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Discours de M. le Président Décoration de l’artiste JonOne Hôtel de Lassay, jeudi 19 février 2015

Cher John, Mesdames et Messieurs, La République décore aujourd’hui un homme. A travers cet homme, elle rend hommage à tout un art qui est né de la révolte des rues, de l’accès à la dignité des populations métissées de nos quartiers. A travers cet homme, à travers cet art, elle rend hommage à un peuple frère, le peuple américain, qui sut à un moment de son histoire être touché, ébloui, bouleversé, par cet art nouveau qui écrivait sur les murs une nouvelle leçon de l’histoire de l’art. Etats-Unis, 1963. A Dallas, au Texas, John Fitzgerald Kennedy disparaît. A New York, à Harlem, John Andrew Perello apparaît. Vos parents, dominicains immigrés, se sont rencontrés à New York, et travaillent dur. Ils vous aiment, et veulent le meilleur pour vous. Ils vous inscrivent donc dans un établissement scolaire où l’on apprend la discipline et l’élégance, Sainte Catherine de Genoa. Vous apprenez beaucoup de choses, mais la discipline vous pèse. Vous avez besoin de nourrir autrement votre imagination. Et s’il y a bien quelque chose que nous a appris la littérature américaine avec Edgar Poe, c’est qu’on met longtemps à se rendre compte que la chose la plus importante est souvent sous nos yeux. Votre inspiration, vous ne l’avez pas cherchée dans les étoiles, dans la peinture d’une montagne, dans les fleurs des


prés, peut-être dans l’amour impossible d’une princesse au bois dormant. Non, ce que vous avez voulu montrer à tout le monde, c’est ce que tout le monde a tellement sous les yeux qu’il ne voit plus rien. La rue, tout simplement. Ah, la rue. Qu’est-ce que vous avez su bien la peindre, la rue. Vous avez appris ce coup d’oeil à New York, puis à Paris, d’abord auprès d’Anthony Clark, dit A-One, le grand pionnier du street art, qui nous a quittés bien trop tôt, en 2001, et qui aurait été si fier de vous voir ici aujourd’hui à deux pas des plafonds d’Eugène Delacroix et de la rotonde d’Alechinsky. Dans la rue, vous qui aimez la précision, vous qui aimez prendre votre temps quand vous créez, vous avez appris l’urgence, la vitesse, la captation instantanée de l’émotion. Quand on graffe un métro, la police guette, il faut faire vite ! Vous les avez aimés les métros de New York, cet objet quotidien de transport populaire, dont les gens ne voient plus la beauté. Vous les avez peints comme Géricault peignait les chevaux, comme Monet peignait les gares, comme Turner peignait les trains ou les bateaux, vous nous avez fait redécouvrir les beautés de notre vie quotidienne. Permettre à tous les humbles des villes de se réapproprier la beauté de la vie quotidienne, voilà qui vaut bien une Légion d’honneur. Vous avez su y voir ce que personne ne voyait. Agé d’à peine vingt ans, vous aviez peint un nombre incroyable de rames de métros. Et, quand vous les voyiez passer, ces métros qu’on voit filer avec ennui ou indifférence, vous, vous y voyiez une explosion de lumières, un tourbillon de vitesse, de fracas. Vous arrivez en France à 23 ans. Ce pays incarne l’espoir, vous croyez en votre bonne étoile, vous croyez en Paris, vous y arrivez avec votre sourire, votre insouciance, votre capacité de travail aussi. Vous connaissez très vite les Page 2 sur 8


squats, les lieux d’artistes, et ce lieu incroyable qui sera votre résidence, votre chambre, votre salon, votre atelier, cette tour de Babel de l’art, l’Hôpital Ephémère, dans les locaux de l’Hôpital Bretonneau. Là, vous croisez tout le monde, des rescapés du Nouveau réalisme, peintres et plasticiens, sculpteurs et colleurs, des chanteurs, des musiciens. Vous connaissez la survie organisée par la solidarité des artistes entre eux. Vous perfectionnez, jour et nuit, été comme hiver, les moyens d’expression du street art, de la rue des squats et des hangars, des lignes de chemins de fer et des souterrains, la rue avec cette beauté urbaine dont Baudelaire avait été sans doute le premier à la chanter si bien. Souvenez-vous de ces vers des Fleurs du Mal : « Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges / De soleil, même au bas du ciel, / Pour illuminer ces prodiges, / Qui brillaient d'un feu personnel ! ». De quoi parlait-il, si ce n’est des squats de l’époque, de quelque tunnel ou pont écroulé, si loin, si loin, des salons officiels, clinquants, du Second Empire ? Vous arrivez à 23 ans à Paris, mais vous n’arrivez pas inaperçu. Vous arrivez de New-York à Paris comme Rimbaud arrive de Charleville-Mézières, comme Mozart de Salzbourg, toute la scène artistique urbaine de Paris attend de voir le jeune prodige, celui qui graffe des métros par centaines. On se raconte le nombre de locomotives taguées, chacun ayant son chiffre, bien entendu. Ce qui compte, c’est que vous avez le record de New York, et Paris s’incline, Paris vous désire, Paris vous attend. Et vous faites à Paris ce que vous avez appris à New York, vous recentrez la périphérie. Dans les squats, vous voyez des corps qui souffrent, des membres tatoués, des yeux épuisés, vous voyez la vie. Ces courbes, ces mouvements, ces couleurs, cette diversité humaine, en un mot ces marges, vous les unifiez dans un effort de création artistique en les transcendant.

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« J’ai brisé l’anneau de l’horizon » avait dit l’immense peintre Malevitch en 1915, qui inventa la peinture abstraite avec Kandinsky au début du siècle. L’horizon est partout, à vos pieds, la limite n’existe pas, la ligne revient et ne vous quitte pas, le fond devient le bord, et le premier plan n’a plus de préséance. Bref, le monde entier s’engouffre dans la toile sans hiérarchie, sans puissant ni dominé, tout le monde est son propre centre. L’abstraction n’est pas pour vous une manière de perdre le spectateur, de le renvoyer à sa subjectivité pure. Pas du tout, L’abstraction représente, invite vers une pensée, vers une émotion. Et, comme vous êtes un être vivant, qui n’avez pas peur de transmettre au spectateur la multiplicité de vos sentiments, c’est même une explosion de sentiments qui saute au visage et au cœur du spectateur. La France vous plaît, et vous vous mariez avec une vraie parisienne, Maï, une artiste, bien entendu, elle est photographe, et nous la saluons tous ce soir. Votre mariage était écrit, puisque Maï, lors de son premier voyage à New York, sans vous connaître, avait pris des photographies de métros graffés par le jeune JonOne. Vous aurez deux filles, Shanae et Taïka, elles sont là aussi. Nous pensons à votre mère, qui pense fort à vous, à New York. Comme le dit votre épouse : « John, il peint, il peint, il peint ». Tous les jours. L’acte de création n’est pas difficile pour vous, ce n’est pas une douleur. Vous témoignez à vos proches, à votre famille, de votre plaisir de travailler et de créer. Il faut dire que, là encore, sur témoignage de votre famille, vous êtes habité par des visions. On retrouve Rimbaud qui disait qu’être artiste, c’était être « voyant ». Voir ce que les autres ne voient pas encore, et amener cette vision à la réalité. Page 4 sur 8


Et cela a marché ! La France ne partait pas de rien. Chacun a en tête Ernest Pignon-Ernest, qui a utilisé les murs des villes comme un fantastique support de fusion des imaginaires. En accrochant dans les rues pauvres de Naples des dessins représentant des personnages de Caravage, en collant sur les murs de Grenoble des affiches ouvrières qu’il retraitait, il faisait dialoguer notre héritage artistique et nos aspirations populaires. Et puis il y eut le street art. Il y eut le graffiti, le light painting, le slam, le collage, le pochoir. Il y eut l’exposition Graffiti à la Fondation Cartier en 2009. L’art de la banlieue avait gagné le centre de Paris ! Il y eut l’ouverture des galeries d’art contemporain à Pantin et au Bourget de l’autrichien Ropac et l’américain Gagosian. Pour vous cher John, il y eut la Foire internationale de l’art contemporain, la FIAC. Et nous savons même que la première fois où vous vous êtes retrouvés avec A-One à la FIAC, un cri vous a échappé : « Hallelujah ! ». Et le grand succès est arrivé, symbolisé par la vente de votre toile Balle de match, le 6 juin 2007, une vente record à Artcurial, une toile, pourtant, que vous aviez peinte bien avant, en 1993, à l’Hôpital Ephémère. Après cette vente, le marché de peinture de l’art urbain repose sur vous. Avec les galeristes qui travaillent avec vous, vous poussez de nombreux jeunes artistes sur le devant de la scène, et votre courant artistique jaillit dans les musées européens. Et vous êtes déjà copié, déjà. Et maintenant, vous avez réussi, cher John, cette fusion géniale des arts urbains des deux rives de l’Atlantique. Vous l’avez réussi en vous installant, vous citoyen du monde, dans le territoire monde par excellence, en Seine-Saint-Denis, la Seine-Saint-Denis qui a acquis, avec l’art urbain, un prestige artistique considérable. Et les Lilas peuvent être fiers de vous. Page 5 sur 8


Mais vous ne vous reposez pas sur vos lauriers. En peignant tous les jours, vous vous êtes senti appelé par votre temps, et vous vous êtes engagé. Cette France qui incarnait à une époque de votre vie la terre de l’espoir, vous avez voulu la servir. Vous qui n’avez longtemps pas eu de domicile, vous avez voulu vous engager pour les mal-logés, pour ces populations que vous connaissez si bien, et dont vous avez su si bien percevoir les souffrances. Et quand le footballeur Eric Cantona a donné à la Fondation Abbé Pierre une Rolls-Royce, vous avez relevé le défi de la peindre, en direct dans les studios de Canalplus, cette voiture qui sera ainsi vendue beaucoup plus cher que ce qu’elle valait, ce dont la Fondation Abbé Pierre a été impressionnée. Toujours pour la Fondation, vous avez réalisé un portrait magnifique de l’Abbé Pierre, dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011 (qu’il faisait froid cette nuit-là), un portrait qui devait être éphémère mais que nous pouvons toujours admirer dans le XVIIIème arrondissement de Paris, square des Deux Nèthes. Et c’était une œuvre politique, au sens noble du terme. La figure de l’Abbé Pierre est composée d’extraits de son célèbre appel du 1er février 1954, avec votre graphie si particulière. Et puis il y eut l’Assemblée nationale ! Dans le salon des Mariannes, j’ai eu l’immense plaisir d’inaugurer le mois dernier une interprétation populaire de la Liberté guidant le Peuple, ce tableau immortel de Delacroix, symbole du combat républicain contre toutes les tyrannies. Et symbole des valeurs de notre démocratie. Et quel symbole, de voir ici un peintre américain d’Harlem d’origine dominicaine, d’adoption française, rentrer en ce lieu. Cette toile, à quelques mètres d’ici, représente la lutte, la résistance, le dépassement de toutes les fatalités. C’est une fusion de ce que l’art ancien et l’art actuel ont produit de plus émouvant.

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L’Assemblée nationale représente les Français avec la grandeur de leur Histoire, mais aussi avec le tourbillon de leur temps. J’ai toujours été très attaché à ouvrir ces murs à ce dynamisme. La gravité du lieu d’exposition ne vous a intimidé en rien, puisque vous avez réussi manifestement, cela se voit au premier coup d’œil, la conciliation du respect du lieu et du respect de vousmême, de votre style. Et vous faites partie désormais du club très sélect des artistes contemporains exposés au Palais-Bourbon, avec Vincent Barré, Fabienne Verdier, Jan Voss, Pierre Alechinsky et Walter de Maria. La République décore tout ce que vous êtes. Vous vous êtes fait tout seul. Vous avez inventé vous-même votre manière de créer, votre rapport à l’art, votre conception de la vie d’artiste. Vos amis n’ont jamais entendu de votre bouche du ressentiment envers le marché de l’art, le monde de l’art ou son évolution. Vous aimez faire, vous aimez exposer, vous aimez échanger. Que dit votre parcours sur la France et la République ? Une des premières actions de la République, quand elle est née en 1792, fut d’appeler des artistes américains, des écrivains notamment, pour qu’ils puissent irriguer nos principes naissants. Ce fut le cas du célèbre Thomas Paine à l’époque, décoré du titre de « citoyen français ». C’est aujourd’hui votre cas. Quand vous n’aviez pas de domicile, quand la liberté totale, sans attache, sans contrainte, vous inspirait, vous espériez dans la reconnaissance d’un pays qui avait inscrit dans ses principes la tolérance, le plaisir de vivre-ensemble, l’égalité face au droit au bonheur. Nous ne devons jamais renoncer à ce principe : nous sommes différents, bien sûr, mais nous sommes indivisibles. Votre parcours en France est aussi la preuve que la République, dans sa délicatesse comme dans sa reconnaissance, elle est partout. Dans les squats comme dans les galeries, dans les banlieues comme dans cette salle, dans les caves comme sur les ponts aériens, où les rames de métros fusent dans la nuit noire comme votre aérosol sur une toile blanche. Page 7 sur 8


Symbole de l’artiste qui dépasse les frontières, porte-pinceau de la conscience et de la sensibilité des humbles, accoucheur des visions urbaines, embellisseur, enlumineur de nos vies quotidiennes, artiste engagé, la France voulait vous rendre hommage. Enfant du métissage, citoyen du monde, devenu Français pour l’amour de la République, pour l’amour de votre épouse, pour l’amour de ce tourbillon urbain, pour l’amour de ce ciel de métal et de cette terre de ciment, de pierres et d’asphalte, pour l’amour du pays des Droits de l’Homme et des Droits de l’Art. Monsieur John Andrew Perello, nous vous faisons chevalier de la Légion d’honneur.

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