Christophe Ségas
Le théâtre des oiseaux Vu par
Pierrick Naud
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Voici le Théâtre des Oiseaux, sur la scène duquel les adroits jonglent avec des trépans, où une poétesse crache de la boue arythmique, où les industriels agronomes se rêvent organisateurs de séjours touristiques. Ici les enfants ne distinguent plus le présent du futur, ont définitivement oublié le passé, et se moquent royalement des marques du pluriel. Mais quelle énergie – et il faut bien l’avouer : quelle imagination ! À travers la vie d’une troupe de théâtre saugrenue, Christophe Ségas nous livre une fable désopilante et cruelle. Il pointe les travers d’une société où le désir de pouvoir et l’argent sont seuls maîtres, jusqu’à la folie. Et les oiseaux saltimbanques devront férocement batailler pour ne pas devenir de ces poulets que l’on plume à peine avant de les rôtir. Pierrick Naud dresse le portrait de cette troupe insolite et les personnages qu’il trace de son trait délié sont empreints de poésie et pétris d’une inhumanité malicieuse. Le théâtre des oiseaux est le deuxième livre de Christophe Ségas, après Hors le bourbier, publié par les éditions du Chemin de fer en 2013.
Christophe Ségas
Le théâtre des oiseaux
Vu par
Pierrick Naud
… car nous souffrions du complexe du poulet, cette incapacité à s’évader, même d’une cage ouverte.
I Spectaculaires
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Soudain nous aperçûmes un attelage au milieu de la piste, une remorque à bras, bourrée d’un bazar crasseux. À l’avant, le poitrail pris dans un système épineux de lanières, un petit homme tirait la carriole ; à l’arrière, arc-boutée comme un cintre, une femme poussait. “Des camelots, commenta-t-on ici et là dans l’autobus. Des pouilleux, peut-être.” Malgré le concert de klaxon que leur asséna Basile, notre chauffeur, les pouilleux ne s’écartaient pas. “Que des misérables résistent à mes injonctions est intolérable !” brailla-t-il. Alors pour intimider les gêneurs il alterna freinages brusques et accélérations violentes. Le bus rugissait, grinçait, bondissait, s’écrasait. Nous nous agrippions aux chevelures et aux mollets de nos voisins. Nos nez craquèrent sur les vitres et nos crânes au plafond. Basile voulut doubler par la droite. Demi-pneu dans le gouffre, le bus allait basculer. Vertiges et nausées, nous nous jetâmes tous à gauche pour contrebalancer l’appel du vide.
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Brutal coup de volant pour dépasser par la gauche. Le bus grimpa sur le talus. Chaos, remuements. À deux doigts de chavirer. Retour in extremis à l’horizontale, mais en travers de la piste, moteur calé. Nous soupirâmes, puis nous épongeâmes nos sueurs froides. Basile sauta du bus en vociférant, les camelots s’arrachèrent à leur carriole. L’homme mesurait moins d’un mètre, une gibbosité accentuait le tassement de sa silhouette, son ventre proéminent tirait tout vers le bas. La femme, poings fermés, dents serrées, se tenait prête à ruer. Nous étions subjugués. Non que nous la trouvions belle – quelques jeunes coqs la jugèrent même un peu laide – mais tout son corps ainsi déroulé dégageait un charme exotique. Et puis il y avait si longtemps que nous n’avions pas vu de femme ! Basile bondissait d’un bord à l’autre de la piste en montrant le bus, puis la carriole, puis le bus. Il bramait des reproches et des insanités mais l’indolence des camelots le désarçonna. “Pourquoi insister avec tant d’arrogance pour qu’on dégage la piste ? demanda la femme. Crois-tu que la possession d’un véhicule autotracté te rende prioritaire sur tout ? T’imagines-tu que le troupeau que tu trimballes là-dedans te confère une supériorité de classe ?
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Et que cette hypothétique supériorité t’autorise à conduire comme le roi de la route ?” Les reproches portèrent, Basile consentit à parlementer. Albane et l’homoncule étaient comédiens. “Plutôt gens de spectacle, grinça le minuscule avec orgueil. – Gens de spectacle, reprit Albane. Car il est vrai que nous ne nous adonnons pas exclusivement au théâtre. Nous jonglons, aussi, et nous faisons des acrobaties.” Le reste de la troupe les avait quittés trois jours plus tôt, à la frontière, jugeant tout à coup leurs contrats d’embauche abusifs. “Qu’ils fassent leur vie, et qu’ils crèvent de faim”, fulmina le bossu. Albane expliqua qu’il l’avait suivie, lui, par reconnaissance sans doute, mais surtout par habitude de soumission car pendant des années elle l’avait nourri, commandé, et défendu contre les moqueries de leurs compagnons. Et il acceptait, pauvre avorton qui n’avait pas dix mots de vocabulaire, de servir de bête de somme. C’était indéniable, Basile s’intéressait à ce qu’elle disait, mais aussi aux trous et faux raccords de sa tunique, surtout à la fermeté des chairs qu’il devinait à travers. Elle, croyant sans doute qu’un homme qui portait chapeau et moustache, qui conduisait un bus multicolore et qui avait su imposer son autorité à une troupe de gaillards tels que nous serait à même de lui fournir
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quotidiennement une nourriture de qualité, affectait d’être captivée. Elle minaudait sans scrupule, prétextant par exemple la touffeur excessive de l’air pour révéler subtilement son entrecuisse en soulevant et rabattant sa tunique comme une paupière aguicheuse ; riant très fort, tête en arrière, pour exposer sa gorge ; frôlant du bout des doigts la poitrine, les genoux et même l’entrejambe de Basile, qui en bavait. Nous n’étions pas non plus insensibles aux roucoulades d’Albane : nos fronts transpiraient, nos gorges se serraient, nos lèvres s’entrouvraient, nous nous émouvions ; mais conscients qu’espérer quoi que ce soit pour notre compte serait folie – nous savions bien que si Albane devait se donner à quelqu’un ce serait à Basile, qui avait un charisme sans faille – nous détournâmes pudiquement les yeux du spectacle. Il fut enfin décidé que nous ferions route ensemble, que nous repeindrions le bus couleurs guirlandes, qu’Albane et l’homoncule nous apprendraient les arts du cirque, du théâtre, de la jonglerie, de la prestidigitation. “Nous serons la troupe de spectacle la plus célèbre du pays. Chamboulement radical, chanta Basile, gloire et fortune. Fortune et gloire, chamboulement radical.” Nous grimpâmes dans le bus, c’était reparti.
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Nous galopions comme des monstres dans les rayons de l’hypermarché bricolage, transformant les outils en marionnettes de bestioles archaïques auxquelles nous inventions des conflits à liquider sur-le-champ : scies, marteaux, serre-joints, perceuses et râpes s’étripaient en duels faramineux. Les employés du magasin nous regardaient de loin, avec suspicion. Quand il comprit qu’une telle agitation risquait de nous attirer des ennuis, Basile fit cesser les pantomimes et, d’un claquement de langue, nous mena au rayon peinture. Là, nous emplîmes des paniers de rouleaux, pinceaux, museaux de singe, pots de sinople et vermillon puisqu’en conseil démocratique nous avions décidé que telles seraient les couleurs de la troupe. Quand Basile eut garé le bus sur le parking désert d’une discothèque rurale, nous nous mîmes à barbouiller la carrosserie sans plan ni raison. Albane nous encourageait à plus de vacarme et à plus de désordre. “Que ça crisse dans les yeux ! Que ça gifle l’attention !”
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L’homoncule nous regardait peindre avec un dégoût affiché, répétant que nous n’avions aucun sens esthétique, ricanait, crachait, puis voyant que ses démonstrations de mépris n’avaient aucun effet sur la bonne humeur générale il se recroquevilla sous le moteur en grognant. “Tel est son caractère, expliqua Albane. Quand il sent que le premier rôle lui échappe, il dénigre, puis devient agressif.” Ici et là on s’étonnait, entre deux sourires entendus, qu’il prétende sérieusement au premier rôle, ni même à un second. En fait, conclut-on, seul celui d’âne bâté lui convient. Basile se rongeait les ongles à l’écart, craignant que nous ne saccagions son bus – qui, en réalité, selon les règles de notre communauté, appartenait à tous mais qu’en sa qualité de pilote il considérait comme sa propriété exclusive. Il ne se détendit qu’après que nous eûmes réussi à inscrire sans bavure le nom de la troupe sur chaque flanc : “Théâtre des Oiseaux”. Nous admirâmes notre œuvre à la lumière du crépuscule, ça flamboyait. Albane perça une barrique et nous fûmes vite soûls. Un pick-up fonça sur nous comme une balle, survirage, glissade, bouffée de gravillons.
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Un barbu en jaillit. “Pas un parking public, ici, vagit-il. Mon parking. Ma discothèque. Alors votre poubelle bicolore, là, du balai.” Nous étions en confiance, matamores, et nous beuglâmes à l’unisson qu’on ne déloge pas le Théâtre des Oiseaux sur ce ton. Par esprit de contradiction ou par défi, nous décidâmes spontanément de camper sur place ce soir-là et de donner notre premier spectacle dès le lendemain. Le barbu sauta sur le plateau du pick-up et braqua un fusil sur nous. “Là-dedans, pas du gros sel. Assez de plomb pour vous en truffer le cul à tous, et vous empêcher de vous asseoir pendant des mois, voire vous envoyer ad patres.” Nous ne pûmes ignorer que le ton montait et que nous n’avions ni l’outillage ni l’expérience pour prendre le dessus dans une confrontation de ce genre, alors Basile se leva, mains sur la tête, et d’une voix docile essaya d’amadouer l’excité. “On ne cherche pas la bagarre. On essaie seulement d’exercer notre art dignement. Mais si vous, patron des lieux, ordonnez qu’on déguerpisse, on déguerpit.” Nous approuvâmes la sagesse de Basile, titubâmes en désordre, montâmes dans le bus et nous affalâmes dans nos fauteuils comme des outres gavées de vodka. Le barbu nous tint en joue jusqu’à ce que nous soyons hors de vue.
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“Voilà, dit Albane, vous venez de connaître votre premier revers de saltimbanque, dont vous devez tirer la leçon suivante : la bonne population, bourgeoise et commerçante, vous haïra d’instinct et craindra toujours pour ses poules et ses thalers. Quant aux moins matérialistes, ils traiteront vos spectacles de monstreries et vous accuseront d’entrer dans leur conscience par effraction pour y remuer d’anciens bourbiers et remettre en cause leur ordre civilisé. – Effrayants, oui, nous devons être effrayants, beugla soudain l’homoncule, bave aux lèvres, langue pointue. Car notre art est une bacchanale continue.” La tirade était inquiétante, mais percutante. Pour fêter ça nous sortîmes un ou deux jerricans de gnôle et, en conduisant de-ci de-là, Basile but autant que nous. Murmures étouffés, glougloutements dans les gorges des derniers buveurs, nous regardions d’un œil trouble la brume s’accumuler par strates dans le pré où Basile venait de garer le bus. Chacun se préparait pour la nuit. Basile dormirait bouche ouverte, les pieds sur le volant ; Albane, pelotonnée comme un petit rongeur ; l’avorton, étendu – autant que faire se pouvait, c’est-à-dire en demi-boule – dans l’allée centrale ; et nous, jambes mêlées, corps suspendus entre deux sièges, fronts appuyés sur les vitres.
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Nous campâmes là quelques jours, courûmes dans les bois, nous roulâmes dans l’herbe, bûmes la lumière et la rosée du matin, bucoliques. Par petits groupes nous cherchions des idées de numéros, improvisions des saynètes burlesques, inventions des sketches parodiques mais c’était laborieux et mécanique. Pas de feu, pas de fougue. Albane nous conseillait de fermer les yeux, d’écouter la forêt, de nous lancer sans réfléchir. “Vous devriez maintenant convenir que la campagne est peu propice à l’inspiration, intervint Basile. Nous ne sommes plus au temps où les muses courent les bois en quête d’un lyrique à envoûter. Nous sommes au temps du macadam, du béton, du verre sécurit et si nous voulons créer un spectacle d’envergure c’est dans les villes que nous devons aller, au contact de l’ordure et de la pollution.” Le conseil démocratique se réunit et vota contre l’avis de Basile. À la tombée de la nuit, par désœuvrement sans doute, l’homoncule se mit à souffler dans un tuyau dont il tira d’abord une plainte humide, hésitante, qui devint peu à peu bourdon granuleux, mille aiguilles bondissant dans les aigus avant de retomber dans les graves en remuant les péricardes, puis qui rejaillit tout à coup dans l’éraillé. Inconsciemment nous tapions du pied en rythme, claquions des doigts, frottions des feuilles ou frappions
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des pierres en fredonnant des tonalités complémentaires. Puis Albane se mit à chanter. Suspension. Sa voix scintillait jusqu’aux tripes. Nous étions envoûtés, persuadés d’assister à la naissance d’un tour de chant qui allait transporter les foules. Mais Basile interrompit le numéro à coups de bâton. “Nous ne sommes pas de ces minables chanteurs de rue. Ne cherchons pas à susciter des émotions vulgaires. Nous devons être des fouilleurs de conscience. Notre art, c’est le théâtre. Nous devons jouer. Jouer ! La chanterie est secondaire !” Il dégoisa ensuite une purée de règles que selon lui nous devions suivre à la lettre si nous voulions faire un art de qualité, puis d’un jet de salive il abolit les conseils démocratiques. “Un seul décideur et maître. C’est ainsi, chez les saltimbanques !” Évidemment il se jugea le plus à même d’assumer ce rôle.
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Un quai de bitume déchiré, des entrepôts déglingués, une mosaïque de bassins sordides où flottaient des carcasses de chalutiers, des épaves de sous-marins, des cadavres de mouettes, des tapis de déchets ; à cinq cents mètres au nord la première ceinture d’immeubles de Frégemouche, cité crasseuse s’il en est : un décor postindustriel à souhait. “Idéal pour créer”, s’exclama Basile en coupant le contact. Une demi-heure plus tard une colonne de militaires, rigide et cadencée, se déployait sur l’esplanade au pas de course. Les muscles palpitaient sous les uniformes, les mâchoires se crispaient sous les casques, ils étaient venus pour en découdre et ils n’en démordraient pas. Nous nous recroquevillâmes. Un officier quelconque sortit du rang, bomba le torse et plissa les yeux. “Qui est le chef de votre ramassis de nomades ?” Basile s’avança.
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“Frégemouche a des lois, reprit l’officier. Quoi que vous en pensiez, mes hommes et moi sommes là pour les faire respecter. Bivouac interdit plus de vingt-quatre heures. Les contrevenants s’exposent à une expulsion musclée. À demain, donc, même heure, si vous n’avez pas encore décampé.” L’officier claqua des talons, demi-tour sec, puis la cohorte repartit, pieds militaires et poitrines gonflées, en hurlant des syllabes de barbares. Nous déambulions au hasard entre les bassins, hésitant à dresser le camp, mais Basile affirma que nous n’avions rien à craindre, que tout ceci n’était qu’une mascarade, une menace en l’air, que les militaires avaient voulu profiter de l’impact visuel de leurs armes pour nous impressionner mais qu’en réalité ils n’étaient que des clowns. “Que le camp soit dressé !” Vingt-quatre heures plus tard deux mille soldats s’élançaient en criant, tonnerre sur le bitume, vacarme dans les airs. Nous attendîmes la pluie de matraques, pétrifiés, mais les soldats s’arrêtèrent à deux mètres, véritable mur de boucliers. “Vous avez dix minutes pour remballer. Ensuite, l’assaut.” Le claquement d’ensemble des fusils épaulés nous terrifia, mais comme convenu avec Basile nous regardâmes
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le ciel en sifflotant et en ricanant, affectant de prendre l’ultimatum pour une blague. Ulcéré par notre nonchalance, l’officier vociféra des menaces de tirs à balles réelles. Les militaires s’agitaient. Ce fut l’instant de flottement qu’espérait Basile. Il sortit du bus en brandissant un livre et cria qu’il était peut-être temps d’en référer à la raison. “Techniquement, nous pouvons encore stationner ici pendant huit minutes. Pourquoi ne pas en profiter pour discuter en hommes responsables ?” L’officier s’apprêtait à hurler une malédiction sanglante mais il hésita. Il regarda l’heure, se tourna vers un sousofficier, qui consulta les hommes de troupe. La piétaille haussa les épaules. Le sous-officier répercuta le haussement. L’officier pâlit. “Discutons, si vous voulez. Mais n’espérez aucun délai supplémentaire. Mes hommes sont prêts, et dès qu’ils seront en droit d’agir je ne pourrai pas les retenir.” Basile tourna les pages du livre, chercha du doigt, s’arrêta sur un passage, claqua de la langue et lut sur un ton mécanique. “Législation du comté, article 188, alinéa 123 : ‘Les montreurs d’ours, troupes de cirque, jongleurs, danseurs aériens et autres saltimbanques se verront accorder un privilège de stationnement de cinq jours – cent vingt heures – en quelque lieu qu’ils souhaitent du
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comté s’ils s’engagent à présenter, le dernier soir de leur séjour, un spectacle gratuit au terme duquel les gouverneurs voteront pour les autoriser à prolonger leur résidence ou les contraindre à vider les lieux.’ Or nous sommes bien des saltimbanques, précisa Basile. Gens de théâtre, pour être exact, comme le prouve l’inscription sur le bus.” Le sous-officier ordonna d’un geste mou de baisser les armes. L’officier défia Basile, sur un ton goguenard, de monter en si peu de temps un spectacle qui tienne la route et jura qu’il userait de toute son influence auprès des notables pour qu’on les vire dès le rideau tombé.
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