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AVANT-PROPOS
from 1001 voix dans la nuit: Le théâtre de Beyrouth, Coulisse d'une diaspora, scène du peuple libanais
by clarayam
Bienvenue à l’aéroport international de Beyrouth. «Ce n’était pas n’importe quel aéroport. Complice de nos sourires, témoin de nos larmes, il avait le goût du meilleur Merry Cream de la ville qu’on venait prendre en famille et un parfum mêlant l’odeur du kérosène à celle du tarmac. Ici, les rêves avaient des ailes.»
Imad Kozem, Pure Nostalgia, Nouvelle Edition
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Les paysages défilent. Ce sont des monuments illustres, de grands espaces, des jeux de plein et de vide, des foules, des quais, la banlieue, les tours et les métros, les trams et les pavillons, les croissants et les baguettes, les embouteillages de gens, les feux rouges, puis les feux verts, l’ordre et l’organisation, mais toujours, toujours la même musique de fond. Fairuz1 .
Enfant déracinée de force, j’avais pris l’habitude de regarder dans le rétroviseur de mes parents et mes grands-parents, le Liban que l’on regrette, celui qui nous manque, celui que l’on ne trouve que dans les vieux livres qui n’ont pas péri, dans les chants qui demeurent, sur les photos que l’on déniche, que l’on déchire, que l’on découvre après les avoir enfouies. Si l’on ne choisit pas l’endroit où l’on naît, je crois cependant que celuici impacte forcément la personne que l’on devient. Naître au Liban, c’est, dès le départ, avoir un lien viscéral avec les lieux, un attachement naturel à ces derniers, parce que c’est aussi avoir conscience de leur caractère éphémère. L’acte de bâtir, qui est souvent accompli ou décrit comme une évidence, y est sans cesse remis en question. Entre mémoire et amnésie, c’est une valse incessante qui peut tourmenter, dérouter, obséder.
Cela fait vingt ans que j’habite à Paris. Et pourtant, je reste profondément libanaise, maronite, issue d’un système patriarcal de la montagne libanaise.2 Je suis également arménienne grâce à une arrière-grandmère que je n’ai pas connue et qui m’a transmis, à travers ma mère, des racines qui prennent source dans des peuples qui ont aussi souffert. Grandir dans le devoir de mémoire du drame, c’est avoir l’obligation de l’accepter, c’est aussi un jour, être amenée à le fuir. Ces éléments épars ont probablement engendré en moi, une mobilité heureuse qui, toutefois poussée à son extrême, pourrait côtoyer l’instabilité. J’éprouve donc doublement le besoin de bouger et de m’ancrer.
Certes, aujourd’hui les repères sont devenus mouvants pour tout un chacun, mais l’histoire du Liban, de même que mon histoire personnelle, est toujours difficile à établir. Parfois, il me plaît de circuler de manière compulsive, sans accepter que le voyage est, au départ et à l’arrivée, un voyage intérieur. Ainsi commence alors mon voyage intérieur.
Pour moi, tout a commencé dans une maison, construite par mon grandpère, puis rénovée par mon père, que nous avons dû précipitamment quitter. C’est le souvenir traumatisant d’avoir quitté cette maison, et le désir de la retrouver à tout prix qui m’avait guidée vers des études d’architecture.
1 Fairuz est une chanteuse traditionnelle Libanaise.
Aussi, le sujet de mon mémoire de fin d’études portait sur des questions d’espace et de mémoire, me poussant à me demander pourquoi les lieux de mémoire, ou la mémoire des lieux était souvent, voire toujours, liée à des évènements tragiques, tristes, comme si le devoir de mémoire était toujours indissociable de la tragédie. Les souvenirs sont à la source de ce que l’on raconte, et parfois, souvent même, les souvenirs des Libanais sont doux-amers, ils valsent entre ceux d’un Liban raconté mais non-vécu, et ceux d’un Liban vécu, mais jamais écrit. Pourtant, retourner à Beyrouth a toujours été pour moi une grande fête. Tant pour l’architecture que pour la mémoire, deux choses sont essentielles: un lieu et des individus. Ces derniers sont le cœur des lieux, ils sont leurs oreilles, ils sont leurs voix et leurs histoires.
Depuis Paris, je vis les débats de mon pays par procuration. C’est toujours pareil. En 2006, déjà, je regardais sur Al Jazeera, LBC, Radio Orient, France Culture, MBC, Al Jadeed, OTV1, BFM, L’orient le jour, le dernier philosophe du café du coin, la tante qui croit en un parti politique comme elle croit en Dieu, et bla bla bla bla… les bombardements, les explosions, les gens meurtris, les soulèvements, les postulats, les révoltes.
Après l’explosion du 4 août, une force que je ne saurais décrire m’a poussée à rentrer au pays, peut-être pour voir ce qu’il en restait, peut-être pour vérifier que c’était toujours la fête.
J’atterris à l’aéroport et, pour la première fois, pas de musique. Pas de grands-parents qui m’attendent à la sortie, pas de ballons qui s’envolent, pas de fleurs. Pourtant, en passant la porte pour aller à l’extérieur, c’est toujours cette même chaleur qui m’enveloppe.
1 Chaînes télévisées orientales et libanaises.
Je suis séduit par tes yeux, tout à fait séduit!
Et combien de villages et de collines j’ai parcouru pour tes yeux.
Et toi, toi, aux yeux noirs, tu ne sais pas,
ce que tes yeux noirs réveillent à l’intérieur de moi.
Au rugissement du bus qui nous menait de Hemlaya à Tannourine,
Je me suis souvenu de toi, Alya,
Je me suis souvenu de tes yeux,
Hou la, Alya! Tes yeux, comme ils sont beaux.
On montait dans le bus, il faisait chaud, et on est asfixiés,
un homme grignotait une salade, un autre mordait dans sa figue,
il y avait un autre avec sa femme,
qu’elle est moche, sa femme.
Comme ils sont joyeux, les passagers de Tannourine!
Mais ils ne savent pas combien tes yeux sont beaux, Alya.
Au rugissement du bus qui nous menait de Hemlaya à Tannourine,
Je me suis souvenu de toi, Alya,
Je me suis souvenu de tes yeux,
Hou la, Alya! Tes yeux, comme ils sont beaux.
On montait dans le bus sans avoir payé,
parfois on retenait la porte, et parfois on devait calmer les passagers.
Et cet homme-là avec sa femme, sa femme a eu du vertige.
Je te jure qu’il l’aurait laissé aller seule à Tannourine,
s’il avait vu tes beaux yeux noirs, Alya.
Le chauffeur, fermez la fenêtre, M. le Chauffeur, il y a un fort courant d’air, le Chauffeur.
Au rugissement du bus qui nous menait
de Hemlaya à Tannourine,
Je me suis souvenu de toi, Alya,
Photo prise depuis le taxi, à Beyrouth en Septembre 2020.
Fatiguée de tout vivre par procuration, au lendemain de l’explosion du 4 août, j’atterrissais donc à Beyrouth, le 20 septembre 2020. Là, associations, initiatives solidaires de reconstruction, distribution de denrées alimentaires, mais aussi concerts improvisés, spectacles de rues, brocantes, souks solidaires et éco-responsables, entre autres, se bousculent. J’ai l’occasion de participer à certaines actions, de comprendre les enjeux, de toucher du bout des doigts les budgets, de réaliser et de vivre le combat.
À l’arrière du taxi, je vois défiler les paysages. Beyrouth. Il y a des palmiers, des routes à moitié terminées, du béton et de l’acier. Il y a une moto, conduite par un homme, sa femme, sa fille et sa chèvre. Il y a un enfant qui vend des Chicklets1 sur l’autoroute. Il y a de belles voitures, conduites par des femmes botoxées, et des voitures des années 2000, sans rétro, parfois sans vitres, il y a des odeurs et des sons de klaxons, il y a cet homme assis à la porte de son garage, avec un Tric Trac et une cafetière. Il y a … Ah, la route est fermée. Il faut faire demitour, les manifestants ont bloqué la circulation. Ya Allah...2 Une déclaration de liberté, la revendication d’une identité commune et la preuve d’une solidarité, c’est ce qui, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer. Les échanges et les rassemblements se multiplient dans Beyrouth capitale des drames et des sourires, les ONG se forment, les campements se chevauchent dans le centre-ville. Comme un système immunitaire, les Libanais se soulèvent, ensemble, lors de chaque évènement. Pourtant, on le sait, par manque d’espace et de moyens, ils se révèlent toujours éphémères. L’architecture peut-elle donner une durée à l’échange ?
Mes pensées défilent dans le taxi et mon regard s’arrête sur une femme, dans son Range Rover. Elle me fait penser à ma tante Najwa. Je la regarde et je sais, que derrière son maquillage, se cachent mille et une histoire, mille et une souffrances, mille et un complexes. Dans la culture libanaise, il y a un rapport inévitable à la nostalgie que je tente aujourd’hui de fuir, l’exagération, le drama.
Après avoir prolongé mon séjour, je rentre à Paris, la tête bien pleine de tout ce capharnaüm, préoccupée par ce PFE, et l’esprit tourné vers un horizon qui m’habite, mais qui pourrait tendre à ne plus être mien. Je replonge alors dans les films libanais, pour m’imprégner de ce que je tentais de fuir, pour conscientiser et imager les intuitions qui me travaillaient déjà depuis un moment.
1 Les Chicklets sont des chewing gums libanais. 2 Ya Allah: voir lexique p.10
Illustration réalisée par The Art of Boo