Utopie atomique

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Utopie atomique Le bunker familial de Jay Swayze



Cet ouvrage de recherche a été écrit par Clara Rea dans le cadre de la rédaction d’un mémoire à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, sous la direction de Stéphane Degoutin.


Bunker House Introduction I

Architecture de la Guerre Froide 16 18 24 27 33 36 42 46 50 54

II

Miss Atomic Bomb Architectures Métaphores Anxiété Atomique Un abri antiatomique pour la famille Doublethink The Family Room of Tomorrow Atomic + Habitat = Atomitat Visible et invisible A guest + a host = a ghost Unheimlich

Milieu fabriqué : logique des environnements artificiels 60 62 66 72 74 78 82 90 94 98 104 108 114

Introduction The Underground World Home Climat télécommandé Laboratoire humain Matrioschka Corps social, corps moderne The Bunker Show Oasis intérieure Maison de Las Vegas Paranoïa critique Expérience américaine La maison est une petite ville Paysages miniaturisés


III Fantasmes autour de l’enfermement volontaire 120 122 132 135 137 142

Mais un jour peut-être... La maison de Jean-Pierre Raynaud L’image miroir Je suis vivant et vous êtes morts Arche de Noé souterraine Blast from the Past

IV Épilogue 160 163 166 169 V

Aujourd’hui Shelter à vendre Fiction souterraine Archéologie du futur et disparition

Bibliographie

VI Crédits



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Introduction Au premier plan, un ensemble de mobilier d’extérieur, deux chaises et une petite table de jardin, est disposé sur le patio. La maison, que l’on aperçoit en partie sur la droite, est éclairée de l’intérieur, d’une lumière rouge ambiguë, qui oscille entre le rouge chaleureux d’un foyer en activité, et le rouge trop agressif de l’inconnu, couleur presque surnaturelle qui ne témoigne en aucun cas de la présence de quelconques habitants. Le sol, texture gazon synthétique d’un vert prairie uni et sans relief, fait ironiquement office d’élément naturel. Selon Beatriz Colomina (2011), la pelouse au temps de la guerre froide est l’interface domestique du mythe patriotique américain, le symbole de la propriété privée de la famille modèle, celle qui vit dans les pavillons suburbains des États-Unis. Ici, il ne s’agit pas d’une pelouse parfaite, mais de l’image d’une pelouse sans défaut, que l’on ne peut en aucun cas confondre avec un composant naturel. L’artifice est assumé, le sol est un élément dont le seul caractère est d’avoir une valeur-signe dans le sens baudrillardien du terme, indiquant l’appartenance du propriétaire à cette société américaine moderniste des années soixante, dont la pelouse est l’emblème. Fig.1

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Sur la gauche, la piscine ceinturée par un rebord en faux marbre peint, est éclairée de l’intérieur et entourée par deux faux chênes tronqués à mi-hauteur et décorés comme des sapins de noël. Derrière celle-ci, une petite montagne de faux rochers disposés contre la paroi de béton, commence la reproduction d’un paysage qui sera continué par une fresque sur le mur adjacent, formant dans l’ensemble l’image d’un paysage de montagne ensoleillé où se déverse un cours d’eau naturel. Au fond de ce jardin artificiel, une plus petite maison annexe, est elle aussi éclairée de l’intérieur. Aucun espace n’est laissé à l’obscurité, ce lieu qui semble fermé de toutes parts, n’est nullement éclairé par la lumière naturelle, et pourtant baigné d’une lumière artificielle omniprésente laissant oublier à celui qui le pénètre qu’il ne se trouve pas à l’air libre. Les teintes et les puissances de lumière varient mais l’ensemble est éclairé, même le toit de la maison baigne dans une lumière rassurante, annihilant la fonction protectrice originelle du toit pour le présenter comme le couvercle inutile d’un espace déjà couvert. Emboîtement d’espaces à la façon d’une matriochka, où l’on trouverait un espace dans un espace, jusqu’à découvrir l’espace plus petit possible, le plus rassurant et le plus protégé. Au dessus de ce toit factice, le plafond de cette coque protectrice, est décoré par une fresque représentant un ciel bleu parsemé de quelques nuages, comme une pittoresque cathédrale, il est aussi obstrué de détails que l’on devine être les seules parties visibles d’un mécanisme d’aération très élaboré. On y perçoit un étrange dégradé de lumière et de couleur, variant entre lumières chaudes et diurnes et lumières froides et nocturnes. Des images de nuages apparaissent d’un côté et des images d’étoiles de l’autre, formant un dégradé de temporalité que l’on devine modulable. Utopie atomique

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Au dernier plan, le mur du fond est recouvert d’une autre fresque de nature différente. Sur celle-ci, on distingue une vue lointaine sur une forêt dense. Les deux espaces naturels représentés ne sont pas assimilables et présentent deux tableaux bien distincts de paysages idylliques. La maison n’offre aucune vue sur l’extérieur, rendant impossible l’analyse de son implantation physique, et géo- graphique. Elle peut se trouver aussi bien au milieu d’une prairie, qu’en haut d’un colline, en plein jour ou en pleine nuit, comme un élément de studio de cinéma, enfermée dans la multitude des possibilités de son environnement. Pourtant, il ne s’agit pas d’un décor, mais bien d’un espace réel et habité. Il n’y a aucun être vivant, aucun élément organique, aucune trace de nature, mais l’imagination aime a y projeter des scènes de vies quotidiennes héritées des poncifs des images de cette époque. Une famille qui prend un repas sur la terrasse, des enfants qui jouent dans la piscine, une réception sur le patio, des mises en scènes banales dans ce lieu qui semble être une étrange reconstitution d’un espace de vie domestique. La photographie en question, nous montre la maison de Girard B. Henderson (1905-1983), entrepreneur américain, (ancien président de la société de cosmétiques Avon) pour qui Jay Swayze construit cette maison en 1965. La maison est bâtie en souterrain à quelques mètres en dessous de la surface du sol d’un quartier résidentiel. Située à Las Vegas, dans le Nevada, la maison fut habitée toute une famille jusqu’à la mort du propriétaire en 1983.

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À l’origine de cet ouvrage, il y a cette photographie. Une vue d’une des maisons conçue par Jay Swayze. C’est toute l’ambiguïté de cette image qui en fait un objet fascinant. Cet environnement est conçu comme certains espaces des parcs d’attraction. Les matières, les objets, les éclairages artificiels, forment un lieu, mais aussi un jeu entre l’espace et le visiteur : les personnes pénétrant dans cet espace sont invitées à prétendre d’oublier, l’artificialité totale du lieu mais aussi l’existence du monde extérieur ; et à jouer le jeu de la vie domestique parfaite dans un monde prévu à l’effet. Quand Jay Swayze construit sa première maison, nous sommes en 1961, précisément à l’apogée d’un vaste mouvement contradictoire, d’une époque caractérisée par la division, entre pop art et contre-culture, entre rébellion culturelle et fascination pour les objets de la société de consommation. C’est en pleine guerre froide, dans la paranoïa générale d’une potentielle attaque que s’ancre son utopie souterraine. À ce moment de l’Histoire, Swayze, ingénieur et patriote américain qui a pour habitude de construire des maisons modestes pour des particuliers des «suburbs», est embauché par l’administration américaine pour construire des abris anti-atomiques. Après avoir inventé de nombreux systèmes de construction en soussol et autant d’astuces architecturales destinées pour ses espaces, il construit sa première maison souterraine, l’Atomitat contraction de « Atomic » et « Habitat ». En pleine guerre froide, voici l’histoire d’un homme qui rêve d’une maison, qui serait un bunker, qui serait un palace.

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Le photographe québécois Robert Polidori, qui est l’auteur de cette photo, me donna une définition de son travail, qui m’apparu comme un regard décalé intéressant sur la documentation en architecture, et sur son procédé photographique. Vous considérez-vous comme un photographe d’architecture ? “I hate when people say that. Architectural Photography is a kind of product photography to glorify the products that an architect or developer wants to sell. They usually want the empty and to look like “virgins”, untouched by human human contact. Though it is certainly true that I have photographed a lot of buildings and rooms, I consider that specialize in “Habitat Photography”. I photograph rooms and buildings once they have been lived in. This is society’s answer and judgement to an architect’s vision and intent. In this way they are a type of psychological portraiture. Rooms are both metaphors and catalysts for “states of being” and in this way are a window to the soul. “States of being” is not easily translatable in French. “ Etat d’être” does not exist in French. “Etat d’âme” of course does but it doesn’t have the same meaning, it deals more with emotional mood rather than psychic state.” «Je n’aime pas cette appellation. La photographie d’archi-tecture est une sorte de photographie de produit qui sert à glorifier les biens qu’un architecte et un entrepreneur veulent vendre. Ils veulent en général que l’espace soit vide et vierge comme s’il n’était pas en contact avec les humains. Il est vrai que j’ai photographié beaucoup d’immeubles et de pièces, mais je me considère spécialiste en «photographie de l’habitat». Je photographie des immeubles et des pièces une fois qu’ils ont été habités. Pour moi, ces photographies, sont la réaction et le jugement de la société en réponse à la vision et à l’intention d’un architecte. De ceBunker House

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tte façon, elles forment des portraits psychologiques. Les pièces sont les métaphores et les catalyseurs des « states of being » ce qui est difficilement traduisible en français. « État d’être » n’existe pas en français. « État d’âme » existe mais ça ne veut pas dire la même chose, « état d’âme » parle plus d’une humeur émotionnelle que d’un état psychique.» (traduction libre) Polidori nous dit que ses photographies « sont la réaction et le jugement de la société en réponse à la vision et à l’intention d’un architecte. », parallèlement dans le cas de Swayze, on peut dire que ses architectures sont des réactions spatiales en réponse à la société de son époque. En effet, l’utopie de Jay Swayze, dit quelque chose de de la difficulté d’exister dans une société elle-même dysfonctionnelle, et répond au paradoxe d’un âge qui subit en même temps la Guerre Froide et la prospérité de la société de consommation. Ses maisons traduisent spatialement les angoisses et les fantasmes de cette ère. Ainsi l’utopie personnelle de Jay Swayze est la réponse d’un individu qui ne se satisfait pas d’un habitat préconçu qu’il juge inadéquat à sa vision du monde. Cette utopie est un exemple, mais l’on retrouve partout ces espaces et architectures hors-normes. Jean Baudrillard (2000) définit les objets singuliers comme « des édifices qui ne sont pas exactement des merveilles architecturales. Ce n’est pas le sens architectural de ses espaces qui me captive, mais le monde qu’ils traduisent. À ces endroits-là, l’architecture exprime, signifie, traduit dans une sorte de forme pleine, édifiée, le contexte d’une société. » Ainsi les maisons de Jay Swayze ne sont pas des merveilles architecturales, mais au-delà de la visibilité de cette architecture (ce que l’on voit d’un espace), on trouve un autre niveau de lecture, architecture invisible (ce que l’on perçoit d’un espace), qui parle d’anticipation, d’Histoire, de soUtopie atomique

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ciété, et de fantasmes. Ces espaces hors-normes, ou objets singuliers relèvent d’une névrose, d’un « état d’être » ou d’une pulsion créatrice. Il arrive que ces objets sortent parfois de leur caractère « d’anomalie » pour être reconnues en tant qu’objet d’étude, ou œuvre d’art. C’est dans cette mesure qu’un espace personnel, issu d’une utopie individuelle, tel que celui de Jay Swayze, est souvent plus porteur de vérité et de signification que nombre de projets d’architectes, d’artistes ou de designers. De la forme générale, au moindre détail technique et décoratif, Swayze crée son langage architectural, et invente sa propre logique d’habitation idéale. Ancrée dans la Guerre Froide, son architecture est la réaction d’un individu à des évènements inédits dans l’Histoire de l’humanité. Inspirée des abris antiatomiques, cette utopie souterraine va être le témoin des fantasmes d’un homme qui ne se satisfait pas de l’idée de survie, autrement dit d’enfouir l’essentiel dans une situation de catastrophe, et cherche à concevoir une architecture de vie, et à enfouir le monde, ou du moins l’image qu’il s’en fait, l’architecte de la survie se transforme en démiurge, piochant à la surface les éléments qu’ils jugent nécessaires pour recréer son monde parallèle idéal dans le sous-sol.

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Architecture de la Guerre Froide

Fig.2



Miss Atomic Bomb

Cette photographie montre Lee Merlin, mannequin et “showgirl” américaine, élue Miss Atomic Bomb (concours annuel) par le Las Vegas News Bureau en mai 1957. Cette image forme une synthès iconographique basique de l’époque tant elle met en scène deux vérités contradictoires de la Guerre Froide. La menace permanente de la Bombe Atomique dans les esprits, incarnée par le champignon atomique, symbole déroutant de la possible mort d’un pays, ici détournée et débarrassé de son aspect dangereux. Il devient costume pour cette mannequin, qui l’arbore avec fierté, maquillée, coiffée, les bras en l’air signe de victoire et les jambes légèrement croisées, pose classique de la pin-up; elle rit aux éclats. Miss Atomic Bomb, semble célébrer la victoire du rêve américain, victoire du rêve qu’elle incarne, par sa jeunesse et sa beauté, sur la menace atomique de ce dérisoire champignon cotonneux. C’est la victoire de la prospérité sur la guerre, du bonheur américain sur la mort. En détournant la menace mortelle qui est l’essence même de la Bombe, cette image, échantillon d’une riche iconographie de propagande dans les médias de l’époque, tente de recentrer l’opinion publique vers le principal centre d’intérêt Fig.3 de ce «rêve américain moderne»: la consommation.

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Architectures métaphores

«It was a war of light and shadow, illusion and reality, truth and counter-truth. War was not declared, nor was peace assumed, but the country remained in what was termed a «Defense Condition» [...] The country was on a war footing and simultaneously awash in peacetime prosperity. Both conditions were dependent upon each other, a contradictory existence that played itself out in everyday life.» «C’était une guerre de lumière et d’ombre, d’illusion et de réalité, de vérité et de contre-vérité. La guerre n’était pas déclarée, ni la paix supposée, mais le pays restait dans un état qu’on appelait «État de Défense» [...] Le pays était sur le pied de guerre et simultanément immergé dans la prospérité d’un temps de paix. Ces deux états étaient dépendants l’un de l’autre, une coexistence contradictoire qui se jouait dans la vie quotidienne.» Tom Vanderbilt, Survival City (Adventures Among the Ruins of Atomic America), Chicago, Princeton Architectural press, 2002. (traduction libre)

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Les projets souterrains de Jay Swayze commencent en 1961, espaces nouveaux qui naissent de l’anxiété atomique d’un homme qui construit des lieux de vie en pleine Guerre Froide. Pour comprendre le contexte historique de ses projets il faut comprendre l’architecture de cette guerre. Marquée par l’équilibre de la terreur, équilibre instable d’hypothétiques attaques nucléaires, la Guerre Froide n’a pas eu de lieu, si tant est que le lieu de la guerre est le site de la bataille. Aspect contradictoire de cette Guerre que l’on retrouve jusque dans son architecture. Si le champs de bataille n’existe pas, il est dans un total paradoxe, présent partout. Pour appréhender ce paradoxe, il faut découvrir son architecture. On connait les grandes architectures-métaphores de ce conflit, les séparations idéologiques qui ont été transformées en murs (dans le sens premier du mur, qui a une fonction de délimitation) : le mur de Berlin, barrière qui vise à empêcher la libre circulation des habitants à l’intérieur et non pas à l’extérieur de la ville, comme le montre Rem Koolhaas dans son texte d’étudiant, The Berlin Wall as Architecture (reproduit dans S,M,L,XL), où il définit le mur de Berlin comme architecture ainsi que dans son projet de diplôme Exodus, où il imagine un projet d’architecture-métaphore à Londres, qui tout comme le mur de Berlin serait une enclave fermée d’un mur gigantesque. On retrouve aussi l’exemple du Rideau de Fer, comme un monumental rideau de théâtre qui protégeait l’Europe occidentale de la scène soviétique, ou encore la Ligne Dew (the Dew lign), frontière électronique au nord du Canada, système linéaire de détection des avions soviétiques intrus, mur infini puisqu’il extrude la frontière jusqu’au ciel.

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Cheyenne Moutain, Colorado Vue en relief : Google Earth (2007) Coordonnées géographiques: 38° 44’ 39’’ N 104° 50’ 49’’ W Il existe d’autres architectures à très grandes échelles de la Guerre Froide et ce sont celles qui n’apparaissaient sur aucune carte, structures secrètes construites à travers les États-Unis. Pays où l’architecture fut globalement sous le signe de la militarisation générale durant cette période. On retrouve des exemples d’architectures militaires secrètes tel que Oak Ridge, autrement appelée «Site X», ville d’expérimentation atomique dans le Tennessee, ou encore «Cheyenne Mountain», aussi appelé «Cheyenne Mountain Nuclear Bunker», une des bases de la United States Air Force, construite en 1947, sous le mont Cheyenne qui culmine a 2915 mètres. Creusée à même la montagne, la base est sensée fournir un abri pouvant protéger de retombées atomiques. L’immensité de ce lieu et l’image de science-fiction qui caractérise l’idée même de cette architecture (dans le monde imaginaire de Stargate, le Stargate Command est une branche secrète de l’US Air Force qui gère les opérations dans la Cheyenne Mountain) reflète l’utopie technologique de cette époque où la course au progrès scientifique régnait dans tous les projets de construction. Autrefois totalement secrètes, la fonction et la position géographique de la plupart des bases construites pendant la Guerre Froide sont aujourd’hui connues. La Cheyenne Moutain est très représentative de ce qu’on peut caractériser comme l’architecture de la Guerre Froide, c’est une architecture de paradoxe, une forteresse cachée, un monument invisible. Fig.4 Architecture de la Guerre Froide

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Ces édifices, on les retrouve partout à travers les ÉtatsUnis, mais seulement si on sonde le pays: en sous-sol, derrière de lourdes portes blindées, au milieu de grands espaces mais qui n’apparaissent sur aucune carte, déjà en déconstruction, il s’agit là d’une architecture de la dissimulation si ce n’est de la disparition. Une des origines de cette dissimulation vient peutêtre d’une peur de la ruine, suite à la vue des villes européennes dévastées au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dissimuler l’architecture de la guerre, c’est dissimuler le potentiel échec de son issue. L’impossibilité de la ruine, c’est l’impossibilité architecturale de la défaite. À l’heure où la destruction totale d’un pays est possible voire envisageable, la défaite représente une potentielle apocalypse. L’arme nucléaire ne serait pas seulement le vecteur de ruines éparses mais d’une ruine totale, à l’échelle du pays. Les architectures dissimulées répondent à ces peurs de destruction et deviennent les foyers protecteurs et invisibles d’une vie post-apocalyptique.

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Anxiété atomique

Le champ de bataille le plus concret de cette guerre c’est finalement l’esprit des citoyens de l’époque, dans la paranoïa généralisée de l’explosion de la Bombe Atomique. Pour la première fois de l’Histoire, l’Homme découvre le moyen de s’autodétruire de façon totale, et ce nouveau pouvoir, dont la forme est celle du champignon atomique, devient une menace apocalyptique permanente, surréaliste et pourtant à caractère imminent dans l’esprit collectif. La définition architecturale de cette ère est bel et bien antithétique et c’est parce qu’aux États-Unis, la Guerre Froide est ancrée dans une antinomie totale: il s’agit d’une guerre propre, un règne de la terreur vécu dans le calme et la prospérité, un combat défini dans l’absurdité. Pourtant il ne faut pas tétaniser un pays qui se développe dans une société de consommation prospère dont le moteur est le capitalisme, et pour ce faire il faut apaiser la menace planante. Au lieu de faire croire à la population que la menace n’est pas réelle, les citoyens ayant tous en mémoire les images d’Hiroshima, de Nagasaki, et des essais atomiques dans le désert, le gouvernement décide de lancer une politique de persuasion dont le message est: «l’Amérique peut survivre à Fig.5

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la Bombe Atomique.». Le gouvernement va donc transmettre aux citoyens les moyens de la survie, et pour que le message corresponde à la société dans laquelle il est diffusé, la propagande visuelle se fera par une esthétisation de la survie via les médias.

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Un abri antiatomique pour la famille

Les instructions données dans les brochures, magazines et émissions télévisées sont d’ampleur croissante. Tout démarre avec la phrase «Duck and Cover !» littéralement «Baissez-vous et couvrez-vous!», en passant par les refuges communs (la voiture devient un abri mobile, la grotte ou un trou dans le sol, des abris temporaires, les lieux de rassemblements protégés comme les gymnases ou le métro des abris collectifs...) pour en arriver ensuite à la démocratisation d’un nouvel espace architectural, le fallout shelter ou abri antiatomique. Plus précisément, il s’agit, d’un abri antiatomique pour la famille. De tels abris existent déjà aux États-Unis et à travers le monde (la Suisse possède un nombre très important d’abris), mais pour la plupart, il s’agit d’abris collectifs. Or les abris collectifs sauvent le peuple, mais pas l’individu. Il y a un fossé architectural trop important dans l’idée de passer de la cellule unifamiliale qu’est la maison à un abri collectif anonyme. Comment protéger sa famille w? Il faut protéger son foyer. Il faut donc privatiser l’abri antiatomique. L’espace domestique doit renfermer le secret de la survie de la famille américaine.

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Ainsi, L’Office de la Défense Civile américaine commence une propagande médiatique, expliquant l’art et la manière de la survie. Cette propagande débute avec Survival Under Atomic Attack, une brochure indiquant les premières mesures de protection à adopter en cas d’attaque. Construit en souterrain, sous la maison ou sous le jardin de la maison du citoyen de classe moyenne, l’abri antiatomique est montré par la propagande comme une plus-value ajoutée à l’espace domestique existant. Le gouvernement essaye de prouver que la vie quotidienne peut être paisible et faste pour la famille américaine qui compte parmi les pièces de son pavillon de banlieue, une pièce différente, invisible, close et salvatrice. Stratégie de l’enfouissement, espace protecteur, l’abri est primal, et comparable à un bunker : architecture militaire, imperméabilité au monde extérieur, fonctionnalité pure. On lutte par l’enfouissement contre les destructions pouvant être causées par les bombardements mais aussi contre les retombées radioactives (en anglais Fallout d’où le terme Fallout Shelter pour abri antiatomique). Beatriz Colomina exprime ce phénomène comme « la militarisation de la pelouse domestique », ce phénomère est expliqué par une action du gouvernement qui à travers les médias, joue sur les deux tableaux de l’anxiété atomique. Le message transmis par diverses mediums peut être synthétisé par « Vous allez mourir...Mais nous avons la clé de votre survie et celle de votre famille », c’est l’offre du poison et de l’antidote. L’espace de la guerre s’installe directement sous le sol des banlieues américaines. Fig.6 Architecture de la Guerre Froide

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«Aucun foyer d’Amérique n’est moderne sans abri antiatomique, c’est cela l’ère nucléaire.»

Déclaration de Leo Hoegh, directeur de l’Office of Civil and Defense Mobilization en 1958. Leo Hoegh exprime dans cette phrase toute la dichotomie de cette approche, il faut posséder un pavillon de banlieue et un bunker, une maison aménagée d’objets tendances et modernes, et un abri aménagé d’objets durables et fonctionnels. La voiture doit être un signe de richesse et un refuge potentiel, la pelouse une aire de jeu et de plaisir et un terrain militarisé et contrôlé. Ainsi les dizaines de milliers d’abris aujourd’hui invisibles et oubliés sont peut-être les espaces architecturaux les plus représentatifs de la Guerre Froide. Ils ont été construits dans une totale contradiction apparente avec le mode de vie consumériste de la société. L’aménagement des abris, qui est un aménagement militaire va à l’encontre du système qui va changer les modes de vies occidentaux au vingtième siècle, celui de l’obsolescence programmée des objets, fonctionnement même de la société de consommation, système visant à réduire la durée de vie des objets, et ainsi à créer de nouveaux besoins, à accélérer la fréquence des achats et à diminuer le temps de remplacement d’un objet. L’abri sous le jardin est ultra-fonctionnel et intemporel, mais la maison en surface reste ancrée dans son époque, et reflète les tendances culturelles et sociales, Fig.7 technologiques et décoratives de celle-ci. Utopie atomique

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Il y a une dédoublement de l’espace domestique, deux tableaux contraires, divisés par l’axe de séparation entre le monde de la surface et le monde souterrain. La dichotomie des fantasmes domestiques est présente au sein même de la propagande comme le montre cette photographie, issue d’un magazine féminin. Au premier plan, une jeune femme, au ravissement extatique, sort la tête et les mains de ce qui semble vraisemblablement être son abri antiatomique. L’entrée est une trappe circulaire blindée, qui s’enfouit dans le sol, abri caractéristique de l’époque, à l’architecture froide et austère, dont l’entrée et la sortie ne donnent pas l’impression d’être des actions commodes. La jeune femme s’apprête à sortir. C’est une belle journée ensoleillée, derrière elle, on distingue les feuillages d’un arbre. Ce décor ne ressemble en rien à l’apocalypse. Ou au jardin d’un pavillon après une attaque nucléaire. Le doute plane, peut-être n’a t-elle que visité son abri installé dans son jardin, dans ce cas le résultat est satisfaisant et il s’agit d’une publicité pour un constructeur d’abri. Mais cette image renvoie à l’idée qui si l’on voit cette jeune femme sortir et sourire c’est qu’elle était enfermée à l’intérieur, et que cet extase provient du fait qu’elle retrouve le monde extérieur en de si bonnes conditions. Son enfermement ne l’a en rien changé, semble-t-elle vouloir montrer. Sa coiffure, sa peau, ses dents sont intactes, et sa pose travaillée annihilent les conséquences physiques de son enfermement. Le monde extérieur est inchangé, la menace d’une attaque nucléaire semble facilement surmontable, et si la famille américaine est assez moderne, elle fera l’acquisition du bien de consommation qu’est l’abri antiatomique. Cette image explicite cette contradiction permanente au sein du foyer et dit quelque chose du vécu quotidien d’une guerre sous forme publicitaire qui oscille entre gravité et farce. Utopie atomique

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Doublethink

Au sein de cette propagande de la Guerre Froide, on peut percevoir le message d’esthétisation de la survie venant du gouvernement comme «Pour survivre, il faut s’enfermer dans un bunker étroit et militarisé, si vous le faites vous mènerez une vie domestique inchangée». Formule antithétique que l’on peut rapprocher de la pensée Wellienne. Ce dédoublement des idéologies au sein de la société est en effet comparable au Doublethink ou Double-pensée, phénomène analysé par George Orwell dans son roman contre-utopique 1984, qui raconte que l’être humain qui est capable d’accepter deux vérités contradictoires perd sa capacité à avoir un esprit critique. Dans le roman: War is peace, ou Freedom is slavery («la guerre est la paix», «la liberté est esclavage»), sont les antithèses énoncées. Ainsi, la propagande pour la construction d’abris antiatomique comme solution aux hypothétiques attaques est remise en question par des mouvements contestataires. En effet, à cette époque de grands mouvements de contre-culture naissent, et il y a une importante remise en question du pouvoir industrialo-militaire. Les années soixante voient naître des actions dont les valeurs révolutionnaires touchent autant la sphère publique que la sphère privé. Les Beatniks, les hippies, sont autant de groupes partageant l’enjeu de l’émancipation d’une culture dominante et l’abolition des frontières entre art, société et vie, émancipation caractérisé par une grande présence et reconnaissance des utopies individuelles. Architecture de la Guerre Froide

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À l’heure où la notion d’individualité est interrogée, on commence à envisager de nouvelles façons de vivre, des systèmes alternatifs. On remet en question le paradigme de la consommation, la Guerre Froide et ses conflits. La question de la validité de la possession d’un abri antiatomique, et de l’idée même de la survie dans un monde dévasté est posée.

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I will not go under the ground I will not go down under the ground Cause somebody tells me that death’s comin’ ‘round An’ I will not carry myself down to die When I go to my grave my head will be high, Let me die in my footsteps Before I go down under the ground. There’s been rumors of war and wars that have been The meaning of the life has been lost in the wind And some people thinkin’ that the end is close by «Stead of learnin’ to live they are learning to die. Let me die in my footsteps Before I go down under the ground. I don’t know if I’m smart but I think I can see When someone is pullin’ the wool over me And if this war comes and death’s all around Let me die on this land ‘fore I die underground. Let me die in my footsteps Before I go down under the ground. There’s always been people that have to cause fear They’ve been talking of the war now for many long years I have read all their statements and I’ve not said a word But now Lawd God, let my poor voice be heard. Let me die in my footsteps Before I go down under the ground. Bob Dylan, “Let me die in my Footsteps” New-York, 1962, Columbia Records Architecture de la Guerre Froide

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The Family Room of Tomorrow

Ainsi au début des années soixante, la Guerre froide qui en est encore à ses débuts, voit que la propagande gouvernementale de construction d’abris antiatomique ne rencontre pas le succès escompté. Fautes de moyens, méfiance vis-à-vis du gouvernement, les individus s’interrogent publiquement sur la légitimité du gouvernement et de la société à leur imposer un modèle d’abri qui impose aussi un mode de vie, la survie. Car le design même du fallout shelter est une architecture survivaliste, le survivalisme étant un mode de pensée désignant «les activités ou le mode de vie de certains groupes ou individus qui veulent se préparer à une hypothétique catastrophe locale ou globale, une interruption de la continuité sociétale ou civilisationnelle. Ils se préparent en stockant de la nourriture, en construisant des abris, ou en apprenant à se nourrir en milieu sauvage.» Tout comme les citoyens américains se préparent alors à affronter une potentielle catastrophe nucléaire. Il s’agit d’une architecture militaire, froide, fonctionnelle, et si elle est vendue par les médias comme la seule option de survie, pour l’opinion publique, l’idée de s’enfermer dans un bunker pour un temps indéterminé sans certitude de retrouver un monde habitable à la sortie est alors une idée effrayante. Pour la Défense Civile Américaine la solution est donc la transFig.8 Fig.9

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formation de la propagande et de l’esthétique de l’abri, qui doit paraître plus désirable, plus glamour. Le gouvernement fait alors appel à la American Institute of Decorators, (Association regroupant les professionnels des métiers de la décoration aux États-Unis dans les années 50, aujourd’hui nommée The American Society of Interior Designers en référence à l’évolution et l’apparition du métier d’architecte d’intérieur) et lance un concours d’idées de designs nouveaux pour créer et diffuser les nouveaux modèles d’abris plus attractifs, coucours nommé « The Family Room of Tomorrow ». Le titre du concours lui même est évocateur. La notion de lendemain, fait de cette architecture un espace d’optimisme, il ne s’agit plus d’un espace de survie et de militarisation de la famille, mais d’un espace domestique agréable, intime et fonctionnel supplémentaire, un espace de transition. L’abri devient l’espace de la latence, il ne fait plus référence à une possible mort, et se veut être une architecture de transition, où l’habitant n’aura pas à modifier son mode de vie et ses habitudes. L’abri devient objet de consommation, et sa construction ne doit plus venir d’un besoin vital mais d’une envie domestique. L’éventuelle désastre atomique ne signe plus la fin du confort domestique du pavillon américain, au contraire le nouvel abri est un prolongement de la maison, dans un espace plus intériorisé. Les figures 8 et 9 sont deux exemples de perspectives soumises pendant le concours. Ces deux propositions d’architectes d’intérieur introduisent de nouvelles caractéristiques domestiques aux traditionnels abris antiatomique. The Fun room, ou salle de jeux, présente un nouveau trait que l’on retrouve dans les maisons de Jay Swayze, la fresque d’un paysage naturel qui vient décorer les murs de l’abris. The Utility Sewing Room, ou Utopie atomique

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atelier de couture, prend la forme d’un agréable salon, décoré selon les tendances de l’époque. La plupart des propositions des décorateurs comme ces deux exemples tiennent plus du décoratif ou du de l’architecture gadget, que d’une véritable transformation architecturale, l’abri est seulement camouflé, arrangé. Cependant une proposition se distingue des autres, celle de Marc T. Nielsen, le président de l’association. Dans son design très élaboré, la maison devient fonctionnelle, et même multi-fonctionnelle, l’espace est un luxe que le survivant ne peut pas se permettre et chaque centimètre carré est utilisé comme un espace de travail, d’amusement, de repos ou de rangement. Un vélo fixe sert d’outil sportif et d’alimentation électrique, des rangements sous les lits, des tables rétractables, des espaces qui se transforment grâce à des systèmes sur-mesure, l’abri de Nielsen n’est pas une transformation de décorateur, il est conçu comme une cellule moderniste, qui rappelle les unités d’habitation de Le Corbusier et l’ultra-fonctionnalité sur mesure de chaque espace.

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L’utilitaire se retrouve aussi sur les surfaces, le dos d’une porte devient un tableau noir pour écrire ou dessiner, sur le sol une marelle est peinte, jeu pour enfants créant un espace de distraction sans encombrements. Sur le placard principal, des cartes du monde sont dessinées, référence ultime au monde extérieur dont l’habitant est coupé. Nielsen crée aussi un tissu d’ameublement inspiré des dessins préhistoriques des grottes de Lascaux, il fait ici référence au premier abri ou refuge de l’Homme, la grotte. Si une famille se retrouve dans cet espace pendant une catastrophe nucléaire, dans une hypothétique fin du monde, cet espace clos conditionne l’imaginaire dans une logique de recommencement, les peintures semblent dire: «Vous êtes les derniers survivants, vous serez les premiers Hommes», et les cartes représentent alors un monde à reconquérir. L’abri sera une maison temporaire, mais aussi la promesse insouciante d’un avenir meilleur et d’un monde nouveau. L’abri de Nielsen, dont les représentations ci-contre ont été diffusées dans le magazine Life dans une brochure commerciale. Fig.10 Fig.11

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Atomic + Habitat = Atomitat

« Dès les années 1960, je dessinais et construisais déjà des maisons de luxe traditionnelles, des piscines, et occasionnellement des abris contre les cyclones. […] Lorsque la perspective d’une guerre nucléaire a paru vraisemblable, le conseil municipal de Plainview, Texas m’a chargé de construire un modèle d’abri antiatomique […] le projet prévoyait une structure souterraine d’environ 1,80x2,40 m, dans laquelle pourraient subsister environ six personnes pendant un certain nombres de jours. Et je me souviens que lorsque, une fois achevé, son intérieur exigu et similaire à celui d’un tank, m’a épouvanté. J’ai décidé que si l’homme moderne, avec son haut niveau de vie, devait à venir s’enfoncer au fond d’un trou uniquement pour survivre, il devait forcément y avoir une meilleure solution ! J’étais déterminé à la trouver. » Jay Swayze, Le meilleur des (deux) mondes, Maisons et jardins souterrains, Texas, Geobuilding System Inc., 1980. 2012, éditions B2 pour la traduction française, p.73-74 Ce que Jay Swayze dénonce ici, c’est le caractère militarisé, avec sa comparaison à l’intérieur d’un tank, et austère, avec les dimensions exiguës de l’espace, des abris antiatomiques. Ainsi comme des milliers de citoyens, il est hostile à l’idée de survie dans un espace aussi peu désirable. Or au lieu de rejeter Utopie atomique

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l’aspect souterrain de ces architectures, il remet en question les projets construits. En tant qu’ancien ingénieur militaire, il voit dans l’enfouissement une vraie solution à la question de la protection. Et dans le refus de l’abandon de son niveau de vie, il décide d’imaginer une autre façon de construire un espace de survie. Swayze commence alors à imaginer et concevoir la solution architecturale moderne d’une vie souterraine, un mode de vie alternatif, son utopie personnelle. « Parce que nous ne pouvons pas vivre dans la peur constante de la guerre, des ouragans, ou des températures extrêmes, la « meilleure solution » allait devoir protéger de toutes ces choses à la fois, tout en faisant oublier la fonction qu’elle remplit. » (ibid. Jay Swayze, p.76) « La meilleure solution » c’est ainsi que l’idée est qualifiée, au problème de la menace nucléaire, la solution du sous-sol, mais pas seulement, au problème de la vie quotidienne dans les pavillons suburbains américains, la solution de la vie en sous-sol. En effet, la « peur constante » ne désigne sans doute pas seulement l’anxiété nucléaire, les dangers possibles comme les cambriolages et les catastrophes naturelles ou artificielles, mais aussi, et c’est dans la décision de changer son mode de vie que l’on comprend son ambition, pour échapper aux angoisses sous-jacentes de la société dans laquelle il évolue. La maison devient un bunker aussi performant qu’une machine de guerre, machine luxueuse, à laquelle seront intégrés les systèmes de fonctionnement les plus pointus, et les plus invisibles. Il dessine et construit ainsi sa maison, et la nomme « Atomitat », contraction des mots « Atomic » et « Habitat ».

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C’est le bunker moderne à l’age nucléaire. À ce moment là, pour Jay Swayze, habiter en souterrain, n’est plus uniquement un système de protection contre une éventuelle attaque nucléaire. En concevant sa maison, il invente un véritable système d’habitation alternatif dont les avantages dépassent Fig.12 Fig.13 Fig.14 selon lui ceux de la vie à la surface.

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Visible et Invisible

Le couple adopte une pose typique des images de cette époque, Jay Swayze, une main sur la hanche et l’autre sur la clôture de sa maison, se tient fier et souriant, habillé d’un costume, image d’un homme orgueilleux et opulent. À côté de lui, sa femme, habillée d’un robe dans la tendance et parée de bijoux, s’accroche elle aussi à la clôture de la maison. Moins assurée, elle tient une position plus en retrait, on présente ici un portrait familial typique sous le signe de ce que Breatriz Preciado (2010) désigne comme « l’empire du foyer familial hétérosexuel », topos du rêve américain qui caractérise les années 1950-60. Derrière le couple qui regarde l’appareil photo, la pelouse, seul signe de leur propriété à la surface. Typiquement pavillonnaire, la pelouse est saine, dessinée et entretenue. Cette partie visible du jardin fait écho à celui du film Mon oncle, réalisé par Jacques Tati en 1958. Cette pelouse, comme celle que Tati filme, semble étrangement découpée par des formes géométriques simples. Les éléments naturels sont compartimentés et séparés par des chemins bétonnés, le jardin est sous contrôle, nous nous trouvons ici dans un habitat moderne. On distingue au dernier plan une grande cheminée en pierre décorée de quelques plantes. Il s’agit de la cheminée qui alimente le système d’aération de la maison souterraine. Fig.15 Architecture de la Guerre Froide

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Toute l’étrangeté de cette image réside dans le fait qu’on ne voit pas le projet en lui-même. Si la cheminée est un élément technique important de la maison, ce n’est que la partie émergée de la construction. La seule partie visible de la maison souterraine. Ainsi le paradoxe tient dans le fait que le couple choisit de poser au-dessus de la maison, en plein soleil, faisant malgré eux l’apologie de cet environnement naturel extérieur. La maison totalement enfouie est invisible, et ce n’est que par la pensée qu’on peut imaginer sous cette pelouse un habitatbunker.

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a guest + a host = a ghost

Cette photographie, renvoie étrangement à ce jeu de mots (en français un invité + un hôte = un fantôme), inventé par Marcel Duchamp pour William Copley en 1939. Au premier plan, Jay Swayze, en surimpression, visible mais diaphane, regarde la caméra en souriant. Il a enlevé sa veste de costume et d’une main accueillante fait signe à l’imaginaire visiteur de pénétrer sa maison. À ses pieds, on distingue un paillasson noyé dans l’obscurité sur lequel est inscrit « Welcome », sans aucun doute Swayze est l’hôte fantomatique et nous sommes les invités. Derrière lui, la volée de marches qui descend dans sa maison dont on aperçoit qu’une partie, escalier qui ne semble pas très haut et qui pourtant donne l’impression que la maison est lointaine. Sentiment peut-être causé par un angle de vue particulier, par un montage photographique ou par une lumière, une sensation de vertige se dégage de cet alignement de plans. Jay Swayze est très proche du spectateur, et il nous invite à descendre son sombre escalier, qui rappelle l’escalier filmé par Alfred Hitchcock dans Psychose (1960), pour rejoindre le patio où sa femme et ses deux filles, debout en ligne, illuminées comme par la lumière du jour, nous accueilleront. L’auteur Milan Kundera (1982) décrit le vertige comme «autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous Fig.16

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défendons ensuite avec effroi.», ici c’est l’insolite différence de proportion entre Jay Swayze et les habitantes de la maison qui donne cette sensation de chute. C’est donc l’escalier et non pas la maison qui provoque le mystère. Si la surface au dessus de la maison est rassurante, le patio illuminé l’est aussi, c’est ce passage, ce seuil qu’est l’escalier qui nous donne le vertige, car c’est un espace de transition. Il faut faire le voyage, aussi court soit-il, menaçant et noir, pour mériter de passer d’une réalité à l’autre, de la surface au sous-sol, du monde des vivants au monde de ces hôtes spectraux. Cette image rappelle étrangement la photographie finale du film The Shining réalisé par Stanley kubrick en 1980. Dans ce long métrage d’épouvante, le protagoniste, vit reclus avec sa famille dans un hôtel isolé dont il est le gardien. Espace d’enfermement dont il est à la fois l’hôte et l’invité, et dont il finira par être le fantôme, devenu aliéné par cet état d’isolation. Cette photographie qui précède le générique de fin, nous montre le personnage principal au premier plan, entouré par ce que l’on peut penser être les anciens habitants de la maison, souriant et accueillant il campe fièrement dans cet hôtel qui est le sien, et figé dans le temps, il semble faire partie intégrante de ce lieu qui a été le foyer de ses fantasmes et de ses angoisses. De la même manière, Jay Swayze, nous accueille, fier d’être l’inventeur de ce lieu, espace de son fantasme, et dont cette photographie va le figer éternellement comme l’hôte de ce monde parallèle au nôtre. Fig.17

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Unheimlich (Das Unheimliche)

« Je vis un homme d’un certain âge en robe de chambre et casquette de voyage qui entrât chez moi. Je me précipitais pour me renseigner mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu. » Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, folio essais, note en bas de page, p.235 Das Unheimliche ou l’Unheimlich, est un essai publié par Sigmund Freud en 1919, composé du préfixe -Un qui signifie la négation et des mots -Heim, le foyer, et -Ich ce qui appartient au secret. Cette notion est difficilement définissable et fut traduite en français comme « l’inquiétante étrangeté ». Freud préfère définir l’Unheimlich comme la « compilation de tout ce qui, dans les personnes et les choses, dans les impressions, les expériences vécues et les situations, éveille en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté. » Ainsi, l’inquiétante étrangeté désigne la sensation de voir un objet ou une situation familière se transformer en quelque chose d’étranger voire d’hostile, ou inversement comme l’anecdote du train de voir un objet ou une situation hostile se révéler être une chose Fig.18

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familière. Dans cette photographie, troisième et dernière de l’article sur l’Atomitat, nous nous trouvons dans la chambre matrimoniale. La femme de Jay Swayze est allongée dans son lit, accoudée, un livre à la main. À première vue, cette situation semble ordinaire, c’est une scène quotidienne familière pour tous, la chambre est décorée d’une façon qui répond normalement aux tendances de l’époque et dont les proportions sont habituelles. Mais cette femme qui semble être réveillée au matin par la lumière du jour, et jouir d’une vue sur un paysage de campagne est d’une étrangeté saisissante. Le paysage, après observation apparaît sous sa vraie nature, une fresque peinte sur un mur juste derrière la fenêtre, et cette apparente lumière du jour est totalement artificielle. Si le décor de la chambre est bien réel, les seuls repères d’espace-temps (vue et luminosité) sont totalement faux. Cette scène, qui se présente d’une manière douce, en nous montrant une femme, paisible, dans un moment d’intimité, se transforme alors violemment en vision d’inquiétante étrangeté. La réalisation de cette donnée provoque la sensation angoissante d’être le spectateur d’une paradoxale réalité fictive ou d’une réalité que l’on ne peut situer nulle part, et de ne pouvoir trouver aucun repère entre l’extrême banalité de l’action, et l’étrangeté du décor. Cette idée de réalité “placée” dans un décor fait écho au film Truman Show, réalisé par Peter Weir en 1998, où le protagoniste, vit sans le savoir dans une ville-décor, ou l’action de sa réalité quotidienne, devient un spectacle télévisé à succès. Ici, la photographie nous montre le paradoxe entre la réalité de cette action et de son habitante et l’artificialité de cet environnement naturel. L’action est réelle mais les éléments naturels qui la provoquent et la composent sont artificiels.

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Milieu fabriquĂŠÂ Logique des environnements artificiels

Fig.19


introduction

Les visuels de l’Atomitat nous montrent clairement qu’il ne s’agit pas uniquement d’une maison construite en souterrain mais bien d’une maison et son environnement reconstitués en souterrain. Quelle est la logique de cette construction ? Swayze aurait pu construire un environnement où nature et habitat se mélangent, et où les notions d’activités intérieures et extérieures sont oubliées du fait de se trouver en sous-sol. Pourtant il recrée un pavillon type, construit dans un faux jardin. Les ouvertures et les issues, portes et fenêtres normales, sont les mêmes que celles des maisons construites à la surface. La lumière artificielle, retrace le parcours du soleil dans l’activité, l’intensité et la couleur. Les fresques et éléments naturels factices sont les répliques de paysages naturels. Les éléments de loisir, piscine, aire de jeu, invitent à pratiquer les mêmes activités qu’à la surface. Là où il aurait pu imaginer un monde entièrement différent, Swayze recrée celui qu’il connait d’une façon singulière. Dans la fabrique de l’illusion, il utilise ces systèmes techniques qui miment l’environnement naturel avec une différence notoire : ces systèmes sont entièrement inorganiques et modulables. Il instaure ainsi la possibilité de la fiction dans son micro-univers réel.

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Le photographe Robert Polidori dit en parlant de son travail : « Quand mes photographies sont floues, elles restent évocatrices, ou juste dans mon imagination. Le spectateur doit y mettre du sien pour accéder à la photographie. Quand il y a plus de détails, c’est comme cette vieille expression : Il n’y a pas de fiction plus étrange que la réalité. La réalité compose les paradoxes et les contradictions les plus extrêmes. » Dans cette troublante reconstitution de la réalité, Swayze construit son lieu de vie idéal, il soustrait cet espace du monde visible de la surface mais le rattache à une réalité commune. Ainsi, cette architecture nous parle car les codes pour la décrypter sont universels. La forme, l’apparence, la fonction de ces maisons sont évidentes. Là où le mystère apparaît, c’est à la frontière où s’arrête la réalité et où commence l’illusion. La totale artificialité de la maison familiale, enfermée en sous-sol, devient alors le lieu d’une réalité exagérée, d’une réalité horsnorme.

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The Underground World Home

À la fin des années 1950, Jay Swayze rencontre Henderson, qui se révèle rapidement enthousiaste de l’utopie souterraine de Swayze. Henderson l’encourage à faire connaître ses idées au grand public, et finance un projet de publicité grandeur nature, un exemple de maison souterraine construite pour la New-York World Fair de 1964-1965, foire internationale tenue à Flushing Meadows, New-York. Swayze recrée alors une version réduite de l’Atomitat, qu’il appellera The Underground World Home. Le nom est significatif, de l’habitat-abri on passe à la maison souterraine universelle. Ici l’enjeu n’est plus uniquement celui de la protection dans une maison-bunker mais bien de la proposition d’un paradigme d’habitat. The Underground World Home, c’est la démonstration d’un mode de vie idéal, l’ultime soumission en matière de logement moderne. Fig.20

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“How would you like sunshine every day ? Greater Security, peace of mind, the ultimate in true privacy ! Cut insurance, heating, maintenance costs to practically nothing. Reduce sinus allergy, and asthmatic annoyances. Dust but once a month. Fantastic. An impossible dream. The perfect way of life for future generations ? Not at all. It’s here NOW !Create your own private world. Shut out noise, dangerous intruders, storms, pollen, air pollution.Control your climate electronically : “dial” spring weather in midwinter, sunshine on a rainy day, high noon at midnight. Entirely new concepts and techniques in architecture, construction, interior design, lighting, ventilation and utility installations make the home the most advanced of all the futuristic World’s Fair structures. The shell’s concrete top, is covered by the earth’s insulation. The Underground Home is thus protected from the ravages of nature, the physical and psychological assaults caused by our industrialized society and the population explosion. By “dialing” the proper blends of electrical sunshine, twilight, moonlight or starlight, and mixing the correct formulas of heating or cooling, occupants can regulate their own climate, scenery, barometric pressure and even the season of the year. When ready for bed, raise the window, and a refreshing breeze stirs the draperies, inviting sleep.”

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“Aimeriez-vous avoir du beau temps tous les jours ? Meilleure sécurité, tranquillité, intimité véritable ! Diminuez les frais d’assurance, de chauffage et d’entretien à moindre coût. Réduisez les allergies, les problèmes d’asthmes. Faites la poussière seulement une fois par mois. Fantastique. Un rêve impossible. Le mode de vie sans défaut pour les générations futures ? Pas du tout. C’est ici MAINTENANT ! Créez votre propre univers privé. Isolez-vous du bruit, des intrus dangereux, des tempêtes, du pollen, de la pollution atmosphérique.Contrôlez votre climat de façon électronique : « commandez » un climat printanier en plein hiver, du soleil un jour de pluie, un soleil de midi à minuit. Des concepts entièrement nouveaux, en architecture, architecture intérieure, construction, éclairage, ventilation, et aménagement, en font la maison la plus pointue de toutes les structures futuristes de la foire. L’enveloppe de béton est isolée par la terre. La maison souterraine, est donc protégée des ravages de la nature, des potentiels assauts physiques et psychologiques causés pas notre société industrialisée et par la surpopulation. En composant les bons mélanges de soleil électrique, de crépuscule, de clair de lune ou de lumière des étoiles, et en mixant les bonnes formules de chauffage ou de rafraîchissement, les habitants peuvent réguler leur propre climat, leur propre paysage, la pression barométrique et même la saison de l’année. Quand vous êtes prêts à aller vous coucher, ouvrez la fenêtre, une brise rafraîchissante agitera les rideaux, vous invitant à dormir.”

Extrait et traduction libre de la brochure “The Underground World Home”, distribuée à l’entrée du pavillon, à la foire internationale de New-York 1964-1965. Milieu fabriqué

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Climat télécommandé

La brochure distribuée à l’entrée de la maison est une réclame qui suit le raisonnement initial de l’utopie de Jay Swayze, et pour la comprendre, il faut remettre les éléments dans l’ordre de ce qui suit vraisemblablement le fil de sa démarche constructive. « Quand vous êtes prêts à aller vous coucher, ouvrez la fenêtre, une brise rafraîchissante agitera les rideaux, vous invitant à dormir. » Ainsi le texte de la brochure se termine avec la promesse de vivre avec les mêmes habitudes climatiques qu’à l’extérieur. En réalité, on peut imaginer que toute l’idée de micro-univers de Swayze vient de cette donnée, il veut vivre en souterrain mais ne veut pas perdre ses habitudes quotidiennes influencées par les cycles atmosphériques extérieures. La solution est alors de recréer un micro-climat entièrement artificiel en sous-sol, modulable à souhait. Ce micro-climat permet aux habitants de contrôler l’influence de la température («transformer le printemps en hiver»), de la météo («profiter de la lumière du soleil un jour de pluie») et de la temporalité («un soleil au zénith à minuit»). Les conséquences qui découlent de la construction en sous-sol: isolation des éléments naturels extérieurs, et la Utopie atomique

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création d’un climat artificiel, forment pour lui un environnement parfait, «votre propre univers privé», «un rêve impossible». Parfait et selon ses critères et surtout maîtrisé par sa main. Ce discours marque un tournant car c’est à ce moment là de sa carrière de batisseur souterrain que Swayze décide de mettre en avant le caractère démiurgique de l’habitant de ses maisons. L’énonciation des conséquences positives de cet environnement artificiel sur les autres domaines qui caractérisent un logement -les questions de l’argent (les frais sont diminués), de la santé (les allergies et l’asthme sont réduits), et la protection (une meilleure sécurité, tranquillité, intimité)- renforce ce que l’on imagine être la conviction totale de son projet sur les modèles d’habitats existants. Jay Swayze parle de sa maison comme un projet d’anticipation, qu’il caractérise comme le «mode de vie sans défaut des générations futures». Si son projet est futuriste pour les années 1960, il est, de nos jours, d’actualité. L’ultra-fonctionnalité climatique en fait un paradigme de l’habitat moderne. Aujourd’hui, nous vivons une époque de connaissance scientifique plus importante et les possibles conséquences du réchauffement climatique sont connues de tous. Cette connaissance influence l’ensemble de la société et notamment les artistes, avec une recrudescence des œuvres expérimentales “climatiques” reconnues dans l’art contemporain comme celles d’Olafur Eliasson, faites de lumière et de couleur (The weather project à la Tate Modern, Londres) ou Fujiko Nakaya et ses sculptures de brumes. Les architectes étudient et prennent en compte ces données (Climax, exposition de l’agence d’architecture MVRDV en 2003 à la Cité des sciences), et recherchent des solutions architecturales pour diminuer ou inverser le processus, solutions drastiques, qui bouleverseraient Milieu fabriqué

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notre quotidien : transport, habitat, urbanisme... Ces architectures font majoritairement parties du mouvement écologiste dont on ne peut pas vraiment rapprocher Jay Swayze, malgré son insistance sur la réduction des frais d’entretien et sur l’autonomie de la maison. On peut cependant faire le rapprochement avec un autre mouvement, l’architecture physiologique, mouvement qui s’empare du fossé remarquable entre les habitudes de la vie moderne et les conséquences de l’impact de l’environnement naturel sur l’Homme, pour faire la tentative utopique de la maîtrise du climat, et créer ainsi des architectures physiologiques, qui tout comme celles que Jay Swayze avait imaginé, permettent de contrôler les données atmosphériques d’un espace, pour créer des connections plus logiques avec notre mode de vie contemporain. “Nous vivons sur une planète en rotation qui structure physiquement nos vies à travers des cycles alternants de jours, de nuits et de saisons. Notre physiologie et notre comportement doivent suivre ces lois du temps. Notre civilisation moderne les ignore. Le temps biologique et le temps chronologique doivent être en harmonie. Cette nécessité trop peu reconnue a un immense impact sur notre sommeil, notre humeur, notre vivacité et notre aptitude à bien assumer nos tâches, et contribue considérablement à la qualité de la vie. […] Il importe d’incorporer la connaissance des rythmes biologiques à l’amélioration des espaces de travail et de vie, afin de créer une architecture tout à la fois virtuelle et tangible.” Philippe Rahm et Jean-Gilles Décosterd, Architecture Physiologique, Boston, Berlin, Basel : Birkhäuser, 2002 Utopie atomique

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À l’instar de Jay Swayze, Philippe Rahm, conçoit des architectures physiologiques qui prennent en compte un large paramétrage scientifique: longitude, latitude, altitude, température, pression, humidité, ensoleillement, temporalité, acoustique... Il s’agit ici de réinventer les conditions d’un espace, d’y placer un habitant et d’observer son acclimatation. L’homme étant considéré comme un organisme vivant qui doit s’adapter à un nouvel environnement climatique conçu en fonction de son mode de vie. Là où les écologistes se posent la question de l’influence de l’Homme moderne sur son environnement naturel, l’utopiste Jay Swayze et l’architecte Philippe Rahm se posent la question de l’influence de l’environnement naturel sur l’Homme moderne. À l’occasion de la carte blanche du VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement) de 2009, Rahm avait crée plusieurs dispositifs : un système d’éclairage reproduisant les conditions d’éclairement d’une belle journée printanière, un système de chauffage créant des microclimats au sein même d’une habitation et un système de ventilation doubleflux installé dans un caisson d’isolation sensoriel. Ces systèmes, comme ceux crées par Swayze pour ces maisons, sont des machines à environnement. Si toutes les architectures ont une dimension « invisible » (système de ventilation, système acoustique, gestion des flux et des circulations), celle des architectures de Rahm et Swayze prend une autre mesure, une mesure hors-norme, puisqu’elle prend le pas sur le tangible. Leurs espaces sont destinés à être vécus de manière sensorielle, le corps et l’esprit étant considérés comme des territoires sensibles, les paramètres invisibles de l’espace domestique doivent être fixés en fonction de ces territoires.

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Cependant, le parallèle entre ces deux concepteurs s’arrête à cette idéologie. Dans la pratique, les deux façons de concevoir diffèrent beaucoup. Dans ses projets, Philippe Rahm reproduit des effets atmosphériques qui sont dans un système continu, tout comme le climat réel. À l’inverse, Le système atmosphérique de Jay Swayze est discret, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un système qui met en jeu des informations qui ne sont prises en compte qu’à des moments précis. Ainsi quand Philippe Rahm reproduit les conditions d’éclairement d’une journée printanière, il reprend le même système continu qu’il observe dans la nature. Swayze, lui, constitue un système d’éclairage par phases, où l’habitant peut choisir entre plusieurs étapes : matin, midi, soir, ou nuit. On peut voir dans cette différence une volonté de transformer le système naturel, et donc de transformer le monde, dans une logique d’ultra-simplifaction. À ce moment précis de l’Histoire, les États-Unis sont en train de changer le monde, en le façonnant à l’heure image. Le pays se veut être le paradigme du reste du monde occidental, c’est le début de l’hégémonie culturelle américaine. Or la menace atomique est avant tout athmosphérique et l’air respiré par les américains à cette époque est un air chargé d’hypothétiques dangers. On peut donc voir la tentative de simplification du monde par Jay Swayze, comme la proposition d’un modèle de vie purifié, presque schématisé. C’est la tentative de création d’un monde exempté de sa complexité et de ses conflits. Fig.21

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Laboratoire humain

Dans cette nouvelle manière de concevoir l’espace, Jay Swayze ajoute une nouvelle dimension, il construit le bâtiment et son contexte. Le bâtiment trouve son contexte en lui-même et non pas en dehors. Le bâtiment et son « autour » sont totalement intériorisés et maîtrisés et forment un tout architectural indissociable. Cet « autour » est un cuvelage, comme une épaisse bulle de béton, qui isole totalement son contexte intérieur. La maison devient alors une matrice qui entoure et protège l’Homme-habitant, tout en le conditionnant grâce à son micro-environnement contrôlé. L’habitant alors enfermé dans son environnement artificiel éloigne son corps de toutes références à la nature extérieure. La maison devient un laboratoire, où s’effectue la recherche d’un mode de vie simplifié où les rythmes humains, en échappant à la complexité du système extérieur, deviennent comme ceux de la maison. Dans la maison, les rythmes sont des échantillons résumant les grandes phases d’une journée réel, l’Homme devrait alors se simplifier, à l’instar de sa maison et fonctionner par phases, toutes idéalisées.

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En échappant à son rythme biologique et à son espace naturel, l’Homme se donne des moyens prophylactiques: éviter la maladie, en ne s’exposant pas aux conditions qu’il subissait à l’extérieur, et donc idéologiquement transcender la mort, ou du moins la mettre en échec en se protégeant drastiquement d’une potentielle mort naturelle. L’Homme rallie son organisme à la machine, et tend à la création d’un corps organicomécanique.

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pavillon principal

pavillon secondaire

cheminée de ventilation

surface

escalier

terrasse

terrasse couverte

cuisine salle à manger

salon

hall

double porte blindée

plantation

évacuation égout

espace d’aération / fenêtres ext. placard

pl.

local technique

chambre principale

salle de bains pl.

chambre

salle de bains

pl.

chambre

entrée surface

couloir pl. salle à manger extérieure patio

terrasse couverte

salon

hall

1. 2.

salle à manger intérieure

3.

1.emplacement de la télévision cuisine plantation

fontaine

2.cheminée 3.bibliothèque

zone de loisirs “extérieurs”

Fig.22


Matriochka architecturale

Le plan et la coupe de l’Underground World Home ont pu être reconstitués d’apres la documentation de la foire, ce qui permet de mieux comprendre l’organisation de cette maison souterraine et de son environnement artificiel. Sur la coupe, la surface est dessinée par une ligne rouge, on comprend le système de la maison: un pavillon est construit au dessus pour accueillir les visiteurs et signaler l’architecture souterraine. La partie habitable se situe sur un seul niveau souterrain, parallèle au sol, enfouie sous quelques mètres de terre à peine. On voit sur ces deux schémas que cet espace est construit dans une « coquille » épaisse dont l’intérieur est aménagé. Jay Swayze définit ce système comme un « bateau en bouteille » (littéralement ship-in-a-bottle dans le texte). « Le principe du bateau en bouteille m’a mis sur la voie. Pourquoi ne pas construire un cuvelage, le recouvrir de terre, l’équiper de tous les systèmes nécessaires à la vie quotidienne et placer à l’intérieur la maison, une cour, un patio et de la végétation ? » Jay Swayze, Le meilleur des (deux) mondes, Maisons et jardins souterrains, Texas, Geobuilding System Inc., 1980. 2012, éditions B2 pour la traduction française, p.77 Milieu fabriqué

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À la lecture du plan, on retrouve ce concept de cuvelage en béton rectangulaire qui englobe la totalité de l’espace habitable souterrain. Au centre de cette coque en béton, la maison est construite. En descendant l’escalier d’accès, deux options de circulation sont possibles, soit entrer directement dans la maison par le hall et accéder ainsi aux pièces plus intimes (chambres, salle de bains) et aux pièces sociales intérieures (le salon, la salle à manger) soit accéder aux espaces « extérieurs » que Swayze désigne comme les « jardins souterrains » par un passage sur la gauche. Ces « jardins souterrains » sont intérieurs et englobés dans le cuvelage, mais ils reproduisent le monde extérieur de plusieurs manières : par l’environnement (apparence, micro-climat), par les zones de loisirs et leur fonction: la fontaine comme zone de relaxation, la plantation pour le jardinage, et un espace de distraction pour les jeux. À l’inverse, on retrouve dans la maison uniquement des loisirs intérieurs: dans le salon, télévision et bibliothèque sont les sources de divertissement possibles. Ainsi Swayze reproduit la même division des activités qu’à la surface. Ce jardin qui entoure la maison, est construit dans l’intention d’éliminer la sensation de globalité de la coque, Swayze recrée un espace libre (même s’il est parfois très mince) autour des murs de la maison, donnant ainsi le sentiment d’espaces différenciés au sein du cuvelage. Swayze construit aussi des espaces « d’entre-deux », représentés carrelés sur le plan, comme la terrasse couverte et le hall, ni vraiment dans la maison, ni dans le jardin souterrain, ces espaces ont pour fonction d’être des seuils entre la maison et le jardin souterrain, entre l’intérieur total et l’intérieur-extérieur du jardin. L’utopiste, en construisant son architecture par “couches” successives a sans doute voulu annihiler cette sensation de cloisonnement mais paradoxalement ce système a pour effet de renforcer l’intériorité Utopie atomique

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du lieu, en plaçant un intérieur dans un autre intérieur. Cette intériorisation poussée montre bien l’idée soutenue par Beatriz Colomina en démontrant que l’extérieur américain est non seulement privatisable mais aussi domesticable, et qu’il peut être “installé” à l’intérieur même de la maison. “L’homme moyen américain vivant dans les suburbs n’en finit jamais de rentrer dans son “chez-soi”.” Nous sommes ici dans une véritable reproduction des systèmes architecturaux du pavillon de banlieue, les pièces ont les même typologies, les même fonctions, qu’en surface. Comme on le voit sur la coupe, les bâtiments fonctionnent en miroir, et la maison en sous-sol devient le reflet intime de la maison du dessus. Intime car il est enfoui, c’est-à-dire caché, et protégé par son cuvelage bétonné. Au delà de la simple question de la survie il s’agit ici d’une opposition entre le social et l’intime, opposition qui relève de la question du corps. Si le corps biologique est régenté par le climat contrôlé de la maison, qu’en est-il du corps social et culturel, qui vit dans le fantasme ultime de la maison protégée, du chez soin où l’intimité est à son paroxysme? Pour donner une définition de ce corps, il faut comprendre les individus qui le caractérisent dans cette société américaine des années soixante.

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Corps social, corps moderne

Les maisons souterraines de Jay Swayze, tout comme les abris antiatomiques et les pavillons suburbains sont des éléments architecturaux conçus pour la famille. Cette famille, appartient à la classe moyenne, et son noyau est formé du couple parental hétérosexuel. Les deux membres de ce couple, dont la masculinité et la féminité sont standardisés à outrance par l’imagerie des médias depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ont des rôles bien définis dans le fonctionnement économique et social de la machine qu’est le pavillon de banlieue. Cette machine, normalisée et décentralisée, sert à créer et à perpétuer la création de l’imaginaire nationaliste américain. Beatriz Preciado (2010) qualifie la maison suburbaine de « cellule reproductive qui défend à outrance l’hétérosexualité et la consommation, afin d’éviter tout soupçon de ces « vices antiaméricains » que sont l’homosexualité et le communisme ». La nature du pavillon de banlieue est montrée dans cette photographie tirée du magazine Life. Cette image est parue en novembre 1946, dans un article intitulé «Dreams of 1946», autrement dit rêves d’après-guerre, qui nous montre le modèle Fig.23 familiale représentatif du rêve américain.

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La photographie est légendée par le titre «Family Utopia », ou l’utopie familiale, et par une description du mobilier présenté, objets de consommation dernier cri pour la maison. L’image nous montre tout le système d’objet de cette utopie américaine : la maison de style colonial, la voiture de luxe, le mobilier moderne. Le mobilier est exposé sur la pelouse, sous le prétexte de l’emménagement de la famille dans la maison. Cette mise en scène renvoie une fois de plus à l’idée de Beatriz Colomina qui qualifie la pelouse américaine de l’après-guerre comme symbole de la propriété privé et du mythe patriotique. Au centre de l’image, le couple, noyau de la famille et de cette représentation du rêve américain se tient debout, fier et uni, dos à ce pavillon, et entouré de leur système d’objets. Étrange posture révélatrice, le couple ne regarde pas vers sa propriété, mais vers nous, nous offrant ainsi une mise en spectacle de leur domesticité. Détail étrange, la maison semble complétement isolée, aucune maison aux alentours, aucun autre être humain, aucun voisin. Cette solitude est révélatrice sur l’auto-suffisance de l’habitat moderne. Grâce au mobilier, à l’éléctroménager dernier cri et à l’automobile, tout ce qui nécessitait le déplacement contraignant, est dorénavant à disposition dans la maison. Cet amenagement du pavillon de banlieue constitue un système d’objets, qui entoure les habitants de la maison. Ce système d’objets, c’est le mobilier, et il conditionne les corps des habitants de par leur fonction et leur image. Ce mobilier est peut-être le système de choses le plus lié au corps, comme le dit J.G. Ballard (1995) dans son Projet de glossaire du xxème siècle : « Le mobilier est la constellation externe de nos épidermes et de nos attitudes corporelles. » Utopie atomique

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On retrouve plusieurs catégories d’objets au sein du mobilier qui représentent tous les différents aspects du corps social et culturel et qui définissent la modernité de ce corps : l’objet électroménager (lave-vaisselle et machine à laver), symbole de l’hygiène et de la sécurité sanitaire du corps ; la télévision, symbole des loisirs et de l’accès à l’actualité centrale depuis le lieu décentralisé ; l’objet pour l’enfant (toboggan et poussette), symbole de la reproduction et de la perpétuation du corps moderne ; l’objet de regroupement (une table, des chaises), symbole de l’activité sociale. Le corps moderne est donc caractérisé par ce système d’objets, dont le mobilier qui dans la fonction d’aide qui lui apporte, le conditionne culturellement et socialement, et le transforme en un corps apprivoisé, ancré dans une utopie consommatrice généralisée. Le bâtiment de Jay Swayze fonctionne alors comme une maison matrice. Elle conditionne à la fois le corps biologique, et tente de le simplifier avec son climat contrôlé et modulable, et le corps moderne, ou le corps culturel et social, en reproduisant le système d’objets et le mode de fonction du pavillon de banlieue. On peut penser que cette maison-machine a pour fonction de sublimer ce modèle familiale américain, en procédant à une purification du monde qui l’entoure et à une conservation du modèle dans cette architecture qui semble protéger à la fois les êtres et l’idée même de ces êtres au sein de la maison.

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The Bunker Show

L’Underground World Home n’emporte pas le succès escompté pendant les deux ans où la maison reste ouverte. En effet Jay Swayze va construire une dizaine de modèles seulement à travers les États-Unis, commandes d’enthousiastes utopiques et amateurs d’architecture souterraine, mais l’opinion publique ne trouve pas dans sa maison témoin un lieu de vie idéal. Dans un effort pour attirer le public, la maison est même temporairement transformée en boîte de nuit, sur le thème de l’enfer, ouverte chaque jour entre 22h et 2h du matin. Un article de journal de l’époque rapporte : « Un homme vous accueille à la porte habillé d’une cape de satin noir et de fausses cornes, et vous descendez les escaliers pour vous installer sur la terrasse où des serveuses habillées en « Bunnies Playboy » version satanique vous servent des boissons Fig.24 et cocktails aux noms infernaux. »

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La transformation de la maison témoin d’espace domestique en espace de loisirs, dévoile par cette perception détournée du public, l’essence même de son architecture. En cela, la maison est comparable à la House of The Future du couple d’architectes Smithson. The house of the future a été conçue en 1956 pour l’exposition Daily Mail Ideal Home Exhibition, à Londres. Visant à anticiper le style de vie des années 1980, ce prototype de logement a été construit dans des matières plastiques innovantes. Chaque chambre est moulée en une seule pièce continue de matière plastique et constituée comme une unité fonctionnelle. Des équipements à la pointe de la technologie sont installés - chauffage central, climatisation, télévision couleur, lave-vaisselle, appareils de cuisson compacts, baignoire d’auto-lavage et douche avec un système de séchage à air chaud. Comme on peut le voir sur l’axonométrie, ici, la maison est contenue dans un parallépipède fermé dont les fenêtres n’ont pour seules fonctions que d’être des ouvertures pour permettre au public de voir l’intérieur. En dehors de la porte d’entrée, cette maison n’a aucun rapport avec son l’extérieur. À l’inverse de Jay Swayze, qui construit son jardin autour de sa maison, ici le jardin est conditionné dans un atrium au centre de la maison. C’est l’espace domestique qui entoure et définit le jardin, et même s’il est composé d’élément naturels, il est presque complétement coupé de l’environnement extérieur qui est sensé le conditionner : climat, atmosphère... The House of the Future aurait pu être construite en souterrain, à l’instar de jay Swayze, l’espace domestique est enfermé dans une maisonenvironnement qui n’a pas de relation avec l’extérieur. Fig.25

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On retrouve dans les deux maisons, toutes les caractéristiques du bunker survivaliste, réserves de nourriture, air filtré, lumière artificielle, entrée hermétique. Les architectes Smithson avaient par ailleurs cité la cave comme leur inspiration. La cave, comme l’abri antiatomique, est une architecture qui correspond à un état dangereux du monde extérieur. Ces espaces de protections sont des espaces de peur, et en l’occurence, pendant la Guerre Froide, The house of the Future et l’Underground World Home étaient des espaces paranoïaques exhibés. Dans la maison idéale des Smithson, des acteurs en costumes futuristes, exécutaient des actions ménagères à la vue du public. Ce lieu de vie utopique, devient pendant l’exposition, un vitrine futuriste qui tout comme l’Underground World Home, se veut être un show-room d’innovations technologiques préfabriquées. Les deux maisons renvoient à une critique de la House of The Future faite par Beatriz Colomina (2004): « Cette maison n’était pas seulement la vision d’une architecture extensible et préfabriqué de l’ère spatiale, mais aussi une combinaison d’un bunker et d’un peep show : un lieu de convivialité et d’intimité conçu pour être vu par les visiteurs .» En effet, ces deux maisons sont à la fois des architectures de protection bunkerisées et des scènes théâtrales conçues pour accueillir des performances des rituels sociaux et domestiques. Ce sont deux exemples de maisons idéales de la Guerre Froide, des fusions entre l’habitat utopique moderne et l’abri antiatomique. Cette exhibition de la vie domestique dans un espace clos, transforme ces maisons en théâtres, dont les aménagements deviennent des décors, et les espaces des lieux de fiction. On comprend ainsi mieux de quelle façon l’Underground World Home a été détournée de sa fonction première pour se Utopie atomique

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transformer en espace de loisirs et de fantasmes. Dans l’extrait d’article sur la boîte de nuit aménagée, on lit les images que l’opinion publique construit autour de l’Underground World Home. La référence à l’enfer, « majordome en cape de satin noir », serveuse aux costumes « sataniques » , cocktails « infernaux », forment une référence claire à l’aspect souterrain de la maison. Dans les esprits, le sous-sol reste un espace de transgression, l’espace des morts, l’espace des vivants étant caractérisé par des bâtiment implantés à la surface et érigés vers le ciel. C’est par extension l’espace géographique de l’enfer, ou de sa représentation : le costume (la cape, les cornes) et les noms sont les éléments inventés pas l’Homme pour représenter et qualifier l’enfer. Communément, le sous-sol est un terrain de mythes, et cette maison, de par son implantation, reste dans les esprits comme une infraction ou une anomalie architecturale humaine. La référence au mythe playboy est elle aussi très révélatrice. Comme Beatriz Preciado l’écrit dans « Pornotopie, Playboy et l’invention de la sexualité multimédia » (2010), Hugh Hefner, le fondateur du magazine et du manoir Playboy est lui aussi créateur d’un laboratoire pour le corps moderne. Le manoir Playboy est en quelque sorte le contre-modèle du pavillon de banlieue et il se fait l’antagoniste idéologique de la morale domestique et sexuelle incarnée par les maisons des “Suburbs”. Hefner dénonce dans son magazine le carcan architectural qu’est cette propriété privée, ou maison unifamiliale dans la société américaine blanche des année 1960, et il va commencer, à travers son magazine, le processus d’exhibition publique du privé, et les changements qu’il y impose.

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En défendant deux morales opposées, le manoir Playboy et l’Underground World Home sont deux espaces qui comme l’écrit Preciado pour le processus d’Hefner « rend visible l’intérieur de sa maison à travers la construction théâtrale d’une autofiction domestique. Ce qu’on nous propose ici, est un striptease de la vie domestique. » (p.81). Ces espaces d’autofiction domestiques intègrent ainsi la fonction d’espace de loisirs en jouant sur les oppositions binaires qui sont en train de transformer la société dans laquelle ils sont pensés: intérieur/extérieur, quand la Guerre Froide s’empare autant de l’espace public que de l’intérieur des foyers,privé/ public, avec les exhibitions du privé dans les médias, travail/loisirs, avec la création d’architectures comme le manoir Playboy, qui abolissent la distinction des espaces de travail et de loisirs, famille/cercle social, avec la remise en question du modèle unifamilial dans les mouvements de contre-culture, naturel/artificiel, avec la course au progrès technologique qui en pleine ère spatial est omniprésente dans la création de mobilier domestique, réel/ fictionnel, quand l’imagerie de la guerre prend le pas sur une réalité sans combat. ­ Une critique de l’exposition publiée dans le magazine The New-Yorker en mai 1965 exprime le malaise perçu par les visiteurs qui ressentent ces dichotomies architecturales : « Cette structure, ou excavation, est l’article ultime en matière d’abri antiatomique, c’est un terrier richement décorés de dix pièces avec une double porte en acier... Dans l’ensemble c’est un élément anormal d’architecture domestique, combinant les petits plaisirs, familiers du foyer avec les excitations plus capiteuses du jour du jugement dernier. » Utopie atomique

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La foire ferme en 1965, les exposants sont priés de retirer eux-mêmes leurs installations et l’on suppose aujourd’hui qui si Swayze et Henderson ont retiré l’aménagement de leur maison, ils n’ont pas rebouché l’excavation mais plutôt recouvert le plafond du cuvelage, pour des raisons financières. L’Underground World Home est probablement toujours enterrée quelque part sous la surface de Flushing Meadows à NewYork, transformant son existence architecturale en matière à la pratique archéologique. L’Underground World Home serait alors devenu un espace fossilisé, une architecture anachronique conservée dans sa coquille et protégée par son invisibilité, relique d’une utopie domestique figée dans l’espace-temps de la Guerre Froide.

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Oasis intérieure

Toutes les entrées des maisons souterraines de Jay Swayze sont construites sur le même principe de faux bâtiment en surface qui protège et dissimule l’accès (en règle générale un escalier) au véritable logement. L’accès à l’Atomitat se fait par un petit pavillon, sorte de faux logis, qui sert en réalité de garage et qui cache l’escalier. Pour l’Underground World Home, comme on a pu le lire sur la coupe, l’entrée se fait par un pavillon extérieur qui sert d’accueil et de signal pour l’exposition qui est desservie par un escalier. Toutes les maison pour des particuliers sont construites sur le même principe de construction factice et de passage dissimulé, ces architectures mensongères renvoient aux astuces architecturales fictionnelles, les passages secrets. Le système le plus étonnant que Swayze ait conçu est pour la maison de Las Vegas. Sur le terrain, situé à un carrefour, on distingue un pavillon modeste, encore une fois factice, qui n’a comme utilité que d’être un leurre pour les passants et les potentiels intrus. À côté de la maison, un cheminée discrète est construite à même le sol, à l’instar de l’Atomitat il s’agit ici du seul indice de la présence de l’architecture souterraine. La différence ici est dans l’accès : le jardin est aménagé avec de gros rochers beiges, et un de ces rochers renferme un ascenseur dissimulé qui est l’unique entrée de la maison. Un article du journal Las Vegas Mercury (2003) rapporte les propos d’un Fig.26 voisin des Henderson. Milieu fabriqué

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« Si les passants étaient là au bon moment, ils pouvaient voir un couple assez âgé en train de pointer une télécommande vers l’un des plus gros rochers. Ils restaient alors bouche bée de stupeur en voyant une partie du rocher s’ouvrir, révélant un couloir menant vers un ascenseur, qui emmenait le couple huit mètres sous le sol de la vallée de Las Vegas. » Ce dispositif, largement inspiré des oeuvres de science-fiction de l’époque, est une architecture à la fois militaire et fantaisiste. Outil de dissimulation et de protection, cet accès, renvoie à toutes les architectures « invisibles » militaires de la Guerre Froide. Parallèlement, étant à la fois le foyer d’une famille normale, ce dispositif tient plus du gadget que de l’utilité, et par ce fait transforme le rituel domestique quotidien en acte de fiction. Ce paradoxe entre le sérieux de l’outil militaire et la futilité de cet aménagement, montre bien que la vie domestique est au cœur de la Guerre Froide, et qu’elle est à la fois une source de fierté et d’insécurité. Les tensions de ce conflit s’infiltre dans tous les aspects de la vie domestique et Jay Swayze, pour y échapper transforme l’entrée dans ce lieu de cette vie, ce foyer, en véritable voyage. L’accès à la maison est un seuil, que les habitants du bunker franchissent, comme pour passer de la dangereuse réalité de la surface à l’oasis intérieure qu’est l’abri souterrain. Adresse: Las Vegas, 3970 Spencer St, Paradise, Nevada, États-Unis. Fig.27

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Maison de Las Vegas

Robert Polidori : “Ces photos ont été prises pour le magazine NEST, une revue d’intérieur qui à l’inverse des autres magazines, ne montraient pas des intérieurs de luxes mais plutôt des choses inhabituelles et pas traditionnelles. Je n’ai jamais rencontré Jay Swayze, quand j’ai pris ces photos dans les années 1990, la Guerre Froide était finie, la maison n’était plus habitée, elle appartenait à un cousin éloigné de la famille qui en avait hérité et qui la faisait louer pour des soirées. À ce moment là Jay Swayze avait déjà disparu, je n’ai jamais été en contact avec lui, et d’ailleurs personne ne sait s’il est mort où juste enterré dans sa maison souterraine ! La maison était déjà très éclairée par la lumière artificielle. L’esthétique lumineuse était très pensée. Je ne suis restée que quelques heures le temps de faire les photos et je suis remonté à la surface, je ne pourrais absolument pas vivre dans une telle maison, la nature artificielle me donnait le sentiment d’habiter à la fois une blague et une illusion le temps d’une journée, je n’étais pas à l’aise. J’ai trouvé ça vraiment fou que quelqu’un ait pu vivre là pendant des années. Quand on m’a proposé de faire les photos je ne connaissais pas le lieu et je pensais que c’était une boîte de nuit un peu loufoque. Moi j’ai grandi aux États-Unis pendant la Guerre Froide et je ne ressentais pas une telle peur, Fig.28

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comme les gens qui ont habité cet endroit, mes parents n’avait pas construit d’abri dans la cave ou dans le jardin. C’est vrai que je me souviens que la Guerre Froide a généré des espaces paranoïaques mais aucun chez moi.” Fig.29

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Paranoïa Critique

On se trouve ici dans l’une des pièces de la maison de Las Vegas. Au premier plan, l’espace salle à manger, est décoré dans un style typique des années 1960, le sol en lino aux motifs croisés, les rideaux roses drapés, le papier peint jaune, et les bibelots, forment un cadre décoratif kitsch et coloré qui n’a aucune appartenance à l’esthétique du bunker, ou à une architecture militarisée. Au premier regard, cette salle à manger, répond, par son aménagement à toutes les attentes d’un espace domestique pour le corps moderne à l’époque où il est construit. Mais la lumière intérieure est très particulière, aseptisée et intense, la pièce est illuminée comme un décor. Cette intensité lumineuse vient d’un éclairage dissimulé, qui forme un plafonnier en quadrillage recouvrant presque toute la surface du plafond. Cet élément architectural vient comme une anomalie dans cet espace domestique intime. La position souterraine, impose un espace d’obscurité qui doit bien évidemment être compensé par une installation de lumière artificielle, mais la forme et la puissance de ce dispositif lumineux est hors-normes. Dans l’imaginaire commun, les plafonniers de ce type là sont généralement retrouvés dans des espaces d’austérité, des espace où la lumière froide et omniprésente impose une ambiance militaire ou fuFig.30 turiste. Milieu fabriqué

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Cette mise en scène rappelle ainsi étrangement la scène finale de 2001, Odyssée de l’espace, (assimilation notée par Nikola Jankovic dans les notes iconographiques de la traduction française du livre Le meilleur des deux mondes, éditions B2, pp.5253) film réalisé par Stanley Kubrick en 1968, où Bowman, le protaganiste, arrivé près de Jupiter, se retrouve projeté dans une suite style Louis XVI, décorée de moulures, et éclairée par le sol, de la même façon que l’est le plafond chez Swayze. Dans ces deux mises en scènes, le paradoxe entre la décoration et l’éclairage froid, crée des espaces paranoïaques, ambiguës dans la notion d’espace-temps. Le sous-sol comme l’espace sont des champs de construction où la civilisation humaine n’a plus de repère précis, le sol et le plafond se confondent, l’époque est indérterminée, et la présence de la vie incertaine. L’éclairage total est ici imposé dans un espace qui n’en a pas besoin. Si la pièce n’a pas besoin d’être aussi illuminée pour être utilisée, c’est que ce dispositif doit éclairer les habitants qui s’y trouvent. Dans cet espace paranoïaque du soussol, la place de l’intimité est redéfinie. L’habitant protégé dans son bunker et conditionné par son environnement contrôlé, devient alors l’habitant parfait de ce micro-monde construit à sa mesure et contrôlé à ses envies. L’espace de la maison, le laboratoire moderne, doit transformer celui qui y habite en un corps moderne parfait, qui répond aux clichés de son aménagement. Au second plan, derrière la baie vitrée, se trouve le jardin souterrain. Une table et des chaises sont disposées de la même façon que celles de la salle à manger intérieure. Il s’agit ici de la salle à manger « extérieure ». Installé dans un champ visuel inhabituel, cet aménagement donne l’impression d’être le reFig.31

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flet fantasmé de la pièce intérieure typique. Les chaises Louis XVI, chaises d’intérieur, sont disposées sur une fausse pelouse, plate et d’un vert éclatant. Derrière cette disposition, un fresque murale représente un paysage de montagne idyllique traversé d’un cours d’eau. Ici la porte-fenêtre de la salle à manger fait office de frontière entre ces deux mondes bien distincts. Le premier, à l’intérieur de la maison, est une reconstitution de l’espace-fantasme des images de propagandes de la vie domestique observée dans les médias. La lumière artificielle y est intense comme les espaces représentés dans les publicités de l’époque. Le jardin souterrain est un produit plus complexe du fantasme de Jay Swayze. Il y mélange les codes intérieur/extérieur, et y reconstitue une nature étrange, presque fantastique, qui ne se veut pas être une reproduction ressemblante de la nature telle qu’on la connait. Swayze s’approprie des caractéristiques d’éléments naturels: couleur, vue, forme, et dispose ces « signes » dans son jardin intérieur pour constituer un univers étrange, un univers de rêve où les activités sont réinventées. Cette technique d’appropriation et de reconstitution de la nature, renvoie à la méthode de création artistique de Salvadore Dali qu’il nomma “la paranoïa critique”, et qui s’identifie par un délire d’interprétation du monde, caractérisé par une systématisation parfaite et cohérente. Ainsi Swayze fait valoir son idée obsédante d’artificialistion de la nature, par cette méthode paranoïaque critique, que Dali définit comme « la création d’une image double, c’est-à-dire la représentation d’un objet, qui sans la moindre signification figurative ou anatomique soit en même temps la représentation d’un autre objet absolument différent. » Dali, « L’âne pourri », Le Surréalisme au service de la Révolution n°1, 1930, p. 9-12. Utopie atomique

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Dali utilise cette méthode dans le but de « contribuer au discrédit total du monde de la réalité ». Jay Swayze contribue ainsi au discrédit du monde de la surface, monde réel, de la guerre et de la menace, en inventant sa propre réalité constituée comme un champ visuel, entre sa vie domestique intérieure, et son fantasme du monde extérieur. Le sous-sol est pour lui un terrain de création, où il transforme l’architecture d’une maison en un espace possible pour l’imaginaire.

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Expérience américaine

On se trouve ici à côté de la maisonnette prévue pour les visites d’amis, ce petit bâtiment dont on aperçoit qu’une partie intérieure qui semble être la cuisine, est construit de la même façon que la maison principale, sur un niveau en briques, recouvert d’un toit classique en tuiles bien évidemment inutiles et donc décoratives. Au sol à l’extérieur de la maisonnette on retrouve cette pelouse symbolique, qui éclairée de toutes part, prend une couleur verte virulente, chimique, et dans son unité de texture et son manque de nuances, aplatie totalement le sol du jardin lui donnant une dimension inquiétante. Au premier plan, une tige métallique étiquetée du chiffre 1, s’élève perpendiculaire depuis un petit trou circulaire dans le sol. Ce dispositif semble vraisemblablement être conçu pour la pratique du golf, sport d’extérieur souvent synonyme de grands espaces naturels, de relief du sol. Ici, on imagine l’étroitesse des mouvements possibles et le manque d’intérêt dû à la nature du sol. Ce trou pittoresque, est une addition de plus à la liste des gadgets inclus dans la maison, qui transforme cet espace domestique en cabinet de curiosités architectural. Au second plan, un objet très singulier, pensé et conçu par Jay Swayze, un rocher artificiel, sorte de sculpture kitsch, est fendu horizontalement, créant ainsi une boîte qui renferme Fig.32

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un barbecue. Si la civilisation américaine jouit d’une certaine diversité culinaire, le barbecue en est l’emblème générale. Plus q’un trivial outil de cuisson, il se fait le symbole d’une gastronomie nationale et d’une activité, le rassemblement social. Le barbecue fait partie intégrante du système d’objets du pavillon moderne et sa présence témoigne un sentiment américain moderne même si l’image et l’architecture de Swayze montrent clairement l’impossibilité du rassemblement social dans ce lieu. La sensation étrange qui se dégage de cette installation est dans la dissimulation de cet outil, dans un élément naturel artificiel. En effet il s’agit d’une architecture de la disparition, et donc appartenant à la Guerre Froide, qui devient presque une Cheyenne Mountain à l’échelle domestique, où l’objet minéral renferme un trésor patriotique. Derrière cet objet kitsch, un arbre artificiel, vraisemblablement la reproduction d’un sapin, qui est littéralement reconstruit à l’échelle réelle, et donc tronqué par le cuvelage en béton à ce qu’on imagine être le tiers de sa hauteur. Comme pour le rocher factice, cet arbre n’a pas pour prétention d’être plus vrai que nature, au contraire, le tronc est lissé, les branches sont simplifiées, les couleurs rendues plus fantaisistes. La pelouse, le rocher et l’arbre forment une représentation de la nature aseptisée, disneylandesque, garantie sans pollen, sans insectes, sans intempéries, et donc sans dangers. C’est la nature qui devient alors un objet de consommation, lisse, propre, résistant au cycles des saisons, et commercialisable, un objet ambivalent, qui renvoie à la fois à un univers naturel et à une réalité moderne. À gauche, la fresque murale représente un paysage de montagne. Des arbres sont peints, dans la prolongation de celui sculpté dans le jardin. Ils sont de la même variété. Dans Utopie atomique

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son livre, Jay Swayze explique que les fresques de la maison de Las Vegas représentent toutes des paysages différents, paysages réels et appartenants à la mémoire de l’habitant, G.B. Henderson. Sur un mur, la maison et le quartier où il a grandit dans le New-Jersey, sur un autre une ferme qu’il possédait en Nouvelle-Zélande, ou encore une vue lointaine de Los Angeles, ville où il vécut pendant une période de sa vie. Les paysages sont aussi visibles dans le mode « nuit » de l’éclairage, d’autres éléments apparaissant à une faible luminosité (étoiles dans le ciel nocturne, fenêtre d’une maison éclairée, etc...). Il s’agit littéralement d’une projection picturale de la mémoire de l’habitant. Le cuvelage, comme les grottes préhistoriques et leur peintures primales, devient la surface de représentation de ce que l’Homme connait du monde extérieur. Henderson s’enferme en sous-sol, dans une architecture close. Les parois de cette architecture sont les barrières entre lui et le monde extérieur, et avec ces fresques, elles deviennent aussi un filtre total, donnant à voir à celui qui regarde ces barrières, une version édulcorée et fantasmée des paysages extérieurs. Sur les fresques, les vues se veulent lointaines dans le but d’agrandir l’espace, mais uniquement de manière visuel, le bâtiment devient presque plus photogénique qu’habitable, et donne la sensation qu’il s’agit en réalité d’un décor de cinéma. Le décor étrange, angoissant, presque lynchien dans l’artificialisation du paysage ou l’homme est sous-jacent (et par ailleurs absent des photographies), décor de la maison moderne, où se jouerait la représentation de l’expérience américaine.

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La maison est une petite ville et la ville une grande maison.

Léon Battista Alberti Ce Schéma est tiré du livre de Jay Swayze, Le meilleur des (deux) mondes : Maisons et jardins souterrains. Pour l’auteur, ce dessin résume le projet des ses maisons dans sa totalité. À la surface, le monde extérieur se présente comme apocalyptique, un grotesque champignon atomique, réduit à une échelle humaine, côtoie une tornade dévastatrice. Ces deux phénomènes catastrophiques, l’un causé par l’homme, et l’autre par la nature, forment les éléments destructeurs de la fin du monde. Une petite maison est représentée en surface en train d’être démolie par ces phénomènes, cette petite maison, a pour trait particulier d’être représentée avec une multitude de fenêtres sur les surfaces apparentes. Ce pavillon, dont le toit s’envole, semble être sur le point d’être soufflé entièrement. Cette architecture apparaît comme instable, fragile et ne renvoie aucunement le sentiment de protection qu’est sensé renvoyer l’architecture de ce type de bâtiment. Le sol est tranché en coupe, sur le bord de l’image, un petit bâtiment reste intacte, il protège l’escalier qui mène à la maison souterraine. Construit en briques, sans fenêtres, ce petit édifice, se fait le symbole d’une architecture protectrice et résistante, et l’escalier, se fait là encore le symbole du passage entre deux réalités coexistantes. L’architecture Fig.33

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souterraine est divisée en deux, comme les autres bâtiments, avec une maison et un jardin souterrain. Dans le jardin souterrain, un couple, se détend dans sa piscine et observe les enfants qui jouent sur le côté. Fleuri et agréable, le jardin offrent des vues sur la maison, par une multitude de fenêtres, qui semblent ici, à l’inverse de la surface, des éléments architecturaux rassurants. Sur la droite, la maison souterraine, où on retrouve le couple, la femme dans la cuisine, et l’homme en train de se relaxer. La présence du corps moderne est bien présente avec le stéréotype du noyau familial et de ses activités suggérées. Dans la maison souterraine, on retrouve, au premier plan la télévision, qui amène l’information et le divertissement sous la surface, l’homme qui se repose dans une fauteuil organique, rappellant la Womb Chair d’Eero Saarinen (1940), qui prend alors la figure d’un homme d’intérieur, à l’inverse de l’homme d’extérieur qui se veut sportif et public, ici l’homme jouit de ce nouveau statut où la relaxation est une activité acceptable, il en devient encore plus moderne. Cette impression est accentuée par le fait que la notion de travail est totalement inexistante dans l’image. Ce schéma sensé représenter un quotidien en sous-sol pendant une catastrophe extérieure soulève la question de la discontinuité sociale et donc de l’arrêt de la pratique d’un métier sans proposer une solution particulière.Un chat, installé à côté de lui, semble être le seul indice de la question de la préservation de l’animal domestique dans un tel abri. Derrière lui, la femme, perchée sur des talons, s’affaire en cuisine, son statut n’a pas évolué comme celui de l’homme, tant elle avait déjà un rôle intérieur, celui de maîtresse de maison, ou de femme au foyer, dans le pavillon normal de la surface. Utopie atomique

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La conséquence directe de l’analyse de cette image, est la sensation que la famille ne souffre d’aucun manque « moderne » dans sa vie en sous-sol. En effet, quand Swayze représente une maison fragile, avec une multitude de fenêtres extérieures, il désigne aussi là leur inutilité dans la société moderne. Le système d’objets du pavillon de banlieue et la multitude de possibilités qu’il offre, nous prouve que la maison moderne est un espace intériorisé. Stéphane Degoutin, théoricien de l’architecture, définit cette nouvelle architecture d’enfermement moderne dans Prisonniers volontaires du rêve américain (2006) : « À l’intérieur de la maison ont été reconstituées en miniature des fonctions autrefois réservées à l’espace public : le cinéma sous forme de home cinema, le bureau sous forme de home office, l’hôpital sous forme de soins à domicile, le restaurant sous forme de plats préparés, le musée sous forme de livres d’art, le casino sous forme de jeux d’argent en ligne, le café du coin sous forme de machine à expresso, le shopping sous forme de vente par correspondance, le club de gymnastique sous forme d’appareils de musculation, la salle de concert sous forme de chaîne hi-fi, les transports en commun sous forme de voiture, la poste sous forme d’e-mail, le club de rencontres sous forme de chat room, la maison close sous forme de call-girls et de masseuses à domicile, la nature sous forme de plantes d’appartement, les gens sous forme de conversations téléphoniques, les bains collectifs sous forme de piscine… La nécessité de faire son marché chaque jour a été annulée par la généralisation du réfrigérateur et du congélateur ; la connexion Internet sur l’ordinateur familial amène à l’intérieur de la maison une gigantesque quantité de ressources. Tout ce qui nécessitait auparavant un lieu public spécifique situé en ville existe aujourd’hui sous forme miniaturisée dans une maison individuelle. » Milieu fabriqué

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Quand Swayze installe son mobilier moderne dans son schéma, il prend la mesure de la menace nucléaire et des catastrophes naturelles comme prétexte pour créer un espace totalement fermé. En réalité, la maison moderne, à l’époque de la Guerre Froide, est déjà un espace qui s’intériorise presque totalement, et qui rend obsolète l’architecture du pavillon de banlieue. Peut-être même sans le savoir, Swayze, dénonce ainsi l’incohérence entre la forme et la fonction de cette architecture. Cette incohérence, il la désigne notamment dans ce schéma, où les fenêtres de la maison de la surface, donc la fonction est l’ouverture et la vue sur l’extérieur sont inutiles et dangereuses, et à l’inverse au sous-sol où les fenêtres sont des accessoires pour lier et séparer les différentes pièces, et pour ouvrir la maison à l’intérieur d’elle même et révéler ses propres paysages intérieurs. Jay Swayze crée ainsi, une architecture qui trouve son ouverture en elle-même, dans l’imaginaire et les possibilités qu’elle offre à l’Homme.

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Milieu fabriquĂŠ

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Paysages miniaturisés

Ces deux photographies sont des vues intérieures pour une autre maison que Swayze a construit pour un particulier. Sur la première, on se trouve dans un jardin souterrain, près d’une piscine. À côté de celle-ci, on distingue une chaise et quelques plantes. L’éclairage de la maison est en mode nocturne, le jardin est plongé dans une presque totale obscurité, encore une fois la surface du cuvelage est recouverte d’une fresque représentant une ville lointaine, illuminée par les lumières de la nuit, et vraisemblablement par de la peinture phosphorescente. Sur la deuxième image, on se trouve dans la salle à manger, ou la table est préparée en vue d’une réception. L’aménagement intérieur est assez banal, et la pièce donne sur une fenêtre, qui donne elle-même sur une fresque, représentant un paysage naturel. Dans les deux cas, et comme dans la presque totalité des fresques des architectures de Jay Swayze, les paysages sont lointains. Au delà d’avoir la fonction illusoire de l’étendue de l’espace, cette notion est révélatrice sur l’appréhension du monde extérieur. En effet, il s’agit ici de la représentation d’un monde miniaturisé, lointain, et donc d’autant plus indirect. L’image, montre le monde extérieur à l’habitant tout en lui donnant la sensation qu’il en est protégé. Car en réalité, et même si les architectures de Swayze sont invisibles et closes, ce paysage extérieur, ne se trouve qu’à Fig.34 quelques mètres au dessus de l’habitant. Milieu fabriqué

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Il y a dans cette pratique la notion d’éloignement, il faut s’éloigner le plus possible d’une réalité trop triviale, trop dangereuse, s’éloigner au point de ne se souvenir d’elle que d’une façon déformée, adoucie, imaginaire. Dans son film Disneyland, mon vieux pays natal (2002), Arnaud des Pallières, s’enferme le temps d’un week-end dans le fameux parc d’attractions à Paris. Au deuxième jour de son voyage, il raconte : « Cette nuit dans ma chambre du Disneyland Hôtel, j ‘ai fait un drôle de rêve. Minnie, Dingo, Pluto, Donald, et tout le petit peuple des animaux en peluche était désespéré parce que Mickey était redevenu souris. Une vraie souris. Dans le vrai monde. De la vraie réalité. Un monde où les souris sont brunes, grises, ou noires, grignotent les câbles électriques et les joints des machines à laver. Mickey, la célèbre souris était redevenue l’une de anonymes bestioles poussiéreuses. Le bruit courait même qu’elle s’était laissée prendre au piège. » Le réalisateur fait ainsi la différence entre ce monde artificiel et ceux qui le peuplent. Ce sont des créatures, qui à l’instar de leur habitat, deviennent des corps artificiels, des corps de fiction, à l’esthétique rassurante. Ils sont peu à habiter ce monde clos et protecteur, et de par leur nombre et leur apparence, ils deviennent chacun des existences uniques et précieuses. Ce passage, un rêve du narrateur, renvoie quelque part à l’idée qu’on se fait des habitants de ces maisons souterraines. On se demande qui sont ces êtres qui vivent dans un monde moderne si parfait, et quelle est la nature de ces individus qui vivent reclus, en petit nombre, un, deux, trois ou quatre habitants tout au plus, et qui regardent des paysages extérieurs plus petit qu’eux.

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Comme pour les habitants que décrit Arnaud des Pallières, ceux de Jay Swayze vivent bel et bien dans un univers parallèle à la vraie réalité, celle du vrai monde, celle où les êtres se comptent par millions, et où le danger est imminent. Ce monde réel, Swayze l’envisage comme un terrain hostile, où son existence est menacée de façon permanente. La domestication de la peur se fait alors par la création d’une habitation qui contient la version idéalisée et miniaturisée de l’extérieur. Pour lui, l’enfermement dans cette habitation est paradoxalement l’ultime recours vers sa liberté physique et psychique.

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Fantasmes autour de l’enfermement volontaire

Fig.35


Mais un jour peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité vraie.

Entre-temps, puis-je dire à quel point je suis contre? Alejandra Pizarnik dans “L’enfer musical” Au départ de cette utopie, il y a l’abri antiatomique. Même s’il se sépare vite du terme et de la fonction première, Swayze qui est instructreur militaire de formation, travaille dans la continuité de cet espace (il a déjà construit un abri formel), il le repense, le réinvente, l’ajuste à son désir. Pourquoi cette architecture nous parle-t-elle aujourd’hui ? L’abri antiatomique, est un espace de protection qui historiquement n’a pas servi. Sa fonction première a donc été annihilée par les événements, ou plutôt les non-évènements de la Guerre Froide. Ces espaces sont entrés dans l’imaginaire commun, comme des espaces paranoïaques, mais dans la mesure où la menace qui était le moteur de création de leur construction est restée irréelle ou plutôt irréalisée, ils sont aussi devenus des espaces du fantasme. Le fantasme ultime de l’espace protégé, où l’intimité est à son paroxysme, et où l’habitant coupé du monde extérieur et des autres, peut se révéler à lui-même. Dans l’isolement et la dissimulation, l’abri va renvoyer à un archétype, au sens jungien du terme, celui de refuge qui résonne en nous tous, comme un thème intrinsèque à l’humanité. Utopie atomique

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Plus tard, Swayze transforme entièrement l’histoire de ces espaces, l’abri devient maison, une étrange reproduction des architectures connues de la surface. Cette histoire, c’est la réaction d’un homme à cet événement inédit dans l’Histoire qu’est la Guerre Froide. Dans la peur d’un déluge de feu, dans un pays ancré dans la religion, qui voit sa jeune génération former des mouvements qui vont changer le mode de fonctionnement du pays, cet homme, Jay Swayze, va créer une véritable architecture-narrative, où la forme suit la fiction, qui raconte l’histoire du recommencement, thème cher à la culture américaine, en enfermant en sous-sol un mode de vie social et culturel, et en le figeant dans son microcosme comme un défi au progrès, au sort d’un pays, et à la condition humaine.

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La maison de Jean-Pierre Raynaud

Jean-Pierre Raynaud est un artiste plasticien français né en 1939. D’abord destiné à un avenir d’horticulteur, il commence à réaliser des œuvres spontanées, en utilisant les objets et les éléments qui l’entourent : pots de fleur, ciment, carrelage. Ces œuvres, il les nomme les « psycho-objets », son travail plastique l’amène à être assez vite reconnu par le monde de l’art. Il travaille toute sa vie à partir de ces éléments, mais sa principale œuvre sera la construction de sa propre maison, en banlieue parisienne à La Celle Saint-Cloud. Il commence la construction en 1969, débutant ainsi vingt-quatre ans de recherche, de conception et de construction sur son lieu de vie idéal : « Pendant vingt-quatre années, j’ai construit dans le réel un lieu imaginaire, ce que la société était incapable de m’offrir. » Il s’agit ici, comme chez Jay Swayze, d’une utopie personnelle. En 1988, il ferme définitivement sa maison aux autres êtres humains, et devient le seul être vivant à y pénétrer jusqu’à sa démolition en 1993. Cette destruction, est une décision spontanée, qu’il prend après avoir fini ce qu’il considérait comme la transformation finale de sa maison, l’achèvement complet du projet, répondant à son désir d’habitation de façon totale. La maison est devenue « parfaite », il en commence la destruction lui-même, et expose les morceaux de sa maison Fig.36

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dans des containers chirurgicaux au Capc Musée d’Art contemporain de Bordeaux. Il explique le choix de ces contenants : « Il m’est apparu que de tels fûts étaient faits pour recueillir à leur tour, les viscères, les membres, les organes vitaux de ma maison. » Ainsi, Jean-Pierre Raynaud appuie l’idée de création d’une maison-corps, imaginée dans la continuité de son propre corps. Comme Jay Swayze, on est ici dans la création d’un habitat, qui va se rallier au corps de l’habitant pour en satisfaire les besoins et les fantasmes. « Vers l’année 1969 j’ai éprouvé le désir, comme tout le monde je crois, de construire ma maison. C’était pour vivre dans un lieu qui était privé, c’était ma maison. J’étais marié à ce moment là et donc j ‘ai voulu construire une maison comme celle de tout le monde c’est-à-dire une maison pour habiter avec ma femme. J’ai fait les plans avec un living room, avec une chambre pour enfants, c’était dans le fond le bonheur simple et comme j’estimais que ça devait se passer. J’ai vécu quelques mois dans ce lieu, c’était une expérience nouvelle pour moi et j’ai constaté que je ne pourrai jamais m’adapter à un lieu normal c’est-à-dire à un habitat partagé, à des références qui venaient du monde extérieur, à du papier peint sur les murs, du parquet, des meubles et brusquement tout a chaviré d’un seul coup. J’ai senti qu’il fallait que je remette en question tout, une partie de mon existence en tout les cas, j’étais jeune, j’avais entre 23 et 25 ans. J’ai commencé par divorcer, il fallait réapproprier le sens de mon corps de ce que je suis, et puis j’ai fermé la maison je me suis enfermé dans la maison, dans ce lieu. Au bout d’un certain temps je me suis aperçu que ça ne suffisait plus, qu’il y avait un engrenage pour récupérer cet espace, mon espace à moi. Et j’ai fait appel à un matériau qui était déjà dans mon travail qui était le carrelage. Utopie atomique

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Ce carrelage blanc, basique, de 15x15 centimètres, est quelque chose qui fait partie je crois de notre mémoire collective, c’est un matériau que tout le monde connait au vingtième siècle, que tout le monde a rencontré, parfois dans un hôpital et je suis allé vérifié qu’il était employé à la morgue, et dans ces endroits qui ont besoin d’être nettoyé. Ce matériau au lieu de me faire peur, au lieu de me raconter des histoires, je me suis mis à l’aimer, à avoir une intimité avec lui, et la plus grande intimité que je pouvais réaliser c’était de vivre avec. Alors quand j’ai commencé à l’inscrire sur les murs du living room, sa blancheur apparaît forte violente. Je comprend que rien ne sera plus comme avant, car il ne s’agit pas de l’ombre et de la lumière, il s’agit de l’intensité et de la banalité. Chaque jour qui passe, je pose quelques carreaux de plus, toutes les pièces y passent, les meubles sont évacués, pour être remplacer par des structure carrelées. Je deviens fou dans le sens stimulant du terme et là je comprend que je vais vers une architecture absolue, que ma vie va rentrer dans un autre définition, je deviendrai peut-être le premier homme du carrelage. […] Je prend la décision de bloquer les fenêtres, de fermer le monde extérieur un peu plus complètement. Je laisse une grande meurtrière dans le bas de la maison, je vois le paysage très loin, il y a 2m60 de profondeur (pour atteindre la fenêtre), donc je suis très éloigné du monde extérieur, en même temps pas coupé puisque je le regarde. […] Je suis le prisonnier volontaire de cet engrenage qui m’entraîne encore plus loin, c’est dans le fond ce qui est censé arriver à tout le monde si l’on dépasse les bornes du rapport avec les autres. À partir du moment on l’on vit soi-même quelque chose de complètement entier on est emporté. […] Je suis entraîné à ce moment à transformer l’extérieur de cette maison en une structure la plus fermée possible. Hors les structures les plus fermées possibles sont les bunkers, et je décide de transformer mon pavillon de banlieue en un véritable bunker. […] Je peins la maison en kaki, j’électrifie tout le tour du terEnfermement volontaire

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rain, j’avais même commandé des miradors. […] Du jour au lendemain, dans ce petit coin de pavillons de La Celle Saint-Cloud, un bunker surgit comme si une attaque était imminente, en fait c’était simplement la défense d’un particulier qui avait construit son monde dans le monde des autres. […] La maison n’a été visitée par aucun autre être humain que moi depuis 1988. » Extraits du monologue de Jean-Pierre Raynaud, dans le documentaire La maison de Jean-Pierre Raynaud, Michelle Porte, 1993 L’histoire de la création de la maison de Jean-Pierre Raynaud renvoie à celle des maisons de Jay Swayze, tant il s’agit pour les deux concepteurs, de la création d’un lieu de vie idéal, issu d’une utopie personnelle. Les deux hommes, tous deux issus d’une culture et d’une époque différente, sont par ailleurs comparables dans l’investissement et le temps qu’ils vont consacrer à leur projet. Dans les deux cas, on retrouve deux situations initiales comparables : une inadaptation à un modèle d’habitat préconçu, dérivé d’une normalisation de l’architecture. Chez Raynaud, l’inadaptation est accentuée par le rejet du modèle social familial que Swayze à l’inverse conserve et protège, et du mobilier moderne, que Swayze met en valeur dans ses espaces. Ces deux cas d’inadaptation les mènent à une rupture du lien social, Jean-Pierre Raynaud divorce de sa femme au début de son utopie, et Swayze s’isole du monde extérieur, de ses voisins, en se cloisonnant en sous-sol. Dans ces schémas de ruptures, suit immédiatement la notion d’enfermement. Raynaud élimine les ouvertures de sa maison pour s’enfermer dedans, et Swayze l’enterre et y amène sa famille. Ces deux réflexes d’enfermement sont symptomatiques de névroses communes et qui apparaissent à tous avec une certaine évidence, Utopie atomique

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Raynaud et sa phobie des microbes s’enferme dans un univers de carreaux blancs entièrement lavable (plus tard, il interdira d’y manger « à cause des miettes »), et Swayze et sa paranoïa des dangers extérieurs (nucléaires et naturels), s’enfouit pour échapper aux dangers qui viendraient du ciel. Malgré la différence de procédé, les deux individus ont la même idée de transformation de la maison normale en bunker (ou blockhaus). Or le bunker n’a pas seulement comme attribut le fait d’être une architecture militarisée c’est aussi « un objet du rejet contre une architecture qui est transparente et ouverte. » comme le définit Paul Virilio (1975). S’enfermer dans un bunker, c’est exprimer son inadaptation à une architecture moderne, architecture qui oublie et efface les frontières entre intérieur et extérieur. Le bunker est un mythe incarnant de par sa nature une frontière totale entre le corps de l’habitant et le monde extérieur. L’architecture moderne offre une accessibilité au corps de l’autre et par conséquent n’en assure pas assez la protection, contre les microbes ou contre les hypothétiques attaques. En effet le bunker est une sorte d’architecture totale, « de protection terminale », qui « subsiste lorsque le sol s’effondre » le transformant alors en architecture-matrice, ultime protection pour le corps humain. Le temps a très peu d’impact sur cette architecture, s’il subsiste quand le sol s’effondre c’est que le toit peut devenir la base et la base devenir le mur, le bunker n’a pas le sens normal des bâtiments qui se fondent dans le sol et s’érigent vers le ciel, les ouvertures sont des fentes qui peuvent être placées n’importe où. Cette conception en fait le seul lieu viable quand le monde extérieur est dangereux. On comprend pourquoi Raynaud et Swayze dans leur anticipation et leur crainte du danger en ont repris les caractéristiques, Raynaud en condamEnfermement volontaire

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nant les ouvertures de sa maison et en y ajoutant la dimension militaire, et Swayze en enfermant sa maison un cuvelage de béton presque entièrement clos. Le bunker devient lieu de vie, l’étui de ces espaces d’habitation, qui protège totalement l’habitant du monde extérieur. Le bunker intériorise totalement l’espace de la maison, dont les habitants protégés du jugement et des conventions sociales, peuvent laisser libre cours à leur envies et pulsions d’aménagement intérieurs. Raynaud dit en parlant du choix de son matériau : « Il s’agit de l’intensité et de la banalité », le carreau blanc devient pour lui un système, l’objet trivial devient icône, un motif infini, un matériau qui s’applique à tous les usages, à toutes les surfaces, qui perd sa fonction première pour devenir la peau intérieure du bunker, strate supplémentaire de protection qui vient s’ajouter à l’architecture placentaire du bunker (un corps enfermé dans un autre corps) dans une logique de totalité. Cette notion d’oeuvre totale s’applique aussi chez Swayze mais il s’agit d’un système différent. Si les matériaux sont divers, et si la majeure partie du mobilier vient de fournisseurs extérieurs, ses espaces sont eux aussi inscrits dans une logique de totalité, avec l’artificialité totale de la maison souterraine et du jardin souterrain. Ces maisons qui fonctionnent sur ellesmêmes et qui trouve leur “extérieur” à l’intérieur fonctionnent dans une logique totale. Chez Raynaud et chez Swayze, on retrouve le même esprit d’unité, qui transforme ces architectures en « architectures absolues », et les inscrits dans le domaine de l’utopie.

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Ces deux architectures, de par leur caractère de bunker répondent à un fantasme de protection maximale. Se protéger du monde extérieur et de ses dangers, c’est le mobile qui rallie Raynaud et Swayze dans leurs utopies. Si le bunker ne cherche pas à se rendre visible, il offre une certaine visibilité du monde extérieur pour les habitants. Chez Raynaud, les ouvertures commencent par être occluses, puis peu à peu réouvertes toujours dans une logique de protection. Il construit d’abord une meurtrière, éloignée de presque trois mètres de lui. Plus tard, il va recréer des ouvertures, en plaçant des vitraux, offrant une image trouble du paysage et reprenant la trame des joints du carrelage. Raynaud satisfait de ses ouvertures explique : « J’arrive à rester à l’intérieur de mon univers tout en employant la lumière, en acceptant le monde des autres, en restant à l’intérieur de ma clôture, à l’intérieur de mon univers. » Cette conception architecturale renvoie très directement à l’Allégorie de la caverne de Platon. Dans cette métaphore, des hommes vivent enchaînés dans une demeure souterraine, n’ayant jamais vu la lumière du jour et la réalité du mon extérieur, ils ne connaissent que les ombres projetées du monde et d’eux-mêmes sur les murs de la caverne. Raynaud d’une certaine façon choisit de recréer cette protection qu’offre la caverne aux habitants, en ne percevant du monde extérieur qu’une vision filtrée, réduite, découpée. Il se protège d’une vision frontale de l’environnement extérieur et du monde des autres par cet adoucissement et cette épuration de la vue sur son extérieur direct. Ainsi, il s’ancre, comme les habitants souterrains de Platon dans une autre réalité, une réalité qui est la sienne et celle de sa maison, pour ne pas se confronter à la réalité des autres et du monde qui l’entoure. Swayze a un rapport plus éloigné avec cette allégorie, lui s’enferme totalement dans son bunker (même s’il peut en sortir, cette architecture Enfermement volontaire

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est conçue pour y être enfermé d’une manière définitive), et se coupe totalement de la réalité. Il ne s’agit pas ici de filtrage, mais d’une rupture totale avec la réalité des autres. Pourtant les fresques des ses murs représentent bien des paysages réels, et on peut imaginer que la réalité qu’il choisit de voir et de conserver se trouve dans ses souvenirs et ses fantasmes, paysages psychiques de sa réalité intérieure.

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L’image miroir

Cette image était en couverture du magazine américain Popular Science en décembre 1951, et fait partie du début du mouvement de propagande de construction d’abri antiatomique pour la famille. La légende titre « How to Build A Family Foxhole » que l’on peut traduire par « Comment construire un terrier familial ». Cette idée du terrier est extrêmement parlante, et renvoie directement à l’architecture animale notamment avec cette idée d’architecture do-it-yourself (à faire soi-même). L’homme est maintenant l’architecte de son habitat, et par conséquent l’architecte de sa destinée. Le monde de la surface est le lieu de tous les dangers, et l’abri le lieu de la sécurité maximale. Tout comme le schéma de Jay Swayze (p.108), cette image est construite en miroir. Les deux dessins sont séparés au milieu par une ligne horizontale qui sépare deux mondes bien distincts : le monde de la surface et le monde du soussol. Cette ligne délimitant le sol découpe l’unité maison/abri en deux architectures séparées. La partie supérieure, la maison normale, est vide et sur le point d’être détruite, l’abri en soussol semble être entièrement coupé de ce monde et mène une vie domestique paisible en parallèle. Dans cette construction en miroir, on retrouve l’idée du reflet. L’abri devient alors le reflet intime de la maison, comme une pièce qui concentrerait Fig.37 l’intensité protectrice de la maison. Enfermement volontaire

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Dans les deux schémas on a aussi cette idée de reflet en négatif, dans le monde de la surface, on se trouve à l’extérieur de la maison, et il n’y a de visible que l’environnement, alors que dans le monde du sous-sol, on ne voit que l’intérieur de l’abri, le sol environnant reste schématisé et uniforme sans représentation de la matière qui le forme. Ce reflet en négatif est un effet graphique qui renforce le sentiment de protection en jouant sur les dichotomies entre civil et militaire, entre réalité et fiction, entre dedans et dehors, entre surface et sous-sol. Le monde souterrain est donc le terrain de l’intériorisation, tant la construction d’un espace se fait en creusant et non pas en bâtissant. L’architecture souterraine comme le reflet en négatif de l’architecture de la surface. Cette division entre les deux mondes nous donne le sentiment que l’Homme se retrouve révélé à lui-même dans un tel espace, que l’enfermement volontaire dans un lieu comme l’abri appelle à trouver des ressources qui ne sont plus disponibles à l’extérieur, à l’intérieur de nous mêmes. La construction de l’image appuie cette sensation : l’image-miroir, est une image de la réalité en reflet, c’est-à-dire une image virtuelle, une image que l’on perçoit différente car il s’agit d’une image fantasmée. Dans ses dessins, si l’on conçoit que la réalité de la surface est plausible dans une situation de catastrophe, celle du sous-sol nous semble étrange, tant le calme de la famille dans cet espace et dans ce contexte nous semble être synonyme d’un bonheur domestique impossible. Le sous-sol représente un reflet en négatif de la réalité, un reflet fantasmé, rêvé, un reflet imaginé par l’homme comme protection psychique.

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je suis vivant et vous êtes morts

“Je suis vivant et vous êtes morts” est un phrase extraite du roman phare de Philip K. Dick, Ubik, publié aux États-Unis en 1966. Cette notion résume l’idée qui caractérise plusieurs romans de Dick, qui veut que les univers parallèles qu’il décrit sont des réalités différentes mais toutes valables qui coexistent parallèlement dans le même univers. Cette phrase renvoie aussi à la divison entre les deux réalités de Jay Swayze, le monde de la surface et le monde du sous-sol. Cette division, c’est aussi la séparation entre le monde des vivants, qui se trouve à la surface, et le monde des morts, qui se trouve en sous-sol. « S’enfouir », « s’enterrer », tous ses verbes d’action employés par Jay Swayze appartiennent au champ lexical des rites mortuaires, en tout cas en occident où l’homme a gardé la tradition ancestrale d’enterrer ses défunts. Cette notion de s’enterrer avant la mort renvoie à une idée très étrange d’essayer de triompher de celle-ci, cet acte relève d’une extraordinaire envie de défi devant l’inexorable issue de la destinée d’un homme. Cette notion de « s’enterrer vivant » nous offre à voir la transformation du « chez-soi » en tombeau, comme si l’abri préparait à la mort de manière architecturale et psychologique. Dans Totems et Tabous (1913), Freud propose un mythe sur l’origine des cultes des morts qui seraient pour les premiers Enfermement volontaire

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hommes, une façon de cacher leurs défunts en les enterrant par peur de la mort. Or cette idée de dissimulation est très présente dans l’architecture de la Guerre Froide et dans celle de Swayze. Ainsi l’enfouissement devient aussi dissimulation, au regard des autres qui ne sont pas spectateurs et donc pas témoins de la mort de l’habitant de l’abri, mais aussi au regard divin, regard omniscient d’un Dieu qui depuis la nuit des temps suit l’Homme du regard jusque dans la tombe (La conscience de Victor Hugo racontant le mythe biblique d’Abel et Caïn). Se dissimuler dans son propre tombeau, aménager sa propre mort comme un espace de vie, faire de sa tombe son chez-soi et de son chez-soi sa tombe, comme une créature vampirique, c’est alors peut-être un geste ultime de défi, à un Dieu surprésent dans une société extrêmement religieuse. Le défi, c’est de se soustraire au jugement divin et en cela l’utopie de Swayze rejoint l’utopie babélienne : là où la provocation à Dieu est assumée dans la tour trop imposante, elle est dissimulée dans l’enfouissement souterrain. Le défi à la déité se double ici d’un défi à la mort, dans une mise en scène macabre: habiter son futur tombeau pour organiser sa disparition en investissant le séjour des morts.

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Arche de Noé souterraine

Eye in the sky est un roman de science-fiction écrit par Philip K. Dick en 1957. Le point de départ de l’intrigue se déroule dans un centre scientifique, où après l’explosion d’un accélérateur de particules, sept visiteurs et un guide qui se trouvaient à proximité de l’accident, se retrouvent inconscients et arrachés à la réalité. Ils se retrouvent alors projetés dans des univers étranges et fantasmatiques qui sont les univers mentaux des uns et de autres. L’un d’eux est un chrétien fondamentaliste originaire de la Bible Belt, adepte d’un Dieu courroucé et vengeur dont l’oeil dans le ciel (semble à l’oeil de la providence ou all-seeing eye des billets de banque) voit partout les pêcheurs à la surface de la terre. Dans l’ambiance de paranoïa de la Guerre Froide, et d’anticommunisme forcené de l’époque, l’apocalypse « à venir » se fait alors le fantasme des chrétiens fondamentalistes dans leur vision de la destruction d’un monde impur, et dont seuls les justes survivront. Ce récit est révélateur de l’esprit paranoïaque que l’on peut imaginer chez Swayze. Tout comme le personnage de Philip K. Dick, Swayze est issu de la Bible Belt, terme désignant « la ceinture de la Bible », zone géographique (États du sud : Texas, Alabama, Louisiane etc...) et sociologique des États-Unis dans laquelle vit une très grande communauté Enfermement volontaire

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chrétienne fondamentaliste. La spécificité de cette communauté religieuse est qu’une interprétation particulière et déviante de la genèse a pu y justifier l’esclavage et la ségrégation. La lutte pour l’émancipation et l’égalité a été longue et complexe en raison de l’attachement strict des principes originels de cette interprétation. Autre caractère de ce fanatisme religieux, la croyance ferme en une apocalypse dévastatrice presque imminente, qui serait accompagnée d’un « jugement dernier », jugement divin, dans le but de distinguer les croyants et les pêcheurs, pour préserver les « bons » d’une mort certaine. Dans cette époque de paranoïa atomique et dans cette zone géographique extrêmement religieuse, l’hypothétique apocalypse nucléaire prend irrémédiablement une dimension religieuse, et des rapprochements sont faits entre l’apocalypse telle qu’elle est décrite dans les textes fondateurs et l’apocalypse que représente l’explosion de la bombe atomique. Le déluge de feu « Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau […] Et il y eut des éclairs, des tonnerres, et un grand tremblement de terre, tel qu’il n’y avait jamais eu depuis que l’homme est sur la terre » Apocalypse de Jean chapitre 8/10

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Fig.38

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Pétris de ces images simples d’apocalypse et de condamnation divine méritée par ceux qui n’ont pas su par leur inconduite et leur imprévoyance mettre leur famille à l’abri du fléau social et culturel représenté par le communisme et toutes les actions « anti-américaines », les citoyens de la Bible Belt tendent à assimiler la réalité absurde de la Guerre Froide et le mythe biblique de l’apocalypse. Ainsi la réaction de Jay Swayze à cette situation tend logiquement vers un autre mythe biblique, celui de l’Arche de Noé. Dans les textes bibliques, l’arche est un bateau construit sur l’ordre de Dieu afin de sauver Noé, sa femme et ses enfants, et toutes les espèces animales d’un déluge sur le point d’advenir. Ainsi Dieu prévient l’homme qu’il considère comme juste de la future apocalypse et lui donne la mission de préserver ce qui est bon. Swayze construit ses maisons dans un fantasme similaire, enterrée au lieu de flottante, son arche est un bunker résistant et protecteur. Swayze, dans son fantasme, a prévu ce qui allait se passer, et il se donne la mission divine d’être l’architecte d’un monde nouveau, le responsable de la survie de ce qui est juste. Ce fantasme est caractérisé par l’idée de choisir les choses dans le monde qui sont « bonnes » et de faire abstraction du reste. Ici « abstraction » peut être considérer dans les deux sens du terme, dans le sens de la séparation, se débarrasser des « choses impures » et dans le sens « abstrait », ce qui est difficile à pénétrer, ce qui est de l’ordre du fantasme, de l’irréel. Le mythe de l’arche de Noé est très présent dans la culture américaine, et notamment dans la culture survivaliste, qui voit dans l’idée de préparation à la fin du monde, la préparation à une hypothétique nouvelle civilisation. Le survivaliste Robert Blast, a écrit un article comparant l’arche de noé à un bunker, mettant en avant les similitudes techniques, et affirmant que l’arche était en réalité une sorte de bunker gigantesque, et Utopie atomique

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que la description exacte de cette architecture se retrouve dans les textes originaux. Cette comparaison est en réalité souvent émise par les survivalistes qui basent leur mouvement sur ce mythe fondateur. Sous une forme plus générale, on retrouve l’histoire de Noé sous la forme du mythe du recommencement. Ce mythe est présent dans l’ensemble de la culture américaine, cinématographique et littéraire, et particulièrement pendant la Guerre Froide, quand les objets culturels était littéralement imprégnés de la paranoïa de l’apocalypse. Ces œuvres de sciencefiction, ou d’anticipation, sont presque toutes porteuses de la même structure narrative : une apocalypse détruit la Terre et la plupart de ses habitants, quelques individus subsistent, ils sont « élus » par un Dieu plus ou moins suggéré, et sont chargés de la mission de reconstruire le monde, de recréer une civilisation meilleure. Jay Swayze se charge ainsi de la mission de recréer un monde meilleur dans un futur post-apocalyptique. Pour cela, il emmène avec lui dans sa maison souterraine le modèle qu’il pense juste et qui porterait en lui les bases sociales et les ressources culturelles d’une civilisation meilleure.

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Blast From the Past

Le film s’ouvre sur un plan d’un champignon atomique superposé au symbole graphique communiste, un marteau croisé d’une faucille, ancrant ainsi le film dans l’atmosphère politique de paranoïa de la Guerre Froide. Le générique d’ouverture est composé de superpositions d’images, de photos, d’extraits d’articles relatant les dangers de la bombe atomique, puis montrant des images de propagande avec entre autres des costumes et des abris tous orientés sur le thème de protection de la famille. Le générique se conclut sur un article mentionnant la construction de « manoirs souterrains », en référence présumée aux maisons de Jay Swayze dont le réalisateur s’est inspiré pour le décor. Blast from the Past est un film réalisé par Hugh Wilson en 1999. Ce long-métrage est une comédie romantique sur fond de Guerre Froide, où un couple vient à s’enfermer dans leur confortable abri antiatomique, inspiré des maisons de Swayze, pendant plus de trente ans. Si l’histoire est contée sur un ton léger, à grands coups de gags burlesques sur l’anachronisme du personnage principal, Adam, fils du couple né dans l’abri qui ressort à la surface après trente années d’isolement total du monde extérieur, le film, véritable mythe familiale du recommencement, décrit très exactement le modèle social que Utopie atomique

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Jay Swayze cherche à préserver dans son arche de Noé souterraine. Là où Noé sauve sa famille et une grande partie des espèces animales, Swayze cherche à sauver un modèle social bien précis. Le film commence sur une réception donnée par le couple Webber, couple protagoniste , dans leur pavillon de banlieue situé à Los Angeles. Un groupe d’amis profite d’une discussion pour introduire les deux personnages, lui est spécialiste en physique nucléaire et ancien professeur au prestigieux California Institute of Technology, et elle est une typique housewife américaine alors enceinte de presque neuf mois. Le groupe décrit le mari comme excentrique et paranoïaque, passant tout son temps libre à construire un immense abri antiatomique sous le jardin de la maison. La réception est interrompue par la retranscription du discours du président Kennedy annonçant le début de la crise des missiles de Cuba. Devant le choc de cette information, l’hôte demande aux invités de partir et le couple se réfugie dans l’abri. Au même moment un avion qui survole la ville tombe en panne et s’écrase sur la maison des Webber. Dans la panique, le couple s’enferme complètement dans l’abri et programme l’isolation totale de l’espace souterrain pour trente ans. Les amis et proches de la famille les pensant morts dans le crash d’avion ne s’imaginent pas qu’ils sont réellement enfouis sous la surface de la Terre, menant une vie domestique que l’on pourrait qualifier de normale dans un espace hors-normes.

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Lui : « Home sweet home ! » Elle : « Pour toi peut-être. » Parallèlement, le couple s’installe dans l’abri, on comprend alors immédiatement qu’il s’agit ici du fantasme de père, référence supplémentaire à l’utopie de Jay Swayze. Une fois arrivé dans le refuge, l’homme semble satisfait des conséquences de cette catastrophe, se retrouvant dans un espace conçu par lui qu’il peut contrôler intégralement, comme chez Swayze, le protaganiste a mis en place un climat entièrement modulable. La femme s’inquiète du temps incertain qu’ils vont devoir passer dans cet espace clos, elle est comme l’otage de l’utopie de cet homme, sans être une séquestration, son enferment est involontaire et n’est pas la conséquence d’un désir de survie qui lui est propre. Les jours passent et la femme finit par mettre au monde son enfant, un garçon qu’ils nomment Adam, en référence au premier Homme. Le mari continue à construire son monde souterrain où toutes les ressources sont installées : une pisciculture pour se nourrir, un atelier d’ébénisterie pour entreprendre des modifications, un laboratoire pour les besoins en eau, un potager pour la culture des fruits et légumes, un microsupermarché pour stocker les provisions de nourritures, et une télévision sur laquelle il projette des épisodes de la série I Love Lucy, référence télévisuelle américaine incontournable des années cinquante. La maison est construite sur les modèles de Swayze, avec un intérieur et un « éxtérieur », une maison souterraine et un jardin souterrain. Les signes qui constituent le jardin souterrain de Swayze sont retrouvés dans le décor : la fausse pelouse, le mobilier d’extérieur et les zones d’activités caractérisées par la même séparation intérieur/extérieur. Fig.39 Enfermement volontaire

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La vie quotidienne se construit petit à petit dans la maison souterraine sans aucun apport du monde extérieur qui continue à évoluer. Si cette vie domestique continue à se dérouler sur trois décennies, elle reste complètement figée dans un modèle social et culturel précis, celui de l’époque de leur enfermement. Ce film pose clairement la question qui a mis en péril la propagande de construction des abris antiatomiques, qui est celle de la conservation d’une vie domestique normale en sous-sol. Ici, on voit les personnages vieillir dans un espace qui ne subit aucune transformation superficiel ou profonde, aucun apport culturel. Les personnages n’évoluent pas, sauf dans la relation, où le couple tend à l’incompréhension totale, l’homme étant parfaitement heureux et rassuré dans cet espace utopique qu’il a conçu et la femme qui se retrouve oppressée par cet espace d’enfermement. Adam reçoit son éducation de ses parents qui lui enseigne les mathématiques, l’Histoire, mais aussi la danse, la lutte et les bonnes manières, qui sont bien évidemment dépassées dans le monde de la surface. Le jeune garçon qui devient vite un homme, est pétri dans l’exacte même culture que ses parents. Ce modèle là c’est probablement celui que veut conserver Jay Swayze dans ses maisons souterraines. Même si elles sont conçues avec l’idée de mener une vie normale en dehors, elles sont par essence des lieux faits pour l’éventualité de s’enfermer dedans. Ce fantasme de conservation, c’est celui du père dans le film, et c’est celui de Jay Swayze dans la réalité. Pourquoi faut-il le protéger ? Une raison possible est qu’ à ce moment précis de l’Histoire, le pays est concrètement en guerre contre l’URSS, et pour la génération de Swayze en guerre civile, plus silencieuse, plus complexe, qui se déroule au sein même de la Enfermement volontaire

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société. En effet, la jeune génération présente un fossé culturel inédit face à la génération de leurs parents. C’est cette jeunesse qui va former à partir des années soixante les mouvement de contre-culture qui vont changer la face du pays, et engendrer des révolutions comme la libération sexuelle, l’émancipation des femmes, et les droits civiques. Pour la génération Swayze, conservatrice et religieuse, cette rupture avec leur modèle social fait de cette jeune génération un ennemi intérieur. Dans l’atmosphère de paranoïa et l’espoir religieux de recommencer la civilisation, Swayze décide de conserver ce modèle social constitué du couple (où l’homme reste dominant), du mobilier moderne, du confort, et de la culture télévisuelle, cinématographique et littéraire qui ne remet pas en question ce modèle. Le couple très croyant vit cette situation comme la promesse d’un recommencement à venir, ils sont les porteurs de l’humanité future, qui doit à tout prix ressembler au modèle qu’ils préservent, et leur volonté de vivre est renforcée dans la persuasion d’avoir la mission divine de repeupler la planète après la fin des retombées atomiques. Cette idée de « romantisme nucléaire » n’est pas inventée par les scénaristes, c’est une notion qui était assez présente dans les esprits et dans les médias pendant la Guerre Froide, où l’on retrouvait souvent cette mise en scène du couple sauvé par l’abri antiatomique familial qui se retrouve symbole de la possible recréation de l’humanité. L’apogée de ce romantisme se retrouve dans un article du magazine Life, datant du 10 Août 1959 où l’on voit un couple récemment marié, passer leur lune de miel dans leur tout nouvel abri antiatomique, titré «Their Sheltered Honeymoon » (leur lune de miel protégée), l’article caractérise cette idée militaro-religieuse de préservation du noyau familial vital qu’est le couple. Fig.40 Utopie atomique

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Le fils : « Quand pourrais-je sortir papa ? » Le père : « Un peu plus tard, et tu rencontreras une fille avec qui tu vas reconstruire l’Amérique comme elle était. » Au dessus de la famille, la vie suit son cours, un restaurant familial est construit à l’emplacement de leur maison, qui va devenir le témoin des transformations politiques et des tendances culturelles à travers les époques. L’endroit sera tour à tour un restaurant, un bar peuplé de hippies, puis de motards et enfin d’amateurs de musique hard rock. Les années 1990 arrivent et le quartier devient “mal famé”, repère de drogués, de sans-abris et de prostitués. Ainsi quand Adam sort et se retrouve face à face avec les « créatures » post-apocalyptiques de la surface, il n’a pas les codes pour comprendre et appréhender la réalité du présent. Il passe un certain nombres de jours à l’extérieur, ses parents lui ayant donnée la mission de ramener des provisions et d’éventuellement rencontrer un jeune femme “bien sous tout rapport” pour la ramener dans l’abri avec eux et commencer la perpétuation d’une nouvelle famille formée dans le modèle social des parents. L’abri du film comme les maisons de Jay Swayze, ont des traits communs importants avec une autre mythe biblique, celui du jardin d’Éden, mythe de la genèse. Dans le jardin et dans l’abri, on assiste à une réduction du monde à ses éléments essentiels, c’est-à-dire à un lieu de taille réduite et à un très petit nombre d’être, en l’occurrence ici, le couple. De la même façon les deux lieux sont clos, et ce sont des lieux d’enfermement volontaire pour les habitants. Le couple originel, formé par Adam et Ève vit totalement coupé du reste du monde, et se suffisent à eux-même dans cet environnement protecteur et idyllique. Ils y vivent aussi sous une surveilEnfermement volontaire

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lance permanente, comme le note l’écrivain américaine Ann Druyan, qui repense le jardin comme « une prison à haute sécurité et une surveillance 24h/24 », tout comme Adam Webber qui a pour mission de ramener une jeune fille dans l’abri pour reconstruire le monde sous la surveillance de ses parents. L’écrivain remarque aussi qu’Adam et Eve, d’après la genèse, n’ont pas eu d’enfance, ils s’éveillent adultes, leur existence s’en retrouve incomplète. D’une certaine façon l’Adam du film n’a pas de jeunesse, il passe de la condition d’enfant à la condition d’adulte, sans passer par une jeunesse si tant est que la jeunesse est caractérisée par une rupture sociale et culturelle avec la génération de ses parents. Le jardin d’Éden biblique est situé au sommet d’une montagne, où Adam et Ève on une vue surplombante sur le reste du monde, tout comme les habitants des maisons de Jay Swayze qui sont entourés par des vues en plongée sur un monde lointain car miniature. On retrouve ici la notion d’architecture démiurgique, dans la façon que Swayze a de placer l’habitant dans le cuvelage peint depuis l’intérieur, inversant ainsi la rotondité de la Terre comme une sphère vide à l’intérieure de laquelle viendrait se placer l’habitant. Il se place ainsi, comme dans le jardin d’Éden au centre d’un monde qu’il crée, maîtrise et reconstitue. Un autre aspect comparable entre les deux «jardins », est le caractère inoffensif de la nature. Dans le jardin d’Éden, la nature n’est que porteuse de vie et de ressources alimentaires. Il n’y a nulle part la présence de la mort ou du danger, cette nature rêvée, fantasmée, est épurée d’une façon si totale que l’homme n’y trouve pas le besoin de se construire un abri. De la même façon, les jardins souterrains de Swayze jouissent d’une nature artificielle hospitalière, sans dangers, sans insectes et sans pollen, nature presque schématisée qui ne peut représenter une menace pour l’Homme. Utopie atomique

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Dans Blast from the Past, l’histoire se poursuit à la surface, où Adam réalise petit à petit que l’holocauste nucléaire n’a pas eu lieu, notamment grâce à Ève, jeune femme moderne qui va l’aider à s’adapter au monde extérieur et avec qui va naître une inévitable histoire d’amour. Il découvre coup par coup les véritables éléments naturels, le ciel, puis l’océan, et comparés aux dérisoires reproductions de l’abri, la réalité du monde extérieur se révèle être bien plus intéressante et fascinante que l’espace protégé et figé où il a grandi. Ainsi il délivre ses parents de l’abri, contre la volonté du père et pour le plus grand soulagement de la mère et leur achète un nouveau pavillon de banlieue, cette fois ci situé en pleine nature dans un paysage idyllique. Ce pavillon de banlieue est isolée d’une étrange façon, comme la maison de la Family Utopia (p.78), ce terrain immense qui entoure la maison, est le morceau de propriété privée qui manquait à la famille dans l’abri. Symboliquement, il fait référence au Homestead Act, loi des États-Unis, signée le 20 mai 1862 et qui ne pris fin qu’en 1976. Elle permet à chaque famille pouvant justifier qu’elle occupe un terrain depuis 5 ans d’en revendiquer la propriété privée. Cette loi a joué un rôle éminent dans la conquête de l’Ouest américain et a participé au mythe de la Frontière. Cette référence renforce l’idée que la pelouse américaine (le terrain qui entoure la maison n’est pas un jardin travaillé mais uniquement une pelouse simple) est le symbole de la propriété privée et du bien-être de la vie domestique.

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Lui: « Ce n’est pas si différent de notre abri antiatomique... » Elle: « Si, je t’assure, ça l’est ! » La vraie distinction entre le jardin biblique et les jardins souterrains de Swayze, réside dans l’artificialité totale de la nature des maisons du sous-sol. C’est une nature non-périssable, un décor figé. L’idée d’évolution est impensable dans un tel espace, où la nature n’est pas une ressource mais une illusion. Le sous-sol n’est pas un lieu de vie où les moyens sont suffisants, il faut sortir de l’abri. La nature figée des maisons de Swayze et l’architecture de protection qu’elle offre aux habitants, transforment ces espaces en images. La maison souterraine n’est pas un lieu de vie possible, c’est l’image architecturale d’un fantasme. Les parents Webber, une fois installés, reprennent une vie normale. Le père cependant, reste sceptique à l’idée de la fin de la Guerre Froide. Le film se termine sur un plan filmé en plongée, où l’on voit le père sortir dans son jardin et commencer à prendre les mesures de son nouveau terrain dans l’idée de construire un nouvel abri antiatomique. Cette image renvoie au fait que tout le long du film, une famille vit dans le fantasme qui est celui d’un seul homme, le père, tout comme la famille Swayze vit dans celui de Jay Swayze. Le fantasme d’éviter sa propre mort, tout en s’enterrant vivant. Ce fantasme, dans Blast from the Past comme chez Jay Swayze, nous parle de protection corporelle, psychologique et visuelle, de préservation et de recommencement, ces idées forment une question qui est celle de l’acception de la condition humaine, c’est-à dire l’acceptation de sa propre mort. Swayze fait coexister l’absurdité de son projet avec la certitude sous-jacente de pouvoir triompher à son destin. Dans une ultra-simplification, l’abri-maison que Swayze nous construit est un refuge. Et cette Enfermement volontaire

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notion de refuge est intrinsèque à l’homme, c’est un archétype, dans le sens jungien du terme, car c’est un schème fondamental, une image originelle qui existe dans l’inconscient, mais qui n’est pas issue d’une expérience personnelle. L’universalité de cette idée de protection permet de comprendre les fantasmes d’un homme qui vit, évolue et pense son utopie, dans un espace-temps différent du nôtre.

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Épilogue

Fig.41


Aujourd’hui

Si aujourd’hui l’abri antiatomique de la Guerre Froide est entré dans l’imaginaire collectif comme un espace n’ayant pas eu son utilité et donc un espace resté à son point de départ historique, il n’a pas entièrement disparu. Les attentats de 2001 ont changé la face du monde, et nous sommes passé d’un conflit caractérisé par deux pôles en tension, à une multipolarité plus complexe que le conflit de la Guerre Froide. Si le survivalisme disparaît presque pendant les années 1980-1990, un regain de peur lui donne une seconde vie avec le bogue de l’an 2000, les attentats du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme. La crainte d’un dysfonctionnement imminent est ravivée au même point, si ce n’est plus, que cinquante ans auparavant. Depuis dix ans, la crainte a été entretenue par le tsunami et la crise financière, donnant le ton à des milliers d’adeptes du néo-survivalisme. Ces projets, de la cellule de survie aux abris les plus pointus, se nourrissent du progrès technologique pour inventer de nouveaux systèmes d’organisation au sein mêmes des espaces. Un exemple caractéristique de cette nouvelle folie génératrice d’espaces paranoïaques est le projet Survival Condo (de condominium, immeuble en copropiété). Dans les années soixante, l’Army Corps of Engineers construit une dizaine d’Atlas F Missile Silo, anciens silo à missiles balistiques. Fig.42 Utopie atomique

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Ces constructions souterraines, conçues pour protéger des effets d’une explosion nucléaire, ont des parois de neuf mètres d’épaisseur qui en font de véritables forteresses de protection. Ces constructions catégorisées comme « une des choses les plus solides construites par l’Homme » ont été laissées sans usage, jusqu’à ce que Larry Hall, constructeur américain, décide de mettre au point l’abri le plus spacieux et le plus luxueux jamais construit. Les appartements de 600 mètres carrés sont uniquement vendus à des acheteurs avec un profil très particulier, comme le dit Larry Hall : « Nous ne cherchons pas des bunkers stéréotypés en forme de coquille comme on peut en voir dans les films, mais plutôt des individus partageant les mêmes idées avec le désir d’assurer la protection de leur famille. Nous recherchons des personnes avec des ressources financières, les intérêts, l’éducation, l’expérience et le désir de participer au partage des tâches de la survie. Nous voulons des gens avec de bonnes valeurs et nous allons sélectionner les candidats sans antécédents criminels.» Les appartements de luxes, jouissent même d’une vue simulée de plein air dans chaque unité : points de vues avec des différents niveaux qui reflètent la lumière au long de la journée, installation regroupant les idées de climat contrôlé et les fresques des maisons souterraines.Le projet est la version contemporaine poussée du projet de Jay Swayze, où un concepteur imagine un espace de survie quil lui plaît au point de commencer à y vivre, dans une reconstitution d’une micro-société, qui prône la préservation d’un modèle familial conservateur, et l’idée d’un recommencement futur avec une civilisation purifiée, souche d’un renouveau meilleur. Dans les deux cas, le discours catastrophiste prend des masques différents selon l’espace-temps du projet, mais les fantasmes et les peurs qui le caractérisent sont les mêmes. Utopie atomique

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Shelter à vendre

Après la mort de Henderson en 1983 la veuve de celui-ci continue à vivre dans la maison de Las Vegas jusqu’à sa propre mort en 1989. À ce moment, le bien est transmis à un cousin éloigné qui, ne souhaitant pas vivre dans la demeure, met la maison souterraine en vente. Rapidement achetée de façon anonyme, la demeure fut par la suite perdue par son propriétaire par une saisie de la banque et remise en vente en 2013 pour 1,7 millions de dollars soit 7 millions de moins comparé à l’estimation faite en 2001 par un expert. Cette nouvelle mise en vente est accompagnée d’une vidéo “visite” de la maison par un agent immobilier. Ce document audiovisuel montre la maison dans son état actuel. Celle-ci, vidée de ces meubles, apparait en très bon état, témoignant d’une certaine justesse des promesses faites par Jay Swayze concernant la pérennité de ses aménagements. La coque de béton a en effet bien protégé la maison des détériorations normalement causées par les éléments naturels de l’environnement. Ainsi, la poussière, le vent, l’humidité n’ont pas pénétré la maison ces quarante dernières années, donnant au lieu des airs de musée de la vie domestique pendant l’ère atomique.

Épilogue

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Fig.43


Fiction souterraine

“The team stumbles upon what may very well be a serial killer and his bizarre lair when they start an investigation into the death of a victim that is discovered near a forest reserve.” Les Experts (CSI: Crime Scene Investigation) est une série télévisée de criminalistique en coproduction canado-américaine créée par Anthony E. Zuiker, et diffusée depuis le 6 octobre 2000. En avril 2013, un épisode intitulé Sheltered (épisode 18 saison 13) met en scène une enquête policière visant à retrouver le meurtrier d’une jeune fille dont le cadavre a été retrouvé dans la forêt. Cette recherche amène l’équipe policière à trouver un accès caché à une maison souterraine similaire à celless conçues par Swayze. L’habitant inquiétant de cette maison enfouie sous le sol du désert est alors considéré comme le suspect idéal du meurtre tant son mode de vie est hors norme. “Art imitating Life”, si le scénario de cet épisode a été imaginé avec comme point de départ l’utopie de Swayze c’est que cette architecture paranoïaque plante un décor parfait pour une fiction “inquiétante”. Contextualisée dans une époque qui n’est pas celle de la Guerre Froide (la série se déroule de nos jours), un espace hors norme comme une maison-bunker en souterrain, perd sa fonction d’abri antiatomique. Dépouillé Fig.44

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de cette fonction première, le lieu devient alors une anomalie architecturale, fruit de la peur et de la rupture du lien social, site de vie idéal pour une personne “en marge”. Dans ce scénario, le soupçon de meurtre a une place prépondérante tant l’architecture souterraine renvoit à des notions de dissimulation et de disparition.

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Archéologie du futur et disparition

L’écriture de cet ouvrage s’est déroulée comme une fouille archéologique. De la découverte de ces espaces comme des trésors enfouis, au dépoussiérage nécessaire pour en découvrir les secrets, ce processus de recherche et d’écriture, s’est fait en essayant de dater et de replacer les éléments dans leur contexte, et d’analyser toutes les facettes d’un objet architectural, pour y chercher les signes de vie, les traces de rêves, et les marques du fantasme. Jay Swayze en tant que personnage historique, ou concepteur, jouit d’une très faible, voire inexistante notoriété. Ces œuvres, car ce sont des œuvres plus que des lieux de vies tant elles sont porteuses de signification, ne trouvent pas leur intérêt en elle-même, objets kitch et étranges, mais dans les symboles et les idées qu’elles communiquent. Ainsi ce n’est pas en tant que personnage historique que je m’intéresse à son travail, mais en tant que créateur d’une utopie personnelle, créateur d’un espace hors-normes, qui dit plus sur les fantasmes et les dichotomies de son époque que le fruit d’un travail normalisé. On comprend en analysant ce travail que Jay Swayze construit ses maisons dans l’imaginaire de plusieurs fantasmes propre à l’humanité mais orientés vers un espace-temps très précis qui est celui de son modèle social dans le contexte de la Épilogue

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Guerre Froide. Ces fantasmes, qui parlent de protection, de dissimulation, de préservation sont finalement exprimés par l’intégration de tous les antagonismes dont ils sont le fruit, au sein d’un même espace clos, comme un étui de béton, maisonmatrice, qui renferme les symptômes spatiaux d’un homme inadapté à son milieu. Ces antagonismes, sont représentatifs de toutes les dichotomies idéologiques qui marquent cette société dans laquelle évolue Jay Swayze. Dans son bunker on retrouve ces antinomies : menace et sécurité, avec la protection terminale contre les dangers du monde extérieur et la menace de rester enfermé dans cet espace de protection ; intérieur et extérieur, avec la démonstration que l’extérieur de la maison américaine est entièrement intériorisable, l’américain n’en finit pas de rentrer chez lui, tant la pelouse fait partie intégrante de la propriété privée ; vie et mort, avec l’aspect le plus insaisissable de cette utopie, l’idée de s’enterrer vivant pour échapper à sa propre mort, la maison est un tombeau et le tombeau une maison ; social et intime, avec la notion d’enfermement d’un modèle social, la famille nucléaire figée dans sa culture de l’époque, dans un espace d’extrême intimité, dont la forme annihile totalement le regroupement social ; militarisé et civil, avec la maison qui est une machine de guerre, dont les systèmes sont aussi efficaces qu’une structure militaire, paradoxe suprême du bunker qui est aussi un « chez-soi » ; privé et public, particulièrement avec l’exhibition du privé qu’incarne l’Underground World Home, espace paranoïaque en démonstration ; travail et loisirs, avec la question qui se pose dans les maisons de Jay Swayze, mais aussi dans le film Blast From the Past, quand après une rupture totale avec la société, le travail devient celui de l’entretien de sa maison, et de la bonne continuité de la vie au sein du cuvelage, ce qui appartenait à l’univers des loisirs à la surface Utopie atomique

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devient le travail quotidien du sous-sol ; naturel et artificiel, avec l’intégralité artificielle de la maison, sa nature factice et ses illusions plastiques, cette fascinante totalité qui pose la question du réel et de l’imaginaire, dans ce décor de la maison moderne américaine, qui est figé totalement dans sa fausse nature et dans son modèle culturel, qui ne semble pas être un lieu de vie possible. La notion d’archéologie semble peut-être facile, à cause de l’aspect souterrain de la maison, le sous-sol est certes à l’origine de cette métaphore, terrain dont la mythologie très importante attise la curiosité de tous, mais creuser en soussol c’est aussi creuser la Terre des hommes qui renferme les secrets des époques passées. Ainsi creuser sous le sol de Plainview, de Flushing Meadows et de Las Vegas (respectivement les terrains de la première maison souterraine de Jay Swayze, de l’Underground World Home, et de la maison de Henderson) revient à déterrer l’architecture d’une époque qui n’est pas seulement révélatrice des tendances de cette période, mais aussi la maison témoin d’une organisation, celle d’un homme et du modèle social dont il est issu et qu’il veut préserver, les indices d’une société en guerre, qui sera génératrice d’espaces paranoïaques, et les fantasmes d’un être humain qui se réfugie dans sa réalité intérieure face au dangers et aux changements qui adviennent autour de lui. L’utopie de Swayze devient alors le premier fantasme fossilisé, conservé dans un bunker sédimentaire, cuvelage de béton résistant à l’usure du temps. Une question se pose alors, cette maison peut-elle être matière à une archéologie du futur ? En prenant l’exemple de la maison de Las Vegas, qui est aujourd’hui conservée en l’état (mais non utilisée), on peut s’imaginer, qu’elle restera enfouie telle quelle jusqu’à l’oubli total de son existence. Épilogue

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On peut alors imaginer la redécouverte de cet espace dans des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années, déterré par une civilisation différente de la nôtre qui n’aura pas forcément en main les codes pour déchiffrer un tel objet architectural. En 2004, l’incroyable chantier du projet Onkalo débute en Finlande et il pourrait durer des dizaines d’années. Il s’agit de l’enfouissement d’une quantité importante de déchets nucléaires. Les architectes, ingénieurs et chercheurs se mettent d’accord sur une idée fondamentale, il faut signaler la dangerosité de ces objets au cas où une civilisation à venir, entreprendrait de déterrer ces déchets. Les langues et les symboles d’aujourd’hui étant voués à une disparition certaine, ils ont alors l’idée de créer un pictogramme inspiré du Cri d’Edvard Munch, le tableau représentant selon eux, l’archétype de la terreur humaine, de la façon la plus parlante. Par cet archétype, ils tentent de faire passer le message de la négativité d’un espace, en assimilant l’idée que certains schèmes sont communs à l’humanité, au-delà du partage d’un langage, d’une époque et d’une société. On s’imagine alors que les hypothétiques découvreurs de la maison de Jay Swayze, souffriront d’une illisibilité de l’espace souterrain, mais que potentiellement, la paranoïa fantasmatique du lieu pourra toujours être ressentie par ses futurs visiteurs. Qu’en est-il alors de Jay Swayze, pas en tant que personnage ou projet mais bien en tant qu’être ? Phénomène étonnant, Jay Swayze a bel et bien disparu de la surface de la Terre. Aucun acte de décès n’a été rédigé, il n’est pas officiellement décédé, mais demeure introuvable, ainsi que sa famille. Aucun signe de vie et aucun indice du lieu où il vit ou vivait n’a été trouvé, les enthousiastes de son utopie se sont tous heurtés au mystère de son absence. Dernière preuve en date, lors de la Utopie atomique

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parution française du livre de Jay Swayze en octobre 2012, la mention légale indique « Les ayants-droits demeurant introuvables, l’éditeur remercie toute personne qui permettrait de les identifier. » Jay Swayze a disparu. Personne ne sait s’il s’est définitivement installé dans l’une de ses maisons souterraines, mais le fait est qu’il s’est réellement extrait des deux mondes, du monde des vivants et du monde des morts, et ainsi, a réussit symboliquement ce fantasme de défi à la déité d’échapper à sa propre mort. Dans l’expérience du Chat de Schrödinger, expérience de pensée conçue en 1935, qui consiste à enfermer un animal dans une boîte avec un dispositif qui peut, ou non, provoquer son décès, Schrödinger explique qu’avant observation de l’état de l’animal, il n’est ni mort, ni vivant, il est simultanément dans les deux états. Cette théorie de physique quantique renvoie à cette disparition de Jay Swayze, qui comme les habitants du bunker de Blast from the Past, est dissimulé dans son étui de béton, et seul témoin de sa propre existence. Enterré vivant ou mort à la surface, le mystère de Jay Swayze continue à nous habiter.

Épilogue

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Bibliographie

Architecture physiologique, Décosterd & Rahm, Birkhauser, Basel, Boston, Berlin,2002 Bunker Archéologie, Paul Virilio, Paris, Centre George Pompidou, 1975

Livres

Dreamlands, catalogue de l’exposition, sous la direction de Didier Ottinger et Quentin Bajac, éditions Centre Pompidou, 2010

L’inquiétant familier, Sigmund Freud, Paris, Payot, 1919.

Learning from Las Vegas, Robert Venturi, Denise Scott Brown, Cambridge, Londres, The MIT Press, 1972

Totems et Tabous, Sigmund Freud, Vienne et Paris, folios essais, 1924.

Delirious New York, Rem Koolhaas, New York, Thames & Hudson, 1978

Réflexions théoriques sur la nature du psychisme, Carl Gustav Jung, 1946.

S,M,L,XL, Rem Koolhaas, New-York et Rotterdam, Monacelli Press, 1995

Berdaguer & Péjus, Christophe Berdaguer et Marie Péjus, Paris et Marseille, Un,Deux...Quatre Editions, 2004.

Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre, Mike Davis, New-York, Metropolitan Books, 1998.

L’âne pourri, Salvador Dali, Le Surréalisme au service de la Révolution n°1, 1930. Points between...Up till now !, Robert Polidori, New-york, 2010 Les Objets Singuliers, Architecture et philosophie, Jean Baudrillard et Jean Nouvel, Paris, Calmaan-Lévy, 2000 Pornotopie, Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Beatriz Preciado, Barcelone, Climats, 2010

Utopie atomique

Cities of artificial excavation : the work of Peter Eisenman, 1978-1988, JeanFrançois Bédard, Montreal, CCA, 1994 Vingt mille lieux sous les terres, espaces publics souterrains, Pierre Von Meiss et Florinel Radu, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004 L’invisible, Clément Rosset, Paris, Les éditions de minuit, 2012

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Notes on the Underground, An Essay on Technology, Society, and the Imagination, Rosalind Williams, Cambridge, MIT Press, 2008 La pelouse américaine en guerre de Pearl Harbor à la crise des missiles 1941- 1961, Beatriz Colomina, éditions B2, 2011 La société de consommation, Jean Baudrillard, Paris, Éditions Denoël, 1970 Amérique, Jean Baudrillard, Paris, Grasset, 1980 La guerre du faux, Umberto Eco, Paris Grasset/Le Livre de Poche, « biblio essais », 1985 Cold War Hothouses, inventing postwar culture, Beatriz Colomina, New-York, Princeton Architectural Press, 2004 Fallout shelter, designing for civil defense in the Cold War, David Monteyne, Minneapolis London, University of Minnesota Press, cop. 2011 Est-Ouest : Architecture et design au temps de la Guerre froide, Caroline Maniaque, Paris, Archiscopie, décembre 2008, page 22-23 Emergency, Neil Strauss, Edimbourg, Canon Gate, 2009 Architecture for survival, in our nuclear world of the 21st century, H. Leonard Weeder,Haverford, Infinity publishing, 2002

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Bibliographie

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Films Blast from the past, Hugh Wilson, 1999 Take Shelter, Jeff Nichols, 2011 The Truman Show, Peter Weir, 1998 Disneyland mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières, Arte France, 2002 Home, Ursula Meier, 2008 La maison de Jean-Pierre Raynaud, Michelle Porte, 1993 Psychose, Alfred Hitchcock, 1960 Docteur Folamour, Stanley Kubrick, 1964 2001, Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick, 1968

Darren D’Addario « Miscellaneous Media : Official Guide of the 1964 World’s fair» , www.afflictor. com, <http://afflictor.com/tag/jayswayze/>2010 News Channel Texas, « Whatever happened to the Atomitat ? », www.kcbd. com, <http://www.kcbd.com/Global/ story.asp?S=884442>, 8 mai 2002 « Fallout shelters evolved into places for fun », www.toledoblade. com,<http://www.toledoblade.com/ Culture/2011/07/31/Fallout-sheltersevolved-into-places-for-fun.html>, 31 juillet 2011 Doug McDonough « Atomitat House used in 1966 propaganda film », www. myplanview.com, <http://www.myplainview.com/news/article_931811a690bf-11e1-b7ee-001a4bcf887a.html>, 27 avril 2012

The Shining, Stanley Kubrick, 1980 Underground, Emir Kusturica, 1995 Pleasantville, Gary Ross, 1999 Internet Martin C. Pedersen, « Waiting for the end of the world », www.metropolismag.com, <http:// www.metropolismag.com/story/20110512/waiting-for-the-end-ofthe-world>, 12 mai 2011

Catrin Morris, « Cold War Fallout Shelters : Propaganda by Architecture », www.apartmenttherapy.com, <http://www.apartmenttherapy.com/ bomboozled-how-152142>, le 26 juillet 2011 Michelle DeArmond, « Avon Founder Buried his doorbell deep in Las Vegas », www.Latimes.com, <http://articles. latimes.com/1996-06-09/local/me13229_1_las-vegas-strip>, 9 juin 1996

Bradd Schiffman, « Underground World Home », www.nywf64.com,<http:// www.nywf64.com/undrghome01. shtml>, avril 2003

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Bibliographie

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Crédits iconographiques Figures 15-16-18 : Photographies extraites d’un article sur l’Atomitat,

Figures 1-28-29-30-32 : photo de Robert Polidori pour le magazine Nest,1992 Figure 2 : image extraite du magazine Life, janvier 1953 pp.122-123 Figure 3 : crédit inconnu Figure 4 : Cheyenne Moutain, captures d’écran d’après Google map et Google earth. 2013 Figure 5 : Photomontage de Herbert Matter pour la couverture du magazine Arts and Architecture, décembre 1946 Figure 6 : Couverture de la brochure Survival Under Atomic Attack, de la American Civil Defense, editée par le Cleveland Office of Civil Defense Figure 7 : crédit inconnu Figures 8-9 : Images du concours The Family Room of Tomorrow Figures 10-11 : Propositions de Marc T. Nielsen pour The Family Room of Tomorrow Figures 12-13-14 : captures d’écran d’après Google map, 2012

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Figure 17 : Photogramme extrait du film The Shining, Stanley Kubrick, 1980 Figures 19-20-21 : Images extraites de la brochure The Underground World Home, New-York World Fair 19641965 Figure 22 : plan de The Underground World Home, reconstitué depuis un extrait de la brochure Figure 23 : Family Utopia, article extrait du magazine Life, Dreams of 1946, novembre 1946 Figure 24-25 : Photographie de la House of The Future en démonstration et axonométrie. Figure 26 : crédit inconnu Figure 27 : captures d’écran d’après Google map, et Google Street, 2012 Figure 31 : Photogramme extrait du film 2001, Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick, 1968 Figure 33 : extrait du livre de Jay Swayze, Le meilleur des deux mondes : Maisons et jardins souterrains, Jay Swayze, Texas, Geobuilding System Inc., 1980, 2012, éditions B2 pour la trad.

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Figure 34 : crédit inconnu Figure 35 : couverture du magazine américain Esquire, 1962 Figure 36 : Photographie de la maison de Jean-Pierre Raynaud Figure 37 : couverture du magazine Popular Science, mars 1951 Figure 38 : Photogramme extraits d’une vidéo Youtube “atomic explosion” Figure 39 : Photogrammes extraits du film Blast from the past, Hugh Wilson, 1999 Figure 40 : Their Sheltered Honeymoon, extrait d’un article du magazine Life, 10 aout 1959 (pp.51-52) Figure 41 : Portrait de Jay Swayze, crédit inconnu Figure 42 : Projet de Larry Hall, vu en coupe Figure 43 : Photogramme extrait de la video promotionnelle de la maison de Las Vegas (couverture) : “http:// www.sodahead.com/fun/couldwouldyou-live-in-this-full-time/question4168029/?link=ibaf&q=&imgurl=h ttp%3A%2F%2Fwww.cultofweird. com%2Fwp-content%2Fuploads%2 F2013%2F09%2Fhenderson-underground-house-17.jpg”

Crédits

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Clara Rea Utopie atomique, le bunker familial de Jay Swayze.

Remerciements : L’auteur tient à remercier Stéphane Degoutin, son directeur de mémoire, pour avoir suivi le projet pendant plus d’un an, Robert Polidori, photographe pour avoir eu la gentillesse de répondre à un interview, Didier Ghislain et Perrine Belin pour leur précieux retour, ainsi que les nombreuses contributions de son entourage: conseils, corrections et autres témoignages.

Conception graphique : Clara Rea et Sophie Delahaye Imprimé chez Launay, décembre 2014 Remerciements

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