Corps Programmés - Regard sur la captation du mouvement spontané dans le sport

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CORPS PROGRAMMÉS regard sur la captation du mouvement spontanÉ dans le sport

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CLARA CHAUME

2016





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Mémoire de recherche en design Présenté par Clara Chaume Co-dirigé par Aurélien Tabard et Guillaume Giroud Diplôme Supérieur des Arts Appliqués ~ Master design interactif Pôle Supérieur de Design de Villefontaine 2016



remerciements

M

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erci à l'équipe du DSAA, tout particulièrement à Guillaume Giroud pour son suivi et ses conseils. Merci à mon tuteur de mémoire, Aurélien Tabard, qui m'a accompagnée durant cette dernière année. Merci à ma mère, Dominique Chaume, pour son précieux avis de psychomotricienne. Merci à mes collègues de travail de iskn pour les échanges constructifs que j'ai eu avec eux. Merci à l'ensemble du corps enseignant du Pôle Supérieur de Design de Villefontaine pour la formation de qualité que j'ai reçue ces dernières années. Merci à mon père pour sa relecture attentive. Et enfin, merci à mes camarades de classe pour leur joie de vivre qui a soutenu l'élaboration de ce travail : Adrien, Lisa, Isabel, Marion, Amélie, Alice, Julien, Pauline, Hugo, Kévin, Sonia, Maxime, Pauline, Louise, Yann, Manon, Juliette et Amandine.


préface

B

ouche-bée, j’observe le danseur effectuer les derniers mouvements de la pièce. Je ne peux me résoudre à croire que son corps n’est qu’un assemblage de matière et d’organes. L’interprète s’enivre chaque seconde un peu plus de l’intensité de ses mouvements, l’élan de ses sensations prend le pas sur le reste de lui-même et entraîne le public avec lui. Chacun peut alors percevoir la singularité de son être. Son corps habite son esprit aussi bien que son esprit habite son corps. Mes pratiques corporelles ont toujours été variées, expressives, physiques et parfois même méditatives. Je suis chaque jour animée par une quête d’équilibre entre maîtrise et écoute corporelles, tantôt au service de la performance et de l’esthétique, tantôt pour le bien-être et le respect des sensations. C’est donc naturellement que l’objet de ma réflexion a émergé : un questionnement sur l’évolution des mouvements corporels dans l’environnement numérique. En outre, le choix de ce sujet a été conforté par mon contexte d’apprentissage : au sein d’iskn, jeune start-up grenobloise, nous développons et commercialisons un produit technologique de type tablette graphique, la Slate. Celle-ci fonctionne grâce à une technologie disruptive de captation gestuelle. Si mes problématiques de travail, en tant que designer d’interaction, commencent seulement à intégrer l’interaction gestuelle, ce contexte professionnel est un élément porteur de ma réflexion.


«

»

Boisseau P recueillis par R. Anne Teresa De Keersmaeker : Le Monde.fr [Internet]. 31 juill 2009 [cité 5 août 2015];

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Le corps est notre maison, notre humanité, ce que nous avons à la fois de plus individuel, de plus universel aussi. C’est toujours à travers lui que je me relie au monde et que je lis le monde.


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Table des matières

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Remerciements

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Préface

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Table des matières

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Introduction

chapitre 1 Mouvement 19

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Conscience et corps

Intention Incarnation 25

Le mouvement humain

Réflexe et geste Mouvement spontané 32

Pré-intentionnalité

Incorporation Discipline corporelle


chapitre 2 Captation 39

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Captation numérique

Capteur La captation comme leurre 43

Vers des systèmes de captation gestuelle

Naturalité et intuitivité Intégration au quotidien Les interfaces naturelles ne sont pas naturelles

chapitre 3 sport 65

67 Le

sport

Entre bien-être et performance Ambiguïté du rapport au corps sportif Intelligibilité du spontané 75 Captation

du mouvement sportif

Modéliser et moduler le mouvement pour mieux le modeler Objectivation du corps Replacer les sensations au cœur de la pratique sportive

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conclusion

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annexes



introduction

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otre état d’être humain doté d’un corps nous détermine comme étant des êtres de mouvement. Nous devons nous mouvoir pour assurer notre survie d’être vivant mais nous sommes également mus par des intentions. Nous avons tous une manière singulière de nous mouvoir. Le domaine de l’interaction numérique tend à se centrer sur le mouvement, qui semble être la manière la plus intuitive d’interagir. Mais une machine pourra-telle un jour saisir toutes les subtilités des mouvements humains ? Alors que chacun possède une manière de se mouvoir qui lui est propre, la captation utilise un vocabulaire gestuel codifié, qui objective le rapport à notre propre corps et l’oblige à se plier à ses normes. La captation numérique est de plus en plus présente dans le domaine du sport avec une utilisation croissante par les sportifs d’applications, de textiles intelligents et d’autres accessoires de sport connectés. Mais comment la captation numérique, qui tend à objectiver et à standardiser le mouvement, pourrait-elle accompagner une pratique pour laquelle la singularité corporelle et les sensations sont des éléments moteurs ?


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Il s’agira avant tout de comprendre ce qu’est le mouvement spontané et ce qui le rend constitutif de notre statut d’être humain. Nous nous interrogerons sur son origine et son objectif. Nous verrons aussi que ces mouvements, et par extension le corps, peuvent être modelés et normalisés par des disciplines corporelles issues de différents facteurs. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons comment la captation numérique impose une discipline corporelle. Les dispositifs numériques, dans l’état actuel des choses, ne sont pas en mesure de capter toutes les subtilités du mouvement. C’est ainsi que le corps se plie à des normes construites par et pour la machine. Enfin, la troisième partie traitera de la captation du mouvement spontané dans un contexte sportif, ainsi que des risques et bénéfices d’une assistance numérique à l’entraînement physique. Le domaine du sport entretient une relation évidente avec le mouvement. L’un des moteurs de l’entraînement sportif est de rendre intelligible certains mouvements afin d’améliorer le geste ou mieux comprendre le corps. C’est dans cette optique que la captation numérique va pouvoir jouer un rôle dans ce domaine.


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Chapitre 1 Mouvement


20 Note de bas de page 1 Note de bas de page 2

1

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Les mouvements sont constitutifs de notre statut d’être humain. Ce chapitre visera à explorer leurs origines, leurs moteurs et leurs objectifs. Nous verrons également que des mouvements, et par conséquent le corps, peuvent être modelés et normalisés par des disciplines corporelles issues de différents facteurs influents.

conscience et corps 21

Intention

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La notion d’intentionnalité est essentielle pour comprendre toutes les subtilités du mouvement spontané. Étymologiquement, le terme intention est issu du latin intentio, signifiant « application de la pensée », lui-même dérivé de intendere qui signifie « comprendre ». L’intention est donc une caractéristique d’une pensée consciente et partant d’une réflexion, ouvrant ainsi d’une part à une compréhension des choses et d’autre part à une action portée par une volonté. Dans la phénoménologie, l’intentionnalité est un concept moteur explicité à l’origine par Husserl. Il s’agit du fait que la conscience a toujours un objet, que la conscience est toujours consciente de quelque chose. « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette


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particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose. »1 selon les termes de Husserl, fondateur de la phénoménologie. Sartre enrichira le propos de Husserl en affirmant que lorsqu’un objet apparaît à la conscience, il apparaît indéniablement en dehors du sujet. Il n’est pas contenu dans la conscience, puisqu’il n’est pas de la même nature. « Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle. »2 Il faut donc qu’il y ait une relation de réciprocité entre le sujet qui perçoit l’objet et l’objet qui apparaît à la conscience. « La conscience et le monde sont donnés d’un même coup. »3 Cette formule indique bien que le monde et la conscience sont intimement et indéniablement liés et que l’un ne peut aller sans l’autre. Mais si le monde et la conscience existent grâce à leur relation réciproque, qu’est-ce qui permet cette relation ?

1 Husserl E, Peiffer G, Levinas E. Méditations cartésiennes introduction à la phénoménologie. Paris: J. Vrin; 1992. 2

Sartre J.-P., Essais critiques, Situations, Gallimard,1947.

3

loc. cit.


Incarnation

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our qu’il y ait conscience, il doit y avoir objet, et pour qu’il y ait objet, il doit y avoir perception. Le corps est essentiel pour percevoir le monde. Il donne les objets à la conscience. Il est donc la condition de possibilité et d’effectivité de l’intentionnalité de la conscience. Définissons ce corps. Dans le vocabulaire allemand, il existe deux mots pour désigner le corps : le Körper et le Leib. Cette distinction a été retraduite phénoménologiquement par Husserl. Le Körper est le corps anatomo-physiologique, il est une extériorité objective et scientifique, n’impliquant pas de psychisme ni de conscience. Il est donc un corps purement animal qui est guidé par l’instinct et non par l’intention. Le Leib est le corps vécu, qui est le lieu du vivant, des sensations et des émotions. Le Leib vient du verbe allemand leben, signifiant « vivre », il est le corps vécu, l’expérience que je fais de mon corps, le Comment je me perçois ?. Il est un corps psychique et intériorisé. Ces deux corps, le Leib et le Körper l’un pure extériorité, l’autre pure intériorité, du fait de leur dichotomie, ne sont donc pas en mesure de mettre en relation le monde et la conscience. Le corps que nous cherchons n’est donc ni un corps physiologique, ni un corps psychique, mais un corps


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qui incarne l’intentionnalité, un corps de chair, comme le nomme le phénoménologue Merleau-Ponty. Il doit appartenir à l’immédiateté du monde, attester d’un êtreau-monde : « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elle, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps »1. Par cette formule, Merleau-Ponty entend que le corps de chair appartient au monde. Le corps coexiste avec les choses, ils sont fait de la même matière, il est pris dans la matière du monde. De plus, de part sa mobilité, il est ce par rapport à quoi les choses du monde sont situées, gravitent. Ainsi, le corps de chair est la présence au monde de la vie psychique d’un sujet intentionnel. Par conséquent, le corps de chair est entrelacement et ouverture au monde. L’intention est alors une propriété du corps dès lors que le corps est considéré comme chair. Pourtant n’existent-ils pas des mouvements corporels se produisant préalablement à une intention ?

1

Merleau-Ponty M. L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard; 1989. page 19.


Le mouvement humain 25

Parmi les différentes formes de mouvement humain se trouvent le réflexe, le geste et le mouvement spontané. Nous allons tacher de les distinguer, en définissant pour chacun leur origine et leur objectif. Nous nous appuierons sur les définitions d’Erwin Straus dans Du sens des sens : contribution à l’étude des fondements de la psychologie2, que nous nuancerons.

2 Straus EW. Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble: Jérome Millon; 2000.


Réflexe et geste

L

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e réflexe a lieu d’être lorsque l’on parle du corps biologique, du Körper. Elle est une réaction purement mécanique et physiologique à un stimulus. « Dans le cas du réflexe, nous parlons de processus qui se déroulent dans l’organisme et dont le sujet est l’appareil sensorimoteur. »1 Il est à penser en terme de cause à effet, mais en aucun cas en terme de rapport au monde. Le geste entretient un rapport étroit avec la conscience et avec le corps, le Leib. Étymologiquement, geste vient du latin gesta qui signifie « faire ». Si l’on se réfère à la définition de Michel Guérin, le geste est ce qui fait ou signifie. « On examinera le geste dans son double mandat d’habileté et d’expansion symbolique. »2 « Utilitaire ou expressif, le geste atteste un vouloir-dire de l’animal qui, à son plus bas niveau, coïncide avec un vouloirvivre, puisque l’expression même des émotions se place dans le cadre des finalités de la vie. »3 Le geste est, par conséquent, ce qui vise à effectuer quelque chose. Il est toujours effectué dans un objectif conscient, commandé par une intention. Il n’est pas à penser en terme de physiologie comme le réflexe, ni en terme d’être-aumonde comme le mouvement spontané.

1 Straus EW. Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble: Jérome Millon; 2000. page 280. 2

Guérin M. Philosophie du geste: essai. Arles: Actes Sud; 2011. page 21.

3

ibid. page 20.


L

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e mouvement spontané s’émancipe de cette intention et se produit antérieurement à celle-ci. Les frontières entre geste, réflexe et mouvement spontané sont poreuses et ambiguës, car les mouvements qui émanent d’un individu sont chargés de subtilités et ne peuvent être classés dans des cases prédéfinies. Un mouvement spontané peut être inclus dans un geste. Un mouvement spontané peut se transformer en geste si on y met une intention. Des variations conscientes introduites dans un mouvement spontané peuvent en faire un geste. La décomposition consciente d’un mouvement spontané le divise en série de gestes. Un geste, à force de répétition, peut être incorporé et ainsi devenir un mouvement spontané. Un geste peut engendrer des mouvements spontanés périphériques. Un geste peut prendre la forme d’une multitude de mouvements spontanés. Un réflexe peut donner lieu à des mouvements spontanés. ↓


Mouvement spontané

N

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otre définition du mouvement spontané s’appuie sur la notion du se-mouvoir d’Erwin Straus, que l’on nuancera. Pourquoi l’homme se meut-il ? Parce qu’il est animé par ses sens. En effet, le mouvement est toujours guidé par une intention primaire : « Le mouvement possède un caractère intentionnel primaire, il est par sa nature même orienté vers un but. »1 Cette intention primaire dépend d’un sentir. L’homme se meut parce qu’il sent : un objet l’attire ou le repousse. Ceci montre encore une fois l’entrelacement intime entre le milieu et le corps. « Pour moi qui suis ici à cet endroit particulier, l’attraction est là mais ce n’est une attraction que dans le mesure où je dispose de la possibilité de me rendre là et de m’unir d’une certaine façon à l’objet attrayant. »2 Il y a donc un lien indéniable entre le se-mouvoir et le sentir, dans le sens où je ne sens un objet que parce que j’ai la capacité me mouvoir vers celui-ci. « Tous les objets du sentir ont un horizon temporel en ce sens qu’ils transcendent le présent dans la direction du futur. Ce qui est attrayant et ce qui est effrayant et par voie de conséquence l’acte de s’en approcher ne peut être vécu que par un être qui se vit lui-même comme un être en devenir. Les attributs des objets qui constituent le thème original du sentir n’existent en effet que pour un être qui peut se modifier lui-même. »3

1 Straus EW. Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble: Jérome Millon; 2000. page 276. 2

ibid. page 279.

3

ibid. page 279.


geste course

mouvement spontané vv

gestion du souffle balancement des bras gonflement des poumons

levé du genou

transpiration rotation de la cheville contraction du mollet clignement

réflexe

Illustration de la porosité entre les différents types de mouvement humain.


environnement

pré-intention

mu sti

culture n tio en int

lus

nature

mouvement spontané

réflexe Körper

geste Leib

corps pré-intentionnel porosité physiologique

porosité chair

psychisme

Schéma représentant les différents types de mouvement humain, selon notre optique.


Nous nous distinguerons de la pensée de Straus sur ce point : « Le sujet du mouvement réflexe est le muscle ou l’appareil sensorimoteur ; le sujet du mouvement spontané est l’animal ou l’homme. Un muscle est mis en mouvement tandis qu’un homme se meut. »4. Dans sa théorie, le mouvement spontané appartient à un sentir pur et peut donc être animal. Nous pensons cependant que le sujet du mouvement spontané est l’homme, il ne peut être l’animal : au-delà d’un sentir, il y a un apport culturel modelant ce mouvement. Le mouvement spontané est effectué en vue d’un objectif non-conscient et n’a ni explication biologique, ni intentionnalité, mais des raisons liés à l’être-au-monde enrichi de déterminants culturels. ←

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4

ibid. page 280.


pré-intentionnalité Incorporation

C

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ertains facteurs déterminants naturels et culturels du comportement corporel sont antérieurs à l’intention et à la conscience et sont interdépendants. Les déterminants naturels sont de l’ordre d’une conduite vitale et animale, de l’instinct. Ils nous sont innés, présents dès la naissance puis développés naturellement. Les déterminants culturels sont liés aux coutumes, à l’éducation et aux conventions. Petit à petit, ces déterminants seront incorporés et et ne seront plus dans le registre de la conscience, mais d’un acquis du corps lui-même. Il devient alors impossible de dissocier le naturel du culturel : les deux sont entrelacés en interdépendance dans un même corps. En effet, le naturel tendra à se manifester culturellement, tandis que le culturel tendra à se faire passer pour naturel en étant incorporé. « Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »1

1

Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard; 2009.


Pour la suite de cette réflexion, nous utiliserons le terme pré-intentionnalité pour désigner cet entrelacement de la nature et de la culture, et déterminants pré-intentionnels pour désigner les apports incorporés et conjugués de la culture et la nature.

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Illustrons la pré-intentionnalité par un exemple. Je décide intentionnellement, donc consciemment de courir. Je cours. Ce n’est alors pas ma conscience seule qui me permet de courir comme je le fais, mais également des déterminants pré-intentionnels innés ou incorporés. Naturellement, mon cœur bat plus vite, mes jambes s’articulent de telle manière, je respire plus fort, etc. Culturellement, j’ai appris à lever le genou plus haut pour gagner en vitesse, à me tenir droite... La façon dont je cours n’est pas nécessairement conscientisé. Je cours intentionnellement mais les déterminants pré-intentionnels me dictent comment le faire. Si cette pré-intentionnalité me contraint dans ma façon de courir, celle-ci est nécessaire car il me serait impossible de courir sans elle du fait que ma conscience ne peut être partout et à tout moment dans mon corps. La pré-intentionnalité est donc à la fois une contrainte et une nécessité. Le mouvement spontané est par conséquent synonyme de mouvement pré-intentionnel. Provenant d’un corps modelé par le vécu personnel, il atteste d’une singularité corporelle propre à chacun. Le corps qui effectue le mouvement spontané est ainsi un corps pré-intentionnel. Il est un entrelacement très intime entre le corps de chair, celui qui me relie au monde, et un corps enrichi de déterminants naturels et culturels.


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Le comportement humain s’alimente d’un mélange de nature et de culture, de déterminants incorporés et innés qui donnent lieu à des mouvements pré-intentionnels. Ces déterminants pré-intentionnels dépendent donc du vécu et de l’histoire de chacun, et attestent d’une singularité corporelle. Mais puisque le mouvement spontané est à la fois issu d’une relation au milieu et modelé par des déterminants pré-intentionnels, il sera intéressant de voir que des déterminants culturels technologiques notamment, seront en mesure de modeler ce premier.


Singularité et normalisation

L

e sujet du mouvement humain a toujours été un objet de réflexion chargé d’enjeux. Le corps a toujours été et est encore normé selon des conditions strictes, l’Homme visant une maîtrise totale de celui-ci, afin de satisfaire des besoins variés d’efficacité, de normes sociales, etc. Cette quête du tout-maîtrisé voudrait donc, par définition, que tous les mouvements soient des gestes déterminés par un objectif conscient.

1

Boisseau P recueillis par R. Anne Teresa De Keersmaeker : Le Monde.fr [Internet]. 31 juill 2009 [cité 5 août 2015];

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La pré-intentionnalité démontre bien que le corps est « ce que nous avons à la fois de plus individuel, de plus universel aussi »1. En effet, puisqu’ils dépendent de l’histoire de chacun, les déterminants pré-intentionnels, une fois incorporés, attestent d’un vécu individuel et confèrent à chaque individu sa singularité corporelle. Mais ils montrent également une dimension collective du corps : ils sont issus de déterminants naturels communs et d’influences culturelles comme l’éducation, les coutumes et les conventions sociales, qui sont de l’ordre de la collectivité. Foucault, dans sa conférence Les mailles du pouvoir, avance le fait qu’au-delà des lois, un pouvoir sousjacent impose une discipline, des normes communes à adopter qui vont s’introduire dans tous les détails de la vie de chaque individu. « La discipline est, au fond, le mécanisme de pouvoir par lequel nous arrivons à


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contrôler dans le corps social jusqu’aux éléments les plus ténus, par lesquels nous arrivons à atteindre les atomes sociaux eux-mêmes, c’est-à-dire les individus. Techniques de l’individualisation du pouvoir. Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens, la discipline. »1 Lorsque l’on rapporte ceci au domaine du mouvement, on peut constater l’existence d’une discipline corporelle, laquelle va influer sur la manière de se mouvoir de chacun, non-obstent le fait qu’aucune norme ne soit explicitement imposée. Il ne s’agit pas non plus de penser que le corps doit épouser un moule précis et que tous les corps doivent être semblables, mais plutôt, comme le disait Deleuze, que le corps doit s’inscrire dans une échelle de comportements souhaités, ceci permettant de conserver dans un champ contraint, une singularité corporelle : « Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage autodéformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. »2 Un discipline corporelle n'est pas un enfermement, mais plutôt un moule qui s'adapte au corps, et qui le norme également. Elle peut également être comparable à un tamis : une discipline corporelle est un filtre à travers lequel certains comportements peuvent passer, sont tolérés, mais qui impose du même coup un ensemble de codes qui norme le corps. Dans quelle mesure ce moule, ce tamis, cette discipline corporelle peut-elle s'adapter au corps ? Le risque d’une telle discipline est double. D’une part, il ne faut pas tomber dans un irrespect des

1 Foucault, M., Defert, D., 1999. Dits et écrits : 1954 - 1988. 4: 1980 - 1988, Bibliothèque des sciences humaines. Gallimard, Paris. Texte n°297 Les mailles du pouvoir 2

Deleuze G. Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990.


déterminants naturels constitutifs du corps, ne pas oublier l’entrelacement intime entre nature et culture qui se nourrissent l’un l’autre. D’autre part, cette discipline ne doit pas entraver le caractère individuel du corps. Vigarello dans Le corps redressé avance le fait que le corps a toujours été normé par les dispositifs de son époque. Ces dispositifs vont ainsi générer des disciplines corporelles particulières, et donc exercer un pouvoir sur le corps. Ces dispositifs exerçant leurs pouvoirs peuvent être de différentes natures, si le premier qui vient à l’esprit est politique, ceux qui nous intéresseront seront les dispositifs numériques.

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Ainsi, la suite de notre réflexion portera sur l’environnement numérique et sur sa façon d'influer le mouvement spontané et de le normer. En effet, comme vu précédemment, le mouvement spontané émerge d’un corps pré-intentionnel. Il est donc issu à la fois d’un lien intime avec le monde et d’un modelage progressif via l’entrelacement de la culture et de la nature. Le pouvoir exercé par l’environnement numérique impose-t-il une discipline corporelle et une manière de se mouvoir ?


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Chapitre 2 captation


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Le corps est normé par les dispositifs de son époque. De nos jours, le corps est donc normé par les dispositifs numériques. Dans l’état actuel des choses, ces dispositifs ne sont pas en mesure de capter toutes les subtilités des mouvements. Mais pourront-ils le faire un jour ? C’est ainsi que le corps se plie à des normes imposées par la machine. Quels sont les enjeux de cette normalisation du corps par et pour la machine ?

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Captation numérique Pour appréhender le rapport entre le mouvement et le domaine numérique, il faut comprendre l’articulation qui a lieu entre ce que le mouvement offre à la machine et ce que la machine interprète du mouvement. C’est pourquoi l’étude de la captation du mouvement est nécessaire.


Capteur

L

e capteur tel que nous le définissons est un détecteur propre aux dispositifs d’aujourd’hui. Nous expliquerons ce qu’il n’est pas en nous intéressant aux différents modes de détection du mouvement selon une progression technologique chronologique.

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Avant tout, le capteur n’est pas un sens. Il n’est pas comparable à un récepteur de l’être vivant, il n’est pas ce par quoi je sens, donc pas non plus ce par quoi je me meus. Il est en effet artificiel et technique, ni naturel, ni organique. Le capteur n’est pas un instrument. Il n’est pas un détecteur qui sert à augmenter la perception. « L’instrument équipe le système sensoriel, il sert à prélever de l’information. »1 Avec l’instrument, il y a encore utilisation des sens mais les récepteurs sensoriels sont équipés, augmentés, assistés. Bien que l'utilisation de l'instrument mette fin à une dualité corps et milieu, il permet une forme d'entrelacement très fort entre ceux-ci, mais un entrelacement dans lequel est compris l'objet technique : « A ce niveau, l’essence du médiateur est surtout constituée par la fonction de couplage entre organisme et milieu »2

1 Simondon G, Chateau J-Y. L’invention dans les techniques: cours et conférences. Paris: Seuil; 2005. page 88. 2

ibid. page 89.

3

Benjamin W, Duvoy L. Petite histoire de la photographie. Paris: Éd. Allia; 2012. page 12.


Le capteur n’est pas un appareil. Il n’est pas un détecteur qui enregistre et inscrit sur un support. Il fait apparaître de manière technique ce qui n’est pas donné naturellement. L’appareil met donc à jour un inconscient perceptif, en donnant à percevoir : « La nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’oeil ; autre d’abord en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fût-ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse. »3 Étant donné que l’appareil donne à percevoir alors que l’instrument augmente une perception déjà existante, une couche de médiation technique supplémentaire intervient lors de l’utilisation de l’appareil par rapport à l’utilisation de l’instrument. 43


Le capteur est un détecteur qui recueille des données issues d’une analyse de l’environnement. Il s’adapte de manière autonome à ce dernier selon un programme. Tout comme l’appareil, il met à jour un inconscient, non pas en donnant à percevoir, mais en faisant croire à une perception, alors qu’il restitue des données qui ne sont pas issues de la perception, mais de l’analyse. →

44

Au gré des évolutions, les modes de détection du mouvement spontané ont gagné des couches de médiations technologiques entre l’organisme et l’environnement, jusqu’à aboutir au capteur. Ces modes de détection se sont donc émancipés peu à peu de la perception naturelle, revêtant un caractère de plus en plus objectif. Le capteur est ainsi distancié, de par des couches de médiation technique qui objectivent l’objet détecté, d’une saisie de la véritable essence du se-mouvoir et sentir ayant une origine subjective et individuelle.


Mise en parallèle de reprÊsentations plastiques de la dÊtection du mouvement de marche par un appareil et par un capteur.



la captation du mouvement comme leurre

L

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a captation est un terme équivoque. Le verbe capter vient du latin captare signifiant « chercher à saisir ». Dans cette acception, l’ambiguïté est déjà présente : « saisir » montre bien la valeur objective de l’action de capter, alors que « chercher » indique une tentative. De plus, le verbe capter est principalement utilisé dans le sens « chercher à attirer, à gagner quelque chose par des moyens intéressés », mais dans un contexte plus technique, il peut également être utilisé comme « recevoir des ondes, des sons, des images avec des appareils récepteurs ». Il y a donc deux sens dans l’acte de capter : la détection par la séduction et la détection d’une réalité objective. D’ailleurs, les trois termes capter, captiver et capturer ont une branche commune issue du latin capere qui signifie « prendre ». Captiver indique la séduction et la tromperie, et capturer, une saisie physique objective et contrainte.


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La captation d’un mouvement spontané est un leurre, une saisie objective, une analyse du corps et de l’environnement qui essaie de faire croire au se-mouvoir. Cette captation apporte de l’objectivité dans le mouvement alors qu’il est totalement subjectif et sensoriel, de l’ordre d’une sensation singulière et individuelle. Le capteur met à distance l’environnement, le corps et les sens, dans une démarche d’objectivation. → En outre, la captation est trompeuse dans sa retranscription. En effet, le capteur analyse l’environnement, et n’en retire qu’un ensemble de données objectives. Mais par le biais des interfaces, il nous offre bien souvent à voir et entendre, donc à percevoir ces données objectives, qui se font alors passer pour un sentir.


«   La science manipule les choses et renonce à les habiter.

Merleau-Ponty M. L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard; 1989. page 9.

49

»


«   I believe we will look back on 2010 as the year we expanded beyond the mouse and keyboard and started incorporating more natural forms of interaction such as touch, speech, gestures, handwriting, and vision what computer scientists call the «NUI» or natural user interface.

»

Steve Ballmer, CEO de Microsoft cité par Norman D. Natural User Interfaces Are Not Natural. Interactions. juin 2010.


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Vers des systèmes de captation gestuelle En quête d’une spontanéité d’interaction, les modes de communication avec la machine évoluent vers une utilisation du geste. L’idéal d’interaction recherché prône la naturalité et l’intuitivité du geste ainsi que tous ses avantages, comme l’économie de temps, d’efforts et d’adaptation.


Naturalité et intuitivité

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N

ous avons d’abord connu l’incontournable duo clavier-souris, sur le devant de la scène pendant longtemps et encore maintenant. Mais les nouveaux modes de captation semblent de plus en plus impliquer le geste et le corps plus largement. Ce duo nous apparaît contraignant, gestuellement et cognitivement, puisqu’il implique seulement les mains dans une gestuelle qui reste de l’ordre de la micromotricité. Des modes d’interaction permettant d’introduire davantage de mouvement dans l’échange se répandent désormais : d’abord les écrans tactiles en permettant de communiquer par l’intermédiaire de gestes sur une surface, puis les interfaces gestuelles. Alors qu’auparavant les doigts et les mains semblaient être les parties du corps privilégiées pour interagir, petit à petit, des technologies de captation prennent d’autres parties du corps en compte. Elles tendent également à diversifier l’échelle du geste capté ainsi que sa précision, de la micromotricité → à la prise en compte du corps dans sa globalité. ↓ L’histoire de la captation montre donc un gain à la fois en précision, en diversité d’échelle et en diversité de mouvements captés.


53 Le projet Soli de Google Atap est un minuscule radar qui détecte les gestes de la main avec une précision encore jamais atteinte. La petit taille de ce système lui permettrait d'être porté tout le temps et donc de capter des mouvements à tout moment. Bien sûr, le projet Soli est encore à l’état de recherche et ceci est un discours commercial, mais cela donne une idée de l’application potentielle de telles technologies.


La Kinect de Microsoft prend la forme d’une caméra capable de discerner des parties du corps et dont l’objectif premier est de contrôler une console de jeux sans manette, seulement avec ses mouvements. La plupart de ses applications visent à identifier la position et le mouvement des membres du joueur dans l’espace. Le corps dans sa globalité est alors impliqué, et des parties du corps encore peu utilisées pour l’interaction sont ici prises en compte (jambes, tête, tronc).


La captation gestuelle peut avoir différents objectifs, dont voici les plus évidents. * La captation gestuelle pour la commande directe d’une interface renvoyant une réponse en temps réel. * La captation gestuelle pour la commande indirecte (par exemple, dans la domotique, déclencher une action quand j’entre dans une pièce). * La captation gestuelle pour recueillir des données, à des fins de surveillance (assurance qui adaptent ses tarifs en fonction du nombre de pas effectués par jour), pour un retour à l’utilisateur lui-même, pour une visée réflexive sur ses actions (dans le sport, renvoi de données sur ses gestes sportifs).

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Les frontières entre ces trois objectifs de la captation deviennent de plus en plus poreuses. La captation du geste pour la commande s’efface au profit de ces interfaces dites naturelles qui s’intègrent peu à peu à notre quotidien. Elles captent et répondent à des gestes qui ne sont pas nécessairement destinés à la commande, pour encore plus de naturalité dans l’interaction.


Intégration au quotidien

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e plus en plus, ces systèmes de captation gestuelle sont donc intégrés à notre environnement quotidien, prenant des formes qui nous sont familières, comme des garde-robes connectées →, des installations domotiques, entre autres. Ils tendent ainsi à l’omniprésence. La tendance est déjà depuis peu à cette omniprésence. Par exemple, les montres connectées se banalisent et sont de plus en plus portées, certaines visent même à être portées 24h/24 →. L’objectif de ces interfaces intuitives est en partie d’émanciper le corps des contraintes d’apprentissage. Toutefois, le corps est-il réellement gagnant face à cette évolution ? Dans les faits, cela implique l’apprentissage de nouveaux vocabulaires gestuels. En effet, si cela semble naturel d’interagir en lien avec ces systèmes, une programmation au préalable existe bel et bien.


Le projet Jacquard est un projet né d’une collaboration entre Google Atap et Levi’s. Il vise à introduire des fils conducteurs dans les textiles Levi’s, les rendant sensibles à tous les contacts et déformations. Ce projet montre bien que la tendance est à concevoir des technologies qui à terme, pourraient être implantées - dans ce cas-là dans l’ensemble de nos garde-robes – dans tous les objets de nos quotidiens et recueillir le moindre de nos mouvements.

La gamme de montres connectées Fitbit connaît un véritable succès, au deuxième trimestre 2015, la marque en aurait vendu 4,4 millions d’exemplaires. Conçue à l’origine pour le sport ou l’exercice physique, la montre est souvent portée en permanence par les utilisateurs afin qu’il puissent jouir de toutes les possibilités qu’elle offre. Par exemple, le jour, elle compte le nombre de pas effectués dans la journée et en déduit l’énergie dépensée, les calories perdues, etc ; la nuit, elle calcule les cycles de sommeil pour adapter l’heure du réveil.


Julien Prévieux, artiste contemporain, propose sur ce thème What Should We Do Next, une série de deux courts-métrages interrogeant, et même dénonçant, les codes imposés au corps par la machine. Le premier court-métrage présente un répertoire de gestes effectués avec les mains. Ce sont des gestes qui ont été brevetés par des entreprises dans la potentialité où ils seront utilisés plus tard dans un cadre interactionnel, mais qui ne le sont pas pour l’instant. Le second court-métrage met en scène une chorégraphie créée à partir de ces gestes brevetés et autres gestes imaginaires qui pourraient intervenir dans un futur technologique. Julien Prévieux met en scène des corps réduits à un ensemble de gestes codifiés, des corps normés qui se ressemblent tous, comme réduits à l’état de machine, des mouvements sans vie et sans humanité.


«   Julien Prévieux se concentre sur ces gestes orphelins, en attente de corps, ou conçus pour des machines qu’il reste à inventer.

»

Elie During, théoricienne de l'art citée dans Moulène C. Julien Prévieux, archéologue des gestes du futur. LesinRocks.com [Internet]. 2 décembre 2014 [consulté le 2 oct 2015];


«

When the Kinect for Xbox 360 was first demonstrated in June 2009, it looked like the future of technology. By tracking your body with an advanced infrared camera, sensors, and a microphone, the $150 Kinect accessory let you control games and media using just your body and voice. But then, after Microsoft sold about 29 million of them for the Xbox 360 and Xbox One, it just kind of faded away.

»

1

Weinberger M. The downfall of Kinect: Why Microsoft gave up on its most promising product. Business Insider UK [Internet]. 9 sept 2015 [cité 10 oct 2015]


Les interfaces naturelles ne sont pas naturelles

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1

Norman D. Natural User Interfaces Are Not Natural. Interactions. juin 2010;17:6‑10.

2

loc. cit.

3

loc. cit.

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a Kinect de Microsoft était présentée comme une révolution. Cependant, les faits commerciaux montrent que celle-ci n’a pas fonctionné sur le long terme, échouant à s’intégrer aux habitudes des joueurs. Il en va de même pour d’autres dispositifs similaires, comme le Leap Motion. ← Si la Kinect était destinée à la captation du geste pour la commande en temps réel, les freins qui ont empêché son succès sont similaires à ceux qui ralentissent l’intégration dans notre quotidien d’autres interfaces gestuelles. Tout d’abord, l’apprentissage et l’intégration des conventions imposés par chaque marque sont un frein. Ces nouveaux systèmes de captation du geste répondent à des normes de communication très précises. Les gestes captés sont précisément codifiés, souvent brevetés, et nécessitent un apprentissage. Est-il réellement naturel de scroller, swiper, zoomer sur l’écran de son smartphone sans une appropriation préalable des conventions du geste tactile ? Car pour que ces dispositifs de captation puissent détecter le geste, celui-ci doit correspondre à un stéréotype : « Most gestures are neither natural nor easy to learn or remember. »2 « Similarly, hand-waving gestures of hello, goodbye, and «come here» are performed differently in different cultures. »3


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Ensuite, si les gestes nécessaires de déclenchement d’une fonction sont trop naturels, des effets secondaires peuvent se produire : « And because gesturing is a natural, automatic behavior, the system has to be tuned to avoid false responses to movements that were not intended to be system inputs. Solving this problem might accidentally cause more misses, movements that were intended to be interpreted, but were not. »4 « Is it beneficial for gestures to be natural? Not in this case. Here, the gestural convention was too natural. It led to an unexpected, unfortunate side effect, one that is difficult to overcome. »5 Certains mouvements effectués spontanément peuvent déclencher des réponses non-désirées. Cette omniprésence technologique ne pourra donc pas se passer d’un contrôle permanent de l’utilisateur sur ses mouvements. Enfin, les marques semblent privilégier la standardisation du vocabulaire gestuel, au détriment de l’optimisation des gestes : « The keyboard has standardized upon variations of qwerty and azerty throughout the world even though neither is optimal--standards are more important than optimization. »1 Droitier, gaucher, maladroit, adroit, handicapé, la démarche de conception des interfaces doit prendre en compte tous les potentiels utilisateurs. C’est certainement la raison pour laquelle les gestes captés correspondent à des stéréotypes. En effet, comment concevoir un modèle gestuel qui corresponde à toutes les singularités de mouvement sans imposer une discipline du mouvement ? Ainsi, alors qu’idéalement, la technologie devrait s’adapter au corps pour une interaction intuitive et naturelle, dans les faits, c’est davantage le corps qui s’adapte à la technologie et aux normes qu’elle impose.

4

loc. cit.

5

loc. cit.

1

loc. cit.


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La captation numérique du mouvement conduit inéluctablement à une normalisation des mouvements. Une discipline corporelle est donc bien imposée par les dispositifs numériques. Dans le troisième chapitre, nous nous intéresserons à cette captation numérique appliquée au sport, là où la singularité corporelle et une attention aux sensations individuelles sont des éléments constitutifs et où la discipline est un enjeu majeur.


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Chapitre 3 sport


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Le sport entretient une relation évidente avec le mouvement. De prime abord, il est tentant de penser que le sport vise à ne rien laisser au hasard, à être dans la maîtrise la plus totale du corps. Pourtant, le mouvement spontané est l’un des moteurs du sport : l’entraînement sportif vise à rendre intelligibles les mouvements spontanés de façon à les optimiser. C’est dans cette optique d’intelligibilité que la captation numérique peut jouer un rôle.

Le sport Entre bien-être et performance a croyance religieuse régresse, il n’y a plus de croyance en une vie après la mort, en une transcendance. Ainsi, l’homme devient matérialiste et développe peu à peu une croyance dans son propre corps. Il est également guidé par des convictions beaucoup plus individualistes et de moins en moins collectives : « Les grandes transcendances politiques et religieuses, auxquelles ce rôle était dévolu, se sont écroulées depuis la seconde partie du XXe siècle. Les identités individuelles se structuraient beaucoup par la projection vers ces avenirs meilleurs dessinés par la politique ou la religion ; elles sont renvoyées aujourd’hui à la jouissance de l’ici et maintenant, c’est-à-dire à un puissant investissement matérialiste dans les biens de consommation, et en particulier dans le corps comme «   plus bel objet de consommation  », selon l’expression de Jean Baudrillard. Dans ce contexte, mon corps apparaît comme ce à partir de quoi je vais pouvoir me construire un destin. »1

1

Portevin C. La prodigieuse révolution du corps, par la philosophe Isabelle Quéval. Telerama.fr [Internet]. 9 août 2008 [cité 13 oct 2015]

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Le sport est donc un moyen d’investissement du corps à considérer sur deux plans. D’une part, dans un rapport très scientifique, le sport est facteur de bonne santé, et dans une société où il n’y a plus de croyance en une vie après la mort, la préservation du corps et de la santé en vue de prolonger son existence est prioritaire. D’autre part, le sport est une valorisation de l’individu, car le corps est le premier objet de consommation que nous possédons, le sport lui permettra alors de le modeler, le façonner, et ainsi d’avoir une prise sur son individualité. Il est alors question d'une maîtrise de soi et d'une discipline imposée par soi-même sur son propre corps. La nature du sport est ambiguë. Encore une fois, il est ce qu’il y a de plus individuel et de plus universel, puisqu’il est une valorisation de l’individu au travers de critères physiques communs. De ces deux objectifs de la pratique sportive, santé et valorisation de soi, émergent deux approches de la pratique du sport, complémentaires voire interdépendantes : * La pratique du sport pour le bien-être est liée au soucis de la santé. Elle vise à se centrer sur soi, à être dans une écoute de son corps et de ses attentes. * La pratique du sport pour la performance émane du besoin de valorisation de la personne. Elle correspond à une recherche d’accomplissement de soi, de progrès. Le sportif est dans une quête d’un geste optimal et l’entraînement visera à répéter le mouvement pour l’optimiser et le rendre de plus en plus efficient. Comment le sportif pourra-t-il établir une cohésion entre écoute des attentes du corps et maîtrise du mouvement au profit d'une discipline corporelle ?


Ambiguïté du rapport au corps sportif

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a pratique sportive est basée sur l’écoute du corps. Il est nécessaire de porter une attention particulière à son corps et ses mouvements, d’avoir une prise de conscience sur ce qu'il se passe physiquement. Il semblerait qu’il y ait un rapport très scientifique au corps dans le sport, mais pourtant, toute personne qui pratique une activité physique présente un ressenti propre. Cette attention portée au corps est ambiguë. Elle ne renvoie pas à une conscience active, au contraire, elle se distingue de celle-ci parce qu’elle peut indiquer une connaissance de la spontanéité du corps. Ainsi, le sportif développe une acuité, un degré de conscience de son corps qui le guidera au cours de sa pratique et pourra être une source de satisfaction.


Intelligibilité du spontané

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’entraînement sportif est un jeu de bascule permanent entre geste et mouvement spontané, basé sur cette écoute du corps. Cette bascule se déroule en deux temps. Le premier temps vise à transformer le mouvement spontané en geste pour l’optimiser : la spontanéité du mouvement est rendue intelligible, si bien qu’il devient intentionnel. Il peut alors s’accomplir sous contrôle de la conscience, de la « bonne » manière. Dans le deuxième temps, ce geste va se transformer de nouveau en mouvement spontané : en le répétant encore et encore, le corps l’intègre, cette manière d’effectuer le mouvement est incorporée. Ces deux temps se répètent ensuite à propos d’un autre mouvement spontané, qui deviendra à son tour un geste, et ce même geste amélioré deviendra de nouveau un mouvement spontané, et ainsi de suite. Grâce à cela, il est possible d’identifier deux types de maîtrise du mouvement sportif. L’une est une maîtrise incorporée et sur le long terme, ce qui indique que les mouvements spontanés ont été modelés par la pratique, et ce qui permet de faire un mouvement « juste » sans avoir besoin d’un contrôle conscient. Cette maîtrise appartient donc au corps lui-même, qui a assimilé le mouvement. L’autre est une maîtrise consciente et ponctuelle, qui s’assure que le geste est efficacement accompli à un instant t. Cette seconde maîtrise relève la conscience. →


expérimentation raquettes augmentées

71 Raquettes augmentées est une expérimentation menée avec Pauline Tessier, designer produit qui s’intéresse à la problématique de la maladresse dans le cadre de son mémoire de fin d'études. L’objectif initial était de sortir le joueur de ping pong de sa zone de confort en proposant des raquettes qui déstabilisent la maîtrise du geste, afin d’observer la capacité d’adaptation du joueur. →


Ces observations nous ont révélé un cycle entre mouvement et geste, comme explicité plus tôt. D’abord, nous avons fait jouer les joueurs avec des raquettes ordinaires. Ensuite, nous leur avons donné les différentes raquettes augmentées, et le phénomène observé est quasiment toujours le même. Dans un premier temps, le joueur continue de jouer comme s’il avait une raquette ordinaire et ne remet pas en cause ses acquis, même si cela n’est pas efficace : « Maxime tu tiens le manche exactement comme tu tiendrais ta raquette avec les doigts comme on nous apprend à faire au ping pong.  ». Petit à petit, il s’aperçoit que ce n’est pas une bonne stratégie et commence à moduler son geste en se concentrant sur la forme de la raquette. Ensuite, il essaie différentes stratégies afin de trouver la plus efficace, tout en se concentrant sur le geste. Enfin, il répète cette stratégie, intègre cette nouvelle manière de bouger, qui devient plus fluide, plus naturelle : «  Tu y arrives de mieux en mieux. » « Oui, là je commence à m’y habituer ! ». De plus, dans certains cas, le mouvement est exagéré par la taille exacerbée de la raquette. Ainsi, le joueur se rend plus rapidement compte de la portée de son mouvement, comme si celui-ci était rendu plus intelligible de par sa portée plus importante et aidait à une prise de conscience.

Voir plus en annexe pages 102-103.


Pour rendre intelligible et conscient le mouvement spontané, une médiation technique peut être opportune : un capteur détectant et analysant la part d’inconscient donnera une vision détaillée du mouvement spontané dans le but de le modeler encore davantage en profondeur. La captation du mouvement dans le sport peut donc être un réel bénéfice pour l’entraînement.

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captation numérique du mouvement sportif À ce jour, les accessoires sportifs connectés captent essentiellement des réflexes, des données physiologiques... Mais petit à petit, les capteurs de mouvements de plus en plus performants investissent les accessoires sportifs, cela en vue d’encore mieux décomposer le geste et de proposer des améliorations.

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Modéliser et moduler le mouvement pour mieux le modeler

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es objets sportifs connectés visent en particulier à rendre visible, intelligible et donc consciente la part d’inconscient du mouvement sportif. Les accessoires basés sur la captation de mouvement se répandent. Dans le bien-être, qui vise une amélioration de la santé, l’intelligibilité du spontané pourra remplir des objectifs comme éviter la blessure, adopter la bonne posture, effectuer le bon geste pour mieux s’entretenir, contrôler la régularité d’un mouvement, etc. → Dans le domaine du sport performance, il s’agira par exemple de proposer des ajustements, de pointer du doigt des micro-mouvements nuisibles au perfectionnement, et parfois, au partage de ses accomplissements. ↓

Ces accessoires ont toujours la même finalité : accompagner le modelage du mouvement spontané. Modelage vient du verbe modeler qui lui-même tire son origine du latin modulus signifiant « manière, mode ». Modeler le mouvement spontané revient donc à façonner, régler le corps conformément à des objectifs. Le modelage est un long processus qui vise à rendre le mouvement spontané plus efficace dans la performance sportive.


75 Le Smartmat est un tapis de yoga connecté. Des capteurs analysent la répartition du poids de l’utilisateur, le SmartMat en déduit la posture de la personne et ces informations sont retranscrite via une application tablette qui prodigue ensuite des conseils d’améliorations de la posture. L’objectif de cet outil est d'accompagner la pratique physique centrée sur le bien-être qu’est le yoga, en prodigant des conseils afin d'effectuer de manière correcte les mouvements, et ainsi éviter toutes blessures et progresser dans la pratique.


La raquette de tennis Babolat Play est une raquette de tennis augmentée par la présence d’un capteur dans son manche. Elle analyse chaque mouvement effectué avec la raquette, telle que la puissance de la frappe, l’endroit d’impact de la balle sur la raquette, la trajectoire d’un revers, etc. Ces données peuvent ensuite être analysées et restituées via une application, puis partagées sur les réseaux sociaux.


Le modelage du mouvement spontané est un processus sur le long terme. Il est rendu possible par d’autres processus à plus court terme : la modulation et la modélisation. Le verbe moduler vient du latin modulari qui signifie « mesurer, régulariser ». La modulation est une variation du mouvement, une adaptation de celui-ci à une situation donnée. La modulation est une action consciente, celle qui vise à transformer le mouvement spontané en geste pour l’optimiser. Elle est ponctuelle et se termine lorsque le geste est incorporé. Un système de captation numérique peut guider ces modulations à un fort niveau de détails, comme dans le cas de la raquette Babolat Play.

Le bénéfice d’une captation du mouvement sportif est double. D’abord, cette captation peut permettre de progresser plus rapidement en indiquant au sportif des détails gestuels qui seraient plus longs à pointer sans ce type de système. Aussi, une analyse des mouvements aussi précise que peut le faire un capteur peut amener à un modelage du mouvement plus en profondeur, avec davantage de précision.

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La captation propose une modélisation gestuelle. Modéliser vient du latin modulus qui signifie « manière, mode ». La modélisation est donc l’élaboration d’un modèle gestuel, et en quelque sorte, la proposition d’un objectif à atteindre. Il ne s’agit pas d’élaborer un modèle figé d’un geste idéal, mais plutôt de proposer un espace de mouvements souhaitables, réalistes. Ce modèle dynamique permettra au sportif d’avoir une liberté de mouvement. Le capteur permettra ainsi de corréler les données captées avec l’objectif modélisé. Ceci pourrait ressembler à de la personnalisation, mais le problème est que cette échelle de mouvements souhaitables n’est qu’une comparaison à une norme, un espace contraint dans lequel effectuer ses mouvements.


« Pour aller plus vite ? Lever le genou, lever le bras et être inclinée. »


expérimentation apprentis sprinteurs

Mon objectif initial était d’observer comment chacun pouvait modifier sa manière spontanée de courir relativement à une image commentée. Dans un premier temps, j’ai filmé cinq personnes, certaines amatrices de course à pied, en train de courir le plus vite possible d’un point A à un point B. Dans un second temps, il leur a été demandé de schématiser en trois étapes ce qui, selon elles, était le mouvement idéal d’un sprinteur, en expliquant les points-clés de leurs dessins pour gagner en vitesse. Enfin, je les ai filmées en train de courir du point A au point B en mettant bien en application les points-clés soulevés.

Il m’a été donné de constater que la plupart d’entre eux courraient beaucoup plus lentement lors de la deuxième session de course, certainement parce qu’ils couraient de manière très caricaturale, essayant d’être les plus fidèles possibles à leurs modèles de geste idéal. Il a également été difficile pour les sujets d’appliquer la totalité de leurs points-clés en même temps. Le fait de proposer un modèle de geste idéal à atteindre n’est sûrement pas une manière efficace de faire évoluer le mouvement spontané. Peut-être serait-il plus efficace de proposer une fourchette de mouvements souhaitables. De plus, la modulation du mouvement spontané doit être progressive et se jouer sur des détails.

Voir plus en annexe pages 104-107.


«   À partir du moment précis où dans la maladie et la douleur je fais l’expérience de mon corps objectivé, celui-ci devient quelque chose d’extérieur à moi et dont je suis moi-même exclu.

»

Straus EW. Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble: Jérome Millon; 2000. 2005. page 289.


Normalisation et objectivation du corps

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es problématiques induites par la captation numérique sportive sont de deux ordres : la normalisation du corps et son objectivation. ← 81

La captation du mouvement sportif permet de fixer des objectifs précis, en comparant son mouvement à une échelle de mouvements souhaitables. Le problème de ces échelles proposées est ambigu : elles sont et ne sont pas universelles. D’une part, elle n’est pas universelle et ne peut correspondre à tout le monde. En effet, comment proposer un modèle qui puisse s’accorder à chacun ? D’autre part, elle est trop universelle et amènera donc à un geste normé. Cela vient causer un paradoxe avec le fait que le sport est une discipline personnelle appliquée à son corps, mais comment pourrait-il l’être réellement si sa pratique est similaire pour tout le monde ? Un paradoxe est également formé avec le chapitre 2 qui stipule que le but du développement des capteurs numériques est d’atteindre un modèle d’interfaces numériques qui s’adapte au corps. Dans les faits, c’est pourtant la machine qui tend à façonner le corps à son image, même dans le contexte sportif.


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De plus, le capteur propose une approche purement scientifique et objective du corps, de par le fait qu’il détecte en analysant. La captation numérique du mouvement sportif apporte ainsi un risque de perte de contact avec le corps subjectif et avec le plaisir qui s’ensuit. Les données objectives fournies par le capteur sont très précises, mais ne risquent-elles pas d’évincer l’écoute sensitive du corps qui est essentielle à la pratique sportive ? En effet, le capteur, son analyse et le feedback numérique du mouvement sportif sont autant de médiations entre moi, mon corps et mon environnement. Elles remettent en cause l’immédiateté de la sensation et du mouvement spontané, et donc la satisfaction provoquée par la pratique sportive.


Replacer les sensations au cœur de la pratique sportive

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omment ne pas imposer une discipline corporelle trop contraignante ? Comment penser un modèle gestuel qui s’adapte à chacun ? Comment ne pas évincer l’écoute subjective de son corps et de ses sensations ? En tant que designer, il s'agira pour moi de proposer des solutions à ces problématiques. Cette dernière partie sera donc un carnet d'idées de pistes de projet. Pour cela, j'essaierai de penser un programme d'entraînement sportif ayant une approche sensorielle de la pratique, de penser la personnalisation du programme. Il s'agira de placer le plaisir, l'écoute, le corps au centre de la pratique, plutôt que d'imposer un modèle gestuel et une discipline corporelle. La nature d'un capteur étant ce qu'elle est, mon intervention se fera postérieurement au stade de captation, dans tout ce qui apparaît directement à l'utilisateur. Elle pourra être à plusieurs niveaux : dans le feedback des données captées, dans les conseils, dans une prise en compte du retour de l'utilisateur, dans des paramétrages par ce dernier, ou encore dans le partage de ses résultats. Mon intérêt se portant sur des pratiques variées, il me plairait d'avoir une approche pluridisciplinaire de l'entraînement : puisque l'approche du corps est différente pour chaque pratique, le projet pourra se nourrir de chacune d'elle en lui étant appliqué. Mes axes de réflexion seront les suivants : permettre une interprétation souple des données captées et en corrélation avec les sensations, recentrer l'attention de l'utilisateur sur le corps, l'encourager à communiquer sur ses sensations, penser une singularisation du programme.


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Permettre une interprétation souple des données captées Afin d'éviter une trop forte objectivation du corps, les données captées et analysées pourraient être plus librement interprétées et surtout corrélées aux sensations propres. L'abstraction visuelle est une piste exploitable : plutôt que de communiquer les données de manière très formelle et objective, elles pourraient être représentées de manière abstraite, par des couleurs ou symboles graphiques communiquant sur une certaine perception des résultats. Bien exploité, ceci permettrait de guider le sportif tout en laissant une marge d’interprétation. →


L'application Solar propose une manière alternative de consulter les prévisions météorologiques : plutôt que d'exposer des séries de données sur le temps à venir, Solar propose des ambiances colorées qui laissent deviner quelles seront les conditions. Il est possible de scroller pour aller plus loin dans le temps, les dégradés colorés évoluent alors petit à petit. L'interprétation des couleurs est très subjective, ce qui peut certes mener à des prévisions approximatives, mais les couleurs provoquent la sensation d'une ambiance qu'une série de données ne peut reproduire.


Photographies extraites de l'expĂŠrimentation Raquettes AugmentĂŠes (pages 69 et 70).


Focaliser l'attention sur le corps

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Afin de rentrer dans le processus de modelage du mouvement spontané, celui-ci doit être rendu intelligible. Il est donc important de focaliser l'attention du sportif sur le mouvement effectué, donc sur la partie du corps concernée. L'expérimentation Raquettes Augmentées a montré qu'une prolongation de l'outil permet d'amplifier le mouvement et oblige à le rendre plus précis, plus maîtrisé, à focaliser son attention sur le membre qui est alors augmenté. Un système de prothèses pourrait donc guider le sportif dans le travail de son mouvement en profondeur, on pourrait en imaginer toutes sortes, holographiques, sur des écrans (Kinect), etc. ←


Singulariser le programme en fonction de l'utilisateur Puisque, comme noté précédemment, il est difficile de penser un modèle gestuel qui corresponde à chacun, il pourrait être opportun de collecter des retours de l'utilisateur, pour penser un programme qui s'adapterait à à chaque cas.

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Encourager l'utilisateur à communiquer sur les sensations Pour remettre la sensation au coeur de la pratique, il est important de pouvoir commniquer sur celle-ci. Aujourd'hui, les systèmes de partages dans les applications sportives présentent des données objectives très peu personnelles, lorsqu'elles pourraient parfaitement intégrées une part plus sensitive. →


1

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2

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Série de partages à la suite d'un footing sur les réseaux sociaux : 1

sur Facebook par un coureur expérimenté : discours autour des sensations.

2

sur Facebook à partir de l'application de course Runtastic : parcours, séries de données calculées sans notes personnelles. 3 sur Instagram à partir de l'application Nike+, cette application permet d'afficher des données calculées durant la course sur une photo Instagram : «J’adore instagramer les photos de mes courses, parfois c’est bien plus parlant qu’autre chose : les paysages, l’accomplissement de soi et le dépassement de soi…» la jeune femme à propos de cette fonctionnalité de Nike+.



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conclusion

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e mouvement spontané résulte d’un lien intime entre intériorité et extériorité. Il provient d’un corps qui est ouverture au monde, mais qui est également modelé par la culture et l’expérience de vie. Il atteste, par conséquent, du vécu de chacun et d’une singularité corporelle. Cependant, puisqu’il est modelé par l’influence de la culture, il est soumis à une discipline corporelle exercée notamment par les dispositifs techniques de chaque époque. Au fur et à mesure de la progression des technologies, des couches de médiations techniques s’ajoutent entre mes sens et mon environnement, modelant ainsi le corps. Aujourd’hui, les capteurs sont ces médiations techniques. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés à la manière dont les technologies numériques façonnent le corps. Le mouvement étant dans notre nature, les technologies numériques l’investissent de plus en plus pour proposer des interactions plus naturelles et intuitives, pouvant s’intégrer davantage encore dans notre quotidien. Toutefois la captation ne permet pas une restitution honnête du mouvement ni fidèle à son essence. En effet, le capteur a pour but la détection par analyse du mouvement. Il objective ce dernier qui est de l’ordre du sentir, du subjectif. Il vise donc à faire croire à un mouvement, là où il ne produit que des informations numériques objectives. C’est pourtant à partir de ces capteurs que les interfaces gestuelles se développent, au profit d’une interaction prétendument plus naturelle et intuitive. Mais audelà ce discours utopiste, dans les faits, ces interfaces


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utilisent des vocabulaires gestuels très codifiés. Au lieu de s’intégrer plus naturellement dans le quotidien et de laisser libre court au corps, ces interfaces gestuelles vont donc exercer une discipline sur celui-ci. L’accompagnement de la pratique physique par la captation numérique est donc un réel enjeu, qui plus est à une époque où de plus en plus d’accessoires de sport connectés sont utilisés. La captation numérique dans le domaine sportif peut être bénéfique. En effet, elle met en lumière des détails gestuels inconscients qui gagneront à être analysés pour être améliorés. Mais dans le sens où elle introduit une médiation objective entre mes sens et mon environnement, elle risque de mener à une perte de l’essence même de la pratique sportive, basée sur une singularité corporelle et une écoute des sensations : Comment penser l’universel ? Comment penser un modèle gestuel qui s’adapte à chacun ? Comment ne pas évincer l’écoute subjective de son corps et de ses sensations, source de satisfaction, au profit de données objectives qui permettraient de progresser plus vite ? Mon objectif en tant que designer sera de répondre à ces questionnements sous forme de projet. Il s’agira de repenser des programmes d’entraînements, en replaçant les sensations et la singularité corporelle au cœur de la pratique sportive, comme cela devrait l’être.


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Note de bas de page 3 Note de bas de page 4

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Annexes


Bibliographie Straus EW. Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Grenoble: Jérome Millon; 2000. Simondon G, Chateau J-Y. L’invention dans les techniques: cours et conférences. Paris: Seuil; 2005. 347 p. Merleau-Ponty M. L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard; 1989. 92 pages. Husserl E, Peiffer G, Levinas E. Méditations cartésiennes introduction à la phénoménologie. Paris: J. Vrin; 1992.

98

Benjamin W, Duvoy L. Petite histoire de la photographie. Paris: Éd. Allia; 2012. Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard; 2009. 537 pages. Guérin M. Philosophie du geste : essai. Arles: Actes Sud; 2011. Foucault M., Defert, D., 1999. Dits et écrits:: 1954 - 1988. 4: 1980 - 1988, Bibliothèque des sciences humaines. Gallimard, Paris. Texte n°297 Les mailles du pouvoir Deleuze G. Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990. 8 pages. Sartre J.-P., Essais critiques, Situations, Gallimard,1947. 308 pages.


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99

Norman D. Natural User Interfaces Are Not Natural. Interactions. juin 2010 [consulté le 7 jan 2016]. Disponible sur : http://www.jnd.org/dn.mss/natural_user_interfa.html


index B Bien-être

7, 63, 64, 70

C Captation 7, 11, 37, 43, 47, 57, 63, 69, 77, 89 Capteur

38, 40, 44, 69, 77, 89

Chair

20, 29

100

Conscience 17, 22, 28, 65, 68 Corps propre (Körper)

19, 22

Corps vécu (Leib)

19, 22

D Discipline 16, 21, 35, 62, 68, 81, 83, 93

E Écoute

7, 64, 78, 90

G Geste 12, 22, 30, 47, 54, 64, 70, 73, 77

I Incarnation 19 Intelligibilité 63, 66, 70, 83 Intention

17, 20, 25


Interface

44, 48, 52, 57, 77, 83, 89

M Modeler

30, 64, 69

Modéliser

70, 73

Moduler

68, 70, 73

Mouvement spontané

12, 17, 21, 26, 33, 44, 62, 70, 74, 88

N Normalisation

31, 37, 59, 76

Objectivation

44, 77

P Performance 7, 32, 63, 69 Pré-intentionnalité

29

R Réflexe

22, 27, 70

S Sentir

26, 40, 44, 89

Singularité 8, 15, 33, 62 Sport

11, 48, 52, 62, 69, 78

101

O


crédits photographiques

102

← Capture d'écran, vidéo officielle Project Soli by Google ATAP Disponible sur : https://www.youtube.com/ watch?v=0QNiZfSsPc0

← Disponible sur : http://www.clubic.com/jeu-video/ kinect/actualite-560980-kinect-windows-2014.html

← Site officiel Project Jacquard by Google ATAP Disponible sur : https://www.google.com/atap/ project-jacquard/


← Site officiel Fitbit Disponible sur : http://www.fitbit.com/

← Site officiel Babolat Disponible sur : http://www.babolat.fr/innovation/ tennis#Ll9AUKGE5YOFQ1Cc.97

← Disponible sur : http://thefoxisblack. com/2013/02/28/solar-app-giveaway/

103

Site officiel SmartMat Disponible sur : https://www.smartmat.com/


Figures de références Expérimentation Raquettes Augmentées (présentée pages 69-70) : Datavisualisation de synthèse des observations ↓

MOUVEMENT

RAQUETTES AUGMENTÉES

1

FRUSTRATION, PERTURBATION DES ACQUIS DU CORPS utilisations des mouvements déjà acquis du jeu ordinaire, mais mouvements peu efficaces car non adaptés pour la situation

« Maxime tu tiens le manche exactement comme tu tiendrais ta raquette avec les doigts comme on nous apprend à faire au ping pong. » Pauline

104

« T'as envie de la lifter du coup. » Hugo

ex : difficultés pour renvoyer la balle au bon endroit

2

ADMISSION PROGRESSIVE DE LA NÉCESSITÉ D'ADAPTER SON MOUVEMENT remise en cause des habitudes, commence à voir les nouveaux potentiels de l'outil

« Tu joues comme ça ou tu joues comme ça ? » Adrien « C'est bien parce que t'as tout le rayon là » Adrien

GESTE

ex : gêne, perte de stabilité, mouvements moins anticipés car plus de repères

3

VOLONTÉ DE S'APPROPRIER L'OUTIL POUR MIEUX RÉUSSIR recherche et tests pour trouver un geste efficace, tentative d'utiliser le potentiel de l'outil + concentration, élaboration et tests de stratégies + spontanéité de la recherche : mouvement effectué par rapport au nouveau ressenti du rebond


« Tu joues comme ça ou tu joues comme ça ? » Adrien « C'est bien parce que t'as tout le rayon là » Adrien

GESTE

ex : gêne, perte de stabilité, mouvements moins anticipés car plus de repères

3

VOLONTÉ DE S'APPROPRIER L'OUTIL POUR MIEUX RÉUSSIR recherche et tests pour trouver un geste efficace, tentative d'utiliser le potentiel de l'outil + concentration, élaboration et tests de stratégies + spontanéité de la recherche : mouvement effectué par rapport au nouveau ressenti du rebond recherche personnelle puisque chacun tente ses tactiques

« Je suis obligé de jouer de la main gauche parce que je peux pas faire de revers » Julien « Pourquoi vous jouez comme ça ? » « Je ne sais pas » Adrien et Maxime

ex : geste saccadé, mouvements lents et larges, changement de prise en main de la raquette, visée, recherche au niveau des déplacements, des jeux de jambes, reste du corps figé

105

4

RÉPÉTITION DU GESTE LE PLUS EFFICACE

MOUVEMENT

assimilation du nouvel outil geste saccadé, puis assimilation et fluidité

« Bah là je commence à m'y habituer » Julien « Non c'est pas trop compliqué, il faut juste bien se placer par rapport à la balle, parce que je déporte moins ma raquette de moi » Pauline

ex : régularité du mouvement qui permet de l'assimiler, le jeu gagne en rapidité, gain en agilité

Remarques: > pas de meilleure façon de faire, chacun sa singularité à ce niveau-là d'assimilation de l'outil > extension de l'outil : exacerbation du mouvement, rendu visible, intelligible


106

Expérimentation Apprentis Sprinteurs (présentée pages 76-77) ↓

‘‘

Le départ il est super important, c’est là que tu crames les gens. Il faut bien pousser sur tes pieds au départ, sur 2-3 mètres t’es encore plié, et progressivement tu te relèves, et ensuite t’es assez droit, et tu montes tes genoux.


107

‘‘

Dans un premier temps, bien prendre appui et pousser sur le pied de devant, garder le corps penché en avant et réavancer la jambe de derrière le plus rapidement possible pour faire de grandes enjambées et aller plus vite.


108

‘‘

Là, il a la jambe bien tendue parce que j’ai remarqué que quand tu sprintes, tu vas plus loin en t’économisant quand tu fais des grandes enjambées.


109

C’est l’accroche au sol, le pied il faut qu’il rappe, et aussi il faut ‘‘ bien lancer son corps, bien lancer ses bras pour donner une bonne impulsion.



Ce document est composé en Frutiger pour le texte de labeur, en Museo pour le titrage, les légendes et notes de bas de page. Il a été imprimé en 4 exemplaires en février 2016 par Europrim à Grenoble, sur du papier recyclé Forever. Clara Chaume www.clarachaume.net @ClaraChaume


Introduction chap Certains mouvements sont constitutifs de notre statut d'être humain. Ce chapitre visera à comprendre quels sont leur origine, leur moteur et leur objectif. Nous verrons aussi que ces mouvements, et par extension le corps, peuvent être modelés et normalisés par des disciplines corporelles issus de différents facteurs influents.

Sous-chapitre

112

Titre de paragraphe

Note de bas de page 1 Note de bas de page 2

1

2


113

3

Note de bas de page 3 Note de bas de page 4

4


114

L

e mouvement est constitutif de notre statut d'être humain. De tout temps, il a été soumis à des disciplines corporelles. Certaines sont désormais exercées par la présence croissante de dispositifs numériques qui tendent à standardiser et objectiver le rapport sensoriel au corps. Dans un contexte où de plus en plus d'accessoires de sport connectés sont utilisés, ces remarques seront appliquées au domaine du sport. Comment la captation numérique peut-elle assister une pratique pour laquelle la singularité corporelle et les sensations sont des éléments moteurs ?

Mémoire de recherche en design DSAA ~ Master design interactif 2016


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