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Œcuménisme et Interreligieux
Aimer et servir nos semblables dans la solidarité interreligieuse
Rev Dr Peniel Jesudason Rufus Rajkumar
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Coordinateur de programme - Dialogue et coopération interreligieux, Conseil œcuménique des Églises, Genève
En août 2020, au plus fort de la pandémie mondiale COVID-19, le Bureau du dialogue interreligieux du Conseil œcuménique des Églises (COE) et le Conseil pontifical du Vatican pour le dialogue interreligieux (PCID) ont publié un texte conjoint intitulé : « Servir un monde blessé dans la solidarité interreligieuse: un appel chrétien à la réflexion et à l'action pendant le COVID-19 et au-delà ».
Ce document aborde une question principale: « Qu'est-ce que cela signifie pour les Chrétiens d'aimer et de servir nos semblables dans un monde où la pandémie du COVID-19 a infligé des souffrances généralisées? ». Dans un contexte où le coronavirus a franchi les frontières et a affecté des personnes indépendamment de la région et de la religion, le document reconnaît l’importance d’une réponse qui transcende également les frontières et affirme la nécessité pour le service chrétien de prendre la forme et l’esprit de la solidarité interreligieuse.
Un projet sur la solidarité interreligieuse
Ce document devait, à l’origine, faire partie d’un projet conjoint entrepris par le Conseil pontifical pour le dialogue inter religieux et le Bureau du dialogue et de la coopération interreligieux du COE. Depuis 1977, les deux bureaux travaillent en collaboration pour favoriser l’engagement inter religieux sur le plan œcuménique. Ils ont entrepris des projets communs sur la «prière interreligieuse» (1994); «Réflexion sur le mariage interreligieux» (1997); «Le témoignage chrétien dans un monde multi-religieux: recommandations de conduite» (2011) et «Education pour la paix dans un monde multi-religieux» (2019).
Un outil pastoral qui encouragerait les Eglises à répondre à la pandémie dans un esprit de solidarité interreligieuse.
Lors de la réunion annuelle conjointe des deux bureaux tenue à Rome en janvier 2019, il fut décidé de lancer un projet sur la solidarité inter religieuse. Une réunion de réflexion avec des experts à Rome en décembre 2019 a été suivie d’une session consultative et d’une «table ronde inter religieuse» à Genève en février 2020 - pendant la Semaine mondiale de l’harmonie inter confessionnelle (Semaine annuelle de célébration des Nations Unies, du 1er au 7 février). Cependant, l’attaque du COVID-19 a changé la vitesse, la portée et l’importance de ce projet. Confrontés à la nouvelle réalité de la pandémie, les deux bureaux ont décidé de remodeler le document afin qu’il soit plus pertinent dans le contexte mondial immédiat de la pandémie. Nous avons accéléré le rythme de production et repensé ce document comme un outil pastoral qui encouragerait les Eglises à répondre à la pandémie dans un esprit de solidarité interreligieuse. C’est ainsi qu’est né le document actuel.
Le « dialogue des mains »
L’intention principale du document est de favoriser ce que l’on appelle souvent le «dialogue des mains», c’est-à-dire le dialogue de l’action pratique, et de cultiver et nourrir parmi les Chrétiens l’esprit et le don de la coopération interreligieuse. Il est important de souligner que ce document porte sur le service AVEC les autres et pas seulement envers les autres. Le document utilise la parabole biblique du Bon Samaritain (Luc 10: 25-37) pour inviter les Chrétiens à «surmonter les préjugés religieux et les préjugés culturels à l'égard de ceux que nous servons comme de ceux avec qui nous servons», et à reconnaître avec humilité et gratitude, que «l’autre» nous montre le vrai sens du service et de la solidarité. A un stade ultérieur, le document affirme que «nous devrions également être ouverts à ce que Dieu peut nous enseigner à travers ceux dont nous nous attendons le moins à apprendre quoi que ce soit», mettant ainsi l’accent sur l’apprentissage mutuel comme faisant partie intégrante de la solidarité.
Ce bref document est divisé en cinq sections, outre un préambule et une conclusion. La section sur la crise actuelle fait ressortir les multiples implications du COVID-19, qui a accentué le scandaleux fossé économique, exacerbé les préjugés raciaux et menace d’aggraver la crise climatique. La section suivante intitulée « La solidarité soutenue par l’espoir » se concentre sur la manière dont les religions peuvent «insuffler un nouvel espoir dans le monde ravagé par la pandémie» en s’appuyant sur des valeurs éthiques et spirituelles partagées.
«Surmonter les préjugés religieux et les préjugés culturels à l’égard de ceux que nous servons comme de ceux avec qui nous servons»
La section suivante « Notre base pour la solidarité interreligieuse » présente un fondement trinitaire pour la solidarité interreligieuse. Il s’appuie sur les idées suivantes: a) la connectivité des êtres humains à travers un créateur commun, b) la co-souffrance du Christ avec l’humanité, qui attribue la dignité à toute souffrance humaine et oblige une réponse active à la souffrance, et c) l’autonomisation du Saint Esprit qui nous tourne vers Dieu et vers nos voisins. Vient ensuite une section qui fournit sept principes directeurs pour la solidarité interreligieuse, à savoir: 1) humilité et vulnérabilité, 2) respect, 3) communauté, compassion et bien commun, 4) dialogue et apprentissage mutuel, 5) repentance et renouveau, 6) gratitude et générosité, et 7) amour. La section qui suit sur les recommandations fait quelques propositions aux Chrétiens pour renforcer notre capacité à nous engager dans la solidarité interreligieuse. Elle met l’accent sur le plaidoyer, l’utilisation des médias sociaux, la spiritualité, la formation religieuse, l’engagement des jeunes, la création d’espaces sûrs pour le dialogue et la restructuration des projets et processus en cours, renforcer la coopération et la solidarité inter religieuses.
Un appel à la réflexion et à l’action
Comme son titre l’indique, ce document est un appel à la réflexion et à l’action. C’est un outil pour construire des communautés de solidarité réfléchies et résilientes. Par conséquent, tout en fournissant des réflexions théologiques ainsi que des recommandations d’action, le document évite
de proposer un modèle d’action «à taille unique». L’objectif est plutôt d’ouvrir un espace permettant aux Eglises de discerner et de concevoir la «taille qui convient» à la diversité qu’elles rencontrent.
Le document a rencontré une réponse positive non seulement parmi les Chrétiens, mais aussi de la part de la presse grand public comme le New York Times et le Washington Post. Plus important encore, il a inspiré une solidarité interreligieuse pratique. Un bon exemple vient du mouvement de dialogue Silsilah basé à Zamboanga City aux Philippines, où un groupe de Chrétiens et de Musulmans a été inspiré par le document pour démarrer un programme de formation sur la guérison des traumatismes.
La pandémie COVID-19 a mis en évidence l’interdépendance de tous les humains et nous a (d’une manière étrange) poussés à devenir «le gardien de notre sœur et de notre frère». À un moment comme celui-ci, il incombe à chacun de nous de convertir ce moment de «crise» en un moment de « kairos » - découvrir de nouvelles façons d’être et d’appartenir. L’espoir de ce document est que la solidarité interreligieuse peut fournir une voie importante vers une «nouvelle normalité», où les conflits, la compétition et le mépris sont remplacés par la compassion, l’attention et la collaboration. f P.J.R.R.
Silsilah, ou la voie étroite du dialogue
Silsilah (qui signifie ‘lien’ ou ‘chaîne’) a été créée en 1984 par le P. d’Ambra et un groupe de musulmans et de chrétiens, convaincus de l’utilité du dialogue interreligieux dans la résolution du conflit meurtrier qui sévit depuis plus de 40 ans à Mindanao. Malgré les assassinats de plusieurs de ses membres, notamment des missionnaires, le mouvement n’a jamais abandonné son travail en faveur de la paix, multipliant les initiatives de réconciliation interreligieuse au sein des populations, et tout particulièrement auprès des jeunes. La création du Young Professional for Dialogue and Peace (YPDP), mouvement œuvrant pour le dialogue islamo-chrétien est l’un des nombreux exemples de l’efficacité de ces programmes de sensibilisation effectués depuis des dizaines d’années par Silsilah dans les écoles de l’enseignement public. En novembre 2013, le mouvement pour le dialogue Silsilah a reçu pour son action à Mindanao, le prestigieux Goi Peace Award 2013 décerné par une fondation japonaise qui soutient les initiatives en faveur de la paix. « Nous avons choisi la voie étroite de ceux qui, pour promouvoir une culture de dialogue et de paix au milieu des tensions et des conflits, pensent qu’il faut d’abord se changer soi-même afin de changer la société », a déclaré le P. Sebastiano d’Ambra en recevant le Goi Peace Award. « La devise de Silsilah est ‘’Padayon !’’, ce qui signifie ‘’Allons de l’avant !’’. Notre mission est basée sur des valeurs spirituelles. Le dialogue est souvent considéré comme une stratégie mais, pour nous, il est avant tout une spiritualité parce que nous estimons que le dialogue est une expression de l’amour en action, du silence et de l’harmonie. » (P. d’Ambra1).
[1] http://www.paxchristi.cef.fr/v2/le-mouvement-silsilah-recoit-un-prix-pour
Algérie
Mgr Henri Teissier « frère » des Algériens
P. Eugène Lehembre
ccn, Monastère de Tibherine, Algérie
Mgr Henri Teissier, ancien évêque d’Alger, est décédé à Lyon le 1er décembre 2020 (à la même date que Charles de Foucauld !). Il avait 91 ans. Le P. Teissier a passé 65 ans en Algérie, il y a été ordonné prêtre en 1958. Avant même 1962, à la suite du cardinal Duval, il reconnaissait aux Algériens le droit à l’indépendance. En 1966, il a reçu la nationalité algérienne. Lors de son décès, tous les medias d’Algérie ont relayé l’information et il y eut, très vite, de nombreuses manifestations de sympathie en provenance du peuple algérien. Mais aussi de la part des autorités algériennes. A la messe des funérailles, à Lyon, l’ambassadeur d’Algérie en France s’est ainsi adressé à l’ancien évêque d’Alger : « Mon compatriote et frère aîné … 1 ». Puis, comme il l’avait souhaité lui-même, Mgr. Teissier fit son dernier « retour » en terre d’Algérie, sous la houlette du gouvernement algérien. Enfin, dans la basilique Notre Dame d’Afrique, son cercueil était recouvert d’un grand drapeau algérien. Comment cela est-il possible ? Comment Mgr Teissier, Français, catholique, a-t-il ainsi gagné le cœur des Algériens ? Comment a-t-il vécu cette fraternité qui porte déjà du fruit ?
On peut dire que le P. Teissier a aimé l’Algérie, les Algériens.
Et les Algériens qui l’ont connu ont découvert en lui un frère. Il a reconnu en cela l’appel de Dieu : « Je donne ma vie ici et maintenant gratuitement parce que Dieu m'a choisi comme signe et instrument de son amour pour le peuple algérien et que ce choix fait ma joie. 2»
Cet attachement se manifestait par un désir de rencontre, un désir d’amitié. Les Algériens eux-mêmes sont très ouverts à cela. On appelle souvent quelqu’un qu’on ne connaît pas : « frère ». Il aimait se faire proche : « Le centre de ma vie et de ma prière ce n 'est pas la constitution de notre Eglise. C'est la vie du peuple Algérien. Je suis chrétien, certes, mais je trouve dans l'Evangile un appel à me faire proche de mes frères et sœurs musulmans d'Algérie. 3 » Sa spiritualité était celle de la rencontre : « L'autre est pour moi le visage de Dieu. En accueillant l'autre, c 'est Dieu même que j'accueille.4»
Lors des funérailles du P. Teissier à Alger, Mgr. Vesco s’exprimait ainsi : « Les rencontres réelles d'Henri pour qui, il n'y avait pas de grands ou de petits. Toute rencontre comptait. Il en était de la rencontre comme du repas. A la fois gourmand et gourmet. Gourmand, il ne croisait jamais le regard d'une personne sans tenter d'entrer en relation. Gourmet, il en percevait immédiatement le caractère précieux, même dans une apparente insignifiance. Cet intérêt porté à chaque personne n'est pas pour rien dans l'attachement et l'affection de tant et tant d'amis algériens. 5 »
Il parlait bien les langues du pays. Il avait un don pour cela.
Dans son hommage à Henri Teiisier, Mgr. Rault souligne l’importance qu’il attachait à la relation : « Son souci n'était pas de briller, ni de paraître, mais de communiquer. L' un de ses dons incomparable était de mettre les personnes en relation. Il avait l'art du tissage de liens entre personnes, même si elles ne se connaissaient pas ! Il aimait inviter à sa table… et préparait souvent la cuisine lui-même ! Tout en servant, il suivait la conversation, la suscitait au besoin. 6 » Il s’est mis également à l’école d’une grande figure de l’humanité qu’a enfantée la terre algérienne : l’émir Abdelkader. Il va lui consacrer deux livres dont le dernier écrit juste avant sa mort.
Cette relation a duré. 65 ans dans le pays !
Mais sans doute ce qui a le plus parlé aux Algériens est le fait qu’il soit resté alors que l’Algérie vivait des temps difficiles, dans les années noires, entre 1991 et 1999, quand le terrorisme et la violence frappaient le pays. Ce qu’exprime un article du journal "Liberté", paru le 2 décembre : « Henri Teissier et ses frères chrétiens ont fait preuve d'une fraternité sans égale : au lieu de partir ils ont continué à vivre au cœur de la société, aux côtés de leurs frères musulmans. Ils ont refusé d'abandonner leurs concitoyens en prenant le risque d'y laisser leur vie. 7 »
Non seulement il est resté, mais il a fait face avec courage. A l’image de Jésus le bon pasteur qui ne fuit pas, et non pas comme le mercenaire qui abandonne les brebis quand vient le loup (Jean, 10). Il a pris soin des Chrétiens mais aussi d’Algériens musulmans qui étaient menacés. Il a protégé des artistes, des intellectuels, des journalistes, des pauvres. « Sa maison était comme un refuge 8 . » « Nous avons réussi à vivre ensemble. Même de 91 à 99 quand on était, tous ensemble, menacés par la même violence. 9 »
Cette fraternité s’est exprimée pour lui (et pour bien d’autres Chrétiens) par une communauté de destin avec le peuple algérien.
Abandonnait-il les Chrétiens pour se faire proche des Algériens ? Il s’expliquera à ce sujet à plusieurs reprises : « J'ai vécu ma responsabilité d'évêque comme une mission au service des Chrétiens et pour que ces derniers développent des relations d'amitié avec la société algérienne et se mobilisent pour le bien commun 10 ». « Vivre la fidélité chrétienne comme l'exigence d'une fraternité qui cherche des frères aussi loin que possible, même là où rien de commun n'était a priori discernable. 11 »
Mgr. Rault a redonné la vision de l’Eglise que portait H. Teissier : « Il ne pouvait concevoir une Eglise repliée sur elle-même, mais voulait une Eglise tournée vers les Musulmans. Ce souci le projetait donc au-delà des limites de son diocèse, illustrant bien la parole de l'évangile : ‘’J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos : celles-là aussi il faut que je les conduise’’. Il n'y avait dans son attitude rien d'un désir de récupération, mais une façon de vivre une fraternité sans frontières 12 ».
Dans ces rencontres, les Algériens se sentaient respectés dans leur foi musulmane.
L’Ambassadeur d’Algérie l’a déclaré lors des funérailles : « Il a inlassablement œuvré au rayonnement de l'Eglise catholique, favorisé la tolérance et le dialogue interreligieux et démontré le plus grand respect à l'égard de la foi, majoritairement musulmane, du peuple Algérien. 13 » Il faisait confiance en l’Esprit présent dans l’autre.
« Il y a une Pentecôte pour chaque peuple, et il nous reste encore tant de frontières à traverser et tant de peuples
à rencontrer. 14 »f E.L.
on peut aimer un peuple comme un être unique
P. Christian DELORME, messe de funérailles de Mgr. H. Teissier, à LYON
« (…) Notre père Henri a épousé l'Algérie, la prenant toute entière dans son cœur, avec tout ce qu'un pays, un peuple peuvent comporter de réalités complexes. Il a voulu devenir algérien et, en effet, il est parvenu à le devenir totalement. Nous autres chrétiens, nous savons que Dieu nous appelle à aimer tous les êtres humains comme des frères et des sœurs. Mais cela reste souvent très abstrait. Comment aimer « massivement » et « indistinctement » ? Aimer vraiment celles et ceux qui nous sont donnés comme parents ou comme voisins, s'avère déjà suffisamment difficile ! Alors, aimer toute l'humanité ? Henri Teissier nous dit, par le témoignage de toute sa vie, que cela est possible. On peut aimer un peuple comme un être unique, chérissable infiniment ! Une histoire exemplaire et incitatrice ! Un appel fort, à nous Français et Algériens, pour que nous nous aimions vraiment les uns les autres, malgré (ou, peut-être, à cause ? ) un passé douloureux. »
Le sens d’une Eglise en islam
Mgr Claude RAULT, hommage à Henri Teissier,à Paris
« Le Père Teissier s'était préparé à sa mission en s'investissant dans la langue, la culture arabe, la connaissance de l'Islam "par le dedans". Il avait développé le sens d'une Eglise en Islam, d'une Eglise tournée vers l'autre dans le respect de ce qu'il est, de ses convictions religieuses et sociales, le sens d'une Eglise de la rencontre, qu'il développera comme évêque. Adorateurs du même Dieu, pétris de la même humanité, il savait aussi que nous pouvons nous enrichir les uns les autres dans une stimulation réciproque et dans ce qu'il y a de meilleur en nous et dans nos partenaires musulmans. (…) Son Eglise était celle de la rencontre, de la convivialité, du souci de rejoindre l'autre sur son chemin vers Dieu ».
[1] M. Mohamed Antar Daoud, Amb. d’Algérie en France, 5/12/20 [2] H. Teissier, Chrétiens en Algérie, Editions Mame, Paris 2002, p 217 [3] in « La Croix », 12/ 01/ 2003 [4] H. T., Chrétiens en Algérie, Editions Mame, Paris 2002, p 168 [5] Homélie de Mgr Vesco aux funérailles à Alger le 8/12/20 [6] Mgr Rault pb, hommage à Henri Teissier à Paris, 12/20 [7] in « Liberté » du 2/ 12/ 20
[8] idem [9] M. Mohamed Antar Daoud, 5/ 12/20 [10] in « El Watan » 2/ 12 / 20 [11] in « La Croix »,12/ 01/ 03 [12] Mgr Rault pb, hommage à Henri Teissier à Paris 12/20 [13] M. Mohamed Antar Daoud, Cathédrale de Lyon le 5/12/20 [14] H. T., Lettres d'Algérie, Bayard, 1998, p 58
Eglise Réformée de Hongrie
« Ensemble les uns pour les autres »
Sr. Kinga Lakatos
Abbaye Saint Paul, Oosterhout, Pays-Bas, ccn
C’est le titre d’un projet-pilote mené par l’Eglise protestante reformée de Hongrie, qui forme des agents pastoraux tziganes et non-tziganes ensemble. La population tzigane constitue la minorité la plus importante en Hongrie (8,8%) et, depuis le 16 ème siècle, leur statut social et leur intégration représentent un des plus grands défis pour la Hongrie. Kinga Lakatos, formatrice dans ce projet, partage son expérience et les enjeux que cela représente. Bien que «les Tziganes» ne représentent pas un groupe homogène, car ils sont bien différents les uns des autres par leur langue, leur origine, leur style de vie et leur métier traditionnel, cet article fera référence aux "Tziganes".
Un peu d’histoire et les enjeux d’aujourd’hui
Les Tziganes sont arrivés en Hongrie au cours du 15ème siècle, la plupart venant de Roumanie, pour fuir l’esclavage. Ils avaient un style de vie indépendant, libre de leurs mouvements, contrairement aux paysans, et, de ce fait, pas vraiment intégrées, avec des activités économiques peu légales et méprisées. Au 17ème siècle, cette situation devient plus en plus problématique; un dispositif politique strict est alors posé et un changement de style de vie radical est demandé aux Tziganes. Les fondements de l’intégration sociale des Tziganes à ce jour ont été posés au 18 ème siècle, à l’époque d’un absolutisme éclairé, pratiquant une sorte de «bienveillance violente». Dans un esprit universaliste et humaniste, économiste et avec le souci de l’éducation, on a voulu résoudre le problème des Tziganes. On suppose que l’idée de Joseph II était d’établir une sorte de « laboratoire d'assimilation et d'intégration des Tziganes» en Hongrie (Regulatio Cigarorum et sa règle de 1783.) Il a voulu rendre les marginaux de la société contrôlables et contrôlés, les intégrer par le travail agricole ou industriel, considéré comme socialement plus utile et acceptable. On peut dire que cette législation n’a atteint son but que partiellement : si les Tziganes ont été obligés de s’installer (aujourd’hui, en Hongrie, ils sont entièrement installés, mais très souvent dans des rues bien distinctes et éloignées des centres villes ou villages), leur intégration dans la société et le monde du travail est restée très partielle. Au niveau européen, on se souvient aussi d’un moment tragique, celui du génocide tzigane pendant la deuxième guerre mondiale (la commémoration est le 2 août).
Pendant la période socialist (1949-1989), le travail a été rendu obligatoire pour tous. Une grande partie des Tziganes étaient employés dans les usines et dans l’agriculture. La relation entre Tziganes et non Tziganes, est ainsi devenue plus habituelle. Après 1989, le changement de régime provoque un changement important. La population tsigane, du fait de son éducation sommaire et de la fermeture des grandes usines, est la grande perdante de la transition démocratique et du système capitaliste. Ce statut précaire reste encore en ce jour caractéristique de cette minorité et représente un objectif majeur du Gouvernement hongrois. En effet, cette situation provoque en Hongrie des débats brûlants et très tendus tant au sujet de l’éducation que de l’aide sociale, du travail, de l’habitat et de la justice. Il y a une rupture profonde dans la société entre les Tziganes (qui représentent un dixième de la population) et les non-Tziganes et l’on craint une division radicale du pays.
La mission entre les Tziganes aujourd’hui dans l’Eglise Reformée
Cette rupture a été reproduite de manière tangible et visible dans les Eglises historiques. Souvent, les Tziganes ne sont pas bienvenus dans les églises, ou ne font pas partie du champ de vision des pasteurs. La mission auprès des Roms était de répandre l’Évangile, mais sans avoir pour objectif leur intégration dans la communauté paroissiale. Au cours du siècle dernier, cette lacune fut en partie comblée, par différentes formes d’aide, mais sans devenir un pratique nationale.
"Ensemble les uns pour les autres"
«Le lieu où se remplit notre tête et notre cœur», comme l’a dit un participant. En 2018, la Mission Nationale des Tziganes de l’Eglise Réformée a lancé cette formation des agents pastoraux avec l’approche du « Christian Community Development » (Développement de la communauté chrétienne). Le programme a été lancé dans le but d’aider les pasteurs à former des forces locales, en renforçant la coopération entre les Tziganes et les non-Tziganes et en promouvant la transformation des communautés, afin qu’elles reflètent mieux le visage de Jésus. La condition de participation est un lettre de recommandation du/de la pasteur car l’enracinement dans l’église locale et la collaboration avec le/la pasteur sont primordiaux. Ainsi, la formation commune d’un membre tzigane et d’un membre non tzigane de la même congrégation permet de se connaître l’un l’autre, faire un chemin de réconciliation et apprendre à travailler ensemble, faisant face aux les préjuges.
La solidarité et le respect mutuel sont les clés du développement.
Cette approche est unique, car elle est centrée sur la communauté. Au lieu de l’approche individualiste qui a prévalu pendant des décennies, ce programme de formation considère que la solidarité
et le respect mutuel sont les clés du développement. Cette pratique n’est cependant pas encore généralisée au sein de l’Eglise Réformée.
Le "développement de la communauté chrétienne" signifie une façon de penser systémique et holistique ainsi qu’un changement d’attitude : implication de l’église dans le vie de la localité, autonomisation/ responsabilisation des individus et des différents groupes, planification et actions conjointes avec les gens concernés et avec les autres acteurs. Un tel processus aide les pasteurs à partager le poids qui reposait jusque-là sur leurs seules épaules. On peut dire que la pratique du "sacerdoce universel" a un rôle à jouer. C’est là qu’intervient une attitude essentielle, la "responsabilisation" (empowerment) : les membres de la congrégation entreprennent des tâches de pasteur, mais en étroite collaboration avec lui, et tout le monde y gagne à long terme.
Cependant, une question subsiste : les frères et sœurs Tziganes sont-ils considérés comme partenaires dans la planification et les taches pastorales/spirituelles ou bien seules les taches simples et matérielles leur sont-elles confiées? Le but, c’est que chacun puisse partager la diversité des dons, selon ce que chacun a reçu et non selon la hiérarchie sociale. Cette formation rend capable chacun/e d’organiser un événement, guider un groupe biblique, gérer une équipe et ses conflits, connaître mieux la structure décisionnelle de l’église et y participer; porter une vision pastorale à long terme, ensemble avec plusieurs et œuvrer pour la réconciliation entre Tziganes et nonTziganes.
Quel en est le résultat? Dans une paroisse d’un petit village au nord-est de la Hongrie, où les Tziganes n’étaient pas du tout les bienvenus, le Seigneur a mis dans le cœur d’une femme tzigane, Eva, fraîchement convertie, d’aller fidèlement au culte du dimanche. Pendant trois ans, les gens de la paroisse se sont éloignés d’elle. Mais, la pasteure a pris le temps de la connaître et de la soutenir. Aujourd’hui, avec trois autres membres de cette paroisse, Eva participe à la formation «Ensemble les uns pour les autres ». Son exemple personnel donne un témoignage très fort: avec son petit salaire de journalière en jardinage, elle achète chaque mois un litre d’huile et un kilo de sucre pour une famille hongroise non-tzigane qui vit dans la pauvreté. Elle a aussi demandé à son patron de lui donner le reste des plants et, avec d’autres, elle les plante dans le jardin de l’église, «Pour que tout le monde voie que ce sont les Tziganes qui les ont données.» Elle évangélise sur plusieurs villages aux environs et guide plusieurs groupes de prière.
Donc l’enjeu est grand, mais, en s’engageant ensemble au service les uns et les autres dans la moisson du Seigneur, un changement dans les cœurs et au niveau local est possible. Le reste, c’est l’affaire de Dieu. f K.L.
Eva (première à gauche, aux côtés de la Pasteure) participe à la formation «Ensemble les uns pour les autres ».
Prière au Créateur
"Seigneur et Père de l'humanité, toi qui as créé tous les êtres humains avec la même dignité, insufle en nos coeurs un esprit de frères et soeurs.
Inspire-nous un rêve de rencontre, de dialogue, de justice et de paix. Aide-nous à créer des sociétés plus saines et un monde plus digne, sans faim, sans pauvreté, sans violence, sans guerres".
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foi67
decembre 2020 janvier fevrier 2021