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préface | preface par | by philippe piguet

préface | preface

philippe piguet

critique d’art, commissaire d’expositions indépendant, directeur artistique de Drawing Now Paris et de Soon.

art critic, independant curator, artistic director of Drawing Now Paris and Soon.

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the electric pencil une œuvre électrochoc

14 l’histoire d’une découverte Une vieille reliure fatiguée par les ans, fabriquée d’une manière très artisanale, dont les plats ont été cousus main et dont le cuir usé dans sa chair rend illisible la couverture. À première vue, il est donc impossible d’imaginer un seul instant ce qu’elle peut contenir. Ouverte, elle s’avère totalement défaite et ne plus remplir son rôle originel de lier entre elles les feuilles qui s’y trouvent. Sur ses plats intérieurs, les indices ne sont pas plus nombreux : d’un côté, un dessin à la craie jaune sur fond noir est masqué par une étiquette énigmatique au motif rayonnant et aux mots de « JEWEL 508 QUILT. » ; de l’autre, sur fond de carton rouge, a été tracée à la même craie jaune l’image enfantine d’un éléphant. L’ensemble des 140 feuilles indépendantes qu’elle contient est, quant à lui, beaucoup plus bavard et s’offre à découvrir comme un véritable trésor

artistique composé de toute une série de dessins de facture naïve mais d’une vraie richesse graphique. Un trésor qu’a retrouvé dans une poubelle, dans les années 1970, un jeune Américain de 14 ans et qu’il a soigneusement conservé pendant près de trente ans jusqu’à les céder sans savoir ce qu’il en était. Intrigués par cet ensemble et persuadés qu’il constituait ce qu’il faut bien appeler « une œuvre », leurs nouveaux propriétaires se sont appliqués à vouloir en savoir plus. Ayant relevé que le mot ECTLECTRC y figurait de manière récurrente sur certains dessins, ils décidèrent de baptiser cet opus du nom d’« Electric Pencil » et poursuivirent leur enquête pour tenter d’authentifier leur auteur. Comme tous les dessins avaient été faits recto verso sur des imprimés à l’entête du « State Hospital for Insane, N°3, Nevada, Mo. » – un célèbre hôpital psychiatrique sis à Nevada, Vernon County, dans le Missouri, actif de 1885 à 1991 –, ils ont vite réalisé que ECT était en réalité l’acronyme de « electroconvulsive therapy », une thérapie par électrochocs. Par recoupements, ils ont pu ainsi établir que cet ensemble de dessins était de la main de James Edwards Deeds. Né à Springfield en 1908, mort en 1987, interné dès l’âge de 17 ans, suite à une altercation familiale extrêmement violente, Deeds a passé la majeure partie de sa vie dans cet hôpital, subissant un traitement d’électrochocs, sans anesthésie, jusqu’à deux fois par semaine. Qu’il y ait résisté plus de quarante ans durant en dit long d’une détermination que l’exercice de sa pratique artistique a de toute évidence permis de maintenir.

comme un livre d’heures Si l’ensemble de ces 140 planches, que l’artiste a pris le soin de numéroter recto verso, présente ici et là quelques lacunes, il n’en constitue pas moins un tout d’un irrésistible intérêt plastique. À les parcourir, on observe tout d’abord quatre types d’images distinctes – des figures, des paysages, des animaux et des objets, ce qui en apparente l’iconographie à une classification de genres artistiques telle que l’histoire de l’art l’a pour partie établie. On relève ensuite que James Edwards Deeds n’emploie à la réalisation de ses dessins qu’un nombre très limité de matériaux, à savoir de la mine de plomb et des crayons de couleurs, seuls médiums auxquels sans doute il avait droit. On constate enfin l’extrême application avec laquelle il exécutait chacun de ses dessins et comment il les calait dans la page selon qu’elle était imprimée au recto et vierge au verso. À les feuilleter dans un premier temps, ces 140 planches s’offrent donc à voir dans une rigueur de composition qui en fait un ensemble construit et réfléchi, comme il en est de ces livres d’heures du passé si soigneusement constitués. Non qu’elles soient ordonnées suivant un quelconque scénario ou qu’elles ambitionnent de composer une narration. Elles sont bien plus comme les arrêts sur image d’un esprit vagabond qui fixent une pensée, une obsession, un souvenir, voire une vision. Comme pour les mémoriser. Comme on monte un album de photos. Les images que dessine l’artiste ne sont accompagnées d’aucune note manuscrite, sauf à identifier les figures représentées ou à mentionner une référence spécifique. Recto verso, Deeds alterne les sujets qu’il traite en combinant la figure humaine à un autre motif, à l’exception de quelques rares feuilles répétant le thème animalier ou celui de la maison.

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des portraits au regard appuyé Qu’ils soient homme ou femme, les personnages dessinés par Deeds présentent nombre de points communs. Ils le sont tous dans une mise en page qui renvoie explicitement leur représentation aux canons en vigueur à la Renaissance (on pense notamment au Portrait de Charles VII par Jean Fouquet) : saisis en buste, de face, rarement de profil, ils apparaissent à l’intérieur d’un cadre soigneusement tracé à la règle et qui porte en sa partie inférieure ou juste au-dessus, en lettres capitales, soit le nom - parfois avec l’âge -, la qualité ou le type de l’individu. Le trait est précis, les couleurs harmonieuses, le fond est neutre de sorte que la figure s’en détache nettement. Tous ont des yeux exorbités qui font basculer l’image du modèle à l’ordre d’une vision éminemment subjective. Il en résulte une galerie singulière, qui mêle certaines personnes que l’on peut penser des connaissances de l’artiste, voire de ses proches, à d’autres vraisemblablement inventées qui n’avouent pas clairement leur source.

des paysages soignés D’évidence, James Edwards Deeds aime à voyager dans sa tête. Des bateaux à roues qui glissent paisiblement sur l’eau, des voitures qui roulent dans un paysage arboré, une montgolfière qui s’éloigne comme un œil à l’infini (référence à Redon ?). D’une planche à l’autre, il imagine tout un monde de paysages naturels ou urbains : ici, des petites collines aux pentes doucereuses et sereines, avec des arbres dont le feuillage fait masse verdoyante ; là, des petites maisons simples comme autant d’abris sûrs, individuelles sinon regroupées et serrées à la façon de ces cités ouvrières utopiques du temps jadis. Ailleurs, il dresse un campement inattendu de tentes parfaitement alignées, trace au cordeau les plans de petits jardins géométriques, dessine toutes sortes de géographies imaginaires invitant à la rêverie. Ses paysages sont parfois ornés d’oiseaux qui traversent le champ iconique en petites colonies.

un bestiaire proprement panthéiste À la façon d’un conteur qui tient à dire son amour de la nature, l’artiste accorde une place de choix dans son art au monde animal. On y croise ainsi, individuellement ou en groupe, tout un bestiaire d’animaux à plumes ou à poils, le plus souvent sauvages mais jamais agressifs : un paon qui ne fait pas la roue mais qui n’en est pas moins fier de son plumage, un écu-

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reuil qui nous regarde stupéfait, un lapin qui nous surveille du coin de l’œil, un poisson qui fait grise mine, des cerfs aux aguets, un petit chat au regard perdu, des lions à la crinière en forme de corolle, des tigres, des singes, un éléphant… Bref, une véritable arche de Noé. À l’instar des humains, leurs yeux quoique moins marqués sont aussi volontiers exorbités. Comme si c’était surtout par le regard que s’exprimait le côté perturbé de l’artiste. En fait, le monde animal de Deeds relève bien plus de la fable, voire d’une sorte de panthéisme naïf (on pense à August Macke) que de toute autre forme symbolique.

le monde matériel de Deeds La grande sensibilité qui couve sous les traits appliqués de Deeds n’est pas moins présente quand l’artiste s’adonne à figurer un éventail, une guitare, un banjo, une chaise, une canne ou une livrée. Il y met aussi le même soin du détail, éventuellement la même richesse de couleurs, preuve si c’était nécessaire d’une relation solidement ancrée au réel. Qu’il fasse le portrait d’un professeur et il s’attache à en figurer les attributs en dessinant avec une extrême précision plumes et encriers – ô chère tautologie ! – tout en le surmontant d’une autre plume qui fait office de coiffe. Ses bateaux et ses voitures offrent à voir des descriptions techniques dignes d’un catalogue spécialisé et ce pont métallique sur lequel passe un train semble sortir tout droit d’une étude d’architecte. Comme si l’école précisionniste américaine des années 1930 – Sheeler en tête – avait joué d’influence sur son travail.

une œuvre atypique Comme il en est de ces œuvres tardivement révélées au regard du public, celle de James Edwards Deeds a fait l’effet d’une bombe quand elle est apparue à New York sur les cimaises de la foire Outsider il y a deux ans. Si la presse américaine, tant généraliste que spécialisée, n’a pas tardé à s’en faire le relais, c’est que l’art de Deeds est d’une force expressive indiscutable. Cela est le fait de ce qu’il en appelle aux rudiments d’un langage plastique universel qui s’impose d’emblée à l’évidence en imprimant notre mémoire d’une charge indélébile. Si, face à ces dessins, il y va tout à la fois d’un mystère et d’une familiarité et que le regard qui s’y porte s’en trouve complice, c’est que l’art de Deeds relève d’un moment commun à toute humanité : celui de dire sa présence au monde quel que soit le contexte dans lequel on vit. Et de le dire avec ses moyens – les moyens du bord – sans afféterie ni ostentation.

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the electric pencil electroshock art

18 story of a discovery An old binding, worn with age, made in a rough, artisanal fashion, its plates hand sewn, its leather damaged in the flesh, its cover illegible. It is impossible, at first sight, to even fathom what it may contain. Once open, it reveals such decrepitude that it no longer performs its original function, that of binding together the sheets of paper it holds. The inside of the binding plates give barely any clues either: on one side, a yellow chalk drawing on a black background is masked by an enigmatic label, bearing a beamy design and the words “JEWEL 508 QUILT.”; on the other side, the same yellow chalk was used to form the childlike rendition of an elephant on red cardboard. The 140 independent sheets of paper it contains are, however, much more loquacious, and form a genuine artistic treasure: a series of naively penned drawings of great graphic

variety and substance. A fourteen-year-old boy found this treasure in the trash one day, during the 1970, and kept it safe for almost thirty years before giving it away without ever knowing what it was. Intrigued by this aggregate, and convinced that it formed what could only be called a “body of work”, the new owners set out to learn more about it. Having noticed the recurring presence of the word ECTLECTRC in some of the drawings, they decided to name this opus “Electric Pencil” and pursued their investigation, trying to identify its author. Since all the drawings had been made on both sides of letter paper bearing the header “State Hospital for Insane, N°3, Nevada, Mo.” – a famous psychiatric hospital located in Nevada, Vernon County in the state of Missouri, active between 1885 and 1991 –, they soon realised that ECT was the acronym for “electroconvulsive therapy”, better known as electroshock therapy. By crosschecking information, they were able to establish that the book they had in their possession had been created by a man named James Edwards Deeds. Born in Springfield in 1908, he died in 1987. He had been committed at the age of 17, after an extremely violent altercation with his family, and spent most of his adult life in this hospital, receiving electroshock therapy up to twice a week, without any anaesthetic. That he managed to survive such a treatment for more than forty years shows a staunch determination that his artistic practice evidently sustained.

like a book of hours There are 140 sheets, that the artist carefully numbered on both sides. Even though a few went missing here or there, they still form a whole grouping of irresistible visual interest. Leafing through, four distinct types of images immediately emerge: people, landscapes, animals and objects, which means that his iconography partly matches the historic classification of pictorial genres in art. Then, it becomes apparent that Deeds created his drawings using a very limited number of materials, lead pencils and crayons, probably the only mediums he was allowed to use. Lastly, he displayed extreme accuracy in the way he executed each of his drawings, in how he would lay them out on the page, depending on wether it was printed on one side or blank on the other. These 140 pages immediately offer a very visible and rigorous sense of composition, carefully constructed and thought through, making it akin to the painstakingly elaborate Books of Hours from times past. Not that they follow a scenario of any kind, nor do they ambition to constitute a narrative. They are more like film stills from a wandering mind, capturing a thought, an obsession, a memory, even a vision. As if to memorise them. As if he was creating a photo album of his psyche. The images the artist draws are never explained by handwritten annotations, except to identify people or to mention a specific reference. Deeds alternated the subjects he represented on each side of the paper, combining a human figure with another motif, some images repeating the theme of the house, or of animals.

strong-eyed portraits Wether they be men or women, the characters that Deeds represents share many common elements. They are all in a layout that explicitly refers to the conventions of the portrait established during the Renaissance (most famously exemplified in the Portrait of Charles VII by Jean Fouquet): cropped under the shoulders, facing

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straight, or more rarely in profile, they are inside a frame, carefully outlined using a ruler, that bears, inside or just above its lower part, the name, sometimes age, quality or type of the individual. The strokes are precise, the colours harmonious, and the background is neutral, giving full prominence to the face. Each one of them has bulging eyes, causing the study of an existing model to slip into the realm of an eminently subjective vision. The result is an idiosyncratic gallery of portraits, showing faces who may very well have belonged to people the artist knew, maybe even his close kin, mixed with others who confess no distinct source and were most likely invented. detailed landscapes Evidently, James Edwards Deeds liked to travel in his own head. Ships on wheels peacefully gliding across water, cars driving through a wooded landscape, a hot air balloon rising into infinity like an eye (a reference to Odilon Redon?). From one page to the next, he imagines a whole world of natural and urban landscapes: here, little hills with sweet and peaceful slopes and the green mass of a wood’s foliage; there, tiny simple houses, like so many safe and cozy havens, standing alone or grouped together like the utopian worker’s housing projects of yore. Elsewhere, he shows a surprising encampment of perfectly aligned tents, draws the precise outlines of small geometric gardens, and all kinds of dream-inducing imaginary geographies. His landscapes are sometimes adorned with miniature colonies of birds, crossing the iconic field.

a truly pantheistic bestiary Like a storyteller who tells his love of nature, Deeds gives a prominent place to the animal kingdom in his art. We see individual or groups of animals of fur or feather, mostly wild but never aggressive: a peacock with folded tail but still proud of his plumage, a squirrel looking in bewilderment, a rabbit giving us a sideways glance, a depressed-looking fish, an alert deer, a kitten who seems lost, lions with corolla-shaped manes, tigers, monkeys, an elephant... in a word, a veritable Noah’s ark. Like the humans’, even though they are less prominent, their eyes are often bulging. As if Deeds’ madness was to be seen mostly in the eyes. In fact, his animal kingdom is more fable-like, even naively pantheistic (a little like August Macke’s), than truly symbolic.

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deeds’ material world The great sensibility that suffuses Deeds’ careful pencil strokes is just as visible when he decides to represent a fan, a guitar, a banjo, a chair, a walking stick or a livery. He displays the same care, attention to detail, richness of colour as the case may be, proving if necessary a well-rooted relationship with reality. If he decides to make the portrait of a professor, he will also represent his attributes, drawing with great precision a quill and inkwell – dear tautology! – while giving him a feather for a hat. His boats and cars offer technical descriptions that wouldn’t be out of place in a specialised catalogue, and the metallic bridge on which a train passes seems copied from an architect’s study. As if the precisionist school of American paining – especially Sheeler – had influenced his work. an atypical body of work As often happens when works of art are revealed to the public quite late, those of James Edwards Deeds were like an explosion when they appeared during the Outsider Art fair in New York, two years ago. If the general and specialised American press immediately broadcast this discovery, it is because Deeds’ art has an indisputable expressive power. It is because he draws upon the basic elements of a universal visual language, becoming immediately obvious and imprinting our memory with a permanent charge. These drawings evoke both a mystery and a familiarity, the eye that falls upon it becomes immediately complicit, and that is because Deeds reveals a moment that is common to all of humanity: the moment when we make our presence known to the world, whatever our circumstances. And making it known with what we have, what’s available, without affectation or ostentation.

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