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Les enjeux La question de l’Europe : « un géant endormi ? »
N°17 Mars 2012 Sylvie Strudel Professeur à l’Université François Rabelais de Tours Chercheure associée www.cevipof.com
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2012 - Les enjeux
N°17 Mars 2012 Sylvie Strudel Professeur à l’Université François Rabelais de Tours Chercheure associée
La question de l’Europe : un « géant endormi » ? La question européenne est un facteur de brouillage de l’espace politique national, elle déborde le clivage entre la gauche et la droite. Au cours de la campagne électorale de 2012, les discours des candidats sur l'Europe oscillent entre affichage et camouflage. La plupart des candidats doivent mobiliser leurs camps respectifs puis rassembler au-delà des électorats divisés sur la question européenne.
« Invisible mais omniprésente » en à l’état de « traces » en 20072, l’Europe s’est installée au cœur de la pré-campagne électorale de 2012. De plus, l’ampleur de la crise économique et financière - relancée et aggravée depuis 2009 avec la situation grecque - déborde le cadre de la seule Union européenne et démultiplie, sans qu’on puisse toujours les départager, les enjeux connexes : mondialisation, globalisation, désindustrialisation, protectionnisme, etc. En tout état de cause, la question européenne, dont la centralité s’est imposée dans le débat électoral français, confère une spécificité à cette campagne présidentielle : contrairement aux précédentes élections très focalisées sur les enjeux intérieurs, celle-ci sera, volens nolens, sous influence extérieure. 20021,
En une soixantaine d’années, un grand malentendu s’est installé en France à propos de la question européenne et ce, des gouvernants aux gouvernés : il est entretenu par les doubles langages (les solutions européennes sont internalisées, les problèmes français sont
externalisés), par les incompréhensions structurelles (les tentations franco-centrées de « présidentialiser » le mécano institutionnel européen), par les instrumentalisations conjoncturelles (les usages internes des questions européennes : référendum de 1972 décidé par Georges Pompidou, veto de Nicolas Sarkozy à l’entrée de la Turquie dans l’UE), par les rendezvous manqués (un référendum jamais organisé sur l’élargissement de 2004), ou encore par les politiques du soupçon (« plan B », « plombier polonais »). 1/ L’Europe source de brouillage La question européenne est un facteur de brouillage de l’espace politique national. En voici trois exemples. La logique dispersive du scrutin proportionnel aux élections européennes depuis 1979 a ouvert la voie, dans une culture politique française aux solides réflexes majoritaires, à un éclatement du vote au profit de petits courants politiques ou catégoriels (écologistes, CPNT, listes régionalistes, etc.) et à
BELOT (Christian) et CAUTRÈS (Bruno), « L'Europe, invisible mais omniprésente », Bruno Cautrès et Nonna Mayer (dir.), Le Nouveau Désordre électoral : les leçons du 21 avril 2002, Paris, Presses de Sciences Po, Chroniques électorales, 2004, pp. 119-141. [ISBN 978-2-7246-0938-7] http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=SCPO_CAUTR_2004_01_0119 2 CAUTRÈS (Bruno) et STRUDEL (Sylvie), Les traces du référendum du 29 mai 2005 dans la campagne présidentielle de 2007, Baromètre politique français, 4e vague, CEVIPOF, février 2007, 12 p. http://www.cevipof.com/bpf/barometre/vague4/002/Referendum_BC-SS.pdf 1
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2012 - Les enjeux une installation durable du FN dans le paysage politique à partir de 1984. La ratification par référendum du traité de Maastricht en 1992 a ouvert la voie à un sécessionnisme partisan de droite et de gauche : Philippe de Villiers développe au sein de la droite un courant souverainiste distinct du FN, Jean-Pierre Chevènement part du PS et crée le Mouvement des citoyens (MDC). Enfin, la ratification par référendum du traité constitutionnel en 2005 a ouvert la voie à une division accentuée des socialistes après leur mise en porte-à-faux entre le vote interne de soutien au traité des adhérents et la campagne de déni menée par certains dirigeants du parti. Ces effets centrifuges expliquent pourquoi la question européenne est, aussi souvent que possible, une question non posée ou rapidement évacuée. Comme pour tous les thèmes qui fâchent et divisent, les partis de gouvernement ont intérêt à pratiquer une stratégie d’évitement ou « politics of muffling »3 , afin de minimiser le coût électoral d’un enjeu source de divisons intrapartisanes. 2/ Des candidats entre affichage et camouflage Selon les candidats, les discours sur l’Europe oscillent entre affichage et camouflage. Affichage sans camouflage pour Marine Le Pen dont le projet prévoit d’« initier une renégociation des traités pour rompre avec la construction européenne dogmatique en total échec »4 . Selon la présidente du FN, « en 2012 le choix sera binaire : soit la mondialisation, soit la Nation »5 . D’un côté : "L'Europe de Bruxelles" et "l’européomondialisme", responsables liberticides de tous
les maux français ; de l’autre : État fort, souveraineté monétaire, patriotisme économique et social comme autant de jalons au service d’un nationalisme identitaire et social. Affichage sans ambiguïté également pour Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche qui essayent de capitaliser la victoire du « non » de 2005 au profit d’une dynamique présidentielle en 2012. Dénonçant après le Sommet européen de Bruxelles du 8 décembre 2011 une « Europe austéritaire », Jean-Luc Mélenchon veut lui aussi politiser le débat européen : « Pour moi, la référence reste le "oui" et le "non" lors du référendum sur le traité constitutionnel européen »6 . Ici, la résistance à l’UE, qui voudrait faire croire que le « non » n’a été qu’un « non de gauche », est rabattue sur les thématiques de l’anti-globalisation. Affichage avec camouflage pour les candidats des forces de gouvernement, maniant les notions de souveraineté, de supranationalité, d’intégration européenne avec juste ce qu’il faut d’ambiguïtés. En déclarant le 6 mai 2007 : « Ce soir la France est de retour en Europe », Nicolas Sarkozy a ouvert un quinquennat placé sous le double signe du volontarisme européen et des tentations souverainistes. Il le clôt à Toulon dans une lignée plus ostensiblement gaullienne : « La refondation de l'Europe, ce n'est pas la marche vers plus de supranationalité. […] C'est par l'intergouvernemental que passera l'intégration européenne, parce que l'Europe va devoir faire des choix stratégiques, des choix politiques »7. Autrement dit, pour Nicolas Sarkozy, non seulement la politisation de l’Europe passe par une stratégie de coopération étatique au détriment d’une stratégie d’intégration communautaire mais l’Europe reste encore et toujours - selon la
PARSONS (Craig), “Puzzling out the EU Role in National Politics”, Journal of European Public Policy, 14 (7), October 2007, p. 1135-1149. [ISSN 1350-1763] 4 http://www.marinelepen2012.fr/le-projet/politique-etrangere/europe/ 5 Discours d’investiture de Marine Le Pen à la présidence du Front national, 16 janvier 2011 à Tours. http://www.nationspresse.info/?p=121433 6http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/01/21/melenchon-la-methode-de-campagne-dehollande-fragilise-la-gauche_1632696_1471069.html 7 http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2011/discours-du-president-de-la-republique-a-toulon.12553.html 3
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2012 - Les enjeux formule du Général de Gaulle dans ses Mémoires - « un levier d’Archimède pour la France » mis au service de la volonté de puissance nationale. L’affichage du volontarisme, du pragmatisme, de la protection, de la souveraineté au nom de l’Europe doit s’entendre comme une façon de « rendre à la France la maîtrise de son destin ». Cette vision incarnative explique (voire justifie) les stratégies de cavalier seul au sein même de l’UE. L’Europe politique que le président de la République appelle de ses vœux pourrait bien n’être qu’une France en grand. François Bayrou adopte lui aussi un positionnement ambivalent : son europhilie affichée est mâtinée de protectionnisme, concrétisé dans sa proposition d’établir un label « Produit en France », afin que les Français consommateurs deviennent le soutien actif des Français producteurs. Les propositions de François Hollande sur l’Europe, dans son programme présenté le 26 janvier 2012, veulent esquisser un « saut fédéral » : la négociation d’un « pacte de responsabilité, de gouvernance et de croissance », avec modification des statuts de la Banque centrale européenne (BCE) et création d'euro-obligations, la mise sur pied d'une politique commerciale européenne anti-dumping social et environnemental et la contribution climat-énergie aux frontières de l'Europe. Ces dispositions, d’une portée assez limitée à une gestion en urgence de la crise de la zone euro et non sans une certaine proximité avec certaines thèses gouvernementales, sont en même temps adossées à une volonté déclarée de renégociation du nouveau traité de stabilité, de coordination et de gouvernance pour l’Union économique et monétaire, finalisé le 30 janvier 2012. On peut se demander si l’ostentation énergique du « non » au futur traité du candidat
socialiste en 2012 n’est pas là pour compenser (ou équilibrer) le « oui » à l’ex-traité constitutionnel du premier secrétaire du PS en 2005, dans une sorte de synthèse réconciliatrice d’une gauche alors divisée et se retrouvant désormais sur la thématique de l’Europe sociale en donnant des gages aux propositions de « démondialisation » et de « protectionnisme européen » portées par Arnaud Montebourg (et d’autres) à la gauche du parti. 3/ Des électorats divisés La difficulté à se saisir sans ambiguïté de la question européenne par certains candidats tient très directement au fait que celle-ci divise leurs électorats respectifs. D’une part, les opinions plutôt favorables des Français à l’égard du processus d’intégration européenne ont évolué négativement à partir du tournant maastrichtien : 44% des Français interrogés dans le cadre des enquêtes Eurobaromètre disent que « l’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose » en 20108 alors qu’ils étaient 61% à le déclarer en 1973. D’autre part, les opinions sur l’UE sont socialement segmentées. Dès 1979, Roland Cayrol qualifiait l’Europe de « privilège pour privilégiés ». Trente ans plus tard, le soutien à l’UE reste fortement structuré par ce biais élitiste : il est manifeste chez les personnes les plus diplômées, aux plus hauts revenus et occupant des positions sociales favorisées. En novembre 2011, 35% des Français ayant un niveau d’études inférieur au bac déclarent en novembre 2011 que l’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose, ils sont en revanche plus du double (75%) à le dire parmi ceux qui ont au moins Bac+59. Enfin et
La moyenne de l’Union européenne à 27 est de 49 %. http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb73/eb73_vol1_fr.pdf 9 Mais aussi : 25 % des ouvriers contre 67 % des cadres supérieurs, 34 % de ceux dont le revenu mensuel net du foyer est inférieur à 1 200 euros contre 66 % dont le revenu est supérieur à 4 500 euros déclarent que « l’appartenance de la France à l’UE est une bonne chose ». Présidoscopie, vague 1, novembre 2011, IPSOS pour le CEVIPOF, la Fondapol, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde, échantillon de 6 000 personnes. http://www.cevipof.com/fr/2012/recherche/panel/presidoscopie1/ 8
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2012 - Les enjeux surtout, la question européenne entretient des césures significatives dans et entre les électorats : à gauche comme à droite. Si dans l’électorat de François Hollande, une quasi-majorité (49%) déclare que l’appartenance de la France à l’UE est « une bonne chose », 19% estime que cette appartenance est « une mauvaise chose » et 32% dit que c’est « une chose ni bonne ni mauvaise ». Sans surprise, les rapports entre les poids relatifs des trois groupes sont plus européistes dans l’électorat d’Éva Joly et plus eurosceptiques chez ceux qui déclarent une intention de vote pour Jean-Luc Mélenchon. Des césures existent aussi dans l’électorat hétérogène de François Bayrou, dans celui de Nicolas Sarkozy et même dans celui de Marine Le Pen10. On observe bien une dissymétrie des scores chez les plus eurosceptiques aux marges de chaque camp mais on constate surtout que tous les électorats sont partagés au lieu d’être départagés par l’enjeu européen. Tel est bien le « double-bind » qui s’impose à la plupart des candidats : comment mobiliser son camp puis rassembler au-delà de son camp des électorats aussi partagés sur la question européenne ? La question européenne sert de bouc émissaire et de miroir à nombre de problèmes politiques et sociaux internes. D’une Europe comme utopie, on est passé à une Europe comme menace et contrainte : 39% des Français qui sont pessimistes sur l’évolution de la situation économique et sociale de la France au cours des prochains mois disent que l’appartenance de la France à l’UE est une bonne chose contre 65% des optimistes (Présidoscopie, vague 1). Ces crispations sur l’État-nation et l’État-providence alimentent la défiance à l’égard de l’UE et débordent le clivage entre la gauche et la droite.
L’Europe perturbe les fondamentaux de la culture politique française : en brouillant l’affrontement bipolaire, en opposant au modèle français jacobin un modèle alternatif de gouvernance reposant sur un mécano d’autorités multiples et pratiquant le compromis et en invitant la vocation française à se plier aux logiques des influences pluralistes. Pour ces raisons, et bien d’autres, le « sleeping giant »11 qu’est l’enjeu européen pourrait bien se réveiller. Pour aller plus loin : > BELOT (Céline), CAUTRÈS (Bruno) and STRUDEL (Sylvie), “How much does European integration disturb the political space of EU member states? A French case”, Paper presented at the European Union Studies Association Conference, Los Angeles, April 2009, 25 p. http://www.euce.org/eusa2009/papers/ belot_01G.pdf > BELOT (Céline), MAGNETTE (Paul) et SAURUGGER (Sabine), Science politique de l’Union européenne, Paris, Economica, 2008, 387 p. [ISBN 978-2-7178-5570-8] > MAILLARD (Jacques de) et SUREL (Yves) (dir.), Politiques publiques. 3, Les politiques publiques sous Sarkozy, Paris, Presses de Sciences Po, Académique, 2012, 408 p. [ISBN 978-2-7246-1238-7] > ROZENBERG (Olivier), “Monnet for Nothing ? France’s Mixed Europeanisation”, Les Cahiers européens de Sciences Po, n° 4, Paris, Centre d’études européennes, 2011, 32 p. http://www.cee.sciences-po.fr/erpa/docs/ wp_2011_4.pdf
Éva Joly : 60 % / 14 % / 26 % ; Jean-Luc Mélenchon : 38 % / 29 % / 33 % ; François Bayrou : 50 % / 12 % / 38 % ; Nicolas Sarkozy : 61 % / 8 % / 31 % ; Marine Le Pen : 18 % / 50 % / 32 %. Présidoscopie, vague 1, novembre 2011, IPSOS pour le CEVIPOF, la Fondapol, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde, échantillon de 6 000 personnes. http://www.cevipof.com/fr/2012/recherche/panel/presidoscopie1/ 11 VAN DER EIJK (Cees) and Franklin (Mark), “Potential for Contestation on European Matters at National Elections in Europe”, Gary Marks and Marco R. Steenbergen (eds), European Integration and Political Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 32-50. [ISBN 978-0-521-53505-2] 10
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