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INTRODUCTION
from 1001 voix dans la nuit: Le théâtre de Beyrouth, Coulisse d'une diaspora, scène du peuple libanais
by clarayam
« Être libanais, ce n’est pas une nationalité, c’est un métier. (...) c’est faire soi les mots de Brel et garder le souvenir qu’il est des terres brûlées donnant plus de blé qu’un meilleur avril. »
Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 2020
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« Beyrouth était la ville de la liberté, surtout pour les intellectuels arabes rescapés des dictatures. Des centaines de poètes, d’écrivains, de journalistes, se sont établis dans cette ville, surtout pendant les années 60, suscitant un mouvement culturel remarquable. Cette image a changé à cause des guerres et des occupations. Mais nous, la génération des années 90, avons préféré conserver un peu d’espoir : Beyrouth est la dernière ville arabe où l’on peut s’exprimer, écrire, sans être importuné par la police. » Omar Youssef Souleiman
Le film Bosta1, réalisé par Philippe Actingi2 en 2005, raconte l’histoire d’une troupe de danseurs, de toutes confessions et originaires de plusieurs régions du Liban, qui se retrouvent après la guerre civile. Ils tentent d’insuffler à la dabké, danse traditionnelle libanaise, des aspects plus contemporains. Une tournée dans tout le Liban les rassemble, passant par plusieurs villages, mettant en avant des désaccords sociaux, mais surtout les enjeux communs qui les réunissent.
Une scène au début du film est particulièrement frappante. On y voit des embouteillages en plein Beyrouth, mêlant klaxons, camions transportant des animaux, confrontations, couleurs, voix et voitures de toutes générations. Une dame demande: où est l’état? Où est la police?
Et de l’autre côté de l’autoroute passe un cortège de l’état, traçant la route, sans même les regarder.
Cette scène est représentative de tout un système politique. Elle révèle une ignorance totale du peuple par la classe politique. Elle a été une des impulsions de mon projet.
1 voir lexique p.10 2 Réalisateur libanais.
Le 4 août 2020 survient un nouvel évènement qui anéantit la ville de Beyrouth et met le pays en deuil une énième fois. Toujours pour fuir le drame, et éviter de m’éterniser sur les conséquences tragiques de la doubleexplosion, ma mémoire sélective s’est attachée à deux phénomènes.
Le premier, c’est la solidarité infaillible des libanais, qui se lèvent face au monde entier, pour reconstuire leur ville. L’absence du gouvernement, l’absence totale d’un cadre législatif, de plan urbain ou de stratégie, laisse des cratères immenses dans lesquels les citoyens ont vu l’occasion de prendre les choses en main. Nous ne retrouverons jamais ce qu’était Beyrouth avant le 4 août. Aujourd’hui, on n’a pas le temps de parler de drame, ou de se lamenter. Aujourd’hui, l’urgence d’agir offre des opportunités qui permettent une nouvelle manière de penser. Le peuple libanais est devenu allergique à la résilience, et puise dans sa force de vie, pour se relever, émerger de ses drames hérités ou vécus. La réalité actuelle de Beyrouth, c’est la collaboration sporadique de citoyens sur le sol, mais aussi sur les réseaux sociaux, par les expatriés. Les citoyens se sont levés pour combler le manque, et jouer tous les rôles, dans un but commun: le rétablissement de la ville après l’explosion apocalyptique du 4 août. « Les autorités, qui n’agissent pas, parlent de reconstructions, mais nous ne tomberons pas à nouveau dans ce piège. La reconstruction, c’est une chose de promoteurs qui se soucient peu des quartiers, de leurs habitants, de leurs habitudes. » émet Mickaella Pharaon, membre du collectif de l’université de Columbia. Le 12 novembre s’est tenue une conférence en ligne, rassemblant une centaine d’architectes libanais du monde entier, organisée par la Graduate School of Architecture, Planning and Preservation. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres groupes de réflexions, collectifs, ONGs, qui se sont rassemblés pour nettoyer, penser, et soigner la ville.
Il y a dans ce moment présent un grand éveil de la société, une société qui veut briser les frontières qui séparent les quartiers de la ville tant que les habitants eux-mêmes. Il y a la vivacité d’une société qui se manifeste pour son droit à la ville, il y a la liberté qui se dresse et l’espace public qui reprend ses droits, avant d’être possiblement re-cloisonné, ou à nouveau détruit.
Aujourd’hui, à Beyrouth, l’intelligence collective s’éveille, et l’on parle de mettre en avant le fait d’agir en communauté. Les communautés agissent lorsque l’on rassemble le peuple dans un lieu, pour connecter ses idées, solutions, pourquoi pas même ses industries. C’est alors qu’elles fleurissent.
GRO - Green Re-occupation, est une initiative locale du quartier de Geitawi, dont l’agissement spontané a été, dès septembre 2020, de repérer les espaces vacants ou abandonnés, pour aider les habitants des quartiers à s’approprier leurs lieux de vie. A Beyrouth, les communautés se rassemblent lors de chaque évènement, comme un système immunitaire qui se bat lorsqu’on tombe malade. La question serait cependant, commentransformer « se battre contre » en « se rassembler pour », afin de rassembler les individus selon des intérêts communs.
- Selon vous, c’est alors un travail à petite échelle qu’il faut parvenir à effectuer?
- Je pense qu’il faut qu’on puisse partager, parler, échanger. Non seulement entre nous, mais avec le monde entier aussi.
« Les Libanais, ce n’est pas des manifestations qu’ils font, ce sont des fêtes! ».1
La solidarité arrive comme un printemps qui se dresse entre des individus que l’on avait habitués à se confronter les uns aux autres. Ce qui est aussi présent et indéniable, c’est la survie par la fête. La nécessité de cette dernière comme ce qu’il reste quand il ne reste plus rien, comme un mode de vie à part entière, ou comme une part entière de la vie. Dans le chaos permanent qu’est Beyrouth, tous les prétextes sont bons pour faire la fête. Et tout est décuplé. Les mariages, remises de diplômes, anniversaires, ou juste l’envie de faire la fête sont à l’origine de feux d’artifices extravagants, de soirées interminables, d’excès d’alcools et de nourriture,de danses sans fin. Ainsi, les manifestations de la révolution d’octobre 2019 se sont aussi rapidement transformées en fêtes extérieures, où les dj sortaient leurs sets, faisant danser les manifestants, dans un même élan. Quand vous dansez à Paris, vous dansez, vous savez que vous danserez encore. Au moment où vous dansez à Beyrouth, vous savez que tout peut s’écrouler d’une seconde à l’autre. Alors, vous dansez vraiment d’une toute autre manière. La notion de fête est selon Roger Caillois2 ,
un retour au chaos, qui permettrait symboliquement de re-
partir de zéro. Comme une manière de re-signifier l’existence, d’échapper à la condition humaine. Finalement, c’est une sorte de renaissance que la fête autorise. La nécessité de créer de souvenirs heureux et humaine, et se matérialise dans les pratiques festives. Ce désir de renouvellement, de résurrection, de transformation même, en créant une situation utopique. Mircea Eliade3 dit aussi que « le retour symbolique au chaos est indispensable à toute nouvelle création. »
1 Entendu lors des manifestations d’Octobre 2019. 2 CAILLOIS Roger, Les jeux et les Hommes, Folio Essais, Paris 1992 3 ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Folio Essais, Paris 1998
Le retour au chaos n’est pas simplement symbolique au Liban, et à Beyrouth. En octobre 2019, puis en août 2020, les Libanais s’emparent de la manifestation, et ne positionnent pas n’importe où. Ce sont les bâtiments qu’on leur avait retirés, leur droit à l’héritage et à la mémoire qu’ils revendiquent. Au beau milieu d’une foule qui n’avait d’yeux que pour les apparences, de nombreux lieux se voient colonisés, accaparés, parmi eux, le Grand Théâtre se voit ouvert, revendiqué, accaparé. Il reprend vie, il se réveille.
Dernier survivant d’un Liban que l’on ne peut encore que raconter, le Grand Théâtre des Mille et une nuits est en lui-même une métaphore. Il raconte l’abandon du peuple et de son histoire par les classes politiques, il raconte les apparences trompeuses d’un sourire affiché au monde, alors que l’intérieur se détériore au fil du temps. Il raconte aussi la résilience de Beyrouth, mille et une fois morte, mais qui vit encore.
Photo des manifestants dans le Grand Théâtre, dans The Times
Le Liban se trouve actuellement dans une période de transition où les citoyens, désireux d’échanger et d’avancer, font face à l’impossssibilité de se projetter, pour cause des nombreuses crises qui frappent le pays, et d’une absence d’espaces publics ou de partages.
Cela a mené les Libanais à manifester et agir dans des lieux de Beyrouth, réveillant le patrimoine commun endormi qu’on leur avait retiré, volé, interdit. Le Théâtre des 1001 nuits est l’un deux.
Aussi, devant un gouvernement répresssif et incapable de diriger le pays, certains restent, beaucoup s’en vont. Le Liban, est, depuis la guerre civile de 1975, un pays qui existe en dedans et en dehors du territoire. «Etre libanais, c’est aimer le Liban mais être incapable d’y vivre, ou le détester mais être incapable de le quitter.» 1
Comment l’architecte peut-il se mettre au service d’une population et de ses désirs, en donnant une durée à l’échange, pour en finir avec le cliché du drame libanais, et laisser place à la pensée?
De l’histoire du Liban à celle de Beyrouth, nous pourrons comprendre la place du théâtre dans le pays et aborder le Grand Théâtre de Beyrouth. Ce site ecléctique sera ensuite étudié, sa propre histoire, ainsi que la manière dont il s’insère dans la ville et la matière à projet qu’il suscite. Enfin, le jeu d’acteurs, le programme et les intentions cristallisées, qui mêlent la réalité du terrain à mon regard depuis la France, constitueront un tremplin vers le projet d’architecture. Un projet destiné à tous les Libanais, aux esprits libres qui constituent cette patrie, vivant sur son sol ou ailleurs.
Un projet pour les déracinés d’un jour, les enracinés pour toujours. Un projet pour ceux dont la voix a besoin de porter, dans le pays et jusqu’au delà des frontières, pour les artistes et les intellectuels, pour les artisans et les comédiens du pays, pour les accords et les désaccords. Un projet inspiré par tout le Liban et ce qui le constitue.
1 Roda Fawaz, Roda Show sur LN24 le 11 août 2020
Je t’aime, ô mon Liban
Ô ma patrie, je t’aime,
Par le nord, par le sud,
Par les plaines, je t’aime.
Vous demandez, ce qui m’arrive,
Ce qui ne m’arrive pas ?
Je t’aime, ô mon Liban, ô ma patrie,
Auprès de toi, Je resterai même si nombreux s’exileront,
Souffrir et endurer
Ô ces douces les souffrances.
Et si toi, mon préféré, tu venais à me lâcher,
le monde ne serait plus que mensonge !
Même dans votre folie je t’aime, parce que votre amour nous recueille ensemble,
Quand nous sommes dispersés et un grain de votre sol égales les trésors du Monde.
Dans ta faiblesse, je t’aime,
Dans ta splendeur, je t’aime,
J’ai mon cœur dans la main,
Ne me laisse pas tomber !
Une seule soirée devant ta porte , m’est plus précieuse qu’une année en exil !
Je t’aime, ô mon Liban, ô ma patrie.
Ils m’ont demandé ce qui se passe dans le pays des fêtes,
Devenu feu et bombardement,
Je leur ai répondu que mon pays était entrain de renaître :
le Liban digne au peuple battant !
Comment ne pas t’aimer ? Dans tous tes états, je t’aime,
Et si de toi nous nous séparons,
Nous nous réunissons, mon amour,
Même quand tu deviens fou, et un seul grain de ton sable vaut le monde entier!
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Illustration réalisée par The Art of Boo
« Je porte le deuil de ces souvenirs qu’on m’a confisqués. Mais que ceux qui œuvrent à la destruction de notre passé se rassurent : quoi qu’ils fassent, et même si je n’ai plus mes yeux pour voir, Beyrouth m’habite. »
Alexandre Najjar, Le Roman de Beyrouth, Pocket, 2005