Jacques Rigaut
Lord Patchogue Vu
Frédéric Malette
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Son désir, c’est probablement tout ce qu’un homme possède, au moins tout ce qui lui sert à oublier qu’il ne possède rien. Il suffirait d’avoir envie. Mais Lord Patchogue n’a pas envie d’avoir envie. Lord Patchogue, ou l’homme qui a traversé les miroirs. Le 20 juillet 1924, lors d’une soirée à Long Island chez des amis, Jacques Rigaut se jette dans un miroir. Son double est né, Lord Patchogue, “l’homme qui cherche à ne pas mourir” mais qui, de l’autre côté de la glace, voit s’anéantir sa tentative désespérée de devenir un autre : “C’est moi que vous regardez et c’est vous que vous voyez.” Jacques Rigaut (1898-1929) est une figure légendaire du dadaïsme. Proche d’Eluard, Soupault, Breton, Desnos, il n’a pratiquement rien publié de son vivant. Le 6 novembre 1929, il se suicide en se tirant une balle dans le cœur. “Jacques Rigaut, vers vingt ans, s’est condamné lui-même à mort et a attendu impatiemment, d’heure en heure, pendant dix ans, l’instant de parfaite convenance où il pourrait mettre fin à ses jours”, écrit André Breton, dans son Anthologie de l’humour noir. Frédéric Malette s’empare de ce récit avec jubilation et énergie et c’est non sans esprit qu’il traverse le livre au propre, comme au figuré…
9 782916 130309
Postface de Jean-Luc Bitton
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Lord Patchogue
Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.
© Les éditions du Chemin de fer, 2011 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-30-9
Jacques Rigaut
Lord Patchogue vu par
Frédéric Malette Postface de Jean-Luc Bitton
Note sur la présente édition : Lord Patchogue est une œuvre inachevée. Deux versions ont été publiées après la mort de Jacques Rigaut : La première, établie par Raoul de Roussy de Sales, a paru en août 1930, dans le n°203 de la Nouvelle Revue française puis, avec de légères modifications, dans Papiers posthumes (Au sans pareil) en 1934. La seconde, établie par Martin Kay, qui comprend des différences notables avec celle de Roussy de Sales, paraît en 1970, dans Ecrits (Gallimard). Afin de donner au lecteur un aperçu le plus large des textes de Jacques Rigaut consacrés à Lord Patchogue et au thème du miroir, la présente version propose l’ensemble des fragments retenus par Raoul de Roussy de Sales et Martin Kay dans leurs éditions respectives. Nous indiquons en notes, à la fin de l'ouvrage, les principales différences entre les versions.
Il n’y a pas d’ordre dans les papiers qu’a laissés Jacques Rigaut. Il avait l’habitude d’écrire sur des feuilles volantes, pages arrachées à des cahiers, cartes postales, formules télégraphiques, menus, bouts de papier quelconques. Ces fragments étaient réunis dans des dossiers ne portant aucune indication particulière. Son écriture est souvent très difficile à lire. Ses manuscrits sont sans dates. On peut cependant admettre qu’ils se divisent en deux périodes : la première qui va de 1920 à 1924, couvrant en partie son premier séjour à New York ; puis une interruption pendant laquelle il ne semble pas avoir écrit, et la seconde de 1927 jusqu’à sa mort (novembre 1929). Les fragments publiés ici appartiennent tous à cette seconde époque. Malgré le désordre de ces papiers, un examen attentif permet de se rendre compte que, depuis 1928 environ, Jacques Rigaut envisageait la composition d’une œuvre dont Lord Patchogue devait être le personnage principal. La division de cette œuvre existe telle qu’elle est présentée ici. Les papiers contiennent un grand nombre de notes au sujet desquelles il est difficile, sinon impossible, de décider si elles étaient destinées à la composition projetée ou si elles avaient un caractère purement personnel. Jacques Rigaut s’était identifié à Lord Patchogue et il s’était fait graver des cartes de visite à ce nom. Toutefois, on s’est efforcé de grouper sous les quatre têtes de chapitre de Lord Patchogue, avec les fragments qui s’y trouvaient déjà, ceux qui paraissent s’y rattacher. R. de Roussy de Sales Préface à la première édition de Lord Patchogue, dans la N.R.F., août 1930.
I Avant
Voici Lord Patchogue. Vous savez le reconnaître. Sinon lui, vous sauriez en reconnaître un autre et plus sûrement sans doute qu’il ne le ferait lui-même. A sa peau brune, son contour, son mouvement, un bel air, son visage où malgré le caractère des traits, malgré le contrôle des expressions, subsiste une certaine faiblesse qu’on ne sait où placer, quelque chose de vulnérable. Est-ce pour vous aider, est-ce pour s’aider, Lord Patchogue fait plus, son vêtement est toujours pareil, non pas le même, car il y donne du soin, mais identique, mêmes formes, mêmes couleurs – comme s’il craignait d’être changé, d’être dans une nouvelle étoffe.
Touchez-moi au front, bien ! Maintenant regardez vos doigts, ils sont tachés de mon sang.
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Quand je dis mon front, mon sang, c’est une concession aux habitudes du langage. Si je doute de mon existence, je ne conteste pas l’existence mais seulement qu’elle soit mienne. L’usage du possessif m’est interdit. Je m’explique. Le nom sous lequel je suis connu est Lord Patchogue (inutile de dire que Patchogue, ma ville, n’existe pas). J’avais bel air… Je me le rappelle aussi bien que je me rappellerai votre visage. Regardez-moi, mon visage ; vous n’y apercevez pas une ressemblance particulière, ce n’est pas étonnant – je ressemble à tout le monde. Vous comprendrez pourquoi plus tard. Dites-le donc, ou bien avez-vous peur, en ce moment, c’est à vous que je ressemble, je suis votre portrait vivant. Vous êtes devant un miroir. Je m’explique. C’est par les miroirs que mon histoire doit commencer ou bien par l’impossible possessif – je me le demande. Lord Patchogue, j’ai dit, était mon nom. A dire vrai, quoique ce fût le seul auquel j’avais l’habitude de répondre, je n’étais pas très sûr que ce fût mon nom.1
La chambre, les quatre murs, c’est intenable. Il faut bouger. On ne sait plus quelles rues éviter, celles qu’on
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connaît parce qu’on les connaît, celles qu’on ne connaît pas pour la même raison, ou pour une autre. Je soupçonne mes semelles de n’avoir pas été faites pour ces trottoirs, mes jambes pour ces pantalons, ni ma patience pour cette attente. Hauts faits, bas faits, acrobaties, records, le plus difficile c’est de respirer. Toutes les passions sont extérieures.2
La lâcheté, c’est toute la dignité de Lord Patchogue. Qu’est-ce qu’on pourrait accepter ? Le départ est honnête : toute proposition étant inacceptable, toute attitude indésirable, il ne reste qu’un refus paresseux et contracté et les gestes, les désirs, la pensée s’éloignent de moins en moins de la coquille. La suite l’est moins : quoi qu’il fasse et quoi qu’il ne fasse pas, Lord Patchogue l’appelle sa lâcheté ; on ne peut plus se tromper.3
Ce régime de l’erreur alentour, ces enthousiasmes pareils à des noyades, cet ordre pareil à l’alphabet de
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mon père, quels secours peuvent-ils prêter à l’assurance de l’observateur ? Deux jambes ne sont pas assez pour assurer l’équilibre de Lord Patchogue, et cet équilibre, si on lui en offrait la recette, comment ne le repousserait-il pas comme un danger plus mortel ?
Et si j’affirme, j’interroge encore.
Pour un œil bien rond, il n’y a pas de différence entre perdre et gagner. S’il n’y a rien à gagner, que peut-on perdre ? Le diable est passé par là, on avait bien déjà relevé sa trace, une aile grise et très pointue à l’heure de la grâce. Lord Patchogue s’intoxique de la plus mauvaise vanité de perdre. Chaque occasion le trouve exact, c’est son seul rendez-vous. Diminuer, s’atrophier – de moins en moins – quel enivrement. Le signe –, un chant national, le mot de passe des initiés du cœur. Chaque mois, sinon chaque jour le trouve un peu plus impropre à manier tout ce qui sert à trouver, à bouger, à dépayser ; l’attention rouillée.
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Ces perspectives, ces panoramas interdits, la contemplation de sa coquille l’en dédommage-t-elle ? Il sourit : “Je tiendrai bientôt dans un seul mot.” II s’est réfugié dans la lâcheté, à chacun sa dignité.
Lord Patchogue ne craint pas de parler pourvu que ce soit de lui-même et à un seul interlocuteur. De luimême, c’est affaire de modestie, même si cela ne vous convient pas. Un seul interlocuteur n’est pas à craindre, on ne désespérerait pas de décider le Pape à fabriquer de la fausse monnaie en tête à tête. Plus d’un est de trop ; un sourire d’entente entre vous et Lord Patchogue est désarmé, en panique : c’est qu’à plusieurs – et deux suffisent – vous pourriez faire, refaire et défaire le monde. Dans l’asile d’aliénés, c’est clair, il y a un fou, un seul, le directeur.
Note : dans un cas analogue, quoique de circonstances très différentes, Lord Patchogue a passé six mois entiers exclusivement occupé d’une créature qui ne pouvait offrir pour lui le plus mince intérêt. Amour, confort,
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vanité, argent, il n’avait rien à attendre d’elle. De plus il la jugeait de rapports les plus ennuyeux. Ce qui ne l’a pas empêché pendant ces six mois de n’avoir d’attention que pour elle ; ses amis, il avait tous cessé de les voir, à l’exception de deux ou trois qu’il pouvait entretenir de ce sujet. Le goût des monstres qui est sans doute à l’origine de cet épisode ne suffit pas à expliquer la persistance d’un intérêt si désintéressé. Plus tard d’ailleurs, il a perdu tout contact avec cette fascination et il serait incapable de la justifier. Ce qui ne l’empêche pas de trouver là une autre justification à la validité de l’intérêt.4
Seul l’intérêt est valable, au moins, qui sait trouver son chemin sans le secours des sens. Les cinq sens illégitimes. L’intérêt, c’est-à-dire l’enjeu, la promesse d’un confort, d’un plaisir, d’une découverte.
Et plus mon désintéressement est grand, plus mon intérêt est authentique.5
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Je ne prétends à aucune indifférence de nonparticipation. Je rougis comme chacun. Rougis au chaud, blanchis au froid, ai la gifle à la main si l’on me monte sur les pieds. Vous n’aurez pas de peine à me surprendre dans toutes sortes de délits d’émotion et d’activité. Qu’on ne me mêle pas à mes histoires.
Je croise les jambes, je frappe contre ce muscle sous la rotule, ma jambe saute en l’air. Where do I come in ? Et vous allez dire que c’est moi qui ai bougé. Dans cette opération, où placez-vous Lord Patchogue ? Quelle est sa part, quel est son rôle ?
Lord Patchogue est comme chacun, bien entendu. Il le déclare le premier, ce qui n’est pas s’engager beaucoup. Autour de lui, tous seraient, cela va de soi, trop paresseux pour en jamais douter, s’il n’apportait dans son affirmation une violence bien faite pour éveiller les soupçons.
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Lord Patchogue répond à son nom, il ne se confond avec aucun autre, si forte que soit la tentation. Cependant vos dix doigts ne sont pas les siens et ce point entre ses deux yeux n’est pas le milieu de votre visage. Vous vous levez, est-ce bien vous, peut-être est-ce lui, il y a peu de chances.
On l’a connu dans différents emplois, sous différents chapeaux, il n’a gardé ni les uns ni les autres. Lord Patchogue n’a pas été plus fidèle à une ambition, à un désir, pas même à un vœu. Pour y réussir, il faut être deux, ambition, désir ou vœu et puis quelqu’un. Si Lord Patchogue doute de sa propre existence, il ne fait que reprendre ce qu’il s’était prêté.
Lord Patchogue court s’assurer devant la glace qu’il est encore là, pas lui vraiment, mais son nez, le nez qu’il s’est vu il y a quelques minutes. Ce n’est pas tant de son existence qu’il doute, que de celle de chacun de ses attributs, et sinon de leur existence, de leur légitimité.
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Quand il faisait l’amour, il criait son propre nom, comme pour en frapper son adversaire, comme une seconde manière de jeter sa semence.
La paresse l’a emporté sur l’affectation. Il y a quelques années, vous auriez pu surprendre Lord Patchogue en délit de défense contre les goûts, les préférences, le choix. Délits de goût.
Lord Patchogue rit comme rient les malins. Ces choses se paient.6
Son désir, c’est probablement tout ce qu’un homme possède, au moins tout ce qui lui sert à oublier qu’il ne possède rien. Il suffirait d’avoir envie. Mais Lord Patchogue n’a pas envie d’avoir envie.
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Jacques Rigaut Papiers posthumes, Au sans pareil, 1934. Agence générale du suicide, Jean-Jacques Pauvert, 1960. Ecrits, Gallimard, 1970. Je serai un grand mort, Distance, 1990. Le jour se lève, ça vous apprendra, Cent pages, 2003.
Frédéric Malette Un été en ville, éditions du Garage, impression sérigraphique, Lorient, 2006. Hubbub, éditions «Espace Digital Sporadique», revue interactive, Rennes, 2006. Les éditions au bord du Gouffre, impression numérique, Lille, 2007. Impression de Lorient, 3 siècles d’estampes, Liv’Edition, Lorient, 2008. Dog Cru 2, impression sérigraphique, éditions La Chienne, Lille, 2008. fantôme, impression sérigraphique, éditions du Garage à papa et du 117, Nantes et Lorient, 2010. Rencontre avec Lord Patchogue, 2011.
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