Mémoire, Emoi, Et moi? Puiser à la source pour irriguer l'à-venir

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mémoire, émoi, et moi?

puiser à la source pour irriguer l’à-venir clara yammine

mémoire de recherche - art architecture politique - encadré par Jac Fol et Marco Assennato - décembre 2020 1


« Ainsi, l’apparence des choses change selon les émotions. Nous voyons la magie et la beauté en elles, alors que la magie et la beauté sont, en réalité, en nous. » G.K. Gibran

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« Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même. » Guy de Maupassant, Le Horla, incipit 1887

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« Maison et jardin vivent encore je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait, -lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmures de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort, - un monde dont j’ai cessé d’être digne ? Il arrivait qu’un livre, ouvert sur le dallage de la terrasse ou sur l’herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée, ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de têtes de fleurs, révélassent autrefois, dans le temps où cette maison et ce jardin abritaient une famille, la présence des enfants, et leurs âges différents. Mais ces signes ne s’accompagnaient presque jamais du cri, du rire enfantin, et le logis, chaud et plein, ressemblait bizarrement à ces maisons qu’une fin de vacances vide, en un moment, de toute sa joie. Le silence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livre rebroussées sous le pouce invisible d’un sylphe, tout semblait demander : «Où sont les enfants ? » C’est alors que paraissait, sous l’arceau de fer ancien que la glycine versait à gauche, ma mère, ronde et petite en ce temps où l’âge ne l’avait pas encore décharnée. Elle scrutait la verdure massive, levait la tête et jetait par les airs son appel : «Les enfants! Où sont les enfants? » Où ? nulle part. L’appel traversait le jardin, heurtait le grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faible et comme épuisé : «Hou... enfants… » Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, comme si elle eût attendu qu’un vol d’enfants ailés s’abattît. Au bout d’un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d’interroger le ciel, cassait de l’ongle le grelot sec d’un pavot, grattait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa poche les premières noix, hochait le front en songeant aux enfants disparus et rentrait. Cependant au-dessus d’elle, parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et penché d’un enfant allongé, comme un matou, sur une grosse branche et qui se taisait.» Colette, La maison de Claudine, 1930

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J’adresse ce mémoire à mes parents, qui ont fait grandir une libanaise à Paris, et qui ont su faire germer en moi la valeur d’une mémoire riche comme une force, et jamais comme une faiblesse. Une tendre pensée pour mes grands-parents qui m’ont transmis, sans le savoir, un goût pour la mémoire des lieux, ce qu’ils portent, ce qui n’est plus et ce qui restera à jamais.

Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont participé de loin ou de près à l’écriture de ce mémoire. Je remercie particulièrement Marco Assennato et Jac Fol pour leur patience, l’attention particulière qu’ils ont su porter à mon sujet, les séances toujours plus riches et variées et la qualité de leur enseignement au sein du séminaire AAP. Je remercie également Clotilde Barto, d’avoir éveillé en moi la conscience architecturale animée par la passion du souvenir. Aussi, je remercie mes amies Faustine, Solenne et Victoire pour leurs précieuses relectures et mon frère Mario, pour ses conseils avisés et son soutien permanent.

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«Chacun de nous a son histoire, Et dans le coeur à l’affût, Le va-et-vient de la mémoire Ouvre et déchire ce qu’il fût.» Jean Ferrat, Nul ne guérit de son enfance, 1990

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Une marche, deux marches, vingt marches. Je remonte les escaliers du temps. Aujourd’hui, ces escaliers sur lesquels j’ai du tomber un nombre incalculable de fois, font se relever des milliers de souvenirs au fur et à mesure que je me rapproche de la porte d’entrée. 1999 : tout s’arrête brusquement, sans prévenir. Je n’ai pas le temps de dire au revoir à mon nid douillet. Pire qu’arracher un jouet aux mains d’un enfant de 4 ans, on m’avait séparée de ma maison. Sans comprendre ce qui arrivait et l’esprit chamboulé, la puissance des évènements forçait mon regard à se tourner vers d’autres horizons. Détachée, arrachée, déracinée, je souffrais en silence d’une perte de repères ultime. Mais cette déchirure n’avait-elle pas finalement forgé mon caractère ? N’avaitelle pas donné un sens réel à ma vie ? Autant de questions qui se précipitent de l’inconscience de mon enfance à la conscience de mon regard adulte. Trois ans, pour un enfant, c’est le temps de prendre quelques centimètres, de forger son imaginaire. Mais pour moi, c’était aussi un temps de silence durant lequel les soleils avaient disparu de mes dessins. Comme à chaque fois, face au refus de ma famille qui souhaite me préserver, je parviens à récupérer la clé et franchis enfin le portail. Je lève la tête, et simultanément, je me souviens du miroir au plafond. J’ouvre la porte. Brusquement, alors que je pensais replonger dans l’enfance, comme à mon habitude, un regard de future architecte réveille des perceptions de matières, de matériaux, de conception, de couleurs, de pierres, de distribution. La lumière et l’espace s’offrent à moi d’une manière tout à fait différente. Où est passée la magie ? Il faudrait repeindre ce mur, refaire celui-ci, changer la salle de bain ou encore les volets… Le changement est-il synonyme d’oubli ? Va-t-il cacher le charme d’antan ?

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Deux sentiments se confrontent en moi. D’un côté, l’esprit de l’adulte qui devine ce que l’architecte naissante entrevoit, de l’autre, le cœur de l’enfant qui refuse de renoncer à ses souvenirs. Comment choisir entre l’idée folle de tout reprendre, tout rénover et redonner une vie à cette bâtisse et la peur d’effacer à tout jamais la masse de souvenirs, d’amour, de battements qui continuent à vibrer dans le silence du temps suspendu ? De ce dilemme émerge en moi le souvenir de mon premier retour là bas, à l’âge de sept ans, lors duquel s’est révélé un attachement qui m’habite encore. La maison m’apparaissait alors comme un musée. Elle était poussiéreuse, chargée de fragments d’une époque passée, un lieu totalement conservé, bien que déserté. Instinctivement alors, je me dirigeais dans ma chambre et retrouvais instantanément mes repères.Invariablement, lors de chacune de mes visites ; mon parcours dans la maison débute dans cette pièce. Petite, j’aimais m’allonger sur mon lit, voir si celui-ci s’accordait toujours avec ma taille. Mais aujourd’hui, je reste debout. J’ouvre les armoires, j’analyse du regard la pièce devenue si petite. Au terme d’une lutte contre l’adulte qui était en train de s’emparer de moi, je me retourne, pleine d’émotion, faisant mes adieux à mon univers d’enfant. Trois pas me suffisent aujourd’hui pour atteindre la chambre de mes parents vers laquelle je courais jadis, fuyant un cauchemar. Malgré son allure un peu fatiguée avec ses rideaux tombants et ses vieux vêtements encore sur les cintres, elle renvoie toujours cette image rassurante de tendresse et c’est avec un humour mélancolique que je retrouve pour la énième fois, dans le tiroir de ma mère, le rouge à lèvres avec lequel je m’amusais. En levant la tête, mon reflet me surprend. C’est un corps de femme qui apparaît dans le miroir où, même sur la pointe des pieds, je voyais à peine mon visage.

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Deux pas en arrière, je me retrouve dans le salon. Je ferme volontairement les yeux pour tenter de retrouver un quelconque souvenir, une trace, un écho. Le feu d’une cheminée m’enveloppe. Je revois les photos de moi, assise ici, j’entends les verres trinquer, les rires… Mais la réalité me rattrape : des cendres dans une cheminée sans braise, des cadres poussiéreux, des sacs plastiques et des canapés dont la mode est dépassée. Je me dirige alors vers la salle de bain, dans laquelle ma poupée et moi prenions le bain. En fait, les éléments bleus datent de l’époque où mon grandpère avait construit la maison pour sa famille. Mes parents, dans une tentative de modernisation, y avaient greffé la grande glace et l’étagère de marbre, en vain. De retour vers le couloir de distribution, je redécouvre encore la salle à manger qui a vu mes quatre premiers anniversaires. Les couverts, les chaises, la table, on pourrait presque s’y installer. Mais la poussière a envahi l’espace et le temps, et ma dinette m’arrive aujourd’hui aux genoux. Le cœur serré, je repense à mon dix-huitième anniversaire qui me rappelle les quatorze années et les nombreuses visites passées depuis le grand départ. En sortant de cette pièce, je me retrouve dans la cuisine. Je me souviens y avoir récupéré des tasses, il y a quelques années, comme pour emporter avec moi une partie du passé. Mon regard est tout de suite attiré par l’échelle qui mène au grenier. D’habitude, dans les maisons, c’est le grenier qui regorge de souvenirs. Ici, il est vide. Nous n’avons pas eu le temps de les accumuler. Tous les objets sont restés, attendant qu’on leur redonne la vie. Comme étouffée par l’émotion, je sors de la maison. C’est à ce moment là que je réalise, une fois de plus, que dans ce lieu, chaque recoin, chaque parcelle recèle une quantité de souvenirs ineffaçables.

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Dans ce qu’on a toujours appelé le jardin, je revois mon dalmatien, les grands repas du dimanche et les nombreux souvenirs de vacances qui se sont accumulés d’années en années. Surement en raison d’un sentiment d’appartenance trop fort, nous n’avons jamais pensé à vendre la maison. Il est même inconcevable pour moi d’y songer. C’est ma maison. Aujourd’hui, je comprends que mon choix d’études n’est pas arrivé par hasard. Depuis la déchirure, mon plus grand désir est de rendre à cette bâtisse ce qu’elle m’a donné de plus cher : la vie. Dès ma première visite de cette maison, un besoin de retour aux sources permanent que je ne peux pas nier m’a amenée à vouloir prendre le relais. Après mon grand père et mon père, comme un sang neuf injecté dans des veines vieillissantes, je veux que cette maison vive à nouveau. Je veux enlever la grille que ma grand-mère a fait mettre récemment, souffrant de voir que d’autres enfants s’amusaient là où nous étions censés jouer. Cette grille qui matérialise le temps, donne au paysage un aspect d’interdit, de frontière, qu’il n’y avait pas avant… Petite, j’écrivais des poèmes, pour exprimer à mes parents ma douleur et mon désir de rentrer. Comprenant que le pouvoir de mes mots n’était pas assez puissant, j’ai naturellement arrêté il y a quelques années. De cette déchirure est née une personnalité, une hypersensibilité à ce que regorge l’architecture. Et si écrire n’a pas changé les choses, je prendrai moi-même en main ce que j’ai toujours voulu réaliser. Avec le temps, les plaies se referment. La déchirure laisse place à un épanouissement, une forme de maturité, une certaine mélancolie dans le regard à travers lequel je vois désormais ma maison, mon enfance, ma déchirure… _Texte écrit dans le cadre du «Book Barto» exercice proposé par Clotilde Barto dans le cadre du P1 à l’ENSA Paris-Malaquais. 15


_introduction p.19 _la mémoire, définition et création

p.29

qu’est ce que la mémoire? mémoire, perception et réception

_garder une trace pour retracer p.67 matérialiser pour conserver (et vice-versa) rétrospective et collection

_le sens de l’absence: de la source vers l’à-venir

p.89

la pesanteur du passé de la source vers l’à-venir

_conclusion p.131

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_introduction 18

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La question de la mémoire raisonne en moi dans mes études d’architecture comme un moyen de faire agir le passé dans le présent contemporain, dans le cadre du projet. Avant d’entamer la question de la mémoire et du souvenir, il m’a parut essentiel de me pencher sur l’origine du lieu de mémoire, et la manière dont cette expression s’est introduite dans la société dans laquelle je vis. En 1970, la notion de « mémoire » remplace celle d’ « idéologie », pointant du doigt la manière dont l’expérience et l’histoire se répondent. En ce que ces deux concepts ont de commun, nous pouvons aussi noter leurs aspects heuristiques et suggestifs, qui constituent dans leur parallélisme, un certain paradoxe. Cependant, la charge temporelle qu’ils recèlent les relie. Tout comme l’idéologie, la mémoire a longtemps été considérée comme évidente, notamment dans les livres d’histoire, qui emploient le terme très couramment. On y trouve les notions de mémoire, mémoires, devoir de mémoire, ou encore patrimoine.1 D’autre part, « haut lieu du souvenir » est une expression qui était employée jusque dans les années 1980, pour parler des lieux qui, par la force des choses, étaient devenus les repères d’évènements marquants. Puis, Pierre Nora a écrit l’ouvrage Les lieux de mémoire (1984-1992). Depuis, ces lieux se réfèrent à l’histoire collective: ils sont là pour commémorer des personnes décédées à la suite d’une guerre ou d’un conflit. La notion de « lieux de mémoire », quant à elle, renvoie au latin. Le « locus memoriae » associant une idée à un lieu, et vice versa.2

Aujourd’hui, nous vivons dans une situation de démembrement du monde et de la société, de l’espace et de l’identité individuelle et collective. Et, dans cette quête du virtuel et de l’impalpable, nous nous retrouvons dans des espaces dissous, en fracture avec l’espace réel, dans lequel nous échangeons avec des idées que l’on se fait des individus, à défauts d’individus réels. Nous percevons, à défaut de ressentir. Pourtant, les lieux de vie, les espaces publics, culturels, ou mémoriels appellent nos émotions, cherchent nos ressentis, veulent faire resurgir des évènements hérités ou vécus. Souvent, c’est la tragédie qui en ressort, comme s’il fallait souffrir pour être dans le souvenir. Y a t-il une manière de s’appuyer sur ces lieux afin d’aller vers un avenir meilleur? Dans un contexte social et économique basé sur l’évolution permanente et rapide, cela fait des décennies que nous accumulons des couches et des strates d’espaces, qui effacent peu à peu les mémoires individuelles et les souvenirs. Je me fais actuellement deux idées différentes du lieu de mémoire. La première est personnelle, c’est celle d’un lieu qui nous reste en mémoire, un lieu parfois abandonné, réhabilité, un lieu qui n’existe parfois plus, mais qui demeure en nous. La seconde est plus collective et tournée vers l’acte de bâtir, comme une manière de construire un espace qui renvoie à une idée, qui rappelle un évènement ou un individu. Dans les deux cas, ce lieux de mémoire nécessite l’humain, car en l’absence d’individus ces lieux perdraient tout le sens. Qu’ils soient lieux, espaces, ou bâtiments, monuments ou non-monuments, ils reflètent toujours une absence, une absence qu’ils veulent faire revivre. Ils cherchent à pointer du doigt la présence de l’absence.

POITRAS Daniel, Pratiques historiennes croisées de la mémoire et expériences de l’histoire dans L’Invention du quotidien (1980) de Michel de Certeau et Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet, Conservations mémorielles, Open Edition Journals, en ligne, 2011 2 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales 1

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Le concept de mémoire est de toute évidence lié à la narration, à l’observation et au ressenti. Je pense qu’il est donc nécessaire de distinguer la mémoire qu’on a, et celle qu’on fabrique. L’espace existe en tant que tel, c’est une réalité. À cet espace est venu s’ajouter l’humain et ses désirs, ses craintes, ses ambitions et ses rêves, et en particulier, la tendance, parfois le besoin de laisser une trace de son passage. L’architecture, reflet d’une société et de son temps présent, souvent pensée dans des perspectives de pérennité, est un geste fort qui permet de laisser son empreinte. Par ailleurs, l’évolution continue du territoire et des éléments constituant notre identité nous confronte à un renouvellement permanent de la mémoire. Si le fait d’innover et de créer est le propre de l’humain, celuici se trouve alors en permanence face à des choix concernant le maintien ou l’abandon de la mémoire sur le territoire. Nous pouvons alors dire que l’espace est porteur de mémoire. Le geste architectural ou créatif est considéré comme un témoin de l’instant présent. Pourtant, aujourd’hui, toute oeuvre est une manière de réécrire le passé, ou de refaire quelque chose qui a déjà été réalisé. Aussi, les lieux ou espaces terrestres qui ont vu la vie, qui ont été révélés par des évènements, ou qui ont été des lieux de passage, ont un lien indéniable avec le temps, mesure évolutive des choses qui ne peuvent pas bouger. Tous les lieux où l’on a vécu deviennent-ils pour autant des lieux de mémoire? J’opposerai un discours de Tadao Ando, diffusé lors de son exposition1 au Centre Pompidou en 2018, au texte Mort d’une maison de Toyo Ito.

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ANDO Tadao, Le Défi, Exposition au Centre Pompidou, 10 cotobre - 31 décembre 2018

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Voici ce que dit Ando: « A l’instar de la création humaine, les édifices sont voués à se détériorer et à disparaître. On pourrait ainsi dire que l’histoire de l’architecture constitue un témoignage de la volonté de l’homme de lutter contre ce destin. Mais, si cela m’est possible, j’aimerais réaliser des architectures qui pourraient durer toujours, non pas en tant que matériel ou style, mais qui resteraient gravées dans le coeur des hommes. C’est ce que j’essaie de faire, pour me rapprocher au plus près de cet idéal, par une quête d’épuration poussée à l’extrême dans mes réalisations, qui finiraient par ressembler à des toiles vides. Et si ce vide parvient à attirer la lumière et le vent, l’espace ainsi créé en sera animé. Un tel vide une fois inséré au milieu d’une ville y provoquera, peut être un évènement insoupçonné et exaltant. Lorsque le vide s’érige face à une muraille de briques marquées par le temps, le fil du temps qui relie le passé au présent, puis le présent au futur, s’y révèle dans toute sa splendeur. Et enfin, si ce vide et le paysage de la grande terre s’unissent, il y apparaîtra un microcosme sans frontières. C’est la rencontre des édifices avec des évènements de toutes sortes qui détient la force d’atteindre et d’émouvoir notre âme. » Toyo Ito, quant à lui, écrit le texte Mort d’une maison1 en voyant être détruite la maison qu’il avait conçue et faite construire pour sa soeur devenue veuve et ses deux jeunes nièces puis démolie vingt ans plus tard quand le travail du deuil a été accompli. Il commence son texte par « Nous sommes essentiellement préoccupés par l’idée de construire. Sitôt un bâtiment achevé, il prend son autonomie, acquiert une autre présence, à laquelle nous nous confrontons en face-à-face. » Puis, plus tard il écrira « J’y ai découvert quelque chose qui interrogeait l’essence même de l‘architecture. Je n’ai pas pu ne pas remettre en question l’acte de bâtir que j’avais auparavant accompli comme une évidence. »

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ITO Toyo, Mort d’une maison, dans L’architecture d’aujourd’hui, n°316,Avril 1998, p.73-87

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Que l’on se place dans l’architecture du souvenir ou dans le souvenir de l’architecture, ces deux textes illustrent une complexité et une infinité de points de vue dans ce domaine. Ici, l’un veut construire des architectures « éternelles », qui restent dans les mémoires, les souvenirs, les livres, tout en évoquant l’éphémère de la vie, tandis que l’autre, a vu a destruction d’une de ses conceptions sous ses yeux, et fait désormais face à l’idée que rien n’est éternel à part le souvenir, et l’article qu’il écrit à ce sujet est d’ailleurs très certainement une manière de laisser une trace mémorielle de cette maison et de la souffrance qu’il a pu ressentir. Pour moi aussi, tout a commencé dans une maison. Les premiers pas, les premiers rapports à l’architecture, la première adaptation à l’espace, qui, compte tenu de ma taille, semblait être tout un monde. Puis, il y a eu la découverte du monde, le vrai, les changements d’échelles, les disproportions, et enfin, la désillusion. Cette maison n’était-elle finalement qu’une parmi tant d’autres, mon histoire n’était-elle pas la même que toutes les autres? Un lieu aussi unique pour moi, pouvait donc être banal aux yeux d’autres personnes. Mes études d’architectures aurait-elles été, inconsciemment, une thérapie, une sorte de manière de me guérir de cette frustration de la perte de ma maison d’enfance? Ce mémoire a pour but de me réconcilier avec l’enfant frustré que j’ai été, l’étudiante attirée par les lieux abandonnés, afin de trouver les réponses à tant de questions liées à la phénoménologie et au souvenir. « There was a time when I experienced architecture without thinking about it » , « Il fut un temps où je vivais l’architecture sans même y réfléchir », écrit Peter Zumthor dans Thinking architecture.1

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Les études d’architecture commencent par une ouverture au monde, un changement de regard sur les choses, pour inciter l’étudiant à voir au delà des espaces, par delà les murs. Puis, l’on nous formate à concevoir, avec des matériaux, des normes, des IPN d’acier et du béton armé, des assemblages, et de grandes baies vitrées par lesquelles il devrait entrer une luminosité optimale. Nous apprenons à concevoir des lieux, des espaces de qualité, qui doivent avoir la générosité de s’adapter aux individus qui les habiteront. Nous concevons alors des projets qui se veulent techniques, mais qui vont finalement abriter des individus, tous différents les uns des autres, et qui portent en eux des histoires différentes. Alors, nous entrons dans une matérialité professionnelle quant à l’espace, en oubliant ce regard que l’on nous avait enseigné au départ. Quelle est cette « dimension cachée » dont parle Edward T-Hall? Pour comprendre nos motivations dans la conception du projet, il s’agirait de revenir à la source. Sûrement à cause de la perte de cette maison et de ma fascination pour l’abandon, je suis attirée par les lieux de mémoire, ces lieux qui regorgent de souvenirs; d’histoires que je n’ai souvent pas vécues qui font toujours écho dans l’espace. Ayant un besoin de mémoire, et un rapport très fort aux souvenirs, je n’oublie jamais rien, et suis très attachée à ces derniers et à ce qu’ils reflètent dans le présent. Aussi, le thème principal de mon mémoire s’est imposé à mesure que je parcourais les livres et références artistiques intimement liés au souvenir. Quel est notre rapport à la mémoire? Comment se situe-t-elle dans l’espace? La conception du projet est-elle une manière de mettre du passé dans l’àvenir?

ZUMTHOR Peter, Thinking architecture, Birkhäuser, Basel,1998

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Pour Michel de Certeau, la mémoire remonte « depuis le fond des océans jusqu’aux rues de nos mégapoles », par delà les langages ou l’histoire. Il la considère comme un arrière-plan d’ombres millénaires qui remontent à nous à « la façon dont la mer revient dans les creux des plages ». Dans son ouvrage, il tente de replonger dans les pratiques populaires communes, « coincées dans les analyses vétustes, paternalistes ou folkloriques des décideurs ».1 Dans quelle mesure l’architecte, en donnant un sens à la mémoire, peut-il introduire le passé dans le présent contemporain, tout en restant tourné vers l’à-venir? Ce mémoire sera axé sur trois parties découlées de l’évolution de la recherche. Nous nous pencherons d’abord sur la notion de mémoire en tant que concept, et les mécanismes qui la génèrent. Ensuite, nous étudierons la manière dont l’être humain conserve les traces du passé, dans un besoin de mémoire et d’un socle projetant. Enfin, nous explorerons les manières dont cohabitent différents temps, en nous, comme dans la ville, et chercherons à comprendre le sens de l’absence, qui permet de puiser à la source, pour irriguer l’à-venir. J’invite le lecteur à se laisser guider, à se perdre, comme on se perd parfois dans les souvenirs, comme on se perd dans un récit, tout en récoltant des bribes, des fragments, pour finalement assembler les morceaux.

POITRAS Daniel, Pratiques historiennes croisées de la mémoire et expériences de l’histoire dans L’Invention du quotidien (1980) de Michel de Certeau et Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet, Conservations mémorielles, Open Edition Journals, en ligne, 2011 1

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_la mémoire, définition et création 28

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_qu’est-ce-que la mémoire? _définitions1_lexique

_mémoire du latin «memoria» Aptitude à se souvenir, souvenir, ensemble de souvenirs, témoignage du passé, memoriae, recueil de souvenirs, monument historique. _ «La mémoire est un processus complexe qui comporte trois phases: apprentissage, stockage de l’information puis restitution (évocation et reconnaissance).» _ «Mémoire est d’abord relevé avec son sens de champs mental des souvenirs, et dans la locution usuelle: avoir quelque chose en mémoire.» _ «L’ancienne locution ‘faire mémoire de «faire que le souvenir soit gardé» est employée plus tard au sens liturgique pour évoquer les personnes sont on se souvient dans les prières de la messe.»

_mémoire sensorielle «La mémoire sensorielle correspond à la mémoire des sensations ressenties grâce à nos cinq sens. C’est l’aptitude de garder en mémoire des évènements de manière brève. Grâce à des perceptions visuelles, auditives, tactiles, gustatives et sonores.» _mémoire épisodique C’est grâce à elle qu’on se souvient des évènements vécus, avec leurs contextes. _mémoire à court terme «La mémoire de travail est un modèle du fonctionnement de la mémoire, mais la mémoire à court terme est expliquée communément comme permettant, à la fois un maintien temporaire, mais aussi la manipulation de l’information maintenue.» _mémoire à long terme «Elle concerne le stockage et la récupération de données qu’un individu peut faire émerger consciemment puis exprimer par le langage. elle est responsable de la mémorisation de toutes les informations sous forme verbale. Elle est composée de la mémoire sémantique, qui rassemble des faits et des concepts théoriques. Elle n’a pas de lien avec le temps et l’espace (savoir qu’une pomme est un fruit par exemple).»

Dictionnaire historique de la langue française

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La notion de mémoire englobe la capacité à se souvenir de choses ou de faits et à se souvenir de soi-même. Elle peut être individuelle ou collective. Aussi, le passé est conservé dans les mémoires personnelles, mais aussi collectives et historiques. Ce qui reste de ce qui a été, ce sont des images, parfois des fragments d’archives qui sont des témoins d’événements réels. Les commémorations sont alors comme des recompositions du passé, selon ce qu’il en subsiste dans le présent. La mémoire et l’imagination vont de paire et sont toutes deux essentielles à la notion de continuité, puisqu’elles permettent un certain ancrage. En effet, comment aller vers l’avenir en étant dans l’amnésie? La mémoire est en fait comme un présent du souvenir. Et les formes de la mémoire sont aussi nombreuses que cette dernière est naturelle. Ainsi, différents types de mémoires s’offrent à nous. La mémoire sensorielle, que l’on ressent grâce aux cinq sens, est celle des sensations. Elle nous permet de garder des évènements grâce à nos perceptions visuelles, auditives, tactiles, sonores et gustatives. La mémoire à court terme, comme la mémoire du travail, permet de retenir des éléments à court terme et de les étudier, ou de les manipuler. La mémoire à long terme représente l’accumulation et l’archivage d’informations dans ce que nous pouvons consciemment replonger afin de faire ressortir. Elle englobe en fait la mémorisation verbale, du langage. La mémoire à long terme est composée de la mémoire sémantique et de la mémoire épisodique. La première est celle des théories qui ne sont pas ancrées dans l’espace-temps. La seconde est celle des évènements et tout ce qu’ils engendrent au niveau émotionnel.

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_se souvenir et/ou mémoriser «Notre mémoire est un processus dynamique. Chaque fois que nous évoquons un moment passé de notre vie, nous reconstituons le souvenirs à partir de plusieurs éléments de natures différentes, que nous avons enregistrés inconsciemment. William James est l’un des premiers en 1890 à définir l’identité par ses liens avec la mémoire de sa propre histoire.»1 Selon lui, nous n’aurions pas d’identité si nous n’avions aucune capacité à remonter dans le passé (ce qui arrive avec l’amnésie, ou certaines maladies comme celle d’Alzheimer). Aujourd’hui, cela est appelé la mémoire autobiographique. C’est la mémoire de nos expériences, celle de nos connaissances personnelles que l’on apprend chaque jour de notre vie. «Cette mémoire est considérée comme un système mnésique uniquement présent chez l’être humain. Lorsqu’un souvenir autobiographique nous vient à l’esprit, tout un réseau est distribué dans le neocortex qui devient alors actif.» 1 Lorsque ce réseau est atteint, en cas de lésions cérébrales par exemple, une permutation de nos souvenirs peut avoir lieu, voire l’effacement total de nos souvenirs, qui accompagne ou engendre directement une perte d’identité. La mémoire individuelle2 est à la source de l’identité. Elle est possible grâce aux sens, aux émotions, aux évènements. D’abord inculquées par la famille, les évènements et les émotions deviennent de plus en plus variés au cours de la vie. Dans la mémoire individuelle, on trouve la mémoire implicite et la mémoire explicite. La mémoire implicite est celle de l’inconscient, ce que l’on retient sans vraiment s’en rendre compte au moment de l’expérience, elle est faite en partie de la mémoire émotionnelle. La mémoire explicite est la mémoire à long terme.

Maurice Halbwachs1 a étudié la notion de mémoire collective dans Les cadres sociaux de la mémoire2. Selon lui, l’appartenance à un groupe est essentielle au souvenir, car, lorsque l’on évolue au sein d’un groupe, la confirmation de la justesse du souvenir peut se faire. L’unicité de chaque souvenir serait d’avantage reliée à la raison, qu’à l’affect. Il a également étudié le concept du rêve. Il s’appuie dessus pour expliquer que ce qui s’est passé ne se conserve pas seulement dans la mémoire individuelle, et que les autres sont aussi là pour nous aider à nous remémorer les choses qui nous auraient échappé. D’où, selon lui, une nécessité du collectif dans la mémoire, afin d’aller vers une précision du souvenir. À l’inverse du rêve, la mémoire pourrait rassembler plusieurs fragments de souvenirs, ce qui appuierait un passé commun, plus rassurant et par conséquent plus ancré. Ainsi, nous pourrions considérer l’importance d’une mémoire collective dans l’idée de la détacher de la mémoire individuelle, pour insister sur l’identité portée par cette dernière. Dans Matière et Mémoire3,4, Henri Bergson5 étudie les liens et rapports du corps et de l’esprit, à la mémoire. Il considère la mémoire comme un élément spirituel, et démontre que le corps, l’esprit et la matière ne font qu’un. Ainsi, sa théorie dit que le corps contiendrait la mémoire et que le cerveau orienterait la mémoire vers le moment présent. Aussi, la mémoirehabitude et la mémoire-souvenir seraient distinctes. L’exemple qu’il utilise est celui d’une leçon apprise par coeur, puis récitée. Le cerveau enclenche alors un mécanisme, une habitude, d’où la mémoire-habitude. C’est en fait la mémoire voulue, qui se sert du cerveau pour faire émerger quelque chose qui a été répété plusieurs fois: mots, mouvements, etc.

Maurice Halbwachs est un sociologue français né en 1877 et mort en 1945. HALBWACHS Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire,1925, Librairie Félix Alcan, Paris,1935 (1ère édition 1925) 3 BERGSON Henri, Matière et Mémoire, Essai sur la relation du corps à l’esprit, Presses universitaires de France, 1946 4 PIGNOT Dominique, La mémoire chez Bergson dans Echos de Saint Maurice, tôme 81, 1985, p.228 - 236 source: https://www.aasm.ch/pages/echos/ESM081028.pdf 5 Henri Bergson est un philosophe français né en 1859 et mort en 1941. 1 2

A. CONWAY Martin , PIOLINO Pascale, Tous les rouages de notre identité, dans La Recherche, mensuel n°432, juillet-août 2009, p.42 2 https://www.observatoireb2vdesmemoires.fr/ 1

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Cette mémoire selon Bergson n’est pas celle qui permet d’enregistrer les faits du passé, il dit même que la mémoire-habitude, «c’est l’habitude éclairée par la mémoire plutôt que la mémoire elle-même.» La mémoire-souvenir serait alors la mémoire pure, directement liée à l’esprit. Ce dernier serait alors celui qui se souvient, et qui conserve naturellement les évènements. Bergson insistera sur l’importance de se souvenir, pour garder conscience de soin en ayant le pouvoir de se replacer dans le passé. Plus l’ancrage dans le passé serait profond, plus la conscience du présent serait forte. Hors, Bergson n’a pas traité la question de la mémoire collective, partagée dans le cadre de groupes ou de sociétés. En effet, il fallait anticiper que depuis Bergson, la vie sur terre et le monde ont énormément évolué, et ce de plus en plus rapidement. On se retrouve à changer de cadres sociaux très souvent, à évoluer différemment et très vite, ce qui influence considérablement nos mémoires en temps qu’individus. Halbwachs dira qu’ «il n’est de souvenir qui puisse être dit purement intérieur, c’est à dire qui ne puisse se conserver que dans la mémoire individuelle.»1 Sa théorie est basée sur la construction d’un rassemblement des mémoires qui s’uniraient dans le but de reconnaître les souvenirs en tant que tels. Ce ne sont pas les lieux et les objets qui nous parlent, mais bien nous qui leur parlons.2 La frontière si fine entre la mémoire des lieux et celle des individus se révèle alors. Car nous avons l’impression que la mémoire nous communique des choses, nous parle presque. Elle devient alors un élément qui se parle, que nous parlons, que nous représentons. Selon halbwachs, il est esseentiel de se rattacher en temps qu’humains à la trame d’un récit collectif, comme une fondation commune sur laquelle on prend appui pour se repérer.

Nous avons donc besoin d’espaces et d’autres individus pour créer, mais aussi pour transmettre la mémoire. En 2004, lors d’un séminaire1 portant sur les mémoires, Jean-François Augoyard2 émet l’affirmation suivante: «Les processus mémoriels portent davantage sur les processus ordinaires de la mémoire que sur les actions mémorielles visant à solliciter la mémoire des gens.»3 En effet, les mémoires des individus s’opposent aux lieux de mémoire, par l’évidence de la mobilité des uns face à l’immobilité des autres. Cependant, ils sont en coalition puisque c’est la mémoire des individus qui engendre l’organisation des espaces et des lieux de mémoire. Ce sont aussi les rituels, habitudes ou rites des individus qui forment les espaces collectifs, et qui y laissent des marques. Maurice Halbwachs, dans La mémoire collective3, explique la relation entre groupe d’individus et espaces de vie. «L’Homme transforme l’espace à son image en même temps qu’il s’y adapte.»4 Par l’Homme, il entend la société, le groupe, et insiste sur l’aspect essentiel de cette pluralité d’individus qui projettent des lieux vivants. Selon lui, la mémoire individuelle n’est qu’images ou fragments d’esprit, qui doivent être, grâce à la mémoire partagée, recomposés.Il renie la notion de souvenir en tant que tel, qui selon lui n’existerait pas vraiment. Il n’existerait que des morceaux ou bribes de moments à l’intérieur de chacun de nous, qui pourraient être regroupés pour former une mémoire, dans un cadre collectif. Les cadres sociaux, ou groupes dans lesquels nous évoluons sont selon Halbwachs essentiels à la composition d’images passées, pour permettre d’appuyer l’identité. L’histoire, quant à elle, est décrite par Halbwachs comme un élément détaché de la sociologie. Séminaire du programme interministériel cultures, villes et dynamiques sociales: Mémoires instituées et mémoires à l’oeuvre. Les lieux et les gens dans le devenir des villes, 2004 2 Jean -François Augoyard est docteur en études urbaines dont le travail porte principalement sur la perception de l’espace et les actions sociales de la ville, sur la méthodologie interdisciplinaire de l’environnement sensible (son, lumière, odeur,…). 3 HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997 (1ère édition Presses Universitaires de France 1950) 4 HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, chapitre «l’espace fictif» 1,3

HALBWACHS Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire,1925, Librairie Félix Alcan, Paris,1935 (1ère édition 1925), p.371 « Ainsi, l’apparence des choses change selon les émotions. Nous voyons la magie et la beauté en elles, alors que la magie et la beauté sont, en réalité, en nous. » Gibran Khalil Gibran 1 2

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Il différencie la mémoire collective de l’histoire, en insistant sur le côté «hors du temps» de cette dernière, qui s’oppose à la possibilité de la mémoire de se recomposer dans le présent. L’histoire est perçue, la mémoire est vécue et peut être re-vécue d’une certaine manière.

Dans l’architecture, comme dans la mémoire, deux choses sont essentielles: des individus et des lieux. Ces lieux qui accueillent des fragments de vie, deviennent avec le temps des images à moitié réelles, à moitié façonnées par notre esprit sélectif humain.

Pour appuyer son propos, Halbwachs donne l’exemple du témoignage, qui ne prend sens que dans le collectif, et qui, dans un cadre de solitude, n’existerait pas. Il y a une dimension de compréhension dans le cadre des témoignages, comme un «je te comprends, j’ai vécu la même chose», qui prend sens dans la collectivité. « Si nous examinions de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis ou d’autres hommes nous les rappellent. (…) c’est dans la société que l’homme acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, qu’il les reconnaît et les localise. (…) il n’y a pas à chercher où sont les souvenirs, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de mon esprit où j’aurais seul accès, puisqu’ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire. »1 Halbwachs part dès le début de son ouvrage, de la nécessité des groupes sociaux dans le cadre des souvenirs. Son propos peut aussi faire penser aux souvenirs ou mémoires hérité(e)s, que l’on nous raconte et sur lesquels on se construit. Au sein des groupes et des sociétés, en somme, au coeur des discussions, naît la vraie mémoire, et nos souvenirs ne sont-ils pas finalement ceux que l’on choisit, par sélection de ce qui nous représente le plus au moment où l’on parle?

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HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, introduction

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_images et mémoire projettée « Dans cette optique qui est la nôtre, la transformation du territoire en paysage, à l’oeuvre dans l’art des jardins, peut être rapportée au projet de constituer des systèmes de lieux et de les rendre disponibles pour la mémoire individuelle et collective (…) l’idée du jardin comme théâtre de mémoire disparaît assez naturellement lorsque l’art des jardins cesse lui même de se concevoir comme un art de la représentation. Cela ne signifie pas que « la question de la mémoire ait déserté celle du jardin, ni qu’une nouvelle discipline ou une nouvelle sorte d’art de la mémoire ne puisse aujourd’hui s’y réinventer. »1 Sebastien Marot2

«L’épaisseur du passé» dont parle Sébastien Marot, c’est celle sur laquelle nous marchons chaque jour, et qui prend chaque jour un peu plus de place. Une partie de son travail répond d’ailleurs à la question de l’obsolescence due à un trop plein de mémoire, ou de la saturation des espaces ou des architectures. Ce qu’il est intéressant de retenir, c’est ce va et vient permanent, dans l’architecture, entre le passé et le présent, afin de projetter le futur. La mémoire est partout où nous voulons qu’elle soit, elle est aussi à des endroits que nous ne soupçonnons pas, elle est le reflet de l’évolution humaine et donc, elle est une matière d’architecture indéniable.

Sebastien Marot se base sur un texte de Frances Yates3, The Art of Memory4, qui explore l’art de la mémoire, en puisant à la source de ce dernier, dans la Grèce Antique. Les Grecs avaient développé un art de la mémoire, en retenant des images qui étaient supposées les ramener à des souvenirs. Cela a d’ailleurs commencé avec l’architecture. En créant dans l’imaginaire un parcours bien tracé, il leur était possible grâce à l’imagination de refaire la visite du lieu grâce à ce concept. Ainsi, selon Sebastien Marot, l’architecture est «instrument de la mémoire et la mémoire matière d’architecture».5 Il veut démontrer l’importance du site dans le projet, et définit le «suburbanisme»6 actuel, qui est ignorant de «l’épaisseur du passé». Aussi, il insiste sur l’importance des strates spatio-temporelles et leur richesse dans le cadre de projets urbains ou architecturaux. La ville évolue, le sol nous échappe parfois, il est en mouvement permanent, et, à mesure que nous évoluons, les strates s’accumulent sur les territoires.

MAROT Sebastien, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Editions de la Villette, Paris, 2010, Penser l’espace, p.34 Sebastien Marot est philosophe, professeur à l’ENSA Marne-La-Vallée, et travaille sur le palimpsteste, l’urbanisme, l’architecture et la «mise en scène de l’épaisseur historique des situations construites par ces différentes disciplines». 3 Frances Yates est une historienne britannique des arts et des idées, née en 1899 et morte en 1981. 4 texte publié en 1966. 6 Terme inventé par Sebastien Marot pour désigner la subversion de l’urbanisme. 1,5 2

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Richard Long est un land artiste, sculpteur, peintre et photographe anglais. La marche est un de ses outils principaux pour connecter l’art et la nature. 1

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Les images que nous avons des lieux que nous arpentons ou que nous vivons deviennent des paysages de nos mémoires, laissent des traces en nous. Richard Long1, land artiste, a quant à lui travaillé sur la trace que nous laissons, -qu’il laisse- sur les paysages. Des traces éphémères, à l’image des moments de vie, mais qui deviennent des souvenirs permanents, grâce à la photographie. L’art de Richard Long consiste à déplacer des éléments naturels, pour changer le paysage, sans le dénaturer. Il peut évoque l’empreinte de l’Homme sur la nature, ou encore le déplacement naturel et évolutif des matières, suivant l’évolution de la Terre. Le travail de Richard long est en trois temps, et offre donc trois dimensions du souvenir. La première est celle de l’expérience du site, du moment éphémère sur une nature presque pérenne. Puis, vient l’installation, la modification voulue et apportée au paysage, et enfin, la photo, qui garde une trace palpable d’une intervention éphémère. La manière dont Richard Long prend la photo peut aussi parfois nous tromper, ou insister sur tel ou tel aspect du paysage. Cela fait marcher notre imaginaire, puisque nous n’avons pas vécu le site à la manière de l’artiste. Il choisit d’ailleurs souvent des lieux où nous ne sommes pas amenés à nous rendre dans l’immédiat pour «vérifier». Nous n’avons en quelques sortes accès qu’au souvenir de l’oeuvre, qui devient l’oeuvre elle-même. À la manière de nos fragments de vie, moments ou évènements, les oeuvres de Richard Long disparaissent pour laisser des traces, dans nos mémoires ou par la photo, puisque c’est un outil auquel nous avons facilement accès aujourd’hui. Les oeuvres existent puis disparaissent, un autre espace-temps leur est dédié et pourtant, le cycle d’existance et de disparition s’apparente au notre. _photo

et

installation

Richard Long est un land artiste, sculpteur, peintre et photographe anglais. La marche est un de ses outils principaux pour connecter l’art et la nature. 1

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de

Richard

Long,

Sahara

Lign,

1988


L’outil de photographie vient capturer le moment de vie, comme nos cerveaux capturent des images pour les classer de souvenirs. Ce qui est représenté par la photo a vraiment existé, mais n’est plus qu’un souvenir. Roland Barthes1 dans La Chambre Claire2 écrit: « une photo procure une certitude qu’aucun écrit ne peut donner. Elle ne se distingue pas de son référent et elle y adhère. Elle ratifie ce qui représente, elle s’authentifie elle-même, ce que le langage ne peut pas faire. Par nature, le langage est frictionnel, tandis que la photographie ne ment jamais. Elle nous assure de la réalité, mais une réalité qui n’est qu’un point singulier du passé, c’est un certificat de présence. Ce que la photographie reproduit à l’infini, n’a eu lieu qu’une fois. »

_photo

et

installation

de

Richard

Long,

Rivière

Roland Barthes est un philosophe français né en 1915 et mort en 1980. BARTHES Roland, La Chambre Claire, Note sur la photographie, Broché, Paris, 1980. Ouvrage dans lequel l’auteur tente de comprendre si la photographie est différente des autres moyens de représentation 1 2

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Routière,

Box

Hill,

Londres

2012


_mémoire, perception et réception _le corps, l’espace, la mémoire perception: n.f. Evénement cognitif dans lequel un stimulus ou un objet, présent dans l’environnement immédiat d’un individu, lui est représenté dans son activité psychologique interne, en principe de façon consciente ; fonction psychologique qui assure ces perceptions.1 Maurice Merleau-Ponty2 définit la perception comme un «contact naïf avec le monde». En fait, la perception regroupe les outils qui nous permettent d’être insérés au monde, d’en faire partie. C’est ce qui permet l’immersion dans l’environnement, et donc, par une conscience totale de l’extérieur, une connexion à l’intérieur de nous-mêmes. Dans Phénoménologie de la Perception3, Merleau-Ponty scinde l’espace, et le décompose en «espace vécu» et «espace perçu». «L’espace est déjà en nous. Loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas d’espace pour moi si je n’avais pas de corps.»4 L’espace que l’on perçoit, l’espace perçu, est donc un espace que notre cerveau compose. Pour autant, il n’est pas imaginaire, il nous permet d’agir dans la réalité, dans l’espace physique. L’espace vécu désigne l’espace du corps, en temps que tel. On distingue dans les écrits de Merleau-Ponty la spatialité de position qui évoque la place que prend le corps dans l’espace et la spatialité de situation qui est la manière dont le corps agit, bouge dans l’espace. L’espace extérieur, l’espace perçu et l’espace vécu sont les trois espaces définis par Merleau-Ponty. « L’espace n’est pas un concept extérieur au cerveau de l’homme, il est perçu mais il est aussi vécu.»5 Alain Berthoz considère que notre relation avec l’espace est profondément reliée au corps. Dictionnaire Larousse Maurice Merleau-Ponty est un des fondateurs du terme phénoménologie, qui désigne la philosophie de l’analyse des phénomènes perçus. 3 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Paris, 1976 (1ère édition: 1945). 4 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Paris, 1976, p.119 5 BERTHOZ Alain, RECHT Roland, Les Espaces de l’Homme, Odile Jacob, Paris, 2005, p.127

Ce que nous voyons de l’espace, ce que nous en percevons plus largement, est directement lié à des éléments incarnés en nous, qui deviennent des referentiels. Dans la relation à l’espace, Alain Berthoz traite la différence entre le corps et le cerveau, qui définissent deux degrés de contact à l’espace. Selon lui, « le cerveau est lui-même le reflet du corps dont il contient des modèles internes des propriétés géométriques et dynamiques. »1 Et le corps, quand à lui, est à la fois récepteur et réfleecteur de l’espace, dans la mesur où il évolue au sein de l’espace physique, et peut modifier sa perception. Pour aller plus loin dans la réflexion, Berthoz va étudier les espace «égocentré» et «allo-centré». Ce que le corps nous permet, c’est vivre l’espace, en avoir une connaissance basée sur l’expérience.La manière que nous avons de mouvoir notre corps est notre appartenance au monde, l’espace est à l’intérieur de nous. « Loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas d’espace pour moi si je n’avais pas de corps. » 2 Dans notre corps, un espace recèle la culture. La culture inculque au corps une manière de se tenir, d’interagir, de se mouvoir, et influence donc de manière considérable nos espaces. De manière interactive, les espaces sont conçus en fonction des cultures, et influencés par elles. Selon Merleau-Ponty, les souvenirs sont des éléments qui s’ajoutent à l’expérience, au vécu, pour les rendre plus précis. Le corps est un de nos outils les plus puissants dans la perception naturelle de l’espace. Dans certains milieux, qui nécessitent une conscience totale du corps et de l’espace, comme la danse, ou le théâtre, le corps et sa manière d’exploiter le lieu renvoient au spectateur des perceptions.

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BERTHOZ Alain, RECHT Roland, Les Espaces de l’Homme, Odile Jacob, Paris, 2005, p.128 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Paris, 1976, p.119

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« Notre rapport à l’image est celui du trompe l’oeil. Nous cherchons à transformer la perception, à brouiller les pistes du vrai et du faux, à franchir les frontières quotidiennes du réel, et faire apparaître des choses qui ne sont pas « possibles ». Modifier, distordre et décaler le rapport au temps et à l’espace. » Adrien Mondot et Claire Bardainne 1 Hakanaï, un de leur spectacles créés en 2013, est une chorégraphie, doublée d’une performance: la danseuse évolue dans un paysage de surfaces mouvantes. « Hakanaï », en japonais, désigne l’évanescence, de transitoire, d’impertinent et de fragile: quelque chose qui se trouverait entre le rêve et la réalité.3 « Mot très ancien, il évoque une matière insaisissable associée à la condition humaine et à sa précarité, mais associée aussi à la nature. Il s’écrit en conjuguant deux éléments, celui qui désigne l’homme et celui qui désigne le songe. Ce collage symbolique est le point de départ de cette partition pour une danseuse rencontrant des images, faisant naitre un espace situé à la frange de l’imaginaire et du réel. »2 De manière simultanée, les mouvements de la danseuse font bouger les images, qui prennent la forme de particules lorsqu’elles représentent le mouvement de l’air par exemple. Les mouvements des éléments projettés laissent penser qu’ils recèlent la mémoire des mouvements du corps de la danseuse pour les retranscire en direct, comme un moulage.

_Adrien Mondot et Claire _source: Institut Français de Tokyo

Bardainne,

Hakanaï,

Adrien Mondot et Claire Bardainne sont associés, dans une compagnie de théâtre, site internet: am-cb.net source: institut français de Tokyo, site internet: https://www.institutfrancais.jp

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Tokyo’s

Women

Plaza,

2013


En 2012, Aurélien Bory1 met en scène Plexus, une pièce qui transmet la mémoire et son fonctionnement, presque mécanique. «Plexus» provient du latin et désigne l’entrelacement.2 Par la suite, l’anatomie du mot donnera la signification «réseau de nerfs ou vaisseaux»3, ce qui peut aussi s’apparenter aux lignes et fils qui constituent le décor. C’est Kaori Ito, danseuse japonaise, qui constitue elle-même la pièce, entourée de projections lumineuses. Le spectacle est une immersion totale tant pour elle que pour les spectateurs. L’oeuvre représente le récit par la danse, c’est le corps qui communique avec le décor et le son. Attaché à la poitrine de Karori Ito, un micro renvoie les sons émis par son corps. Il n’y a plus de frontières entre l’intérieur et l’extérieur de la danseuse pour les spectateurs. Pour Aurélien Bory, « c’est la mémoire d’un corps travaillé, les traces de la danse à l’intérieur de ce corps vivant. » _Aurélien

Bory,

Kaori

Ito,

Plexus,

Théâtre

Aurélien Bory est un artiste metteur en scène et scénographe. Il est directeur artistique de la compagnie 111. source: https://www.cie111.com/ 3 Centre National des ressources textuelles et lexicales 1 2

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de

Caen,

2012

_Compagnie

111


«Lecteur, as-tu quelquefois respiré Avec ivresse et lente gourmandise Ce grain d’encens qui remplit une église Ou d’un sachet le musc invétéré? Charme profond, magique, dont nous grise, dans le présent, Le passé restauré.» Charles Baudelaire, Le parfum Avant de plonger dans une partie directement liée à la perception plastique, et à ce que l’on peut voir, il me paraît important de rappeler Proust1, et l’importance qu’il donnaît au goût et aux odeurs, dans la mémoire. À la recherche du temps perdu2 se penche spécifiquement sur la mémoire «involontaire» et la mémoire «volontaire». Cette dernière est la mémoire qui a recourt à l’intelligence, consciente. La mémoire involontaire est pour lui celle des sens, celle qui nous surprend, faisant ressurgir le passé instantanément. C’est à nous, au passé qu’elle nous renvoie, et non à l’image du passé que l’on pourrait retrouver grâce à la mémoire de l’intelligence. Lorsque Proust parle de la madeleine, il promeut l’importance de la mémoire olfactive et gustative: «La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que j’eusse goûté.»3 Selon Proust, ce qui passe et se passe à l’intérieur de nous, aurait donc un impact plus puissant que l’extérieur, simplement observé.

Pour tenter de comprendre le rôle des odeurs et la place qu’elles peuvent prendre dans le processus mémoriel, je me suis intéressée au travail de Sissel Tolaas4. Artiste et chimiste, elle a travaillé sur l’odeur des villes, et la retranscription de ces dernières. S’impregnant des parfums et des odeurs des quartiers dans les villes, ses expositions consistent à faire sentir aux visiteurs des recompositions exactes de ce qu’elle a pu capter sur place. Une application (Smell Scape KNK KCMO) est même reliée aux expositions, et propose un parcours qui permettrait de suivre le parcours olfactif de l’artiste. Bien que les émotions liées à ce que l’on ingurgite littéralement soient les plus puissantes, même selon la science, il me semble que leur spontaniéité, dans le cadre de la mémoire et du souvenir est plus intéressante. Tout ce que l’on chercherait à raviver intentionnellement serait alors moins puissant que ce qui nous éclate spontanément à la figure? En temps que future architecte, je suis davantage intéressée par l’émotion plastique, celle que l’on peut faire surgir à partir d’une architecture, d’un lieu, celle qui trouve son refuge et se révèle dans l’espace.

Marcel Proust (1871- 1922) est un écrivain français. PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, Bernard Grasset et Gallimard, Paris, 1913-1927 4 Sissel Tolaas est une artiste norvégienne née en 1963. Ses oeuvres majeures de recompositions d’odeurs des lieux sont les Smellscapes. source: https://www.nez-larevue.fr/themes/sissel-tolaas/ 1

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L’ Architecture, à la manière de la danse, est un jeu de perception, de va et vient entre l’intérieur et l’extérieur, de communication de ces derniers, à travers un langage. Juhani Pallasmaa1, dans son ouvrage Le regard des sens2, a démontré la sensorialité de l’architecture, et le pouvoir qu’elle donne à l’être humain de mettre en relation l’espace et le temps. L’architecture, reflet d’une société et de son temps, recèle en quelques sortes ce que ses constructeurs on saisi de leur temps, et la manière dont ils vivent «dans» ce dernier. Dans le monde d’aujourd’hui, et plus spécifiquement dans notre société, le virtuel est de plus en plus mis en avant, et rend l’espace de plus en plus insaisissable. De cela a émergé selon lui une déconnexion entre le corps et l’esprit, qu’il tente de mettre en valeur, par l’étude des liaisons de la main au cerveau. Son autre ouvrage, La main qui pense3, traite également de ce sujet. Le corps nous permet de percevoir le monde, grâce à nos sens, et le lien du corps et de l’esprit est le seul à permettre l’acte de créer. « L’inhumanité de l’architecture et des villes contemporaines peut s’entendre comme la conséquence de la négligence du corps et des sens, un déséquilibre de notre système sensoriel. La multiplication des expériences l’aliénation, de détachement et de solitude dans le monde technique d’aujourd’hui peut être liée à une certaine pathologie des sens. »4 Pallasmaa fait une critique de l’emprise des images et donc de la vue sur notre société actuelle et nos vies. Cela a lieu au détriment de notre corps, de nos autres sens et de notre capacité d’imaginer. Nous sommes davantage spectateurs qu’acteurs de l’espace. Une grande partie de l’ouvrage se concentre sur les espaces de la mémoire et l’imaginaire. Pour lui, les sens sont inter communicants et dépendent les uns des autres.

Il exprime donc le besoin que doivent avoir les architectes quant aux expériences liées au sensations, qui ne sont pas uniquement celles des cinq sens que nous connaissons. Il émet l’objectif de concevoir une architecture qui permettrait une projection d’actes, et avec laquelle les individus pourraient créer des liens intimes, grâce à leur mémoire ou leur imagination. L’architecture, parce qu’elle reflète et recèle la vie, devrait avoir pour but selon moi de rendre ses usagers heureux. Les rendre heureux, c’est ne faire qu’un avec leurs modes de vie, c’est s’adapter à leurs habitudes et être flexible à celles qu’ils créeront. C’est rendre possible l’attachement au lieu, par les évènements ou les émotions que ce dernier laissera dans les mémoires. De la même manière, les lieux où l’on s’isole, ou encore les lieux où l’on se souvient, rendent l’introspection naturelle. Les sensations extérieures au corps éveillent la mémoire, qui déclenche l’émotion. La réalité éclate aux yeux de ce que l’on s’imaginait du lieu, dans le souvenir (comme l’exemple de ma maison dans mon book Barto). Par opposition, dans certains espaces conçus, on ne retrouve aucune volonté de sensation, d’émotion, ces éléments disparaissent aux profits des fonctions, voir des « multi-fonctions » des espaces. Se souvient-on de ces lieux ou de leurs fonctions? Merleau-Ponty prétendait que le souvenir n’est pas une image du passé, ni une empreinte, puisque celle-ci est par définition presque éternelle. C’est la conservation d’une perception qui la fait rester. Pour autant, celle-ci ne peut pas ramener le passé, qui n’est plus, mais, grâce à la mémoire, il peut réapparaître au présent dans nos pensées. Cela est possible grâce à la perception de certains éléments architecturaux, que nous allons tenter d’expliquer en s’appuyant sur quelques exemples.

Juhani Pallasmaa est un architecte finlandais, et ancien professeur de l’université d’Helsinki et ancien directeur du musée de l’architecture finlandaise. 2,4 PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau, Paris, 2010 3 PALLASMAA Juhani, La main qui pense, Actes Sud, Paris, 2013 1

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_perceptions et mémoire: vers une émotion plastique L’agencement de l’espace et l’atmosphère générée par les formes, les couleurs, les ouvertures, cadrages et autres, s’impriment en nous et nous permettent de nous identifier aux lieux, mais aussi de nous y repérer, presque inconsciemment. Cela est doublé d’un ressenti: nous vivons alors les lieux plutôt que de simplement les voir. Divers outils architecturaux permettent de déclencher des ressentis qui marquent les esprits lors de la perception, et donc de marquer les esprits en s’introduisant dans les mémoires de chacun. Parmi eux les formes, les couleurs et la lumière. En 1954, Mathias Goeritz1, dans Le Manifeste de l’Architecture Emotionnelle2, explique une manière de concevoir les espaces en travaillant sur la manière dont ces derniers vont émouvoir leurs visiteurs. C’est une claire opposition à l’architecture fonctionnaliste qui ne prend pas en compte le corps humain et ses sensations. «J’ai travaillé en totale liberté pour réaliser une oeuvre dont la fonction serait l’émotion.» En 1950, avec Luis Barragán3, il concevait déjà le Musée El Eco (l’écho en français, mot qui évoque déjà une raisonnance des lieux, une émotion), qui sera ensuite construit, dans le but de créer un espace qui sera en osmose émotionnelle avec ses visiteurs. Ce dernier est entièrement pensé pour susciter des émotions et générer des ressentis. Luis Barragán dépeint des architectures qui ont pour objectif de déclencher des processus dans la mémoire, qui vont des formes aux couleurs, pour influencer le visiteur dans son expérience spatiale. On peut le voir dans les photos, presque ironiquement, points de vues, ombres, objets veulent évoquer la nostalgie (rideaux, faux poème). Nicolas Gilsoul4 qui a beaucoup étudié Barragán, dira qu’il « ré-interprète, recompose et met en scène les réminiscences de la mémoire comme un cinéaste monte les séquences de son film pour lui donner sens. »5

_Poème en plastique, Musée _photo de Marianne Gast, 1953 _source:https://eleco.unam.mx/

El

Eco,

Mathias Goertiz est un sculpteur mexicain. GOERITZ Mathias , Manifesto de la Arquitectura Emocional, 1953 3 Luis Barragán (1902-1988) est un architecte mexicain, il est très réputé pour son mélange du vernaculaire et du Modernisme. 4 Nicolas Gilsoul est professeur à l’ENSA Paris-Malaquais, architecte, paysagiste, Grand Prix de Rome et docteur en sciences à l’Institut des sciences et de l’industrie du vivant et de l’environnement à Paris 5 GILSOUL Nicolas, Jardinier de l’architecture émotionnelle, dans Projet de Paysage, 2008 (https://www.projetsdepaysage.fr/) 1 2

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_Tour Jaune, Musée _photo de Marianne Gast, 1953 _source:https://eleco.unam.mx/

El

Eco


Ces éléments, aussi trompeurs qu’évocateurs de nostalgie ou de souvenirs personnels, sont des « pièges à souvenirs ». Ils naissent d’une utilisation très fine de la perception de détails qui mènent vers une introspection. Alors, nous ne sommes plus de simples visiteurs, nous nous imprégnons du lieu dans lequel nous entrons, qui nous fait lui-même entrer dans notre dimension intérieure. L’espace n’est plus simplement perçu, il est vécu. La perception est lente, et résulte d’un processus de parcours, qui en fait une contemplation. Cette dernière est la source d’une isolation mentale, qui permet d’aller vers l’intérieur, les émotions. Nicolas Gilsoul a écrit une thèse dans laquelle il décrit les stimuli qui sont à l’origine de l’enclenchement de la mémoire chez Barragán. La nostalgie est émise par des moyens visuels et tactiles: formes, couleurs, ombres, qui, par leur mise en place ou leur exagération, vont rendre l’effet d’un décor de théâtre dans lequel le spectateur est immergé. Les sons, quant à eux, recèlent un effet de recueil, une distinction souvent insistante sur l’absence de l’homme dans la nature. Enfin, les mouvements du corps et les sensations générées par un resserrement de murs, un abaissement de la tête, ou autres, sont appelés stimuli kinesthésiques, et font appel à la mémoire corporelle. Ils viennent rappeler des émotions plus considérées comme universelles, comme l’anxiété ou la plénitude.

« Si l’on en réfère à notre expérience immédiate, à partir de notre vécu corporel, on observe que l’architecture, sans doute plus que d’autres formes d’art, engage et assemble un très grand nombre de dimensions sensorielles. La lumière et l’ombre, les transparences et les profondeurs, les phénomènes colorés, le jeu des matières et des textures, celui des dimensions, la présence des volumes parfois pleins, parfois vides, les relations d’échelles, le dialogue avec la taille de notre corps, les rapports d’ouverture et de fermeture de compression spatiale, la relation entre l’horizon et le proche sont autant d’éléments qui participent de manière simultanée à la découverte et à l’appréciation d’un lieu. »1 Merleau Ponty disait que l’architecture devait rendre visible la façon dont le monde nous touche . C’est une discipline qui reflète la relation de l’être humain au monde dans lequel il vit. Certains artistes, comme Daniel Buren2, utilisent la perception des formes pour évoquer des souvenirs. Ses travaux ont pour objectif de replonger totalement les spectateurs dans l’univers de l’enfance, grâce aux formes et aux couleurs primaires, qui rappellent les jeux pour enfants. Les échelles sont également un jeu: des cabanes géantes, pour une intégration totale à taille adulte dans des proportions identiques au rapport enfant/cabane. L’installation va jusqu’à l’installation de vitraux sur la façade, afin de plonger les visiteurs dans une atmosphère colorée et un retour à l’enfance, avant même d’entrer dans le bâtiment. Ces mêmes vitraux projettent, grâce à la lumière, leurs couleurs sur le sol du couloir d’entrée, comme un seuil préparant à l’immersion dans les cabanes.

YOUNES Chis, BONNAUD Xavier, Perception/Architecture/Urbain, Infolio Edition, Collection Archigraphie Poche, Paris, 2014, partie sur Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine 2 Daniel Buren est un artiste, peintre et sculpteur français né en 1958. 1

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_Comme un jeu d’enfant, travaux in situ, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014 _source: https://www.danielburen.com/

_Comme un jeu d’enfant, travaux in situ, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014 _source: https://www.danielburen.com/

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« Même une pièce qui doit être obscure a besoin au moins d’une petite fente pour qu’on se rende compte de son obscurité.» Louis Kahn1 La lumière a toujours été à la source de poésie, d’art, de ressentis: elle est visible, ressentie, mais n’est pas palpable. Cela la rend presque mystique, à la fois matérielle et immatérielle. Dans les milieux de l’art et de l’architecture, la lumière a tous les rôles: l’apparition, la fonction, et le marquage des mémoires. Dans l’architecture Romane2, la lumière était, notamment dans les édifices religieux, la représentation divine. Rembrandt ou Le Caravage, pendant la Renaissance3, ont travaillé la lumière dans ce qu’on appelle le clair-obscur4. Vers une architecture de Le Corbusier (1923) n’a été qu’une théorisation sur l’utilisation de la lumière en architecture. Cette dernière existe en effet depuis toujours, et était peut être aussi évidente qu’essentielle. La lumière, omniprésente, est l’essence même du visible, et, lorsqu’elle est travaillée à bon escient, devient un outil esthétique très délicat et magnifiant. La maîtrise de la lumière donne lieu à une mise en valeur des espaces, un amplification des ombres et une possibilité infinie d’effets ou de jeux par son usage.

« La nature de mon travail, c’est la mise en forme de la lumière. La lumière, c’est le matériau, la perception, le média. Il n’y a pas d’image dans mon travail, car la représentation ne m’intéresse pas. Je suis intéressé par la vision intérieure. Le point de jonction entre vision intérieure et regard sur le monde n’est qu’une métaphore pour désigner ces espaces ouverts sur le ciel, les skyspaces.» 1 Dans ces espaces, où peut de choses se passent en apparence, où la couleur et la lumière prennent toute la place, l’individualité est mise en avant, et les sensations intérieures, ou émotions ravivées par la mémoire peuvent avoir lieu. C’est le silence, les couleurs et la lumière qui remplissent l’espace, dans le but que tout se passe en nous.

Plus récemment, l’artiste James Turrel a travaillé sur l’expérience apportée par la lumière et les couleurs. Il se dit créateur de «skyspace».«Un Turrell Skyspace est une chambre spécifiquement proportionnée avec une ouverture dans le plafond ouverte sur le ciel. Les Skyspaces peuvent être des structures autonomes ou intégrées à une architecture existante. L’ouverture peut être ronde, ovulaire ou carrée.»5 Louis Kahn est un architecte américain, considéré comme l’un des plus grands architectes du XXème siècle. 950 - milieu du XIIème siècle. 3 XIVème - XVIème siècle. 4 Dans un tableau, une gravure, un dessin, effet consistant à moduler la lumière sur un fond d’ombre, suggérant ainsi le relief et la profondeur. (source: Larousse) 5 source: jamesturrel.com 1

_James Turrell, Epiphanie _source:photo de David Lebron

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James Turrell, source: https://dumas.ccsd.cnrs.fr/

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Rice

University,

Houston,

Texas


«Montagne, Pierre, Eau: construire dans la pierre, construire en pierre, construire à l’intérieur de la montagne, construire au flanc de la montagne, être au coeur de la montagne. Comment traduire toutes les acceptions et toute la volupté de ces expressions en langage architectural? C’est en essayant de répondre à ces questions que nous avons conçu cet édifice, lequel, petit à petit, a pris forme sous nos yeux. »1 Le travail de Zumthor2 est pour moi comme une déclaration d’amour à l’écho. Conscient de la disparition vaporeuse du passé, il fait en quelques sortes confiance à ce que les éléments les plus vieux, qui l’ont vu évoluer peuvent témoigner. Dans les Thermes de Vals, Quartz et Bêton viennent ériger un temple de bien être au beau milieu de la nature, comme un lieu hors du temps, qui veut pourtant témoigner du passage de ce dernier.

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Dans ce projet, Zumthor énonce clairement un corps à corps entre la nature, l’homme et l’architecture. Comme un lieu de symbiose où ces trois éléments se rencontrent pour ne faire qu’un, grâce aux formes, aux lumières et par la contemplation. Les traces de rouille qui apparaissent suite au glissement de l’eau sur le tuyau en acier, matérialisent le passage du temps. La lumière est travaillée dans un but fonctionnel: elle indique la température de l’eau, mais également dans un but apaisant, lorsqu’elle se mêle à l’eau pour la mettre en avant, dans le but de faire plonger le visiteur dans l’élément principal du projet.

_Peter Zumthor, _source: ArchDaily

Thermes

de

Vals

_Peter Zumthor, _source: ArchDaily

Thermes

de

Vals

Peter Zumthor, source: https://voirenvrai.nantes.archi.fr/ Peter Zumthor est un architecte Suisse né en 1943.

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Tadao Ando, architecte Japonais, a lui aussi une relation très particulière à la lumière. -Je me souviens d’une exposition au Centre Pompidou lors de laquelle il disait que la lumière devait avoir pour but de donner l’envie d’être touchée, attrapée.- Il travaille sonvent la lumière avec le bêton, comme deux matériaux propres qui communiquent entre eux. L’Eglise de Lumière d’Osaka est le fruit de cette alliance par excellence, et témoigne d’une spiritualité intense générée par le silence et le travail de l’espace comme un générateur d’ombres et de lumières précisément pensées. Ando et Zumthor ont ,selon moi, cette capacité de penser des espaces où à la fois peu et tant de choses se passent. L’émotion y est alors très intense puisque cela laisse de la place à notre esprit pour se développer et sentir l’espace.

Dans le projet de la Chapelle sur l’eau, Ando travaille, comme Zumthor, la nature, l’eau, la lumière, comme des éléments créateurs d’un espace qui est aussi une atmosphère.L’intérieur et l’extérieur ne se confondent pas mais cohabitent, et les éléments sont mis en avant par cette lumière que l’on a toujours envie d’attraper. J’aime l’assimiler aux souvenirs que l’on tente de retrouver, d’attraper le temps d’un instant, mais qui nous échappent. « Le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s’ arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. ” Arrête ! Arrête ! ” voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais.»1

_Tadao Ando, _source: the talks.com

_Tadao Ando, L’Eglise de Lumière, Osaka, Japon _source: https://derrierelacolline.files.wordpress.com/

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la

Chapelle

sur

BUZZATI Dino, Le Désert des Tartares, Robert Laffont, Paris, 2012

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l’eau,

Shimukappu,

Japon


Il existe alors une architecture sensorielle, capable de nous faire plonger en nous-mêmes, à la recherche d’émotions ou de souvenirs. Parfois nous le faisons consciemment, à l’affut de ressentir quelque chose, d’autres fois, nous nous surprenons à être émus, où à vouloir revenir à des moments vécus, qui nous sont rappelés par la perception de formes, de couleurs ou de lumières. L’intouchable du souvenir peut créer une frustration. Cela mène à chercher des manières de conserver des éléments, des traces, qui permettent de se raccrocher à un moment, d’en garder un fragment, un objet dont croirait que la perception nous ferait revivre le moment.

_garder une trace pour retracer 68

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_matérialiser pour conserver (et vice-versa) _à la trace René Char disait que «Seules les traces font rêver»1. Et pour cause, les endroits, lieux, espaces dans lesquels nous passons des moments, ou dans lesquels nous vivons, portent une trace de nous au même titre que nous en sommes marqués. Si l’on cherche l’étymologie du mot «trace», on trouve le mot «tracier» qui en ancien français était l’action de traquer.2 Aux alentours des années 1120, le mot trace a signifié l’empreinte ou l’accumulation d’empreintes. L’origine du mot nous vient donc de l’empreinte, que l’on peut imaginer matérielle ou impalpable. La trace peut être plus ou moins profonde, plus ou moins légère, mais une chose que l’on sait de la trace c’est qu’elle finira par disparaître un jour. Elle s’inscrit dans les mémoires, et peut se transmettre, elle trouve son refuge dans les souvenirs, et, sa fragilité peut l’amener à être transformée avec le temps.3 L’empreinte voit évoluer sa définition aujourd’hui. Elle peut être volontaire dans le cas d’un moulage, d’un tatouage, ou bien s’inscrire inconsciemment dans la mémoire lors d’un évènement par exemple. Au quotidien, elle est toujours là: traces de doigts sur le miroir, trace du corps sur le matelas, traces de pas mouillés sur le sol de la salle de bain. La trace et l’empreinte sont donc intimement liées, et recèlent en elles quelque chose d’aléatoire, de hasardeux, souvent en relation avec le corps, ou le résultat d’une action humaine. Ce qui peut les rendre uniques, c’est leur lien avec le matériel et le mental. Il y a donc les traces laissées en nous, les traces laissées dans la matière, et les traces laissées dans la matière qui raisonnent en nous.

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CHAR RENÉ, La parole en archipel, Editions Gallimard, Paris, 1986 Centre Nationel de Ressources Textuelles et Lexicales

Les matières maléables qui sèchent avec le temps, comme l’argile dans le cas de la sculpture, peuvent par exemple permettre de créer une empreinte, dans le but de la conserver ou de la reproduire autant de fois que l’on veut. J’aimerais prendre appui sur une oeuvre de Gabriel Orozco1, Mis manos son mi corazon2, qui représente l’artiste marquant un morceau d’argile de ses mains, ce qui donne la forme d’un coeur. Cette oeuvre est ensuite prise en photo, pour garder une seconde trace de l’acte. Elle m’évoque d’abord les différentes manières de garder la trace d’un seul et même évènement ou acte, mais également le rapport entre le corps et l’esprit: est ce le corps (les mains) qui marque l’esprit, ou l’esprit (le coeur) qui marque le corps? La communication à double sens de ces derniers dirige nos mémoires.

_Gabriel Orozco, Mes mains sont mon coeur, moulage et photographie, 1994 _source: Van Abbe Museum

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Gabriel Orozco est un artiste mexicain né en 1962. Mes mains sont mon coeur en français.

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_mémoire du geste Depuis que l’humain a découvert l’usage de sa main, tout acte technique ou artistique passe par cette dernière. La main est l’outil universel de l’être humain, et définit notre passage sur terre, notre appropriation de l’espace et des objets par les traces que nous y laissons. Jusqu’où la transparence livrée par l’empreinte peut-elle aller? Y a-t-il une manière de créer des empreintes indirectes, qui matérialiseraient des mouvements? François Brument, artiste digital, s’est associé à Ken Mihara, céramiste japonais, dans la création de l’oeuvre Back to Back.Le titre renvoie aux collaborations de DJ dans les boîtes de nuit ou évènements de musique électronique, le «back to back» ou «b2b» est une manière de se répondre par la musique entre deux DJ. Dans cette oeuvre, une caméra infrarouge suivie par François Brument suit les mouvements de Ken Mihara pendant son travail, et renvoie à l’ordinateur un dessin spontané et instantané qui traduit en quelques sortes les mouvements. Sur les plateaux faits par Ken Mihara, sont gravés à la fraiseuse les mouvements tridimensionnels réalisés par le logiciel. Ils sont exposés au Yingee Museum de New Taipei à Taiwan. Retranscrire des mouvements par des formes est donc possible, mais l’atmosphère, la dimension cachée du lieu ou du moment, peut disparaître à jamais. Je me suis alors demandé comment garder une trace de l’atmosphère d’un lieu, précise et capable de nous replonger ou de nous plonger dans un univers, un instant passé, vécu ou non-vécu.

_François Brument et Ken Mihara, Back to Back, Yingee Museum, New Taipei, Taiwan _source: http://in-flexions.com/

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J’ai alors replongé dans le travail de Georges Perec1, que l’on nous a fait tant lire au début de nos études d’architecture. Je me souviens avoir été marquée par l’univers parisien retranscrit dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien2. J’y ai rattaché ma peur d’oublier, reliée à mon obsession de la mémoire, et je me suis alors demandé: Ce travail de description, d’épuisement, d’observation détaillée, n’était-il pas pour Perec une manière de ne rien oublier? « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère.» disait Georges Perec, et c’est en cela que l’on peut faire un rapprochement avec la notion de trace, d’empreinte. Dans son titre, Perec utilise cependant le mot «épuisement». L’accumulation de traces ou d’information est-elle un épuisement? Christelle Reggiani3 a analysé le travail de Georges Perec4, afin de comprendre son rapport à la mémoire et à l’oubli. Elle explique que le travail de Perec est révélateur d’une forte anxiété liée au temps et à son passage. Par exemple, dans Je me souviens5, il écrit ses mémoires personnelles, en bribes, comme s’il essayait hâtivement de relier les pièces d’un puzzle, par peur d’oublier les choses qu’il n’écrit pas. Selon Cristelle Reggiani, le jeu de l’éternel et de l’éphémère, l’accumulation de souvenir et le ressassement infini chez Perec épuiseraient les souvenirs, voire les «re-souvenirs». Elle explique que son travail donne selon elle l’effet inverse, celui de «liquider» la mémoire, et participe à un processus d’amnésie. L’oeuvre de Perec selon Reggiani permettrait , non pas de se souvenir de moments ou de choses oubliées, mais de l’oubli lui même. Il est intéressant de constater que la mémoire est alors «bien faite», et que se souvenir de tout dans les moindres détails est impossible. D’abord, parce que cela épuiserait le souvenir naturel de la mémoire sélective, et également parce que le souvenir perdrait de son unicité. Georges Perec est un écrivain français (1936-1982) PEREC GEORGES, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Bourgeois, Paris, 1982 3 Christelle Reggiani est critique littéraire et professeur à l’École Normale Supérieure. 4 REGGIANI CHRISTELLE, Temporalités dans l’oeuvre de Georges Perec, Rodopi, Amsterdam/New York, 2010 5 PEREC GEORGES, Je me souviens, Fayard, Paris, 2013

Si l’on risque d’oublier en accumulant, que peut-on alors garder? Peut-on matérialiser le temps? Il m’a paru intéressant de m’attarder sur Giuseppe Penone, un sculpteur italien qui a affirmé la chose suivante: «La sculpture s’affirme comme cet art de remonter le temps, d’attester la présence d’un passé qui n’a jamais disparu.»1 Sa série Souffles ou Haleines, réalisée en 1978, composée de grands vases de 1m60, vient «donner corps à la réalité humaine que nous sommes en incarnant (...) la fragilité du souffle, l’immatérialité du temps, la puissance de l’éphémère.»2 C’est le corps de l’artiste luimême qui est modelé dans la terre, qu’il dit être «la plus riche des poussières, la plus roche de mémoire de forme.»3 En haut de la sculpture, il y a un trou autour duquel on peut trouver l’empreinte de ses lèvres, indiquant le souffle et le vide du vase. À sa manière, Penone vient raconter, par le geste, sa perception du temps, par la trace de son corps sur l’argile.

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RINUY Paul-Louis, Giuseppe Penone, « la liturgie de la sculpture», dans Portraits d’artistes, Nartex, publié le 1er janvier 2015. PENONE Giuseppe, Respirer l’ombre, ENSB-A, Paris, 2000, p.74

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_rétrospective et collections _accumulations: défier l’oubli L’empreinte est la mémoire du geste. Le négatif de ce qui est «imprimé» -ici, le corps du sculpteur-, fait porter au matérieu une histoire. Les artistes et architectes qu’ils le disent ou non, ont cette volonté de laisser une trace à travers leur travail. Ils défient en quelques sortes le temps en concevant des objets certes éphémères, mais qui auront une chance de vivre plus longtemps qu’eux-mêmes.1 Quand leur usage passe, ou s’ils sont un jour détruits, ils intègrent les archives, sont parfois classés, et s’enfoncent plus loin dans les titoirs de la mémoire, où ils demeurent jusqu’à ce qu’on les ravive à nouveau. Paul Ricoeur2 a étudié la question de la trace dans La mémoire, l’histoire, l’oubli.3 Il considère l’empreinte comme une catégorie de «trace». Pour lui, la trace du corps est mnésique, et fait le lien entre l’extérieur et notre intérieur. Alors, l’empreinte et le souvenir ont un lien étroit qui s’apparente à celui de la mémoire et l’imagination. Paul Ricoeur distingue la mnémé et l’anamnésis. La mnémé est la mémoire sensible, celle des émotions, qui surgit de notre inconscient. L’anamnésis est celle qui, refusant l’oubli, s’attache à tout conserver. L’empreinte n’est-elle pas finalement l’acte de suspendre un instant dans le temps, une manière de figer ce dernier? L’histoire qu’elle recèle est témoin de vie, d’une vie qui a été, et qui est toujours, d’une certaine manière.

voir introduction p. 22-23 Paul Ricoeur (1913 - 2005) est un intellectuel français du XXème siècle. 3 DUBAR Claude, Paul Ricoeur, la mémoire, l’histoire, l’oubli, Temporalités, (en ligne), 2004

Lorsque l’on aime conserver, archiver, collectionnr, on accumule des traces. ces traces, ce sont des objets, des empreintes, des fossiles témoins du passé. Ils racontent notre rapport au monde, notre perception du quotidien ou d’un instant qui a été mais qui n’est plus. ces objets ne sont-ils pas finalement des banalités? Dans l’introduction (p.24), j’interrogeais déjà cette question du banal, qui ne prendrait sens que dans la subjectivité. Les objets banals , ou considérés comme tels ont tendance à être oublliés, ou peu mis en valeurs, alors que pour certains, ces objets -dans mon cas, la maison de mon enfance-, représentent parfois jusqu’à tout un monde. «Vous avez banalisé la rareté qui avait attiré votre attention.» disait Daniel Arasse dans On n’y voit rien, le regard de l’ecargot. Cela me fait penser à mon premier projet à Malaquais, encadré par Ariane Wilson, lors duquel j’avais pu m’intéresser au banal. Mon objet d’étude était une benne à ordures près de la gare Saint Lazare. Après une enquête auprès des habitants du quartier, j’avais pu raconter l’histoire de ce dernier à travers un dessin en coupe de cette benne. C’est lors de ma recherche en master que j’ai ensuite découvert le travail de Tony Cragg1. C’est un sculpteur anglais contemporain, qui a choisi de s’intéresser à ces banalités du quotidien, à ce qu’elles recèlent, à ce qu’elles peuvent raconter. Depuis son enfance, il collectionnait déjà des objets du quotidien, les traitant comme des petits trésors oubliés. Souvent, ce sont des objets que l’on a laissés, abandonnés, qu’il trouvait sur le chemin de l’école, puis, plus tard, il les tire de son environnement direct. Nommé «archéologue de la modernité»2, ses oeuvres d’art son des empilements, accumulations, assemblages de ces objets qu’il a au préalable classés par catégories. Intéressé par «le monde visible», plutôt que par la science, il veut promouvoir l’importance des objets du quotidien, pour faire ressortir leur importance, ce qu’ils reflètent de notre société de consommation.

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Tony Cragg est né en 1949. DOMINIQUE WIDEMANN, Tony Cragg, archéologue de la modernité, dans Humanité, le 13 Février 1996, (en ligne)

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_La Benne Bleue, dessin format raisin, P1-Ariane Wilson à l’ENSAPM _2014

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_ Tony Cragg, Stack, 1975 _source: https://skulpturenpark-waldfrieden.de/

_ Tony Cragg, Cumulus’, 1998 _source: Tate Britain Museum

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_la photographie, mémoire intemporelle Il me parait intéressant de comparer le travail sur le quotidien et la manière dont nous achetons, consommons, jetons les objets de manière machinale, à notre rapport aux souvenirs, à la mémoire. Pour aller plus loin, au delà des simples objets que nous jetons, des maisons que l’on détruit, ce sont des histoires que l’on peut raconter. La Benne Bleue a été l’occasion de raconter l’histoire d’un quartier, à travers ce qui avait été jeté dedans. La notion d’accumulation m’évoque les couches, les strates que l’on laisse. La démarche de Tony Cragg fait immédiatement penser à celle de Christian Boltanski1, qui s’est reflétée notamment dans sa dernière exposition au Centre Georges Pompidou. Cette exposition est à la fois une oeuvre d’art composée de plusieurs pièces, et une retrospective de la vie de l’artiste, d’où le titre Faire son temps. Boltanski rassemble les traces de vie, la sienne, la nôtre, les traces qui peuvent refléter toutes les vies, et joue sur la mémoire et l’oubli. Ainsi, dans une accumulation d’objets qui reflètent le quotidien de certaines périodes ou époques, il veut faire ressortir l’ambivalence entre l’objet, ce qu’il représente et l’émotion qu’il provoque. Il expose alors des séries de photos d’amateurs, qui rappellent à chacun les vieilles photos de famille, des listes de courses ou de tâches, mais aussi des lettres ou des cartes postales de vacances.2 L’obsession de Boltanski et de Tony Cragg pour la conservation et l’accumulation d’objets qui sont voués à disparaître serait alors, également, une manière de défier leur aspect éphémère. Nous pourrions alors considérer qu’autant d’arts et de manières qui mènent vers la conservation d’une trace de passé, sont destinés à contrer l’oubli,le défier ou le souligner, à défier le temps, ou à le figer, ont un but sous jacent: celui d’avoir une base, un socle, qui permettrait de projetter le futur. Sans mémoire, ni traces, sur quoi prendrions-nous appui?

Christian Boltanski est un artiste contemporain français né en 1944. source: https://www.centrepompidou.fr/

Aujourd’hui, la photographie est le medium le plus accessible et le plus utilisé dans le domaine du souvenir. Comme si le temps passait de plus en plus vite, comme si l’on consommait tout jusqu’aux moments, nous avons les moyens de tout prendre en photo, pour archiver des instants qui défilent et se suivent. La photographie englobe toutes les mémoires, elle est à la fois témoin d’un moment et fragment de vie en tant qu’objet. Elle témoigne hier, aujourd’hui et demain, d’un même instant figé à jamais. Là où les autres représentations échouent, la photographie rétablit la vérité. Elle raconte la réalité, la présence ou l’absence d’individus. Elle offre donc non seulement un souvenir, mais une confirmation de ce dont on se souvient. La photographie est intéressante dans tout ce qu’elle renferme, et tout ce qu’elle transmet, à cheval entre la fiction et le réel. Objet fragile et éphémère, elle fait pourtant survivre un moment qui ne sera plus jamais. Elle désacralise la mémoire, et raconte des petites anecdotes. Boltanski, que l’on a mentionné un peu plus tôt, travaille sur la petite mémoire, celle du quotidien, celle de l’affect, en opposition à la grande mémoire, qui, elle, se trouve dans les livres d’histoire. La petite mémoire est éphémère et poétique, justement parce qu’elle est vouée à disparaître avant la grande mémoire. Boltanski, à travers la photographie, nous raconte notre petite mémoire à tous. Il constitue l’album de la famille D1 grâce à des photos de familles trouvées chez un ami, et, en les assemblant, il réalise que celles ci ne disent pas grand chose de plus que d’autres photos de famille. Il décide alors d’en faire une oeuvre d’art qui plongerait chacun dans ses souvenirs d’enfance ou familiaux. La photo s’est tant installée dans le monde du souvenir comme l’élément de la mémoire par excellence, que même lorsqu’elle ne nous concerne pas, elle est capable de nous émouvoir.

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En ce qu’elles donnent de la réalité et ce qu’elles peuvent offrir de l’imaginaire, les photographies sont uniques. Boltanski nous renvoie de force à la nostalgie de la mémoire individuelle, à travers des images d’inconnus. Alors, les photos prennent plusieurs sens. Elles nous racontent ce qui s’est réellement passé, témoignent des détails qui auraient pu nous échapper, et permettent à l’imaginaire de se développer.

Daniel Buren a aussi travaillé la photo comme élément de mémoire. Il considère cette dernière comme «survivante», compte tenu de ses oeuvres qui sont pour la plupart éphémères. L’exposition Photo Souvenir au Carré, à la Monnaie de Paris en 2010 a été précédée bien plus tôt en 1988, par son ouvrage du même nom, qui contenait autour de 400 photographies. Pour Buren la photo ne permet pas de revivre l’expérience, mais elle offre une rétrospective, comme un retroviseur dans lequel on pourrait regarder sans effort.1 Cependant, même si l’art partage des émotions, rétrospective, permise par la photo, est souvent personnelle, voire thérapeutique.

_ Boltanski, photo extraite de «Album photo de la famille D» _source: Point to Point studio (en ligne)

_ photos trouvées sur le site internet de la FNAC

source: site internet de la Monnaie de Paris

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Sophie Calle1, par exemple, a exploré la photographie dans sa quête d’identité, comme si elle se servait de l’usage de cette dernière à la manière dont on écrirait un journal intime. Serait-ce une manière pour elle de soigner ses blessures à travers son art? «Il est plus facile de faire un projet quand on souffre que quand on est heureux. Disons qu’en ce moment je vis une histoire d’amour heureuse avec un homme, et que je n’ai jamais parlé de lui, ni utilisé notre vie (...). je ne sais pas ce que je préfère, être heureuse avec un homme ou faire une bonne exposition.»2 Douleurs exquises3 est un recueil de ses émotions, qui relate ses déceptions et douleurs amoureuses. Les pages se suivent, exposant des photos et des textes qui racontent ses rencontres, ses souffrances, celles d’autres personnes, dans un rapport à la fois intime et universel.

La photographie permet une exploration, elle plonge dans un univers à la fois vrai et illusoire, elle transpose dans un format réel le passé dans le présent, en nous faisant croire que nous le ravivons. Hors, c’est notre mémoire imaginaire qui travaille aussi à la vue des photos. Aussi, le geste même de la photographie est par définition un désir de conservation future, une manière de déjà mettre du présent dans l’à-venir. Le passé, le présent et l’avenir s’entremêlent dans la photographie, nous permettant d’avoir une vision continue, évolutive des choses, de nos vies, de l’Histoire.

L’oeuvre se situe entre la réalité et l’imaginaire, en ce qu’elle comprend de palpable et d’insaisissable. Elle est thérapeutique pour l’artiste mais laisse libre court à l’appropriation personnelle. Je trouve démarche de Sophie Calle liée à la mienne, dans le rapport à l’intime. Cela m’amène à me poser la question de l’identité. Le «moi», le «je», est-il le reflet d’un narcissisme ou justement, d’une quête de cette identité même? Il y a un certain aspect paradoxal à tout cela: l’intime se voit exposé, il ressort, comme s’il voyait le jour, comme si on le dépoussiérait pour le sortir de sa cachette, afin d’en tirer profit, ou une certaine explication, grâce à la rétrospective.

_Extrait

de

Douleurs

Exquises,

Sophie Calle est une artiste plastienne française née en 1953. Sophie Calle, à la conférence du 15 novembre 1999 à l’Université de Keio à Tokyo. 3 CALLE Sophie, Douleurs Exquises, Actes Sud, Paris, 2003 1 2

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source:

Store

Perrotin


«En fait, en perdant sa capacité (mythique) d’organiser le pensable, le système ternaire du texte, de l’outil et du corps demeure en sous-main. Il survit, bien qu’illicite au regard d’une scientificité cybernétique. Parcellaire et fragmenté, il s’empile sur beaucoup d’autres. Jamais des configurations épistémologiques ne sont remplacées par l’apparition d’ordres nouveaux, elles se stratifient pour former le tuf d’un présent. Du système de l’instrument, il y a partout des reliques et des poches, tels ces demi-solde qui, après avoir symbolisé un régime et une conquista impériale, n’en continuent pas moins à constituer des réseaux et des noyaux à travers la France de la Restauration. Les outils prennent une allure folklo. Ils n’en composent pas moins les demi-solde laissés par l’empire défunt de la mécanique. Ces populations d’instruments oscillent entre le statut de ruines mémorables et une intense activité quotidienne. Ils forment une classe intermédiaire d’objets déjà mis à la retraite (c’est le musée) et encore au travail (c’est leur opérativité) […] Enfants d’un autre âge, ils pullulent cependant au milieu du nôtre, gadgets ou bistouris informateurs de corps.»1 Par ce passage, Michel de Certeau fait bien la distinction entre ce qui reste, immobile, presque dans l’attente, comme dans la survie, et ce qui se superpose dans le présent, tout en gardant une profondeur passée. Alors, il y a là un certain démantèlement de la mémoire. D’une part, on observe des «reliques», des «ruines mémorables», de l’autre, des «instruments» qui évoluent autour de nous et «pullulent» dans notre présent actuel. 2

La mémoire, les objets de mémoire, et tout ce qui relie l’être humain à son passé lui permet de voir le monde de manière continue. Toutes ces traces que l’on conserve sont des outils qui ficèlent les temps les reliant à nous, au présent. Garder une trace pour retracer, c’est ce que nous faisons tous, consciemment ou inconsciemment, pour porter notre identité et ne pas se laisser emporter dans la spirale de la mesure du temps, unité qui paraît si grande, alors, nous tentons de la maîtriser. La fine frontière qu’il existe entre l’individu et le temps, et la manière dont la mémoire qui les unit se matérialise dans l’espace se manifeste sous différentes formes, certaines sont devenues si évidentes et naturelles qu’on ne les remarque même plus. Accumulation de strates et épuisement? La mémoire individuelle peut se transformer en mémoire partagée lorsque plusieurs personnes ayant vécu des émotions ou des moments de vie similaires se reconnaissent dans le travail autobiographique ou rétrospectif d’un(e) artiste. Cependant, la mémoire intime, elle, n’a pas forcément besoin d’un lieu, puisqu’elle vit à l’intérieur de nous. Qu’en est-il de la mémoire collective? Comment se matérialise-t-elle dans l’espace?

DE CERTEAU Michel, L’invention du Quotidien, Gallimard, Paris, 1980, p. 219 POITRAS Daniel, Pratiques historiennes croisées de la mémoire et expériences de l’histoire dans L’Invention du quotidien (1980) de Michel de Certeau et Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet, Conserveries mémorielles, Open Edition Journals, 2011 1 2

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_le sens de l’absence: de la source vers l’à-venir 90

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_la pesanteur du passé _matérialiser le temps, construire pour commémorer «Ainsi, il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial. Or, l’espace est une réalité qui dure: nos impressions se chassent l’une l’autre, rien ne demeure dans notre esprit, et l’on ne comprendrait pas que nous puissions ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet dans le milieu matériel qui nous entoure. C’est sur l’espace, sur notre espace, celui que nous occupons, où nous repassons souvent, où nous avons toujours accès, et qu’en tout cas notre imagination ou notre pensées est à chaque moment capable de reconstruire, qu’il faut tourner attention; c’est là que notre pensée doit se fixer, pour que réapparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs.»1 Maurice Halbwachs pointe ici du doigt l’importance de l’espace dans la mémoire collective, l’espace qui réunit les mémoires, qui les rassemble et qui permet une «image immobile du temps», image que nous avons en nous lorsqu’il s’agit de mémoire individuelle, et que nous avons besoin de matérialiser, le plus souvent dans le cadre d’une mémoire collective. Les villes évoluent par la force des évènements, mais également grâce aux êtres humains. Des liens profonds nous unissent aux lieux, aux rues, aux espaces, sans même que nous nous en rendions parfois compte. «L’idée de la ville réalise ainsi l’union entre le passé et le futur; elle traverse la ville, comme la mémoire traverse la vie d’un individu.» 2 Au même titre que nous sommes faits de couches de mémoires héritées ou vécues, la ville est composée de strates, d’histoires, d’évènements. Alois Riegl1 a étudié les questions de valeur historique et valeur contemporaine de l’architecture. Son ouvrage, Le culte moderne des monuments2, propose une classification des monuments selon des valeurs qui lui permettent d’étudier ces derniers. 1 2

HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, PUF, Paris, 1949, p.209 ROSSI Aldo, L’architecture de la ville, chapitre «la mémoire collective», Livre et communication, 1966

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«Monument» vient du latin «momentum», qui signifie «faire penser, faire souvenir».3 Aussi, de nombreux types de monuments existent: commémoratifs, écrits, funéraires, ... mais le monument a toujours pour but de raviver ou mettre en lumière un moment passé au présent. Le monument fait surgir ce qui peut avoir été submergé par le temps, dans le but de faire perdurer certaines choses dans les consciences. Les monuments seraient alors à l’origine de la conscientisation du passage du temps, de l’usure. Comme nous l’avons vu précédemment (p.32), les commémorations sont des recompositions du passé, selon ce qu’il en subsiste dans le présent. Riegl va mettre en avant trois valeurs pour sa classification: l’ancienneté, l’historique et la commémorative. La valeur d’ancienneté est celle des éléments créés par l’être humain, qui ont subi le temps, et qui y ont survécu. Ces derniers, qualifiés de «ruines mémorables» par Certeau doivent subir une dégradation naturelle, être toujours reconnaissables et surtout ne pas avoir été mis à l’épreuve de la destruction, afin de garder une identité qui leur est propre. La valeur historique est celle des oeuvres ou monuments qui ont tant marqué par leur présence, que leur valeur d’ancienneté n’a pas d’importance à côté de leur état initial. On procède dans ce cas là à une réhabilitation à l’identique, afin d’arrêter le vieillissement. Enfin, la valeur commémorative englobe les monuments qui ont été conçus intentionnellement, dans le but de se souvenir d’un évènement, d’un moment. Comme ils représentent un surgissement intentionnel et direct du passé, ils sont souvent protégés et sacralisés, on veut les rendre aussi immortels que l’idée qu’ils veulent représenter de ce qui ne doit pas tomber dans l’oubli.

Alois Riegl (1857-1905) est un historien d’art autrichien. RIEGL Alois, Le culte moderne des monuments, Editions du Seuil, Paris, 1984 3 CNTL 1 2

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Cette partie s’attachant à comprendre comment la mémoire est construite dans l’espace, pour en faire un lieu de mémoire, rappelons les définitions précises des mots «lieu» et espace».1 Le terme «lieu», du latin «locus», signifie «place, endroit». «Loc» veut dire «portion déterminée de l’espace». Ainsi, le lieu est l’espace occupé par le corps. C’est un endroit précis, que l’on peut désigner. «L’espace», du latin «spatium» renvoie à «étendue, durée», c’est en cela qu’il se différencie du lieu. L’espace est réel, c’est l’endroit où nous sommes. Le lieu, c’est celui qu’on crée. Aldo Rossi définira l’espace urbain comme le lieu de développement de la mémoire collective: «La ville elle-même est la mémoire des peuples, et comme la mémoire est liée à des faits et à des lieux, on peut dire que la ville est le locus de la mémoire collective.»2 Sébastien Marot définit quant à lui la ville comme «un être psychique»3, comme un élément dont l’intérieur est à disposition de la mémoire. Au sein de la ville, la mémoire du lieu invoque souvent en architecture la conservation de l’ancien et l’intégration d’une réhabilitation qui respecte l’essence de ce qui est réhabilité. Peter Zumthor, dans le cadre du projet du Kolumba Art Museum à Cologne, a eu l’occasion de transformer une chapelle en musée. Comme un palimpseste, le projet vient donner forme aux strates dont on parle, aux couches d’histoire, aux accumulations. Ainsi, le mur qui vient s’ajouter à la ruine de l’église en épousant leurs formes, en les respectant parfaitement, et, comme une transition qui représenterait le temps passé, une partie opaque précède dans la hauteur une partie perforée, aussi poreuse que la mémoire, et permettant à la lumière d’entrer pour mettre en valeur l’intérieur. L’absence de vitrage permet, tout en entendant les bruits de la ville, d’être immergé dans un lieu hors du temps, comme suspendu, figé, et c’est certainement en cela qu’il déclenche l’émotion.

_Peter Zumthor, Kolumba Art Museum, Cologne, 2007 _source: http://architecturalmoleskine.blogspot.com

CNTL ROSSI Aldo, L’architecture de la ville, chapitre «la mémoire collective», Livre et communication, 1966 3 Lors d’une conférence à l’ENSA Strasbourg - lien: https://www.youtube.com/watch?v=h88LXftyv4w 1 2

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Nous pourrions étudier en parallèle de ce projet, celui de la Caixa Forum d’Herzog et De Meuron1. Les architectes ont conçu un musée, à partir d’une ancienne centrale électrique des années 1890, appartenant à l’histoire de la ville de Madrid. Ils ont conservé la façade en brique, mais ont retiré la base de la centrale électrique, faisant apparaître le bâtiment comme un élément flottant dans la ville. Nous pourrions interprêter cela comme une sorte de cission, une discontinuité entre ce qu’était le bâtiment et ce qu’il est aujourd’hui. À l’intérieur, tout est rénové et l’ancienne centrale laisse place à un bâtiment immense de neuf étages. Les matériaux sont vifs et contrastés, la brique et l’acier corten cohabitant sur la même bâtisse ne sont pas synonymes de discrétion, loin de là. Cela crée-t-il un élément phare de la ville? Est ce une manière de rendre visible à nouveau un bâtiment historique qui s’effaçait peu à peu? La rénovation de Peter Zumthor s’oppose à celle d’Herzog et De Meuron à mon sens par le respect que Zumthor a eu de conserver les ruines de la chapelle à l’identique. De la même manière, la transition est plus douce chez Zumthor que chez Herzog et De Meuron, et, de ce fait apporte une poésie contemporaine au Kolumba Museum. Ce que ces deux projets ont cependant en commun, c’est la manière dont ils crient leur présence, comme des signaux du temps qui passe et du travail de l’individu sur la ville. Ils sont des témoins direct de la notion de strates de mémoires, et de l’évolution de la mémoire elle même.

1

_Herzog et De Meuron, Caixa Forum, Madrid, 2008 _source: Herzog et De Meuron, site internet

Herzog et De Meuron sont un couple d’architectes Suisses contemporains.

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Sebastien Marot distingue la mémoire littérale d’un monument et la mémoire phénoménale1. Cette dernière offrirait la possibilité de lire, voir, vivre un lieu de différentes manières, de le relier au passé grâce à différents fils. Dans ce livre, Sebastien Marot s’appuie sur le projet du parc de Lancy en Suisse, conçu par Georges Descombes en 1980. Mêlant plusieurs disciplines, architecture, urbanisme, paysagisme et réhabilitation, l’architecte réalise un projet basé sur ses souvenirs d’enfance dans la ville de Lancy, banlieue ayant connu une évolution de rurale à résidentiell. Il désire y reecréer une atmosphère qui évoquerai sa mémoire des cabanes. Il désire retourner à la conquête de ce jardin perdu, qui s’est enfoui sous les strates causées par l’évolution de la banlieue. En 1960, Descombes raconte avoir vu, lors de son retour sur les lieux comme un effacement des éléments qui l’avaient marqué étant jeune, comme le zigzag généré par le ruisseau par exemple. Alors, il replonge dans ce ruisseau, non commee un élément paysager, mais comme une véritable expérience, et ce que cette dernière a laissé en lui. Il va alors se souvenir des différents mouvements engagés par les constructions enfantines, l’enjambement, le saut, la prise de hauteur. Cela lui permet de réaliser un projet immersif, qui emmène les visiteurs dans son univers du ruisseau. Il conçoit un pont-tunnel qui vient assembler les deux rives du ruisseau. Est-ce son regard adulte mêlé à l’obsession de l’enjamber? Est-ce l’habitude de l’enjamber en se mouillant qui l’a poussé à créer un dispositif pour l’enjamber plus facilement? Sébastien Marot analyse cet acte comme une manière de «décrire cette petite infrastructure comme un instrument de mesure de la topographie et de la mémoire du site.»2

_Georges

1,2

Descombes,

Pont-Tunnel

du

Parc

de

MAROT Sébastien, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Editions de La Villette, Paris, 2010, p.102

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Lancy,

1980

_source:

projetdepaysages.fr


_le «Une des sensations dont j’avais plus précisément le souvenir, c’était celle de ce petit ruisseau qui disparaissait sous la route, dans ce long tuyau de bêton. Canalisation dans laquelle je m’introduisais avec des amis et dont la mémoire très précise joue sur l’obscur, l’écho, le clapotis de l’eau et la voie répercutée. C’était donc pour nous un dispositif, un agencement qui jouait parfaitement, inaccessible aux adultes, lieu à la fois souterrain et aérien, caché et observatoire.Notre bunker si l’on veut.» 1 Georges Descombes offre l’expérience du lieu qui a bercé son enfance, en faisant surgir la couche mémorielle qu’il avait en lui, dans la réalité, pour revivre l’expérience dont il avait le souvenir et la donner à vivre aux visiteurs du parc public. La question du banal revient alors, car l’expérience de Descombes est unique, les autres visiteurs ne ressentiront jamais la même chose que lui en harpentant le parc. Pourtant, dans notre société et notre génération, il y a toujours des individus qui peuvent se reconnaître dans la construction d’une cabane. Ces trois projets viennent à mon sens crier leur présence, pour lutter contre l’oubli et l’absence. Ils donnent un sens fort à cette dernière, et dessinent les strates et couches d’histoires, comme des palimpsestes matérialisés dans les villes.

DESCOMBES Georges, «Notes pour David Cooper» dans l’ouvrage de Sébastien Marot, p.102

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de

mémoire:

«rendre

visible

l’invisible»

La mémoire historique et la mémoire commémorative sont distinguées par Alois Riegl, aussi, la mémoire des lieux et la mémoire de l’évènement sont distinctes. La mémoire commémorative prend sens dans la mémoire des évènements. L’évènement1 est formé sur le latin classique «evenire» qui signifie «avoir une issue, un résultat», «arriver, se produire». L’évènement est un moment, qui peut offrir plusieurs perceptions différentes de la réalité présente. Il peut avoir plusieurs répercussions selon qu’on en entende parler, qu’on le vive, ou qu’on le voit. L’évènement, par son aspect exceptionnel, présente indéniablement un avant et un après, et laisse alors une marque, qui vient s’ajouter aux nombreuses strates déjà existantes en nous. D’autre part, l’évènement est vécu, partagé, et discuté. Il engendre des paroles, des «on dit» mais aussi des actes. L’évènement peut générer des confrontations, des relations, des langages et des discours. Il distribue des émotions, par son ampleur qui peut être positive et joyeuse ou négative et traumatisante. La guerre par exemple, est reliée à l’évènement tragique. L’évènement peut aussi être festif, de l’ordre du rituel, ou encore de celui du repère. Nos vies sont régies par des calendriers rythmés par des évènementsrepères religieux, nationaux, etc. Se souvenir de quelque chose, anticiper sur le futur, ou même se rassurer du présent, sont des effets possibles générés par l’évènement. «Pour émerger, venir à la surface de l’histoire, l’évènement se doit d’être perçu et caractérisé. Puisqu’il bénéficie dans son surgissement des deux visions du passé et du futur à venir, il s’accomplit à l’intérieur de perceptions extrêmement diverses et spontanées qui renvoient aussi au domaine des affects. Ce peut être la surprise de le voir survenir, l’indignation, ce peut être l’effroi qu’il suscite qui le constitue en évènement. c’est l’indifférence qui va le dissoudre, ou encore la honte l’oblitérer. Sa temporalité est fabriquée par la manière dont se trouvent touchés les imaginaires.» 2

1 1,2

lieu

2

CNTL FARGE Arlette, Penser et définir l’évènement en histoire, Terrain, mis en ligne en 2007

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L’évènement a donc une mémoire, c’est alors que la collectivité s’en souvient. Notre société est régie, rythmée par des évènements qui parfois reviennent, dans le cadre du rituel, parfois dans le cadre d’une commémoration, qui est quant à elle, plus ou moins exceptionnelle selon l’évènement. La commémoration donne un autre sens à l’évènement, et le fabrique, en s’appuyant sur les émotions ressenties. Ces dernières n’étant pas universelles, elles font pourtant perdurer l’évènement; de manière collective et personnelle. Commémorer vient du latin «commemoratio», qui veut dire «mentionner, rappeler, évoquer». Commémorer signifie marquer par un évènement ou une cérémonie le souvenir d’une personne ou d’un évènement. 1 La mémoire est un activité biologique est psychique qui permet d’enregistrer, d’intégrer et de restituer des informations. C’est aussi une aptitude à se souvenir, de certaines choses, dans certains domaines. La mémoire peut aussi être une image mentale et conservée de faits passés, ou encore le souvenir commun d’un groupe d’individus au sein d’une société. Le souvenir, quant à lui, désigne la faculté de se rappeler. L’identité s’additionne au souvenir, cette dernière étant fondamentale pour un groupe ou un individu, puisqu’elle désigne sa singularité. L’identité étant en permanente évolution, le souvenir la construit et inter-agit avec cette dernière. La commémoration est là pour rappeler et maintenir le souvenir, car, dans la mémoire collective, le risque de l’oubli est là. Le souvenir est cependant une action passive, mais inscrite dans la durée, et qui permet alors une continuité temporelle. Le constant va et vient entre l’actuel et l’héritage forge finalement la mémoire individuelle de chacun. La commémoration appuie alors l’ancrage des évènements passés -qui ont fondé une idéologie par exemple- dans le présent d’une histoire, tout en les projetant dans l’avenir. Elle leur crée une place permanente.

Elle sert aussi la politique, qui veut forger par exemple une identité nationale. Dans ce cas de figure, la commémoration peut parfois chercher à délivrer un message, à transmettre certaines valeurs qui se veulent communes, telles que la morale. La commémoration est alors un processus qui met en avant la mémoire, comme un facteur identitaire, ou des communautés auxquelles elle fait (re) vivre la même expérience commune. Alors, nous expérimentons la «mémoire de la mémoire»1. La commémoration ne fait pas complètement référence au vécu, «mais à l’enseignement de l’histoire au musée, à la commémoration ou au monument, aux formulations publiques du passé qu’autorisent ou non le procès, l’amnistie ou les lois récemment nommées mémorielles, aux mises en récit constituées par le cinéma et la littérature, c’est à dire aux divers registres didactique, politique, juridique et esthétique- de la gestion visible du passé dans une société.»2La mémoire est composée de plusieurs souvenirs, elle est, selon Paul Ricoeur «la province de l’imagination». Elle se construit grâce aux souvenirs, aux émotions, aux récits, et dans l’identité. Bien qu’elle soit intérieure, on la retrouve dans ce que l’on regarde, ou dans les lieux que l’on vit et qui deviennent, pour nous, les lieux de mémoire. Ils sont en quelque sorte des combats contre l’oubli, avant de devenir des références culturelles. En fonction de nos besoins, notre mémoire forge ces lieux.

CNRTL LAVABRE Marie-Claire, La commémoration: mémoire de la mémoire?, Bulletin des Bibliothèques de France n°3, Paris, 2014, p.26 à 37 1 2

1

CNRTL

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«Un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit.»1 Christian Boltanski a pensé le lieu de mémoire dans une oeuvre, en 2001 au Grand Palais. Personnes, pour le Monumenta. Il y mêle la réalité et son imagination dans des fictions liées à la mémoire et à l’existance. Il se donne l’objectif que ses oeuvres parlent à tout le monde, il dit qu’il veut dévoiler au spectateur «une chose qui était déjà en lui, qu’il sait profondément, il la fait venir à hauteur de la conscience.» Lors de son exposition Faire son temps au centre Pompidou en 2019, les mêmes thèmes sont abordés. Dans l’oeuvre de Boltanski, on retrouve des piles de vêtements entassés, mais aussi de grands draps blancs sur lesquels on perçoit à peine des portraits qui tendent à s’effacer selon l’intensité de la lumière. On peut percevoir dans le travail de Boltanski une confrontation entre l’unicité et l’effet de masse, la mémoire individuelle, qui peut être la même pour plusieurs individus, peut parfois se transformer en mémoire collective, lorsque certains éléments ramènent les spectateurs à des moments de vie qu’ils ont tous vécus, bien que différement. Les listes de courses, les vieilles lettres d’amour, ou encore les photos de famille prises sur le vif, exposés par Boltanski forcent d’une certaine manière la nostalgie, voire le désir d’identifier ses propres souvenirs à l’exposition. L’espace d’exposition se transforme en un écrin hors du temps, et propose une retrospection sur l’oeuvre de l’artiste, qui a passé sa vie à travailler sur la question du souvenir, de la mémoire.

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L’atmosphère est un élément important qui permet à Boltanski de suggérer les choses: il y a ce qu’il montre, et ce que chacun interprête. L’obscurité, à laquelle s’ajoutent les petits faisceaux lumineux nous plonge dans une enveloppe presque mystique, parfois dure, parfois douce. Selon moi, cette exposition peut être interprêtée comme une représentation de la mélancolie: on se retrouve presque «content» d’être ému face à des boîtes rouillées, des représentations d’inconnus décédés, et l’on se surprend à s’y identifier. La boîte est également un symbole de rangement, d’accumulation, de souvenirs. Les grands draps blancs sur lesquels apparaissent des visages, provoquent une émotion plastique, «douce-amère», alors qu’ils peuvent s’apparenter aussi à des draps mortuaires. L’ouïe est aussi solicitée par un enregistrement sonore un peu opressant, qui peut représenter -selon moi- le poids mental des souvenirs, l’écho de ces derniers qui demeure. En épuisant la petite mémoire, Boltanski fait appel à la mémoire intime de chacun, tout en entassant des objets, qui sont finalement ce qu’il reste de la mémoire humaine, quand l’humain n’est plus. Les expositions de Boltanski peuvent s’apparenter à une multitude de souvenirs, comme des mémoires de mémoires, des objets qui font replonger dans des moments de vie.

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_Christian Boltanski, Personnes au Monumenta du Grand Palais, 2001 _source: Eva Albarran&Co

_Christian Boltanski, Faire son Temps au Centre Pompidou, 2010 _source: https://lorrainethiriablog.files. wordpress.com/

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Peter Zumthor s’est aussi prêté à la conception d’atmosphères spatiales, en tentant de créer des espaces vécus. Il définit alors par lui-même les points d’une architecture du lieu, comme une marche à suivre pour apprendre ce savoir-faire. Le premier point du langage d’architecture1 exposé par Peter Zumthor est son aspect anatomique. L’architecture peut toucher, comme un corps, qui a ses propres volumes et sa lumière. L’architecture est aussi physique, par la rencontre des matières qu’il engendre, et qui doivent se répondre, dans leurs différents aspects, et qui sont ressenties différemment par l’humain. L’accoustique est aussi importante dans le langage architectural. Zumthor assimile l’espace à un instrument de muisque, qui peut amplifier les sons, les restreindre, leur donner une vibration spécifique. Zumthor explique que l’architecture a un langage thermique, c’est à dire que l’ambiance change selon les matériaux différents utilisés dans un même espace. Le paysage est le point suivant, puique l’architecture émet des cadres dans les paysages, et qu’elle divise l’extérieur et l’intérieur, ce qui nous mène au point suivant: l’intimité. L’architecture crée des palliers d’intimité différents, selon les espaces conçus, et doit permettre de se rassembler ou d’être seul. Enfin, le langage architectural, selon Zumthor, a comme dernier devoir celui de permettre la liberté du corps, sa ballade, ses étirements, ses mouvements. Le mémorial Steilneset, par Peter Zumthor et Louise Bourgeois2, conçu en 2011 en Norvège, était dédié aux victimes de la sorcellerie. L’objectif premier des concepteurs était la réconciliation du passé et du présent, jusque dans la forme puisque le projet s’intègre dans le paysage, c’est une structure discrète le long d’un port. C’est une gallerie de 135 m de long, suivie d’une installation composée de sept miroirs qui renvoient l’image d’une chaise qui prend feu, placée au milieu.

1 2

Le pavillon est poreux et laisse alors entrer l’environnement, les sons des vagues, mais cela peut aussi être interprêté comme des ouvertures qui laissent passer le temps. Mystique , à la fois discret et bien présent, ce mémorial vient inciter à se souvenir de 91 personnes décédées, parce qu’on les soupçonnait d’être des sorcières. À la fois mystique et pris très au sérieux par ses concepteurs, il renvoie à un évènement fort, dont on a peu parlé.

_Peter Zumthor et Louise Bourgeois, Mémorial Steilneset, Norvège, 2011 _source: Modlar (en ligne)

ZUMTHOR Peter, Thinking architecture, Birkhäuser, Basel,1998 Louise Bourgeois (1911 - 2010) est une artiste plasticienne franco-américaine.

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L’évènement est déclencheur, et cadre les éléments. Ce mémoire a été déclenché par le souvenir d’un évènement: l’abandon d’une maison d’enfance. Et, en m’approchant de la fin de sa rédaction, un autre évènement confrontant mémoire et amnésie vient s’ajouter: l’explosion du 4 août 2020 à Beyrouth. François Furet, dans son ouvrage Le passé d’une illusion, dira que «plus un évènement est lourd de conséquence, moins il est possible de le penser à partir des causes.» 1 Souvent, pour ne pas raviver le drame, il est essentiel de se projetter vers un avenir meilleur. L’évènement se trouve entre un avant et un après, entre la source et l’à-venir. Il y aura donc un avant et un après 4 août, comme il y aura un avant et un après la page 110.

1

FURET François, Le passsé d’une illusion, Essai sur l’idée communiste au XXèmee siècle, Robert Laffont, Paris, 1995, p.61

110

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_de la source vers l’à-venir _les traces de l’individu Michel de Certeau, dans son ouvrage1, va déceler le «mouvement» où nous, individus, nous sommes habitués à voire l’immobilité, le passif, en usant de métaphores spatiales. Il finira par expliquer que «la mémoire, c’est l’antimusée: elle n’est pas localisable.»

«Il faut considérer la manière dont, à un moment donné, les lieux se condensent, se capitalisent, se réorganisent sous l’effet de la mémoire des gens... Les lieux ne parlent pas, mais il y a des gens qui parlent des lieux, et qui n’y sont pas.» 1

Cette partie est consacrée à bien différencier la mémoire des lieux de la mémoire événementielle et commémorative. Et, pour répondre à des questions personnelles de mémoire et d’émoi, j’aimerais étudier la notion de mémoire dite «déposée», par l’individu dans la ville. Du fait de nos expériences et de notre propre interprétation, nos ingérons les faits de manières diverses, alors, chacun possède sa mémoire, son cerveau et son propre processus qui lui permet d’intégrer des faits, d’en garder certains, d’en oublier d’autres, dans le cadre d’évènements traumatiques par exemple. L’idée principale de la recherche sur la manière de se souvenir, n’est cependant pas celle d’analyser indépendament l’esprit mémoriel de chaque individu, mais plutôt de comprendre ce que nous avons en commun, afin de favoriser un assemblage des mémoires.

Au delà des lieux qui laissent des traces en nous, la vie et le monde contemporain dans lequel elle se déroule, font en sorte que nous, individus, laissons des traces dans les lieux que nous fréquentons. Nous sommes acteurs de notre environnement, et participons à la mémoire des lieux et des espaces. C’est ce que je vais étudier dans cette partie.

« Ainsi, l’apparence des choses change selon les émotions. Nous voyons la magie et la beauté en elles, alors que la magie et la beauté sont, en réalité, en nous. » G.K. Gibran Abdallah Dadour, architecte libanais que j’ai rencontré lors de mon dernier voyage, m’a énoncé le fait que pour qu’il y ait architecture, il faut un lieu et des individus. Aussi, je pense qu’il n’y a pas de mémoire sans lieu ni individu. Ainsi la mémoire est le résultat d’une infinité de moments présents, qui s’impriment et se transforment en souvenirs. En tant qu’individus, nous pouvons nous mouvoir, contrairement aux lieux qui eux, sont immobiles.

LAVABRE Marie-Claire, La commémoration: mémoire de la mémoire?, Bulletin des Bibliothèques de France n°3, Paris, 2014, p.26 à 37 2

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DE CERTEAU Michel, L’invention du Quotidien, Gallimard, Paris, 1980

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JR, artiste parisien né Jean René en 1981, fait de la ville un terrain d’expérimentation et d’expression, pour mettre en avant les émotions et traits du visage des individus qui l’habitent. Il prend en photo des portraits de gens qu’il colle sur les murs des villes du monde, comme un miroir des passants, comme pour mettre des visages sur le paradoxe de la ville, ce paradoxe créé par l’union et l’anonymat rendus possibles par la rue. Comme pour laisser une trace de l’humain, une trace de l’éphémère, il s’attarde sur l’identité des villes au travers de leurs habitants. Lors d’une installation au Panthéon, JR ne prend pas les portraits, mais fait un appel à travers le monde, de portraits qui lui sont envoyés. Il réalise ensuite un collage qu’il va disposer sur le sol du Panthéon. Il dit «c’est un hommage aux grands hommes qui reposent ici, au Panthéon. Dans tous ces anonymes se cachent plein de grands hommes. Tous ont le potentiel de le devenir.» Ce sont des personnes de l’instant présent, des individus qui ne seront peut être jamais enterrés au Panthéon, et qui pourtant racontent l’histoire à leur manière. Par cet acte symbolique, JR permet une dé-cristallisation du souvenir. Il affiche une volonté de permettre une expression des anonymes, du peuple. En agrandissant les visages de ces individus, JR insiste sur les traits si différents de ces gens et insiste sur leur beauté individuelle, il les rend grands, par le jeu d’échelle.

_JR au Panthéon, 2014 _source: Look Coco Paris

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De nombreux artistes travaillent sur la question de l’individu dans la ville, comme Candy Chang par exemple, une artiste Taiwan-américaine. Ses oeuvres sont directement en interaction avec l’espace public. Dans un but ludique et émotionnel, elle expérimente à travers ses oeuvres différentes façons de communiquer. Sa sensibilité est dirigée vers le ressenti des habitants, leur santé mentale, au travers des espaces publics. Les notions intéressantes qu’elle traite sont particulièrement la liberté individuelle et la cohésion sociale. Celles-ci mènent à un parallèle entre mémoire individuelle et mémoire collective, au sein de l’espace urbain.

_Candy Chang, Before I die, Rennes, 2019 _source: dimancheàRennes

Elle veut inciter les individus à s’exprimer, après avoir guéri elle-même d’une dépression, au travers d’oeuvres que l’on peut qualifier de participatives, puisque chaque passant a la possibilité d’y mettre sa patte. L’oeuvre Before I Die demande aux habitants du quartier d’écrire ce qu’ils veuleut faire avant de mourir, chacun écrit alors à la craie ses souhaits, et les participants, donc lees individus de la ville, sont eux-mêmes l’essence de l’oeuvre. L’invitation peut se transformer en une sorte de conscience des passants d’être d’une certaine manière utilisés pour l’oeuvre, cependant, comme elle reflète une vérité sur l’éphémère de la vie, et que la craie est elle-même éphémère, les individus y participent , puisque l’humain est de nature tourmenté par cette question de «laisser une trace» de son passage sur terre. Candy Chang dit: «Nos espaces communs peuvent mieux refléter ce qui nous importe en tant qu’individus et que communauté. Avec plus de moyens de partager nos espoirs, nos craintes et nos histoires, les gens autour de nous peuvent non-seulement nous aider à rendre des lieux plus propices, ils peuvent nous aider à mener une vie meilleure.» 1

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Candy Chang, dans Ted Talk, youtube, 9 septembre 2012

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Aram Bartholl s’intègre dans le présent en travaillant sur l’ancrage dans le territoire du partage numérique. «À une époque de dématérialisation massive des échanges sur la toile et de multiplication de gadgets sans accès aux fichiers locaux, nous avons besoin de repenser la liberté des échanges de données au nivau local.»1 Aram Bartholl travaille sur l’interaction entre les humains et les médias, et se pose la question de l’influence de ces derniers sur les individus. Dead Drops, son intervention publique, consiste à brancher une clé usb dans l’espace public, afin que chacun puisse y stocker des informations aléatoires. Chacun alors peut venir avec son ordinateur et également chercher des éléments. Pour jouer sur le parallèle entre le côté secret des informations et le fait de rendre ces dernières accessibles à tous les passants, la clé usb est dissimulée parmi des briques, et se noie dans le paysage. C’est une démarche qui promeut le partage virtuel, puisque non physique des individus. C’est une mémoire collective de la culture qu’il met ici en avant. Comme pour inciter au partage des souvenirs et des données, et dire la liberté que nous avons de le faire, Aram Bartholl fait lui aussi un parallèle entre l’anonymat et le partage permis par la rue. Au delà de ce que cette clé permet, sa symbolique est forte par ce qu’elle véhicule sur les murs, les maisons, les pierres, les briques de la ville. C’est comme si ces derniers pouvaient raconter la ville, comme s’ils portaient en eux son histoire. Et nous comprenons que sans les individus, la clé usb serait vide et personne ne pourrait raconter l’histoire que «cachent» les murs.

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_Aram Bartholl, Dead Drop _source: Radio Nova

source: Palais de Tokyo

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Qu’en est-il des lieux qui nécessitent une circulation d’individus pour prendre vie? J’ai choisi pour répondre à cette question, le mémorial des juifs assassinés d’Europe, de Peter Eisenman. Ce lieu qui veut rappeler la mort tragique d’un nombre incalculable de personnes, nécessite, pour prendre vie, une circulation qui doit véhiculer des ressentis, pour rappeler cette «presence de l’absence», mentionnée en introduction. C’est un lieu de mémoire qui ne prend sens que par la présence d’individus. Pour intensifier l’effet recherché, les blocs de bétons ne sont séparés que par une seule unité de passage: c’est un lieu que l’on est incité à visiter seul. Le lieu est presque labyrinthique, et la circulation des individus ajoutée à l’irrégularité des tailles des blocs peut donner de loin, un effet d’optique de mouvement global. Comme le mémorial d’une réalité tragique qui laisse libre cours à l’imagination, les émotions ressenties sont propres à chacun, et cela est permis par la simplicité des matériaux additionnée à la complexité du lieu. Aussi, la liberté de circulation permise par le plan ouvre sur un panel d’interprétations et d’émotions diverses. Eisenman est un architecte qui dit penser l’architecture comme «adaptable» à l’humain, et non l’inverse. Ce mémorial devient comme un lieu hors du temps, dans lequel les sens sont troublés, notemment l’ouïe, puisque les sons y résonnent totalement différemment que dans le reste de la ville.

_Peter Eisenmann, Mémorial des Juifs assassinés d’Europe _source: Arch Journey

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Ce mémorial, destiné d’abord à un devoir de mémoire collectif, acquiert un tout autre second sens, par la diversité des émotions ressenties par chacun: étouffement, nostalgie, claustrophie (alors qu’on est à l’extérieur), oppression, etc. L’expérience du mémorial laisse libre arbitre à la mémoire de la visite du lieu de mémoire.

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Hervé Lelardoux, metteur en scène, s’est inspiré de l’ouvrage d’Italo Calvino, Les villes invisibles, pour installer Voyages en villes invisibles, au théâtre de l’Arpenteur, à Nantes, en 2012. Pour entamer sa démarche, il prend comme point de départ l’idée que les villes et leurs habitants sont reliés par des liens secrets, du domaine de l’imagination. Dans l’ouvrage d’Italo Calvino, les villes sont personnifiées, et chacune est dépeinte selon une ou plusieurs caractéristiques spécifiques. Il réalise sept installations au sein du théâtre de l’Arpenteur, à Nantes, faisant ainsi pénétrer la ville dans la salle de théâtre. Comme un parcours urbain, le spectacle devient une exploration, une ballade dans les villes invisibles. Le théâtre prend alors une dimension intime, puisque chacun possède en lui une sorte de carte géographique, ou une ville, faite de sa propre mémoire, de ses souvenirs, etc. Le spectateur peut écrire, en terminant son parcours, un souvenir qui lui est propre, pour l’ajouter à l’installation. Ici, le metteur en scène s’appuie sur une fiction, pour créer des espaces qui deviennent mémoire parce qu’ils sont parcourus, et éveillent des souvenirs pour chaque individu. Un mélange de réalité et de fiction qui crée finalement comme une confusion entre le vrai et le faux, entre les acteurs et les spectateurs. D’une certaine manière, la mémoire que chacun porte en lui le fait voir l’installation d’une manière totalement différente que celle de son voisin. En traversant ces espaces, les visiteurs voient non seulement les villes représentées par Hervé Lelardoux, mais cheminent aussi en eux, dans leurs propres villes invisibles.

_Hervé Lelardoux, Voyage en villes invisibles, théâtre de l’Arpenteur, Nantes, 2012 _source: http://festivals.overblog.com/

source: Théâtre des arpenteurs de Nantes, site internet

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_architecture et mémoire: du banal au récit Selon Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien, le surgissement de la mémoire génère un changement dans l’ordre des choses, une modification voire une transformation du visible. Cette apparition n’est pas seulement quelque chose de rationnel, organisé, fonctionnel de ce qui est présent, mais «obéit à d’autres lois», et vient d’ailleurs. Ainsi, il surprend par son surgissement, et les individus surpris transforment cet effet en «occasion». Le récit se nourrit de ceux qui l’actualisent, le racontent. Ce n’est pas l’empilement ni l’accumulation qui racontent le récit, c’est l’observation d’un «détail de circonstance».1 Pour Certeau, la mémoire n’est pas une entité supérieure à nous, elle ne déclenche pas d’évènement ni ne se manifeste sur nous. Bien qu’en décalage, elle est toujours présente. Elle apparaît selon des petites situations, des circonstances. C’est lors des circonstances où elle est activée ou actualisée qu’elle peut vivre. Ce que nous voyons, c’est le visible. Ce sont des éléments que l’on a décidé de mettre en exergue, dans des buts thérapeutiques, parfois pour les comprendre, souvent pour matérialiser le passé et asseoir une identité. Ce que nous ne voyons pas, c’est le monde des couches et des strates innombrables, tellement infinies que nos mémoires sont sélectives. Aussi, il définit certains éléments qui «pullulent» le temps présent par leur présence passive. Je les assimile à ma maison d’enfance, désorbitée, démodée, vieillissante. De Certeau lève le tabou occidental du «totalitarisme fonctionnaliste» et pointe du doigt le besoin que nous avons de nous projeter dans autre chose que la simple fonction des lieux, qui tomberait, dans le cas contraire, dans l’oubli, l’amnésie, ou la muséification (voir p. 13 dans l’introduction «la maison m’apparaissait alors comme un musée»).

POITRAS Daniel, Pratiques historiennes croisées de la mémoire et expériences de l’histoire dans L’Invention du quotidien (1980) de Michel de Certeau et Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet, Conservations mémorielles, Open Edition Journals, en ligne, 2011

Finalement, cette maison abandonnée, qui a d’abord été la source de mes études d’architecture, puis le point de départ de ce mémoire de fin d’études, n’est -elle pas comme toutes les autres? Comme nous avons pu le démontrer précédemment, ce sont les individus qui racontent les lieux, car sans nous, ces derniers serait-ils même architecture? Le point de vue sur l’architecture extérieure et les mémoires que l’on croit émaner d’elle, provient en réalité d’une architecture intérieure qui existe en chacun de nous. «Il y a la ville que l’on voit et que l’on regarde, et il y a une autre ville en chacun d’entre nous.»1 dit Hervé Lelardoux. Y a-t-il une manière de décrire un souvenir du quotidien, qui n’appartient à personne? 2 Geroges Perec , dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien , se donne la tâche de décrire de manière précise et sans émotion ce qu’il voit sur la place Saint Sulpice. Et pourtant, son point de vue est l’élément-clé de tout l’ouvrage. Cela veut dire que s’il s’était positionné à 1m de là où il était pour écrire, son texte n’aurait pas été le même. Autrement dit, la mémoire d’un lieu dépend du positionnement, de ce qu’on y a vécu. Les lieux conservent cependant des traces, empreintes, de notre passage, nous avons vu cela précédemment, dans la partie sur la mémoire bâtie. Les traces qui demeurent, témoins de passages, font du lieu un support, et peuvent mener vers la nostalgie. Lorsque l’on évoque un lieu, on se souvient d’atmosphères, de coutumes, d’habitudes, de modes de vies. C’est en cela que l’expérience personnelle et collective se lient au lieu et précisent un souvenir commun.

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source: LAIZET Sandrine, L’artiste dans la ville, Calaméo (en ligne) PEREC GEORGES, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Bourgeois, Paris, 1982

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Le souvenir est néanmoins un concept subjectif et partiel, donc propre à chacun. L’impossibilité de se souvenir de tout est le résultat d’une sélection. La question de l’oubli se pose, celle de choix naturels émis, pour oublier certaines choses et se rappeler d’autres. Jeanne Riot réalise en 2012 un projet qui permettrait une mémorisation et une consultation de souvenirs: Se souvenir, de l’objet à l’émotion. C’est un projet assimilable à celui d’Aram Bartholl, qui associe le souvenir et le support numérique. Le dispositif propose une retranscription précise des moments enregistrés. On y retrouve sensations, émotions, que l’on peut par la suite classer dans une sorte de cartographie des souvenirs, et les partager. Ce projet donne au banal une autre dimension, émettant l’idée que tout autour de nous influence notre mémoire: objets et moments, deviennent souvenirs et s’ajoutent à notre ville intérieure.

«Qu’il soit espace de fixation ou espace de circulation, l’espace construit consiste en un système de gestes, de rites pour les interactions majeures de la vie. Les lieux sont des endoits où il se passe quelque chose, où quelque chose arrive, où des changements temporels suivent des trajets effectifs le long des intervalles qui séparent et relient les lieux.»1 Paul Ricoeur développe , dans La mémoire, l’histoire, l’oubli2 , les questions de la mémoire, du devoir de mémoire et de la mémoire culturelle. Dans l’essai Architecture et Narrativité3, il insiste sur le thème de la mémoire et sa narration, plus précisément sur le lien qui se trouve entre ces deux éléments. En parlant de mémoire, il se base sur la définition d’Aristote dans De la mémoire et de la réminescence. Aristote s’appuie quant à lui sur Platon et ce qu’il nomme «eikon»: «image qui permet de rendre présent de l’absence». Aristote écrit que la mémoire est une manière de «rendre présente l’absence qui a été», ou comme il le dit autrement «rendre présent non pas ce qui n’est plus, mais ce qui a été à travers ce qui n’est plus.» L’extrait de ce texte qui m’a intéressée est celui qui traite du «temps raconté et de l’espace construit.» Il explique que le temps et l’espace sont l’un dans l’autre, que l’histoire offre une lecture mais que l’architecture donne une image. «À la base du temps narratif, il y a ce mixte du simple instant qui est une coupure dans le temps universel, et du présent vif, où il n’y a qu’un présent: maintenant.»3 Paul Ricoeur insiste sur l’importance du présent, et son omniprésence. Il définit un présent du passé, qui correspond à la mémoire, un présent du futur, lié à l’attente et un présent du présent, qui doit être une écoute, une attention, une sorte d’éveil.

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RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité, Urbanisme n°303, 1998, p.44-51

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«De même, l’espace construit est une sorte de mixte entre les lieux de vie qui environnent le corps vivant et un espace géométrique à trois dimensions dans lequel tous les points sont des lieux quelconques.»1 L’espace n’a pas de mémoire. C’est celle que nous lui construisons, celle qui est en nous que nous calquons sur cet espace. Selon Ricoeur, la liaison entre l’espace et le temps, est aussi un lien entre narration et objets architecturaux.Les récits d’aujourd’hui sont relfétés dans les constructions actuelles, l’architecture en est le reflet. Le rapport qui relie le temps auquel est fait le récit, à l’espace et sa temporalité, est mis en avant par Paul Ricoeur qui explique le récit comme un présent en évolution permanente. Le lieu, l’espace, connaît aussi une évolution constante, puisque ses composants sont vivants: environnement, individus. «Les lieux sont des endroits où il se passe quelque chose, où quelque chose arrive, où des changements temporels suivent des trajets effectifs le long des intervalles qui séparent et ralient les lieux.» 2 Selon Paul Ricoeur, on retrouve des temporalités du projet, qui nous viennent de la narration elle même. On trouve d’abord la préfiguration, récit de projet avant de le mettre en image, en forme. C’est, dans le cadre du projet, l’émergence de l’idée. Ensuite, il y a la configuration, qui, elle, correspond au temps de construction de la narration, qui se transformerait dans le cadre du projet en volume, en construction. Enfin, la refiguration correspond à la relecture du récit, mise en usage du projet et lecture émise par ceux qui le pratiquent.

À la manière dont on construit ses récits, on construit ses architectures. Aussi matériels que sont ces deux éléments, aussi évolutifs que nous sommes, ils peuvent être reconstruits à l’infini. Aussi, l’espace et le récit ont quelque chose en eux à la fois matériel et immatériel, de spirituel. La narration et le récits sont des mises en scènes, de la même manière que la ville peut l’être. Les lieux de mémoire sont exposés, comme les récits, à diverses interprétations, et les signes et empreintes qu’ils recèlent sont témoins d’un présent qui n’est plus mais qui a été. Pour Paul Ricoeur, le lieu de mémoire n’est pas à nous. C’est un lieu par lequel nous pouvons passer, comme une foule dans laquelle nous trouverions refuge. C’est un lieu dont on peut s’imprégner, mais dans lequels nous resterions des passants. Michel de Certeau nous dit cependant que des miliers de lieux, «histoires fragmentaires repliées», «récits en attente» nous entourent, et que nous avons le pouvoir de les recréer ou de leur donner une nouvelle vie, à l’infini. En arrivant à la fin de la rédaction de ce mémoire, je pense que le refuge dans le passé ne fait qu’accentuer l’illusion du présent actuel, et peut être risqué. En effet, pour vivre le présent du présent, il faudrait garder à l’esprit que le passé est un présent qui a existé. Aussi, les récits de mémoire aussi divers qu’ils soient, seraient,selon moi, en architecture, et dans le projet, une manière de puiser à la source pour irriguer l’à-venir. En se situant entre la source et l’avenir, nous sommes ici et maintenant, dans le présent.

RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité, Urbanisme n°303, 1998, p.44-51

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_conclusion 130

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Si l’on ne choisit pas l’endroit où l’on naît, je crois cependant que celui-ci impacte forcément la personne que l’on devient. Naître au Liban, c’est, dès le départ, avoir un lien viscéral avec les lieux, un attachement naturel à ces derniers, parce que c’est aussi avoir conscience de leur caractère éphémère. L’acte de bâtir, qui est souvent accompli ou décrit comme une évidence, y est sans cesse remis en question. Entre mémoire et amnésie, c’est une valse incessante qui peut tourmenter, dérouter, obséder. Nous nous sommes demandé comment, dans quelle mesure l’art et l’architecte pouvaient faire surgir le passé dans les lieux, en étant tournés vers l’à-venir. Nous pouvons alors dire que la mémoire est essentielle dans le fait d’asseoir une identité, son absence étant synonyme d’amnésie. Ainsi, la mémoire individuelle et la mémoire collective inter-agissent, composant ainsi le souvenir d’un groupe, la mémoire individuelle étant essentielle au détachement, à l’individualité et la perception, unique selon chacun. La perception est permise d’abord parce que nous avons un corps, qui fait de l’espace un lieu, mais aussi grâce à nos cinq sens, qui autorisent justement une sensibilité et provoquent des émotions, plus ou moins intenses.L’architecture et l’art, grâce à des outils de conception d’espace, ont cependant le pouvoir de nous faire entrer dans une introspection. C’est alors parce que le souvenir reste un élément impalpable, intouchable, que nous cherchons à garder sa trace, afin de le matérialiser. C’est le propre de l’être humain, se baser sur ses ancêtres. Des fouilles archéologiques historiques à celles de nos histoires les plus intimes, les traces nous suivent et sont témoin que nous avons besoin de défier l’oubli

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pour se rassurer. Il y a donc une différence entre la mémoire qui dort en nous et qui peut être éveillée par des phénomènes extérieurs, et celle que l’on crée, que l’on matérialise pour lutter contre l’oubli, garder une trace et se donner le pouvoir de la rétrospective. Les photos et objets du quotidien sont finalement ceux qui nous permettent de tirer les fils du temps et voir la vie de manière continue, dans un présent permanent. Cela se reflète dans l’architecture et l’urbanisme. La réhabilitation est à elle seule un cri de présence, provenant d’un objet qui était absent, qui faisait partie de ce qu’on ne voyait plus, de ce qu’on avait banalisé. La réhabilitation ravive la mémoire, et met en valeur ce que l’on avait oublié. Elle pointe du doigt cette ambiguité de la présence de l’absence, en donnant à cette absence, un sens. Enfin, j’ai compris que l’architecture est une des pratiques les plus liées à la mémoire. Elle englobe la trace, les strates, le présent, et se doit d’être reliée à l’avenir. Cependant, cela dépend indéniablement de la sélection que nous choisissons, car la quantité de strates grandit chaque jour, et qu’il serait impossible de tout conserver. Le récit intervient alors, comme un liant de nos expériences, ce que l’on veut en garder, ce que l’on souhaite projeter dessus. Parfois, l’aspect d’un bâtiment ancien s’oppose à la nouvelle fonction qu’on lui donne, d’autres fois, la réhabilitation efface certaines choses pour en recréer d’autres. La mémoire n’est pas un objet palpable, ni un élément qui plane au dessus de nous, encore moins une entité qu’il s’agirait de vénérer à tout bout de champ. La mémoire, nous la créons. Parce que cela nous rassure, parce que nous cherchons des explications à notre identité, parce que nous avons besoin d’un tremplin pour aller vers l’avenir.

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Le besoin d’avenir est aussi indéniable que l’essentialité evidente du passé. «Si le présent se perd sans la peur du futur, l’avenir se perdra dans le manque du passé.» me dit mon frère. Ce mémoire m’a permis de tisser des liens depuis l’origine de mes études d’architecture, à l’architecte que je voudrais devenir. Il a été la transition, le passage de l’étudiante, inconsciemment rattachée au passé, et l’architecte tournée vers l’avenir. Tout a commencé dans une maison. Une maison de la montagne libanaise, construite par mon grand-père, réhabilitée par mon père, puis abandonnée par nous lorsque nous avons dû la quitter. En réalité, c’est lors de cet évènement que tout a commencé. C’est sans doute le désir de retrouver cet espace perdu d’autrefois qui m’a guidée vers les études d’architecture, puis, la compréhension de cela, qui a expliqué mon attirance pour ces lieux que l’on abandonne. Comme si l’espace avait un coeur, comme si les murs avaient des oreilles. Ces questionnements ont guidé mon mémoire de master: « Mémoire, émoi, et moi? Puiser à la source pour irriguer l’à-venir. » Alors, j’ai compris que, tant pour l’architecture que pour la mémoire, deux choses étaient essentielles: un lieu et des individus. Ces derniers sont le coeur des lieux, ils sont leurs oreilles, ils sont leurs voix et leurs histoires. J’ai aussi compris, qu’en se plaçant entre la source et l’à-venir, nous avons accès au moment présent, qui est la clé du travail de l’architecte, dont l’oeuvre est témoin de la vie d’une société. Si l’architecte ne peut pas prétendre sauver le monde, s’il est bien placé, il peut être à l’initiative de changements. Etant consciente du caractère non-éternel de l’architecture, du souvenir permanent qu’elle peut laisser en chacun de nous, et des évènements capables d’appuyer ces souvenirs, je suis animée par l’envie de penser des architectures vouées à être aimées et légitimisées par les individus qui les exploiteront, afin de laisser une trace, un souvenir heureux en eux.

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La fin de l’écriture de mon mémoire, les premières idées que je me faisais de mon futur, ainsi que la question du PFE ont coïncidé avec un nouvel évènement: l’explosion du 4 août 2020, à Beyrouth. Encore un évènement, qui, par la force des choses pourrait tenter de me replonger dans une nostalgie du passé. Et pourtant, j’y ai vu l’extraordinaire occasion de pouvoir me placer entre la source et l’à-venir, en posant la question du présent. Je crois profondément que l’architecture n’est pas simplement l’art de concevoir et de bâtir les édifices. Je vois entre le bâti et les individus des liens viscéraux, ancrés, qui les suivront toute leur vie, dans leur vision de l’espace et leur pratique de ce dernier. Je terminerai par cette citation, issue ironiquement d’un recueil de photos nommé «Pure Nostalgia», à propos de Beyrouth: «Certains lieux évoqués dans ce livre existent toujours, d’autres ont disparu à tout jamais. Effacés de la ville, ils n’en demeurent pas moins dans nos mémoires, où ils finissent par subsister, rattachés par le souvenir de tel ou tel trait qui nous a marqués lorsque nous les fréquentions. Ce lien est tellement fort et vivace, qu’importe si l’endroit n’est plus. La ville se construit par strates successives, chaque génération y laissant sa marque. Bientôt, nos enfants iront à la recherche du monde de leur enfance et s’émerveilleront aussi à la vue de l’enseigne qu’ils connaissaient, de l’emballage de leur friandise préférée ou du ticket de cinéma miraculeusement conservé. Et ce fil tébu entretiendra à son tour la mémoire de la ville, tissant le lien entre les générations.»Tania Rayes Ingea

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mémoire, émoi et moi? puiser à la source pour irriguer l’à-venir memory, emotion, and me? drawing from the source to irrigate the future mémoire memory

émotion emotion

souvenir souvenir

trace trace

source source

avenir future

architecture architecture

What if walls started to talk? Or even worst, what if we started talking to the walls? The memory of a place can haunt, obsess, drive you crazy. Amnesia can cause a loss of identity. So where does memory take its place? In space? Within ourself? How to see it and touch it? Architecture, a discipline that evolves over time, has the power to connect the ages, to bring forth buried strata, in us, or the space around us. It provides the tools to detect the situations or circumstances giving rise, from memory, to a story. This research thesis is also my story, which takes root in my childhood home and projects itself to the future, going towards an architecture that wants to create happy memories.

Et si les murs se mettaient à parler? Ou pire, si nous nous mettions à parler aux murs? La mémoire d’un lieu peut hanter, obséder, rendre fou. L’amnésie peut faire perdre l’identité. Où se situe alors la mémoire? Dans l’espace? En soi? Comment la perçevoir et la palper? Pourquoi la conserver? L’architecture, discipline évoluant avec le temps, a le pouvoir de relier les époques, de faire surgir des strates enfouies, en nous, ou dans l’espace qui nous entoure. Elle offre les outils pour déceler les situations ou les circonstances qui donnent lieu, en puisant dans la mémoire, à un récit. Ce mémoire de recherche est aussi mon récit, qui prend source dans ma maison d’enfance et se projette vers l’à-venir, allant vers une architecture qui se veut créatrice de souvenirs heureux.

ensa paris-malaquais 14, rue bonaparte 75006 Paris 142


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