DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE ET VILLE INTELLIGENTE, LES MOTEURS DE LA SOCIÉTÉ DE DEMAIN ? Mémoire Design et Management de l’Innovation Interactive, promo 2019 Claire Lassansaa sous la direction de Nadia Wolff
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REMERCIEMENTS Tout d’abord je tiens à remercier Nadia Wolff qui a accepté d’être ma directrice de mémoire, Gwyddyan Buvelot, Marine Albarede, Laurence Comparat, Laurent Deslattes, Jeany Jean-Baptiste et Alexandre Pennaneac’h pour le temps qu’ils m’ont consacré, pour leurs échanges constructifs et enrichissants, ma maître d’apprentissage Elodie Weber, mes amis, famille et relecteurs Bernadette Crabos, Marie Lassansaa, Hugo Reynaud et Elie Barbereau.
SOMMAIRE Introduction
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Les enjeux de la ville intelligente
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La place du citoyen dans ces nouvelles villes
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la ville intelligente, ville aux multiples facettes
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Conclusion
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Bibliographie
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Annexes
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INTRODUCTION 1. Le dessous des cartes, villes du futur, Arte, septembre 2014 _ http://ddc.arte.tv/noscartes/villes-du-futur
2. rennesimmo9.com/ rennes-metropole-en-transition-energetique
La population mondiale ne cesse d’augmenter ainsi que le nombre d’habitants urbains. En effet, en 1980 la population mondiale s’élevait à 4,5 milliards et 40% vivaient en ville. En un peu plus de 30 ans la population a considérablement augmenté pour atteindre 7,2 milliards dont 53% vivent en ville, soit 3,5 milliards.1 Cette augmentation de population urbaine entraîne une croissance des villes, se transformant en « méga-cités » qui deviennent des pôles où les activités sont concentrées et nombreuses. Cette dynamique économique cause de nombreux problèmes de pollutions ; beaucoup plus d’émissions de particules fines dangereuses pour la santé. Pour résumer, 1 habitant sur 2 vit en ville, la production des richesses provient des agglomérations urbaines dont l’économie s’appuie sur les énergies fossiles qui elles-mêmes produisent une pollution dangereuse pour la santé. Les villes sont les premières concernées en termes de transition énergétique et écologique. Aujourd’hui un nouveau critère est pris en compte par les politiques : la notion de vivabilité et de durabilité des villes. Le développement durable est une préoccupation mondiale. Les acteurs les plus à même de mener cette transition sont certainement les villes et non les états en leur ensemble : Agir local, penser Global. Il est effectivement plus facile de réfléchir et d’agir à petite échelle pour offrir des solutions adaptées au territoire concerné. Par exemple, la ville de Rennes a mis en place des solutions diverses pour aider la transition énergétique, notamment sur le plan de la mobilité. Le réseau STAR, société de transport rennaise propose une application renseignant les différents modes de déplacements dans la métropole ayant pour objectif d’inciter le remplacement de la voiture individuelle par les transports en commun, la marche, le vélo ou le co-voiturage. Les villes utilisent des outils numériques et/ou de nouvelles technologies pour faciliter la vie de leurs citoyens, mais aussi pour réussir cette transition énergétique et écologique.2 La communication entre la ville et ses habitants est aussi très importante. D’autant plus, que nous constatons une envie de participation de la part des citoyens, d’être plus impliqués dans les choix . Pour illustrer ce propos d’implication citoyenne, Daniel Kaplan et Thierry Marcou font un parallèle 5
3. KAPLAN Daniel, MARCOU Thierry, La Ville 2.0, plateforme d’innovations ouvertes, page 56.
avec le monde des entreprises et du marketing. « Toutes les entreprises le constatent, le consommateur n’est plus ce qu’il était. Il discute, il cherche à comprendre, il personnalise ou détourne les produits qu’on lui propose. Il s’entend à être considéré comme une personne. »3 Le consommateur devient un « consomacteur ». Le citoyen ne veut plus être seulement « consommateur » de sa ville, il utilise les nombreuses infrastructures et services, vélib, bus... Il veut participer, pouvoir donner son avis, être entendu et pas seulement pendant des élections mais au quotidien. Les villes sont de plus en plus conscientes de cette notion de démocratie quotidienne. Des outils numériques sont mis en place pour essayer de répondre à ce besoin d’implication des habitants comme des interpellations, des consultations citoyennes ou des budgets participatifs ou bien encore l’accès à certaines données. En se rendant compte de ces enjeux démocratiques, énergétiques, de développement durable, les villes tentent de concevoir des outils ( souvent numériques ) pour permettre ces différentes transitions. Avec ces nouveaux dispositifs émerge la notion de smart city, ville intelligente. Ces outils mis en place pour aider à une transition énergétique, écologique mais aussi démocratique sont-ils les bons ? La démocratie participative et la ville intelligente sont-elles les moteurs de la société de demain ? Le but de ce mémoire est de comprendre comment la ville intelligente peut permettre au citoyen d’être acteur de sa ville et de vérifier si le numérique est l’une des solutions possibles. De plus, ce document me permettra de prendre du recul sur le rôle du designer graphique dans notre société. Pour répondre à cette problématique et à ses questions sous-jacentes nous nous demanderons, dans un premier temps, quelle nécessité les villes ont-elles à innover ? Nous nous interrogerons sur la transformation en cours des villes. Dans un deuxième temps, nous analyserons la place et l’implication du citoyen dans ces nouvelles villes, dans quelles conditions l’humain peut-il trouver sa place. Enfin, nous analyserons différents types de villes intelligentes à la lumière de nos recherches précédentes. Cela nous permettra d’approfondir nos réflexions sur la place du numérique, du citoyen dans la ville mais aussi d’introduire de nouvelles notions comme celle de la ville créative.
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LES ENJEUX DE LA VILLE INTELLIGENTE A]
QU’EST-CE QU’UNE VILLE INTELLIGENTE ?
« Ville intelligente », « smart city », « ville connectée », « ville numérique »... De nombreux termes sont utilisés pour parler d’une transformation des villes, d’expérimentations appuyées par le numérique en milieu urbain. Il convient donc de définir ensemble ce terme utilisé de « ville intelligente ».
4. MARTIN Nicolas, La méthode scientifique, Ville de demain : une ville intelligente ?, France Culture, 2017, 58 minutes, franceculture.fr/ emissions/la-methode-scientifique/ville-de-demain-uneville-intelligente 5. MARTINEZ Grégoire, « La ville intelligente, une ville pensée pour les citoyens avant d’être connectée », Europe 1, Rubrique Technologie, 18 décembre 2018, europe1.fr/technologies/ la-ville-intelligente-uneville-pensee-pour-les-citoyens-avant-detre-connectee-3823574
6. ATTOUR Amel, RALLET Alain, « Le rôle des territoires dans le développement des systèmes trans-sectoriels d’innovation locaux : le cas des smart cities », HAL, 9 septembre 2014, strategie.gouv.fr/sites/ strategie.gouv.fr/files/atoms/ files/a._ralleta._attour-role_ des_territoires-le_cas_des_ smart_cities-2014.pdf
Une « ville intelligente » n’est pas une ville du tout numérique, ultra-connectée et ne repose pas seulement sur de nouvelles technologies. Le numérique n’est pas l’objectif mais seulement l’outil. Une ville intelligente repose sur 3 piliers selon Carlos Moreno.4 Le premier est l’inclusion sociale. La population urbaine ne cesse d’augmenter, une mixité sociale est présente. La ville doit prendre en compte tous ses usagers. Le deuxième axe est la réinvention des infrastructures urbaines qui répondent à des besoins des années antérieures, les objectifs, les besoins ont changé, il faut donc adapter les infrastructures. Enfin le troisième pilier est la technologie qui est entrée dans nos vies, dans notre quotidien. La technologie comme outil pour permettre d’améliorer la qualité de vie des habitants.5 Il existe de nombreuses autres définitions du terme ville intelligente ou de smart city. Alain Rallet indique que deux définitions seraient à proscrire. La première est une ville qui se définirait par « sa capacité à améliorer la qualité de son territoire par la numérisation de ses activités économiques » autrement dit la qualité du territoire est déterminée par cette numérisation. Une deuxième vision serait une ville désignée par « la totalisation de plusieurs vertus ( innovation, formation, gouvernance territoriale, respect de l’environnement, mobilité, développement durable ) ». Selon lui, ces deux visions et ces critères seraient une définition répondant à des enjeux marketing. La smart city comme étiquette de marque.6 Lors d’un débat organisé par France Stratégie, Alain Rallet expose deux autres visions de la ville intelligente en tenant compte des citoyens et des usagers. Une première marquée par un fonctionnement « top-down ». Les citoyens sont plutôt passifs mais producteurs de flux et aussi engendrant des « externalités négatives » ( pollutions, congestion ). Ici les outils numériques
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7. RALLET Alain, Compte rendu du débat « Technologies et usages : quelles acceptations sociales pour les Smart Cities ? », 7 février 2017 https://www.strategie. gouv.fr/debats/technologies-usages-acceptations-sociales-smart-cities 8. CHENAL Jérôme, HASLER Stéphanie, « De le " smart city " à la " responsive city " », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube, 320 pages, page 30.
permettent de gérer les flux et d’anticiper ces externalités négatives et une intervention « par le haut » est nécessaire. Puis une deuxième vision, dans une logique « bottom-up » où les citoyens sont plutôt actifs, désireux de changer, d’améliorer leur environnement. L’énergie vient « du bas », des usagers. Alain Rallet explique que cette représentation de la ville intelligente peut rencontrer un problème : « celui de l’impuissance collective ». Les habitants motivés peuvent être découragés par l’inaction des autres.7 En prenant en considération toutes ces réflexions, nous nous arrêterons sur une définition. Une ville intelligente est une ville qui prend en compte son ancrage territorial. En effet, chaque cité possède sa problématique. « L’intelligence [ du territoire ] dépend en premier lieu de la manière dont la technologie est exploitée. »8 Nous entendons par là qu’il ne suffit pas d’avoir des outils numériques, connectés pour qu’une ville devienne « intelligente ». Nous noterons trois éléments importants : • Une ville intelligente est une ville ancrée dans son territoire qui tient compte de ses propres problématiques, de ses propres habitants, citoyens et propose des solutions ( numériques ou non ) en conséquence. Une ville qui s’adapte à son territoire et non qui se contente d’une image de marque, du côté marketing de la « smart city ». • Une gestion de la ville transversale, c’est-à-dire une ville où les services se complètent et travaillent main dans la main, en intelligence collective. • Une ville répondant aux attentes des citoyens en essayant de les inclure dans la prise de décision lorsque cela est possible et ainsi être une ville innovante et humaine. Il n’y a donc pas qu’une seule ville intelligente mais une multitude de villes s’adaptant à leurs problématiques et proposant des outils, des gestions plus intelligentes et innovantes, incluant le citoyen d’une manière ou d’une autre, afin de développer une ville durable où la qualité de vie est meilleure.
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B]
9. http://www.horizon2020. gouv.fr/cid74427/horizon-2020-clic.html
QUELS SONT LES ENJEUX POUR UNE VILLE DE DEVENIR « INTELLIGENTE » ?
De plus en plus de villes se disent « intelligentes » et essaient d’innover et ce, partout dans le monde. L’innovation possède maintenant une place importante, il nous suffit de constater les programmes lancés par les gouvernements et ce depuis quelques années déjà. Par exemple, fin 2013, le programme européen de financement de la recherche et de l’innovation Horizon 2020 a été lancé. Il est intéressant de s’arrêter un moment sur les enjeux de ce programme afin de mieux en comprendre le but :9 1. Renforcer la position mondiale de l’Union européenne dans les domaines de la recherche, de l’innovation et des technologies ; 2. Assurer la compétitivité de l’Europe en investissant dans les technologies et les métiers d’avenir, au service d’une croissance « intelligente, durable et inclusive » ; 3. Renforcer l’attractivité de l’Europe de la recherche ; 4. Prendre en compte les préoccupations des citoyens ( santé, environnement, énergies propres... ) et apporter des éléments de réponse aux défis de société.
10. KAPLAN Daniel, MARCOU Thierry, La ville 2.0, plateforme d’innovation ouverte, Limoges, 2008, Éditions Florence Devesa, 60 pages, page 14
Avec les trois premiers critères, nous pouvons constater que l’attractivité du territoire est importante. Les villes sont en concurrence les unes par rapport aux autres et chacune veut attirer les activités et avoir une puissance économique forte. Bien sûr le prix du foncier et des taxes sera un critère de choix pour les habitants mais la qualité de vie et le développement des réseaux ( communication, transport, social) comptent de plus en plus. Daniel Kaplan et Thierry Marcou expliquent dans leur livre La Ville 2.0, plateforme d’innovations ouvertes que sur certains points ( les dispositifs de logistique et de transports urbains, l’éducation et la recherche, la créativité et la capacité d’innovation ) la concurrence entre les villes devient mondiale.10 Il donc important pour les villes de vivre avec leur temps et d’offrir de nouvelles possibilités aux usagers. La ville de Lyon a répondu présente à ce programme Horizon 2020 en proposant le projet Lyon Confluence dans l’objectif d’expérimenter des solutions afin de devenir plus attractive et de « proposer de nouvelles opportunités de développement et de marché aux acteurs et partenaires du territoire ». Lyon Confluence était une friche industrielle, le projet a permis de réhabiliter le quartier et de lui redonner une vie économique. L’enjeu était aussi de rattacher cette partie de Lyon qui est séparé du centre-ville par des structures physiques comme l’autoroute, la gare, le centre des échanges. Il existait aussi une séparation de société. Cette partie de Lyon n’attirait plus les habitants et avait mauvaise réputation. L’ampleur de la mission était donc conséquente.
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La concertation avec les citoyens a été pensée dès le départ du projet, notamment grâce à la Maison de la Confluence, un lieu d’information, entre autres grâce à l’exposition expliquant le projet et ses perspectives. Le projet est suivi tout le long par un panel de citoyen qui occupe le rôle de relais. Ce panel est composé d’élus, mais aussi d’acteurs dynamiques du territoire Confluence, comme des associations par exemple. Des balades ont été organisées entre les habitants déjà présents sur ce territoire et les concepteurs du projet. Ces balades étaient ouvertes à tous. Un réel travail de pédagogie a été réalisé, notamment grâce à des ateliers ou des événements. Plus qu’une action pédagogique, c’est une action fédératrice. Grâce à des événements annuels où les habitants du quartier Perrache se retrouvent, ils créent du lien entre eux, mais aussi entre le territoire et eux-mêmes. Pour continuer de créer ce sentiment d’appartenance, la station MUE a été réalisée. C’est un lieu prenant place sur une friche dont les habitants peuvent s’emparer, où ils peuvent organiser des événements, des rencontres, se retrouver pour passer le temps mais aussi pour échanger autour du projet de réaménagement. Cette station est aussi un lieu d’expérimentation : par exemple un béton issu de bétons recyclés a été testé, des prototypes de mobiliers ont pris place, des tests d’éclairages sont faits. L’enjeu de Lyon Confluence est bien de revitaliser ses anciennes friches industrielles. Pour cela il est important de fédérer les habitants. Fédérer les habitants déjà présents en les impliquant directement dans le projet et pour ne pas qu’ils se sentent « colonisés ». Mais fédérer sert aussi à créer du lien entre les nouveaux arrivants et les anciens du quartier. Bien sûr se posent les questions de la hausse des loyers et de la gentrification. Nous ne pourrons pas étudier en profondeur cette notion dans ce mémoire, mais il est important de souligner qu’un réaménagement de territoire entraîne souvent un changement de population. C’est pourquoi il est capital d’impliquer les habitants des quartiers dans des projets de si grande envergure.
11. KAPLAN Daniel, MARCOU Thierry, La ville 2.0, plateforme d’innovation ouverte, Limoges, 2008, Éditions Florence Devesa, 60 pages, page 15 12. CANO, Jérémy, « L’État face à l’individualisme », Slate, 18 décembre 2013, slate.fr/ tribune/81091/etat-face-individualisme
Le dernier enjeu relevé dans le programme Horizon 2020 place le citoyen au coeur de la réflexion. Encore une fois Daniel Kaplan et Thierry Marcou nous éclairent sur cet objectif. Ils remarquent que les attentes et les besoins des usagers de la ville changent, les modes de vie évoluent, ils deviennent plus individualistes. Les deux auteurs utilisent une expression qui, selon moi, définit bien ces nouveaux comportements : l’individualisme en réseau.11 Les citoyens veulent décider seuls de leur destin mais ne veulent pas vivre seuls. Ces comportements entraînent des changements par rapport à la mobilité, au lien social, aux pratiques culturelles et aussi par rapport à l’engagement politique ou associatif. La ville doit donc s’adapter à ses nouvelles habitudes et créer du lien avec ses habitants rendre « une société des individus possible ».12 Il faut soutenir l’individu pour qu’il se sente accepté collectivement. Les politiques sociales doivent aider l’individu à s’émanciper et à s’autonomiser afin qu’il soit responsable et assume son rôle dans la société. La ville doit mettre des leviers ( pas seulement économique ) en place pour aider chaque individu à s’épanouir et trouver sa place dans la société. Les institutions publiques aidées par les associations et acteurs locaux doivent permettre aux individus de développer leurs compétences et leurs capacités personnelles pour les encourager à devenir acteurs de la société. D’autres enjeux, qui découlent des deux premiers sont d’impliquer le citoyen, de le rendre plus pro-actif dans le développement de sa ville. Si les deux premiers critères pouvaient paraître plus marketing ( compétitivité, attractivité ) ceux qui suivent sont surement le coeur du changement et des 11
13. digitalmatatus.com/about. html
14. « " Qu’est-ce qu’on attend ? " : chronique d’un village alsacien 100% écolo », Demain la ville, 22 février 2017, demainlaville.com/questquon-attend-chronique-dunvillage-alsacien-100-ecolo/
15. Agence travaillant pour les citoyens et les smart cities, pavegen.com
enjeux politiques de la ville. La cité doit devenir un terrain d’échange, de rencontre et « réconcilier l’espace privé et public », innover mais de manière collective. La ville doit devenir une plateforme ouverte, prendre en compte les besoins, les remarques de ses habitants et travailler de manière collective et intelligente. Elle permettrait de favoriser la mixité sociale. Au Kenya, l’Université de Nairobi, l’Université de Columbia, le Civic Data Design Lab et Groupshot ont lancé le projet Digital Matatus. Les habitants ont été sollicités pour aider à cartographier les réseaux des Matatus. Les Matatus sont des minibus artisanaux. Aucun plan des transports n’était disponible. Les étudiants de l’Université de Nairobi ont été équipés de téléphones avec une application de collecte de données. Ils ont parcouru la ville en Matatus, ces bus conduits par des particuliers pour identifier le maximum de trajets différents. Les étudiants ont aussi interrogé les usagers réguliers des Matatus pour avoir un retour d’expérience. Cette récolte de données a abouti à une carte papier et numérique. Plus tard, cette expérience a permis la conception d’application de transports locaux. Le réseau de transport sera amélioré et permettra d’accompagner la croissance de la ville.13 Un dernier enjeu, un enjeu environnemental, est de rendre la ville durable. Il s’agit de l’un des enjeux les plus difficiles car il implique des changements comportementaux et est souvent vu comme synonyme de taxes, de contraintes. C’est pourquoi, là encore, il est important d’impliquer les habitants afin de trouver une solution intelligente qui allie intérêt commun et désirs individuels. Un petit village d’Alsace, Ungersheim a fait l’objet d’un film de Marie-Monique Robin, Qu’est-ce qu’on attend ? Depuis 2009 les habitants oeuvrent pour leur transition énergétique. Un projet qui se révèle efficace puisque la ville « a réduit de 600 tonnes par an ses émissions de gaz à effet de serre, réduit de 120 000 les frais de fonctionnement municipaux et créé une centaine de nouveaux emplois. »14 Les habitants ont décidé ensemble des différentes mesures à prendre pour une transition énergétique et écologique. Une trentaine d’ouvriers maraîchers travaillent au Jardin du trèfle rouge, permettant ainsi aux enfants de manger bio et local à la cantine et de distribuer 400 paniers bio par semaine aux habitants et à des bénévoles qui produisent des conserves avec les invendus du jardin. Les enfants sont amenés par un employé municipal en calèche, les boulangers fabriquent leur pain directement de la graine au four, une monnaie locale a été mise en place, des logements éco-participatifs sont construits. Autant d’actions ayant de grandes conséquences sur l’environnement, la nature mais aussi sur les liens sociaux des habitants qui constituent maintenant une vraie communauté qui s’entraide. Pour une transition énergétique, nous pouvons aussi relever des projets d’une moins grande ampleur mais toutefois notable. La société Pavegen15 est intervenue dans une rue de Londres. L’entreprise a installé un sol récupérant l’énergie créée par les pas des piétons au moyen de capteurs intégrés dans le revêtement du sol. Grâce à ce dispositif expérimental placé sur 10m2, l’éclairage public de la rue est autoproduit. Ce projet a permis à la Bird Street de se refaire une popularité, elle qui avait été désertée par les Londoniens. Pour résumer, la ville doit innover pour devenir attractive, pour pouvoir se développer ( aspects marketing et économique ) en tenant compte des attentes de ses habitants et en les impliquant dans la prise de décision, en réunissant espace privé et public afin d’atteindre l’objectif d’une ville durable où la qualité de vie est meilleure. Une ville intelligente est une ville ouverte qui sait s’adapter à son territoire, qui innove de manière collective, dans un respect de l’environnement. 12
STATION MUE _ LYON CONFLUENCE
TERRAIN POUR UNE COLLABORATION C1 ] UN SECTEUR PUBLIC - PRIVÉ
16. GARRIGOU-LAGRANGE Matthieu, « Ville publique, ville privée, les frontières bougents », Modes d’emplois, mode de vie, France Culture, 08 juin 2015, franceculture. fr/emissions/modes-de-viemode-d-emploi/ville-publique-ville-privee-les-frontieres-bougent
17. Une prestation de service est un marché public, où le prestataire propose un produit, une assistance. Une délégation de service est un contrat administratif où la gestion entière est léguée au prestataire.
18. URAIA, Partenariats public-privés pour une gestion SMART des villes, Septembre 2015, 48 pages, http://admin.fmdv.net/ Images/Publications/45/oct2015-uraia-smart-ppp-fr.pdf
Dressons tout d’abord un tableau de la ville comme nous pouvons l’observer régulièrement, comme le fait Matthieu Garrigou-Lagrange dans son émission de radio Modes de vie, mode d’emploi du 8 juin 2015.16 Nous pouvons observer des taxis ou des Uber ( secteur privé ), des bus ( secteur public ), des arrêts de bus ( secteur privé ), des entrées de métro ( secteur public ), des vélos en partage ( secteur privé ), une bibliothèque ( secteur privé ou partenariat public-privé )... Le public et le privé cohabitent déjà. Les frontières de ses secteurs sont-elles amenées à bouger avec la ville intelligente ? Quelle place pour chacun ? Le service public est essentiel pour répondre aux besoins des usagers, cependant il ne peut pas tout faire, c’est ce qu’affirme François Rebsamen, maire de Dijon. La ville intelligente peut amener des collaborations réfléchies et utiles avec le secteur privé. François Rebsamen a lancé un appel d’offre en 2016 pour la réalisation d’un projet de gestion connectée de l’espace public. Cette collaboration prend la formation d’une prestation de service et non pas d’une délégation de service public.17 Il paraît important que chaque partie prenante tienne son rôle de manière équilibrée. En effet, François Rebsamen explique que la collectivité « garde le pouvoir de décision et les partenaires privés mettent à son service leurs expertises ». Un partenariat public-privé prend du temps, il faut d’abord connaître réellement son territoire mais aussi les attentes et besoins des habitants, choisir le bon prestataire, construire une relation de confiance entre le secteur public et privé mais aussi avec les citoyens. La plateforme Uraia, plateforme soutenant l’innovation dans la gestion publique locale 18 , a organisé un atelier à Oslo en 2015, autour des partenariats public-privés pour une gestion SMART des villes. Le but était de préparer un document proposant des recommandations aux collectivités locales pour concevoir ce genre de partenariat. Autour de la table se trouvaient des représentants de gouvernements locaux, de réseaux de villes, d’entreprises, de la société civile, d’organisations internationales et d’instituts de recherche provenant de tous les continents. Lors de partenariat public-privé la gestion des données est l’une des questions principales. Le maire de Dijon, François Rebsamen, considère que les données, les datas, sont un bien commun. Il explique : « Ces données sont très convoitées parce qu’elles ont une valeur et elles doivent être protégées. » Il donc important que la collectivité ne perde pas le contrôle de ces données. Dijon, tout comme la métropole de Grenoble, ont décidé de faciliter l’accès aux données par l’open data tout en gardant la maîtrise de ces données afin qu’aucune donnée d’ordre personnel ne soit dévoilée. ( cf annexe ITW Laurence Comparat ) De plus, dans son projet, la métropole 14
de Dijon reste la seule et unique propriétaire des données produites ou collectées. De nombreux partenariats public-privé sont en place depuis quelques années. Ils peuvent être bénéfiques à la société et permettre une évolution de la ville. Il faut cependant poser un cadre bien précis où les rôles de chaque partie sont clairement définis.
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19. ALBERT Éric, « À Barnet, la mairie ne répond ( presque ) plus », Le Monde, 6 mai 2015, lemonde.fr/economie/ article/2015/05/06/a-barnetla-mairie-ne-repond-presqueplus_4628484_3234.html
20. SPEED Richard, « Barnet Council reckons Capita’s dropped the ball on outsourced services », The Register, 26 novembre 2018, theregister. co.uk/2018/11/26/barnet/
LES DÉRIVES ET LIMITES DES PARTENARIATS PUBLIC - PRIVÉ
Les partenariats public-privés ont des avantages mais il faut rester vigilant. En 2015, la ville de Barnet, dans la banlieue nord de Londres, a mené une expérimentation économique face aux coupes budgétaires qu’elle a subi. La mairie a tout simplement décidé de sous-traiter beaucoup, voire la totalité de ces services. C’est pourquoi les habitants tombent sur des salariés de Coventry ( à 150km ) lorsqu’ils appellent leur mairie, que les employés municipaux doivent contacter Belfast lorsqu’ils ont un souci sur leur fiche de paie et les problèmes informatiques se résolvent depuis Sheffield. Pour le maire de Barnet, la ville n’avait d’autre alternative, le budget de Barnet s’est vu amputé de 20%. Pour y remédier M. Travers, chef du conseil de la ville de Barnet, a confié les services de la mairie à la société Capita, multinationale au chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros. Le problème de cette sous-traitance ? À priori la ville n’a pas fait énormément d’économie en passant par Capita, en plus de cela, le contrat contient possiblement des clauses exceptionnelles pour lesquelles la mairie devra payer des coûts supplémentaires. Mais la plus grande inquiétude reste l’acquisition des données. En effet les données récoltées ou produites de la ville de Barnet sont stockées sur les serveurs de Capita, donc en leur possession, « À long terme, les sous-traitants vont avoir un énorme pouvoir de négociation ».19 En 2018, la ville de Barnet a effectué un examen pour étudier les services de Capita. Certains services manquent cruellement de performance, le conseil pense reprendre la main sur certains d’entre eux, notamment ceux de la finance et des ressources humaines. De plus, un employé de Capita a détourné 2 millions de livres sterling sans que ni l’entreprise, ni le conseil s’en aperçoivent. Cependant certaines économies auraient été faites sur d’autres services. Le bilan de ce partenariat est mitigé et le conseil de Barnet hésite à revenir sur certaines clauses du contrat. 20 D’autres entreprises tel que le géant Google, n’ont pas laissé passer cette évolution des smart cities. Via sa filiale Sidewalk Lab, Google veut devenir une alternative au secteur public. En 2017, la société porte le projet de transformation d’un quartier de Toronto. C’est la filiale Sidewalk Lab qui a pensé le projet de A à Z. Leur credo ? Réinventer les villes pour une meilleure qualité de vie. GPS, capteurs, caméras, micros. « Les data scientists remplaceraient les architectes et urbanistes. » Le projet est très critiqué. En effet, plutôt qu’une smart city, ce quartier ressemblerait à une « data city ». Ann Cavoukian, consultante sur le projet, a démissionné de son poste et a confié au Guardian qu’elle ne pensait pas qu’elle créait une
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21. CANON Gabrielle, « " City of surveillance " : privacy expert quits Toronto’s smart-city projec », The Guardian, 23 octobre 2018, theguardian.com
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ville de la surveillance. 21 Sidewalk Lab envisage de laisser des accès à ces données à de tierces parties et aux développeurs. Avec ces deux exemples, nous constatons la difficulté à trouver la limite du partenariat public-privé pour ne pas transformer la ville en entreprise géante ou en siège social d’un lobby. Le cadre et les règles du partenariat public-privé doit être alors, bien anticipé et laissé la propriété des informations et les prises de décisions aux institutions publiques.
DES PARTENARIATS PUBLIC - PRIVÉ MIEUX RÉFLÉCHIS
Les collectivités gagnent à collaborer avec le secteur privé mais il faut bien réfléchir au projet, aux limites, au contrat. Les partenariats avec le privé ouvrir l’accès à l’innovation plus facilement, ne serait-ce en considérant seulement la partie financière. Mais les entreprises peuvent aussi amener leurs expertises et compétences au service de la ville. La collectivité, elle, doit garder le contrôle du projet et surtout des données récoltées. Lors de l’atelier de la plateforme Uraia, les participants ont noté que la communication était primordiale que ce soit en interne ou en externe. C’est à dire entre employés du secteur public et du secteur privé mais aussi avec les habitants et citoyens de la ville.
22. REBSAMEN François, « Quand la ville intelligente réinvente le service public », Fondation Jean Jaurès, 25 avril 2018, jean-jaures.org/ nos-productions/quand-laville-intelligente-reinvente-leservice-public
23. Ibid.
Cependant le maire de Dijon explique que les employés municipaux doivent se former et apprendre à travailler de manière transverse et non plus en silo afin de faciliter la gestion de l’espace public. 22 De plus le projet On Dijon mène une réelle collaboration entre secteur privé et public puisque des équipes mixtes ont été constituées au sein du projet, associant agents de la collectivité et salariés des entreprises privées. Il semble bien que la ville intelligente ne soit pas synonyme de privatisation des villes. Il faut fabriquer la ville de manière collective entre le secteur privé, le secteur public mais aussi et surtout avec les citoyens.
La ville intelligente n’est pas facile à mettre en place car il faut trouver le juste milieu. François Rebsamen indique que nous rêvons tous « d’une ville connectée mais ancrée dans la réalité, flexible mais résiliente, technologique mais humaine ». 23 Une ville intelligente est une ville qui s’adapte aux besoins et aux attentes de ses habitants en proposant des solutions appropriées et uniques, en comprenant son propre territoire. Une ville intelligente est une ville qui évolue sans cesse, c’est pourquoi la ville intelligente est un terrain propice à l’innovation. Pour permettre cette innovation, le secteur privé peut être un véritable coup de pouce, pour un apport financier mais aussi pour un apport de compétences. Une ville intelligente c’est lorsque l’intelligence collective est au service de l’intérêt général. Comment parvenir à cette intelligence collective ? Comment l’habitant trouve-t-il sa place et s’approprier sa ville ? Quels outils sont mis en place pour cela ? Enfin, la ville intelligente est-elle le lieu idéal, ou même, encourage-t-elle la démocratie participative ? 16
SIDEWALK LABS _ TORONTO
LA PLACE DU CITOYEN DANS CES NOUVELLES VILLES 24. DESPONDS Didier, NAPPI-CHOULET Ingrid, Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube, 320 pages. 25. Ibid.
Nous l’avons vu, la ville intelligente veut être attractive et se démarquer des autres en se voulant, durable, innovante et accueillante. Pour remplir tous ces critères, le citoyen doit être pris en considération tout au long du processus de « fabrication » et de gestion de la ville intelligente. La ville intelligente est avant tout une question d’intelligence collective. « La question de la ville intelligente est avant tout sociétale »24 et non technique, en effet, il ne faut pas voir la ville comme un terrain de jeu de la technique. Lorsque nous parlons de citoyen nous pouvons utiliser le terme d’habitantusager. Il vit la ville mais la crée aussi dans la manière dont il en fait usage. Il ne doit pas subir les changements comme un cobaye mais doit être à l’origine de ces décisions. On parle de « l’acceptabilité sociale de la ville intelligente »25 qu’il ne faut pas considérer à la légère. Quel est donc le ( nouveau ) rôle de l’habitant-usager ? Comment innover avec et grâce lui ?
A ] LA PARTICIPATION CITOYENNE 26. CHENAL Jérôme, HASLER Stéphanie, « De le " smart city " à la " responsive city " », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube, 320 pages, page 22.
27. Cf. L’échelle de participation d’arnstein 1969, rhonealpes.centres-sociaux. fr/files/2013/04/echelledArnstein.pdf Annexe n°1, Page 3
« Le smart citoyen a toujours figuré parmi les éléments essentiels de la smart city, mais son rôle est souvent marginal et passif.»26 Dès les années 1960, des recherches ont été effectuées sur la participation citoyenne. La sociologue Shery R. Arnstein propose un outil d’évaluation de la participation citoyenne qui détermine si le projet évalué fait preuve de démocratie participative ou bien de « démagogie participative ». En effet différents niveaux de participation sont décrits, allant de la manipulation ( les informations sont partielles ) en passant par la consultation ( chaque individu peut donner son avis, celui-là sera entendu ou non ) jusqu’au contrôle des décisions et des actions par les citoyens ( les usagers ont tous les pouvoirs de contrôle ). 27 Cet outil présente deux extrêmes, la manipulation d’un côté et la délégation totale du pouvoir aux citoyens de l’autre. Nul ne peut prédire si les citoyens auront le contrôle total des décisions. Nous pouvons constater que dans certaines villes les niveaux 3 à 6 prennent peu à peu d’ampleur ( 3. information, 4. Consultation, 5. Implication, 6. Partenariat ). Pour parvenir à ces niveaux de participation, la société doit faire preuve de grands changements, tant collectivement qu’individuellement. L’intelligence 18
28. NOUBEL Jean-François, Intelligence Collective, la révolution invisible, 15 novembre 2004, The Transitioner, 44 pages, page 7 https://testconso.typepad. com/Intelligence_Collective_ Revolution_Invisible_ JFNoubel.pdf
B]
29. NOUBEL Jean-François, Intelligence Collective, la révolution invisible, 15 novembre 2004, The Transitioner, 44 pages, page 2, https://testconso.typepad. com/Intelligence_Collective_ Revolution_Invisible_ JFNoubel.pdf
collective semble être une nécessité mais n’est pas une nouveauté. Elle existe depuis que l’homme s’est organisé en tribu, en communauté. 28 JeanFrançois Noubel explique qu’il existe plusieurs type d’intelligence collective. • L’intelligence collective originelle ne fonctionne qu’en petit groupe mais peut s’adapter à de nombreux contextes et franchir les obstacles. Deux contraintes ne sont pas à négliger : la distance et le nombre. En effet, l’intelligence collective fonctionne si les individus sont proches ( en distance ) les uns des autres car l’interface utilisée est leur propre corps. Le nombre d’individus se doit d’être réduit, sinon le niveau de complexité devient trop élevé et le niveau d’efficacité diminue. En effet, il est primordial que les individus aient un but, un objectif et des valeurs communes. Jean-François Noubel prend pour exemple une équipe de sport ou un groupe de jazz. Dans les deux cas, les individus doivent se connecter et font preuve d’intelligence collective pour se coordonner et atteindre leur objectif commun. • L’intelligence collective pyramidale est celle mise en place par nos gouvernements. L’individu n’est pas défini par sa personne, mais par son rôle. Chaque personne est remplaçable. Le travail et l’accès à l’information sont divisés. L’intelligence collective pyramidale, comme son nom l’indique, met en place une autorité top-down. C’est l’autorité en place qui décidera des règles et de la transmission d’informations. • La dernière intelligence collective est dite en essaim. C’est l’intelligence mise en place dans l’économie. Comparable à celle des fourmis, l’intelligence en essaim induit que chaque individu connaît son rôle, mais n’a pas forcément une vision globale du projet. Chaque forme d’intelligence peut être pertinente, l’intelligence originelle laisse cependant plus de place à l’échange et à l’individu. Pourquoi les villes, les territoires, devraient-ils laisser plus de place à leurs habitants et à leur intelligence collective ? Comment appliquer l’intelligence collective originelle à grande échelle ? Qu’apporterait cette intelligence à la gestion, à l’évolution de la ville ?
POURQUOI FAIRE APPELLE À L’INTELLIGENCE COLLECTIVE ?
« Les grands enjeux de l’humanité ne sont pas la faim, la pauvreté, le développement durable, la paix, la santé, l’éducation, l’économie, les ressources naturelles mais notre capacité à élaborer de nouvelles organisations capables de les résoudre. Notre enjeu principal est l’intelligence collective. »29 L’intelligence collective originelle laisse plus de place à l’individu, mais comment passer d’un petit groupe à une ville entière, à un pays ? JeanFrançois Noubel appelle cela l’intelligence collective globale. Le plus important est que chaque individu partage les mêmes valeurs ou, en tout cas, un même but. Il faut créer des espaces où les habitants peuvent se rencontrer, échanger librement. Il faut aussi accepter le droit à l’erreur. L’intelligence collective globale permettra de rebondir à chaque erreur et d’apprendre. Il faudra évidemment un bon système d’information. 19
30. BACQUÉ Marie-Hélène, GAUTHIER Mario, « Participation, urbanisme et études urbaines, Quatre décennies de débats et d’expériences depuis " A ladder of citizen participation " de S. R. Arnstein », Revue Participation, 2011 31. RALLET Alain, Compte rendu du débat « Technologies et usages : quelles acceptations sociales pour les Smart Cities ? », 7 février 2017 32. BOISSONADE Jérôme, « Pour qui, pourquoi et comment se font les " villes intelligentes " », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube 320 pages, page 153
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33. Alternatiba est un mouvement citoyen pour le climat et la juste sociale, né à Bayonne en 2013 34. Bleu Blanc Zébre est un Do-tank pour co-créer avec la société civile et les collectivités locales.
Depuis les années 1960, les villes mettent en place des programmes ciblant les quartiers populaires pour les revaloriser. En France, depuis 2014, le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain a pris la place du Programme National de Rénovation Urbaine. C’est depuis 2003 que la France a mis en place des programmes pour revaloriser des quartiers de zones dites « sensibles ». La participation y est encouragée pour que les habitants soient engagés dans la reconstruction de ces quartiers. Cependant, Marie-Hélène Bacqué et Mario Gauthier soulignent que les questions de justice sociale sont rarement posées. 30 Pourtant, dans des projets urbains d’une si grande ampleur, de nombreux logements sont détruits. L’avis des habitants est donc primordial. Serait-ce seulement de la « démagogie participative » comme l’explique Arnstein ? L’innovation dans les villes impose de grands changements. Les changements sont de bon augure lorsqu’ils répondent à un besoin des usagers et améliorent leur vie et non pas lorsqu’ils répondent seulement à un besoin économique ou politique. Le changement doit venir d’en bas , dans une logique « bottom-up »31 et il doit faire appel à l’intelligence collective. Pour ne pas que la ville devienne le terrain de jeux des technologies, il est important de se poser les mêmes questions que Jérôme Boissonade énonce : pour qui, pourquoi et comment se font les villes intelligentes ? 32 Il pointe que « la question de l’acceptabilité sociale » n’est pas à négliger. Comment faire pour que les habitants-usagers acceptent les innovations ? Il faut tout simplement renverser la question. Il faut partir des comportements, des besoins, des avis des habitants-usagers. Ce sont eux qui créeront la ville de demain. Si les villes ne travaillent pas en intelligence collective, elles vont se heurter à un refus total ou, du moins, d’une grande ampleur aux projets qu’elles imposeront aux habitants. Rien ne sert d’innover si cela ne répond pas à des besoins et des utilisations concrets des individus.
QUELS OUTILS POUR LA VILLE INTELLIGENTE ET LA PARTICIPATION CITOYENNE ?
Aujourd’hui, nous assistons à une demande de changements profonds de la démocratie par les citoyens. Le mouvement des gilets jaunes, les marches pour le climat, le mouvement écologique Alternativa, 33 le mouvement bleublanc-zèbre 34 ... autant de démonstration de l’envie des citoyens de ( re ) participer à la politique et la gestion de leur ville, voire du pays. Comment peut-on faciliter cette participation et accompagner cette transition de la démocratie ? Des outils sont déjà en place. Avec le récent mouvement des gilets jaunes certaines mairies ont ouvert des cahiers de doléances. Des lieux de rencontres citoyennes refont surface. À Londres, le City Hall a été créé en 1910 pour que les habitants puissent discuter avec les élus des décisions politiques. Mais les habitants étant de plus en plus nombreux, il devient de plus en plus difficile de faire des réunions. C’est alors que l’outil numérique Digital Town Hall permet aux citoyens de se rencontrer dans un premier
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temps sur l’application puis, par la suite, d’ouvrir des réunions et permet enfin de faire un relais entre citoyens et élus.
35. get.flui.city/#acteurspublics
36. Vidéo : www.francetvinfo. fr/economie/transports/ gilets-jaunes/grand-debatnational-il-va-falloir-d-abordecouter-les-citoyens_3138209. html 37. Cf. Interview Laurence Comparat Annexe n°2, page 4
38. Ibid. 39. grenoble.fr/1020jardinons-grenoble.htm
Des plateformes citoyennes voient le jour comme Fluicity, une plateforme voulant recréer de la proximité entre maires et habitants. 35 Les citoyens peuvent donner leurs avis, proposer des projets. Les maires, eux, peuvent demander l’avis des citoyens par des sondages en temps réels par exemple. De nombreuses plateformes comme change.org, nosdeputes. fr, nossenateurs.fr, Jurycitoyen, proposent aux citoyens de réagir, de faire part de leur désaccord ou accord, de proposer des projets. Il existe aussi les plateformes de budget participatif que plus de 80 villes en France ont mis en place. La ville de Paris a alloué 5% de son budget d’investissement à ce programme. Les habitants proposent des projets et tout le monde peut voter en ligne pour son projet préféré. Cependant, nous remarquons un manque d’intérêt de la part des citoyens. En effet, à Grenoble, alors qu’un travail autour de la participation citoyenne à grande échelle a été fait, seuls 8% de la population ont participé au budget participatif. Pourquoi ce manque d’intérêt ? Comment ces plateformes web et ces applications peuvent-elles redonner goût à la politique, donner envie de s’engager dans la vie de sa ville ? Les outils numériques ont de grands bénéfices : ils permettent de réagir en temps réel, de réduire les distances ( les habitants n’ont pas besoin de se déplacer à des réunions, à la mairie ), une proximité entre élus et citoyens, aux personnes moins engagées de donner leur avis, ainsi qu’une certaine part d’anonymisation. De plus, ces plateformes permettent aux citoyens de choisir les thèmes des débats. Cependant Clément Mabi, chercheur en sciences politiques et maître de conférences à l’Université Technologique de Compiègne, souligne le risque d’instrumentalisation des espaces de débat en ligne par les lobbies. Lors des débats, il est important d’avoir un modérateur, que ce soit les institutions ou organismes publics ( ce qui peut parfois être difficile si le débat concerne ces acteurs ) ou bien des structures tierces comme des membres de Living Lab, prenant possession du rôle d’animateur du débat. La possibilité d’inviter des personnes pour contre-argumenter, pour ouvrir le débat est capital. « Il faut introduire de la discussion et de la délibération directement sur la plateforme et ne pas la limiter à une plateforme de vote. »36 Le compte-rendu de ces débats pose également question. Doit-on transmettre le débat brut ou doit-on offrir une synthèse pour plus de lisibilité au risque de déformer, oublier des propos ou introduire une interprétation du débat ? Quelle transparence avoir ? Dans la ville de Grenoble, la municipalité a fait le choix de partager des données brutes aux citoyens, c’est que l’on appelle l’Open Data. 37 Ces données ne sont pas traitées, elles sont brutes. Elles sont partagées sous le format de tableau ( XLS, GeoJson, CSV ) et sont souvent peu lisibles pour le public. Elles sont communiquées de cette façon, de manière à ne pas donner un regard biaisé par une analyse faite par la municipalité en place. Cependant, la ville crée des rapports, par exemple les données concernant les analyses budgétaires, pour que les citoyens comprennent mieux ces informations. L’Open data est bénéfique pour les citoyens mais aussi pour la ville. C’est un outil de dialogue, un médiateur entre les habitants et les élus. En effet, les villes partagent certaines données comme « une bouteille à la mer »38 , pour demander de l’aide, des avis, des propositions venant des habitants. Par exemple à Grenoble, le projet Jardinons Grenoble39 offre un portail interactif du jardinage urbain. Les emplacements des différents 21
jardins disponibles sont accessibles directement sur le site. Les habitants peuvent donc rejoindre des jardins fruitiers, des jardins partagés où les citadins peuvent cultiver collectivement des plantes, légumes, fruits. La ville propose aussi des jardins à adopter, des morceaux de terre vacants qui attendent d’être travaillés. La municipalité a aussi mis en place des aménagements dans les rues pour jardiner nos rues : les habitants ont à disposition des emplacements à l’entrée des immeubles pour planter des fleurs, des plantes aromatiques pour embellir la rue. Enfin, les particuliers possédant des jardins peuvent les mettre en accès libre afin que d’autres habitants puissent en profiter. Cette option du projet n’a pas trouvé succès à sa porte. Peut-être trop intrusif ? Les données peuvent être aussi demandées par les citoyens eux-mêmes. En 2014, certains parents de Grenoble ont demandé à la ville l’accès aux données concernant les effectifs scolaires, trouvant que leurs enfants étaient trop nombreux dans les classes. Cette demande a fait naître le projet de construction de six écoles supplémentaires.
40. Cf. Interview Laurence Comparat Annexe n°2, page 5
L’Open Data permet de s’ancrer dans le réel, de partir de faits existants. Elle est bénéfique pour les citoyens et la ville. Cet accès à l’information demande aux agents d’apprendre un nouveau travail, ou parfois permet la création de postes. En effet, il ne suffit de partager simplement la donnée brute sur un site internet. Laurence Comparat explique que toutes les données ne peuvent être partagées, il faut être extrêmement vigilant quant à la nature de la donnée. Par exemple, les différents régimes alimentaires dans les écoles de la ville peuvent être rendus public, cependant il ne sera pas détaillé par école, cela reviendrait à désigner directement l’élève ayant un régime alimentaire spécifique. « Nous rentrons à ce niveau là dans la vie privée des habitants. » 40 L’Open Data permet une certaine transparence quant aux projets et décisions de la municipalité et d’un autre côté, la donnée ouverte pose de nombreuses questions. Quelles données montrer ? Quand entre-t-on dans la vie privée des individus ? Se pose aussi la question de la fracture numérique. En effet, ces données sont partagés sur internet, elles sont brutes. Sont-elles vraiment accessibles ?
LA FRACTURE NUMÉRIQUE, D ] UN FREIN POUR LES VILLES INTELLIGENTES ?
41. Analyse pour Emmaüs Connect https://emmaus-connect.org/ exclusion-numerique/ 42. Cf. Interview Laurent Deslattes Annexe n°3, page 9
La ville intelligente est synonyme de technologie, de numérique. En France, 40% des publics en précarité sont en difficulté numérique et ont besoin d’une mise à niveau, d’un accompagnement. 10 à 15% en sont exclus. 41 Nous comptons plusieurs niveaux de fractures numériques. Laurent Deslattes, chargé de mission numérique, chef de projet Smart city à Grenoble-Alpes Métropole, explique qu’il existe une peur du numérique provoquant un blocage mais aussi un manque de confiance. 42 Pourtant le numérique est incontournable. Le secrétaire d’Etat Mounir Mahjoubi a pour objectif, d’ici 2022, de rendre possible 100% des démarches administratives en ligne avec la réforme Action Publique 2022. Cela permet une simplification des démarches, permet de tout centraliser. Mais cette politique doit s’accompagner d’une aide à la formation numérique car cette 22
JARDINONS GRENOBLE
43. DELORME Florian, « Un monde de fractures ? (¾) Des infrastructures aux usages : combler le fossé numérique. », Cultures monde, France Culture, 10 janvier 2018, Citation de BROTCORNE Périne
44. insee.fr/fr/ statistiques/2385827
45. education.gouv.fr/ cid84888/l-equipement-informatique-a-double-en-dixans-dans-les-collegespublics.html
réforme amplifie les inégalités sociales. En effet, nous constatons que les inégalités numériques sont le reflet des inégalités sociales. 43 La population la plus éloignée du numérique est la même que celle qui est éloignée de la mobilité, des centres-villes et aussi celle dont le taux de chômage est plus élevé. Le numérique peut être un levier d’inclusion social mais il peut aussi être discriminatoire. Comment combler ce fossé numérique ? Quels accompagnements sont nécessaires ? Ici le but n’est pas d’énoncer des solutions mais plutôt de mieux comprendre les différents aspects de la fracture numérique. Adel Ben Youssef, maître de conférence en économie à l’Université de Nices SophiaAntipolis, la découpe en 4 inégalités, nous nous intéresserons aux trois premières qu’il énonce, la quatrième traitant du volet économique de la fracture numérique et qui de fait, prête moins d’attention à l’aspect social de cette rupture technologique, point central de cette partie. La première inégalité concerne les infrastructures et les équipements. Nous pouvons ici différencier les équipements personnels ( dans les foyers ) et les équipements de la ville. Mais il est aussi important de différencier l’équipement matériel ( ordinateur, téléphone portable ) et l’équipement réseaux ( connexion à internet ). Concernant les foyers, une étude de 2017 de l’INSEE démontre que 94,5% de la population française possèdent un téléphone portable, 83,8% possède une connexion internet. Cette étude note une différence de génération mais aussi du type de ménage. En effet les personnes les moins équipées sont les retraités ( 60 ans et plus ) et les personnes vivant seules. 44 Une autre étude, datant de 2014, confirme que le gouvernement équipe de plus en plus les infrastructures, notamment les collèges. L’équipement informatique a doublé en dix ans dans les établissements scolaires publics. 45 De plus, Mounir Mahjoubi prévoit, toujours avec la réforme Action Publique, de couvrir l’ensemble du territoire en très haut débit fixe et de mettre fin aux zones blanches 4G d’ici 2022. En terme d’équipement nous pouvons constater que la fracture numérique se réduit pas à pas. Mais il ne suffit pas d’équiper la population, il faut accompagner ce changement par des formations gratuites et accessibles. C’est le deuxième axe de Adel Ben Youssef : les inégalités d’usages.
46. FERON Julie, Comprendre les fractures numériques du 1er et du 2nd degrés, analyse pour UFAPEC, 2008,ufapec.be/ nos-analyses/comprendre-lesfractures-numeriques-du-1eret-du-2sd-degres.html 47. emmaus-connect.org
Cette inégalité n’est plus matérielle, elle est « intellectuelle et sociale ». 46 Elle se décompose elle-même en trois catégories. La première est le maniement, l’utilisation « simple » d’équipement informatique. Comment allumer un ordinateur, se connecter, remplir un formulaire ? Des associations comme Emmaüs Connect 47 se sont donné le rôle de formateur. Attardons-nous sur cette association qui considère autant la formation des particuliers et des populations en difficulté que les professionnels. En effet, Emmaüs Connect propose plusieurs actions. L’association offre un accompagnement des populations en précarité numérique sur plusieurs aspects : une offre solidaire pour s’équiper et se connecter, des outils pédagogiques pour appréhender les services numériques et enfin une prise en main des services, sites internet utiles à l’insertion sociale et professionnelle. Emmaüs Connect accueille le public lorsque l’association possède des locaux, sinon elle agit dans des locaux sociaux. Enfin, l’association propose des formations pour les acteurs des organismes du service social. Ils réfléchissent ensemble à des parcours d’apprentissage numérique pour les usagers de ces organismes, la mise en place d’outils 24
pédagogiques mais aussi de diagnostics afin d’évaluer l’autonomie numérique de leurs usagers. La formation des agents de l’organisme est aussi possible.
48. emmaus-connect.org
49. Le baromètre numérique est fait par le laboratoire société numérique, pour Le Conseil Général de l’Economie, de l’Industrie, de l’Energie et des Technologies (CGE), l’Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes (ARCEP) et l’Agence du numérique, page 39 50. Cf Interview de Laurent Deslattes Annexe n°3, page 9 51. DELORME Florian, « Un monde de fractures ? (¾) Des infrastructures aux usages : combler le fossé numérique. », Cultures monde, France Culture, 10 janvier 2018, Citation de BROTCORNE Périne
Des associations comme Emmaüs connect permettent de réduire encore un peu la fracture numérique. Grâce à ces formations, les personnes en difficultés numériques peuvent enfin utiliser un ordinateur et avoir un bagage numérique minimum 48 permettant une meilleure inclusion sociale et professionnelle. Cependant Adel Ben Youssef pousse cette fracture un peu plus loin et compare les inégalités d’efficacité de ces usages. Prenons par exemple la génération que l’on appelle « Digital native ». En effet, dans l’étude précédente de l’INSEE et dans le compte rendu du baromètre numérique de 2017 100% des 18-24 et 98% des 25-39 ans possèdent un téléphone mobile. 49 Ces générations « numérique » savent utiliser un téléphone, un ordinateur, disons qu’elles possèdent le bagage numérique minimum. Laurent Deslattes souligne que le savoir matériel et gestuel ne suffit pas à combler les inégalités numérique et sociale. Savoir envoyer des emails ne nous apprend pas à analyser les contenus, savoir-faire des recherches, repérer les fake news, se servir d’internet pour impulser un projet, le faire vivre... 50 Cette inégalité ne touche pas seulement les populations précaires. Certaines personnes socialement et professionnellement intégrées peuvent ressentir « un sentiment de déclassement », une perte d’autonomie face à l’évolution numérique de leur poste par exemple. 51 Cette inégalité repose plutôt sur l’éducation au numérique, à l’apprentissage d’une langue et à l’éducation civique numérique. Le numérique, l’accès à l’information doit-il faire partie des programmes scolaires ? C’est une question que nous n’aurons pas le temps de traiter dans ce mémoire mais qui paraît indispensable de se poser lorsque nous parlons de fractures numériques.
Nous constatons que la fracture numérique est complexe, nous devrions d’ailleurs parler de fractures numériques au pluriel. La ville intelligente a besoin du numérique et des outils technologiques mais elle a aussi et surtout besoin de ses habitants. Grâce à ce chapitre, nous constatons que la place du citoyen est centrale, interactive et participative. La ville intelligente permettrait-elle un dialogue entre les élus et les habitants ? Nous avons énoncé plusieurs cas d’outils numériques permettant le dialogue, la demande des avis et des opinions. Le numérique permet-il un début de démocratie participative ? Est-ce le défi de la ville du futur ? Mais nous avons vu que le numérique peut aussi engendrer des discriminations, des inégalités. Comment une ville peut-elle être à la fois numérique, inclusive, participative ? Comment y parvenir ?
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LA VILLE INTELLIGENTE, VILLE AUX MULTIPLES FACETTES 52. Pr DARCHERIF A-Moumen, Dr PANNETIER Christophe, Dr LABADI Karim, « Villes de demain : les démonstrateurs », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube, 320 pages, page 84
53. Un Fab Lab est un laboratoire de fabrication qui correspond à la charte du MIT. Un makerspace est un endroit où les makers ( bricoleurs, fabricants, artisans... ) se rencontrent, un Fab Lab est un makerspace, mais un makerspace n’est pas forcément un Fab Lab 54. http://www.labfab.fr/ charte-fablab/
« Parce que la ville est, par essence, le lieu du rassemblement des hommes pour la création collective des valeurs sociales et économiques. [ ... ] la conception de cette ville du futur doit être alimentée par des actions concrètes qui ne peuvent être globales en raison de la complexité des systèmes urbains et des investissements que les projets d’innovation représentent. » 52 La ville intelligente a besoin d’outils numériques mais aussi bien de lieux, de places, incitant le rassemblement des acteurs de la ville ( habitants, acteurs privés, élus... ), incitant le débat, l’échange et le partage afin de mieux construire la ville où chacun trouve son compte, la ville adaptée aux besoins du territoire et de ses résidents. Des lieux comme les unions, associations de quartiers, font office d’espace de rassemblement. Cependant ces endroits ne donnent pas forcément accès à des outils de création ou de recherches. La culture du faire, de la pratique plutôt que du théorique émerge peu à peu. Cette culture, on la doit à l’émergence des Fab Lab ou autres tierslieux. C’est en 2011 que le MIT crée le premier Fab Lab, issu des réflexions autour des makerspaces. 53 Les Fab Lab permettent un accès à des outils à commandes numériques ( imprimante 3D, découpeuse laser, fraiseuse... ) ainsi qu’à des petits outillages ( tournevis, marteau, perceuse... ) ou encore l’accès à internet. Les valeurs de ces lieux reposent sur le partage des savoirs, l’open source, en résumé le libre partage de toutes compétences, matériels et connaissances. Un lieu où l’intelligence collective peut faire ses preuves et où la pratique en « essais-erreurs » est de mise. Pour être considéré comme un Fab Lab, il faut répondre à une charte précise. 54 Plusieurs lieux apparaissant ces dernières années sont alors appelés « tiers-lieux » et non Fab Lab. Ici, nous utiliserons ce terme de tiers-lieux pour parler des différents espaces facilitant l’échange et le débat mais aussi le « faire », appliquant cette logique d’essais-erreurs ( Halles civiques, Living Lab, Urban Lab, Civic Lab, Civic Tech... ). Comment ces lieux sont-ils bénéfiques à la construction et la gestion de la ville ? Comment ces espaces permettent aux citoyens d’être actifs et de s’approprier leur ville ? 26
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LE RÔLE DES TIERS-LIEUX
Le mot « tiers-lieu » est un mot-valise. Il est donc important de le définir. Dans sa définition la plus large, un tiers-lieu est un espace physique permettant à des individus de se rencontrer, d’échanger, de se former, de travailler ensemble. La notion de collectif est fortement attachée au terme tiers-lieu. Avec cette définition globale, les espaces de co-working où des indépendants viennent travailler afin de lutter contre la solitude et pouvoir partager leurs idées, sont considérés comme des tiers-lieux. C’est pourquoi nous devons resserrer notre vision du tiers-lieu dans ce mémoire. Ici, nous nous intéresserons aux tiers-lieux ayant pour vocation d’inclure les citoyens dans une démarche participative et interactive autour de réflexion sur la ville, le vivre ensemble, les bien-communs et où l’échange et le dialogue sont importants. Qu’apportent ces nouveaux lieux ? Qu’apportent ces nouvelles démarches de participation ? Quel est le rôle de ces lieux au sein des villes ? La ville intelligente, nous l’avons vu, est une ville qui s’adapte aux besoins de son territoire et de ses habitants. Cependant, l’innovation urbaine n’a pas encore tout à fait trouvé sa place dans les politiques des villes. En il est encore compliqué pour les villes d’innover car ceci induit une grande prise de recul, mais surtout de changer un fonctionnement interne qui s’établit en silo, de manière verticale. Innover nécessite une collaboration entre les différents services, une corrélation entre les différents équipements de la ville. Celle-ci devrait fonctionner de manière transversale. Par exemple,la métropole de Lyon a intégré ERASME dans ses services. Il s’agit d’un living lab questionnant les politiques et les décisions publiques et urbaines mises en place. Mais, à l’échelle de la métropole, ce service ne représente pas beaucoup d’employés ( 10 pour 9500 agents environ ). Alexandre Pennaneac’h, directeur du Living Lab Erasme de la métropole de Lyon, explique qu’il y a des avantages ( réseaux, charges, budget ) à être intégré à la métropole. Cependant au sein d’une collectivité il existe des règles pour tout. Il est donc compliqué de prendre des initiatives. C’est pourquoi, la plupart du temps, ces démarches et questionnements urbains ont lieu dans des endroits annexes. Nous pouvons considérer les tiers-lieux comme des outils de contreculture. En effet, c’est dans ces endroits que l’on questionne les usages, les comportements, les besoins des résidents et acteurs de la ville. Les problèmes liés à la mobilité, à l’accessibilité, à l’éducation, autant de thèmes sont abordés dans ces lieux. Nous pouvons noter que cet outil de contreculture a différents rôles à jouer. L’accessibilité L’un de ses rôles est de former et d’informer les individus qui le souhaitent aux outils numériques, à leurs usages mais aussi à l’innovation. En effet, certaines personnes peuvent se sentir exclues par ces pratiques et s’en sentir éloignées. Le premier pas à faire est donc de rendre accessible ces réflexions autour des usages et des pratiques liées à la ville, car cela nous concerne tous. Ce passage d’information peut prendre la forme d’ateliers, de rencontres, d’événements festifs pour favoriser les rencontres. 27
L’échange Le second rôle est un rôle d’animateur. Permettre à tous les acteurs de débattre, d’échanger des points de vue, des connaissances, des savoirs, autour d’une thématique donnée, est une manière de remettre en question des pratiques et usages de la ville. Confronter des idées et des opinions peut faire ressortir des problématiques à améliorer concernant la ville, de pirater ou questionner la démocratie, les enjeux sociétaux... La confrontation Le 3e rôle est celui de médiateur. Certains tiers-lieux facilitent la rencontre entre acteurs privés et citoyens ou élus et citoyens ou les trois en même temps. Ces temps d’échange permettent de se confronter à la réalité du terrain. Avant de réfléchir à des projets, des innovations il faut d’abord définir les besoins et enjeux du terrain afin de répondre aux mieux aux attentes et aux demandes de chaque partie prenante. Nous pouvons parler ici de co-construction. Chaque acteur est important et apporte du sens au projet. La création Enfin le 4e rôle est celui de technicien, de conseiller. Certains tiers-lieux permettent aux utilisateurs du lieu de fabriquer, de créer, de prototyper et de tester. Nous pensons notamment aux Fab labs, endroits rendant disponible et accessible des outils de fabrication mais permettant aussi, là encore, des échanges de savoirs, d’avis, permettant d’améliorer un projet. C’est dans ces espaces que les inventeurs peuvent tester leurs prototypes et recueillir des retours pour améliorer leur projet et le faire grandir, se confronter directement aux usages.
55. Pr DARCHERIF A-Moumen, Dr PANNETIER Christophe, Dr LABADI Karim, « Villes de demain : les démonstrateurs », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube 320 pages, page 70
Les tiers-lieux permettent donc de questionner, de réfléchir, remettre en causes des usages et des pratiques mais posent aussi des questions éthiques, morales autour de l’innovation, de la politique, de l’économie, de notre société en général. Par exemple, la scop La Péniche, infolab dédié aux entrepreneurs sociaux ou culturels et aux projets d’innovation sociale ou de transition énergétique, organise des ateliers et des débats autour de l’Open Source ou de l’Open Data, sur l’usage du numérique plus largement, pour éclairer les citoyens sur les traitements de données personnelles, notamment par les institutions publiques. La plus-value de ces lieux est la recherche de solutions, de la mise en pratique de la théorie, de passer par le faire, par la formation, de créer, pour être force de proposition. C’est ce qui les différencie de simples conférences, de débats. La pratique et les tests, la confrontation au réel sont tout aussi importants que le débat, les apports théoriques. L’un ne va pas sans l’autre. Enfin ces lieux permettent un sentiment d’appartenance à une communauté mais aussi à la ville. Et ce lien d’appartenance permettra une intelligence collective au service de la ville, de ses habitants et du bien commun. « La médiation et l’inclusion sociale seront des conditions essentielles d’un développement harmonieux et homogène de la ville du futur pour dépasser les clivages sociaux, les fractures économiques et sociales multiples qui ont tendance à s’accroître. » 55 L’inclusion sociale est au coeur des problématiques de ces lieux. Ils permettent l’éveil au numérique et à l’innovation, suscitent l’intérêt, en s’adaptant aux attentes et problématiques des habitants. Ces lieux doivent permettre de réduire les clivages entre les personnes hyper-connectées et celles distantes au numérique et à l’innovation. 28
B]
LES DÉRIVES DE L’INNOVATION URBAINE
Nous avons vu que les tiers-lieux pouvaient être un élément de réponses aux villes futures, mêlant numérique et éthique. Qu’en est-il si les technologies prennent le dessus sur les usages et les citoyens, si le numérique devient un but d’attractivité pour le territoire sans prendre en considération le quotidien des habitants ? La ville intelligente peut-elle devenir un simple laboratoire où les citoyens sont considérés comme des cobayes ? À travers des cas concrets, nous analyserons le fonctionnement, les différents outils et problématiques que peuvent rencontrer ces villes. Neom, la ville futuriste d’Arabie Saoudite Le cours du pétrole s’effondre. Le prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane veut faire de sa future ville Neom, une pionnière en termes de technologies. Pour montrer son envie de moderniser le pays, il a donné la nationalité saoudienne à Sophia, un robot humanoïde. Il a d’ailleurs déclaré qu’à Neom il y aura plus de robots que d’humains. Le wifi haut débit sera gratuit et disponible dans toute la ville. L’accès à l’éducation en ligne sera aussi gratuit. Le pays sera géré par une e-gouvernance et les services seront automatisés. Pour le prince héritier, la technologie pourra résoudre tous les problèmes. Neom est une ville développant des technologies de pointe, faisant du développement durable, de l’alimentation, de la mobilité une priorité pour développer la croissance économique et la création d’emploi. Malgré ses bénéfices et ses avancées technologiques agissant pour le développement durable, le contrôle de la ville par des technologies est assez inquiétant. Donner autant de responsabilité à des robots dévalorise les citoyens. Se pose de surcroît la question de la justice et de l’éthique.
56. BOISGIBAULT Louis, « Singapour veut prendre le leadership des villes intelligentes », Le monde de l’énergie, 29 août 2018, lemondedelenergie.com/ singapourleadership-smartcity/2018/08/29 57. « Singapour, la ville la plus intelligente », Lumières de la ville, 6 décembre 2016, lumieresdelaville.net/ singapour-la-ville-la-plusintelligente 58. Reportage Singapour : Paradis sécuritaire ? France 2, Télématin, youtube.com/ watch?v=NQJ_aWme1EQ
Singapour, la ville de Big Brother Singapour est une cité-État limitée en superficie mais très dense démographiquement, possédant un climat équatorial, avec peu de vent et peu de ressources souterraines. 56 Elle doit donc répondre à de nombreuses contraintes, notamment énergétiques. C’est une ville peu ancienne et, aujourd’hui considérée comme la ville la plus intelligente du monde. Concernant les énergies et la durabilité de la ville, Singapour mérite surement ce titre. Les voitures individuelles sont limitées, les transports en commun facilités et efficaces. 30% de la surface de la ville est dédiée aux espaces verts. De plus, Singapour a beaucoup investi dans des Cityapps, des applications citoyennes sur smartphone. 57 Mais Singapour est aussi l’une des cités les plus surveillées. 58 Les systèmes de vidéo-surveillance sont partout, dans la rue, les hôtels, les immeubles, les voitures. Toutes ces données sont récoltées et peuvent servir notamment aux forces de l’ordre pour résoudre des enquêtes, même les plus petites. Les policiers ont accès à ces vidéos mais aussi à toutes les télécommunications des Singapourien(ne)s ( sms, appels, mails, navigation internet... ). La population ne possède donc pas ce que nous appelons nous la liberté individuelle. Cependant les habitants n’y voient aucun inconvénient, ils estiment que s’ils n’ont rien à se reprocher, il faut accepter cette surveillance, la refuser 29
serait déjà un aveu de délit. Ce système de surveillance entraîne des dérives, il installe notamment un sentiment de paranoïa chez les habitants et la délation est monnaie courante.
59. MESMER Philippe, « Songdo, ghetto de riches », Le Monde, 26 mai 2017, lemonde. fr/les-prix-de-l-innovation/article/2017/05/26/ songdo-ghetto-deriches_5134374_4811683.html
Songdo, la ville sans âme Songdo se trouve en Corée, pas très loin de Séoul. Aujourd’hui la ville de Songdo s’étend sur 600 000 hectares de terre artificielle. Dès le début, le projet a été pensé comme un pôle économique pour attirer les grandes entreprises mondiales. Songdo est une ville ultra-connectée : les cours pour les enfants, les séances de sport, tout est fait à distance, comme des visio-conférences. C’est le géant Cisco qui a connecté toute la ville et teste ses nouvelles technologies dans cette ville laboratoire. De ce fait, les techniciens du centre de contrôle ont accès aux intérieurs des habitats et peuvent par conséquent tout observer. Du point de vue de l’environnement, Songdo peut inspirer certaines villes. Un système de collecte de déchet mis en place dans toute la ville permet de ne plus avoir de poubelles ni de camion de ramassage dans les rues, les déchets sont pour la plupart retraités, les nombreux capteurs dans les bâtiments et les rues permettent de mieux gérer les énergies, les réseaux de mobilité sont efficaces et bien pensés. Cependant, l’électricité vient de l’extérieur de la ville et principalement de centrales à charbon. Les fenêtres de certains bâtiments entièrement vitrés ne s’ouvrent pas. Songdo est une ville ayant été pensée, dans un premier temps pour attirer les grosses entreprises mais aussi pour tester, expérimenter toutes sortes d’innovations et de technologies. C’est pourquoi Songdo a des apparences de ville laboratoire, aseptisée, sans âme. Un article de 2017 explique que l’on ne trouve ni musée, ni cinéma. La culture et le divertissement auraient donc du mal à trouver leur place. 59 Les villes intelligentes peuvent être inquiétantes, avoir des airs de sciencefiction déroutants. La ville de Singapour peut faire penser à Minority Report, Songdo à Gattaca, avec son atmosphère de ville aseptisée et ses entreprises telles que Samsung BioLogics, spécialiste des médicaments biotechnologique. Ces « villes laboratoires » sont des prouesses de technologies. Cependant, dans les trois cas que nous avons étudiés, c’est bien souvent au prix des libertés individuelles. Chaque geste, mouvement, déplacement, consommation, activité est épié au travers de capteurs ou de caméras. Nous l’avons vu, les données sont utiles à la gestion, la construction des villes, elles permettent de construire de nouvelles écoles ( Grenoble ), de fluidifier le trafic ( application telle que Waze ) ... Nos données personnelles ont de la valeur. Alors s’agit-il seulement de pédagogie pour que nous acceptions de donner nos informations personnelles ( comme le perçoivent les Singapouriens ) ? Nous nous apercevons tout de même que ces villes technologiques n’attirent pas forcément les habitants. Songdo en 2017 n’avait pas atteint la moitié de son objectif, à Toronto, la ville de Google commence déjà à poser question alors qu’elle n’est pas encore construite. Ce chapitre nous permet de voir deux directions opposées que peuvent prendre les villes intelligentes. Celles plus ou moins gérées par et pour l’argent et celles innovant pour le mieux vivre ensemble. Bien sûr, nous ne nous leurrons pas sur le but final. S’il fait bon vivre dans une ville, elle devient plus attractive et économiquement plus intéressante. Mais dans ce deuxième cas, les habitants retrouvent leurs libertés individuelles et 30
peuvent donner leur avis, non pas en donnant leurs données passivement ou en étant des cobayes mais en s’appropriant le système ( Open Data ). Nous l’avons vu, la richesse de la ville intelligente est faite par ses habitants et leur force de propositions. C’est en débattant, échangeant mais aussi en pratiquant et en fabriquant, que de nouveaux projets émergent et que des solutions sont apportées. Peut-on dire que la ville intelligente est tout simplement une ville qui se réinvente, s’adapte ? En fin de compte, est-ce une ville qui crée sans arrêt ? Une ville intelligente est-elle une ville créative/créatrice ?
C]
60. LEFÈVRE Bruno, « " des villes créatives " aux " smart cities " », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube 320 pages, page 37
C1 ] 61. https://www.larousse.fr/ dictionnaires/francais/innover/43197/synonyme
VILLE INTELLIGENTE = VILLE CRÉATIVE ?
« [ Nous avons la ] volonté de faire une ville créative et intelligente, où il fait bon vivre pour l’ensemble des habitants de 19 communes, mais aussi une ville agréable pour que le touriste puisse y séjourner, une « ville intelligente « qui ose miser sur la créativité, les nouvelles technologies et la participation citoyenne pour créer une qualité de vie élevée et un développement économique durable » Bourgmestre de Mons ( Belgique ) 60
QU’EST QU’UNE VILLE CRÉATIVE ?
Une ville intelligente est, nous l’avons vu, une ville qui s’adapte, qui prend en compte ses habitants et son territoire et qui, par conséquent, innove. Innover est synonyme de créer.61 Par définition une ville intelligente est une ville créative. Mais que veut vraiment dire « ville créative » ? Plusieurs définitions sont données. Richard Florida, docteur en aménagement urbain, géographe et professeur en urban studies nord-américain, explique qu’une « ville créative » attire une « classe créative » qui recouvre les ingénieurs, les artistes, les designers mais aussi les banquiers, les avocats et juristes, autrement dit les cadres. Une population qu’il considère plus éduquée et donc plus attirée par la culture. Mettre en avant la culture permettrait aux villes de réaliser un cadre de vie attirant cette classe sociale et donc de permettre un développement économique croissant. Pour lui, une ville créative « se mesure » par 3 indicateurs : le talent ( nombre de personnes diplômés à bac+4 ), la technologie ( nombre de brevets déposés ) et la tolérance ( présence de la communauté gay, des villes « gayfriendly » ). Ces critères sont pour le peu assez subjectifs. Il semble compliqué de considérer que seules les personnes diplômées à bac +4 sont créatifs et/ou possèdent un talent. L’indicateur de la technologie seulement basé sur le nombre de brevets paraît aussi assez faible. Un brevet déposé ne veut pas dire que le projet est réalisé ou fonctionne, trouve son public. Et enfin, la 31
PROMO NEOM _ ARABIE SAOUDITE
SONGDO _ CORÉE DU SUD
62. VIVANT Elsa, Qu’est-ce que la ville ?, 2009, Édition Presses Universitaires de France, 96 pages, page 6
63. SCHIRRER Maxime, « Les nouveaux lieux de l’innovation publique », Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube 320 pages, page 170 64. https://www.insee.fr/fr/ statistiques/1895097 #consulter 65. VIVANT Elsa, Qu’est-ce que la ville ?, 2009, Édition Presses Universitaires de France, 96 pages, page 2
C2 ]
66. BRUN Éric, Les situationnistes. Une avant-garde totale, 2014, CNRS Éditions
tolérance, peut être considérée comme caricaturale. Elsa Vivant, maître de conférences en urbanismes à l’Institut français d’urbanisme, analyse cet argument de R. Florida par ces propos : « Prendre les gays comme symbole de l’individu créatif joue sur les préjugés selon lesquels les homosexuel(le)s seraient différents et vivraient autrement. » 62 Même si Richard Florida fait une interprétation assez tranchée de la ville créative et qui peut paraître erronée, certains points sont intéressants. Il énonce le fait que la ville créative attire les créatifs. C’est ce qui s’appelle en d’autres termes la gentrification. Prenons l’exemple de Nantes. Autrefois attirante économiquement par ses chantiers navals, l’île de Nantes a perdu de sa grandeur quand les industries nautiques se sont arrêtées. La ville a décidé de revaloriser cette friche en en faisant un pôle dédié aux industries culturelles et créatives, à portée européenne. Dans ce quartier se côtoient maintenant des écoles d’architectures, des beaux-arts, des universités, des équipements culturels ( Stereolux ), des associations mais aussi des start-up et des entreprises innovantes. La ville de Nantes voulait « un lieu de vie et de mixité alliant des populations variées propices à la créative et l’échange. » 63 La population vivant à Nantes ne cesse d’augmenter.64 Est-ce dû à la créativité ? Est-ce grâce à ces moyens, à ce pôle culturel, de l’île de Nantes que les individus sont attirés par celle-ci ? Elsa Vivant indique que « les grandes villes ont toujours été l’espace d’épanouissement de la singularité et de la créativité ».65 En effet, les artistes ont souvent parcouru la ville, pensé la ville. Quelle réflexion, quelle vision en ont-ils ? Quelle corrélation entre art et innovation ?
LA PART ARTISTIQUE DANS L’INNOVATION
Les liens entre l’art et la ville ont toujours existé. C’est à la Renaissance avec le début de la perspective que la représentation de la ville apparait, de plus en plus présente. Notamment avec Piero della Francesca, peintre italien, réalisant la toile « La cité idéale ». On peut aussi penser à Léonard De Vinci et ses inventions. Plus que des peintures, la ville a inspiré tous les arts : cinéma ( Metropolis de Fritz Lang, 1927 ), littérature ( L’atlantide de Pierre Benoit, 1919 ), architecture ( La Cité radieuse, Le Corbusier, 1959 ), installation ( Circuler dans la ville - Le rideau de fer, Christo & JeanneClaude, 1961 ), performance ( Je signe la vie, Ben, artiste Fluxus, 1962 ), la poésie et le mouvement situationniste qui considère que la ville moderne est ennuyeuse, qu’il faut laisser place à la dérive, Ivan Chtcheglov propose une architecture « dont l’aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants », afin « de moduler la réalité, de faire rêver ».66 On peut évidemment citer aussi le street art et bien d’autres... La ville inspire, une fois sujet, une autre fois support. Les artistes font vivre la ville mais l’imagine aussi, pensent des sortes de villes idéales. Nous le voyons par ces nombreux exemples. Les artistes sont nombreux à s’intéresser à la ville, de fait il s’agit de leur environnement direct et en soi le nôtre aussi. Comment ces réflexions peuvent-elles aider, accompagner l’innovation ? Mêler art et technique est implicite. Comment peut se
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67. BARBEREAU Elie, Faut-il réinventer l’innovation ?, Comment peut-on faire évoluer le processus d’innovation ?, 2018 Ingénierie de l’innovation CPIM, ISTIA, 51 pages
68. VIVANT Elsa, Qu’est-ce que la ville ?, 2009, Édition Presses Universitaires de France, 96 pages, page 80
traduire cette relation pour enrichir le questionnement autour de la ville intelligente ? Lorsque les entreprises veulent innover, elles veulent l’idée qui fera la différence avec les concurrents. Rompre la routine, oublier ses préjugés, ses aprioris pour trouver la bonne idée. Pour cela les méthodes du Design Thinking ou les séances de créativité sont utilisées. Le Design Thinking est une approche, un processus de création impliquant différents acteurs mais aussi les utilisateurs finaux du produit. Le Design Thinking se décompose en cinq étapes que sont : l’empathie ( comprendre la situation, les besoins de l’utilisateur du produit ), la définition ( délimiter un cadre, les contours du projet dans lequel vont émerger des idées ), les idées ( toutes les idées sont discutées ), le prototype ( fabrication d’une version test du produit ) et les tests ( tests auprès des utilisateurs finaux grâce aux prototypes réalisés ). Le Design Thinking est donc un processus mettant l’utilisateur final au centre de la réflexion. La co-création avec des artistes pourrait ouvrir de nouveaux horizons. Les intégrer au processus de réflexion, comme intégrer des utilisateurs finaux ou encore des personnes aux profils totalement différents permettrait une vision plus large d’un projet. « Avoir une éducation à l’art peut aider à la créativité et on peut en venir à penser que les artistes sont les plus à même de penser le futur et de créer des concepts. Il faudra cependant toujours des personnes ayant des compétences techniques pour arriver à la fin du processus d’innovation. » 67
Nous l’avons vu, la ville intelligente peut prendre différentes directions. Mais les villes intelligentes que l’on considérera comme pertinentes, sont celles qui captent toutes les intelligences, qui s’ancrent dans le territoire, dont le numérique est l’outil et le propulseur mais qui donne une part à la créativité. Cependant la créativité a une part de hasard. Elsa Vivant définit le rôle de l’urbaniste comme étant de « créer les conditions de la sérendipité et de la créativité en laissant de l’espace à cet inconnu ».68 Pour que la ville intelligente soit agréable à vivre, la créativité, la culture, doivent être des éléments forts. Mais ces éléments se nourrissant de hasard, il faut savoir accepter qu’une ville intelligente ne soit pas une ville de tous les contrôles. Les principes d’innovation, la logique du processus essai-erreur portée par les tiers-lieux acceptent ce hasard. C’est de la rencontre, à la friction du hasard et de la technique, de l’artiste et du technicien que peuvent naître des projets innovants.
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CONCLUSION 69. Cf Interview Jeany Jean-Baptiste Annexe n°6, page 17
70. Cf Interview Jeany Jean-Baptiste Annexe n°6, page 18
Grâce à ce mémoire, nous avons pu dessiner les contours de la ville intelligente en essayant d’en donner une définition. Une ville intelligente est donc une ville ancrée dans son territoire ( culturel, géographique, historique... ) qui tient compte de ses propres problématiques et de ses habitants. C’est une ville inclusive où chaque citoyen a sa place. Aujourd’hui, la démocratie est remise en question et le modèle capitaliste arrive à bout de souffle.69 De plus la question de l’environnement, du climat, de la durabilité et de la résilience de la ville entraîne elle aussi une remise en cause de notre société actuelle. C’est pourquoi la ville a besoin de se réinventer. De devenir plus « intelligente ». C’est d’abord un enjeu d’économie et d’attractivité mais aussi un enjeu à repenser par, avec et pour le citoyen, afin de réaliser des projets plus efficaces et ancrés dans le réel du territoire et enfin un enjeu d’environnement durable. Dans cette réflexion sur la ville du futur, tous les acteurs doivent être considérés et impliqués dans les questionnements. Tout d’abord, la relation secteur privé/public puis la relation élu/citoyen y trouve une place évidente. Nous l’avons vu, les outils numériques permettent une implication du citoyen dans la création et la gestion de la ville. Le numérique aide à l’inclusion quand il est soutenu par une pédagogie et une aide à la formation aux technologies. Nous ne pouvons pas nier la fracture numérique qui existe entre les classes sociales et accentue justement ces différences. Une pédagogie au numérique mais aussi à l’innovation est primordiale. Jeany Jean-Baptiste, directrice du CCSTI ( Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle ) La Casemate à Grenoble, explique que c’est un des rôles des tiers-lieux : trouver une porte d’entrée judicieuse pour attirer les personnes éloignées de ces réflexions et leur permettre de pousser les portes de ses lieux sans a priori.70 C’est dans ces tiers-lieux que la démocratie et la société peuvent se renouveler, être discutées et débattues. Nous avons remarqué que certaines villes, considérées comme intelligentes, peuvent oublier l’importance du rôle des citoyens et n’être alors que des villes démonstratrice de nouvelles technologies. Enfin, la participation de profils différents, de mixité sociale, professionnelle permet la création, de nouvelles réflexions et l’innovation. Innover et créer génère forcément une part d’inattendu, de hasard. C’est de rencontres fortuites entre acteurs et utilisateurs de la ville que des projets ancrés dans le réel se développeront et que la ville se réinventera. C’est là tous les défis des villes voulant être « intelligentes ». Les tiers-lieux que nous évoquions au-dessus, induisent une logique d’ « essais-erreur ». Il s’agit d’une démarche peu évidente à mettre en place dans une politique de la ville et de l’urbanisme mais c’est bien ici que se trouve le rôle des collectivités. L’urbaniste doit créer les conditions pour inciter à la rencontre et à l’échange. C’est un rôle que pour l’instant les tiers-lieux s’approprient. 36
Cette charge doit-elle rester en la possession de ces lieux intermédiaires ou les collectivités doivent-elles s’en emparer ? Nous apercevons la nécessité d’une ville de devenir « intelligente ». Intelligente dans le sens où les intelligences collectives sont utilisées, que la co-création est appliquée à des moments judicieux des projets, où la part de créativité et de hasard est considérée dans le but de créer une ville plus durable, plus respectueuse de l’environnement et permettant à ses habitants de se questionner sur leur manière de vivre, de les rendre centraux dans la politique et partie prenante de certaines décisions. C’est le citoyen, l’habitant, l’usager de la ville ( temporaire ou de manière sédentaire ) qui fait la ville, qui la crée en même temps qu’il l’utilise. Nous sommes à un tournant de notre société, où les visions sont plus transversales, où le citoyen veut être plus entendu et obtenir plus de pouvoir, avoir le choix et son mot à dire sur les décisions politiques. Les technologies sont des outils permettant l’échange, le partage plus immédiat, la réaction en temps réels. Ces outils encouragent une forme de participation. Ils sont de plus en plus présents dans nos villes, pour faciliter notre mobilité, mieux gérer nos consommations, permettre de mieux comprendre et de mieux gérer l’énergie, etc. La ville va ( ou est déjà ) en totalité ou en partie devenir intelligente et le citoyen sera plus omniprésent dans la société de demain, pour mieux penser le futur.
71. http://geoffreydorne.com/ designandhuman.html
Ce mémoire m’a permis de prendre du recul sur ma pratique professionnelle. Le designer dans l’innovation joue un rôle dans la société et la ville de demain. Il est important d’avoir une réflexion sur ma pratique et ses conséquences. Geoffrey Dorne a créé la société Design & human qui aide de nombreux acteurs à « innover au travers d’une vision radicale, éthique, et humaine ».71 Ce designer ne travaillant que pour des entreprises, associations et ONG en accord avec ses valeurs, collabore avec de nombreux autres métiers. Il a créé la charte de Design & Human en 10 points, où il écrit explicitement que l’innovation n’est pas technologique, elle est sociale, que le design est un métier de responsabilité et d’éthique. Nous avons tous un rôle à jouer au cours de la transformation d’une ville. Le designer, lui, a un rôle de réflexion sur l’usage, sur l’ergonomie, sur l’esthétique et le concept d’un projet. Cette pratique est stimulante pour les créatifs. Mais inventer la ville et la société de demain est l’affaire de tous.
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bibliographie
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LIVRES BERREBI-HOFFMANN Isabelle, BUREAU Marie-Christine, LALLEMENT Michel, Makers, Enquêtes sur les laboratoires du changement social, 2018, Éditions du Seuil, 352 pages, ISBN 2021389936 DESPONDS Didier, NAPPI-COULET Ingrid, Territoires intelligents : un modèle si smart ?, La Tour d’Aigues, 2018, Éditions de l’Aube, 320 pages, ISBN 978-2-8159-3002-4 KAPLAN Daniel, MARCOU Thierry, La Ville 2.0, plateforme d’innovations ouvertes, Édition Florence Devesa, Limoges, 2008, 104 pages, ISBN 2916571256 VIVANT Elsa, Qu’est-ce que la ville ?, Édition Presses Universitaires de France, 2009, 96 pages, ISBN 9782130578833 39
ARTICLES WEB ATTOUR Amel, RALLET Alain, « Le rôle des territoires dans le développement des systèmes trans-sectoriels d’innovation locaux : le cas des smart cities », HAL, strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/a._ralleta._attour-role_des_territoires-le_cas_des_smart_cities-2014. pdf, 9 septembre 2014 CANO, Jérémy, « L’État face à l’individualisme », slate.fr/tribune/81091/etat-face-individualisme Slate, 18 décembre 2013, NOUBEL Jean-François, « Intelligence Collective, la révolution invisible », https://testconso.typepad.com/Intelligence_Collective_ Revolution_Invisible_ JFNoubel.pdf, 15 novembre 2004, The Transitioner RALLET Alain, «Compte rendu du débat « Technologies et usages : quelles acceptations sociales pour les Smart Cities ? « », https://www.strategie.gouv.fr/debats/technologies-usagesacceptations-sociales-smart-cities, 7 février 2017 REBSAMEN François, « Quand la ville intelligente réinvente le service public », Fondation Jean Jaurès, jean-jaures.org/nos-productions/ quand-la-ville-intelligente-reinvente-le-service-public, 25 avril 2018 LE LABORATOIRE SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE, « Le baromètre numérique », pour Le Conseil Général de l’Economie, de l’Industrie, de l’Energie et des Technologies (CGE), l’Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes (ARCEP) et l’Agence du numérique, https://labo.societenumerique.gouv. fr/wp-content/uploads/2018/12/barometredunumerique2018. pdf, 2018
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URAIA, « Partenariats public-privés pour une gestion SMART des villes », http://admin.fmdv.net/Images/Publications/45/oct-2015-uraiasmart-ppp-fr.pdf, Septembre 2015, 48 pages
ARTICLE REVUE BACQUÉ Marie-Hélène, GAUTHIER Mario, « Participation, urbanisme et études urbaines, Quatre décennies de débats et d’expériences depuis « A ladder of citizen participation « de S. R. Arnstein », Revue Participation, 2011
RAPPORTS / MÉMOIRE BARBEREAU Élie, « Faut-il réinventer l’innovation ? Comment peut-on faire évoluer le processus d’innovation », sous la direction de SAMIER Henry, École d’ingénieur d’Angers ISTIA, 2018 BERTHUIN Léa, « Proximité du graphisme d’utilité sociale », Mémoire de DSAA Créateur concepteur en design graphique, École de La Martinière-Diderot, Lyon, 2013
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ÉMISSIONS DE RADIO DELORME Florian, « Un monde de fractures ? (¾) Des infrastructures aux usages : combler le fossé numérique. », Cultures monde, Intervenants : BROTCORNE Périne, SEZERINO Glauber, OWONO Julie, https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/ cultures-monde-mercredi-10-janvier-2018, 58 minutes, France Culture, 10 janvier 2018 MARTIN Nicolas, « Ville de demain : une ville intelligente ? », La méthode scientifique, Intervenants : MORENO Carlos, BERNARDIN Stève, GWIAZDZINSKI Luc, franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/ville-dedemain-une-ville-intelligente, 58 minutes, France Culture, 12 avril 2017
DOCUMENTAIRES GOETZ Julien, LAPOIX Sylvain, POULAIN Henri, « Démocratie(s) ? », Réalisé par Henri Poulain, Data Gueule, mai 2018 DION Cyril, LAURENT Mélanie, « Demain », décembre 2015
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ANNEXES
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ANNEXE N°1
L’ÉCHELLE DE ARNSTEIN
Source : http://rhonealpes.centres-sociaux.fr/ files/2013/04/echelle-dArnstein.pdf
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ANNEXE N°2
LAURENCE COMPARAT Laurence Comparat est adjointe au maire de Grenoble, adjointe accès à l’information, libération des données publiques et logiciels libres - Administration générale.
Quelles sont vos principales missions ? Le rôle d’un élu est de définir un lien entre ses collègues, suivre les services dont il est responsable. Je m’occupe de l’organisation des conseils municipaux. Je fais le lien entre le public et les services internes de la mairie. Une des missions de mon service est de filmer et de diffuser les conseils municipaux, ainsi que de les archiver. Ce qui permet aux citoyens de suivre les réunions, de poser des questions. Mon service à la responsabilité de suivre les débats en ligne et de répondre aux interrogations des habitants. Pouvez-vous me donner une définition de Open Data ? L’Open Data c’est rendre disponible des données brutes non-traitées, des données utilisées par des machines, sous forme de tableau. Ces informations sont disponibles en ligne, librement et gratuitement. Elles sont diffusées sous un cadre juridique, sous licence ODbl ( Open Database License ), si les données sont modifiées ou utilisées, elles doivent être publiées sous la même licence. Les données sont brutes, elles ne sont donc pas analysées. Ce n’est pas forcément facile à traiter, ce n’est pas parlant pour le grand public. Des rapports sont donc nécessaires pour le grand public. Ces documents sont créés, par exemple, pour l’analyse budgétaire. Si les données sont partagées sans être analysées, c’est pour donner la possibilité aux citoyens d’avoir son avis et ne pas biaiser la vision de ses informations. Quel est le genre de données que vous récoltez, et comment les collectez-vous ? Une partie est données sont produites, notamment dans le cadre de missions. Par exemple, des données ont été produites sur la liste des effectifs scolaires : Combien d’enfants sont dans les écoles par secteurs, combien y-a-t-il de cantine ?... Des données sur les arbres de la ville ont été produites, combien ont été plantés, quelle année, quelle essence ? Mais aussi des données sur les bâtiments, combien sont détenus par la mairie, leur géographie ? Des données peuvent aussi concerner les ressources humaines. La mairie de Grenoble a produit et récolté des données pour plus de 300 applications. Ces données sont des outils de gestion pour la ville, elles permettent aussi d’avoir un inventaire sur certains aspects de la ville. 46
Toutes ces données sont visibles sur demande citoyenne. En 2014, par exemple, les citoyens ont demandé à voir les données concernant les effectifs scolaires pour confirmer que leurs enfants étaient trop nombreux dans leur classe et qu’il fallait construire d’autres écoles. Cette demande a aboutie et 6 écoles supplémentaires ont été, ou sont en train d’être construites. Quel est le but de recueillir et partager ses données ? Est-ce pour une totale transparence sur les données et projets de la ville ? Ou est-ce dans un but d’innovation ? Les deux. Il y a un réel travail avec les citoyens. Parfois, les données publiées sont comme des bouteilles à la mer, la ville demande de l’aide, l’avis des citoyens sur un aspect. Les données permettent de faire un état des lieux de l’existant. Du côté des citoyens, s’il y a une demande de partage de certaines données, cela veut dire qu’il y a un intérêt. La ville doit s’intéresser à cet aspect. Mais il faut apporter une attention particulière avant de partager les données. En effet, les données sont partagées sur demande mais les agents doivent veiller à ne pas diffuser des données personnelles. Par exemple, il peuvent partager des données concernant le régime alimentaire des enfants, mais il ne faudra pas diffuser cette information par école ou par secteur. Cela serait similaire à désigner directement les enfants ayant des régimes alimentaires particuliers. Ce n’est pas le but. Le travail des agents progresse et s’améliore. En ce qui concerne les aspects de transparence, l’Open Data est un des dispositifs mis en place, mais cela entraîne une réorganisation du travail, des données elles-même, savoir ce qui doit être rendu public, ce qui ne doit pas l’être pour ne pas porter atteinte à la vie privée des citoyens. Ce travail de partage et d’accessibilité des données est complexe et long à mettre en place. Quels outils avez-vous mis en place pour que les citoyens s’emparent de ces données ? Toutes les données ne portant pas atteinte à la vie privée des citoyens sont accessibles sur un portail Open Data en ligne. Un site internet est entièrement dédié aux données : data.metropolegrenoble.fr. Les data brutes sont présentées sur le site. L’utilisateur peut les rechercher par groupe, des informations sont accessibles sur les organisations qui créent, gèrent et publient les jeux de données. Enfin, l’utilisateur peut faire une demande de données. Les données sont aussi accessible via le site internet de la ville, rangées par « famille » ( budget, marché public, urbanisme, environnement... ). Cependant ces données là sont traitées, sont plus accessibles pour le grand public. Les citoyens se sont-ils appropriés ces données et comment ? Le projet de réaménagement de l’esplanade est un bon exemple. Ce projet a été co-construit avec les grenoblois. Depuis 2016 les habitants sont sollicités pour donner une seconde vie à l’esplanade. Une maison du projet a été mise en place, des événements permettent de discuter du projet.
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Les citoyens participant aux consultations sont-ils toujours les mêmes ? Il est assez difficile de savoir qui participe vraiment, qui est engagé. Mais effectivement sur Twitter, il s’agit souvent des mêmes personnes qui réagissent. Il existe un petit groupe engagé, suivant régulièrement et interagissant souvent avec les élus sur les réseaux sociaux. Les profils sont assez variés. Parfois je reconnais des personnes dans les réunions, rencontres. Mais il est en effet difficile de savoir qui suit les projets, si certains citoyens les regardent de près ou de loin. Avez-vous des exemples de projets résultant de ces données collectées ? Tout d’abord en interne, cette politique d’Open Data pousse les projets. Certains projets n’auraient pas eu autant d’énergie, s’ils ne s’appuyaient pas sur les données. Les missions concernant les effectifs scolaires est une réussite à noter. Les constructions de nouvelles écoles mais aussi la volonté de renforcer la mixité sociale, d’offrir des activités périscolaires aux familles défavorisées ont vu le jour grâce aux données produites et récoltées. Quels rôles les Civic Tech peuvent-ils jouer ? La ville de Grenoble est partenaire du Grenoble Civic Lab, où des habitants proposent des projets revalorisant, améliorant le territoire et sont suivis et accompagnés pour réaliser leur projet. Les Civic Tech répondent aux demandes de données, c’est une opportunité pour les citoyens mais aussi pour la ville. En interne, la municipalité peut se retourner vers ces services pour voir émerger des nouveaux projets. Les Civic Tech sont des leviers pour de nouveaux projets.
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ANNEXE N°3
LAURENT DESLATTES Chargé de mission numérique et smart city au sein de Grenoble Alpes Métropole. Dépend de la direction générale développement attractivité.
Pouvez-vous vous présenter ? Je suis chargé de mission numérique et smart city au sein de Grenoble Alpes Métropole. Je dépend de la direction générale développement attractivité. Selon les collectivités nous ne sommes pas tous rattachés de la même manière. Ce qui veut dire qu’ici dans la question de la Smart city, il y a aussi le développement économique du territoire et du lien avec les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche et des acteurs de l’innovation. La question de la relation avec des acteurs privés est posée. Par ailleurs, je suis chargé de mission numérique. Je travaille sur l’accès des gens au numérique qui se déploie sur deux volets : la question des infrastructures, la fibre optique, la 5G, autrement dit les tuyaux. Faire en sorte que tout le monde ait accès à ces tuyaux. Et le deuxième volet est celui des compétences. Il existe des problématiques d’employabilité, la montée en compétence du numérique est un enjeu pour l’individu mais c’est aussi un enjeu d’attractivité et compétitivité du territoire. Pouvez-vous donner une définition de Smart City ? Il existe plusieurs définitions, je peux vous donner la nôtre. Tout ce que je dis n’engage que moi et non la collectivité. Je ne vous livre qu’une vision de technicien, peut-être un peu plus loin. La Smart City repose sur le constat d’un échec, de la fin des modèles de développement urbain existant. Nous ne pouvons plus fonctionner à l’identique de ce que nous faisions jusque là. La Smart City repose sur une vision distribuée et déconcentrée du fait d’un changement de paradigme sur les questions énergétiques où nous étions sur un mode avec les centrales nucléaires, lorsque nous avons des panneaux photovoltaïques sur chaque toit, ce n’est plus la même. Se pose donc, dans le cadre de la Smart City, la question de la capacité à valoriser au mieux localement les ressources locales. En tout cas se pose la question de l’économie des ressources. La Smart City amène a repenser les choses en disant que tous les territoires ne sont pas égaux. Chaque territoire, au regard de son histoire, de ses ressources, a à faire émerger sa vision, un projet Smart City qui lui est propre et qui ne pourra pas être répliqué d’un claquement de doigts sur un autre territoire. Le projet d’ensemble doit être pensé à l’échelle du territoire sur la base de ses ressources, de ses spécificités, de l’écosystème de ses acteurs, de son historique et bien sûr de la volonté politique et des attentes de la population.
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Le modèle mondialiste, universaliste ne fonctionne plus aujourd’hui. En tout cas, travailler sur une approche Smart City doit amener à le dépasser. La vision grenobloise de la Smart City est celle ci : Comment mobiliser les énergies et les intelligences du territoire au service des transitions ? Il n’y a pas une ville intelligente mais des territoires d’intelligence. La vision hyper techniciste, où il y a des capteurs partout, des caméras et une sorte de centre de contrôle où le maire a un joystick et s’amuse, cela n’existe pas. C’est une vision très dépassée, elle n’est techniquement pas envisageable et n’est pas souhaitable. Alors il faut se demander comment trouver un nouveau modèle de développement. À Grenoble la question est : comment réconcilier trois visions de la ville de la Smart City, entre lesquelles nous avons refusé de choisir. Donc il y a une vision portée par les acteurs publics qui tourne autour de la modernisation des services publics pour mieux répondre aux besoins des citoyens en économisant des ressources et en dépensant mieux l’argent. Puis une vision portée par les acteurs industriels, très poste de contrôle, qui est sur des thèmes Big Data, Intelligence Artificielle avec de la supervision de la population, de la modélisation, de la simulation, de l’aide à la décision, puis on décide pour vous. La vision portée par la société civile, qui elle, est sur des démarches alternatives où l’on va vous parler d’hacker la ville, qui essaie de se réapproprier un certain nombre de choses. C’est aussi des collectifs citoyens, des associations... Le principe a donc été de se dire que, la ville, nous la partageons. Nous sommes conscients qu’il existe trois visions, trois façons d’envisager la vue d’ensemble et la façon dont les initiatives vont se déployer sur le territoire, mais nous, nous refusons de choisir et l’objectif c’est bien d’arriver à concilier ces trois visions là. Quels sont les projets réalisés ou en cours, les thèmes traités à Grenoble ? Les premières initiatives que nous identifions datent de 2005 au moment du premier projet « Air et climat » en France. La plupart des actions touchent à quatre sujets majeurs : la question sur la Data est primordiale car c’est sur la base de la donnée que les acteurs publics et privés répondent de manière différente sur les problématiques données. Le but n’est pas de produire de la donnée mais la donnée est un facilitateur, une brique de base et permet d’articuler différemment les interventions d’un certain nombre d’acteurs publics ou privés sur les sujets qui nous intéressent. Le deuxième sujet est la co-innovation. À partir du moment où nous voulons concilier ces trois visions de la ville il faut permettre aux acteurs de se parler afin de construire des projets ensemble. Cela concerne les grands industriels, les laboratoires publics, les acteurs publics et la société civile. Puis il y a un enjeu sur l’accompagnement des populations car tout changement s’accompagne même s’il est bien conçu. Leur apprendre à faire le tri, partager sa voiture... Car bien souvent c’est des contraintes, des sacrifices, des renoncements par rapport à des pratiques qui sont confortables et sur lesquelles nous n’avons pas envie de revenir. Donc ça s’accompagne. Ces domaines sont transversales. 50
Nous travaillons aussi sur la production énergétique locale, renouvelable ou de récupération (de chaleur notamment) ainsi que sur la baisse de la consommation comportant deux volets : celui des industriels et celui des particuliers. Il y a une première voie d’intervention sur l’enveloppe thermique et un autre sur les systèmes de ventilation et de chaleur. Et une deuxième piste sur la maîtrise de l’énergie, il s’agit là des usages. Puis existe la question de la mobilité, des déplacements qui représente un problème de gestion de son temps de vie (temps de repos, familial, de travail, de loisir...) mais c’est aussi une problématique environnementale, d’occupation d’espace public. L’air est aussi une question sur laquelle nous focalisons car elle touche à la santé (individuel) mais aussi aux problèmes de dérèglement climatique, la biodiversité (global). À Grenoble, il existe plus de 80 projets incluant toutes sortes d’acteurs et sur des thématiques diverses. La fracture numérique se fait-elle ressentir ? Nous connaissons les chiffres et les problèmes. D’abord, l’idée selon laquelle il existe des digital natives qui seraient des génies du numérique c’est une vision de l’esprit. Ils connaissent les équipements. Mais ils ne connaissent pas les usages. Les jeunes n’ont pas peur du numérique et sont plus équipés que leur aînés. Mais tout le travail reste à faire. 13 millions de personnes sont à la rue. Il y a 70 à 90 milles grenoblois qui ont besoin d’être accompagnés. 40% de la population en France ont besoin d’une mise à niveau. 10 et 15% sont vraiment des exclus, ce n’est pas seulement un problème de formation mais un problème de peur ou de confiance. Tous ces nouveaux outils qui tournent autour de la data, d’interfaces, d’équipements ne sont pas si évidents. Il faut être conscient que le numérique c’est aussi de la langue, donc les illettrés et les étrangers sont exclus. C’est un énorme enjeu, la Smart City c’est une question de la donnée et des équipements, un travail quotidien et dans la durée. La maîtrise numérique dépend beaucoup du milieu social et du niveau d’étude. Les populations éloignées du numérique sont aussi éloignées de la mobilité, des centres villes, quartiers politiques de la villes où les jeunes sont au chômage. 50% des précaires numériques sont des précaires, de bases, sur les autres sujets. De plus il y a des questions de générations, d’activités professionnelles (maçon vs secrétaire). Un dernier mot sur l’implication citoyenne ? C’est ce que je disais tout à l’heure sur la co-innovation et l’accompagnement au changement. Il faut arrêter de penser que nous construisons des choses intelligente qu’elles se diffuseront. Les applications d’autonomie à domicile se développent de plus en plus, car nous vivons de plus en plus longtemps, et lorsque les personnes âgées sont transférées dans des milieux médicalisés ils coûtent très chers. L’autonomie à domicile est un souhait des personnes et c’est un enjeu financier. Malgré tout la domotique ne trouve pas sa place. Cela fait pourtant 15 ans que nous en parlons et répond à des besoins. L’implication commence dès le début, dès la formulation des besoins et pas seulement avec des personnes déjà sensibilisées mais plutôt une population mixte, plus diversifiée. Certains posent la question de l’acceptation sociale des technologies. Mais si vous posez cette question c’est que vous avez déjà perdu.
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ANNEXE N°4
MARINE ALBAREDE Cheffe de projet innovation à la scop La Péniche, à Grenoble.
Pouvez-vous m’expliquer ce que fait La Péniche ? J’ai remarqué qu’il existe plusieurs domaines, un infolab pour les citoyens, un espace de co-working, des événements... Comment définissezvous La Péniche ? La péniche est une scop avec une petite équipe de 6 personnes qui a plus de 20 ans d’existence. C’est toujours un acteur du numérique dans une logique de collaboration et participation. Voici les différents volets que nous essayons de traiter : 1. Assistance à maîtrise d’ouvrage. La Péniche accompagne des acteurs dans les ouvrages numériques, dans la mise en place de plateforme, plutôt dans une logique collaborative. ( ex : La Péniche travaille avec Atmo pour concevoir un cahier des charges pour créer une plateforme participative sur les données de la qualité de l’air. Atmo distribue des capteurs aux citoyens, action appelée Captotech ). La Péniche organise des ateliers avec les potentiels usagers. 2. Un espace Infolab, coworker en journée. Nous organisons des soirées autour du numérique et/ou de la donnée. Nous accueillons des communautés numériques ( Open Street Map, wikipedia ). Nous animons parfois des ateliers nous-même. 3. Puis il y a des projets multi-partenariaux : Grenoble Civiclab par exemple Comment fonctionnez-vous ? Comment les rôles sont répartis au sein de l’équipe ? L’équipe est de petite taille, ce qui permet un travail collectif, il y a peu de rôle précis et nous travaillons tous ensemble sur les projets. Cependant il s’agit souvent d’un fonctionnement en binôme et l’équipe est sollicitée ponctuellement. Je suis cheffe de projet innovation, je pilote des projets. Il s’agit donc de faire un suivi, du planning mais aussi la mise en place des ateliers, des méthodes de travail. Nous animons quelques fois des ateliers d’idéation, de 52
réflexion, des ateliers sur des thématiques plus ciblées, par exemple sur les données personnelles. Pourquoi est-ce si important que les citoyens comprennent les datas ? Aujourd’hui il existe un énorme déséquilibre entre les organisations publiques/privées et les individus qui consentent à partager des données, rarement par choix. Les entreprises et organismes publiques en profitent un petit peu avec des risques de dérives. Comme les diffusions massives de données personnelles, des traitements algorithmiques entraînant des retombées énormes. Ces algorithmes peuvent être utilisés dans le cadre de politiques sociales ce qui renforce les discriminations. Concernant les données non personnelles, l’Open Data permet la transparence sur les politiques locales et donne potentiellement du pouvoir aux citoyens. Bien que l’appropriation de ses données par les citoyens n’est pas aussi conséquente que l’auraient voulu les concepteurs de l’Open Data. Ces outils peuvent être assez puissants. Quels outils donnez-vous aux citoyens pour qu’ils comprennent les conséquences des données personnelles ? Nous passons pas mal par les ateliers pour utiliser des choses concrètes comme support. Nous passons beaucoup par la pratique même si nous commençons par un petit topo pour introduire l’atelier, c’est un petit temps de sensibilisation. Nous passons quand même pas mal par la pratique parce que nous nous rendons bien compte que c’est lorsque les gens se confrontent à la pratique qu’ils réagissent vraiment. Nous avons une façon de faire plutôt empirique. Les ateliers se font par petits groupes qui permettent des discussions, de susciter le débat. Quelle collaboration avez-vous avec les institutions publiques ( ville, métro, département, région... ) ? C’est plutôt nous qui allons chercher les acteurs. Par exemple nous travaillons depuis plusieurs années avec la métropole sur sa politique Open Data en répondant à des marchés. Concernant le Civiclab, le point de départ est des ateliers gérés par « ville en transition », un service de la ville de Grenoble, que nous avons décidé de mener. Nous allons donc les chercher pour qu’ils participent au projet. Mais en général nous répondons à des marchés. Comme pour le projet « je crée dans ma région » lancé par la région sur la mise en place d’une plateforme de mise en relation entre des créateurs et des accompagnateurs de création d’entreprise.
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Peut-on considérer La Péniche comment un médiateur entre les citoyens et la ville mais aussi entre le public/le privé ? Un petit peu. Ce volet pourrait s’améliorer et prendre un peu plus d’importance. Médiateur au sens où l’on en fait sur les données par exemple mais il s’agit de modules qu’on reprend, qu’on décline, c’est moins formalisé. Et dans une certaine mesure, nous pouvons entre médiateur entre citoyens et institutions par exemple dans le cadre du Civiclab mais aussi lors de programmation organisée par la Métro. Nous permettons aussi des discussions entre communautés et institutions comme avec Open Street Map. Votre futur lieu dans le quartier Bouchayer-Viallet servira de lieu de rencontre, de débat ? Ce sera un lieu un peu plus ouvert, plus ouvert au collaboration notamment avec la Belle Électrique et le Magasin. Aujourd’hui nous imaginons un lieu un peu plus ouvert avec une programmation plus large. On aimerait formaliser plusieurs choses, des formations, des modules, renforcer le volet du débat, imaginer des espaces permettant les échanges pour diversifier nos formats. Quel public touchez-vous quand vous faites des ateliers ? Cela dépend des ateliers. C’est souvent des personnes qui sont sensibilisées à minima. Sans être des geeks++. Mais par exemple pour les ateliers Open Street Map il faut être un peu initié pour vouloir venir. Nous avons une communauté, des gens que nous voyons souvent, mais sur certains événements nous pouvons toucher un public un peu plus varié. Par exemple lors d’un atelier Open Food Fatcs, c’est des personnes connaissant déjà Yuca mais qui n’était pas calées. Nous ne faisons pas des initiations de base. L’entrée numérique n’intéresse pas forcément tout le monde. Le passage au niveau supérieur serait d’aller chercher et d’inclure des habitants qui ne se sentent pas concernés. Il s’agit de réfléchir sur sa pratique du numérique. Pensez-vous que ce genre de lieu peut aider à construire la démocratie de demain ? Il existe beaucoup d’endroits où l’on parle du numérique. Cela dépend vraiment des objectifs, des buts et des animateurs et communautés qui fédèrent. Il existe par exemple un gros gap entre l’Open Innovation Center du CEA et des acteurs comme La Péniche ou La Casemate. Certains lieux, comme French Tech, peuvent être des émulateurs d’entrepreneurs. D’autres lieux comme le Tuba
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à Lyon en collaboration avec la Métropole fait plus émerger des services numériques et innovants. Les Halles Civiques, Super Public à Paris sont des lieux d’émulation et d’échanges où se rencontrent des acteurs de l’innovation, de la démocratie, de l’urbanisme, je ne sais pas dans quelle mesure ils associent les citoyens mais ça peut être des lieux où les choses avancent. Une ville intelligente est-elle une ville créative et collective ? Dans la collaboration ? Il y a plusieurs visions. La ville intelligente telle qu’elle était promue au départ et qui continue d’être promue par certains acteurs publics, acteurs du numérique, plateformes ( uber... ) s’inscrivant là dedans c’est une vision très servicielle de la ville et très individuelle, personnalisation à l’extrême. Par opposition à cette vision, il existe des approches plus malines, plus résiliente pour avoir des solutions plus appropriées aux territoires. Ce n’est pas évident car participation et ville intelligente ne vont pas forcément de pair. Certaines villes ont utilisé des plateformes numériques pour la participation citoyenne sans que cela renouvelle beaucoup les choses. Ça élargit peut être un peu le spectre des citoyens qui participent. De plus on implique le citoyen dans certains services de la ville mais sans les impliquer d’avantage dans la politique. Avec le Grenoble Civic Lab, nous voulons permettre aux citoyens de proposer des services mais qui répondent à des vrais problèmes de fond et qui puissent être réinjectés dans des politiques locales. Si nous arrivons à joindre l’innovation dans les services et l’innovation dans la démocratie locale, la mission sera réussie. Ce sont des visions assez collectives de la ville. Le dialogue est nécessaire entre les citoyens et les organismes publics.
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ANNEXE N°5
ALEXANDRE PENNANEAC’H Chef du service Erasme au Grand Lyon, Métropole de Lyon
Qu’est-ce qu’Erasme ? Erasme est un dispositif créé il y a une vingtaine d’années, à l’initiative de la région. Il s’agit donc d’un outil public. Aujourd’hui Erasme est intégré à la collectivité. Son premier rôle était de former et de questionner les usages du numériques autour de la question du déploiement du réseau dans les collèges. La compétence première était d’équiper les collèges. Mais en équipant il faut former les utilisateurs. Erasme est assez vite reconnu comme processus innovant technologique. Les années passent et la disparition de certains départements entraîne l’absorption de certains services. La métropole de Lyon a donc hérité d’Erasme en 2015. Le dispositif est maintenant plus agile et se définit comme agitateur des process d’innovation ouverte appliqués aux politiques publiques. Avant la compétence technologique était revendiquée, maintenant c’est plus les réflexions sur les usages et les processus qui sont mis en avant. Les usages ont pris le pas sur la technicité. Erasme est reconnu pour sa technicité mais aujourd’hui les gens viennent nous chercher pour notre capacité de processus. Comment fonctionnez-vous ? Quel est le processus de travail ? Est-ce la métropole qui réalise un projet, puis vous le tester auprès des citoyens ( soumis à l’épreuve ), ou le citoyen-usager est-il présent dès le début du projet ? C’est un peu tout en même temps. Il y a plusieurs modalités différentes. Il existe des projets fédéraux avec un fort enjeu stratégique et politique portés par la métropole. C’est un peu la voie royale, car les projets sont à grosse échelle, il y a de gros moyens, de nombreux acteurs sollicités. Nous sommes impliqués dès le début. L’autre versant où l’on est saisi par d’autres service, parfois en plein milieu du projet. Comment s’inscrire dans le projet. Enfin, nous éditorialisons, nous pouvons saisir et investir des sujets. Nous menons nous même les projets. Le thème de l’année dernière était celui de l’intelligence artificielle, cette année nous investissons la thématique des territoires d’action. Ces modalités génèrent différentes relations. Soit une relation entière qui va de l’idée au prototype fonctionnel jusqu’au déploiement de la solution. Puis une version plus frugale où nous amenons une expertise, où nous portons un regard particulier, peut être plus sensible et créons des mises en relation ou à disposition. 56
Nous devons être sélectifs et diversifiés au niveau des projets exécutés, il faut avoir une capacité à dire non. Qu’est-ce que l’Urban Lab ? C’est notre outil de travail principal où l’on agence nos protocoles d’interventions. Il est convoqué dans tous les projets. C’est un lieu qui exprime une méthode, qui accueille et positionne les gens en empathie par rapport à un univers extrêmement différents de celui qu’ils côtoient d’habitude. Notre intention est de fabriquer un registre expérientiel qui vise à sortir les citoyens de leur confort et créé une rupture dans leur relation nécessaire pour mettre les gens dans un processus de création. L’Urban Lab est divisé en plusieurs micro-lieux : L’Agora permet de recevoir, discuter, et peut intervenir à différents moments du processus, cela peut être au début, lors d’un temps d’accélération créative, pour un apport d’expertise... Cet espace est nécessaire et indispensable parce que c’est le moment où nous pouvons nous mettre en écoute active et recevoir une expertise. Puis il y a l’espace de Workshop créatif avec du velleda, des post-it, une grande modularité. Un espace « muséographie » où l’on retrouve une éditorialisation des prototypes menés à la fois depuis toujours et à la fois depuis quelques mois. Nous avons une trentaine de prototypes avec lesquels on tourne. C’est important d’assumer un prototype créé avant. Cette partie propose un parcours pour doter les gens d’un premier niveau de connaissance des services d’Erasme. Ces prototypes ont vocation à inspirer, à prouver une forme de fonctionnalité et transporter les gens dans un univers d’innovation où l’on montre que certaines barrières peuvent être levées à condition de réunir les bons éléments. Enfin, le troisième lieux est le Techshop qui contient un tas d’accessoires : gopro, oculus rift, laptop, éléments scéniques, électronique... L’enjeu est que les utilisateurs appréhendent ces différents espaces pour créer quelque chose de nouveau. On apprend à faire débat, on apprend à faire un processus créatif, à s’inspirer puis à fabriquer et développer. Tout cet Urban Lab n’est pas pro-actif s’il n’est pas encadré et s’il n’est pas activé par un éco-système. Nous sommes la courroie de transmission de ce lab avec la Métropole et les services qui viennent visiter, de la même façon, nous sommes la courroie de transmission avec le monde extérieur. Avoir une marque nous donne une visibilité. Nous ne sommes pas une boîte mais une marque affichée qui est un levier de rayonnement territorial pour une collectivité qui souhaite se doter d’une marque de fabrique qui décrit son innovation. Peut-on dire que vous êtes des médiateurs entre les citoyens et les institutions ? C’est à dire que nous gardons cette humilité du service public où nous n’avons pas vocation, nous, en temps qu’agents, a devenir absolument visibles. Erasme permet une mise en relation d’acteurs, par des processus et des méthodes, n’ayant au premier abord pas de points communs. Ce qui crée des moments et des intimités géniaux. 57
J’ai pu observer que vous aviez inclus sur certains projets des artistes, ce n’est pas une pratique si courante que ça. Non ce n’est pas courant, car cela suppose des temps d’équilibre et donc de déséquilibre, il faut donc une capacité à jongler avec tout ça. On a cette sensibilité de dire : on va chercher les gens qui portent quelque chose d’un peu sensible et on va leur donner la voix sur un temps, un processus et un espace donnés et on va essayer de donner de la place à tous les usagers de cet écosystème. Je reviens sur la place de l’usager. Il est vrai que nous donnons plus de place à l’écosystème et moins à l’usager. C’est un parti pris. Tout le monde est usager. En étant une collectivité nous devons avoir une vigilance sur la participation des usagers car cela peut avoir des dérives de récupération. Il vaut mieux avoir des gens embarqués dans une association, des gens plus ciblés comme des start-up travaillant sur des éléments qui nous intéressent. Notre écosystème est plutôt sur des individus pouvant apporter une valeurs ajoutée dans l’écosystème que l’on crée. Car nous sommes sur des temps plutôt court et faire monter en valeur un usager pris de manière lointaine par rapport aux sujets est toujours un peu complexe. Il y a des moments pour inclure les usagers. Quand on arrive dans le contexte d’expérimentation, nous avons des partenariats de territoire, notamment avec l’université. Nous travaillons parfois avec le Tuba qui lui a un rôle d’expérimentation à l’échelle du territoire et d’émulation citoyenne. Avec ces deux acteurs nous avons un projet d’envergure nationale qui s’appelle « le tiers-lieu augmenté des mondes urbains » qui répond au programme FEDER. Nous serons réunis dans un même modèle où chaque entité va conserver son individualité mais il y aura quand même un tout qui va fabriquer une promesse sociale et sociétale. Fabriquer un modèle commun n’est pas forcément aisé. Innover dans une ville veut-elle dire créer, ouvrir les champs des possibles ou bien fédérer, rallier les citoyens à la cause ? Nous avons les avantages et les inconvénients de notre positionnement. C’est beaucoup plus cohérent d’être intégré dans la collectivité, ça donne du sens public à notre action. Nous sommes encore plus près des lieux et de sujets. Mais de fait nous sommes exposés aussi. Une collectivité c’est un ensemble de règles, très descendantes, verticales qui adopte petit à petit le mode agile, commence à travailler différemment. Mais indirectement, nous sommes un outil de contre-culture. Mais nous traitons aussi des projets fédéraux. Nous faisons donc les deux, nous fédérons mais nous questionnons aussi. L’innovation ouverte implique une part d’échec. Comment la métropole de Lyon envisage ces échecs ? Il faudrait d’abord définir l’échec. Ce qui est pris comme un échec c’est un prototype qui ne sort pas à l’échelle. Hors, c’est le fruit d’autres réussites. Car nous acquérons des méthodes. Mais ces bénéfices sont difficiles à valoriser, à mesurer. Nous travaillons beaucoup sur l’essais-erreur, donc il n’y a pas beaucoup d’échec. Par contre, un prototype qui reste stagnant peut être considéré comme un échec en interne. Notre rôle est donc de rappeler la valeur de l’expérience à l’échelle de la Métropole. La valeur d’expérience, pédagogique, de transmission, de mobilisation, d’émulation, de réussite et de transformation devrait être mis plus en avant. 58
L’innovation et l’échec doivent être reliés par un périmètre où l’on a fait rentrer des valeurs, comme le droit à l’erreur, la mise en dialogue, l’empathie, le sensible. Comment mobilisez-vous les agents de la ville dans les projets ? Il s’agit d’un projet fédéral commandité qui s’appelle le challenge des initiatives. Il y a 9000 agents qui sont aussi des habitants, qui ont des idées, des observations de terrains. Nous avons donc créé une boîte à idées géante qui va jusqu’au prototype. C’est une plateforme sur laquelle les agents du Grand Lyon peuvent se positionner sur des enjeux, des thématiques. En 2018, nous avons récolté 180 idées qui ont été challengées, votées, confrontées pour n’en retenir qu’une vingtaine de manière collégiale et démocratique. Puis une sélection a été faite pour en retenir une dizaine que Erasme a accompagné pendant quelques mois. Il y a aussi des enjeux RH derrière ces projets. C’est à dire que l’agent inclus dans son planning du temps pour aller travailler à l’Urban Lab et développer son idée et prend donc le statut de chef de projet.
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ANNEXE N°6
JEANY JEAN-BAPTISTE Directrice du Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle de Grenoble, La Casemate.
Cet entretien a été mené sous forme d’une discussion plutôt que sous une forme d’interview à propos des tiers-lieux, du rôle de La Casemate sur le territoire ainsi que de la co-création et de la collaboration.
En terme de tiers-lieux et de tiers-lieux d’innovation, ce qui me semble spécifique à La Casemate c’est son ancrage historique et son positionnement en tant que centre de science. Un tiers-lieu à La Casemate sera forcément différent d’un autre car les valeurs sont profondément liées à notre ADN de centre de sciences, un lieu d’expérimentation. La culture scientifique permet une articulation forte entre différents thèmes : La Casemate est un lieu liant science, culture et innovation, société civile et monde de la recherche, société civile et éducation et monde de la recherche. Cette dimension de tiers-lieux trouve une lisibilité forte dans ce que nous faisons. La dimension d’expérimentation autorise le questionnement, le doute, l’erreur. Être dans une démarche expérimentale c’est être dans une démarche “essais-erreurs”, la possibilité donc d’expérimenter des nouveaux modèles de sociabilité, des nouveaux modèles de “faire ensemble”, des nouveaux modèles peut-être même utopiques de nouvelle société. Nous faisons le constat que le modèle capitaliste est arrivé à bout de souffle, et est profondément questionner. Avoir un lieu où l’on peut travailler à ces démarches expérimentales autour de l’échange, du troc de compétences, de savoir-faire, du faire ensemble, du recyclage... toutes ces notions mise en avant sur des démarches raisonnées peuvent être expérimentées, passer du concept au faire. Ces tiers-lieux invitent nos concitoyens à s’interroger sur notre manière de consommer, sur des pratiques du vivre ensemble, ce n’est plus qu’une dimension conceptuelle, on rentre dans du dur. La notion d’essais-erreur doit donc trouver sa place dans la ville intelligence. Il peut être considéré comme utopique, d’imaginer des nouvelles manières de consommer, de vivre autrement. Mais dans ces tiers-lieux on peut les tester, les mettre à l’épreuve, considérer le centre de science comme lieu d’expérimentation de ces nouvelles pratiques pour se questionner sur nos fonctionnements individuels et collectifs. Le centre de science se positionne comme un acteur politique mais pas politicien dans la cité, élément de réflexion, de partage et de mise en commun pour réfléchir à la société. Privilégier l’intérêt général en contrepartie de l’intérêt particulier. Nous 60
sommes « au service de », « un hub vers ». Nous sommes dans des réflexions plus transversales. La spécificité de La Casemate : c’est un endroit où l’on peut rassembler différents acteurs mais le plus difficile est de capter la société civile, les gens. En effet, lorsque l’on est accaparés par les besoins primaires, se projeter vers le futur est un luxe. La co-création, comment inclure les usagers, à quel moment ? La personne étant éloignée du numérique est difficile à toucher. Il faut qu’elle se sente concernée. Nous avons un rôle culturel, politique qui n’est pas évident. C’est en parlant de thèmes qui pourraient paraître futiles que l’on pourra toucher plus de monde. Ces thèmes permettent de rattacher un discours par rapport à l’économie, à l’impact sociétale, aux comportements. Par exemple les français sont profondément touchés par les développements scientifiques parlant de la santé car ils se sentent directement concernés. Dans nos approches de médiation, comment arriver à expliquer qu’il y a un réel intérêt à se poser ces questions là, sans être dans la moralisation ? Nous pouvons arriver à intéresser des personnes éloignées de ces réflexions, toutes personnes a des besoins, des manques, des envies, une culture. Notre soucis, c’est que nous sommes beaucoup dans le « faire venir » et non pas dans le « aller vers ». « Aller vers » ce n’est pas être intrusif. Mais plutôt être dans des espaces de sociabilité comme les squares, les centres commerciaux, les écoles. Il faut trouver les bonnes clefs d’entrée. Nous avons tendance à faire de l’entre-soi, à jargonner. Nous avons parfois des représentations souvent aberrantes. Les gens sont curieux de nature, si nous y mettons les formes et les moyens, nous avons largement la capacité « d’aller-vers ». Pour une bonne co-création, il faut mettre en place des protocoles. Savoir ce que nous voulons co-créer et les étapes de cette co-création, ainsi que notre capacité de réorientation en fonction des publics. Les méthodologies sont différentes selon les besoins. La co-création n’est pas si simple que ça. Il faut savoir comment réinvestir cette co-création. En mettant en place des démarches de co-création, les gens attendent des résultats. Il s’agit là de respect, de déontologie. Il faut expliquer les choix, notamment pour garder du crédit et de la légitimité, nous sommes obligés d’être dans une démarche déontologique. Sinon notre démocratie est en difficulté. Le rôle du tiers-lieu est de créer des conditions d’échanges et accepter que cela nous échappe.
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