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éditorial

"L'individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères (...). L'individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre. Il nous trompe. Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun" (FT 105)

Ouverture « Nous avons besoin plus que jamais de fraternité »

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Pascale Paté

Revue FOI, ccn

Depuis plusieurs mois, le message essentiel du pape François réside dans cette phrase. Dans le contexte de crise sanitaire, mais aussi économique, sociale et écologique que nous connaissons, il réaffirme que, quel que soit le continent ou le pays où nous habitons, nous sommes « tous frères et sœurs ».

En termes autres que religieux, que veut dire la « fraternité » ? Du latin fraternitas, qui désigne les relations entre frères, entre peuples, la fraternité est, selon le Petit Larousse illustré 2016, le « lien de solidarité et d'amitié entre des êtres humains, entre les membres d'une société ». En fait, parler de fraternité, c’est reconnaître notre humanité commune et le respect de ses différences.

Aujourd’hui, des hommes et des femmes politiques, des philosophes, des sociologues reviennent à cette notion de fraternité, car, pour eux, la fraternité est « la politique de la main tendue, du rejet du rejet à l'heure des tentations de repli sur soi, des pulsions identitaires 1». L’engagement pris par le nouveau Président des Etats-Unis, Joe Biden, de lutter contre le racisme est de cet ordre-là. En France, nous connaissons bien la devise républicaine française « Liberté, Egalité, Fraternité » inscrite en lettres capitales sur les frontons des mairies et des écoles. Ce qui est intéressant, c’est de réaliser que la fraternité se distingue de la liberté et de l’égalité, dans la mesure où, même si ces termes sont complémentaires, on ne peut imposer la fraternité par la loi. Alors, certains auteurs posent la question : « D’où vient la fraternité ? ». Dans son ouvrage La Fraternité. Pourquoi ?, le philosophe et sociologue Edgar Morin répond : « La fraternité ne peut venir que de nous ». Le langage de la sociologie nous ouvre une piste.

« Sa source est donc en nous. Où ? Ici, il faut considérer que tout individu a, en tant que sujet, deux quasi-logiciels en lui. Le premier est un logiciel égocentrique : « Moi, je ». Par ce moi-je, chacun s'auto-affirme en se situant au centre du monde, du moins de son monde. Ce logiciel est nécessaire car si nous ne l'avions pas nous ne serions pas amenés à nous nourrir, à nous défendre, à vouloir vivre. Mais il y a un second logiciel qui se manifeste dès la naissance, quand le nouveau-né attend le sourire, la caresse, le bercement, le regard de la mère, du père, du frère… Dès l'enfance, nous avons besoin du « nous » et du « tu » qui reconnaît « toi » comme sujet analogie à « soi » et proche affectivement de soi, tout en étant autre. Les êtres humains ont besoin de l'épanouissement de leur « je », mais celui-ci ne peut se produire pleinement que dans un « nous ». Le « je » sans « nous » s'atrophie dans l'égoïsme et sombre dans la solitude. Le « je » a non moins besoin du « tu », c'est-à-dire d'une relation de personne à personne affective et affectueuse. Donc, les sources du sentiment qui nous portent vers autrui, collectivement (nous) ou personnellement (tu), sont les sources de la fraternité 2». Oui, en cette période, nous avons besoin de la fraternité, mais, oui aussi, nous sommes faits pour la fraternité, la recevoir et la donner, c’est dans notre ADN d’êtres humains, parce que créés « à l’image » de Dieu. Au service des plus pauvres, de la mission auprès des jeunes, dans un pays en guerre ou en recherche de dialogue interreligieux, voici le témoignage d’hommes et de femmes qui se rendent frères et sœurs de leur « prochain ». f P.P.

[1] https://www.leparisien.fr/societe/la-fraternite-c-est-quoi-au-juste-20-09-2016 Abdenmour Bidar, Les tisserands : réparer ensemble le tissu déchiré du monde, Les liens qui libèrent, 2016. [2] Edgar Morin, La fraternité. Pourquoi ?, Actes Sud, 2019, p. 10

Encyclique du Pape François

« fratelli Tutti » : le chemin neuf de la fraternité

P. Vincent Breynaert

Responsable national de la pastorale des jeunes et de la pastorale des vocations, ccn

« ‘’Fratelli tutti ‘’, écrivait saint François d’Assise, en s’adressant à tous ses frères et sœurs, pour leur proposer un mode de vie au goût de l’évangile » (FT 1). Ainsi débute l’encyclique du pape François consacrée à la fraternité et à l’amitié sociale et mise sous le patronage du Poverello. Tout au long de ces 216 pages, le Pape François nous parle d’une « fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer chaque personne ».

Tous frères !

Cinq ans après Laudato Si, le Pape François offre une seconde encyclique sociale. Elle en est le prolongement logique, articulant dans une proposition plus systématique différents enseignements déployés par l’Eglise ces dernières années : après avoir rappelé l’urgence de prendre soin de notre Maison commune (tout est lié, tout est donné, tout est fragile), François nous invite aujourd’hui à constituer le « nous » de cette maison commune. Ce « nous », seule la fraternité entre les hommes permet de le construire ! Une fraternité « ouverte, qui permet de reconnaître, de valoriser, et d'aimer chaque personne ». Oui, nous sommes « tous frères » ! Ces mots introductifs, empruntés à nouveau au Poverello d’Assise sont à la fois une affirmation et un défi. Affirmation, car nous sommes bien une seule famille humaine, plus interdépendante que jamais ; mais aussi un défi, car la fraternité se construit, pas à pas, en promouvant en particulier l’amitié sociale.

Il n’y a pas de « fraternité universelle » qui tienne sans l’engagement à une « amitié sociale » de chaque jour.

Pour le pape, la fraternité n’est jamais un concept théorique. Il n’y a pas de « fraternité universelle » qui tienne sans l’engagement à une « amitié sociale » de chaque jour. On le comprend dès le début de l’encyclique par le rappel de la visite courageuse de Saint François d’Assise au Sultan Malik-el-Kamil en 1219 à Damiette (Egypte). Être frère, c’est se faire frère.

Un texte pour tous

Le texte s’adresse à tous : disciples du Christ, et plus largement hommes et femmes de bonne volonté. Partout les références à d’autres documents (du Pape, des conférences épiscopales, d’auteurs chrétiens et aussi de la Déclaration

d’Abou Dhabi de 2019 sur la Fraternité humaine, signée avec le Grand Imam d’AlAzhar Ahmed el-Tayeb) donnent au texte une dimension synodale, dialoguée, une feuille de route audible par beaucoup dans un monde pluriel. Cela dérange certains mais honore le choix d’un authentique dialogue et s’inscrit profondément dans la veine du Pontificat : François n’a de cesse d’œuvrer pour « une Église qui sert, qui sort de chez elle, qui sort de ses temples, qui sort de ses sacristies, pour accompagner la vie et soutenir l'espérance » (FT 276). Cette encyclique est écrite à la manière d’une rencontre, d’un dialogue dans lequel une fécondation mutuelle s’opère. Pour François c’est une nouvelle manière d’exprimer son magistère, plus universelle. Puis la route se poursuit par une méditation très ignatienne sur la Parabole du Bon Samaritain qui permet à chacun de se situer, pour devenir proche de celui qui souffre… ou s’en éloigner. Une fois le décor planté, le Pape nous donne des clés passionnantes pour construire ce « nous » de la Maison Commune : non seulement il actualise les éléments essentiels de la religieuses, et se traduire aussi en termes de droits. La fraternité passe par le dialogue, en prenant garde à toute forme de manipulation, de déformation et de dissimulation de la vérité. Le chemin de la fraternité passe aussi par la réconciliation, qui se situe non pas en dehors du conflit et de la mémoire mais au cœur de ceux-ci.

Le champ de la fraternité doit être reconnu et partagé au-delà des croyances de chacun.

Le plan de l’encyclique.

Le texte de l’encyclique s’organise en huit chapitres et propose un chemin, autour d’un tryptique souvent utilisé par le Pape : regarder, discerner dans l’Esprit, se décider (méthode conciliaire que Saint-Thomas évoque dans l’exercice de la vertu de prudence et que l’Amérique latine a intériorisée dans ses démarches pastorales). Le chemin s’ouvre sans détours par le constat sans concession des « ombres d’un monde fermé » à la fraternité et blessé par les nouvelles formes de barbarie « civilisée » ; il vaut la peine de réfléchir sur ces maux évoqués dans le premier chapitre. Doctrine Sociale de l’Eglise (dignité inaliénable de chacun, solidarité, subsidiarité, destination universelle des biens, etc…) mais surtout il travaille les notions clés de peuple, culture, identité, appartenance, etc… En cela il propose une réponse très actuelle au diagnostic posé sur les maux du monde. Sa vision est celle d’une « fraternité ouverte » où chacun, sans exception a sa place. Cette vision se déploie autour du concept d’amitié sociale : manière de dire que le champ de la fraternité doit être reconnu et partagé au-delà des croyances de chacun, au-delà de nos appartenances Le dernier chapitre affirme que les religions sont au service de la fraternité dans le monde en sachant que « la violence ne trouve pas de fondement dans les convictions religieuses fondamentales, mais dans leur déformation. » (FT 282).

Dans ce texte très riche, on peut s’arrêter sur quelques thèmes qui rendent l’analyse de François si actuelle, « engagée » et pertinente. En voici six pour donner envie de lire le texte.

La culture du dialogue.

François nous donne des clés pour aborder

les différences de points de vue dans un monde pluriel. Il nous demande de travailler en particulier la notion de dialogue : il ne s’agit pas d’un simple échange de points de vue ou l’acceptation d’un relativisme où tout se vaut. Ni négociations en vue du pouvoir ou du profit, ni juxtapositions de monologues, le dialogue a un fondement théologique : « L'origine du dialogue se trouve dans l'intention même de Dieu » (Paul VI – Ecclesiam Suam). « Dans une société pluraliste, le dialogue est le chemin le plus adéquat pour parvenir à reconnaître ce qui doit toujours être affirmé et respecté, au-delà du consensus de circonstance » (FT 211). C’est un chemin « artisanal » pour « construire en commun » et rechercher ensemble la vérité. (Cf en particulier le chapitre 6 et 7).

L’attention portée au peuple et à sa culture.

Contre les tentations du populisme ou des colonisations idéologiques qui abîment et humilient les peuples, il nous faut une bonne théologie du peuple, capable d’en connaître les ressorts profonds ! François puise dans le formidable patrimoine de l’Eglise latino-américaine (Medellin 1968, Puebla 1979, Aparecida 2007) pour rappeler que la catégorie de ‘‘peuple’’ est ouverte. « C'est une réalité vivante, dynamique, ayant un avenir, ouverte de façon permanente à de nouvelles synthèses, capable d'intégrer celui qui est différent » (FT 160). Avec François, une fraternité universelle ne nie pas les spécificités des peuples : leurs valeurs, leurs histoires, leur mode de vie. Au contraire. De façon imagée, la véritable mondialisation n’est pas monochromatique ou sphérique, mais polyédrique : chaque peuple, chaque nation conserve son identité mais s’unit à l’humanité toute entière. (Cf en particulier les chapitres 3 et 5). le lieu où se vérifie l’authenticité de la fraternité. Saint Jean Chrysostome est cité à plusieurs reprises : « Veux-tu honorer le Corps du Christ ? Ne commence pas par le mépriser quand il est nu. Ne l'honore pas ici à l'église avec des étoffes de soie, pour le négliger dehors où il souffre du froid et de la nudité » (FT 74).

Si ce principe élémentaire de la dignité n’est pas préservé, il n’y a d’avenir ni pour la fraternité ni pour la survie de l’humanité.

La dignité inaliénable de chacun.

Pour parvenir à « l’amitié sociale et la fraternité universelle », il faut réaliser « combien vaut un être humain, combien vaut une personne, toujours et en toutes circonstances ». Si ce principe élémentaire de la dignité n’est pas préservé, « il n'y a d'avenir ni pour la fraternité ni pour la survie de l'humanité » (FT107). Cette dignité va toujours de pair avec une option préférentielle pour les pauvres qui « ont beaucoup à nous enseigner ». Dans Fratelli Tutti, l’attention aux plus pauvres, aux petits, aux exclus, aux derniers, aux migrants est constante. C’est

L’encouragement à l’engagement politique.

« J'appelle à réhabiliter la politique qui est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu'elle cherche le bien commun » (FT 180). Les jeunes de la Fraternité Politique du Chemin Neuf ont leur feuille de route ! Le Pape confirme le rôle des institutions et demande leur réforme pour vaincre les tentations du populisme et du nationalisme. La fraternité est un engagement qui concerne les structures. En cela Fratelli Tutti a une tonalité résolument politique. Et « la politique du Pape François » n’évite pas les conflits, il appuie là où ça fait mal, en s’attaquant aux différentes logiques qui excluent les pauvres. Si certains thèmes reprennent la grande tradition de la Doctrine Sociale, d’autres permettent à François d’ouvrir des espaces de dialogue. (Cf chapitres 5 et 6).

L’articulation stimulante entre le global et le local

Penser ensemble le local et le global s’appelle parfois « glocalisation ». C’est un défi nouveau pour relever les différentes crises que traverse notre humanité : écologique, sanitaire, sociale, financière. « S'il ne faut pas perdre de vue ce qui est local, ce qui nous fait marcher les pieds sur terre » (FT 142), « Il n'est pas possible d'être local de manière saine sans une ouverture sincère et avenante à l'universel, sans se laisser interpeler par ce qui se passe ailleurs, sans se laisser enrichir par d'autres cultures ou sans se solidariser avec les drames des autres peuples. » (FT 146) Le Pape donne des outils pour bien vivre la tension entre repli local (insuffisant et renfermé) et universalisme (abstrait ou globalisant). Certains perçoivent une évolution dans sa manière de comprendre le monde comme monde globalisé : « Ce qui est global nous sauve parce qu'il est comme la cause finale qui nous conduit vers la plénitude. » (FT 142). (Cf en particulier le chap. 4).

L’invitation au rêve et au désir.

Si souvent dans ses écrits, le Pape François invite à retrouver la force du rêve ! « Rêvons comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de « Ce qui est global nous sauve parce qu’il est comme la cause finale qui nous conduit vers la plénitude. » (FT 142).

cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères. » (FT 8). Cette notion du rêve, très présente dans la pensée de François, n’est jamais une fuite de la réalité ou l’expression d’une utopie irréalisable. Elle est au contraire un ferment pour créer les conditions de la réalisation d’un monde meilleur. On peut y retrouver la notion de désir, présent au cœur des Exercices Spirituels et aussi le Magis, qui est une invitation à l’espérance : le rêve est audace, davantage, ouverture à de grands idéaux pour rendre la vie plus belle et plus digne. Le rêve de François est le germe de l’engagement.

Conclusion. Un texte à travailler

François nous propose donc un texte dense qui doit être lu en complément de Laudato Si (relation avec la terre, 2015) et Lumen Fideii (relation avec Dieu, 2013), et en écho permanent à Evangelii Gaudium, (2013), boussole du Pontificat. Si la tonalité est parfois tragique ou très politique, François nous aide à prendre à bras le corps les maux actuels qui déshumanise notre monde. Et à le faire ensemble : « Personne ne se sauve tout seul, il n 'est possible que de se sauver ensemble » (FT 32). Les mots-clés de l’encyclique – la rencontre, le dialogue, la réconciliation, mettre les gens ensemble, respecter les identités culturelles, apprendre des autres… - rappelle que la fraternité se travaille. Elle nous ouvre à l’espérance en même temps qu’aux altérités qui doivent être rencontrées et guéries. Ainsi la fraternité va de pair avec la synodalité : chemin sûr pour que l’Eglise d’aujourd’hui se fasse « fraternité ouverte », « amitié sociale inclusive », capable de répondre pastoralement aux cris et besoins du monde. La figure de Charles de Foucauld illumine la fin de l’encyclique, lui qui chercha à se faire « frère universel ». Mais « c 'est seulement en s'identifiant avec les derniers, les abandonnés, qu'il est parvenu à devenir le frère de tous. Que Dieu inspire ce rêve à chacun d'entre nous. Amen ! » (FT 287). f V.B.

"L'isolement et le repli sur soi ou sur ses propres intérêts ne sont jamais la voie à suivre pour redonner l'espérance et opérer un renouvellement, mais c'est la proximité, c'est la culture de la rencontre. Isolement, non, proximité oui."

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