Franziska Furter
Franziska Furter
Nico Anklam Fredrik Sjรถberg Karine Tissot
4
Bourdon knotted nylon, Ø 28 cm 2010 5
Draft VIII pencil on paper, 140 × 110 cm [Yverdon-les-Bains, CACY, “Liquid Days”, 2017] 2010 6
Rime installation, glass, carpet, 42 m2 2010 7
Scribbles installation, glass, approx. 16 m [Yverdon-les-Bains, CACY, “Liquid Days”, 2017] 2017 8
9
Liquid Days installation, straw, wire, var. dim. [Yverdon-les-Bains, CACY, “Liquid Days”, 2017] 2017 10
Corona IV ink on paper, 151 × 125.5 cm 2012 11
12
Liquid Days straw, wire, var. dim. [Yverdon-les-Bains, CACY, “Liquid Days”, 2017]
Corona XI ink on paper, 151 × 125.5 cm
2017
2012
Vainqueur et vaincu ne sont que gouttes de rosée, qu’éclairs d’orage – ainsi devrions-nous voir le monde.
L’intervalle,
Ouchi Yoshitaka (1507 – 1551)
l’espace, la
Dans la brume de graphite qui opacifie Internal Friction/Yuki 1 se découpent des formes géométriques claires. Incisives. Ces réserves de papier sont en effet délimitées par des contours nets. Exemple notoire que le vide ici n’est pas ce qui n’est pas. Que, dans l’œuvre de Franziska Furter, loin d’être synonyme de flou ou d’arbitraire, il est le lieu interne où s’établit un réseau de souffles vitaux. Non moins essentiel que le célèbre couple yin-yang, le vide se présente, on le sait, comme un pivot cardinal dans le fonctionnement de la pensée orientale. Pour les Japonais, être vide signifie « être plein de rien », un rien qui pourrait être habité. Sans tenir compte de la notion philosophico-religieuse qu’on peut lui associer, le vide, chez Franziska Furter, s’avère être un élément qui se fait plus présent ces dernières années, éminemment dynamique et agissant, permettant au plein d’atteindre une vraie « plénitude » 2.
1
durée
Dans l’ordre du réel de la Chine traditionnelle, au vide correspond une représentation concrète qui est celle de la vallée : creuse et – dirait-on – vide, elle nourrit les choses qu’elle contient sans jamais se laisser ni déborder ni tarir 3. Pour la culture de l’Asie orientale, l’image de la vallée est intrinsèquement liée à celle de l’eau, élément apparemment inconsistant qui donne toutefois vie à tout. Si Franziska Furter l’a représentée sous forme de lacs dans ses paysages noir et blanc 4, elle l’a ensuite utilisée pour diluer l’encre dans d’autres compositions 5, avant d’en faire un paramètre fondamental dans l’élaboration des dessins marbrés 6 obtenus par la flottaison d’encres à la surface de l’eau. Sans cette dernière, le dessin des Corona 7 n’aurait en effet pu glisser puis se déposer sur la feuille. Par son unité interne et sa capacité de variation, le motif ainsi obtenu apparaît à la fois un et multiple, impliquant volume et lumière, rythme et couleur. En tant que « plein », il donne
Internal Friction / Yuki, 2009, encre et crayon sur papier, 33 × 48 cm, coll. privée
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En effet, sans vide, aucun éclat ne serait possible dans Vision (Sopor) – 2008, crayon sur papier, 30 × 42 cm, coll. de l’artiste –, aucune lumière n’apparaîtrait dans Vision (Largactil) – 2008, crayon sur papier, 30 × 42 cm, coll. privée –, aucune relation ne serait non plus possible, aussi inframince soit-elle, dans l’installation présentée à Berlin en 2007 (Artprojects) entre One More Breath (2007, encre sur papier, 206 × 350 cm, coll. Frac Alsace) et Airborne (2007, bois, colle, peinture au spray, polystyrène, dim. variables, coll. Frac Alsace) aucune profondeur ne se jouerait dans Monstera (2006/2007–2012, métal, papier ou PVC, colle, nylon, dim. variables, court. de l’artiste et galerie Lullin + Ferrari, Zurich), monumental dessin découpé dans l’espace.
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Il est intéressant de relever que Franziska Furter conjuguait déjà la présence du vide avec l’image de vallées en 2004 dans la série des cartes postales View (2004, vernis sur carton, 10,5 × 15 cm ou 15 × 10,5 cm, coll. privée et publique), esquissant les contours d’une démarche qui allait se préciser en ce sens.
4
Remind Me, 2006, encre sur papier, 208 × 413 cm, coll. Credit Suisse, Zurich
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Citons, à titre d’exemple, Internal Friction, série de dessins, 2009, crayon et encre sur papier, 33 × 48 cm.
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Les trois séries fondées sur la technique de la marbrure sont Corona, Turbulences et Scattered Rainbow. Franziska Furter utilise l’encre et quelques gouttes de savon pour obtenir des ronds : Corona, 2012, série d’encres sur papier, 151 × 125,5 cm, coll. privée et coll. Kunstmuseum, Bâle ; Turbulences, 2014, encre sur papier, 62,5 × 92 cm, coll. de l’artiste et Kupferstichkabinett, Berlin, et Scattered Rainbow, 2014, série d’encres sur papier, 29,7 × 20 cm, coll. privée. 7
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Voir note 6
Internal Friction / Yuki pencil and ink on paper, 33 × 48 cm 2009 15
Monstera metal, paper, glue, nylon, var. dim. [Freiburg, Kunstverein, “Ausgezeichnet!�, 2007] 2007 17
Turbulences ink on paper, 62.5 × 92 cm each [Berlin, Schleicher/Lange, “Turbulences”, 2014] 2014 18
à voir une structure, alors que le « vide » intervient obscur, du tendre-puissant, du virtuel-manifesté, à tous les niveaux : dans les détails du mouvement, animés avant toutes choses par un courant vital. jusqu’à la composition d’ensemble, signe parmi Une goutte de savon a rencontré une goutte les signes, il assure au système son unité. d’encre noire. Qui, par ses infinies nuances, est Tout autant dominée par le vide, la série suffisamment riche pour incarner toutes les variaTurbulences 8, également sortie de l’élément tions de couleurs qu’offre le monde. Ainsi en est-il aqueux, révèle un trait parfaitement émancipé. de la pensée traditionnelle asiatique. Et de la senNi ligne sans relief ni simple contour des formes, sibilité de Franziska Furter, développée bien avant bien au contraire, ce dernier capte le flux interne sa découverte du Japon en 2016 12. Preuves en sont des choses, traduit le souffle qui l’anime par son ses collages (Shape 13), natures mortes découpées plein et son délié, son concentré et son dilué, sa et recomposées qui tiennent de cet équilibre donpoussée et son arrêt dans le même temps. À la nant du sens et de l’harmonie. Qui envisagent le fois forme et teinte, volume et rythme, impliquant « beau » en relation avec le « vrai ». Et auxquels une densité fondée sur une économie de moyens on pourrait appliquer une fois encore les dires de si chère à l’artiste. Par son harmonie, ce trait ré- Matisse : « […] J’avais déjà remarqué que dans les sout également le conflit existant depuis toujours travaux des Orientaux le dessin des vides laissés entre le dessin et la couleur, la représentation du autour des feuilles comptait autant que le desvolume et celle du mouvement. Henri Matisse sin même des feuilles. Que, dans deux branches écrivait : « Dans le dessin, même formé d’un seul voisines, les feuilles d’une branche étaient plus trait, on peut donner une infinité de nuances à en rapport avec celles de sa voisine qu’avec les chaque partie qu’il enclôt […]. Il n’est pas possible feuilles de la même branche 14. » Dans le rapport de séparer le dessin et la couleur […] 9. » Et : « Le que l’artiste bâloise entretient avec le Pays du dessin est une peinture faite avec des moyens ré- Soleil Levant, on relèvera aussi les nombreuses duits. Sur une surface blanche, avec une plume et références faites dans les années 2000 aux mande l’encre, on peut, en créant certains contrastes, gas traduites dans différents formats qui vont créer des volumes ; on peut, en changeant la qua- du dessin 15 à la peinture murale 16. Et, quand la lité du papier, donner des surfaces souples, des couleur émerge non sans surprise dans les récents surfaces claires. Des surfaces dures sans mettre Scattered Rainbow 17, elle semble s’être échappée ni ombres ni lumières 10. » des Erratic Pebbles 18 que Franziska Furter réalisait en 2008 en s’inspirant du suiseki, tradition Exécutés de façon spontanée et sans retouches japonaise des pierres méditatives 19. Sans compter tout en offrant la tension d’un dilué-concentré, que la technique de la marbrure évoquée plus les dessins marbrés noir et blanc 11 de Franziska haut trouve son pendant extrême-oriental dans Furter se conjuguent sur les dichotomies du clair- le suminagashi – « encre qui flotte sur l’eau en
8
Voir note 6
9
Henri Matisse, « Rôle et modalité dans la couleur », propos recueillis par Gaston Diehl, dans Écrits et propos sur l’art, éd. Hermann, Paris 1972, p. 200 10
Henri Matisse, « Rôle et modalité dans la couleur », op. cit., p. 200
11
Référence encore une fois aux séries Corona et Turbulences. Voir note 6
12
En 2016, Franziska Furter a bénéficié d’une résidence de trois mois au Japon (Atelier Mondial, Bâle).
13
Série intitulée Shape (2014) dont chaque pièce comporte un sous-titre (Shape/Nigeq, 25,4 × 36,4 cm ; Shape/Alize, 25,5 × 24,3 cm, Shape/Cers, 27 × 31 cm, collage, papier). 14
Henri Matisse, « Lettre à André Rouveyre sur le dessin de l’arbre datant vraisemblablement de 1942 », dans Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 168 15
Big Hug, 2003, série d’aquarelle et crayon sur papier, 19 × 27 cm, coll. privée et MoMa, New York, et Vision (Sopor), 2008, crayon sur papier, 30 × 42 cm, coll. de l’artiste 16
Fighter, 2005, gouache sur mur, dim. variables, coll. Kunstkredit Basel-Stadt
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Série d’encres en couleurs sur papier, 2014, 29,7 × 20 cm
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Erratic Pebbles, 2008, techniques mixtes, diamètre entre 10 et 30 cm env. dépendant des pièces, coll. de l’artiste et coll. Credit Suisse, Zurich 19
Franziska Furter a réalisé cette série de pierres pour apporter des éléments de réponse à la démission des couleurs dans son travail. 19
mouvement » –, et que certaines de ses nouvelles productions 20 reprennent des motifs de shoji 21.
comme Mojo 32, un bouquet suspendu de couleurs baroques, ou, plus évanescents, les fils irisés et entremêlés du dispositif OBAFGKMLT 33. Une fois de plus, l’espace vide est primordial, il accueille la lumière, les courants d’air, des éléments devenant constitutifs de l’œuvre, tout comme l’oxygène, le soleil, le vent et les rêves le sont de la vie.
Depuis toujours, chez Franziska Furter, le trait ne se limite pas à deux dimensions, trop réductrices pour exprimer à elles seules la force de la ligne. Il verse régulièrement dans la troisième dimension exploitée dans des installations de fils 22, de métal brodé 23, de breloques 24 ou de papiers découpés 25. Composant un monde où les choses sont à la Circulaire 26, en suspension 27, anguleux, rampant, fois présentes et absentes, Franziska Furter joue voire menaçant 28, le trait participe non sans sur la frontière ténue qui existe entre le visible et séduction à ces visions réelles et surréelles que l’invisible. En cultivant l’art de ne pas tout montrer, nous livre l’artiste, tantôt explosives, tantôt apai- elle maintient vivant le souffle, intact le mystère, santes, toujours évocatrices de rêve et de vécu ou vibrante la vision, et nécessaire le vide. L’artiste de rêve éveillé. Il arrive en effet, parfois, que les travaille avec les notions d’émergence et de résurrêves deviennent réalité 29, comme les bulles de gence – que ce soit avec des formes organiques, savon éclatent à l’air libre ou les nuages naissent végétales ou des éléments géométriques. Tout de la condensation de l’eau … des mirages d’où l’art de l’exécution réside dans les intervalles et émanerait Vision Cloud 30 – rien d’autre somme les suggestions fragmentaires. Il y a une nécessité toute que des intuitions qui bouleversent la pers- de « savoir laisser ». Comme l’écrit Hidéo Kamata : pective linéaire. Des nuages qui semblent avoir « La vérité ne peut pas se transmettre par la padissipé toute représentation figurative depuis les role, la vérité existe dans le vide entre les paroles, derniers grands travaux réalisés à l’encre de Chine entre les lignes 34. » Si la philosophie occidentale il y a dix ans 31. Exprimant les signes d’une pensée est davantage une ontologie qu’une pensée du sensible, les travaux de Franziska Furter relèvent vide, il est plusieurs penseurs, dont Henri Michaux, avec acuité les entre-deux, les impressions, les vi- qui ont su s’exprimer sur le sujet : « […] Plus grand sions, et le flux d’énergies. Des nébulosités, elle en qu’un temple/Plus pur qu’un dieu/ « Rien » suffit/ déploie à cet effet dans différentes formes encore, Frappant le reste d’insignifiance […] 35. »
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Série de dessins, Ich taumeltürme, 2016, différentes techniques telles que l’encre, le graphite, la gouache ou l’aquarelle sur papier, 21 × 14,8 cm, coll. de l’artiste et coll. Credit Suisse, Zurich 21
Offrant un lien entre l’intérieur et l’extérieur dans les maisons japonaises, les shoji sont des cloisons coulissantes faites de papier de riz et de bois avec croisillons, des panneaux translucides. 22
OBAFGKMLT, 2012, fil métallique, dim. variables
23
Gust, 2012, métal, fil métallique, diamètre 30 cm
24
Mojo, 2012, métal, bois, bambou, cuir, verre, tissu, plastique, coquillages, ressorts, diamètre 150 cm env., court. de l’artiste et galerie Lullin + Ferrari, Zurich. Dispositif présenté dans le cadre de l’exposition « Géométrie variable », Les Crayères, Reims 25
Monstera, 2006/2007–2012, voir note 2
26
Série Island Est, 2014, métal, fil métallique, 18–24 cm env. dépendant des pièces
27
À titre d’exemple, citons Rift, 2011–2017, plastique, tissu, dim. variables, et Some Echoes, Some Shadows, 2011, plastique, tissu, dim. variables, ou Spells, 2014, fils de fer, laiton, dim. variables 28
From the Corner of Your Eye, 2008, plastique, fil, dim. variables, présenté à Riehen en 2008 (Alexander Clavel Stiftung), à Paris en 2009 (Fondation Ricard) et à Bruxelles en 2012 (« Extended Drawings », CAB) 29
Dans l’un de ses dessins, Franziska Furter emploie un tampon qui, dans un geste répété à l’infini, imprime en couleurs « Dreams come true ». 30
Série de dessins, 2016, crayon, acrylique, encre sur papier, 132 × 110 cm
31
Les dernières occurrences d’éléments à proprement parler figuratifs dans les travaux de Franziska Furter remontent à ses grands dessins réalisés à l’encre de Chine dans les années 2006–2007. 32
Voir note 24
33
Voir note 22
34
Hidéo Kamata, Les Japonais ne sont pas ceux que vous croyez, éd. Ellébore, Paris 1993
35
Henri Michaux, cité par Marianne Béguelin dans Henri Michaux, esclave et démiurge ; essai sur la loi de la domination-subordination, éd. L’Âge d’Homme, Lausanne 1974, p. 174 20
Shape/Cers collage, paper, 27 × 31 cm 2014 21
Franziska Furter fait ainsi surgir de l’ombre des formes qui ne sont jamais « trop-achevées ». Pensons à sa série Shadows 36 qui fait de son art non pas un exercice purement esthétique, mais une pratique qui engage le regard, l’être physique comme l’être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente. Dans les installations Scribbles 37 ou Glimpse 38, le vide – entendu comme espace non-rempli – occupe la majorité de la composition. Le regard sent pourtant que celui-ci n’est pas une présence inerte, mais au contraire qu’il est parcouru de souffles reliant le monde visible – suggéré par des signes graphiques 39 – à un monde invisible. Rappelant également que le Mā en japonais signifie certes l’intervalle, l’espace, la durée, la distance, non pas celle qui sépare mais celle qui unit. Ainsi en allait-il des installations jumelles Some Echoes, Some Shadows 40 et Rift présentées conjointement en deux lieux différents… Karine Tissot
36
Shadows I à IX, 2013, crayon sur papier, 21 × 29,7 cm, coll. privée
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Scribbles, 2015, installation d’éléments de verre noir, dim. variables, coll. de l’artiste et Roche Art Collection, Bâle. Elle a été présentée au Kunsthaus Baselland à Muttenz, à l’occasion de la Regionale 16. Une version réduite du même dispositif était présentée à la Villa dei Cedri de Bellinzone (Museo Civico) au printemps 2016. 38
S’appuyant sur la série Fath (2011, feuille d’aluminium, colle sur papier, 29,7 × 21 cm, coll. de l’artiste), Franziska Furter a réalisé à la Villa dei Cedri de Bellinzone (Museo Civico) en 2016, dans le cadre de l’exposition « Dimensione Disegno. Posizioni contemporanee », une installation avec les mêmes motifs directement appliqués sur le mur intitulée Glimpse. 39
Comme des fils de verre noir dans l’installation Scribbles (voir note 37) ou comme dans Glimpse (voir note 38) dont les motifs esthétisent le gribouillis – réorganisé, structuré, soigné – et constituent comme un pattern de papier peint blanc sur blanc appliqué aux murs d’une maison de maître. 40
Some Echoes, Some Shadows, 2011, tissu, plastique, dim.variables, exposition « En Piste ! », Centre d’art contemporain, Chamarande. Cette première occurrence faisait écho à l’installation noire similaire portant le nom de Rift (voir note 27) et présentée simultanément à la galerie Lullin + Ferrari à Zurich. Some Echoes, Some Shadows a ensuite été remontée (notamment en 2013 au Lichthaus, Kunstverein Arnsberg) seule. 22
OBAFGKMLT wire, var. dim. 2012 23
Rift installation, plastic, fabric, var. dim. [Zurich, Lullin + Ferrari, “Hyle�, 2011] 2011 24
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