Le Temps comme materiau de la conception

Page 1

INSA Strasbourg – département architecture

Le Temps comme matériau de la conception

Charles DESJOBERT

Mémoire de recherche M. Bernard Pagand Août 2009


2


3

Table des matières

Introduction

5

Chap. 1 : Cadre théorique, le problème du Temps. 1.1 La conscience du temps

11

1.2 Le passé et réminiscence

14

1.3 Spatialisation du temps

20

Chap. 2 : Le Temps comme matériau dans la pensée architecturale. 2.1 Le Thoronet, La Tourette

27

2.2 Le mouvement moderne

33

2.3 Vers…

38

Chap. 3 : Les manifestations d’un matériau Temps qui nous échappe. 3.1 Le rythme musical

43

3.2 La distanciation poétique

47

3.3 L’Homme répond au temps

50

Conclusion

55

Bibliographie

57

Liste des figures

59

Annexe A

61

Annexe B

63


4


5

Introduction

Si l’architecture nous parle de manière immédiate de l’Espace, particulièrement celui dans lequel elle s’inscrit, elle nous parle également du Temps. Cela est évident lorsque l’on s’attarde sur l’architecture des siècles passés puisqu’elle évoque à chaque instant une période révolue. Bien souvent d’ailleurs le but premier de ces architectures était de concentrer le temps. En effet, elles avaient une fonction essentielle : celle du monument. Un monument, comme le souligne Françoise Choay dans L’allégorie du patrimoine, est un édifice construit « par une communauté d’individus pour se remémorer ou faire remémorer à d’autres générations des personnes, des événements, des sacrifices, des rites et des croyances. »1. Il s’agissait alors de rappeler le passé en

lui

octroyant

un

« mode

sensible

de

présence »2.

L’architecture

« monumentale » se devait d’atteindre une valeur d’éternité pour tenter d’apaiser l’angoisse de la mort et de l’anéantissement. L’homme cherchant ainsi à sortir de sa finitude pour défier le temps. Cette fonction anthropologique, visant à dépasser la mort, nous éclaire sur le rôle central du temps dans la motivation de construire. Si elle est présente de manière éclatante dans les constructions imposantes, elle se vérifie aussi pour des habitats plus modestes. L’importance du temps se renforce avec le mouvement moderne mais de façon différente. Ainsi, l’architecture du XXème siècle s’ouvre sur cette proposition de Le Corbusier d’aller « Vers une architecture… »3. Bien plus qu’une direction spatiale, c’est une orientation temporelle qui nous est indiquée. Le but n’est pas de se déplacer vers un lieu mais bien de se tourner vers l’avenir et cesser ainsi de copier le passé lors de la conception. Le mouvement moderne va embrasser cette quête du temps, quête d’une

1

CHOAY, F. L’allégorie du patrimoine. Paris, Seuil, 2007 (nouvelle édition), 271 pages, p. 14 (Dorénavant cité CHOAY, F.) 2 Ibid., p. 15 3 LE CORBUSIER. Vers une architecture. Paris, Flammarion, 1995, 253 pages, en couverture


6

éternelle perfection qui doit faire revivre l’architecture. Par une architecture définitive et rigoureuse ce mouvement moderne se trouve figé ; un temps figé. Paradoxalement, l’architecture [con-temporaine], par définition « de notre temps », subit de manière forte le passage du temps, les effets de mode. Elle est sans cesse remise en cause, louée puis de nouveau accusée et critiquée. Les modes successives et les normes multiples rendent en effet un bâtiment rapidement obsolète. De plus, Il y a une sorte de fétichisme de l’ancien qui semble être la traduction de l’absence de réussite de l’architecture contemporaine. Ainsi, comme le souligne Françoise Choay, la « Société actuelle [est] comme tournée vers le passé (en ayant pleinement conscience) mais ne cherchant pas à faire signe dans le futur, à donner des mémoriales de ses actions et de ses pensées. »4 Il semble que plus un bâtiment est ancien, plus il a de sens pour les gens. Des bâtiments des années vingt, décrié à l’époque sont aujourd’hui encensé. En sera-t-il de même pour ceux des années cinquante ? Sommes-nous obligés d’attendre le passage du temps pour que notre bâtiment soit accepté par la société ou pouvons- nous dès la conception le remplir de cette valeur ? Voilà le problème dans lequel les architectes doivent travailler aujourd’hui. De plus, actuellement, pour répondre aux questions environnementales, l’évocation de bâtiments n’ayant des durées de vie que de dix ou quinze ans devient de plus en plus fréquente. La question du développement durable soulève donc, une fois de plus, la question du temps, de la durée. Parallèlement, la question de l’architecture dans son rôle transcendantal, sacré, n’est plus évoquée. Ainsi, la valeur intemporelle que cherchait à posséder certains bâtiments anciens semble oubliée. Cela entraine, il nous semble, une perte de la compétence d’édifier qui vient sans doute d’avantage de la perte de la compétence de concevoir en vue de l’édification. Cette capacité à concevoir est liée, selon nous, à la question du temps.

4

CHOAY, F. p. 17.


7

La question du temps et de sa manifestation dans l’architecture est donc continuellement présente mais nous souhaitons ici l’aborder de manière particulière. Nous partons de l’hypothèse que si, aujourd’hui, l’architecture a tant de difficultés à se saisir du temps (elle est victime de la mode) et à en être le révélateur (à cause de l’oubli de la valeur d’éternité), c’est qu’il y a une incompréhension sur la manière d’intégrer le temps à l’architecture. Bien souvent, on pense au temps comme durée de la conception ou de la construction d’un bâtiment. On parle également de la durée de vie d’un bâtiment. Enfin, le thème de la référence au passé est souvent évoqué. En revanche, le temps pris comme matériau de la conception, au même titre que la couleur, le dessin, la maquette, les gestes spatiaux, l’imagination, etc., n’est souvent pas explicité. C’est à celui-ci que nous souhaitons nous intéresser. Il est important de bien distinguer. Nous ne nous intéressons pas ici au temps comme le processus de création d’un projet, temps de maturation du projet, mais bien au temps comme matériau même de la conception. L’utilisation du mot matériau montre le lien étroit avec l’architecture en construction. C’est l’élément qui, mis en œuvre grâce à un matériel donné conduit à quelque chose de nouveau qui est constitué de l’alliance de ce matériau avec d’autres. Un questionnement peut alors naître : Sous quelle forme le Temps existe-t-il comme matériau de la conception ? C’est autour de cette problématique que nous élaborerons notre travail. Ce mémoire va chercher à démontrer l’existence du Temps et la manière dont il peut se manifester à l’architecte qui conçoit

pour le gonfler d’une

nouvelle profondeur, l’enrichir d’un matériau nouveau qui est peut être le matériau de base, la fondation même du projet. Nous utiliserons donc une approche diachronique, c'est-à-dire une approche du temps, qui convoque différents temps (passés, futurs,…) dans un autre temps ; celui de la conception.


8

Il s’agit de disposer d’appuis pour nous aider à saisir puis à se servir du matériau temps, « A une époque où il n’y a pas de doctrine qui donne forme au temps. »5 comme le souligne Christian de Portzamparc. Ainsi, nous espérons, comme l’indique Bergson que « L’art [notamment l’architecture] peut être le moyen pour l’homme de retrouver la durée vraie, l’émotion originelle de la vie »6. Dans une première partie, nous nous poserons la question de la définition du temps afin de mettre en place un cadre théorique. Nous chercherons à comprendre de quel temps nous souhaitons parler, de la manière dont il nous est rendu présent ainsi que de la façon de l’analyser. Il s’agit d’une recherche des occurrences du temps. Au travers des grandes formes philosophiques du temps, nous verrons dans un premier temps la conscience que nous pouvons avoir du temps, puis nous nous attacherons au temps comme élément passé qui enrichit notre conscience lors de la conception et enfin, nous étudierons le temps projeté qui est l’image future du temps, c'est-à-dire sa spatialisation. Ensuite viendra une étude de l’utilisation chez les architectes de ce matériau Temps dans la conception de bâtiments au cours de l’histoire, et plus particulièrement au XXème siècle. D’abord autour de l’abbaye du Thoronet et dans sont lien conceptuel avec le couvent de la Tourette de Le Corbusier mais également dans le livre Les Pierres Sauvages de Fernand Pouillon7. Cette première analyse sera complétée par une étude succincte de la démarche de conception et de son rapport au temps dans le mouvement moderne et contemporain. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière les manifestations concrètes du matériau Temps au regard de l’analyse théorique et comparative menée auparavant. Le temps n’étant pas directement palpable nous établirons un

5

PORTZAMPARC (de), C. L’architecture : figure du monde, figure du temps. Paris, Fayard, 2006, 72 pages, résumé. 6

VIEILLARD-BARON, J-L. Le problème du temps, huit études. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2008 (2ème éd.), 192 pages, p. 55. (Dorénavant cité VIEILLARD-BARON, J-L.)

7

POUILLON, F. Les pierres sauvages. Paris, Seuil, 1964, 272 pages. Cet ouvrage fut à la base de cette réflexion approfondie sur le temps de la conception.


9

certain nombre d’éléments qui permettent de le saisir, de le condenser et de l’injecter dans la démarche de conception. Dans cette recherche, nous nous appuierons particulièrement sur quatre livres. D’abord, un livre de Jean-Louis Vieillard-Baron, Le problème du temps, qui en huit études nous apportera le cadre philosophique et théorique nécessaire à l’analyse du temps. Ensuite, dans une approche du temps dans sa relation au passé, nous nous servirons de L’allégorie du Patrimoine de Françoise Choay. Enfin, deux livres d’architectes, Naissance d’un Hôpital de Pierre Riboulet et Les Pierres Sauvages de Fernand Pouillon soutiendront notre analyse. D’autres auteurs viendront éclairer et clarifier nos recherches.


10


11

Chapitre 1 : Cadre théorique

1.1 La conscience du temps Il y a deux manières d’aborder la question du temps. D’une part à partir de la conscience subjective que nous avons du temps et d’autre part à partir du temps cosmique, c'est-à-dire celle des phénomènes à l’échelle du monde. Nous ne ferons pas le tour de toutes les manières de comprendre le temps. La philosophie se penche sur cette question depuis toujours et ce n’est pas le lieu d’en faire l’inventaire. Aussi nous mettrons en avant les éléments les plus pertinents que nous avons retenu et qui pour la suite de notre recherche se révèlent importants. L’architecture est concernée par le temps subjectif, le temps dont l’homme a conscience. C'est-à-dire que pour étudier le problème du temps nous le réduisons de manière phénoménologique à la conscience que nous avons du temps. Saint Augustin nous éclaire en ce sens lorsqu’il explique que « le témoignage de [notre] propre âme est le seul fondement d’une pensée sérieuse du temps. »8. On ne parvient donc au temps non pas par une pensée ontologique (qui relève de l’être, c'est-à-dire du temps lui-même) mais bien d’une manière ontique (qui relève de l’étant, c'est-à-dire ce que le temps donne à saisir de lui-même.) Ainsi, nous saisissons le temps en le réduisant à la conscience que nous en avons. L’architecte Pierre Riboulet cherche par son journal, Naissance d’un hôpital 9, qu’il tient pendant plusieurs mois alors qu’il travaille seul sur un projet pour l’hôpital Robert Debré à Paris, à prendre conscience du temps, à le comprendre. Nous reviendrons sur sa manière de travailler au cours de notre recherche. Cependant nous pouvons d’hors et déjà souligner que son expérience personnelle du temps lui permet de le rendre dans son projet. C’est

8

9

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 19. RIBOULET, P. Naissance d’un hôpital. Paris, Plon, 1989, 149 pages (Dorénavant cité RIBOULET, P.)


12

la longueur de la conception de son travail qui lui permet d’y distiller sans doute une part de temps, l’épaisseur du temps.

La conscience que nous avons du temps s’expérimente de manière continue puisque

nous sommes constamment les témoins du changement

permanent de ce que nous vivons. Bergson nous permet d’aller plus loin sur la question du temps. « Au temps mesurable, linéaire et spatialisé (concept linéaire confondu avec la succession même), Bergson oppose un temps originaire, qu’il appelle durée. »10. Le temps selon lui serait donc composé d’une part de la durée et d’autre part du temps linéaire. Pour être bien clair, nous pouvons opposer d’un coté le temps quantitatif, temps linéaire, mathématique ; heure, minutes, secondes,… et de l’autre le temps qualitatif que Bergson appelle la durée. Cette distinction essentielle peut être rendue lisible par le tableau cidessous qui met en évidence différentes attributions que nous pourrions donner au temps.

Temps Quantitatif

Temps Qualitatif

Approche superficielle

Approche profonde

Physique

Métaphysique

Mathématique

Intuitif

Succession

Durée

Homogène

Hétérogène

Temps Vulgaire

Temps Noble

Lié à la fin

Indépendant de la finitude

Figure 1 : Temps Quantitatif et Qualitatif Source : Tableau réalisé par l’auteur

10

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 21.


13

Il est important de garder à l’esprit cette différence puisque par la suite il faudra tâcher de mettre en évidence que bien souvent, dans l’architecture contemporaine, le temps a été abordé dans la conception mais sur le plan quantitatif bien plus que sur le plan qualitatif. « L’intensité est-elle préférable à la quantité, comparable ainsi à la supériorité de la contemplation sur l’action ? »11 comme se le demande l’architecte Fernand Pouillon dans Les Pierres Sauvages. Le temps quantitatif apparait chez Bergson comme un temps vulgaire, un temps qui croit posséder en nombrant (secondes, minutes, heures, etc.…). Le qualitatif serait une dimension supérieure du Temps.

Le rapport entre Temps et éternité est également essentiel pour saisir ce qui les unit. L’éternité est par essence hors du temps. Il ne faut alors pas confondre l’éternel est le perpétuel, niveau zéro de l’éternité. Le perpétuel est un temps qui ne finit pas alors que l’éternel contemple le temps qui s’écoule. Ananda Coomaraswamy le montre dans son livre Le temps et L’éternité.12 La figure ci après en donne un aperçu par représentation.

Perpétuité circulaire

Eternité ponctuelle

Temps s’écoulant linéaire

Figure 2 : Linéarité temporelle, circularité perpétuelle, ponctualité éternelle Source : Schéma réalisé par l’auteur

11 12

POUILLON, F. Les pierres sauvages. Paris, Seuil, 1964, 272 p. p. 216. (Dorénavant cité POUILLON, F.)

COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages. Ce livre étudie la question du temps au travers d’une approche singulière mêlant philosophies occidentales et orientales.


14

La valeur d’éternité serait dans ce ponctuel qui ne passe pas. Sorte de suspend continu qui est source de tout et qui domine tout. Bien souvent « …nous concevons le temps de façon étroite, comme un vecteur »13, alors que nous devrions aller plus loin. Nous n’entrerons pas dans la valeur théologique et spirituelle d’une telle approche car ce n’est pas l’objet de notre mémoire mais il est évident que cette dimension est une part essentielle de l’approche du Temps et de l’Eternité.

1.2 Le passé et la réminiscence Cherchons maintenant à voir comment le Temps se manifeste à l’homme au moment de la conception. Comme nous l’avons évoqué en introduction, nous éviterons de parler du temps qui s’écoule pour nous attacher à un Temps diachronique, c'est-à-dire l’évocation d’un Temps convoqué dans un autre Temps, celui de la conception. La question centrale de cette sous-partie est de mettre en évidence la manière dont le Temps se manifeste à l’architecte, au moment où celui-ci souhaite concevoir. Abordons d’abord le temps sous sa composante physique, immédiatement intelligible, même si, nous semble –t-il, elle ne soit pas la plus a même de mettre en relief la force du temps dans le processus de conception. Il s’agit ici de régler les liens entre passé, présent et avenir, notion qui nous est plus usuelle que celle du Temps qualitatif. Puis nous chercherons à découvrir si les différentes qualités avec lesquelles le temps, hétérogène, se manifeste à notre mémoire, à notre souvenir, existent. Lorsque l’homme crée, il doit puiser sans cesse dans ce qu’il possède en lui. Saint Bernard de Clairvaux nous rappel que « … Quoi que tu puisses accumuler hors de toi-même, cela ne résistera pas mieux qu’un tas de poussière exposé à tous les vents. Non il ne mérite pas le nom de savant, celui qui ne l’est pas de soi. »14 C’est donc d’abord une connaissance de soi que l’on

13

PORTZAMPARC (de), C. et SOLLERS, P. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages, p.45.

14

POUILLON, F. p. 56.


15

doit développer afin que « la poussée du passé [fasse] jaillir sans cesse l’incroyable nouveauté du présent. »15 Sigfried Giedion l’explique comme un retour sur une période passée pour comprendre le présent.16 Ainsi, l’architecte concepteur tâche de faire la synthèse du passé et du présent en vue de l’avenir. Le rappel du passé est donc un des éléments essentiels de la conception architecturale. Une définition positive en ferait cette authentique nostalgie productrice d’un nouveau qui soit meilleur. C’est le rappel du passé, chez l’homme qui conçoit, architecte ou non, qui lui permet de convoquer dans son esprit des idées, des formes, des sons, des textures, des goûts, des odeurs, des espaces. Après cela, il pourra, s’il le souhaite les coucher par écrit, les dessiner, les sculpter, les raconter. Le passé est rappelé à l’homme par son esprit. Cependant, il semble que cela aille plus loin et Fernand Pouillon nous l’indique lorsqu’il explique que « Tout artiste agissant, a, dans sa mine de plomb, son pinceau, son burin, non seulement ce qui rattache son geste à son esprit, mais à sa mémoire. »17 La mémoire joue donc un rôle essentiel dans notre manière de concevoir et comme creuset de notre passé, elle permet au temps de se manifester à nous. Il apparait cependant une distinction fondamentale à faire au sein de ce que nous appelons habituellement la mémoire. Jean-Louis Vieillard-Baron nous indique en effet que chez les grands philosophes qui se sont posés la question du rappel du passé, une distinction est à faire entre la mémoire et le souvenir. On observe en effet que le temps est perçu différemment au cours du temps, un écart se creuse.

15

16 17

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 22. GIEDION, S. Espace, temps, architecture. Paris, Denoël, 2004, 534 pages. POUILLON, F. p. 24.


16

Souvenir Subjectif, vie, réminiscence, résurrection, dépassement

Rappel du Passé

Passé

Mémoire Objectif, tombeau

Figure 3 : Le souvenir, déformation du passé Source : Schéma réalisé par l’auteur

Lors de la conception architecturale, l’architecte fait immédiatement intervenir la mémoire, lieu du rappel objectif de ce qu’il a appris durant ses études, de ce qui a fonctionné au cours de précédent projet, de sa culture constructive. Par chance, cette mémoire est entachée, enrichie, perturbée par le souvenir, révélation d’un passé déformé par notre inconscient, désirs profonds. Ainsi, le temps est par exemple l’élément corrosif du négatif. L’architecte des Pierres Sauvages dit à propose d’un souvenir rêvé, « Toute ma vie j’ai médité sur les vertus des songes, sur l’aide indiscutable qu’ils apportent dans notre vie de constructeur. »18 Le souvenir semble donc donner une dimension supplémentaire au Temps passé ainsi convoqué. En effet, un nouveau Temps, celui du souvenir, de l’effacement progressif, de l’oubli, de la déformation, vient compléter et se substituer au Temps passé réel. Le souvenir n’est pas toujours explicite mais il oriente sans cesse l’homme qui crée ; « Pourquoi cette dimension plutôt qu’une autre ? Pourquoi cette proportion plutôt qu’une autre ? Je ne sais plus, je n’ai jamais su. »19 Une sorte de flottement poétique s’instaure parfois ; « Est-ce image ou réalité future ? (…) Réalité et légende s’affrontent. »20

18

Ibid., p. 122. Ibid., p. 133. 20 Ibid., p. 145. 19


17

Une distinction essentielle est faite entre mémoire et souvenir qui s’apparente à la distinction entre Temps collectif et Temps individuel. Ici, bien souvent se situe un blocage qui élude la question du temps ou n’en prend qu’une partie. La formation académique prenait le passé en référence mais celui-ci n’était quasiment utilisé que sous le mode de la mémoire. De plus il s’agissait d’un temps collectif, impersonnel, détaché de lien avec l’individu. Le modernisme a créé quelque part comme un nouvel académisme dans son rapport au temps. Il s’agit toujours de créer de l’intemporel. L’architecte devait faire abstraction de son temps individuel, son enfance, son rapport à son passé direct comme pour atteindre l’éternité. Nous essaierons de voir par la suite que cela n’est pas forcement la meilleure manière d’investir la temporalité.

L’architecture décrite juste avant n’est alors plus qu’une occasion de se souvenir. Comment alors rendre présent ce passé qui par définition est ce qui n’existe plus ? Il faut donc s’interroger sur la qualité avec laquelle le temps se manifeste. Nous quittons la quantité pour réfléchir sur la qualité du temps lorsque l’on se remémore un élément du passé. Nous allons nous intéresser à ce moment, entre passé et avenir, qui constitue le présent. Comme nous l’avons vu auparavant, ce présent est toujours fuyant. Il est constitué de l’Instant, chose étrange entre immobilité et mouvement, entre temps et éternité. Platon en donne une vision claire. Partant d’un mobile en déplacement dans l’espace, Platon s’interroge sur le moment où le mobile devient immobile. « Il faut alors, dit Platon, qu’il ne soit à ce moment-là en aucun temps. Car il n’y a point de temps où un même être puisse à la fois changer et ne pas changer. »21 Cette chose étrange, c’est l’instant, comme « un trou dans le temps » selon Bergson22. Jean-Louis Vieillard-Baron souligne cependant l’existence de deux instants : l’instant présent et l’instant instantané. L’instant présent, celui entre passé et avenir, est indéplaçable. Au contraire, l’instant instantané est 21 22

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 87. Ibid., développé tout au long de l’ouvrage.


18

exceptionnel, telle une poussière d’éternité, ce lieu fondateur qui est en déplacement permanant. C’est lui qui créer le Temps. Le tableau ci-après explicite cette dualité de l’instant :

Instant présent

Instant Instantané

Horizontal

Vertical

coule

Jaillis

calme

décollage

Immobilité

Mouvement

In déplaçable

En déplacement permanant

Matière moins précieuse

Purs joyaux

Architecte en recherche

Architecte génie

Banal

Fondateur

Figure 4 : Dualité de l’Instant Source : Tableau réalisé par l’auteur

Creusons l’idée d’un architecte en recherche au cours de

l’instant

présent et un architecte génie lorsque surgit l’instant instantané. L’architecte doit quitter l’instant du Temps, ce qu’il y a de plus petit, pour aller vers l’instant d’éternité. En se mettant en recherche, l’architecte se donne les conditions du jaillissement d’un voyage spirituel qui rompt avec le voyage historique qui est la qualité habituelle du temps vécu. Pierre Riboulet explique à propos de son journal qu’il «… nous confirme combien compte dans le projet architectural l’idée première, l’intuition, l’ébauche mentale parfois presque instantanée. »23

23

RIBOULET, P. p. 13.


19

Le schéma suivant souligne la verticalité transcendante de cette nouvelle qualité soudaine de l’instant.

L’Instant, chose étrange, coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait, …

Instant Présent Coule – voyage historique

Instant Instantané Jaillis – voyage spirituel

Figure 5 : Jaillissement de l’instant Instantané Source : Schéma réalisé par l’auteur

Cette qualité de l’instant se situe au niveau de la remémoration. Elle peut se faire de manière subite, immédiate, explosive. Cette remémoration particulière est en fait ce que nous appelons la réminiscence. C’est elle qui crée ; «Alors que la loi de la nature est l’oubli, la loi de l’Art est la réminiscence. »24 Mais cette réminiscence est difficilement contrôlable. Cependant, le travail de recherche forme le creuset qui recueillera cet instant d’éternité car « dans l’art, tout est connaissance, labeur, patience, et ce qui peut surgir en un instant a mis des années à cheminer. »25 Cela est confirmé par Pierre Riboulet lorsqu’il s’aperçoit que les façades de son hôpital « … viennent, comme si elles étaient enfouies dans une pensée plus profonde et qu’un travail de fouille les mette au jour.»26 Enfin, soulignons une autre qualité de l’instant. L’indivisible instant à la double fonction de séparer et de relier.27 L’architecture prend le même chemin, ainsi, elle a la fonction de relier tant qu’elle est pensée ; lien entre des époques, projection présente du passé en vue de l’avenir. Mais elle sépare

24

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 114. POUILLON, F. p. 24. 26 RIBOULET, P. p. 139. 27 COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages. p. 66. 25


20

également. Cela est particulièrement visible lorsqu’elle entre en construction, lorsqu’elle s’incarne. Alors elle sépare. Elle devient un jalon. C’est ce qui lui donne sa force. Car en effet, le Temps entraine une absence de possibilité de retour en arrière. C’est un essai unique. Une seule possibilité pour l’architecte même lorsque l’on copie une architecture. D’autre part, chez Platon et Hegel soulignons que le passage est plus important que les termes qui y passent28 : le temps est alors comparable à la section infiniment fine d’une rigole dans laquelle de l’eau s’écoule. « Ce que le devenir montre c’est que le passage est plus important que les termes qui passent l’un dans l’autre, qu’il est leur vérité. »29

L’architecture

pourrait

matérialiser

ce

passage.

Ainsi,

l’architecture qui nous émeu est celle qui semble s’être déjà déversée, celle qui déverse en continue, celle qui se déverse encore. Le rappel du passé, essentiel à la conception, peut se faire par la mémoire et le souvenir. Le souvenir, habituellement de la qualité de l’instant présent peut être empli d’une qualité plus grande, celle de l’instant instantané. C’est en saisissant cet instant instantané que nous concentrons le plus au niveau de conscience du temps.

1.3 Spatialisation du temps Dans une réflexion sur le lien que peut entretenir l’architecture avec le Temps, il est essentiel d’étudier et de comprendre, même de manière succincte, les rapports qui unissent Temps et Espace. Cette analyse sera également l’occasion pour nous d’étudier le temps dans son écoulement, c'està-dire la manière dont il se développe dans l’Espace et avec laquelle il le transforme. Le

parallèle

philosophique

entre

le

Temps

et

l’Espace

à

été

particulièrement développé par Kant même si cette approche à été critiquée par Bergson. Un premier élément lie le Temps et l’Espace que Kant développe dans l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure.30 Il s’agit 28

VIEILLARD-BARON, J-L. Développé dans les deux premiers chapitres. Ibid., p. 134. 30 KANT, E. Critique de la raison pure. Paris, G. Baillière, 1869. 29


21

de la manifestation du temps et de l’Espace. « Ce n’est pas la succession qui est source de l’idée du temps, mais l’inverse : c’est le temps qui me permet de distinguer les choses successives des choses simultanées. »31 Ainsi, l’idée du Temps est une intuition et comme elle se situe avant l’expérience, on peut parler d’intuition pure. Nous avons finalement uniquement conscience des phénomènes produits par le Temps et non pas du Temps lui-même. Pour l’Espace, la perception est identique ; nous n’avons en effet pas conscience de l’Espace lui-même mais bien des phénomènes qui produisent ou sont produits par l’espace.

Kant nous amène également à une approche du Temps qui va complexifier notre recherche. En effet, il indique que l’idéalité transcendantale du temps et de l’Espace ne sont pas des propriétés des objets. Le Temps et l’Espace ne sont pas non plus des propriétés de l’architecture. Se sont des réalités idéales. Cela va nous obliger, et se sera l’objet de notre troisième partie à trouver des manières de rendre présent le Temps, ce matériau Temps, qui ne peut être un matériau au même titre qu’un autre. Il a une dimension supérieure. Cette dimension est d’autant plus grande que le temps est la condition de possibilité de tous les phénomènes comme le souligne Jean-Louis Vieillard-Baron32 synthétisant ainsi la pensée de Kant. Et on le comprend aisément ; sans le temps, même les phénomènes spatiaux n’auraient pas de sens. Ce temps nous semble donc bien loin, sorte d’idéalité qui n’a rien à voir avec notre perception. Pourtant, au contraire, il en est l’élément fondateur. Ainsi, le Temps et l’Espace « ne sont des concepts que pour autant qu’ils sont les formes de l’intuition pure, c'est-à-dire les deux seuls cadres de la réceptivité sensible. »33 Bergson en s’opposant à la manière de voir de Kant apporte une manière pertinente de voir le Temps. Il en donne d’abord la définition en expliquant que « le moi se dilate ou se contracte selon qu’il vit intensément ou de façon 31

VIEILLARD-BARON, J-L. p. 41. VIEILLARD-BARON, J-L. p. 43. 33 Ibid., p. 43. 32


22

diffuse [le temps]. »34 Il sépare ainsi « l’Espace parcouru » qui est une quantité homogène et le Temps, au travers de « l’acte par lequel on parcourt l’Espace » qui est une qualité qui n’a de réalité que dans notre conscience. Ainsi, pour lui le Temps vrai, la durée vraie n’est pas homogène. Il rejoint ainsi ce que nous montrions dans le premier paragraphe. Aucun temps n’est possible sans la durée qualitative qui les fondent car « ce n’est que par la qualité sans quantité qu’est possible la quantité sans qualité. »35 Enfin, Bergson nous apporte une piste très claire quant à une manière de rendre présent le temps au moment de la conception. Il souligne que « La disjonction entre le Temps et l’Espace est plus forte encore au niveau de la sensibilité esthétique : les arts de l’espace sont les arts plastiques ; les arts du temps n’existent pas en dehors de la musique. »36 La musique apparait ici comme une piste sérieuse à prendre en compte dans le rapport que peut entretenir l’architecture avec le temps. En effet, en rendant ce temps, qui nous échappe, sensible, elle le rapproche déjà fortement du développement spatial de l’architecture. Pourtant, il semble dire que « les arts du temps n’existent pas en dehors de la musique. » ce qui laisserait penser qu’il n’y a plus de place pour cet art qu’est l’architecture comme art du temps. Ananda Coomaraswamy souligne cependant

cette réalité essentielle ; « Le

Temps n’est perceptible que lorsqu’il est exprimé en fonction de l’espace »37, redonnant ainsi un rôle primordial à l’architecture pour rendre sensible le temps. Spatialiser le Temps, le rendre visible, voilà donc la tâche dont l’architecte devrait s’acquitter s’il veut atteindre ce temps qualitatif qui enrichira son projet. Cela permettra d’éviter cette constatation de l’architecte de l’abbaye du Thoronet qui s’exclame : « Je fus riche d’idées et j’ai gaspillé, brulé mes dons en courant. J’envie ces artistes, peintres, sculpteurs, qui,

34

Ibid., p. 54. Ibid., p. 55. 36 Ibid., p. 55. 37 COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages. p.9. 35


23

inlassablement, superposent l’œuvre sur l’œuvre. Comment savent-ils quand ils atteignent la beauté réelle ? »38 Le schéma suivant rend compte de la constatation à laquelle nous sommes arrivés sur la difficulté à saisir le Temps et l’Espace comme idéalité. L’homme accède aux phénomènes du Temps qui lui font prendre conscience d’un temps concrétisé par lequel il peut concevoir un Temps plus grand. Temps, Espace Idéalité Crée

Conçoit

temps, espace Concrétisation

Prend conscience

Phénomènes Traces des actions

Agissent

Accède

Parle du Temps par

L’Homme Figure 6 : Conscience du Temps et de l’Espace Source : Schéma réalisé par l’auteur

La Sémiotique du temps se manifestant dans le domaine de l’espace est également quelque chose de fondamental. Trop longue à détailler ici, cette étude des signes du temps dans le domaine des sens apporte nécessairement une vision complémentaire à celle développée ici. Soulignons tout de même l’apport intéressant d’Alain Renier qui développe la notion de temps « engrammé ». Un temps qui, comme les pierres enchâssées dans une construction, est profondément ancré dans la conception.

38

POUILLON, F. p. 215.


24

Toujours dans notre recherche sur le temps, nous allons étudier une manifestation de celui-ci qui, à priori, n’est pas du domaine de la conception. Nous allons évoquer le temps du bâtiment en construction. Penchons nous quelques instants sur le temps qui entre dans l’espace, le temps se matérialisant au moment d’un chantier d’architecture pour y chercher un mode de manifestation du temps. Ananda Coomaraswamy explique que « rien d’un acte ne survit à l’acte lui-même si ce n’est les traces des actions. »39 La trace des actions est donc essentielle sur chantier, c’est elle qui constitue le bâtiment, qui permet d’avancer. Laisser une trace donne alors corps au temps. Jouer sur le lien entre les traces que nous laisserions lors de la conception pourrait être un moyen de parler du temps. Elles sont les traces de l’être pensant à l’origine du projet. « Sur les chantiers, il faut toujours jouer avec deux éléments : la simultanéité, ou la succession des tâches. »40 Ce qui est valable sur les chantiers pourrait bien l’être également au moment de la conception. Une conception prenant pleinement conscience du temps jonglerait sans cesse entre simultanéité et succession des tâches lors de la conception. Nous parlons alors d’un temps quantitatif mais il pourrait être essentiel pour aborder le temps qualitatif. L’architecture devient alors une mesure du Temps. Mais il ne s’agit pas ici de parler d’un temps créé par le mouvement saccadé des architectures successives. En laissant des traces, nous le rendons sensible et nous pallions à la difficulté que nous pose sa conception, ainsi, « La représentation du temps a pour

rôle

de 41

changement. »

réduire

la

contradiction

inhérente

au

phénomène

du

L’architecture quitte même progressivement une part de sa

dimension spatiale pour la reporter sur le temps. Aujourd’hui on pourrait dire que l’architecture n’est que de temps quantitatif et pas assez d’espace. Elle est internationale et profondément ancrée dans le temps actuel. Elle subit les effets des modes de manière immédiate. Au contraire, une architecture régionaliste apparait comme datée, hors du temps actuel.

39 40

COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages. p. 50.

POUILLON, F. p. 4. 41 VIEILLARD-BARON, J-L. p. 89.


25

La conception lie sans cesse temps et espace. Elle est un drame, « Drame ordinaire de la création avec cette unité de lieu et de temps qui l’apparente au drame Classique … »42 Nous avons ici montré que, comme pour l’espace, nous n’avons conscience du temps que par les phénomènes qu’il produit. Pourtant, le Temps est difficile à saisir spatialement. Enfin nous avons montré à quel point cependant, l’espace est une mesure du temps.

Dans ce premier chapitre nous avons vu que le temps avait une dimension qualitative souvent inexploitée. Que cette dimension pouvait se retrouver dans cette partie de la mémoire qu’est le souvenir et que le souvenir nourri de la qualité particulière de l’instant instantané était lieu de création. De plus, nous avons souligné que la spatialisation du temps est possible même si elle n’est pas immédiate.

42

RICOEUR, P. p. 13.


26


27

Chapitre 2 : Temps comme matériau dans la pensée architecturale.

Le temps s’inscrit dans la conception architecturale de plusieurs façons. Soit on l’inscrit dans le bâtiment lui-même par des références au passé. Soit on recherche le rapport au temps qu’entretiendra le bâtiment (intemporalité, réversibilité, durabilité, etc.) Cependant, le temps semble pouvoir s’insérer à la base d’un bâtiment, d’une tout autre manière, par le souvenir, développement de la valeur poétique du bâtiment qui enchâsse le temps. Dans cette seconde partie nous allons chercher à mettre en évidence la présence constante de cette question du matériau temps lors de la conception du projet architectural. Tout d’abord dans le lien entre un bâtiment du XIIème siècle, l’abbaye cistercienne du Thoronet, et une construction du XXème siècle, le couvent de la Tourette43. Ensuite nous nous intéresserons à cette question dans la démarche de conception du mouvement moderne et son attitude face au temps. Enfin, nous évoquerons les nouvelles attitudes face au temps dans la conception de projets actuels et futurs.

2.1 Le Thoronet, la Tourette Le Thoronet est une abbaye cistercienne provençale du XII siècle. Toute de pierre, elle émerveille par la justesse de ses proportions, sa simplicité et le doux dialogue qu’elle entretient avec le paysage. On ne connait pas grandchose de l’édification en elle-même mais on sait beaucoup de ceux qui l’édifièrent : les cisterciens. Dans ses bâtiments, la question du temps est constamment présente. Le temps des hommes qui l’on construite, le temps géologique des matériaux utilisés, les temps qui passe et détruit, le temps des restaurations, agrandissement, le temps de Dieu. Cette abbaye est devenue un

43

Projet de Le Corbusier réalisé entre 1957 et 1960 à Eveux. Voir BOESIGER, W. Le Corbusier – œuvre complète 1957-1965. Paris, Architecture de Zurich, 1995, 240 pages. pp. 32-53.


28

monument, un jalon, comme ces « … bornes le long d’un chemin, (…), volume d’air et de lumière enchâssé dans les pierres : … »44 Il est ainsi frappant de constater l’impact de ce bâtiment dans le travail que Le Corbusier effectue huit siècles plus tard à La Tourette. Mais également dans le livre, Les Pierres Sauvages, de Fernand Pouillon. Ces deux architectes du mouvement moderne vont se servir « dans ces vieilles pierres » pour concevoir. Fernand Pouillon, en s’identifiant à un moine du XIIème siècle tâche de mettre en évidence la beauté de la création architecturale, ce qui anime l’architecte en conception. Le père Couturier, dominicain, un des rénovateurs de l’art sacré en France va proposer à Le Corbusier de se rendre au couvent du Thoronet pour s’en inspirer. Non pas le copier, il faut faire preuve d’audace, mais s’en imprégner, comprendre son rapport au temps. Un élément immédiat de comparaison se situe au niveau des plans.

Plan « Type » Abbaye cistercienne

Plan du Thoronet Abbaye cistercienne

Plan de La Tourette Couvent dominicain

Figure 7 : Comparaison des plans du Thoronet et de La Tourette Source 1 : Schéma BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.7. Paris, Architecture de Zurich, p33, Source 2 : Plan POUILLON, F. Les pierres sauvages p264, Source 3 : Plan BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.7. Paris, Architecture de Zurich p35

44

POUILLON, F. p. 135.


29

Il est d’abord intéressant de noter que le couvent de Le Corbusier, qui se veut novateur, est à première vue beaucoup plus proche dans son plan de la disposition « type » d’une abbaye cistercienne que ne l’est le Thoronet. Malgré ce que dit Fernand Pouillon : « L’abbaye banale sera bien celle du Thoronet, pas n’importe quelle autre. »45 La grande différence, et elle est importante à noter, c’est qu’il utilise le plan traditionnel d’une abbaye cistercienne pour le plan d’un couvent dominicain. L’abbaye, conçue de façon centrifuge, tournée vers le cloître, donne son plan à un couvent dominicain, centripète, tourné vers le monde46. Le passé est ici réapproprié avec une distance qu’introduit volontairement l’architecte. Une sorte de distanciation poétique

sur laquelle nous

reviendrons. A titre d’exemple de cette transformation, attardons nous quelques instants sur le cloître. Le symbole du cloître est celui de la méditation et de la circulation de l’homme dans les bâtiments. Le Corbusier se permet de créer une distinction entre les deux. D’un coté, en forme de croix, il développe des conduits qui sont le cloître de circulation. De l’autre, sur le toit des bâtiments, composant un carré ouvert (on ne peut pas en faire parfaitement le tour), il dispose un cloître de méditation. Françoise Choay parle du symbole comme lien au temps. Ici, le symbole est analysé et réinterprété. La forme n’est pas reprise telle quelle, elle est enrichie d’une nouvelle approche personnelle. Au symbole traditionnel du cloître, qui se réfère à un temps collectif, assimilé de tous, Le Corbusier ajoute une distance nouvelle, formé par son temps individuel.

Au niveau symbolique, le clocher du Thoronet est comme réutilisé pour la toiture de l’oratoire du couvent de la Tourette.

45 46

POUILLON, F. p. 137. Cf. Livret édité pour les guides du couvent de La Tourette, aout 2008


30

1. Clocher du Thoronet

2. Oratoire de La Tourette

Figure 8 : Le clocher et l’oratoire Source 1 : Photographie POUILLON, F. Les pierres sauvages p221, Source 2 : Photographie BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.7. Paris, Architecture de Zurich, p35

Figure de proue de l’abbaye pour le monde, il devient la figure cachée à l’intérieur du couvent. Là encore, une distanciation poétique s’opère. La référence au métronome, qui viendrait battre la mesure du temps rythmique des façades pan-ondulatoires de Iannis Xenakis n’est pas non plus anodine. Le rythme musical introduit, dès la conception, un soutien temporel, c'est-à-dire ce qui anime, vitalise le bâtiment. Nous pourrions dire ce qui lui donne force et consistance. Les matériaux utilisés sont différents pour les deux bâtiments. A la Tourette, le béton est traité comme la pierre. Non pas en imitant une technique qui n’a de valeur que sur du granite ou du calcaire mais en y laissant de la même manière la trace de l’homme agissant au moment où le chantier est un « … espace déchiqueté, plaie de lumière dans la campagne, sons clairs, odeur de pierre à feu. »47 Les défauts, les épaufrures dans le béton, comme le marteau ciselant la pierre, rappellent le passage de l’homme. « Personne n’imagine encore que la rudesse, la difficulté de taille, l’irrégularité des pierres, seront le chant et l’accompagnement de notre abbaye. La difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté. »48 Fernand Pouillon propose de 47 48

POUILLON, F. p. 228. POUILLON, F. p. 47.


31

laisser voir les déformations, les défauts des hommes. Ainsi en est-il est par exemple de cette petite fenêtre de La Tourette. Conçue Conçu pour être rectangulaire, elle a pris cette forme car le coffrage dans le béton s’est s déformé. « La main de l’homme l’h est passée par là » dira Le Corbusier49.La conception semble se poursuivre lors de la construction.

Figure 9 : Une fenêtre de la Tourette Source : Photographie de l’auteur, mai 2008

Une spontanéité dans le projet en construction apparait et elle n’est pas sans lien avec le projet en conception conception a l’image de l’architecte du Thoronet : « mystérieux, le maître d’œuvre arrive à l’aurore sur le chantier, réunit les compagnons sur une aire de sable fin préparée et aplanie, trace du bout de sa canne à pommeau d’or le travail de la journée et, mystérieusement, mystérieusement, emporte dans sa fraîche maison les pensées et les formes qu’il fixera à l’aurore suivante. »50. Un rythme nouveau, une dynamique sans cesse renouvelée. Le Corbusier palie également à un défaut du béton ; l’absence de la présence géologique. Il estt comme une pierre neuve, qui n’a rien vue passer du temps. Pour parler du temps géologique il fait alors appel à la nature ellemême. Les toitures sont couvertes d’herbes folles, témoin du champ qui était là avant la construction. Les pierres du sol de la crypte,, dans lesquelles le se glisse une pièce de cinq franc oubliée par un tiers,, descendantes descendant en strate, nous parlent également d’un temps autre et qui n’est plus. La lumière lumi apporte évidement là-dessus la présence continue continue des heures qui s’écoulent. Les mains sales des hommes à l’œuvre sont là pour la faire vibrer, « …, avec ce geste qui 49 50

Cf. Livret édité pour les es guides du couvent de La Tourette, Tourette aout 2008 POUILLON, F. p. 123.


32

frotte pour faire valoir la matière. Longtemps j’ai contemplé ces formes côte à côte pour des siècles ; … »51 L’esprit créateur est donc différent du simple arrangement nouveau d’éléments anciens comme le montre Jean-Louis Vieillard-Baron.52

1. Le Thoronet

2. La Tourette

Figure 10 : La lumière dans les cloîtres Source 1 : Photographie POUILLON, F. Les pierres sauvages p242, Source 2 : Photographie BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.7. Paris, Architecture de Zurich, p40

Il semble qu’il y ai ici, comme en annonce, une véritable réponse à la question du temps par l’utilisation du temps personnel, du temps d’un homme et par le lien constant entre le projet et le bâtiment en construction. Pourtant, la réponse n’est peut être pas si claire pour les architectes de l’époque modernes.

2.2 Mouvement moderne Dans cette partie, nous nous appuierons particulièrement sur le travail de Françoise Choay dans L’allégorie du patrimoine, livre remarquable qui met en place de manière claire la manière dont la société aborde le temps architectural, c’est à dire les bâtiments du passé.

51 52

POUILLON, F. p. 94. VIEILLARD-BARON, J-L. p. 99.


33

Nous allons dresser ici quelques lieux communs sur l’architecture des XIXème et XXème siècles. Nous ne nous attarderons pas trop sur la précision de ce qui est décrit mais dresserons une vue d’ensemble qui rentre dans notre cadre d’étude. Le mouvement moderne est intéressant à étudier car il entend établir un nouveau rapport au temps au moment de la conception. En effet, le XIXème siècle s’est placé, sans rentrer dans les détails, dans une attitude de copie par rapport au temps. Une sorte d’architecture faite du réarrangement d’éléments anciens, dits classiques, selon un ordre nouveau mais bien codifié. La question du temps et de l’éternité était abordée dans la perspective d’une « éternité temporelle » de la forme architecturale. En gardant ou en reprenant les éléments du passé, on s’assure d’une continuité qui commencait à se dissiper. En effet, les révolutions industrielles et sociales du début du XIXème siècle avaient marqué une faille dans la manière de vivre en société, et aussi de bâtir. Nous évoquons ici un temps historique, quantitatif, celui qui s’écoule et qui passe mais il semble à première vue que ce soit sous ce temps là que se plaçaient les architectes de cette période. Néo-gothique, Néo-byzantin, néoroman, éclectisme fleurissent. Ce temps est assez éloigné du temps qualitatif que nous avons évoqué plus haut. L’instant instantané, le trait de génie, à du mal à se rendre présent. Et puis, au tournant du siècle, certains architectes, que nous ne citerons pas ici, prennent conscience qu’il faut une nouvelle approche du temps au moment de la conception. Pour concevoir de manière correcte les bâtiments, il faut y intégrer le temps, mais non plus le temps passé, mais pour être à contre pied, le temps futur. Le futur devient le temps a viser. Il faut être à l’avantgarde c'est-à-dire être en avant du temps. Fernand Pouillon nous dit alors, à travers l’architecte des Pierres Sauvages : « Je ne crois plus que le départ d’une œuvre commence de l’élan des précédentes, le passé est mort. »53 Les architectes sont animés par cette pensée que souligne Françoise Choay et qui est juste, « On ne peut pas simplement reproduire, la trace de l’art n’est pas

53

POUILLON, F. p. 96.


34

médiatisable. Il faut l’original. Délectation, etc.… »54 Le modernisme prend un fort contre pied vis-à-vis de la question du temps. Il ne s’agit plus de prendre le passé comme référence mais bien l’avenir. La mémoire du passé s’efface, au profit d’une mémoire nouvelle. Cette mémoire nouvelle n’est évidement pas détachée du passé mais elle se présente comme telle. Il y a alors un passage progressif « du monument signe, rappel du passé, remémoration,

« in

mémoria »,

au

monument

signal,

tour

de

force

architectural (l’Arche de la défense). »55 La fonction de rappel du passé s’efface progressivement, laissant le temps quantitatif mais le risque est de ne plus parler du temps du tout. De laisser de coté le désir d’éternité chez l’homme, le désir de stabilité, l’espoir de pouvoir répondre au temps a défaut de le cerner. On risque alors de tomber dans l’effet de mode.

Nous avons longuement parlé d’une œuvre de Le Corbusier dans la partie précédente aussi nous aimerions revenir sur un élément intéressant de son travail. On nome souvent Le Corbusier comme un des instigateurs principaux du mouvement moderne et en effet il l’est. On le dépeint également comme un fonctionnaliste. Il l’est également. Mais il est avant tout un artiste et ce peut être plus que beaucoup d’architecte du mouvement moderne. Le livre édité à la suite d’une exposition qui à eu lieu au musée des Beaux Arts de Nancy et intitulé Le Corbusier, le dessin comme outil56 montre très bien ce coté là. En regardant un peu ses bâtiments, on s’aperçoit d’une grande différence entre Les villa blanches, rigides et strictes, et ses trois dernières œuvres d’espaces sacrés en France, Le Couvent de la Tourette, évoqué auparavant, La chapelle de Ronchamp et l’église Saint Pierre de Firminy. Ces trois œuvres nous semblent remarquables pour nous parler du temps au moment de la conception. Le Corbusier parle en effet énormément du temps dans ces trois

54

CHOAY, F. p. 68 Ibid., p. 16. 56 PAULY, D. Le Corbusier, le dessin comme outil. Paris, Fage, 2007, p105 55


35

bâtiments, mais il nous semble avec une approche nouvelle. Comme une prise de conscience à la fin de sa vie d’un nouveau regard sur le temps. Un nouveau regard, alors qu’il doit construire des espaces sacrés, qui transcende, qui donne autre chose. La présence de l’homme, l’homme construisant, l’homme agissant est très vive dans ces trois bâtiments. Ils semblent tous comme en esquisse, en attente. Nous développerons cette idée essentielle dans la troisième partie. Dans son livre Les pierres Sauvages, Fernand Pouillon traduit bien cette prise de conscience chez certains architectes de relever la question du temps. Le fait qu’il utilise un bâtiment du passé et un moine architecte pour parler de cette question, révèle la difficulté de la lier à l’architecture de son temps, l’architecture moderne. Nous aimerions revenir sur le temps personnel de l’architecte. Ici, c’est à l’église Notre Dame du Haut à Ronchamp, construite également par Le Corbusier que nous souhaitons nous attarder. Son plan est marqué cette fois-ci, non par une forme traditionnelle, mais réinterprétée dans le style propre de l’auteur lié à son temps individuel. La comparaison est flagrante entre cette étude pour tableau de 1929 et le plan final de la chapelle de Ronchamp.

1. Composition et tête

2. Plan de Notre Dame du Haut


36

Figure 11 : Ronchamp : de la peinture au plan Source 1 : Dessin PAULY, D. Le Corbusier, le dessin comme outil. Paris, Fage, 2007, p105, cat.69, Source 2 : Plan BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.6. Paris, Architecture de Zurich

« …ce qui peut surgir en un instant a mis des années à cheminer. »57 Effectivement, lors de ses voyages, Le Corbusier à découvert la mosquée de Sidi Brahim. La proximité de celle-ci avec les formes de Ronchamp montre aussi l’importance de la mémoire et la profondeur de la réminiscence.

1. Ronchamp

2. Sidi Brahim

Clocher et entrée

Porte d’entrée et accès au toit

Figure 12 : L’église de Ronchamp et la mosquée de Sidi Brahim Source 1 : Photographie réalisé par l’auteur, septembre 2008, Source 2 : Photographie SoniaFatima Chaoui, juin 2007

Le Corbusier n’est pas le seul à établir une distanciation poétique en reprenant des formes du passé et en les incorporant de façon juste mais sans avoir peur d’un décalage. L’église de Manikata de Richard England58, construite dans les années soixante dans laquelle l’architecte lie le temple païen des iles de Malte avec le plan de son l’église.

57

POUILLON, F. p. 24.

58

ABEL, C. Manikata Church de Richard England, London, academy, 1970


37

1. Temple mégalithiques de Malte

2. Manikata church

Figure 13 : Les temples mégalithiques et l’église de Manikata Source 1 : Plan KOSTOF, S. A History of Architecture: Settings And Rituals, New York, Oxford University Press, 1995, p.34, Source 2 : Plan, ABEL, C. Manikata Church de Richard England, London, academy, 1970

Une manière de lier l’architecture au temps est ici trouvée, celle d’un passé à valeur d’éternité. Deux architectes peuvent également nous ouvrir une voie nouvelle dans l’approche du temps. Fernand Pouillon développe dans son livre une pensée du temps à l’encontre du modernisme et Christian de Portzamparc à travers le quartier des hautes formes également. La formation Beaux arts qu’à suivie Christian de Portzamparc59 a sans doute conduit à maturité cette sensibilité à d’autres formes d’approches du temps telles que la poésie ou la musique, idée que nous développerons plus tard. Ces deux architectes semblent nous dire qu’il faut interroger le temps mais à aucun moment le figer. Ne jamais faire de cela une réponse définitive. Ils ont évité, plus ou moins bien, les modes passagères. Au moment des Hautes Formes, le post-modernisme est pourtant très présent. Le post-modernisme est un effet éclatant d’une mode passagère qui cherchait pourtant à parler du temps. Et il est passé à coté du temps qualitatif. A la « Nécessaire fonction constructive » il a substitué « une fonction défensive. »60 comme pour parer à une attaque sur une identité menacée, celle du temps de l’ouvrage. En ce sens, ce mouvement architectural montre bien la différence entre parler du passé pour évoquer le temps, s’en moquer parfois 59

PORTZAMPARC (de), C. et SOLLERS, P. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages. Ce livre souligne le profond lien qu’entretient l’architecte avec les autres domaines artistiques.

60

CHOAY, F. p. 182


38

jusqu’à le rendre ridicule61, et insérer le temps dans la conception, un temps autre, plus profond. Fernand Pouillon souligne la faible valeur de l’effet de mode expliquant que « L’exclusive systématique d’un architecte est signe de faiblesse. La mode est une des formes de la décadence et de la médiocrité. Il est courant que l’artiste qui suit cette détestable pratique, constate de son vivant la sottie de son œuvre. »62 Ce rapport difficile au temps va rendre peu lisible, voir même, va enfouir cette question. Mise de coté, elle ne devient plus un élément moteur de la conception.

2.3 Vers … Vers quoi allons-nous aujourd’hui ? Quel est notre rapport au Temps ? Il est frappant de voir que dans la formation des étudiants en architecture, la question du temps soit si peu abordée. Celle de l’espace, oui. Mais celle du Temps ? Oui, nous l’évoquons, mais de cette manière « détestable » dont parle Les Pierres sauvages, selon l’effet de mode, suivant ce qui se fait. L’architecte, « Déçu de la mode passée, [il] croit encore à celle du présent. »63 Il y a une sorte d’hésitation dans le monde actuel, une sorte de peur d’agir avec ambition, ne serait-ce que celle d’évoquer le temps. « Mon hésitation procède de la crainte de toucher au réel. Je sais trop bien que l’enthousiasme créera le définitif du premier coup. Je serai emporté vers la fin, la fin est tristesse et regret du défini ; tandis que l’inconnu, où je me complais, est l’espoir de la chose impossible. »64

61

A la manière de James STIRLING. POUILLON, F. p. 88 63 Ibid., p. 88 64 Ibid., p. 95 62


39

Cette hésitation se retrouve de manière très forte dans les débats actuels sur « l’architecture durable ». Le mot lui-même nous montre que la question du temps y est centrale. Malheureusement elle est abordée sous la notion de la durée de vie, de la longueur du chantier. Temps quantitatif une fois de plus. Le plus que l’architecture pourrait donner à la nature, ce plus créateur, révélateur du temps de l’homme, temps qualitatif, est malheureusement enterré. L’architecture se terre pour mieux se cacher, s’excuser de ne rien comprendre au temps, d’en être la pauvre victime éphémère. La Nature parait la seule à même de réponde correctement à la question du temps, ce temps éternel, sacré, transcendant. L’homme ne serait-il plus capable de parler du temps ? Serait-ce de l’orgueil que de se croire capable de parler de cela ? En tous cas, l’architecture semble avoir abandonné ce terrain. Elle ne veut plus rien toucher, ni qu’on dise de ses murs : « …, les murs qui montent et ferment le paysage sont encore plus impressionnants : ils suppriment ce qui pour l’homme, semblait devoir durer éternellement. (…) Non seulement le chantier prend la place, mais il prétend aussi devenir le sujet principal dont la nature ne sera que le complément. »65 Finalement, à trop se demander ce qui est durable pour la Nature on en oublie ce qui est durable pour l’homme. La question centrale de l’homme le relie sans cesse au temps : À qui ou vers quoi allons-nous ? Le temps comme vecteur de valeur est mis de coté. Françoise Choay souligne que ce sacré n’est qu’une possibilité que donne le temps66. Différent de la valeur collective que donne à un bâtiment une société donnée. Tous les bâtiments n’ont pas besoin d’avoir une valeur sacrée. Cette importance, cette profondeur nouvelle que donne le temps ne leur est peut être pas nécessaire. Pourtant, cela devrait les enrichir, leur donner une profondeur que nous trouvons dans certaines vieilles pierres même si personne ne les a pensées. Un bâtiment tout neuf pourrait peut-être déjà vibrer de cette dimension temporelle même si personne n'y a encore touché. Cependant, Pierre Riboulet explique que « L’architecture ne saurait être un art libre et désinvolte, et surtout jamais l’expression d’une singularité, l’affirmation débridée d’un tempérament, mais au contraire une 65 66

Ibid., p. 129. CHOAY, F. Développé tout au long de son ouvrage.


40

discipline relativement austère, profondément sociale, pénétrée de ses responsabilités humaines… »67 Et il poursuit en disant : « Il est claire que je verrai davantage un ensemble de construction très intégrés au terrain, prises dans le mouvement du site (sans pour autant être anodines), susceptibles de développements et de modifications, donnant une image « … » et comme déjà connue pour les enfants qui viendront là, plutôt qu’un morceau de bravoure architecturale. »68

Une culture de l’immédiat parait également gênante. D’abord car elle dépasse le temps de l’homme. Françoise Choay critique ainsi cette culture de l’immédiat ou même « des œuvres récentes prennent un statu « immédiat » de patrimoine historique. »69 On trouve alors des parades. « En montrant à de nombreuses reprises un monument non encore historique [viaduc de Millau, musée du quai Branly], on les charge d’une valeur anthropologique [bâtiments qui réunissent les français car ils deviennent référents.] »70 L’ordinateur est également un bon exemple de cette difficulté nouvelle dans notre rapport au temps. De plus en plus, dès la conception, le projet en gestation est entré sur ordinateur, figé. Il est vidé de son sens poétique. On entre dans un automatisme fascinant, un nouveau pouvoir qui n’a rien à voir avec la création. Bien souvent aujourd’hui, on semble être dans l’attitude d’esprit que décrit Fernand Pouillon : « Les moments où le maître d’œuvre se laisse aller à la facilité de ses connaissances, s’acharne et poursuit l’arrangement d’une forme compliquée, sont des moments dangereux pour la sérénité de l’édifice. »71 On est alors loin des « joies sereines de l’enfance [qui] sont refusées à une époque qui ne se construit plus spontanément. »72 Il n’est cependant pas forcement nécessaire de dessiner à la main.

« C’est

pourtant vrai, je dessine peu au cours d’une étude ; à peine si je fais, sur le

67

RIBOULET, P. p. 10. Ibid., p. 39. 69 CHOAY, F. p 76. 70 Ibid., p. 19. 71 POUILLON, F. p. 137. 72 CHOAY, F. p 140. 68


41

coin de ma table, quelques minuscules tracés que j’efface aussitôt. »73 Il est nécessaire cependant de laisser l’esprit vagabonder « …, quelques minuscules tracés que j’efface aussitôt. » Et ainsi « Ne pas céder à l’élan créateur d’une écriture immédiate. »74 Au contraire, se corriger sans cesse, garder des sources en réserves. L’immédiateté se retrouve également dans notre rapport au passé et l’utilisation que nous faisons du souvenir. Nous piochons, lors de la conception, dans un passé souvent immédiat : le bâtiment que nous avons vue dans une revue le mois précédent, celui que nous avons visité la semaine dernière, une jolie photo d’il y a deux ans. Nous remontons parfois jusqu’à l’enfance mais à peine. Ce passé proche n’est alors qu’un présent déguisé. Or, si on utilise le présent en vue de l’avenir on ne créer qu’un avenir immédiat, sorte de présent amélioré qui déjà apparait terriblement daté.75 On n’évite plus alors la phrase : l’architecture d’hier est l’avenir de l’architecture d’aujourd’hui. Mais faut-il chercher à l’éviter ? N’est ce pas cela la course fausse que l’on se jette et qui coupe les ponts qui devraient lier ce tissu continu entre hier et demain.

73

POUILLON, F. p. 123. VIEILLARD-BARON, J-L. p. 121. 75 PORTZAMPARC (de), C. et SOLLERS, P. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages, p.110. 74


42


43

Chapitre 3 : Manifestations d’un matériau Temps qui nous échappe.

Le temps qui se dessine comme matériau inévitable de l’architecture n’en est pas pour autant immédiatement saisissable. Durant cette troisième partie, nous allons chercher à explorer des éléments, des matériaux, repérés comme intervenant de manière plus ou moins tangible dans la conception et qui pourraient enrichir en « Temps » le projet architectural. La difficulté avec le temps c’est qu’il est une sorte d’intuition vide qu’il faudrait remplir, à laquelle il faut donner forme. Nous avons montré plus haut que la musique était le seul art valable du temps comme le fait remarquer Jean-Louis Vieillard-Baron. Nous allons donc étudier cette perspective de manière plus particulière. Puis nous avons souligné l’importance, notamment chez Proust, de la poésie pour saisir le temps. Nous nous interrogerons également sur sa pertinence pour le rendre présent. Enfin, comme nous l’avons fait au cours de cette dernière partie, nous réfléchirons plus avant sur le lien profond qui unit l’homme et le temps.

3.1 Le rythme musical Nous utilisons ce terme de rythme musical pour souligner l’importance dans la conception d’inclure le temps d’une façon dynamique, effrénée, presque frénétique. Nous allons tâcher de souligner cet aspect par la suite. Françoise Choay, à la fin de son analyse sur le patrimoine explique qu’il faudrait peut être « Récuser l’hégémonie de l’œil. »76 Si elle pose cette réflexion dans le cadre d’une architecture ancienne trop esthétisée, nous nous l’approprions ici pour évoquer la conception. La vue n’est sans doute pas le seul moyen de concevoir. Bien souvent, lors de la conception l’architecte fait beaucoup appel à des éléments visuels de sa mémoire, des couleurs, des formes. Les perspectives du bâtiment, qui arrive assez tôt dans la conception aujourd’hui, surtout à cause du phénomène des concours, limite peut être une approche différente. Saint Bernard de Clairvaux nous rappelle que si « Tu 76

CHOAY, F. p. 198.


44

désires voir, écoute : l’audition est un degré vers la vision. »77 et Christian de Portzamparc nous le fait entendre encore lorsqu’il dit que « l’œil écoute. »78 Ecouter permettrait donc de voir. Mais écouter quoi ? La musique, nous répond Pierre Riboulet, dans l’intégralité de son travail pour l’hôpital Robert Debré à Paris. C’est à travers un livre79, que cet architecte se livre, en écrivant au jour le jour ce qu’il ressent, comment il conçoit. « Le journal de Pierre Riboulet

est

le

journal

d’une

solitude

de

plusieurs

mois. »80

Mais

« Heureusement, il y a la musique qu’il écoute tout au long de ces mois de travail. »81 Il se présente comme un bâtisseur assez marginal. Pendant cinq mois en effet il travaille seul pour préparer un concours pour un hôpital, méthode peu habituelle.

Ce temps, long de plusieurs mois de travail intense, à l’écoute du temps qui s’écoule, donne une dimension particulière. Et la musique est toujours présente, « Ainsi la composition peu à peu prend corps, par l’agrégation lente d’éléments

divers.

Ecouter

beaucoup

de

musique

tous

les

jours.

Intensément. »82 Il se demande sans cesse « Comment rassurer, délivrer d’un poids, par la seule grâce des lieux, des proportions, des accords. »83 « Composer, c’est pratiquer avec grâce l’art de la fugue, comme fait le musicien. »84 et il ajoute « Il faut introduire de la rigueur et de la souplesse, de la fugue dans ce bâtiment. »85 Et pouvoir soudain dire de son bâtiment : « … il est là, comme depuis toujours. »86

77

POUILLON, F. p. 134. PORTZAMPARC (de), C. et SOLLERS, P. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages, p.91. Rappelons que cet architecte à édifié de nombreuses salles de musique à travers le monde.

78

79

RIBOULET, P. Naissance d’un hôpital. Paris, Plon, 1989, 149 pages

80

Ibid., p. 11. Ibid., p. 14. 82 Ibid., p. 56. 81

83

Ibid., Ibid., 85 Ibid., 86 Ibid., 84

p. p. p. p.

35. 10. 56. 20.


45

Il ne s’agit pas de mettre l’architecture en musique comme l’a fait Iannis Xénakis au couvent de la Tourette, en composant les façades du cloître de circulation selon une musique expérimentale appelée Metastasis. Cela montre bien que la musique est cependant très présente, même si une représentation directe lors de la construction s’apparente plus à une approche quantitative. Le quantitatif, même s’il nous révèle la présence du qualitatif ne permet pas de l’obtenir pour autant. Restons vigilant, c’est lors de la conception que la musique doit devenir une pierre d’angle de l’édifice.

La musique permet également de tenir l’esprit de conception dans une ambiance particulière, propice à la création. Le respect de « l’ambiante »87 italienne, dont parle Françoise Choay semble essentiel à une dimension sensible qui permet d’écouter le temps et sans doute de le faire passer dans le projet. Ainsi, il est essentiel de garder une saveur à la conception. Le matériau Temps ne se trouve que dans cette saveur particulière, cette profondeur et ce goût qui alimente l’œuvre architecturale. L’architecte parisien Franck Hamoutène, lors de la conférence sur l’architecture sacrée88, évoquait l’importance d’une architecture comme un « soupir. » Tel un moment laissé en suspend. Le soupir en musique est ce signe qui marque un arrêt, une pause, qui laisse pleinement au reste de l’édifice musical le temps de s’exprimer. La musique au moment de la conception nous laisse le temps. Ananda Coomaraswamy souligne, selon une approche philosophique89 que l’éternel présent est dans l’instant qui se fixe. Dans ce soupir, la musique pourrait bien fixer le temps, le porter vers cette intensité de l’instant instantané de notre première partie. Temps Génial qui suspend en vol, paisible et calme.

La musique est un rythme dans le temps, art du temps comme nous l’avons souligné plus haut. L’architecture est le rythme dans l’espace. Ce qui est donné en succession dans la musique est donné en simultanéité dans 87

CHOAY, F. p. 149. Cycle de conférences à l’INSA de Strasbourg, mars 2009, sur le thème : L’espace sacrée aujourd’hui, quel défi pour l’architecte ? 89 COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages 88


46

l’espace. L’architecte est le médiateur du temps. Le bâtiment, pour avoir une présence doit donc être fondé, basé sur le temps, « un peu à la manière dont la basse continue soutient tout l’édifice musical. »90 Le rythme serait comme un médiateur du Temps dans l’espace. Le Corbusier, devant le futur site du couvent de la Tourette nous souligne cette attitude de pensée qui vise à capter le temps. Et il passe par la musique. "J'étais venu ici. J'ai pris mon carnet de dessin comme d'habitude. J'ai dessiné la route, j'ai dessiné les horizons, j'ai mis l'orientation du soleil, j'ai "reniflé" la topographie. J'ai décidé la place où ce serait. En choisissant la place, je commettais l'acte criminel ou valable... C'est avec les autels que le centre de gravité sera marqué ainsi que la valeur, la hiérarchie des choses. Il y a en musique une clé, un diapason, un accord. C'est l'autel, lieu sacré par excellence, qui donne cette note-là, qui doit déclencher le rayonnement de l'âme." 91 Pierre Riboulet n’est cependant pas dupe des difficultés de lier la musique à l’architecture, celles là même que nous évoquions au sujet du temps et de l’espace. Il explique qu’« il n’y a bien sûr, pas d’osmose, mais les qualités de cette musique sont celles –mêmes que je recherche dans mon architecture. Sont-elles là dans cette petite maquette ? »92 A propos de son architecture en devenir, il se demande sans cesse « Est-ce que ça chante ? (…) Est-ce que j’entends cette musique parce qu’elle est ma musique ou bien existe-t-elle objectivement maintenant, en dehors de moi ? «93 L’architecture réussie est, selon lui « …comme une composition polyphonique où chaque voix se fait entendre et se distingue – d’une certaine manière se surpasse – mais qui est prise dans un ensemble et qui ne vaut que par l’ensemble. »94 Alors, « Dans ces cas-là, il y a vraiment synthèse, c'est-à-dire travail d’architecture et non pas alignement quelconque de locaux. »95

90 91

RIBOULET, P. p. 59.

Notes au sujet du couvent de la Tourette. Livret du guide. Août 2008 92 RIBOULET, P. p. 89. 93 Ibid., p. 68. 94 Ibid., p. 10. 95 Ibid., p. 98.


47

3.2 La distanciation poétique La poésie, qui souvent s’apparente à la musique, est pourtant intéressante à étudier pour elle-même. En effet, si elle parle moins directement du temps, elle n’est pas moins, selon nous, un des moteurs essentiels de l’intégration de la durée dans l’architecture en formation. Il ne s’agit pas de parler d’une poésie académique, mesurée et métrée mais plutôt de l’essence poétique. Celle qui s’échappait du lieu où travaillait Pierre Riboulet pendant tous ces mois. « Ici, dans cette campagne, il y a une profusion de musique. Un grand soleil, du silence et des arbres. »96 Et cela participait à « l’allégresse intérieure qui accompagne la découverte des belles solutions. »97 Cette allégresse intérieure nous parait pertinente pour saisir ce temps qui n’est pas seulement l’instant présent mais cette dynamique ascensionnelle qui conduit au temps à valeur d’éternité.

Lors de la conception, l’architecte se forme une image mentale du projet dans le temps futur. Une sorte de fuite en avant. Pourtant il est souvent alors impossible de dessiner. On voit dans son esprit mais on ne saisit pas. On reste bloqué dans les vertus d’un songe, une réminiscence qui se prolonge. L’architecte des Pierre Sauvages, architecte idéal et rêvé, exprime d’une façon poétique le futur de son église. « La pyramide du clocher éclairée de l’intérieur, élancée dans la nuit, phosphorescente, nimbée ; quel prodige dans ce ciel noir, sombre ; heureusement, le soleil. »98 Et puis « Non, c’est la nuit ; seule la pyramide au dessus de moi, translucide, soutenue par la lumière de l’autel qui éclaire intensément le creux. »99 Le temps, ce regard unique d’un monument contemplé de nuit, transcendant l’espace et la ville par la lumière, qui le fait surgir, impassible et solennel. Le temps qui transcende l’architecture par la lumière. « Comment pensent-ils que je fais passer la lumière, que je caresse la forme, que je me penche avec amour sur la matière, que je parle

96

Ibid., p. 86. Ibid., p. 86. 98 POUILLON, F. p. 114. 99 Ibid., p. 115. 97


48

aux voûtes ? »100 Nous partons sur un clair obscur d’architecture. Il faut développer une poésie de l’architecture, une réminiscence au niveau de la représentation.

La poésie semble également nous appeler à éviter le sublime. Eviter ce qui impressionne par le poids mais chercher autre chose, sans doute d’ordre spirituel. Etre à l’image de l’architecte Pierre Riboulet qui n‘utilise « …, aucun de ces dispositifs qui prétendent impressionner. »101 mais qui « aime au contraire ces phrases lentes où la main vagabonde. »102 Par chance serons-nous entrainés dans des volutes magiques des moments, parmi ces chapiteaux d’instant et ces colonnes de silence. Le temps se matérialise sans doute lorsque l’on laisse une souplesse au raisonnement simple de la création. « Il me semble que s’il n’y a pas d’étonnement devant les choses simples, […], je pense qu’il n’y a pas d’idées.… »103 Nous avons évoqué la figure de Proust au moment de souligner l’importance de la réminiscence. Chez lui, la réminiscence, celle bien connue de la madeleine par exemple, est toujours le lieu de la création, le temps du nouveau. Pour lui, la création est une exaltation et non un raisonnement. Comment faire alors face à une langue technique, déconnectée de sa poétique. Face à un « … programme [qui] vise un absolu fonctionnalisme totalement abstrait, [qui] idéalise complètement l’espace, comme si celui-ci possédait des propriétés magiques, universelles,… »104 Alors il faut vraiment un peu de rêve, de poésie pour pouvoir s’en sortir. Dans les bâtiments construits sans aucun raisonnement il y a bien cette poésie involontaire, surgie de nulle part. Pierre Riboulet parle ainsi d’un ensemble architectural : « Tous les âges, toutes les techniques sont là. On a l’impression d’un immense bricolage, les plus anciens bâtiments ne sont pas 100

Ibid., p. 229. RIBOULET, P. p. 17. 102 Ibid., p. 17. 103 PORTZAMPARC (de), C. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages, p.82. 101

104

RIBOULET, P. p. 132.


49

les moins intéressants. »105 Françoise Choay souligne qu’il faudrait aller de l’imaginaire au scientifique pour les modes de représentations.106 L’imaginaire est souvent bien trop court. L’architecte autrichien Camillo Sitte dans L’Art de construire les villes107 souligne à propos des villes modernes que « Nos ingénieur ont accompli de vrais miracles […] pour le bien-être de tous les citoyens […] [mais] la construction et l’extension des villes sont devenues des questions presque exclusivement techniques. »108 Il se demande si nos métropoles contemporaines sont condamnées à « l’étiage zéro de la beauté urbaine »109. L’urgence d’une réponse esthétique est alors bien marquée. Elle rejoint l’importance de la poésie. Le raisonnement n’est donc plus forcement le seul instrument qui doit nous conduire. Le temps hétérogène devient le temps Noble. L’homogénéité n’est plus une vertu ! Une hétérogénéité salutaire ? On doit sentir cette hétérogénéité de la conception. Frémissement de haut et de bas successifs. « Veux-tu dire que tu préférerais un désordre harmonieux à un ordre sans génie ? »110 Sans doute que oui. Nous avons vue que l’instant instantané est ce temps fort d’une richesse inespérée. On ne fonde que sur l’instant instantané, qui parallèlement est en perpétuel mouvement, il est vie et c’est là que l’on fonde. Il y a un paradoxe étrange là dedans, une absurdité qui semble faire fuir la raison. La raison reste là mais elle s’enrichit d’un degré supérieur. Osons dire que ce n’est pas la qualité de ce qui est réfléchi mais la puissance de réflexion qui créé. L’instant instantané produit-il toujours ce bâtiment unique contre lequel on se bat ? Permet-il une continuité malgré sa profonde verticalité ? « Un temps rupture » parait le plus efficace pour donner les conditions du surgissement du temps.

105

Ibid., p. 48. CHOAY, F. p. 64. 107 SITTE, C. L’art de construire les villes. Vienne, 1889. 108 Ibid., pp. 112-113. 109 Ibid., p. 113. 110 POUILLON, F. p. 151. 106


50

Il faut laisser les choses en suspend, en attente. « a building is not something you finish, it’s something you start”.111

La poésie à une particularité qui est à l’image de la joie du concepteur : « Se dégage maintenant une figure extrêmement simple dans son ensemble et riche dans ses détails. »112 La poésie, comme l’architecture, touche lorsqu’elle est simple dans son ensemble et pourtant si riche de ses petits riens qui construisent le tout. Nous l’avons vu avec le Couvent de La Tourette. « Cependant j’ai su, peu après mon arrivée, que ces pierres seraient traitées grossièrement et posées finement. »113 La matière est essentielle. La poésie a donc une fonction essentielle. Elle permet cette distanciation poétique évoquée auparavant. Françoise Choay souligne qu’il y a dans le temps « deux modes d’arrimage de l’humain : la langue et le bâtir. La conception doit être la fusion des deux. »114

3.3 L’Homme répond au temps La vie humaine est le meilleur témoin du temps. C’est sur elle que celui-ci se dépose. Chez les architectes du mouvement moderne, l’homme est souvent présenté comme au centre de la préoccupation architecturale. Au regard de « l’architecture copiste » qu’ils critiquent, ils observent à juste titre que l’homme est l’élément fondateur d’une bonne architecture. Cela n’entre pas en contradiction avec ce que nous avons vu auparavant. Au contraire, l’homme devient par lui-même un élément essentiel, pour faire parler du temps dans une architecture en conception. Le premier homme convoqué au moment de la conception d’un bâtiment est bien l’architecte lui-même. Christian de Portzamparc souligne avec intérêt 111

BRAND, S. How buildings learn: what happens after they’re built? London, Viking, 1994, 243 pages, p.189. 112

POUILLON, F. p. 63. Ibid., p. 85. 114 CHOAY, F. p. 192 113


51

l’importance de l’architecte dans le projet, non pas en tant qu’esprit concepteur mais aussi en temps que corps. « Les architectes ont à constituer ce savoir de leur propre corps et à en faire un outil de travail, et à le partager avec les autres. » 115Au travers de l’architecture sans doute. D’autre part, la volonté d’édifier est profondément inscrite dans l’Homme « …, et quoique bâtir vienne après le feu, construire est encore rattaché à l’instinct. »116 Il parait donc normal que l’homme soit si important à l’architecture. « …, vous avez la pierre dans le sang ! »117 Le lien entre l’homme et le matériau est ainsi souligné dans cette métaphore. Le matériau est essentiel puisqu’il transmet une part de l’homme qui l’a travaillé. Pourtant, il ne faut pas croire que la diversité de matériaux, la multiplication des textures et matières donnent nécessairement une profondeur nouvelle. L’architecte de Pierres Sauvages l’a bien compris lorsqu’il dit que : « Le maître d’œuvre est ainsi : la pierre, seul matériau d’un ouvrage, correspondrait, pour le peintre, à une œuvre en noir et blanc. S’il ajoute le bois, puis l’émail et le bronze, l’architecte augmentera la richesse de sa palette,

sans

pour

autant

améliorer

ou

ennoblir

la

qualité

de

sa

sensibilité. »118 L’homme au travail, presque souffrant dans la conception, donne au projet quelque chose de ce que les matériaux eux même transmettent à l’édifice construit. Une part de la difficulté, du labeur. Ainsi, l’architecte en recherche, peut aussi toucher le temps. Il doit pouvoir dire « …, tout en moi se vide pour que vive l’âme de l’édifice. »119 Et pourtant, « …, il est difficile à ceux qui ne « transpirent que des méninges » d’être aimés ou respectés des hommes aux mains calleuses. »120 Il faut pourtant rester persuader que lorsque l’on réfléchit, lorsque l’on conçoit, on donne une force qui vaut la pierre et le ciment et les dépasse.

115 116

PORTZAMPARC (de), C. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages. p. 88.

POUILLON, F. p. 83. 117 Ibid., p. 64. 118 Ibid., p. 89. 119 Ibid., p. 172. 120 Ibid., p. 203.


52

Françoise Choay, lorsqu’elle parle de la perte de la compétence d’édifier, évoque le matériau Homme, celui que l’on a finalement perdu, point central du temps. Elle explique qu’il faut faire « l’apprentissage de l’édification dans un engagement de l’organisme tout entier. »121 Pour elle, il faut donc une « mobilisation de tous nos capteurs sensoriels de formes, de poids, de texture, de lumière, en alerte et à l’œuvre ensemble chez le bâtisseur et chez l’usager. »122 Il faut être homme dans toutes ses composantes au moment de la conception pour pouvoir pleinement être créateur. La Tourette et le Thoronet, analysés plus haut, accréditent cette importance, cette véracité du matériau qui donne valeur d’éternité. L’un par la pierre, l’autre par le béton. Tous deux laissent transpirer les coups, les techniques, le doigter, les erreurs même de l’homme agissant. L’homme se dépensant dans le temps. Ronchamp témoigne aussi de la richesse du matériau pour parler de l’homme.

Figure 14 : Lumières et enduits à Ronchamp Source 1 et 2: Source 2 : Photographie BOESIGER, W. Le Corbusier, œuvre complète, Vol.7. Paris, Architecture de Zurich

L’homme est la matérialisation la plus concrète du temps. Il est celui qui accrédite le plus complètement le temps, sa vivacité.

121 122

CHOAY, F. p. 192. Ibid., p. 192.


53

Le vide du temps dans les années 60 se produisait au niveau de la fabrication. Aujourd’hui, le vide de temps se fait au niveau de la conception. Il s’agit d’une part d’absence de temps concret mais bien plus encore de l’absence de la refonte, de la poésie, de la catalyse imaginaire qui donne la dimension humaine essentielle au projet et ne le limite pas a une prouesse technique,

architecturale

ou

même

informatique

qui

affaiblie

considérablement la valeur intrinsèque du bâti projeté.

Enfin,

nous

pouvons

développer

une

pensée

de

la

conception

architecturale en lien profond avec l’homme intérieur. Nous pourrions parler d’architecture corporelle et d’architecture ultime en reprenant cette différentiation soulignée par Ananda Coomaraswamy123.

Homme

Homme intérieur

Occident (Grèce)

corps

âme

Orient (Inde)

Moi corporel

Soi ultime

Figure 15 : Le Moi corporel et le Soi ultime Source : Tableau réalisé par l’auteur

L’architecture ultime, celle qui ne se préoccupe pas de ce qui est et deviendra mais qui est réellement. Cela n’est pas possible dans l’architecture construite mais est conceptuellement envisageable124. Le devenir ne peut être qu’intemporel selon Jean-Louis Vieillard-Baron125. Le projet en devenir, lors de la conception possède alors cette richesse que le bâtiment d’architecture édifié ne possède pas.

123 124

COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages. Chap. 3.

Comme le souligne Coomaraswamy. p. 66. 125 VIEILLARD-BARON, J-L. Développé tout au long du livre.


54

Former l’architecture à partir de ce Soi Ultime garantie « … l’unité dans la conception [qui est la]…, pierre angulaire de note art. »126 « …, je crois que la dualité, la pluralité dans la conception d’une œuvre est pire qu’une faiblesse, c’est un vice. »127 (F.P. p126) Il y a bien quelque chose en plus dans l’architecture, une profondeur nouvelle. C’est elle que nous avons cherché dans cette dernière partie et qui donne pleinement sa place au temps. Ainsi, « Pas d’architecture sans l’évocation de la quatrième dimension, la trajectoire : perception de l’édifice dynamique. »128

Et

ainsi,

comme

le

dit

Bergson,

« L’art [notamment

l’architecture] peut être le moyen pour l’homme de retrouver la durée vraie, l’émotion originelle de la vie. »129

126

POUILLON, F. p. 124. Ibid., p. 126. 128 Ibid., p. 26. 129 VIEILLARD-BARON, J-L. p. 55. 127


55

Conclusion

En ouverture, faisant partie de la promotion Robert Doisneau, nous lui laisse la parole: « Je n’ai jamais bien cherché pourquoi j’ai fait des photos. En réalité c’est une lutte désespérée contre l’idée qu’on va disparaître… Je m’obstine à arrêter ce temps qui fuit. Ce qui est une folie complète. »130

Nous avons d’abord cherché à définir le temps et la conscience que nous pouvions en avoir. Cela nous a conduit à étudier la manière dont les architectes du XXème siècle, par leurs travaux écrits en particulier, ont cherché à saisir ce matériau Temps, nous révélant ainsi son existence. Cependant, cette étude a mis en évidence que ce matériau temps ne s’exprimait pas de manière aussi immédiate que des éléments plus classiquement mis en avant lors de la conception telles que la couleur, la maquette,… Il emprunte des formes diverses que nous avons tenté de cerner dans une troisième partie. Elles sont rapidement devenues limpides dans le domaine de la musique et de la poésie qui au moment de la conception, se révèlent être de bons vecteurs du temps. Rythme et distance, valeurs du Temps, se révèlent dans l’espace, dans l’architecture par la musique et la poésie. Toutes deux sont révélatrices de la manifestation la plus complète du temps, qui est l’homme lui-même. Cela nous conduit à affirmer que le temps existe bel est bien comme matériau de la conception et qu’on peut le cerner dans les manifestations diverses de sa forme. Cependant, après les avoir cernés, cela nous invite à nous demander : Comment utiliser le temps comme matériau de la conception pour enrichir l’architecture contemporaine ? Quelles peuvent être les formes d’inscription du temps dans le projet ?

130

Robert Doisneau


56

Cette question pourra faire l’objet d’un mémoire approfondi mais nous souhaiterions conclure sur certains éléments, sous jacents dans ce mémoire de recherche, mais qui mériteraient d’être gardés à l’esprit.

Ainsi, dans sa manière d’être au moment de la conception, le concepteur lui-même influence le temps et enrichit ainsi le projet en cours. Il semble donc essentiel de garder une saveur à la conception. D’autre part, par un lien plus étroit entre concevoir et bâtir, l’architecte rend définitivement lisible le temps. Il faut lier plus intimement l’art de concevoir et l’art d’édifier. Ce qui vaut à l’édification, vaut souvent à la conception.

Se mettre dans une démarche de conception temporelle. Concevoir des pierres d’attentes de l’esprit. Mettre l’esprit en attente, le laisser libre de se poursuivre ou bien de s’arrêter. A aucun moment finir mais bien plutôt commencer.


57

Bibliographie ALEXANDER, C. The timeless way of building. New York, Oxford university press, 1979, 552 pages AUDIBERT, P. Histoire des pierres de l’abbaye du Thoronet, Draguignan, Riccobono, s.d., 31 pages BORISSALIEVITCH, M. L’architecture, Art du temps. La construction Moderne, 1925, n°34

BOESIGER, W. Le Corbusier – oeuvre complete 1957-1965. Paris, Architecture de Zurich, 1995, 240 pages BRAND, S. How buildings learn: what happens after they’re built. London, Viking, 1994, 243 pages BRAWNE, M. Architectural Thought: The design process and the expectant eye. Oxford, Architectural, 2003, 190 pages BYARD, P. S. The architecture of additions: design and regulation. London, Norton, 1998, 191 pages CHOAY, F. L’allégorie du patrimoine. Paris, Seuil, 2007 (nouvelle édition), 271 pages CLAIRVAUX (de), Saint B. Temps de l’homme, temps de Dieu. Saint Maurice (Suisse), Saint Augustin, 2004, 195 pages COLETTE, J. Mythes et représentations du temps. – Volume collectif, instant paradoxal et historicité, pp 109-134. Paris, CNRS COOMARASWAMY, A. K. Le temps et l’éternité. Paris, Dervy-Livres, 1976, 131 pages DAL CO, F. Mario Botta: Architecture 1960-1985. London, Architectural press, 1987, 287 pages DIMIER, M-A. A. L’abbaye du Thoronet, Saint Léger Vauban, Presses Monastiques, 1958, 62 pages FEHR, A. J. A. Les dialogues antiques de Paul Valery : essai d'analyse d'Eupalinos ou l'Architecte. Leiden, Universitaire Pers, 1960, 182 pages FERRO, S. KEBBAL, C. POTIE, P. SIMONNET, C. Le Corbusier – Le couvent de la Tourette. Paris, Monographies d’architectes, 1988, 128 pages GELERNTER, M. Sources of architectural form: a critical history of western design theory. Manchester, Manchester university press, 1995, 306 pages GIEDION, S. Espace, temps, architecture. Paris, Denoël, 2004, 534 pages GIMPEL, J. Les bâtisseurs de cathédrales. Paris, Seuil, 1958, 189 pages GUITTON, J. Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin. Paris, Vrin, 1959


58

HUYGHER, R. Les signes du temps et l’art moderne. Le temps, le mythe, la foi, pp 2746 – La théorie de l’art comme chose du passé, pp305-343, L’art et le temps, pp344368. Paris, Flammarion, 1985, 219 pages JEANNENEY, J-N. L’histoire va-t-elle plus vite ? Variations sur un vertige. Paris, Gallimard, 2001, 168 pages KAHN, L. I. Silence et lumière. Paris, éditions du Linteau, 1996

KANT, E. Critique de la raison pure. Paris, G. Baillière, 1869 PATOCKA, J A E. L’art et le temps. Vienne, PLO, 1990, 374 pages

PAULY, D. Le Corbusier, le dessin comme outil. Paris, Fage, 2007, 142 pages PICARD, M. Lire le temps. Paris, éditions de Minuit, 1989, 188 pages PORTZAMPARC (de), C. et SOLLERS, P. Voir Ecrire. Paris, Calmann-Lévy, Gallimard, 2003, 219 pages

PORTZAMPARC (de), C. L’architecture : figure du monde, figure du temps. Paris, Fayard, 2006, 72 pages, POUILLON, F. Les pierres sauvages. Paris, Seuil, 1964, 272 pages PAWSON, J. Leçons du Thoronet. Marseille, Images et Manœuvres, 2006, 72 pages POWEL, K. Architecture reborn; The conversion and reconstruction of old building, London, Laurence King, 1999, 256 pages RENIER, A. Travaux sur l’espace et la conception architecturale. Paris, 1990 RIBOULET, P. Naissance d’un hôpital. Paris, Plon, 1989, 149 pages RICOEUR, P. Temps et récit, tome 1. Paris, Seuil, 1983, pp 19-53 RUSKIN, J. E. Les sept lampes de l’architecture. –Chapitre 4 : La lampe de la mémoire. Paris, 1916 SAMACOITZ, J-G. Requiem pour une abbatiale. Mulhouse, JM éditions, 2006, 88 pages SAINT AUGUSTIN. Confessions. –livre XI, chapitre XIV, des trois différences qui se rencontrent dans le temps, pp421-446. Paris, Gallimard, 1993, 599 pages VALERY, P. Eupalinos ou l'architecte précédé de l'âme et la danse. Paris, S.N., 1924, pp 37-39 VIEILLARD-BARON, J-L. Le problème du temps, huit études. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2008 (2ème éd.), 192 pages WARIN, F. G. Le Corbusier et l’esprit du temps. Strasbourg, les carnets du portique, 2005, 71 pages


59

Liste des figures

En couverture : Photographie réalisé par l’auteur, le dallage de Jérusalem, juillet 2009

Figure 1 : Temps quantitatif et Temps qualitatif Figure 2 : Linéarité temporelle, circularité perpétuelle, ponctualité éternelle

Figure 3 : Le souvenir, déformation du passé Figure 4 : Dualité de l’Instant Figure 5 : Jaillissement de l’instant Instantané Figure 6 : Conscience du Temps et de l’Espace Figure 7 : Comparaison des plans du Thoronet et de La Tourette Figure 8 : Le clocher et l’oratoire Figure 9 : Une fenêtre de la Tourette Figure 10 : La lumière dans les cloîtres Figure 11 : Ronchamp : de la peinture au plan Figure 12 : L’église de Ronchamp et la mosquée de Sidi Brahim Figure 13 : Les temples mégalithiques et l’église de Manikata Figure 14 : Lumières et enduits à Ronchamp Figure 15 : Le Moi corporel et le Soi ultime


60


61

Annexe A Extrait de Eupalinos ou l’Architecte, Paul Valery, 1921, pp 37-39 (…) PHEDRE Comment t’y prends-tu ? EUPALINOS Comme je puis. PHEDRE Mais dis-moi comment tu essayes ? EUPALINOS Écoute encore, puisque tu le désires... Je ne sais trop comment t’éclaircir ce qui n’est pas clair pour moi-même... O Phèdre, quand je compose une demeure, (qu’elle soit pour les dieux, qu’elle soit pour un homme), et quand je cherche cette forme avec amour, m’étudiant à créer un objet qui réjouisse le regard, qui s’entretienne avec l’esprit, qui s’accorde avec la raison et les nombreuses convenances,... je te dirai cette chose étrange qu’il me semble que mon corps est de la partie... Laisse-moi dire. Ce corps est un instrument admirable, dont je m’assure que les vivants, qui l’ont tous à leur service, n’usent pas dans sa plénitude. Ils n’en tirent que du plaisir, de la douleur, et des actes indispensables, comme de vivre. Tantôt ils se confondent avec lui ; tantôt ils oublient quelque temps son existence ; et tantôt brutes, tantôt purs esprits, ils ignorent quelles liaisons universelles ils contiennent, et de quelle substance prodigieuse ils sont faits. Par elle cependant, ils participent de ce qu’ils voient et de ce qu’ils touchent : ils sont pierres, ils sont arbres ; ils échangent des contacts et des souffles avec la matière qui les englobe. Ils touchent, ils sont touchés, ils pèsent et soulèvent des poids ; ils se meuvent, et transportent leurs vertus et leurs vices ; et quand ils tombent dans la rêverie, ou dans le sommeil indéfini, ils reproduisent la nature des eaux, ils se font sables et nuées... Dans d’autres occasions, ils accumulent et projettent la foudre !... Mais leur âme ne sait exactement pas se servir de cette nature qui est si près d’elle, et qu’elle pénètre. Elle devance, elle retarde ; elle semble fuir l’instant même. Elle en reçoit des chocs et des impulsions qui la font s’éloigner en elle-même, et se perdre dans son vide où elle enfante des fumées. Mais moi, tout au contraire, instruit par mes erreurs, je dis en pleine lumière, je me répète à chaque aurore : « O mon corps, qui me rappelez à tout moment ce tempérament de mes tendances, cet équilibre de vos organes, ces justes proportions de vos parties, qui vous font être et vous rétablir au sein des choses mouvantes ; prenez garde


62

à mon ouvrage ; enseignez-moi sourdement les exigences de la nature, et me communiquez ce grand art dont vous êtes doué, comme vous en êtes fait, de survivre aux saisons, et de vous reprendre des hasards. Donnez moi de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies ; modérez, renforcez, assurez mes pensées. Tout périssable que vous êtes, vous l’êtes bien moins que mes songes. Vous durez un peu plus qu’une fantaisie ; vous payez pour mes actes, et vous expiez pour mes erreurs : Instrument vivant de la vie, vous êtes à chacun de nous l’unique objet qui se compare à l’univers. La sphère tout entière vous a toujours pour centre ; ô chose réciproque de l’attention de tout le ciel étoilé ! Vous êtes bien la mesure du monde, dont mon âme ne me présente que le dehors. Elle le connaît sans profondeur, et si vainement, qu’elle se prend quelquefois à le ranger au rang de ses rêves ; elle doute du soleil... Infatuée de ses fabrications éphémères, elle se croit capable d’une infinité de réalités différentes ; elle imagine qu’il existe d’autres mondes, mais vous la rappelez à vous-même, comme l’ancre, à soi ; le navire... « Mon intelligence mieux inspirée ne cessera, cher corps, de vous appeler à soi désormais ; ni vous, je l’espère, de la fournir de vos présences, de vos instances, de vos attaches locales. Car nous trouvâmes enfin, vous et moi, le moyen de nous joindre, et le nœud indissoluble de nos différences : c’est une œuvre qui soit fille de nous. Nous agissions chacun de notre côté. Vous viviez, je rêvais. Mes vastes rêveries aboutissaient à une impuissance illimitée. Mais cette œuvre que maintenant je veux faire, et qui ne se fait pas d’elle-même, puisse-t-elle nous contraindre de nous répondre, et surgir uniquement de notre entente ! Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invinciblement actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent l’être, et qu’il faut enfin composer ; mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu’ils s’unissent dans une construction bien ordonnée ; et si, grâces aux dieux, ils travaillent de concert, s’ils échangent entre eux de la convenance et de la grâce, de la beauté et de la durée, des mouvements contre des lignes, et des nombres contre des pensées, c’est donc qu’ils auront découvert leur véritable relation, leur acte. Qu’ils se concertent, qu’ils se comprennent au moyen de la matière de mon art ! Les pierres et les forces, les profils et les masses, les lumières et les ombres, les groupements artificieux, les illusions de la perspective et les réalités de la pesanteur, ce sont les objets de leur commerce, dont le lucre soit enfin cette incorruptible richesse que je nomme Perfection. » (…)


63

Annexe B Photographies complémentaires de bâtiments évoqués dans ce mémoire.

L’hôpital Régis Debré dans le 19ème arrondissement de Paris construit entre 1980 et 1988. Pierre Riboulet architecte.

Portrait de Lucas Pacioli, mathématicien italien, 1495, peintre inconnu. Utilisé pour la couverture des Pierres sauvages de Fernand Pouillon.

Les temples mégalithiques de l’île de malte et l’église de Manikata de Richard England construite également à Malte et inaugurée en 1974.


64

Proximité ité entre un détail de Manikata church et celui d’une autre église

La Villa Savoye de Le Corbusier, dans la série des villa blanches de Le Corbusier, aux formes puristes. Le couvent de la Tourette qui malgré sa rigeure apparnte laisse place à la poésie.

La chapelle Notre-Dame Dame du Haut à Ronchamp de Le Corbusier et la mosquée plus ancienne de Sidi Brahim de El Atteuf qui s’en rapproche sous bien des points.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.