Cinéma underground dans l'Espagne franquiste - Interview

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Le cinĂŠma underground dans l'Espagne franquiste Interview


José María Caparrós Lera

directeur du Centre d'Investigacions Film-Histò

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òria

Professeur à l’université de Barcelone et auteur de nombreux livres de référence, José María Caparrós Lera nous offre un panorama complet sur le cinéma underground durant la dictature franquiste. Halte sur l’histoire atypique et mouvementée d’un cinéma contestataire. Propos recueillis et traduits de l'espagnol par Marys Hertiman

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N T E R V I E W

Que reflète le cinéma espagnol réalisé entre 1939 et 1975 ? JMCL : Avant tout, il reflète la dictature franquiste ; c’est­à­dire, qu'il est un témoignage de la réalité sociale de cette longue période, avec ses vertus et ses misères. Mais, en même temps, on réalise des films qui critiquent le régime de manière masquée, qui reflètent également, une opposition au système, dans les limites qu'avait instauré le censeur. Beaucoup de films récents ont reconstitué les misères de la guerre et de la dictature, d’une manière édulcorée, presque idyllique, comme dans le cas de La Lengua de las Mariposas ou Belle Époque. Mais, en maquillant l’amertume de ces périodes, n’est on pas en train de nier tout compromis historique, en faisant une reconstitution nostalgique d’une République qui n’a jamais existé ? JMCL : Cette reconstitution arrive comme un besoin par rapport aux films propagandistes tournés durant la période de dictature1. Lors du retour de la démocratie, il y a eu un « boom » des films dans lesquels les nationalistes étaient les méchants et les républicains, les héros ; mais il y avait des « bons » et des « méchants », des « héros » et des « scélérats », dans tous les camps. C’est la loi de la pendule. Comment éviter la censure afin de pouvoir faire un cinéma propre et indépendant ? JMCL : C’est très difficile, mais en Espagne, durant l’époque franquiste, ont émergé des films qui ont réussi à leurrer l’organe censeur. Je pense particulièrement aux films de Juan Antonio Bardem et

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Luis García Berlanga, et surtout Carlos Saura, qui a fait plusieurs films politiques. Et puis, après le nouveau cinéma espagnol des années 60, est né un cinéma indépendant – en 16 mm et nommé cinéma marginal ─ un peu analogue au mouvement underground américain. Dans une interview, vous avez dit que « les films sont un témoignage de la réalité sociale et l’évolution propre du monde contemporain. Le cinéma européen fait le portrait de notre Vieux Continent, la culture de ses divers pays et de ses gens… » Considérez­vous que le cinéma espagnol de cette période tente de recomposer la réalité historique ? JMCL : Certainement, les films sont testimoniaux, comme c’est le cas de Surcos (1951) de José Antonio Nieves Conde, ¡Bienvenido Mister Marshal! (1952) et El Verdugo (1963) de Berlanga, Muerte de un ciclista (1955) et Calle Mayor (1956) de Bardem, La Caza (1965) de Carlos Saura, ou Nueve cartas a Berta (1965) de Basilio Martín Patino, pour ne citer que quelques films. Ils sont un reflet de la réalité historique. Mais maintenant, dire qu’il s’agit d'un cinéma indépendant, cela peut être débattu, car tous les films étais soumis à la censure et dépendaient du contexte politique en question. Si pour Franco le cinéma était une machine créatrice de mythes, pour les cinéastes undergrounds ou plus indépendants, que représentait­il ? JMCL : Je ne suis pas sûr que pour Franco le cinéma était une telle machine, car le Dictateur était pratiquement cinéphile ─ il visionnait en moyenne deux films par semaine dans le Palais de El Pardo ─ et n’a pas réussi à faire triompher le cinéma de propagande qu’il avait essayé de créer dans les premières années de l’autarcie (avec Raza écrit par lui­même). Par conséquent, pour les cinéastes indépendants, c’était un média d’expression, ou de

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« contestation », si on veut le nommer ainsi.

Les productions indépendantes de l’époque gardent elles une signification particulière dans l’histoire ibérique ? Si c’est le cas, ces œuvres ont elles un sens au jour d’aujourd’hui ? JMCL : Elles [les œuvres] sont les témoins d’une époque. De 1930 à 1990, des films comme La Aldea maldita (1930) de Florián Rey, sur l’exode de la campagne à la ville, en passant par Aurora de esperanza (1937), de Antonio Sau, autour de la crise prolétaire des années 30, jusqu’aux films de reconsti­ tution historique comme le chef­œuvre de Victor Erice, El Espíritu de la colmena (1973) métaphore de l'après­guerre espagnole, ou Los santos inocentes (1984) de Mario Camus, sur le monde rural des années 60, pour ne citer qu'eux, ont aujourd'hui une grande valeur historiographique. Savez­vous quelle a été la réaction du public envers les productions indépendantes ? JMCL : En réalité, ce type de cinéma n’a jamais été commercial. C’était des intellectuels qui les reconnais­ saient. Quant au grand public, il n’a pas été très sensible – ou très peu ─ à ces productions. Elles sont mieux valorisées mieux avec le temps, elles sont considérées comme contemporaines. Le cinéma indépendant­underground, est­il une manière de se (re)approprier ou de (re)faire l’histoire ? JMCL : C’est très difficile de considérer comme cinéma indépendant les œuvres et les auteurs qui dépendaient de l’organe censeur et qui étaient soumis à un régime dictatorial. On peut dire à la rigueur, qu'il y a eu des cinéastes marginaux qui ont essayé, quoique sans succès, cette réécriture de l’Histoire. Toutefois, dans la démocratie, il existe des réalisateurs indépendants – quoique soumis aux subventions ─ qui ont révolutionné l’industrie cinématographique espagnole. Surtout, dans le mouvement que j’ai nommé Jeune Cinéma Espagnol, particulièrement développé dans ce nouveau siècle et


avec une forte présence de femmes réalisatrices.

Muerte de un ciclista (J. A. Bardem), Viridiana (L. Buñuel) et El Espíritu de la colmena (V. Erice). Trois films et un même objectif : le reflet d’une société marqué, bouleversée. Quelle impression tirez­vous de ces œuvres ? JMCL : Le film emblématique de Bardem est le reflet de la bourgeoisie madrilène, avec ses misères et ses contradictions. La pièce de Buñuel, est une démonstration surréaliste de l’Espagne éternelle. Enfin, l’œuvre d’Erice, un paradigme, s’est inséré dans l’histoire comme le meilleur film autochtone de tous les temps. Dans votre article « L’histoire s’apprend dans les salles de cinéma », vous reprenez S. Kracauer qui affirmait que « les films d’une nation reflètent la pensée collective d’une manière plus directe que tout autre média. » Néanmoins, les films d’une

Juan Antonio Bardem et Luis García Berlanga

nation pouvaient aussi conditionner les pensées, tel est le cas du cinéma soviétique, nazi ou encore le cinéma franquiste, le second front de propagande du régime. Que pouvez­vous nous dire à propos de cela ? JMCL : Évidemment. Par exemple, avec les films historiques de la CIFESA (La Compañía Industrial de Film Español, S. A.), durant la première partie de l'après­guerre, on a vendu l’image d’un Empire qui pouvait exister grâce à l’Espagne de Franco. Mais aussi, pendant le tardofranquisme, le phénomène de la « nudité » est apparu2 et a entretenu une société réprimée ; répression qui explose avec la crise du financière et gouvernamentale. En plus, il y avait les actualités filmées avec le NO­DO (acronyme de NOticiarios y DOcumentales [actualités et documen­ taires]), l’autre front important de propagande, lequel est devenu l’« histoire officielle » de la dictature de Franco.

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Dans le même article, vous affirmez que « le cinéma de fiction montre les faits quotidiens. » Mais, comment et sous quel prisme ? JMCL : Il se montre toujours de manière subjective, selon la perspective de chaque auteur. Cependant, comme le maître Marc Ferra m’a dit une fois, les meilleurs films historiques sont ceux qui traitent du quotidien – faits divers disait­il ─. Nous avons ainsi des titres comme : Ladri di bicicletta (Vittorio di Sica, 1948) ou The Third man (Carol Reed, 1949), paradigmes de l'après­guerre italienne et de la crise de la conscience européenne au début de la Guerre Froide. On peut également mentionner des exemples espagnols plus récents, avec les films testimoniaux de Gracia Querejeta e Icíar Bollaín. Durant les années 50, émerge un événement extraordinaire, qui a bouleversé la façon de faire du cinéma en Espagne. Les Conversations de Salamanque sont ainsi, un exemple d’engagement et d’inventivité. Quels souvenirs gardez­vous de cet événement ? JMCL : C’était la première rencontre d’Opposition envers le franquisme (1955). Là, se sont établit quelques­unes des bases du Nouveau Cinéma Espagnol des années 60. Avec le temps, sont apparus les « ennemis » de ces Conversations historiques. Mais, il faut admettre que c’était très courageux, si on tient compte du contexte politique. Pendant de longues années, quelques­unes de ses conclusions sont restéé d’actualité dans le panorama culturel. Quel sont les legs laissés par le groupe des « Trois Bes » (Berlanga, Bardem et Buñuel) ? JMCL : Le tandem Berlanga­Bardem est le grand précurseur du Nouveau Cinéma Espagnol, ils ont réadapté l’héritage du néoréalisme italien à l’espagnole. Quant à Buñuel, maître du surréalisme, il a influencé des auteurs comme Carlos Saura ─ qui se considère lui­même le disciple de celui­ci ─, ou encore, des cinéastes très intimistes comme Manuel

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Gutiérrez Aragón, proche du réalisme magique. Quel était l’importance de l’École de Barcelone ?

JMCL : C’était une variante de la “nouvelle vague” des

années 60, contraire au cinéma qui se faisait à l’époque à Madrid ; un mouvement expérimental et avant­gardiste, plus proche de l’Europe que de l’idiosyncrasie typique hispanique. Dans votre article « Est­il possible d'expliquer l’Histoire avec le cinéma? » Vous reprenez le théoricien Robert A. Rosenstone, pour qui « c’est le moment où l’histoire doit accepter le cinéma comme un nouveau type d’Histoire, à côté de l’histoire écrite et de l’histoire orale. » Néanmoins, J. A. Bardem assurait que « le cinéma espagnol est politiquement inefficace, socialement faux, esthétiquement nul, intellectuellement intime et industriellement rachitique » (Conversations de Salamanque). Que pouvez­vous nous dire à propos de cela ? JMCL : Les déclarations critiques de Bardem remontent à 1955, faisant référence à la situation particulière de la cinématographique espagnole de l’époque. Quant à l’affirmation du professeur Rosenstone (1995), il s’agit d’une défense du cinéma comme source instrumentale de la science historique. Le premier est un cinéaste qui analyse les films de son pays ; le second est un historien qui, quarante ans plus tard, revendique les films comme une autre façon d’écrire l’histoire. Après toutes ces années comme spécialiste du cinéma, que retenez­vous du cinéma hispanique, et en particulier, du cinéma indépendant ou underground réalisé durant la période franquiste ? JMCL : Le cinéma espagnol, que ça soit au service du système franquiste ou celui considéré comme indépendant, a été ─ et continue de l’être ─ une source historique permanente, un témoignage important pour étudier et comprendre la dictature de Franco. Car, à travers les films de cette période, nous


pouvons voir comment était la société espagnole : ses gens, sa manière vivre, ses façons d’aimer, d’agir, de souffrir, de parler et même de se vêtir. Et, il faut tenir compte que ce cinéma a permis aux espagnols ─ tant bien que mal ─ à « rêver éveillés » dans les salles cinématographiques durant ses quarante années de dictature. José María Caparrós Lera,

est professeur d'histoire du cinéma, directeur du Centre d'Investigacions Film-Història (Université de Barcelone) et membre de l'Académie des Arts et des Sciences Cinématographiques d'Espagne et de l'International Association for Media and History.

Notes :

Livres :

1 .- La récente histoire hispanique retransmise par les médias audiovisuels s'est montré soit de manière positive, comme l'avait présenté durant près de 50 ans le No-Do, soit de manière négative comme l'ont fait les films de Berlanga, Saura, Buñuel et Bardem. Ces films fonctionnent alors comme une bouffée d'air dans une atmosphère assez dense et complexe comme celle de la dictature franquiste.

1 .- Caparrós Lera, J-M,

2. - Le phénomène de la nudité commence en Espagne au début des années 70 avec le film No desearás al vecino del quinto (Ramón Fernández, 1 970). Il s'agit principalement de la parution films où le corps, souvent des femmes, est exhibé, mais aussi de la parution d'un cinéma à caractère érotique. Le succès de ces films arrivera peu après la mort du Caudillo, notamment en 1 978 avec la suppression de la censure.

Arte y Política en el Cine de la República (1931­1939). Edicions

Univers, Universitat de Barcelona, Barcelone, 1 981 . 2. Caparrós Lera, J-M, El cine español bajo el régimen de Franco, 1936­1975. Edicions Univers, Universitat de Barcelona, Barcelone, 1 983. 3.- Caparrós Lera, J-M, El cine de fin de milenio (1999­2000). Ediciones RIALP, Madrid. 4.- Caparrós Lera, J-M, El Cine Del Nuevo Siglo (2001 -2003). Ediciones RIALP, Madrid. 5.- Caparrós Lera, J-M, Historia del español. T&B editores, Madrid, 2007.

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