1001 voix dans la nuit: Le théâtre de Beyrouth, Coulisse d'une diaspora, scène du peuple libanais

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1001 VOIX DANS LA NUIT

LE THÉÂTRE DE BEYROUTH, COULISSES D’UNE DIASPORA, SCÈNE DU PEUPLE LIBANAIS

FRÉQUENCE 1001. 00 Hz

Clara Yammine

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À mon grand-père, Nakhlé, autrefois poète et constructeur de théâtres dans Beyrouth. À mon grand-père, Joseph, opérateur télégraphiste, pendant la Guerre Civile du Liban. À Nadim et Abdallah, amoureux de l’architecture et du Liban, qui ne sont plus là. À tous les Libanais du monde. À tous ceux qui, par la force des choses, ont dû un jour quitter leur pays.

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«L’enfer des vivants n’est pas chose à venir, s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart des gens : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.» place. Italo Calvino, Les Villes invisibles

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Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont soutenue, le long de mes études, et lors de cette année à la fois cruciale et magique du PFE. Tout d’abord, Arnaud Bical et Jac Fol, qui ont su porter une attention partculière à ce projet qui me tient beaucoup à coeur, et qui ont su me comprendre, pour me pousser à aller au bout de mon objectifs. Clarisse Genton, que j’ai rencontrée lors de ma première année d’études et qui m’a aidée à la fin de ce cycle, à boucler la boucle et à pointer du doigt, tout ce qui, dans l’architecture, m’avait toujours animée. Christian Potgisser, qui, dès la première séance, m’a incitée à fuir le drame, et qui sans le savoir, a été provocateur d’une révélation. Merci à Stephanie Dadour, pour sa clairvoyance et son regard précieux sur mon projet. Merci à Matthieu, pour son accueil souriant, dans les bons et les mauvais jours. Je remercie également mes parents, pour leur soutien sans faille, continu, et pour m’avoir transmis cet amour de mes racines. Mon frère et ma soeur, qui m’ont toujours soutenue le long de mes études, en tous points. Je remercie aussi toutes les personnes dont j’ai croisé la route et qui ont naturellement participé à l’architecte que j’aspire à devenir. Clotilde Barto, Marco Assennato, Ariane Wilson, Maria Salerno, Steven Melemis. Également, une énorme gratitude envers toutes les personnes que j’ai rencontrées à Beyrouth, qui m’ont donné de leur temps et de leur personne, et qui ont été porteuses de mon projet. Zeina Aoun, Abdallah Dadour, Nadim Younes, Georges Arbid, Amine Iskandar, Wassim Jabr, Jad Tabet. Merci à ACA, Nahnoo, GRO, Charbel Maskineh, et à tous ceux qui ont participé à mon enquête, sur un terrain que j’avais l’habitude d’habiter, sans forcément l’observer. Merci à mes oncles, Jad et Rabih, et à ma précieuse amie Sarah, pour avoir joué aux taxis et pour avoir été mes meilleures épaules sur le terrain. Enfin, je remercie tous mes amis, Emma, Inès, Adélaïde, Raouf, Allan, Mélanie, Charly, Balou, Myriam, Gabriel, Alice, Laura, Faustine, Fanny, Aude, Victoire, Solenne, Jeff, Lise, Laure-Anne, Agathe, Anthony et Sabine, pour les sourires, les doux souvenirs et la belle solidarité.

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p.20 p.30

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

p. 52

ACTE I

PUISER À LA SOURCE

p.80

ACTE II

LE THÉÂTRE DES 1001 NUITS

p.126

ACTE III

LE PROJET : FRÉQUENCE 1001. 00 Hz

p. 149

CONCLUSION

Pour immerger le lecteur dans l’univers du projet, le présent mémoire sera rythmé par des chansons et poèmes libanais sur fonds de carrelages traditionnels, des citations fortes et porteuses du projet, ainsi que des pages noires de dialogues. 9


LEXIQUE Solidere: SOLIDERE S.A.L. est une société par actions libanaise chargée de la planification et du réaménagement du district central de Beyrouth après la fin de la guerre civile libanaise dévastatrice. Il a été officiellement fondé en 1994 sous l’autorité du Conseil du développement et Reconstruction selon la vision du Premier ministre de l’époque, Rafik El-Hariri. Solidere était cotée en bourse en tant que société privée. Le nom est une abréviation pour «Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction du Centre-ville de Beyrouth», le Terme français de «La Société libanaise pour le développement et la reconstruction de Beyrouth District central». En 1992, Rafick El Hariri avait une vision de Beyrouth similaire à celle de Dubaï actuelle: un mur vitré tours, portss privés et grattes-ciel, qui ont été controversés accompagnés de bulldozers à travers de grandes parties du centre historique. Après avoir consulté les centres urbains internationaux et nationaux de planifications urbaines, et les archéologues le plan directeur a essayé d’incorporer un certain équilibre entre la vieille ville et son idée originale. En 1994, Solidere a publié un plan directeur de reconstruction du BCD et du Liban. Le gouvernement l’a officiellement approuvé. En accord avec le gouvernement libanais, Solidere a acquis des pouvoirs spéciaux et une autorité de régulation restreinte codifiée dans la loi, ce qui entreprise une forme unique de partenariat public-privé. Down Town: Centre-Ville de Beyrouth, sous le contrôle de Solidere. Habibi: littéralement «mon amour», expression utilisée dans toutes les phrases par les libanais pour désigner la personne à laquelle ils s’adressent. Ya Allah: «Oh mon Dieu», expression expriment en général la plainte. Khalass: «C’est fini», ou «stop» Merry Cream: glace italienne Bosta: bus

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Rendez moi visite, Fairuz Rendez-moi visite chaque année Ce serait dommage que vous m’oubliez complètement Rendez-moi visite chaque année Ce serait dommage que vous m’oubliez complètement Combien peur J’ai, l’amour est comme une vue brève Il vient est part tout à la fois Mon chéri, la vie est amère sans toi Quel dommage, si tu m’oublies complètement Rendez-moi visite chaque année Ce serait dommage que vous m’oubliez complètement Rendez-moi visite chaque année Ce serait dommage que vous m’oubliez complètement

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Vous avez votre Liban, j’ai le mien, Gibran Khalil Gibran

Vous avez votre Liban avec son dilemme. J’ai mon Liban avec sa beauté. Vous avez votre Liban avec tous les conflits qui y sévissent. J’ai mon Liban avec les rives qui y vivent. Vous avez votre Liban, acceptez-le. J’ai mon Liban et je n’accepte rien d’autre que l’abstrait absolu. Votre Liban est un noeud politique que les années tentent de défaire. Mon Liban est fait de collines qui s’élèvent avec prestance et magnificence vers le ciel azuré. Votre Liban est un problème international tiraillé par les ombres de la nuit. Mon Liban est fait de vallées silencieuses et mystérieuses dont les versants recueillent le son des carillons et le frisson des ruisseaux. Votre Liban est un champ clos où se débattent des hommes venus de l’Ouest et d’autres du Sud. Mon Liban est une prière ailée qui volette le matin, lorsque les bergers mènent leurs troupeaux au pâturage, et qui s’envole le soir, quand les paysans reviennent de leurs champs et de leurs vignes. Votre Liban est un gouvernement-pieuvre à nombreuses tentacules. Mon Liban est un mont quiet, assis entre mers et plaines, tel un poète a michemin entre Création et Eternité. Votre Liban est une ruse qu’ourdit le renard lorsqu’il rencontre l’hyène et que celle-ci trame contre le loup. Mon Liban est fait de souvenirs qui me renvoient les fredons des nymphettes dans les nuits de pleine lune, et les chansons des fillettes entre l’aire de battage et le pressoir à vin. Votre Liban est un échiquier entre un chef religieux et un chef militaire. Mon Liban est un temple que je visite dans mon esprit, lorsque mon regard se lasse du visage de cette civilisation qui marche sur des roues. Votre Liban est un homme qui paie tribut et un autre qui le perçoit. Mon Liban est un seul homme, la tête appuyée sur le bras, se prélassant à l’ombre du Cèdre, oublieux de tout, hormis de Dieu et de la lumière du soleil. Votre Liban vit de navires et de commerce. Mon Liban est une pensée lointaine, un désir ardent et une noble parole que susurre la terre à l’oreille de l’univers. Votre Liban est fait de commis, d’ouvriers et de directeurs. Mon Liban est la vaillance de la jeunesse, la force de l’âge et la sagesse du vieillard.

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Votre Liban est fait de délégations et de comités. Mon Liban est fait de veillées d’hiver choyées par le feu de l’antre, drapées par la majesté des tempêtes et brodées par la pureté des neiges. Votre Liban est un pays de communautés et de partis. Mon Liban est fait de garçons qui gravissent les rochers et courent avec les ruisseaux. Votre Liban est un pays de discours et de disputes. Mon Liban est gazouillement de merles, frissonnement de chaines et de peupliers. Il est écho de flutes dans les grottes et les cavernes. Votre Liban n’est qu’une fourberie qui se masque d’érudition empruntée, une tartuferie qui se farde de maniérisme et de simagrées. Mon Liban est une vérité simple et nue ; comme elle se mire dans le bassin d’une fontaine, elle ne voit que son visage serein et épanoui. Votre Liban est fait de lois et de clauses sur du papier, de traités et de pactes dans des registres. Mon Liban est un savoir inné, mais inconscient, une science infuse dans les mystères de la vie, et un désir éveillé qui effleure les pans de l’invisible, tout en croyant rêver. Votre Liban est un vieillard qui, se tenant la barbe et fronçant les sourcils, ne pense qu’à lui-même. Mon Liban est un jeune homme qui se dresse telle une forteresse, sourit à l’instar d’une aurore et ressent autrui comme son être intime. Votre Liban se détache tantôt de la Syrie, tantôt s’y rattache ; il ruse des deux cotés pour aboutir dans l’entredeux. Mon Liban ne se détache ni ne se rattache, et ne connait ni conquête ni défaite. Vous avez votre Liban, j’ai le mien. A vous votre Liban et ses enfants, à moi mon Liban et ses enfants. Et qui sont les enfants de votre Liban ? Déssillez donc vos yeux pour que je vous montre la réalité de ces enfants. Ce sont ceux qui ont vu leur siens naître dans des hôpitaux occidentaux. Ce sont ceux qui ont vu leur esprit se réveiller dans les bras d’un cupide qui feint la magnificence. Ce sont ces verges moelleuses qui fléchissent ça et la sans le vouloir, et qui tressaillent matin et soir sans le savoir. Ils sont ce navire qui, sans voile ni gouvernail, tente d’affronter une mer en furie alors que son capitaine est l’indecision et son havre n’est autre qu’une caverne d’ogres. Et toute capitale européenne n’aurait-elle pas été une caverne d’ogres ?

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Ils sont forts et éloquents, entre eux. Mais ils sont impuissants et muets face aux Européens. Ils sont libéraux, réformateurs et fougueux, dans leurs chaires et leurs journaux. Mais ils sont dociles et arriérés devant les Occidentaux. Ce sont eux qui coassent comme des grenouilles en se vantant de s’être esquivés de leur antique et tyrannique ennemi alors que celui-ci demeure enfoui dans leur chair. Ce sont ceux qui marchent dans un cortège funèbre en chantant et en dansant, et s’ils croisent une procession nuptiale, leur chant deviendra lamentation et leur danse, coulpe. Ce sont ceux qui ignorent la famine sauf si elle ronge leurs poches. Et s’ils rencontrent celui dont l’esprit est affamé, ils le railleront et l’éviteront en le traitant d’une ombre errante dans le monde des ombres. Ils sont ces esclaves dont les chaines rouillées sont devenues brillantes avec le temps et ils croient qu’ils ont ete réellement affranchis. Voila ce que sont les enfants de votre Liban ! Qui d’entre eux représenterait la force des rocs du Liban, la noblesse de ses hauteurs, le cristal de ses eaux ou la fragrance de son air ? Lequel d’entre eux pourrait dire : «Quand je mourrai, j’aurai laissé ma patrie légèrement mieux que ce queue était à ma naissance ?» Est-il un seul parmi eux qui oserait dire : «Certes, ma vie était une goutte de sang dans les veines du Liban, une larme dans ses prunelles, ou un sourire sur ses lèvres ?» Voilà ce que sont les enfants de votre Liban ! Combien grands sont-ils à vos yeux, et infimes sous mes yeux. Arrêtez-vous un instant et ouvrez grands les yeux pour que je vous dévoile la réalité des enfants de mon Liban. Ils sont ces laboureurs qui transforment les terres arides en jardins et vergers. Ils sont ces bergers qui mènent leurs troupeaux d’une vallée a l’autre afin qu’ils s’engraissent et se multiplient en chair et en laine pour garnir votre couvert et couvrir votre corps. Ils sont ces vignerons qui pressent le raisin pour en faire le vin et en tirer le raisin. Ils sont ces pères qui veillent sur les muriers /et ces mures qui filent la soie. Ils sont ces hommes qui récoltent le blé, et dont les épouses en ramassent les brassées. Ils sont ces potiers et ces tisserands, ces maçons et ces fondeurs de cloches. Ils sont ces poètes qui versent leur âme dans de nouvelles coupes, ces poètes innés qui chantent des complaintes et des romances levantines.

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Ce sont eux qui quittent le Liban, démunis, ils n’ont que de la fougue dans le coeur et de la force dans les bras. Et quand ils y reviennent, leurs mains sont inondées des richesses de la terre et leur front ceint de lauriers. Ils sont vainqueurs où qu’ils s’installent, et charmeurs où qu’ils se trouvent. Ce sont ceux qui naissent dans des chaumières et qui meurent dans les palais du savoir. Voila les enfants de mon Liban. Ils sont ces flambeaux qui défient le vent et ce sel qui désarme le temps. Ce sont ceux qui avancent d’un pas ferme vers la vérité, la beauté et la plénitude. Que pourra-t-il bien rester de votre Liban et de ses enfants à la fin de ce siècle ? Dites-moi, que léguerez-vous à cet avenir sinon des belliqueux, des fabulants et des ratés ? Espérez-vous que le temps garde en mémoire les traces de vos louvoiements sournois, de vos duperies et de vos supercheries ? Croyez-vous que l’éther engrange les ombres de la mort et les haleines fétides des tombes ? Caressez-vous toujours cette illusion qui prétend que la vie couvre son corps nu de haillons ? Je vous le dis, et la vérité m’est témoin. Le moindre semis d’olivier que plante le villageois au pied du Mont-Liban survivra à tous vos actes et vos exploits. Et le soc de la charrue tiré par les boeufs sur les versants du Liban est plus noble et plus digne que vos rêves et vos ambitions réunis. Je vous le dis, et la conscience de l’univers m’écoute. La chanson de la fillette, qui cueille des fleurs dans les vallées du Liban, vivra plus longtemps que les propos du plus puissant et du plus éminent verbeux parmi vous. Je vous le dis, vous ne valez rien. Et si vous le saviez, mon dégoût pour vous se transformerait en pitié et tendresse. Mais vous n’en savez rien.Vous avez votre Liban, j’ai le mien. Vous avez votre Liban et ses enfants, alors contentez-vous-en. Ah, si vous parvenez à vous convaincre de cet amas de bulles vides, Quant à moi, je suis convaincu de mon Liban et de ses enfants, et dans ma conviction règnent fraicheur, silence et quiétude. Le choix de ce poème n’est pas un hasard, Gibran Khalil Gibran était un poète libanais qui avait déménagé à new York, et qui écrit ce poème depuis les EtatsUnis. Il met en parallèle le regard des libanais exilés, et nostalgiques du pays, et celui des libanais encore au Liban, qui en voient les défauts au quotidien. Ayant quitté le Liban très jeune, j’ai toujours, inconsciemment, mis en avant la vision parfaite que j’en avais, comme un jardin d’Eden qui m’habitait encore. En grandissant, je comprenais chaque année un peu plus les vices du pays, les enjeux dont il est victime, les désaccords qui le définissent. 17


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« C’est viscéral, mon inconscient a été profondément marqué par cette terre très sensuelle, cette énergie très très forte. Le Liban est une terre où tout est porté à l’extrême, insaisissable, contradictions, contrastes, etc, et comme je n’arrive pas à la saisir, je continue à vouloir l’exprimer, la décrire, … » Diane Mazloum

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AVANT-PROPOS Bienvenue à l’aéroport international de Beyrouth. «Ce n’était pas n’importe quel aéroport. Complice de nos sourires, témoin de nos larmes, il avait le goût du meilleur Merry Cream de la ville qu’on venait prendre en famille et un parfum mêlant l’odeur du kérosène à celle du tarmac. Ici, les rêves avaient des ailes.» Imad Kozem, Pure Nostalgia, Nouvelle Edition

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Illustration réalisée par Raphaelle Macaron 21


Les paysages défilent. Ce sont des monuments illustres, de grands espaces, des jeux de plein et de vide, des foules, des quais, la banlieue, les tours et les métros, les trams et les pavillons, les croissants et les baguettes, les embouteillages de gens, les feux rouges, puis les feux verts, l’ordre et l’organisation, mais toujours, toujours la même musique de fond. Fairuz1. Enfant déracinée de force, j’avais pris l’habitude de regarder dans le rétroviseur de mes parents et mes grands-parents, le Liban que l’on regrette, celui qui nous manque, celui que l’on ne trouve que dans les vieux livres qui n’ont pas péri, dans les chants qui demeurent, sur les photos que l’on déniche, que l’on déchire, que l’on découvre après les avoir enfouies. Si l’on ne choisit pas l’endroit où l’on naît, je crois cependant que celuici impacte forcément la personne que l’on devient. Naître au Liban, c’est, dès le départ, avoir un lien viscéral avec les lieux, un attachement naturel à ces derniers, parce que c’est aussi avoir conscience de leur caractère éphémère. L’acte de bâtir, qui est souvent accompli ou décrit comme une évidence, y est sans cesse remis en question. Entre mémoire et amnésie, c’est une valse incessante qui peut tourmenter, dérouter, obséder. Cela fait vingt ans que j’habite à Paris. Et pourtant, je reste profondément libanaise, maronite, issue d’un système patriarcal de la montagne libanaise.2 Je suis également arménienne grâce à une arrière-grandmère que je n’ai pas connue et qui m’a transmis, à travers ma mère, des racines qui prennent source dans des peuples qui ont aussi souffert. Grandir dans le devoir de mémoire du drame, c’est avoir l’obligation de l’accepter, c’est aussi un jour, être amenée à le fuir. Ces éléments épars ont probablement engendré en moi, une mobilité heureuse qui, toutefois poussée à son extrême, pourrait côtoyer l’instabilité. J’éprouve donc doublement le besoin de bouger et de m’ancrer. Certes, aujourd’hui les repères sont devenus mouvants pour tout un chacun, mais l’histoire du Liban, de même que mon histoire personnelle, est toujours difficile à établir. Parfois, il me plaît de circuler de manière compulsive, sans accepter que le voyage est, au départ et à l’arrivée, un voyage intérieur. Ainsi commence alors mon voyage intérieur. Pour moi, tout a commencé dans une maison, construite par mon grandpère, puis rénovée par mon père, que nous avons dû précipitamment quitter. C’est le souvenir traumatisant d’avoir quitté cette maison, et le désir de la retrouver à tout prix qui m’avait guidée vers des études d’architecture.

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Fairuz est une chanteuse traditionnelle Libanaise.


Aussi, le sujet de mon mémoire de fin d’études portait sur des questions d’espace et de mémoire, me poussant à me demander pourquoi les lieux de mémoire, ou la mémoire des lieux était souvent, voire toujours, liée à des évènements tragiques, tristes, comme si le devoir de mémoire était toujours indissociable de la tragédie. Les souvenirs sont à la source de ce que l’on raconte, et parfois, souvent même, les souvenirs des Libanais sont doux-amers, ils valsent entre ceux d’un Liban raconté mais non-vécu, et ceux d’un Liban vécu, mais jamais écrit. Pourtant, retourner à Beyrouth a toujours été pour moi une grande fête. Tant pour l’architecture que pour la mémoire, deux choses sont essentielles: un lieu et des individus. Ces derniers sont le cœur des lieux, ils sont leurs oreilles, ils sont leurs voix et leurs histoires. Depuis Paris, je vis les débats de mon pays par procuration. C’est toujours pareil. En 2006, déjà, je regardais sur Al Jazeera, LBC, Radio Orient, France Culture, MBC, Al Jadeed, OTV1, BFM, L’orient le jour, le dernier philosophe du café du coin, la tante qui croit en un parti politique comme elle croit en Dieu, et bla bla bla bla… les bombardements, les explosions, les gens meurtris, les soulèvements, les postulats, les révoltes. Après l’explosion du 4 août, une force que je ne saurais décrire m’a poussée à rentrer au pays, peut-être pour voir ce qu’il en restait, peut-être pour vérifier que c’était toujours la fête. J’atterris à l’aéroport et, pour la première fois, pas de musique. Pas de grands-parents qui m’attendent à la sortie, pas de ballons qui s’envolent, pas de fleurs. Pourtant, en passant la porte pour aller à l’extérieur, c’est toujours cette même chaleur qui m’enveloppe.

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Chaînes télévisées orientales et libanaises.

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Les rugissements du bus, Fairuz Je suis séduit par tes yeux, tout à fait séduit! Et combien de villages et de collines j’ai parcouru pour tes yeux. Et toi, toi, aux yeux noirs, tu ne sais pas, ce que tes yeux noirs réveillent à l’intérieur de moi. Au rugissement du bus qui nous menait de Hemlaya à Tannourine, Je me suis souvenu de toi, Alya, Je me suis souvenu de tes yeux, Hou la, Alya! Tes yeux, comme ils sont beaux. On montait dans le bus, il faisait chaud, et on est asfixiés, un homme grignotait une salade, un autre mordait dans sa figue, il y avait un autre avec sa femme, qu’elle est moche, sa femme. Comme ils sont joyeux, les passagers de Tannourine! Mais ils ne savent pas combien tes yeux sont beaux, Alya. Au rugissement du bus qui nous menait de Hemlaya à Tannourine, Je me suis souvenu de toi, Alya, Je me suis souvenu de tes yeux, Hou la, Alya! Tes yeux, comme ils sont beaux. On montait dans le bus sans avoir payé, parfois on retenait la porte, et parfois on devait calmer les passagers. Et cet homme-là avec sa femme, sa femme a eu du vertige. Je te jure qu’il l’aurait laissé aller seule à Tannourine, s’il avait vu tes beaux yeux noirs, Alya. Le chauffeur, fermez la fenêtre, M. le Chauffeur, il y a un fort courant d’air, le Chauffeur. Au rugissement du bus qui nous menait de Hemlaya à Tannourine, Je me suis souvenu de toi, Alya, Je me suis souvenu de tes yeux, Hou la, Alya! Tes yeux, comme ils sont beaux. 25


Photo prise depuis le taxi, à Beyrouth en Septembre 2020.

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Fatiguée de tout vivre par procuration, au lendemain de l’explosion du 4 août, j’atterrissais donc à Beyrouth, le 20 septembre 2020. Là, associations, initiatives solidaires de reconstruction, distribution de denrées alimentaires, mais aussi concerts improvisés, spectacles de rues, brocantes, souks solidaires et éco-responsables, entre autres, se bousculent. J’ai l’occasion de participer à certaines actions, de comprendre les enjeux, de toucher du bout des doigts les budgets, de réaliser et de vivre le combat. À l’arrière du taxi, je vois défiler les paysages. Beyrouth. Il y a des palmiers, des routes à moitié terminées, du béton et de l’acier. Il y a une moto, conduite par un homme, sa femme, sa fille et sa chèvre. Il y a un enfant qui vend des Chicklets1 sur l’autoroute. Il y a de belles voitures, conduites par des femmes botoxées, et des voitures des années 2000, sans rétro, parfois sans vitres, il y a des odeurs et des sons de klaxons, il y a cet homme assis à la porte de son garage, avec un Tric Trac et une cafetière. Il y a … Ah, la route est fermée. Il faut faire demitour, les manifestants ont bloqué la circulation. Ya Allah...2 Une déclaration de liberté, la revendication d’une identité commune et la preuve d’une solidarité, c’est ce qui, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer. Les échanges et les rassemblements se multiplient dans Beyrouth capitale des drames et des sourires, les ONG se forment, les campements se chevauchent dans le centre-ville. Comme un système immunitaire, les Libanais se soulèvent, ensemble, lors de chaque évènement. Pourtant, on le sait, par manque d’espace et de moyens, ils se révèlent toujours éphémères. L’architecture peut-elle donner une durée à l’échange ? Mes pensées défilent dans le taxi et mon regard s’arrête sur une femme, dans son Range Rover. Elle me fait penser à ma tante Najwa. Je la regarde et je sais, que derrière son maquillage, se cachent mille et une histoire, mille et une souffrances, mille et un complexes. Dans la culture libanaise, il y a un rapport inévitable à la nostalgie que je tente aujourd’hui de fuir, l’exagération, le drama. Après avoir prolongé mon séjour, je rentre à Paris, la tête bien pleine de tout ce capharnaüm, préoccupée par ce PFE, et l’esprit tourné vers un horizon qui m’habite, mais qui pourrait tendre à ne plus être mien. Je replonge alors dans les films libanais, pour m’imprégner de ce que je tentais de fuir, pour conscientiser et imager les intuitions qui me travaillaient déjà depuis un moment.

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Les Chicklets sont des chewing gums libanais. Ya Allah: voir lexique p.10


Illustration réalisée par The Art of Boo

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INTRODUCTION « Être libanais, ce n’est pas une nationalité, c’est un métier. (...) c’est faire soi les mots de Brel et garder le souvenir qu’il est des terres brûlées donnant plus de blé qu’un meilleur avril. » Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 2020

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Illustration réalisée par Raphaelle Macaron 31


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« Beyrouth était la ville de la liberté, surtout pour les intellectuels arabes rescapés des dictatures. Des centaines de poètes, d’écrivains, de journalistes, se sont établis dans cette ville, surtout pendant les années 60, suscitant un mouvement culturel remarquable. Cette image a changé à cause des guerres et des occupations. Mais nous, la génération des années 90, avons préféré conserver un peu d’espoir : Beyrouth est la dernière ville arabe où l’on peut s’exprimer, écrire, sans être importuné par la police. » Omar Youssef Souleiman

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Le film Bosta1, réalisé par Philippe Actingi2 en 2005, raconte l’histoire d’une troupe de danseurs, de toutes confessions et originaires de plusieurs régions du Liban, qui se retrouvent après la guerre civile. Ils tentent d’insuffler à la dabké, danse traditionnelle libanaise, des aspects plus contemporains. Une tournée dans tout le Liban les rassemble, passant par plusieurs villages, mettant en avant des désaccords sociaux, mais surtout les enjeux communs qui les réunissent. Une scène au début du film est particulièrement frappante. On y voit des embouteillages en plein Beyrouth, mêlant klaxons, camions transportant des animaux, confrontations, couleurs, voix et voitures de toutes générations. Une dame demande: où est l’état? Où est la police? Et de l’autre côté de l’autoroute passe un cortège de l’état, traçant la route, sans même les regarder. Cette scène est représentative de tout un système politique. Elle révèle une ignorance totale du peuple politique par la classe politique. Elle a été une des impulsions de mon projet.

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voir lexique p.10 Réalisateur libanais.

Photos tirées du film

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Le 4 août 2020 survient un nouvel évènement qui anéantit la ville de Beyrouth et met le pays en deuil une énième fois. Toujours pour fuir le drame, et éviter de m’éterniser sur les conséquences tragiques de la doubleexplosion, ma mémoire sélective s’est attachée à deux phénomènes. Le premier, c’est la solidarité infaillible des libanais, qui se lèvent face au monde entier, pour reconstuire leur ville. L’absence du gouvernement, l’absence totale d’un cadre législatif, de plan urbain ou de stratégie, laisse des cratères immenses dans lesquels les citoyens ont vu l’occasion de prendre les choses en main. Nous ne retrouverons jamais ce qu’était Beyrouth avant le 4 août. Aujourd’hui, on n’a pas le temps de parler de drame, ou de se lamenter. Aujourd’hui, l’urgence d’agir offre des opportunités qui permettent une nouvelle manière de penser. Le peuple libanais est devenu allergique à la résilience, et puise dans sa force de vie, pour se relever, émerger de ses drames hérités ou vécus. La réalité actuelle de Beyrouth, c’est la collaboration sporadique de citoyens sur le sol, mais aussi sur les réseaux sociaux, par les expatriés. Les citoyens se sont levés pour combler le manque, et jouer tous les rôles, dans un but commun: le rétablissement de la ville après l’explosion apocalyptique du 4 août. « Les autorités, qui n’agissent pas, parlent de reconstructions, mais nous ne tomberons pas à nouveau dans ce piège. La reconstruction, c’est une chose de promoteurs qui se soucient peu des quartiers, de leurs habitants, de leurs habitudes. » émet Mickaella Pharaon, membre du collectif de l’université de Columbia. Le 12 novembre s’est tenue une conférence en ligne, rassemblant une centaine d’architectes libanais du monde entier, organisée par la Graduate School of Architecture, Planning and Preservation. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres groupes de réflexions, collectifs, ONGs, qui se sont rassemblés pour nettoyer, penser, et soigner la ville. Il y a dans ce moment présent un grand éveil de la société, une société qui veut briser les frontières qui séparent les quartiers de la ville tant que les habitants eux-mêmes. Il y a la vivacité d’une société qui se manifeste pour son droit à la ville, il y a la liberté qui se dresse et l’espace public qui reprend ses droits, avant d’être possiblement re-cloisonné, ou à nouveau détruit. Aujourd’hui, à Beyrouth, l’intelligence collective s’éveille, et l’on parle de mettre en avant le fait d’agir en communauté. Les communautés agissent lorsque l’on rassemble le peuple dans un lieu, pour connecter ses idées, solutions, pourquoi pas même ses industries. C’est alors qu’elles fleurissent. GRO - Green Re-occupation, est une initiative locale du quartier de Geitawi, dont l’agissement spontané a été, dès septembre 2020, de repérer les espaces vacants ou abandonnés, pour aider les habitants des quartiers à s’approprier leurs lieux de vie. A Beyrouth, les communautés se rassemblent lors de chaque évènement, comme un système immunitaire qui se bat lorsqu’on tombe malade. La question serait cependant, commentransformer « se battre contre » en « se rassembler pour », afin de rassembler les individus selon des intérêts communs.

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- Les autorités, qui n’agissent pas, parlent de reconstructions, mais nous ne tomberons pas à nouveau dans ce piège. La reconstruction, c’est une chose de promoteurs qui se soucient peu des quartiers, de leurs habitants, de leurs habitudes. - Selon vous, c’est alors un travail à petite échelle qu’il faut parvenir à effectuer? - Je pense qu’il faut qu’on puisse partager, parler, échanger. Non seulement entre nous, mais avec le monde entier aussi.

Extrait d’une discussion avec Mickaella Pharaon, membre du collectif de l’université de Columbia, le 12 novembre 2020.

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« Les Libanais, ce n’est pas des manifestations qu’ils font, ce sont des fêtes! ».1 La solidarité arrive comme un printemps qui se dresse entre des individus que l’on avait habitués à se confronter les uns aux autres. Ce qui est aussi présent et indéniable, c’est la survie par la fête. La nécessité de cette dernière comme ce qu’il reste quand il ne reste plus rien, comme un mode de vie à part entière, ou comme une part entière de la vie. Dans le chaos permanent qu’est Beyrouth, tous les prétextes sont bons pour faire la fête. Et tout est décuplé. Les mariages, remises de diplômes, anniversaires, ou juste l’envie de faire la fête sont à l’origine de feux d’artifices extravagants, de soirées interminables, d’excès d’alcools et de nourriture,de danses sans fin. Ainsi, les es manifestations de la révolution d’octobre 2019 se sont aussi rapidement transformées en fêtes extérieures, où les dj sortaient leurs sets, faisant térieures danser les manifestants, dans un même élan. Quand vous dansez à Paris, vous dansez, vous savez que vous danserez encore. Au moment où vous dansez à Beyrouth, vous savez que tout peut s’écrouler d’une seconde à l’autre. Alors, vous dansez vraiment d’une toute autre manière. La notion de fête est selon Roger Caillois2, un retour au chaos, qui permettrait symboliquement de repartir de zéro. Comme une manière de re-signifier l’existence, d’échapper à la condition humaine. Finalement, c’est une sorte de renaissance que la fête autorise. La nécessité de créer de souvenirs heureux et humaine, et se matérialise dans les pratiques festives. Ce désir de renouvellement, de résurrection, de transformation même, en créant une situation utopique. Mircea Eliade3 dit aussi que « le retour symbolique au chaos est indispensable à toute nouvelle création. »

Entendu lors des manifestations d’Octobre 2019. CAILLOIS Roger, Les jeux et les Hommes, Folio Essais, Paris 1992 3 ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Folio Essais, Paris 1998 1 2

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Collage réalisé à partir de photos des manifestants de Le Monde


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Le retour au chaos n’est pas simplement symbolique au Liban, et à Beyrouth. En octobre 2019, puis en août 2020, les Libanais s’emparent de la manifestation, et ne positionnent pas n’importe où. Ce sont les bâtiments qu’on leur avait retirés, leur droit à l’héritage et à la mémoire qu’ils revendiquent. Au beau milieu d’une foule qui n’avait d’yeux que pour les apparences, de nombreux lieux se voient colonisés, accaparés, parmi eux, le Grand Théâtre se voit ouvert, revendiqué, accaparé. Il reprend vie, il se réveille.

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Dernier survivant d’un Liban que l’on ne peut encore que raconter, le Grand Théâtre des Mille et une nuits est en lui-même une métaphore. Il raconte l’abandon du peuple et de son histoire par les classes politiques, il raconte les apparences trompeuses d’un sourire affiché au monde, alors que l’intérieur se détériore au fil du temps. Il raconte aussi la résilience de Beyrouth, mille et une fois morte, mais qui vit encore.

Photo des manifestants dans le Grand Théâtre, dans The Times

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Le Liban se trouve actuellement dans une période de transition où les citoyens, désireux d’échanger et d’avancer, font face à l’impossssibilité de se projetter, pour cause des nombreuses crises qui frappent le pays, et d’une absence d’espaces publics ou de partages. Cela a mené les Libanais à manifester et agir dans des lieux de Beyrouth, réveillant le patrimoine commun endormi qu’on leur avait retiré, volé, interdit. Le Théâtre des 1001 nuits est l’un deux. Aussi, devant un gouvernement répresssif et incapable de diriger le pays, certains restent, beaucoup s’en vont. Le Liban, est, depuis la guerre civile de 1975, un pays qui existe en dedans et en dehors du territoire. «Etre libanais, c’est aimer le Liban mais être incapable d’y vivre, ou le détester mais être incapable de le quitter.» 1 Comment l’architecte peut-il se mettre au service d’une population et de ses désirs, en donnant une durée à l’échange, pour en finir avec le cliché du drame libanais, et laisser place à la pensée? De l’histoire du Liban à celle de Beyrouth, nous pourrons comprendre la place du théâtre dans le pays et aborder le Grand Théâtre de Beyrouth. Ce site ecléctique sera ensuite étudié, sa propre histoire, ainsi que la manière dont il s’insère dans la ville et la matière à projet qu’il suscite. Enfin, le jeu d’acteurs, le programme et les intentions cristallisées, qui mêlent la réalité du terrain à mon regard depuis la France, constitueront un tremplin vers le projet d’architecture. Un projet destiné à tous les Libanais, aux esprits libres qui constituent cette patrie, vivant sur son sol ou ailleurs. Un projet pour les déracinés d’un jour, les enracinés pour toujours. Un projet pour ceux dont la voix a besoin de porter, dans le pays et jusqu’au delà des frontières, pour les artistes et les intellectuels, pour les artisans et les comédiens du pays, pour les accords et les désaccords. Un projet inspiré par tout le Liban et ce qui le constitue.

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Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 2020

Collage d’intention


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Je t’aime ô mon Liban, Fairuz Je t’aime, ô mon Liban Ô ma patrie, je t’aime, Par le nord, par le sud, Par les plaines, je t’aime. Vous demandez, ce qui m’arrive, Ce qui ne m’arrive pas ? Je t’aime, ô mon Liban, ô ma patrie, Auprès de toi, Je resterai même si nombreux s’exileront, Souffrir et endurer Ô ces douces les souffrances. Et si toi, mon préféré, tu venais à me lâcher, le monde ne serait plus que mensonge ! Même dans votre folie je t’aime, parce que votre amour nous recueille ensemble, Quand nous sommes dispersés et un grain de votre sol égales les trésors du Monde. Dans ta faiblesse, je t’aime, Dans ta splendeur, je t’aime, J’ai mon cœur dans la main, Ne me laisse pas tomber ! Une seule soirée devant ta porte , m’est plus précieuse qu’une année en exil ! Je t’aime, ô mon Liban, ô ma patrie. Ils m’ont demandé ce qui se passe dans le pays des fêtes, Devenu feu et bombardement, Je leur ai répondu que mon pays était entrain de renaître : le Liban digne au peuple battant ! Comment ne pas t’aimer ? Dans tous tes états, je t’aime, Et si de toi nous nous séparons, Nous nous réunissons, mon amour, Même quand tu deviens fou, et un seul grain de ton sable vaut le monde entier! Je t’aime, ô mon Liban, ô ma patrie.

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Illustration réalisée par The Art of Boo

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ACTE I

PUISER À LA SOURCE

« Je porte le deuil de ces souvenirs qu’on m’a confisqués. Mais que ceux qui œuvrent à la destruction de notre passé se rassurent : quoi qu’ils fassent, et même si je n’ai plus mes yeux pour voir, Beyrouth m’habite. » Alexandre Najjar, Le Roman de Beyrouth, Pocket, 2005

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Illustration réalisée par Raphaelle Macaron 49


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« Il faut avoir le regard tourné vers le Liban, il faut le sauver car c’était une promesse d’harmonie, un message d’entante communautaire, c’était unique, c’est ce qu’il faut sauver. » Diane Mazloum

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Le Liban ou la République libanaise est un pays d’Asie occidentale. L’emplacement du Liban au carrefour du bassin méditerranéen et de l’arrière-pays arabe a été à l’origine d’une histoire riche et a façonné une identité culturelle de diversité religieuse et ethnique. Phéniciens, Romains, Arabes grecs, Croisés, Ottomans et Français ont vécu au fil du temps. Avec seulement 10 452 km2, c’est le plus petit état souverain en Asie continentale. La population du Liban était estimée à plus de 6 millions d’habitants en 2016; cependant, aucun recensement n’a été effectué depuis 1932 en raison du déséquilibre politique confessionnel sensible entre les différents groupes religieux du Liban. Le Liban a été témoin d’une série de vagues migratoires: plus de 1,8 million de personnes ont émigré du pays pendant la guerre civile. Aujourd’hui, il accueille plus de 1,6 million de réfugiés. Ils constituent au total 30% de la population libanaise, faisant du Liban le pays avec le plus grand nombre de réfugiés par habitant. Le Liban est le pays le plus diversifié sur le plan religieux du MoyenOrient avec 18 religieux reconnus groupes. En 2014, le CIA World Factbook estime ce qui suit: - 54% de musulmans (27% d’islam sunnite, 27% d’islam chiite) - 40,5% de chrétiens (21% de catholiques maronites, 8% d’orthodoxes grecs, 5% de catholiques melkites, 1% protestant, 5,5% autre chrétien) - Druzes 5,6% - Autres: très petit nombre de juifs, de baha’is, de bouddhistes, d’hindous et de mormons. L’enquête sur les valeurs mondiales de 2014 a estimé le pourcentage d’athées au Liban à 3,3%. Le Liban est une démocratie parlementaire qui inclut le confessionnalisme, dans lequel des les bureaux sont réservés aux membres de groupes religieux spécifiques. Le président doit être chrétien maronite, le premier ministre un musulman sunnite, le chef du parlement chiite musulman, le vice-premier ministre et le vice-président du Parlement orthodoxe oriental. Ce système visait à dissuader les conflits sectaires et à représenter équitablement les répartition des 18 groupes religieux reconnus au sein du gouvernement. Le Liban est divisé en six gouvernorats, dont chacun est divisé en plusieurs districts et a son propre capital. Ce sont: Beyrouth, le Mont Liban, le nord du Liban, la Bekaa, Nabatieh et le sud Liban. RIZK Yara, Beirut Post-War Reconstruction:The case of The Grand Theater, 2019

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TURQUIE

SYRIE

LIBAN

ISRAEL

TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ

JORDANIE

EGYPTE

Carte de repérage: Le Liban et ses pays voisins.

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- On était partis, avec mon père, acheter du fromage chez Roukoz. Ils avaient des chèvres. À peine arrivés, Roukoz, pas son père, a commencé à vouloir nous montrer ses armes. - Tu lui as dit quoi? - Je ne voulais pas voir ses armes moi, alors je lui dis “Range tes armes, on est venus acheter du fromage, nous.»

Extrait d’une discussion avec Eliana, ma grand mère, à Beyrouth en Septembre 2020, à propos du début de la guerre civile.

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Je m’apprête ici à dresser brièvement l’histoire d’un pays dont l’histoire n’a pas encore été écrite, du moins, officiellement, et de manière claire et objective. Aussi, cette partie historique sera celle que l’on m’a contée, recontée, récitée, rythmée par des évènements datés, et par des éléments historiques choisis, qui justifient et expliquent mon projet.

AOUT 2020 Par où commencer? Puisqu’il faut choisir un point d’ancrage, partons des racines. Mes racines, c’est Beyrouth. Beyrouth les souffrances et les apparences. Beyrouth les ruines et le soleil. Beyrouth les chants heureux, alors que tout semble partir en fumée. Entre mémoire et amnésie, c’est une valse incessante qui peut tourmenter, dérouter, obséder. Cette ville insaisissable que l’on ne fait que décrire, écrire, dessiner, retourner, pour tenter de la comprendre. Cette ville à la fois monochrome et pleine de vie, cette ville où le passé chuchote la peur à l’oreille de demain, et pourtant, cette ville où le présent se matérialise dans un mode de vie définit comme insouciant, irresponsable, où les plaisirs quotidiens sont exacerbés, les limites dépassées, l’anarchie surplombée de traditions,… Pourtant, quand tout cela atteint un paroxysme, dans une crise sans précédent, cela fait éclater la rue. Beyrouth devient alors un lieu de parole, d’expression, de prise de liberté. Et, à Beyrouth, quand la rue éclate, c’est la ville qui explose. Attaque ou accident, ou attaque à travers l’accident? Beaucoup de questions se posent.

OCTOBRE 2019 Une taxe sur WhatsApp. Encore ? Encore une taxe parmi tant d’autres, encore un moyen de voler le peuple, fatigué de payer pour des droits basiques qu’il n’a même pas, fatigué de mettre ses salaires médiocres dans des impôts sur un tramway qui n’existe plus depuis des lustres, ou dans une électricité qui coupe deux à trois fois par jour. Les citoyens prennent le pouvoir. Les manifestations se transforment en fêtes. C’est la conscience de l’éphémère qui pousse malgré tout à créer des souvenirs heureux. L’architecte en devenir que je suis se pose des questions. Quel pourrait être mon rôle? Les libanais ont faim. Ils ont faim de culture, de liberté, d’identité. Ils s’emparent alors de l’espace public, s’infiltrant çà et là, dans des lieux où l’on ne les attend pas, parce que personne ne les attend, dans des lieux symboliques parce que la révolution matérialise l’union, qui rend tout possible. Octobre 2019 a laissé place au débat, à la prise de parole, à la revendication de l’espace public. Août 2020 a fait ressurgir l’identité libanaise, la solidarité, la prise d’initiativess officieuses parce qu’en temps de crise politique, économique, sociale, qu’est ce que l’illégalité?

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- Tu as allumé le moteur habibi? - Non, tu as la torche? - Oui, attends, j’allume les bougies.

Dialogue récurrent lors de la coupure de l’électricité au Liban.

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« Le Liban, j’avais l’habitude de dire que c’était un endroit où il y a tout ce qu’il faut pour faire un monde, mais pas assez pour faire un pays. Et je dirais que depuis le 17 octobre, je découvre qu’il y a oui de quoi faire un pays, et ce serait fascinant que cet endroit où on peut faire un pays, devenait aussi un exemple pour le monde. Vous y avez tous les enjeux, tous ceux qui se posent à l’échelle de la planète se posent sur ce mouchoir de poche qu’est le Liban. » Dominique Eddé

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Les différentes générations, qui avaient pris pour habitude d’être confrontées les unes aux autres, pour cause de leurs différentes croyances, ou appartenances à des milices, se sont vues oublier l’identité commune du peuple, finalement, être libanais se déclinait de diverses manières, il y avait être libanais chrétien, être libanais musulman, être libanais druze. En mettant en avant les différents et non les intérêts communs, les politiques ont pu ainsi garder leurs place de leaders au sein d’un peuple qui en oubliait son dénominateur commun. Octobre 2019 a été révélateur du contraire. Les libanais se sont levés d’une seule voix, unis, contre le système politqiue corrompu qui se jouait de lui, qui se jouait de nous. Photo publiée par L’Orient le Jour.

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La résilience ne peut pas être synonyme d’amnésie, surtout lorsqu’on a si souvent goûté l’amertume de l’effacement physique de l’histoire. Dans le grand chantier permanent qu’est Beyrouth et au milieu du charmant désordre, ils sont là, et observent depuis cent ans bientôt, l’évolution du pays autour d’eux. Les architectures sont des récits. Il y a ce que l’on raconte, et qui n’est plus. Il y a aussi ce qu’on ne voit pas, mais qui est toujours là, au beau milieu de la foule, silencieux parce qu’on l’a fait taire, presque un sois belle et tais toi, presque comme s’il fallait attendre une autorisation pour le faire parler. L’autorisation, le peuple ne l’a pas attendue. La révolution d’Octobre 2019, et l’explosion du 4 août n’ont fait qu’accentuer l’absence d’un gouvernement, qui lui aussi, ne sait que sourire et faire bonne figure.

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Carte du Centre Ville de Beyrouth pendant les manifestations, réalisée par Antoine Atallah

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1990 - 2021 «Au lendemain de la guerre, le mythe libanais d’une identité collective est certes fragile, mais ne s’effondre pas. Le pays n’est pas officiellement divisé, même si des disparités de natures variées persistent.»1 En 1990, Beyrouth, la capitale libanaise, l’une des plus anciennes villes du monde, venait de sortir d’une guerre civile dévastatrice de 15 ans. La ville a été divisée en est et ouest par un no mans land traversant le centre historique, aussi appelé la ligne verte. Il était donc très urgent de régénérer le centre-ville rapidement et relier les deux côtés de la ville. Il fallait redonner à Beyrouth son identité pour que les gens puissent se reconnecter à travers la culture et la mémoire. Une société privée appelée Solidere, soutenue par le gouvernement, était mise en charge de reconstruire Beyrouth. Malheureusement, ils avaient d’autres projets: transformer le centre-ville en une sorte de «Dubaï», et avaient pout but d’attirer les investisseurs pour régénérer l’économie du pays. Et c’est ainsi que Beyrouth a commencé à perdre son identité, sa mémoire, son héritage, au vu de l’aspect purement économique de Solidere. Ils n’ont pas réussi à reconnecter les parties est et ouest de la ville. Le centre-ville est devenu une île pour les riches pendant une courte période pour se transformer en quartier-fantôme, dans lequel aucun libanais ne se reconnaissait depuis que l’instabilité politique est revenue dans le pays. La guerre civile a été dévastatrice, faisant de la ville la propre victime de sa reconstruction. « Les projets immobiliers dans la capitale surgissent comme des injures. »2 Comme s’il fallait à tout prix faire table rase, comme s’il fallait effacer l’histoire pour en inventer une autre, et brandir le drapeau hypocrite de la vie en communauté, pour garder la face auprès des pays voisins, oubliant que l’héritage et la culture étaient à l’origine même de cette identité libanaise. Cette identité est vite mise à l’épreuve, appuyant des appartenances à des religions, partis politiques, milices, laissant de côté l’idée même d’une patrie qui vit au jour le jour, qui danse comme si c’était la dernière fois, qui arrange son apparence comme s’il fallait soigner la forme pour panser le fond.

1975 - 1990 Cette guerre n’étant pas le sujet de mon diplôme, je ne m’attarderai pas à la développer, maiss plutôt à comprendre ses conséquences, dont l’exode. Elle a notemment causé le départ de nombreux libanais au fil des années, ce qui explique la présence d’un plus grand nombre de libanais vivant à l’extérieur du pays, que sur le territoire.

DADOUR Stéphanie, 1989, hors champ de l’architecture officielle: des petits mondes au Grand, Laboratoires ACS, Paris-Malaquais, 2021. 2 RIZKALLAH Marie-Josée, Destruction du théâtre de Beyrouth ou Beyrouth théâtre des destructions ?, dans Liban News, le 19 décembre 2011 1

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- C’est Ziad al Rahbani qui disait « Ceci n’est pas un pays, c’est un ensemble de gens rassemblés.» Donc notre ville c’est pas une ville, c’est une clique de bâtimenyts, les uns à côté des autres. Et pourtant elle a un charme fou. Mais ça c’est une autre histoire. - Elle survit aussi, comme un phénix, elle renaîtr... - Quel phénix? J’en ai marre moi, du phénix, qu’on me laisse tranquille avec ça! Je veux plus mourir, ni renaître, khalass.

Extrait d’une discussion avec George Arbid à ACA, Beyrouth, en Septembre 2020.

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+ de 1 million de libanais + de 200 000 + de 100 000 + de 40 000 + de 10 000

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Carte de repérage de la diaspora Libanaise dans le monde

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Illustration réalisée par The Art of Boo

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Toi, l’oiseau, l’oiseau Fairuz Toi l’oiseau qui vole aux confins de ce monde Peux tu donner de mes nouvelles à mon bien-aimé Demande à ceux, quittés par leurs amoureux Blessés par l’amour sans aucun remède Peinés, sans exprimer leurs douleurs Regrettant leurs nuits d’enfance Toi qui prend avec toi la couleur des arbres Ne laissant derrière toi que l’attente et l’ennui J’attends sous le soleil, assise sur ces pierres froides Troublée, la séparation m’épuise Au nom de tes plumes et de mes journées Au nom des fleurs de chardon et du vent Si tu pars chez eux et que le vent souffle Emmène moi, rien qu’un instant puis ramène moi....

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1929-1975 Après la Première Guerre mondiale, Beyrouth a été attribuée à la France en 1920 en tant que territoire sous mandat. Beyrouth est désormais une ville de premier plan dans les industries bancaires et commerciales. La création d’infrastructures de ports etles routes sont devenues un aspect important de la reconstruction de la ville. Les Français ont imposé leur modèles de conception ( comme la Place de l’Etoile). Les codes du bâtiment ont commencé à ordonner la ville, et la rédaction du «Plan Danger», le premier plan de ville de Beyrouth, a déterminé les grands axes de circulation. De nouveaux types de bâtiments une fois de plus étaient évidents dans la ville: Parlement, pavillons d’exposition, cinémas et bâtiments industriels (usines de soie). Le style architectural de cette période était celui du pluralisme stylistique, abordant les styles néo-traditionnel, néo-ottoman et français. Lorsque les alliés ont remporté la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants nationaux libanais ont demandé la fin des mandat. En 1941, la France annonce Après l’indépendance du Liban , la fabrique urbaine Fabric poursuivit son expansion selon la réglementation française, jusqu’à la guerre civile libanaise. De nombreux points de repère caractérisent la ville encore aujourd’hui (les hôtels, la rue des banques, les cinémas…) sont de cette époque. C’était à cette période que la ville a eu le temps de se développer économiquement.1

RIZK Yara, Beirut Post-War Reconstruction:The case of The Grand Theater, 2019

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Illustration tirée du livre Pure Nostalgia, de Imad Kozem

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ACTE II

LE GRAND THÉÂTRE

«La société veut nous isoler, le théâtre, ce n’est que des rencontres!» Omar Abi Azar, de la compagnie Zoukak, Samedi 10 avril 2021, 20h, France Culture: Beyrouth retrouve le théâtre, Zoukak remonte sur scène.

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DES 1001 NUITS

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Comme il y avait du monde! Fairuz Comme il y avait du monde! Comme il y avait du monde sur le carrefour, des gens qui s'attendaient! Et il pleuvait et des parapluies partout. Et moi, même dans l'embellie, personne ne m'attend. Ça fait longtemps que je suis oubliée dans ce petit magasin, les murs sont morts d'ennui et ont honte de me le dire. Et moi, je cherche la beauté et la beauté est dans les rues. Je lui chantais des chansons, mais elle ne m'écoutait pas. J'ai attendue et attendue, et personne ne m'a parlé. Comme il y avait du monde sur le carrefour, des gens qui s'attendaient! Et il pleuvait et des parapluies partout. Et moi, même dans l'embellie, personne ne m'attend. Ça fait longtemps que j'invente des messages, Je ne sais pas à qui, et j'envoie des nouvelles. Mais demain du ciel il devra pleuvoir sur moi, des embellies et des amours m'emmèneront un jour. Mais, hélas, celui qui s'est souvenu de tout le monde, ne s'est souvenu de moi qu'à la fin. Comme il y avait du monde sur le carrefour, des gens qui s'attendaient! Et il pleuvait et des parapluies partout. Et moi, même dans l'embellie, personne ne m'attend.

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photo de Rami Rizk, le Grand Théâtre au coeur de la Révolution

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photo de Patricia Parra pour Google Maps

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Le projet naissant, les idées se formaient et je cherchais, au milieu de Beyrouth, après l’explosion du 4 août, un bâtiment non porteur de drames. En me penchant sur l’histoire de nombreux bâtiments, je découvre ce qui sera mon site de projet de fin d’études. Une bête endormie depuis longtemps déjà, a été réveillée par les manifestants Beyrouthins: le Grand Théâtre des mille et une nuits. Une architecture éclectique, beaucoup de mystère, une histoire riche, et surtout, une structure vieillissante qui lui vaut sa mise en vente. Situé au coeur du Centre Ville de Beyrouth, le Grand Théâtre est l’ovni vendu de tout un territoire qui appartient aujourd’hui à Solidere. On y trouve des éléments urbains porteurs de symboliques différentes comme La Place de l’Etoile datant du mandat français, mais aussi la place des Martyrs, l’Oeuf inachevé de Niemeyer, ou encore la Maison Jaune, datant de la même période du Théâtre, et qui abritait les francs-tireurs pendant la Guerre civile.

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Extrait d’une discussion avec Wassim Jabr, collectionneur d’art et d’archives, en Janvier 2021.

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Le Grand Théâtre de Beyrouth et les symboles qui l’entourent

PLACE DE L’ÉTOILE

DONE BY M&E.

DEMOLISHED

BY OTHERS

GRAND THÉÂTRE DES 1001 NUITS

STAIRS

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PLACE DES MARTYRS

THE EGG

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LA MAISON JAUNE 83


Eglise évangélique

Commission économique et sociale pour l'Asie occidentale

Ministère de l’économie

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Site Archéologique

Grand Théâtre des 1001 nuits

Immeuble de logements

Coupe Territoriale sur le Grand Théâtre, son environnement proche et les tensions dans la ville

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Parking

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Banque

Rue Maarad

Mosquée Mohammad El Amine Coupe Territoriale sur le Grand Théâtre, son environnement proche et les tensions dans la ville

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Le Grand Théâtre avait été construit en 1929, après une commande de Jacques Tabet, passionné de théâtre et de poésie, qui possédait les souks situés à sa place actuelle. Une mystère tourne autour de l’architecte à l’origine des plans. Youssef Aftimus, Germain, ou Hanemoglou? On comprend cependant l’aspect éclectique du bâtiment qui se voit attribués des façades orientales, contenant un programme contemporain de l’époque: le théâtre. Cela se reflète également dans ses matériaux: le béton armé et la pierre. D’abord un théâtre destiné à accueillir la bourgeoisie, le bâtiment était également composé de chambres d’hôtel, d’appartements, de bureaux et de souks au niveau de la rue. Il a vu se produire de nombreux comédiens et chanteurs dans maintes pièces et concerts. Il accueillera également un combat de boxe, de nombreuses associations, comme celle des Femmes arabes supportant la cause palestinienne, l’association pour la Tuberculose, ainsi que de formations de partis politiques. Pendant la Guerre, le Grand Théâtre se trouve sur la ligne de démarcation entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest, accueillant les gueules cassées ayant besoin d’être soignés, et recèle secrètement un cinéma pornographique. A la fin de la guerre, le Théâtre est accaparé par Solidere, l’entreprise qui avait promis de reconstruire Beyrouth. En 2009, après avoir rénové less façades, Solidere annonce qu’il ne voit pas d’autre moyen que de détruire le bâtiment pour lui donner une autre fonction. C’est Nidal Achkar, comédienne, qui se bat pour que le théâtre reste en vie.

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- Do you imagine how the Grand Theatre would be if we didn’t destroy it? - I often used to dream about it, since 1990. - And what do you dream about? - We need a place, a beautiful place to express ourselves, and we have a lot of actors and directors, but we do not have theaters. That theater may not be destroyed. It would be wonderful if it was open 24h, if people could enter and socialize, share, , create a new life as we, actors, do when we act.

Dialogue extrait du film d’Omar Naïm, Grand Theatre, a Tale of Beirut, 1999 discussion entre Omar Naïm et sa mère comédienne, Nidal Achkar.

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Frise Chronologique du Théâtre réalisée grâce aux articles et à la recherche de George Arbid

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Frise Chronologique du Théâtre réalisée grâce aux articles et à la recherche de George Arbid

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Le Théâtre des 1001 nuits dans la rue Amir Bachir, autour de 1960

Le Théâtre des 1001 nuits en 1990 après la Guerre Civile

Le Théâtre des 1001 nuits en 2018

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Photo d’archive, anonyme

Photo d’archive, anonyme

Photo de info.lb

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Début

Al Bakhil

Première représentation théâtrale a Dans lʼappartement de Maroun al N 1920

Le Théâtre devient POPULAIRE

Artistes locaux empruntent au français et font des représenta populaires, moralisantes

Atelier dʼart dramatique de Beyrouth fondé par Nidal Achkar et Roger Assaf

Le Théâtre se radicalise ancrage dans la réalité

1968 Résistance Palestinienne

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1847 l LʼAvarre

au Liban Naqqash

1960 Festival de Baalbeck

u répertoire ations

Mission Culturelle Française effervescence culturelle structuration du mouvement théâtral

Frise Chronologique et Géographique de la naissance à l’évolution du théâtre au Liban, réalisée à l’aide de l’article Les multiples naissances du Theâtre libanais de L’alba.

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Théâtre Gemayzeh Gemayzeh

Théâtre Smell and Shadows Ras Beyrouth

Théâtre de Verdun Ramleh el Bayda

Grand Théâtre des 1001 nuits Gemmayzeh, Beyrouth

Frise Chronologique et Gé réalisée à l’aide de l’art

Théâtre Al Madina Hamra

Théâtre Tournesol Horch Beyrouth

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Beyrouth MusicHall WaterFront

Amphithéâtre P.A. Adliyeh

Théâtre Hagop Melkonian Qobayat, Beyrouth

éographique de la naissance à l’évolution du théâtre au Liban, ticle Les multiples naissances du Theâtre libanais de L’alba.

Théâtre Chateau Trianon Zalqa

Théâtre Abraj Forn el Chebbak

Théâtre de lʼOdéon Jal el Dib

Cartographie repérant plusieurs théâtres principaux à Beyrouth

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Centre Culturel Municipal de Byblos Byblos

Maison des Jeunes et de la Culture Zouk Mikayel

Culture Resource Ras Beyrouth

Forum for Development, Culture and Dialogue Aadliyeh, Beyrouth

Ministère de la Culture Snoubra, Beyrouth

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Centre Culturel de Baalbeck Baalbeck

Centre du mouvement Culturel Jal el Dib

Ettijahat- Independent Culture Qobayat, Beyrouth

Centre Culturel des Langues et des Arts Dekouané

Centre Culturel Ukrainien Chiyah

Centre Culturel Français Nabatieh

Cartographie repérant plusieursCentres Culturels au Liban

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Fragment rescapé au milieu du grand chantier de ce qu’on appelle le Centre Ville, il donne la mesure de ce qui existait avant la table rase : sur lui nous lisons notre passé dans son intégralité et cette authenticité, cette transparence, est absolue. Pas de censure. Les Beyrouth successifs. La période du mandat, celle de l’indépendance, le boom économique des années soixante, vingt ans de déchirement, sept ans de chantier. Tout cela est manifeste dans les murs, la lumière particulière et parcimonieuse, la manière d’être de l’espace — cette manière d’être en représentation qui caractérise Beyrouth—, les ajouts, les graffitis, la poussière, les dégâts, les couches de peinture superposées les unes aux autres, les souvenirs des spectateurs qui enfin se souviennent et racontent. Pierre Hage Boutros 103


Photo issue du site internet Blog Baladi

«Les prix des billets allant de 1 à 100 livres libanaises selon l’horaire et la place. Les plus chères étaient celles situées dans les « Baignoires» (loges au rez-de-chaussée), puis, les autres loges, les fauteurils d’orchestre, du balcon et du paradis, ainsi que le deuxième balcon ou poulailler aménagé de bancs.» 2 104


«Salle comble au Grand Théâtre, lundi dernier, pour la reprise des Amants terribles. Et quelle salle! On y respirait une atmosphère légère, si légère que l’esprit s’y sentait allégé de tout le poids de dehors.», écrit le 3 mars 1946, le Rédacteur de la Revue du Liban. Tout un monde raffiné, cultivé, élégant: celui des lettres, des arts, des facultés,... et tout ce que l’armée, la politique et la finance comptent d’esprits fins et curieux, s’étaient donné rendezvous à cette soirée du théâtre français. Un public de Beyrouth qui a prouvé - aux dires des acteurs- qu’il avait la même sensibilité, la même spiritualité que le public parisien.» 1

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«L’immeuble du Grand Théâtre, construit avec une belle pierre de taille, abritait essentiellement des librairies spécialisées dans la vente de livres scolaires et de vieux livres, écrit Gabriel Rayès dans ses mémoires Le centre-ville de mon père. Des arcades protégeaient le trottoir couvert sur toute la longueur et faisaient face à l’immeuble Lazarié qui occupait l’autre côté de la rue».4

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«Les autorités françaises, alors mandataires au Liban dans les années 20, avaient une politique de planification culturelle. Elles créaient une ouverture pour les spectacles français, rapporte le metteur en scène Alain Plisson. «Le problème à Beyrouth, c’est qu’il n’y avait pas de lieu pour recevoir des spectacles et des comédiens. Il y avait juste quelques cinémas. La municipalité de Beyrouth a alors décidé de construire un théâtre en mesure de recevoir la Comédie française.»3

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«La salle était aérée grâce à un disque de 150 cm de diamètre, installé dans le plafond. On l’ouvrait et refermait électriquement juste avant le début du spectacle. Le Grand Théâtre était également une tribune pour les conférenciers de passage à Beyrouth à l’instar de Corbett Ashby, présidente de l’Union féministe internationale en 1935. Ses hôtes célèbres: la Compagnie du Mogador, Marie Bell, Charles Boyer, Leslie Caron, Béchara Wakim, Youssef Wehbé, Mohammad Abdel-Wahab, et dit-on, Oum Kalsoum ou Sabah, encore âgée de douze ans.»4

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«Malgré tout, dans les années 30, il n’y avait pas de quoi alimenter une saison théâtrale entière, souligne encore Alain Plisson. Il fallait animer la salle d’une manière différente et la doter d’une deuxième facette: le cinéma. Une fois qu’un film était passé au Roxy – petit bijou qui n’aurait jamais dû être détruit -, il passait au Grand Théâtre. On y projetait des films occidentaux dans un premier temps puis des films arabes à partir des années 60, le Grand Théâtre étant situé dans une zone populaire». Si les années 30 et 40 ont été sa période dorée, le temps pèsera rapidement sur ce lieu. Alors qu’en 1946, sa programmation était annoncée aux côtés des cinémas Roxy, Opéra, Hollywood, Rialto et Rio, dix ans plus tard, elle disparaît. De rendez-vous mondain, au début du XXe siècle, le Grand Théâtre passera au rang de cinéma porno durant la guerre civile, servant de divertissement aux combattants de la ligne verte.»5

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«Au cœur de la vieille ville qui n’existe plus, il reste la carcasse du Grand Théâtre de Beyrouth, recouverte d’une bâche verte. Au-dessus de la porte d’entrée, il y a été marqué Théâtre des Mille et Une Nuits. Chaque voyelle est trouée par une balle, écrit-il. Pendant la guerre, les miliciens venaient faire la sieste, sur scène, dans la salle, ou dormir dans les loges. Ils découpaient parfois les rideaux pour panser les blessures des combattants ou ils empruntaient dans les ateliers les costumes de Tartuffe, de Don Juan ou de Cyrano.»7 Teatro al-kabir, Le Théâtre des 1001 nuits, dans Le mensuel Magazine, le 3 octobre 2013 1,2,3,4,5,6,7

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«C’était un lundi, se souvient-il encore. Nous avions cours de chimie, mais nous sommes partis de l’université pour aller au Grand Théâtre. Ce n’était pas facile. Il y avait des tireurs embusqués partout, c’était un no man’s land. Des signalisations avaient été installées, il y était inscrit: «Danger Sniper». Des flèches étaient dessinées sur les murs. Nous les avions suivies, d’une ruelle à une place jusqu’à des sacs de sable et nous nous sommes retrouvés devant le cinéma».6

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Les gradins, le Théâtre

Les étages réservés aux comédiens et à l’administration

La machinerie, la scène

Les arcades, les anciens souks

L’entrée principale

Axonométrie de l’existant

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A la fin de l’Empire Ottoman, l’éclectisme s’est imposé à Istanbul: avec le besoin de se séparer de l’Asie tout en gardant une identité. Il a ensuite été légitimé par l’école Occidentale des Beaux-Arts. Inspiré par le Vitruve et les idées universelles de Violet-le-Duc, la tendance se matérialise et développe des principes et ordres fondamentaux qui lui sont propres. Vers la fin du XXème siècle, avec le développement du béton, il était possible de couler n’importe quelle forme, ce qui a représenté une réelle libération de l’architecture de la révolution de l’acier dans l’Art nouveau jusqu’aux éléments préfabriqués pour ornementation. Le Grand Théâtre est un parfait exemple du style éclectique tardif à Beyrouth, composé d’éléments d’Istanbul et de Paris. Il représente le point de changement entre la renaissance ottomane et le début du modernisme, avec sa façade orientaliste incarnant un programme contemporain. Le bâtiment qui se dresse au bout de la rue Maarad suit la typologie de ces façades urbaines, avec de petits balcons, des lignes verticales, une galerie s’étendant le long du rez-de-chaussée. La galerie qui couvre le trottoir est bordée de colonnes et de chapiteaux sculptés. Le théâtre se présente au coin de la rue Maarad avec une entrée monumentale: un porche voûté surmonté de 4 petites arcades. Pour un tel programme, l’architecte a dû recourir à un matériau approprié: le béton armé, tout en dialoguant avec les bâtiments voisins tous construits en pierre. À cette époque, le béton armé était encore neuf et c’est pourquoi il était largement était énormément utilisé. Des poutres créant différents motifs géométriques caractérisent les plafonds de l’atrium et de l’espace théâtral. Aujourd’hui, après l’intervention de Solidere, tous les murs ont été démolis pour avoir des plans ouverts: le l’intérieur du bâtiment est une forêt de colonnes.1

RIZK Yara, Beirut Post-War Reconstruction:The case of The Grand Theater, 2019

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«La reconstruction du centre-ville, dit-il, n’avait pas encore commencé et tout n’était encore qu’un champ de ruines. C’était extrêmement émouvant de revoir cette salle pleine. Jadis, dit-il, on s’habillait pour faire honneur aux artistes qui s’y produisaient. Je regrette cette époque. On faisait d’une sortie au théâtre un événement.»1

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Croquis de l’existant: la salle de théâtre

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Croquis de l’existant: la mezzanine

Teatro al-kabir, Le Théâtre des 1001 nuits, dans Le mensuel Magazine, le 3 octobre 2013 1,2

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C’est l’unique scène au monde qui donne une tragédie sans avoir besoin de dramaturge, de comédiens et encore moins de metteur en scène».2

Croquis de l’existant: les arcades

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ACTE III

LE PROJET

«Un drône israelien traverse la frontière et c’est tous les Libanais qui frémissent. Les américains menacent l’iran et c’est tous les Libanais qui tremblent. La guerre en Syrie s’éternise et c’est tous les Libanais qui prient pour que le Liban soit épargné.» Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 2020

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FRÉQUENCE 1001.00 Hz

Illustration réalisée par Raphaelle Macaron 121


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Allô Beyrouth, Sabah

Allo Allo? Allo Beyrouth! S’il vous plait mon cher Connectez-moi à Beyrouth Et dépêchez-vous un peu la connexion Connectez-moi à Beyrouth et emmenez-moi à Alsanaye Mon cœur est là-bas, je l’ai perdu là-bas Je veux poser des questions sur mon coeur Peut-être que c’est caché là-bas Ou peut-être qu’il s’est enfui avec un chéri de Beyrouth D’Alsanaye, connectez-moi à l’émission radio S’il te plaît, je veux chanter une chanson au téléphone Les vers que je veux chanter sur l’émission doivent être dédiés à mon peuple chéri Emmène-moi en promenade à Alrawsha près du phare Je veux parler à Beyrouth, ruelle après ruelle De la place Bab Idriss à Alhamra à Forn Alshibbak à Aldawra Et puis ramène-moi pour que je puisse visiter Achrafieh Je suis né avec un amour pour les autres êtres humains Je ne fais aucune différence entre eux, quoi qu’il arrive J’ai de l’amour dans mon cœur pour tout le monde Je peux tous les voir comme la lune dans le ciel Et en chemin, arrêtons-nous à Alzaitouneh Rapproche-toi du bord de mer pour que les vagues m’entendent Je veux saluer Beyrouth avec une hoorah je veux dire «Aweeha» pour honorer la précieuse capitale du Liban

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Le Grand Théâtre de Beyrouth est passé d’un lieu bourgeois à un cinéma populaire. Au fil dess différents usages qu’il a servis, il avait acquis une position critique et militante, qui s’est finalement dissoute en raison d’un système néo libéral. Les rêves de Solidere (voir lexique p.10) d’après guerre se sont révélés être des échecs. Le processus de reconstruction étant principalement économique; il se situait vers la finance, les affaires, la culture et tourisme. Les résultats de l’arrangement des experts de la région du centre-ville ont été incontestablement centrés sur l’augmentation de la productivité et de la rentabilité, en particulier pour attirer des investisseurs grâce à la reconstruction de cette zone. Les investisseurs internationaux se sont précipités pour faire partie de Solidere. En 2005, année marquée par le meurtre du Premier ministre Rafiq el Hariri, suivi d’une série d’attentats à la bombe, le pays est une fois de plus dans une instabilité économique et politique. En 2006, la guerre avec Israël a aggravé la situation et les investisseurs ont commencé à se retirer, entrainant la chutte de Solidere. En somme, le travail dee Solidere s’est résumé à un vol de l’histoire, de bâtiments tradionnels et symboliques, aux libanais, qui eux, sont en quête d’identité perpétuelle. La vente du Grand Théâtre par Solidere fait de lui l’ovni qui ne lui appartient plus, dans un quartier encore sous contrôle de la milice de l’entreprise. Pourtant, il sera marqué de Solidere à jamais, qui avait procédé à une rénovation à l’identique des façades, et à un renforcement de la structure et des fondations, ainsi qu’à la destruction de toutes les cloisons.

Au delà de la façade, comment redonner à ce théâtre la dimension critique et militante qu’il avait toujours et malgré tout réussi à cristalliser?

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Middle East Eye

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Samedi 10 avril 2021, 20h, France Culture: Beyrouth retrouve le théâtre, Zoukak remonte sur scène. Zoukak (voir lexique p.10), c’est un collectif horizontal qui met en avant la création d’abord collective et la thérapie par l’art. C’est aussi une compagnie de théâtre à travers l’engagement social et l’éducation, abordant des sujets qui questionnent les statuts-quos ambiants dans leur contexte et au-delà. Ils ouvrent en 2008 Zoukak Studio dans le quartier de Hamra à Beyrouth, un espace d’échange pratique et de réflexion critique, servant en partie d’espaces de répétitions et de création en libre accès pour les practiciens locaux, tout en restant la «cuisine» -disent-ils- de leurs projets. En Août 2020, leur studio est gravement touché par l’explosion. Omar Abi Azar de la compagnie, dit que «C’est un luxe de tout perdre, cela offre la possibilité de tout reconstruire.» Zoukak ne se placent pas en tant qu’observateurs du peuple, mais veulent bien garder dans leur pratique l’idée que le théâtre est déjà le peuple. Aussi, Omar disait dans l’émission France Culture: «Personne ne veut ni n’a les moyens d’être dans les salles de théâtre aujoud’hui, on doit être dans la ville.» Au début du premier confinement, et déjà avant l’explosion, Zoukak a même été jusqu’à enregistrer une pièce, qui a été diffusée sur plus d’une dizaine de radios. La radio. Ce mot fait écho en moi à mesure que je pense mon projet. L’appel du Général de Gaule, les radios clandestines ou radios libres, la facilité d’accès à ce média et tout ce qu’il permet de véhiculer. À la radio, on débat. Et c’est ce qui manque à la diaspora. La radio, c’est aussi un lieu d’échanges, entre des personnes venant de plusieurs univers différents. C’est un lieu de disputes, d’entantes, de concerts, d’émission et de réception.

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InfoMigrants

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Illustration réalisée par The Art of Boo

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C’est alors que mon projet prend forme. Les libanais du Liban et du monde, ont aujourd’hui un besoin de s’exprimer, se faire entendre, débattre, ailleurs que sur des chaînes politisées, qui filtrent l’information à leur guise. Les artistes et associations ont soif de donner à l’échange une durée, et expriment la nécessité de pouvoir penser pour panser la ville, au-delà des drames. Beyrouth, et plus largement le Liban, vit une crise sans précédent, et les jeunes Libanais se trouvent face à l’impossibilité de (se) projeter. Mon projet s’insère alors dans le moment présent. De quoi a-t-on besoin? La réponse architecturale vient dans la préservation autant que possible du bâtiment existant, tout en ajoutant ou en transformant des éléments, selon les besoins du programme. Aujourd’hui, au liban, face à la crise, et face à l’impossibilité de projeter quoi que ce soit, j’imagine une plateforme de transition où la parole et le débat occuperaient littéralement l’espace. Le Théâtre deviendrait alors un émetteur-récepteur, à l’échelle du Liban, et à l’échelle mondiale. Le Théâtre en tant que bâtiment devient alors un levier, pour que Solidere, qui n’a fait que prendre au peuple, finisse par «donner». La salle de théâtre devient radio, et coulisses de la diaspora Libanaise. Pour les Libanais du territoire, la scène sort dans la rue. Les arcades, anciennement souks, deviennent la vitrine de cet afrontement, faisant du projet un quatrième mur1. Elles pourront aussi prendre la fonction de sorties de secours, en cas de danger, de disputes ou d’interventions.

Le quatrième mur, au théâtre, est un mur transparent qui sépare les comédiens des acteurs. Le réalisme imite tellement la réalité que les spectateurs en oublient qu’ils regardent une fiction. 1

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A: Un théâtre? Mais qu’est ce qu’un théâtre? À quoi sert un théâtre? - A-t-on vraiment besoin d’un théâtre? Le théâtre, c’est désuet, ce n’est pas in. - Les projets immobiliers de la capitale surgissent comme des injures, la crise économique nous ronge, alors, peut-être que ce qu’il manque, c’est un théâtre, un théâtre pour se regarder en face, un théâtre comme miroir de notre société. - Y-a-t-il encore des gens dans ce pays qui connaissent l’oeuvre de Beckett, Anouilh, Cocteau ou Guitry, ou qui savent qui sont ces personnages? Les libanais connaissent-ils Wajdi Mouawad, Jalal Khoury, Mounir Abou Debs? Neuf sur dix personnes diront que c’est un bijoutier! Alors, à quoi bon? Détruisons nos théâtres! Allez-y, détruisez nos théâtres, plus personne d’ailleurs n’est intéressé par ce genre d’endroit. Le mot théâtre pour le Libanais du XXème siècle se résume à une troupe de chansonniers raillant la race politique qui peuvent se produire dans n’importe quel bistrot ou restau populaire. Où sont les comédiens et acteurs libanais? Acceptent-ils qu’un symbole comme le théâtre de Beyrouth disparaisse aussi facilement? - Probablement, oui, puisque de vrais acteurs, on n’en voit pratiquement plus, surtout que Miss et Messieurs Liban ainsi que les mannequins en plastique ont envahi la scène, dans Beyrouth capitale mondiale de la chirurgie esthétique.

RIZKALLAH Marie-Josée, Destruction du théâtre de Beyrouth ou Beyrouth théâtre des destructions ?, dans Liban News, le 19 décembre 2011

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Le principe du projet

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Le projet engage un jeu d’acteurs qu’il est essentiel de définir afin de s’insérer dans la scénarisation de ce dernier. Le propriétaire du théâtre gagne l’attention de toute la diaspora, qui fait regagner au théâtre sa valeur symbolique et économique, ce qui augmente sa valeur patrimoniale et financière. Les libanais gagnent un lieu de débat, une ouverture sur l’étranger, et la réapropriation d’un lieu fort de la ville qu’on leur avait retiré. La diaspora gagne un lieu de débat, et tous les Libanais gagnent une représentation, une liberté d’expression, via la radio. Enfin, Solidere, dont l’état policier surveille une grande partie du quartier du Centre-Ville, gagne une sensation de contrôle sur une grande partie de la population. Mais c’est aussi le jeu à jouer.

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ESPACE PUBLIC

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VALEUR +SYMBOLE DU BÂTIMENT

VOIX ET SCÈNE DÉBAT 135


Quelques acteurs, en plus de Zoukak, seraient en charge de la programmation du projet: Radio Karantina est un collectif Beyrouthin, qui s’expriment entre instagram et Soundcloud: «Music, Images and Tales from Isolation. From Beirut to the rest of the world [and/or vice versa].» est la description qui figure sur leur compte. Leur objectif est de faire passer des messages depuis le Liban, au reste du monde, en créant un réseau d’informations, mais aussi entre les individus.

Le principe de réseau est aussi repris par «Jarak Online» , qui se traduit littéralement par : ton voisin en ligne, et qui est un compte instagram, mettant en relation les Libanais du Liban et du monde entier, qui prennent tour à tour en main le compte, et racontent leur quotidien, échangent.

Beirut Madinati, littéralement Beirut, ma ville, est une campagne politique lancée par des citoyens bénévoles, née en avril 2016 lors des élections municipales de Beyrouth. La campagne a été lancée à la suite des manifestations libanaises de 2015-2016 en réaction aux pénuries d’électricité et d’eau, aux rues remplies d’ordures et à l’inefficacité de l’infrastructure urbaine. Beyrouth Madinati, fonde ses valeurs fondamentales comme étant la primauté du bien public, la justice sociale, la transparence et la gérance de la ville pour les générations futures.

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Voir et entendre à distance sont deux des plus anciens fantasmes de l’humanité. La Radio Télégraphie ou TSF, sort des laboratoires en 1897. La rapidité de la transmission devieent un élément essentiel de la prise de décision lorsque les champs d’activité se trouvent à des milliers de kilomètres. Des essais de transmission sans fil de paroles et musiques ont eu lieu depuis 1906. Ce sont les débuts de la TSF. La radiodiffusion, c’est la diffusion de programmes réguliers annoncés. La radiodifussion, dans le dictionnaire du Larousse, est définie comme Radiocommunication dont les émissions sont destinées à être reçues directement par le public et qui comportent des programmes sonores. Pour atteindre le plus grand nombre, à partir d’un centre géopolitique, il faut tisser des réseaux susceptibles de couvrir un territoire national et ses extensions extra-continentales. Le concept de radiodiffusion est défini dès 1922, de David Sarnoff: «elle doit distraire, informer, éduquer». Pour réaliser cet objectif, une maison de la radio doit recueillir, élaborer et diffuser les sons, paroles et musique. À côté des studios d’exploitation quotidiennee pour l’enchaînement des programmes et pour l’information, il faut prévoir des salles de concerts publics: la musique est une composante primordiale de la fonction culturelle du média. L’isolation des bâtiments s’impose comme une contrainte essentielle dans le cahier des charges soumis aux architectes et aux ingénieurs qui doivent s’initier à la notion de «couleur sonore» recherchée par les techniciens du son.

PARENT Véronique, Enquête ssur les siègles de l’Info, Editions Hazan, 1994

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PARENT Véronique, Enquête sur les siègles de l’Info, Editions Hazan, 1994

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Il est important de pouvoir s’isoler dans des espaces de travail, afin de mieux se rassembler. Aussi, les ong, artistess et acteurs occuperont les étages où des ateliers de travail leur seront destinés. L’espace de circulation ainsi que les mezzanines, formeront une caisse de raisonnance pour la radio centrale, ce qui appelera à participer, à écouter, à parler. Le bâtiment recèle alors un espace où l’on raconte ce qui se passe, sans filtre, sans tabou, sans rumeur. C’est la création d’une voix raisonnante, dans le cadre de ce dont on a besoin aujourd’hui, mais il pourra aussi devenir théâtre plus tard.

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Coupe programmatique

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Le réseau créé par la Radio au Liban


TRIPOLI

BYBLOS

BCHARRÉ

BAALBECK

ANJAR

BEYROUTH RACHAYA SIDON JEZZINE

TYR

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Le réseau créé par la Radio dans le monde

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COMMUNICATIO

E

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THÉÂTRE

ACTION EXTÉRIEURE


COMMUNICATION

ACTION EXTÉRIE ÉVÈNEMENT

RADIO 147


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CONCLUSION

Dans la fuite du drame, je me suis retrouvée dans un théâtre. Le Grand Théâtre des 1001 nuits incarne la culture libanaise, le drama, la résilience, il porte sur lui les traces d’un temps révolu, les cicatrices de la guerre et les pansements graffés par les manifestants d’Octobre 2019. C’est un lieu qui avait réussi, malgré le drame autour de lui, à cristalliser et conserver des souvenirs de partages, d’expressions, d’échanges, dans les mémoires de ceux qui l’ont vécu. Mon regard depuis la France a été un élément très important dans ce projet, qui voulait, dès le départ, être un émetteur-récepteur à l’échelle mondiale. De la nécessité d’espaces publics dans Beyrouth, au besoin de retrouver les symboles historiques de la ville, en passant par la soif de s’exprimer, s’entendre, et se faire entendre à travers le monde. Il s’insère dans la nécessité et la force de vie du moment présent pour projeter 1001 voix Libanaises vers un futur porteur d’espoir. Naître au Liban, c’est, dès le départ, avoir un lien viscéral avec les lieux, un attachement naturel à ces derniers, parce que c’est aussi avoir conscience de leur caractère éphémère. L’acte de bâtir, qui est souvent accompli ou décrit comme une évidence, y est sans cesse remis en question. En tant que future architecte, je propose une phase de transition, un tremplin qui donne à voir le Théâtre des 1001 nuits, en mettant en scène les voix Libanaises. Par ce biais, il sera possible, grâce à l’effet de raisonnance à travers le monde, de redonner aux Libanais ce qu’on leur avait retiré: Le Grand Théâtre, mais aussi d’autres symboles forts de la ville.

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BIBLIOGRAPHIE

ARBID George, Did the bells toll too soon?, non publié ARBID George, Grand Théâtre, the events, non publié ARBID George, The Grand Théâtre, an all-inclusive building, non publié CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, Folio Essais, Paris, 1958 CAILLOIS Roger, L’homme et le sacré, Folio Essais, Paris, 1939 CALVINO Italo, Les villes invisibles, Folio Gallimard, Paris, 1972 DADOUR Stéphanie, 1989, hors champ de l’architecture officielle: des petits mondes au Grand, Laboratoires ACS, Paris-Malaquais, 2021 DUBAR Claude, Paul Ricoeur, la mémoire, l’histoire, l’oubli, dans Temporalités, (en ligne), 2004

GHORAYEB Marlène, Beyrouth sous mandat français, Karthala Editions, Paris, 2014 KOZEM Imad, Pure Nostalgia, Nouvelle Edition ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Folio Essais, Paris 1998 NAJJAR Alexandre, Le Roman de Beyrouth, Pocket, 2005 PARENT Véronique, Enquête sur les siègles de l’Info, Editions Hazan, 1994 RIZK Yara, Beirut Post-War Reconstruction:The case of The Grand Theater, 2019 RIZKALLAH Marie-Josée, Destruction du théâtre de Beyrouth ou Beyrouth théâtre des destructions ?, dans Liban News, le 19 décembre 2011(en ligne) Teatro al-kabir, Le Théâtre des 1001 nuits, dans Le mensuel Magazine, le 3 octobre 2013 (en ligne)

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FILMOGRAPHIE

NAÏM Omar, Grand Theatre, a Tale of Beirut, 1999 - film (visionné sur Youtube)

ACTINGI Philippe, Bosta, film, 2005

EMISSIONS RADIO Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 20201 Roda Fawaz, Roda Show sur LN2 Samedi 10 avril 2021, 20h, France Culture: Beyrouth retrouve le théâtre, Zoukak remonte sur scène. 4 le 11 août 2020 France Culture, Beyrouth, Ville Mémoire

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Dans la culture libanaise, il y a un rapport inévitable à la nostalgie que je tente aujourd’hui de fuir, l’exagération, le drama. Et pourtant, le lieu qui ne porte en lui que des souvenirs heureux est un théâtre. À Beyrouth et au Liban, la révolution d’Octobre 2019, contestant le système politique corrompu, a poussé les citoyens à s’emparér des symboles qu’on leur avait retirés. Parmi eux, le Grand Théâtre des 1001 Nuits: symbole de la ville, et seul bâtiment debout qui ne porte en lui que des jeux de drame. Un quatrième mur pour les Libanais du monde?

MÉMOIRE ENCADRÉ PAR CLARISSE GENTON Mémoire encadré par Clarisse Genton Projet encadré par Arnaud Bical et Jac Fol 156


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