 27 37 – « L’écureuil », La Quatrième Vologda, p. 212 38 – Ibid. 39 – TCHEKHOV A., « Ma vie », Œuvres choisies…, T 2, p. 610 574


40 – TCHEKHOV A., « Groseille à maquereau », ibid., T 3, p. 89 41 – TCHEKHOV A., « Goussiev », ibid., T 2, p. 121 42 – Ibid. 43 – TCHEKHOV A., L’Ile de Sakhaline, Cent pages, 1995. Préface de S. Lazarus, p. 10 44 – Notes manuscrites des années soixante-dix, revue le Monde nouveau, 1989, T 12, p. 3 45 – « A propos d’une faute commise par la littérature », KR, p. 872

Contradictions, redites et digressions 1 – TYNIANOV I., « La notion de construction », Théorie de la littérature, Seuil, 1966, p. 116 « Eckermann » est le titre d’un court chapitre de l’Antiroman traitant de la véracité de la parole dite et transcrite. En 1967 Chalamov relut l’ouvrage de Tynianov Problème de la langue littéraire et vanta à Nadejda Mandelstam […] le grand mérite des travaux de Tynianov et également de tous les auteurs des recueils de l’OPOIAZ : faire accéder le lecteur aux questions de la vraie poésie. Pour savoir ce qu’est la poésie, il faut lire les travaux de l’OPOIAZ. C’est la meilleure, peut-être l’unique description en russe des conditions dans lesquelles naissent les vers. (Lettre du 7 août 1967, Correspondance avec N. Mandelstam, L’étendard, 1991, n° 2, p. 170) Sur OPOIAZ voir supra, le chapitre « Les années vingt », note 16. 2 – CHKLOVSKI V., « Rapports entre procédés d’affabulation et procédés généraux du style », Sur la théorie de la prose, l’Age d’Homme, 1973, p. 38 Le terme de « formaliste » a survécu à l’OPOIAZ pour désigner les membres de ce groupe (Brik, Chklovski, Tomachevski, Eichenbaum…) et leurs élèves. Cette appellation qui leur fut donnée après 1930 est d’abord apparue avec une connotation dépréciative dans le vocabulaire soviétique officiel afin d’opposer leurs idées aux principes du réalisme socialiste. Cf. AUCOUTURIER M., Le formalisme, PUF, 1994. 3 – TYNIANOV I., « La notion de construction », op. cit., p. 117 4 – AÏGUI G., « Une soirée avec Chalamov », Messager du Mouvement Chrétien Russe, 1982, n° 37, p. 161 5 – « De la prose », op. cit., p. 140 6 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 196 7 – Ibid., p. 189 8 – Lettre à Maria Ioudina, La pensée russe, 1987, 17 mai. La pianiste avait fait l’éloge du recueil Route et destinée en ces termes : « Un grand merci pour vos vers, et de vous être souvenu de moi, pécheresse, dans votre dédicace. Les vers sont magnifiques, beaucoup sont surprenants, forts [...]. Partout, partout la vérité de Dieu ». 9 – Le soldat inconnu, op. cit., p. 118. Poème de trois quatrains, ici le premier vers du second. 10 – Lettre à B. Pasternak [sans date], Corr. avec B. Pasternak…, op. cit., p. 83 11 – « Jour de repos », KR, op. cit., p. 183 12 – Lettre à B. Pasternak, p. 83 575


13 – « Prêt-bail », KR, p. 513 14 – Lettre à B. Pasternak, p. 83 15 – Lettre à M. Ioudina, op. cit. 16 – « Les cours », KR, p. 666 17 – « L’incroyant », ibid., p. 351 18 – Ibid., p. 352 19 – « Les cours », ibid., p. 637 20 – « Tâche individuelle », ibid., p. 43 21 – Souvenirs, op. cit., p. 165 22 – « Ration de compagne » KR, p. 77 23 – « Le pain d’autrui », ibid., p. 1100 24 – « L’apôtre Paul », ibid., p. 87 25 – La Quatrième Vologda, op. cit., p. 27 26 – « Peinture », poème de neuf quatrains, V. Chalamov, Poésies, op. cit., p. 221 27 – TERTZ A., Une Voix dans le chœur, Le Seuil, 1974, p. 63 28 – « L’amour du capitaine Tolly, KR, p. 622 et 623 29 – « Le Ruisseau-Diamant », ibid., p. 749 30 – « Le pin nain », ibid., p. 215 31 – « Le pin nain » (poème), MOUZE C., Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma, op. cit., p. 36 32 – « Campos », KR, p. 57 33 – « Le pin nain », ibid., p. 215 34 – TERTZ A., Une Voix dans le chœur, op. cit., p. 199 35 – « Lida », KR, p. 408 36 – Ibid., p. 413 37 – « Résurrection du mélèze », ibid., p. 1241 38 – « Le procurateur de Judée », Récits de Kolyma, texte original, YMCA-PRESS, 1982, p. 61 Cette phrase de transition est omise dans la traduction. 39 – Ibid. 40 – CHKLOVSKI V., La Marche du cheval, Champ Libre, Paris, 1973, p. 7

L'illusion polyphonique 1 – « De la prose », op. cit., p. 31 2 – « Sur la neige », KR, op. cit., p. 23 3 – Cf. TODOROV TS., Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Seuil, 1987 Todorov range Bakhtine parmi les « post-formalistes ». Dans une œuvre littéraire Bakhtine distingue trois participants : l'auteur, le personnage et le lecteur. Il a brillamment analysé la prose de Dostoievski dans Les problèmes de la poétique de Dostoievski (1929). 4 – « De la prose », p. 25 5 – « Propos sur ma prose », op. cit., p. 48 6 – TODOROV TS., op. cit., p. 77 7 –« Apollon », KR, p. 957 576


8 – « Les baies », ibid., p. 93 9 – « La nuit », ibid., p. 35 10 – « Les dominos », ibid., p. 197 11 – Lettre à B. Pasternak [sans date], Corr. avec B. Pasternak…, op. cit., p. 58 12 – Lettre à A. Soljénitsyne (novembre 1962), Corr. avec A. Soljénitsyne…, op. cit., p. 10 13 – VOLKOVA E., Le paradoxe tragique de Varlam Chalamov, op. cit., p. 107 14 – « La première dent », KR, p. 814 15 – Ibid., p. 817 16 – « Vichéra », op. cit., p. 30 et 31 17 – « Propos sur ma prose », p. 54 18 – « La première dent », p. 817 19 – Ibid., p. 818 20 – « Pendu à l’étrier », KR, p. 1169 21 – Ibid., p. 1172 22 – Ibid., p. 1179 23 – Ibid. 24 – « Le charmeur de serpents », KR, p. 128 25 – Ibid., p. 127 26 – Ibid., p. 133 27 – Ibid., p. 128 28 – Ibid., p. 127 29 – « Mon procès », KR, p. 435 30 – « Les dominos », op. cit., p. 186 31 – « Le gant », KR, p. 1278 32 – « Souvenirs sur la Kolyma », Souvenirs, op. cit., p. 150 33 – Carnets, op. cit., p. 43 34 – « Souvenirs sur la Kolyma », p. 170 35– GROMOV E., « La destinée tragique d’un artiste russe », Inroduction à J’ai eu plusieurs vies – Prose. Poésie. Essais, op. cit., p. 14 36 – KLINE L., Novaja Proza… op. cit., p. 234. L'auteur cite Lesniak B., « Varlam Tikhonovitch Chalamov », Panorama de Léningrad, 2,24. 37 – GROMOV E., op. cit., p. 13 38 – « La pluie », KR, p. 52 39– « De la prose », p. 32 40 – « La quarantaine », KR, p. 254 41 – Ibid., p. 254 42 – « Le collier de la princesse Gagarine », ibid., p. 297 43 – « Face au ciel », poème de quatre strophes, Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 62 44 – « Un morceau de chair », KR, p. 428 et 429 45 – « De la prose », p. 35 46 – « Oraison funèbre », ibid., p. 530 47 – « De la prose », p. 39 48 – DOSTOIEVSKI F., Souvenirs de la maison des morts, op. cit., p. 356 et 357 49 – SCHREIDER I., « La prose philosophique de Varlam Chalamov », La Pensée russe, 14 juin 1991, p. 11 577


50 – « De la prose », p. 40 51 – VOLKOVA E., op. cit., p. 32 52 – Ibid., p. 42 53 – Ibid., p. 29 54 – BAKHTINE M., Les problèmes de la poétique de Dostoievski, Seuil, 1970, p. 32 et 33

Sisyphe 1 – Poème de six quatrains, ici le premier, Bruissement de feuilles, op. cit., p. 38 2 – « Ration de campagne », KR, op. cit., p. 68 3 – NEKLIOUDOV S., « La troisième Moscou », Recueil Chalamov 1, op. cit., p. 162166 4 – Frida VIGDOROVA, (1915-1965), cf. supra le chapitre « Chantre du Grand-Nord », note 7 5 – Fiodot SOUTCHKOV, écrivain et sculpteur. Dans La Bouteille à la mer, recueil d’essais, de poésies et d’articles, il consacre une dizaine de pages à la personnalité et à l’œuvre de Chalamov. Il avait été emprisonné de 1942 à 1955. En 1964 il sculpta le visage de Chalamov qui orne actuellement l’entrée du musée Chalamov à Vologda. 6 – Lettre à G. Néklioudova [1965], Correspondance, op. cit., p. 122 7 – ZLOTNIKOV N., « Mes souvenirs plus forts que mes espoirs », Jeunesse, 1987, n° 3 8 – SCHREIDER I., « Il a réussi à ne pas rompre », Bibliographie soviétique, 1988, n° 3, p. 61-68 9 – « La pluie », KR, p. 54 10 – IVANOV VS. V., « Le destin d’Avvakum », la Gazette littéraire, 18 juin 1997, p. 12 En 1952 Pasternak avait confié à Ivanov le cahier de vers de Chalamov reçu de la Kolyma, afin qu’il en relevât les poèmes les mieux réussis. Dans les années soixante Chalamov rencontrait souvent Ivanov chez Nadejda Mandelstam. Il lui donnait à lire les manuscrits des KR. Ivanov l’admirait : « […] non seulement sa poésie et sa prose nées d’une expérience mortifère, mais toute sa personne était une œuvre d’art ». 11 – AÏGUI G., « Une soirée avec Varlam Chalamov », op. cit., p. 158 12 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, op. cit., p. 8 13 – Ibid. 14 – Carnets, op. cit., p. 52 15 – « Déclaration », KLINE L., op. cit., p. 203 Voir aussi SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. Correspondance, op. cit., lettre à I. Sirotinskaia, du 10 décembre 1970, p. 107 16 – SIROTINSKAIA I., ibid., p. 24 17 – Ibid., p. 29 18 – Lettre à I. Sirotinskaia (25 juin 1967), ibid., p. 75 19 – NEKLIOUDOV S., « La troisième Moscou », op. cit., p. 164 20 – Ibid., p. 162 21 – SIROTINSKAIA I., ibid., p. 23 578


22 – Ibid. 23 – SOLJENITSYNE A., Lettre à V. Chalamov, citée par Francine Andreieff dans l’avant-propos de la Corr. avec A. Soljenitsyne…, op. cit., p. 7 24 – PASTERNAK B., Correspondance, op. cit. Lettre d'A. Dobrovolski à V. Chalamov (19 mai 1957), p. 128 : l'auteur de la lettre « se réjouit de l'avènement d'une époque prévue par Boris Léonidovictch [Pasternak] avec tant d'enthousiasme » et rapporte les paroles de Pasternak. 25 – « D’après les dix commandements », texte inédit cité par L. KLINE dans Novaja Proza…, op. cit., p. 180 26 – Lettre à B. Lesniak (22 décembre 1963), Correspondance, p. 131 27 – Lettre à B. Pasternak (22 juin 1954), Corr. avec B. Pasternak…, op. cit., p. 122 28 – NEKLIOUDOV S., « La troisième Moscou », p. 166 29 – CHKLOVSKI V., « Le récit non écrit de Varlam Chalamov », L’écrivain soviétique, « Panorama littéraire 1989 », p. 11 En 1967, tandis que se tenait le IVe Congrès des Ecrivains Soviétiques, Soljénitsyne écrivait à propos du Glavlit (l’organe de la censure) qu’« […] il assure le pouvoir arbitraire de personnages ignares sur les écrivains ». 30 – HELLER M. ET NEKRICH A., L’Utopie au pouvoir, op. cit. Le chapitre sur les années de la déstalinisation (1953-1964) est intitulé : « Les années de désarroi et d’espoir ». Le chapitre sur les années de la direction brejnévienne a pour titre « L’époque du socialisme réel » (1965-1980). 31 – ZINOVIEV A. (né en 1922), philosophe et chef de file d’une nouvelle école de logique philosophique, ex-professeur à l’Université de Moscou. Ses travaux très critiqués dans les années soixante-dix ont entraîné deux sanctions : le retrait de ses diplômes et son exclusion du Parti Communiste de l’URSS. Ses romans lucides et impitoyables sur la société russe (Les Hauteurs béantes, L’Homo sovieticus) sont largement connus et traduits en Europe où Zinoviev a émigré. 32 – « Propos sur ma prose », Tout ou rien, op. cit., p. 44 33 – Iouli DANIEL (né en 1925). Enseignant de formation, auteur de récits et de nouvelles (sous le pseudonyme Nikolaï Arjak) qui commencèrent à circuler sous le manteau à la fin des années cinquante. Arrêté en 1965, il fut jugé en même temps qu’Andreï Siniavski pour avoir fait passer ses œuvres à l’étranger, et condamné à cinq ans de camp à régime sévère. Pendant sa détention il faisait parvenir des poèmes à ses proches. 34 – Vladimir MAKSIMOV. Né en 1932 et élevé dans des orphelinats, dans sa jeunesse il parcourut toute la Russie et exerça différents métiers. Au milieu des années soixante il publia un roman et une pièce. Ses œuvres suivantes (Les sept jours de la création et La Quarantaine) furent interdites et après leur diffusion en Samizdat Maksimov fut exclu de l’Union des Ecrivains. En 1974 il émigra et s’installa en France, où il dirigea la revue Kontinent, porte-parole de l’opposition intellectuelle de l’Europe de l’Est, publiée en russe, allemand, anglais, français et italien. 35 – Boulat OKOUDJAVA (1924-1997). Instituteur, il se fit connaître en 1956 avec un premier recueil de vers (Poésie lyrique). Puis ses poésies parurent dans les grandes revues le Monde nouveau, l’Etendard, la Jeune garde, etc. Dans les années soixante ses romans et ses nouvelles interdits de publication étaient lus en copies dactylographiées. Okoudjava devint avec Vladimir Vyssotski l’un des poètes579


compositeurs russes les plus populaires. Il accompagnait ses chansons à la guitare. 36 – Recueil Chalamov 1, p. 105 et 106 37 – Carnets, p. 158 38 – LESNIAK B., « Varlam Chalamov tel que je l’ai connu », la Tribune ouvrière, 15 mars 1994 39 – SIROTINSKAIA I., De longues, longues années d’échange, p. 42 40 – SOLJENITSYNE A., l’Archipel du Goulag, YMCA-PRESS, 1975, T. II, p. 610 41 – LESNIAK B., « Varlam Chalamov …», op. cit. 42 – « Démidov et Chalamov », Gazette Littéraire, 11 avril 1990. 43 – ESIPOV V., Chalamov, op. cit., p. 304 et 305 44 – « Avvakum à Poustozersk », Cahiers de Kolyma, op. cit., p. 159, poème de trentesept quatrains, ici les deux derniers. 45 – ZAÏVAIA L., « Varlam Chalamov s’est donné à moi avec tous ses secrets. », la Gazette littéraire, 11-17 juillet 1996, p. 10 46 – CHKLOVSKI V., « Le récit non écrit… », op. cit., p. 11 (les honoraires furent versés à l’association de défense des droits de l’homme Mémorial). 47 – ISSAIEV I., « Premières et dernières rencontres », op.cit., p. 89 48 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, p. 48

Du néant à l'être 1 – BERDIAEV N., La Connaissance de soi – essai d’autobiographie spirituelle, op. cit., p. 357 2 – RÉMIZOV A., Iveren, op. cit., p. 193 3 – CLEMENT O., article « Berdiaev » in Encyclopedia Universalis. 4 – Ibid. 5 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, op. cit., p. 26 6 – MANDELSTAM N., Souvenirs, op. cit., T1, p. 273 7 – BERDIAEV N., La Connaissance de soi, op. cit., p. 116 8 – Ibid., p. 357 9 – LEKOUKH D., « L’enfer c’est nous-mêmes », op. cit. 10 – CHESTOV L., Kierkegaard et la philosophie existentielle, Paris, La Maison du livre, 1939, p. 190 11 – « La prison des Boutyrki – 1929 », Vichéra.Antiroman, op. cit., p. 15 et 16 12 – Ibid., p 18 13 – BERDIAEV N., La Connaissance de soi, p. 357 14 – « La prison des Boutyrki – 1929 », p. 15 15 – BERDIAEV N., La Connaissance de soi, p. 240 16 – SARTRE J.P., L’Existentialisme est un humanisme, Folio Essais, Gallimard, 1996, p. 77 17 – Op. cit., Cahiers de Kolyma, p. 157 18 – « La prison des Boutyrki – 1937 », Vichéra.Antiroman, p. 239 19 – Carnets, op. cit., p. 32 580


20 – « L’ingénieur Kisséliov », KR, op. cit., p. 610 21 – « La pluie », ibid., p. 54 et 55 22 – « Ration de campagne », ibid., p. 64 23 – EROFEEV V., Les Fleurs du mal russes. Anthologie de la nouvelle littérature russe, Paris, Albin Michel, 1997, p. 14

"Le dernier récit de Varlam Chalamov" 1 – Lettre à A. Soljénitsyne, Corr. avec A. Soljénitsyne..., op. cit., p. 45 et 46 2 – Vers cités par GRIGORIANTS S. dans « A propos de Varlam Chalamov », Kontinent 34, 1982, p. 334 3 – Deux bâtisses mal entretenues situées près d’un dépôt des chemins de fer dans la grande banlieue de Moscou. 4 – KR, p. 705-714 Auguste Weissmann (1834-1914) était un biologiste allemand spécialiste des problèmes de l’hérédité et de l’évolution. 5 – SENINE A., « Le dernier refuge d’un vieux Kolymien » (Récit du 20 juin 1981), « Rubicon », Moscou, 1993, p. 103 6 – CHKLOVSKI V., « Le récit non écrit de Varlam Chalamov », Panorama littéraire, 1989, n° 8, p. 13 7 – Cahiers de Kolyma, op. cit, p. 162 et 163 8 – ZAKHAROVA E., « Les derniers jours de Chalamov », Recueil Chalamov 3, op. cit., p. 50 9 – Poème de trois quatrains, cycle Le Soldat inconnu. Quinze poésies. Messager du Mouvement Chrétien Russe, Paris, 1981, n° 133, p. 117 10 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, op. cit., p. 51 11 – Ibid, p. 52. Le Soldat inconnu contient une version différente de ce poème, p. 115 et 116 12 – Poème de six quatrains, ici le premier vers, Poésies, L'écrivain soviétique, Moscou, 1988, p. 244 13 – Poème de trois quatrains Carnets, op. cit., p. 58 Le long poème d’Ossip MANDELSTAM composé de huit fragments est considéré par Nikita STRUVE comme « le plus ample, le plus énergique, le plus tragique des poèmes de Mandelstam ». (Ossip Mandelstam, op. cit., p. 213) 14 – Le Soldat inconnu, p. 115 15 – Ibid, p. 119 16 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov. De longues, longues années d’échange, p. 50 17 – Ibid., p. 51 Roman Goul, directeur du Nouveau journal de New-York affirme avoir publié presque tous les Récits de Kolyma et que Michel Heller a composé le recueil édité par Overseas Publications Interchange, Londres, 1978 à partir des textes parus dans sa revue. 18 – ZAKHAROVA E., « Sa vie est notre honte et notre douleur », cité par Vl. Pimonov, la Pensée russe, février 1988 581


19 – Poème de trois strophes cité par GRIGORIANTS S., « A propos de Varlam Chalamov », op. cit., p. 336 20 – Ibid., p. 330. GRIGORIANTS a été libéré par Gorbachev en 1987.

Conclusion 1 –SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov, op. cit., p. 166 2 – Cahiers de Kolyma, op., cit., p. 243. 3 – Ibid., p. 64 4 – Ibid., p. 53 5 – SIROTINSKAIA I., Mon ami Varlam Chalamov, p. 166

582


TABLE DES MATIERES

Avertissement ......................................................................................... 7 Introduction ............................................................................................ 9

I. HERITAGE ET FORMATION. 1907-1924 .................................... 19 La Quatrième Vologda 1. Les origines .................................................................................. 21 2. Vologda première, seconde, troisième… .................................. 29 3. Le père .......................................................................................... 55 4. La mère ......................................................................................... 71 5. Vieillesse ...................................................................................... 79 « La croix » 6. Enfance et adolescence. 1907-1924. ............................................ 91 Textes autobiographiques

583


II. LA JEUNESSE. 1924-1937 .......................................................... 113 1. Moscou des années vingt. 1924-1929 ........................................ 115 Eclats des années vingt 2. La première détention (1929-1931). Le Vichlag ....................... 133 3. La refonte ................................................................................... 143 4. Brève carrière de petit chef ........................................................ 155 5. La chronique de Vichera ............................................................ 163 Vichéra-Antiroman 6. Moscou des années trente .......................................................... 173

III. A LA KOLYMA.1937-1953 ........................................................ 187 Récits de Kolyma 1. La planète Kolyma ..................................................................... 189 2. Le bagne de l'or .......................................................................... 199 3. Chronologie I. 1937-1946 .......................................................... 219 4. Bagnard et crevard / Rabotiaga i dokhodiaga .......................... 237 5. Chronologie II. 1946-1953......................................................... 273 La pratique médicale

IV. LE RETOUR EN RUSSIE ET LE SECOND EXIL 1953-1956 ..................................................................................... 291 Relégation en Russie .................................................................... 293 584


V. LA POESIE ................................................................................... 321 1. La palette de Dante ................................................................... 323 2. « Le chantre du Grand Nord » ................................................... 351 Cahiers de Kolyma 3. A Boris Pasternak ....................................................................... 377

VI. LA « NOUVELLE PROSE » .................................................... 395 1. « Second Dostoievski » .............................................................. 397 2. Antitolstoien ............................................................................... 417 3. Neveu de Tchékhov .................................................................... 429 4. Contradictions, redites et digressions ........................................ 440 5. L'illusion polyphonique ............................................................. 457

VII. CRUELLE LIBERTÉ. 1956-1982 ............................................. 479 1. Sisyphe. 1956-1979 .................................................................... 481 2. Du néant à l'être.......................................................................... 501 3. « Le dernier récit de Varlam Chalamov » .................................. 511

Conclusion ......................................................................................... 519 Œuvres de Chalamov traduites en français ....................................... 525 Notes .................................................................................................. 527 585


Zones de déportation, de détention et de travail forcé

586


constituant « l’archipel » du Goulag

587


Portrait de Chalamov par Anne Guilleray (1995) d'après Dmitri Medvedev (MusÊe Chalamov)

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