agriculture et alternatives économiques « Nous parcourons ensemble, les chemins de la débrouille »
Parcours Mention Recherche Tome 1 : Mémoire Recherche
GAZONNEAU Clémence Mémoire de Master 2 Juin 2018 École Nationale Supérieure d’architecture de Lyon Sous la direction de Sandra Fiori Page de couverture Citation : OGOR Yannick, Le paysan impossible, Les éditions du bout de la ville, juin 2017, 214 p. Illustration : GAZONNEAU Clémence, Autonomie collective, montage photographique, 2017
Qu’est ce que l’architecte peut apprendre des alternatives économiques en agriculture ?
sommaire 7
Remerciements
9 - 10
avant-propos
13 - 16
INTRODUCTION
18 - 57
PARTIE 1 comprendre les territoires ruraux et le monde agricole
23-35
1 - mythes et représentations sociales
24-29
1. Le « paysan bouseux », figure prétexte à la modernisation de l’agriculture
29-31
2. L’illusion de la conservation de la figure paysanne au profit de la société marchande
32-34
3. Entre mythe de la terre salvatrice et réalités actuelles
36-57
2 - les effets du système productiviste sur le métier d’agriculteur
38-43
1. La liberté, condition disparue du paysan aliéné ?
44-53
2. La dépossession du sens du travail
54-57
3. Renverser la situation ?
58 - 83
64-71
PARTIE 2 LA réappropriation des savoir et savoir-faire paysans dans les alternatives 1 - alternatives collectives et proche du vivant
64-67
1. L’agriculture, une relation au vivant riche de «connaissances expériencielles» : l’apport de Michèle Salmona
67-68
2. Le retour du «bon sens» comme enjeu écologique
69-71
3. L’entraide vecteur d’émancipation collective
72-83
2 - témoignages paysans
74-79
1. La sélection de semences libres
79-83
2. Le groupe insecte et la Lutte Biologique
84 - 123
90-105
PARTIE 3 agir en réseau pour favoriser la transmission-reprise des fermes 1 - la transmission-reprise des fermes au centre des enjeux contemporains
90-97
1. La problématique foncière
97-101
2. L’accès à la terre, un droit avant tout
101-104
3. Répondre aux enjeux d’une mutation de société : «aider» l’installation
106-123
2 - agir en réseau pour permettre l’installation : structures en exemple
110-113
1. L’histoire de la construction du réseau
113-117
2. l’ADDEAR, accompagner le projet d’installation
117-119
3. Terre de Liens, concrétiser l’installation par le portage foncier
120-123
4. « L’architecture paysanne libre », former à l’auto-construction
126-131
des résistances paysannes à la pratique d’une architecture dans l’alternative au modèle en place
132-135
bibliographie
136-215
ANNEXES
138-191
Rapport de stage, Espaces ruraux et Alternatives dans les Monts du Lyonnais
192-197
Contribution colloque IADT : La transmission des exploitations agricoles dans les Monts du Lyonnais : une question rurale ?
198-203
Contribution publication ERPS : Accompagner, en architecte, la transmission-reprise de fermes
204-215
Article Investi[R], La compétitivité, pas une priorité
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remerciements Je tiens à témoigner toute ma reconnaissance envers Sandra Fiori, qui m’a toujours encouragée et soutenue dans ce travail qui ne s’inscrit pas directement dans l’élaboration d’un mémoire de fin de master en Architecture. Les nombreux échanges et journées passées dans les Monts du Lyonnais, ont été une expérience très riche dans la découverte du « monde scientifique ». Notre rencontre restera un élément décisif de ma scolarité et de mon avenir, merci ! Je tiens également à remercier chaleureusement les membres de Terre de Liens que j’ai rencontrés et qui illustrent l’importance de l’action bénévole dans les territoires ruraux. L’engagement de toutes ces femmes, Anna et Elisabeth notamment, a été révélateur de la force féminine dans les changements à venir ! Aussi, je souhaite préciser que tou.tes les paysan.nes rencontré.es durant cette année de travail ont été un terreau très fertile de réflexion et m’ont confortée dans l’idéal d’une pratique engagée au delà des normes imposées par la société. L’énergie et le goût pour les discussions collectives de toutes ces personnes ont appuyé ma détermination à l’élaboration de ce mémoire. Celui-ci n’aurait pas eu la même résonance sans tout le soutien et la bienveillance que m’ont apporté mes sœurs et mon amoureux qui m’ont supportés durant tous ces mois de questionnements. Les débats mais aussi les relectures pointilleuses qu’ils m’ont accordés ont été un soutien précieux. Enfin, je tiens à souligner la place de mes parents dans ce travail qui indirectement et de part la pratique de leur métier m’ont sensibilisé à la nécessité de l’épanouissement dans le travail, au delà de l’agriculture et de la nécessité de faire avec peu. Merci à mes grands-mères, à qui ce livre pourrait revenir de droit, à ces femmes fortes qui ont guidé ma jeunesse et sont les piliers de mon épanouissement.
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avant-propos
qu’est ce que l’architecte peut apprendre des alternatives en agriculture ? : à l’origine, un questionnement personnel
Pendant ma première année d’étude en architecture, j’ai d’abord appris l’observation des édifices : l’usage, l’âge, le type de construction ; puis ce qui les environne : les pleins, les vides et donc l’histoire durant laquelle ils ont été construits. Grâce à ces lectures, j’ai fini par comprendre que l’environnement dans lequel j’avais grandi était en souffrance. Sur ce plat pays qu’est le Berry, on pouvait ne rien voir d’autre que des arbres, des haies sur des kilomètres. Parfois, on pouvait seulement observer l’horizon et les cultures gigantesques qui le délimitaient. La campagne était déserte. L’avait-elle toujours été ? Ce n’est pas le souvenir que j’en avais. Ayant grandi dans une ferme, j’avais plus jeune l’impression que les lieux vivaient. Les bâtiments d’exploitation étaient des lieux parfaits pour des jeux de cache-cache à grande échelle. Week-end et vacances, étaient consacrés à l’arpentage des grands espaces qui s’offraient à nous. L’engouement pour cette vie naïve et riche de simplicité a brutalement cessé quand l’activité à la ferme s’est arrêtée. Quelques zones de stockage ont continué à être utilisées mais l’abandon des bâtiments et de leur environnement a commencé. Les espaces vides étaient dans une sorte d’attente d’un renouveau.
En m’éloignant de ce lieu intime, de par mes études ou mes voyages, j’ai pris conscience que la campagne des alentours s’était aussi désertifiée. Cette campagne-là du moins, celle loin des grandes villes, celle de la « diagonale du vide ». Ces territoires en déprise, quand ils ne sont pas vides, laissent derrière eux une France pauvre ; pauvre d’activités, d’emplois, de culture, d’infrastructures, de savoirs. Pourtant, il me semblait aussi que l’éloignement de ces territoires laissait une plus grande place aux initiatives « en dehors du système ». Le monde rural était donc dans mon imaginaire un territoire ambivalent : il avait perdu une grande part de sa richesse agricole mais il accueillait aussi de « nouvelles richesses1 ».
Le travail sur le monde rural et l’agriculture que j’ai développé à travers différents enseignements de master (mémoire, stages, PFE) découle donc d’une recherche de compréhension d’un environnement personnel mais aussi d’une envie de prise de recul sur la pratique de 1. OBRAS, Collectif AJAP14, Nouvelles Richesses, catalogue du Pavillon Français de la 15ème Biennale d’Architecture de Venise, Ed. Fourre-Tout, 2016, 416 p. 9
l’architecture. Si les études m’ont appris à observer, elles m’ont aussi habitué à remettre en question beaucoup de choses et notamment l’apprentissage en lui-même. En quittant en fin de licence l’école de Paris Val-de-Seine, j’étais en quête d’un autre apprentissage, d’un rapport moins hiérarchique et de la prise en compte de questions d’actualité. Ces volontés, je les avais découvertes dans un investissement bénévole avec le collectif d’architectes Bellastock. Cette expérience a été riche de découvertes et de rencontres mais a aussi été l’illustration de la possibilité de changer de façon de pratiquer son métier. Le collectif, structuré en association, agit aussi bien pour sensibiliser la population à l’architecture que pour remettre en cause la façon de la mettre en œuvre aujourd’hui. La coopération et la mutualisation permettaient de construire collectivement cet engagement. En parallèle, les stages en agence que j’ai effectués n’ont pas été satisfaisants. J’ai été, comme beaucoup d’autres, parachutée dans un environnement de travail inconnu pour quelques semaines. On m’a donné des tâches et imposé une nécessité de produire des images. J’ai exécuté sans témoigner ma peine. À peine formée, il fallait déjà maîtriser les outils et dans l’idéal exceller. La stimulation intellectuelle à travers la recherche par exemple ? Inexistante. Le lien humain et les discussions horizontales et constructives ? Réservées aux initiés et experts confirmés. L’expérimentation ? Impossible faute de temps. Pourtant, ce sont autant d’envies et de nécessités, je crois, pour rajeunir une pratique. Celle-ci se construit certainement dans une autre temporalité que celle d’aujourd’hui mais dans la volonté de trouver des réponses personnelles et collectives à un fonctionnement économique, social, qui n’a plus de sens pour moi. Le mémoire est donc comme une nouvelle façon de rebondir et de se questionner avant le « grand pas » vers la professionnalisation et « l’action concrète ».
Ce travail sur le monde rural et l’agriculture constitue un positionnement engagé face à la pratique d’un métier qui refuse le modèle économique dominant. Cette recherche sur l’agriculture m’a permis une prise de recul sur la pratique de l’architecture pour mieux en saisir les enjeux actuels.
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introduction territoires ruraux et alternatives agricoles Ce mémoire de fin de master a été entamé en octobre 2016 sur le vaste thème des alternatives économiques en milieu rural. Mon questionnement sur la « France rurale » a débuté par une réflexion intime liée à un contexte personnel, celui d’une éducation entre ville et campagne, dans un département à « vocation agricole », l’Indre, qui connaît une baisse d’actifs (environ 2 600 personnes depuis 10 ans) « en raison de la réduction du nombre d’exploitants, des économies d’échelle et d’une mécanisation accrue.2 » La désertification3 des campagnes et des bourgs engendrée par ces choix rationnels, s’y manifeste d’abord visuellement : les fermes tombent en ruine, les maisons des centres-bourgs s’affichent « à vendre » et les commerçants ferment boutique. C’est aussi au quotidien qu’on observe « l’assèchement » des contacts humains, lié à la disparition des commerces, mais aussi à l’arrivée d’une population qui, moins disponible, bouleverse l’idée de « sociabilité de proximité » (Simmel G., 1981) des villages4. D’abord intéressée par ce phénomène de déshérence, j’étais sensible à l’abandon des fermes, à ce patrimoine en ruine, et à l’inverse à la prolifération des lotissements pour moi synonymes d’individualisme capitaliste. Je souhaitais aussi comprendre les processus qui ravivent parfois certains villages, par le biais de pratiques sociales, économiques, culturelles ; avec l’intuition que ces initiatives étaient impossibles sans une implication citoyenne et des choix démocratiques, j’avais pour ambition d’en saisir les dynamiques.
À partir de mars 2017, j’ai intégré le laboratoire EVS-Laure de l’ENSAL pour approfondir ma recherche, avoir un support de travail concret, tout en découvrant le milieu de la recherche scientifique. Ce stage recherche de deux mois effectué entre mars 2017 et octobre 2017 a pris la forme d’une enquête exploratoire sur les Monts du Lyonnais, avec ma tutrice de stage et de mémoire Sandra Fiori. Dans l’objectif de recenser les initiatives citoyennes « alternatives » développées sur ce territoire rural situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Lyon, nous sommes allées à la rencontre d’acteurs locaux engagés dans des modes de gestion des ressources et des formes d’agir en « commun » (Dardot et Laval, 2014 ; Bollier, 2014). 2.http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf_D3611A01-2.pdf 3. Usuellement employé pour signifier un phénomène de dégradation des terres qui peut mener à une catastrophe naturelle à long terme, ce terme ainsi que celui d’assèchement ou d’aridification sert ici à retranscrire un processus de disparition de ce qui nourrit habituellement les rapports humains et les activités rurales. 4. Les notions de « France rurale », « village », et « campagne » ne seront pas discutées dans ce mémoire 13
Dans le cadre de ce stage, mais aussi par conviction personnelle, je me suis aussi moi-même engagée début 2017 dans une activité bénévole de portage foncier et d’accompagnement de projets d’installations agricoles au sein du groupe lyonnais de l’association Terre de Liens5. Le matériau d’enquête recueilli pendant le stage, mon travail en parallèle sur le mémoire et l’engagement bénévole avec Terre de Liens ont induit de nombreux aller-retours entre réflexions et cible de travail pour le mémoire. En particulier, l’enquête réalisée pendant le stage, en identifiant la convergence des alternatives présentes dans les Monts du lyonnais autour des initiatives agricoles, m’a fait revenir à la première porte d’entrée de ma sensibilité pour les territoires ruraux : l’agriculture.
Le manuscrit final de ce mémoire est donc le résultat synthétisé de ce parcours de recherche développé lors de mes deux années de master. Sa problématique repose sur les questions suivantes : qu’est-ce qui, dans l’agriculture et le métier d’agriculteur, offre aujourd’hui des alternatives au modèle productiviste et capitaliste dominant ? Dans quelle mesure les alternatives à ce modèle peuvent-elles puiser dans les pratiques agricoles ? En quoi peuvent-elles être un exemple pour une pratique de l’architecture elle aussi alternative, notamment en termes de processus collaboratifs ou d’usage des ressources locales ? L’hypothèse générale qui le traverse est que les territoires ruraux, du fait des crises qu’ils subissent, constituent des territoires privilégiés pour le développement d’alternatives économiques, et par là aussi sociétales. Cette hypothèse s’appuie initialement sur la lecture de l’ouvrage La France périphérique, du géographe Christophe Guilluy , dans lequel sont décrites des classes populaires6 « sacrifiées » par la perte des emplois agricoles mais aussi l’arrivée de « rurbains ou néo-ruraux » qui n’ont parfois d’autres choix que de s’éloigner de la ville pour accéder à la propriété. Cette réalité renvoie pour Guilluy à l’existence de territoires aujourd’hui en marge des dynamiques métropolitaines mais dont la mise à l’écart amènerait au développement d’autres modèles. Ces deux populations sont en effet selon lui réunies par le partage d’une « même perception des effets négatifs de la mondialisation» (Guilluy, 2014 : 14) et favorisent l’émergence d’une « contre- société qui se structure par le bas en rompant peu à peu avec les représentations politiques et culturelles de la France d’hier» (Guilluy, 2014 : 11). Certains territoires parviendraient ainsi à formaliser des stratégies basées sur un développement économique et social local s’affranchissant « par le bas du discours dominant » (idem). 5. Association qui préserve le foncier agricole et aide à l’installation de nouveaux agriculteurs sur les territoires par l’achat de fermes grâce à de l’épargne citoyenne. Elle s’est fondée en région Rhône-Alpes sur le constat qu’il était de plus en plus difficile de s’installer en agriculture et d’autant plus lorsqu’on n’était pas issu du milieu agricole. 6. Ed.Flammarion, 2014, 192 p. 14
Plusieurs documentaires récents témoignent aussi d’initiatives partout en émergence : Sous les pavés, la Terre (2011), Remuer la terre, c’est remuer les consciences (2013), En quête de sens (2014), Demain (2015), ou encore Qu’est-ce qu’on attend ? (2016). Consacrés aux alternatives qui se développent dans le monde rural, ces documentaires opposent à à l’essoufflement d’un modèle fondé sur la croissance, le productivisme et la compétition à grande échelle, celui d’une économie de sobriété, d’entraide et de solidarité basée sur des pratiques et des réseaux d’échelle locale. Tout en montrant des expériences particulièrement structurées autour de la création de lien social, ils mettent l’accent sur les relations que ces expériences entretiennent avec les pratiques agricoles.
En ce sens, j’explorerai dans ce mémoire l’hypothèse plus précise que c’est grâce à des formes de travail et de pratiques collectives que les acteurs des alternatives agricoles construisent leur quête d’autonomie. Bien qu’ayant grandi avec un père et des grands-parents agriculteurs, je n’avais aucune connaissance de l’histoire de l’agriculture avant d’entamer ce mémoire. De manière intuitive, « l’intelligence collective » et « la débrouillardise » dans le travail des paysans semblaient être, pour moi, une chose assez évidente. Mais en contradiction avec ces intuitions nourries par l’expérience personnelle, j’avais aussi en tête des représentations sur le monde agricole et paysan véhiculées par la société, celles d’un monde figé et soumis à la fatalité des aléas météorologiques et des crises économiques. Le questionnement de ce mémoire a ainsi été nourri de ces convictions et de ces représentations contradictoires : qu’est-ce qui rend aujourd’hui le métier d’agriculteur si dépendant du « système » ? Le travail de la terre n’est-il pas au contraire celui qui permet le plus d’autonomie ? Mieux comprendre les territoires ruraux et le monde agricole est alors l’objet de la première partie de ce mémoire qui s’appuie sur l’analyse d’un corpus bibliographique d’articles scientifiques et d’ouvrages principalement consacrés à l’histoire et à la sociologie du monde paysan et de l’agriculture7. Sa rédaction a débuté par la déconstruction nécessaire des mythes engendrés par la société à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Avec pour fil directeur une analyse de l’histoire des représentations sociales, cette partie amène à mettre l’accent sur le début de la révolution agricole « modernisatrice » qui suit la seconde guerre mondiale, en montrant comment, dans cette période, la mobilisation de la figure du paysan et les grands bouleversements induits dans l’exercice du métier d’agriculteur sont liés. Cette première partie est surtout celle qui permet de comprendre l’étranglement auquel le modèle 7. Ce corpus a été formé à partir d’une recherche bibliographique classique mais aussi d’une veille sur l’actualité des publications et des débats consacrés à l’agriculture, qu’ils soient citoyens (notamment dans le cadre des rencontres organisées par la librairie Terres de Livres de Lyon) ou universitaires (notamment à l’occasion d’une participation à deux colloques : « Transitions économiques et nouvelles ruralités, citoyens ou grand public », colloque ERPS 2017, 10-12 mai 2017, Bordeaux ; colloque « Métropoles, villes intermédiaires et espaces ruraux … », Clermont-Ferrand, 23-24 novembre 2017. 15
productiviste mis en place après-guerre a soumis les agriculteurs, en entraînant en particulier une grande perte d’autonomie dans leur travail et dans la maîtrise de leurs outils de production d’autre part par la prise en compte des enjeux actuels de la profession dans le but de comprendre les engrenages qui ont menés à son étranglement. La deuxième partie rend compte des processus individuels et collectifs mis en place par les paysan.nes pour se réapproprier les savoirs et savoir-faire perdus suite à la modernisation. Cette partie s’appuie sur le travail de Michèle Salmona, sociologue, qui dans les années 1960 a étudié les liens que les paysan.nes entretiennent avec le vivant et l’impact que cela a sur leurs savoirs empiriques, connaissances permettant de répondre aux aléas liés à la nature. En s’appuyant sur cette ressource scientifique et sur les témoignages de paysans recueillis lors de l’enquête menée sur les Monts du Lyonnais, cette seconde partie permet de rendre compte du lien entre expérimentations paysannes collectives en quête d’autonomie et matières vivantes. La troisième partie prend l’exemple spécifique de la transmission-reprise des fermes pour illustrer les actions du réseau autour de «l’agriculture paysanne». Par une contextualisation de la problématique foncière, cette partie met en lumière les difficultés d’accès à la terre pour les jeunes agriculteurs et les réponses trouvées par le réseau pour les aider à s’installer et ainsi engager un «mouvement de repaysannisation8 » des campagnes. Des observations informelles réalisées lors de la participation à des événements locaux sur les Monts du Lyonnais (forum associatif, « café installation-transmission », rassemblement contre un projet d’autoroute…) et aux activités de Terre de Liens sont à la source des différents exemples d’initiatives développées autour de la transmission-reprise de fermes. Ces deux dernières parties utilisent le même type de corpus bibliographique que la première partie mais s’appuient aussi sur les matériaux tirés de l’enquête menée dans les Monts du Lyonnais lors du stage recherche et de l’implication dans l’association Terre de Liens. Sous la forme d’extraits ou de citations, les entretiens semi-directifs réalisés auprès d’acteurs locaux (élus, paysans, chargés de mission et techniciens territoriaux)9 forment en particulier la matière de l’analyse des pratiques et des savoir-faire concrets mis en place autour de l’agriculture et de l’accompagnement aux projets agricoles.
8. VAN DER PLOEG Jan Douwe, Les Paysans du XXIe siècle: Mouvements de repaysannisation dans l’Europe d’aujourd’hui, ed. Charles Leopold Mayer , 2014, 214 p. 9. Ces acteurs ont été identifiés sur une base « réputationnelle » (en demandant à chaque interviewé de nous indiquer d’autres personnes ressources engagées dans des alternatives locales) ; une dizaine d’entretiens a pu été réalisée. 16
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PARTIE 1 comprendre les territoires ruraux et le monde agricole
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Montage photographique, Imaginaire versus RĂŠalitĂŠ, Gazonneau C., 2017
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1.1. regard préalable sur l’agriculture mythes et représentations sociales
« Le mythe paysan est d’une puissance telle que, depuis un siècle, il a su se fonde
dans chaque nouvelle époque, toujours en rupture avec la précédente. Pour accompagner les mutations décisives de l’administration de l’alimentation de masse, le mythe d’une « paysannerieforcément-vertueuse » a su changer costumes et décors chaque fois que nécessaire.10 »
Les récits sur le rural ont, bien souvent, été adaptés à des discours politiques ou des situations sociales permettant de répondre à des crises ou des évolutions précises. Les territoires ruraux ont connu sur un très court terme de grands bouleversements démographiques et culturels mais la façon dont cette Histoire est généralement présentée ne nous a pas toujours permis de comprendre les enjeux qui s’y jouaient. Pour beaucoup, la campagne est un lieu de loisir et de détente préservé des villes. On y pratique la marche à pied, le vélo ou la cueillette saisonnière lors de journées ensoleillées ; on y achète des « produits du terroir » pour s’assurer de la qualité des productions mais on oublie ceux qui y vivent et surtout les agriculteurs qui façonnent les paysages tant appréciés. L’imaginaire est presque toujours resté figé sur les tableaux de Jean-François Millet peintre du XIXème ayant sacralisé le travail de la terre en mêlant symbolisme et réalisme des scènes paysannes. Mais les nombreux scandales sanitaires et écologiques nous ont récemment rappelé que l’agriculture avait bien changé sans pour autant avoir perdu sa place dans notre quotidien. Nous avons encore, pour beaucoup, un parent plus ou moins proche qui travaille ou travaillait la terre. Cette proximité apparente nous permet-elle d’avoir un regard juste sur ce qu’est l’agriculture aujourd’hui ? Les productions ou événements « grand public » ne manquent pas de rappeler certains stéréotypes ancrés depuis plusieurs générations dans nos esprits. On remarque pourtant que certains s’opposent : les agriculteurs sont à la fois perçus comme des « ploucs » « rustres » mais sont porteurs de « vraies valeurs ». Le paysan radin, enraciné dans sa glèbe et dans la lenteur du temps est aussi tenace et courageux. La sagesse de sa vie sobre fait rêver des citadins en mal de simplicité. A travers une démarche explicitant des faits historiques et sociétaux, les paragraphes qui suivent cherchent à expliciter l’ambivalence entre la stigmatisation des pratiques paysannes et la valorisation de la vie et de la figure du paysanne notamment à travers les discours politiques.
10. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Ed. Du bout de la ville, juin 2017, p. 164 23
Montage photographique, Imaginaire versus RĂŠalitĂŠ, Gazonneau C., 2017
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1.1.1. LE « PAYSAN BOUSEUX », FIGURE PRÉTEXTE à LA MODERNISATION DE L’AGRICULTURE
L’agrarisme défendant « l’ordre éternel des champs » tend à disparaître à la suite de la guerre. Cette « idéologie paysanne glorificatrice11 », de la fin du XIXème siècle de défense du monde paysan, était encore très présente durant la seconde guerre mondiale à travers la figure du maréchal Pétain et de la devise « Travail, Famille, Patrie ». Opposés au prémisse du libéralisme, les membres de cette idéologie portent une haine de la vie urbaine considérée comme décadente. Pourtant, c’est bien ce mode de vie qui va s’imposer dans la seconde partie du XXème siècle, largement suivi par nombre d’entre eux à travers le syndicat de la FNSEA (fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Ce syndicat agricole unique, est créé au sortir de la guerre par l’administration agricole du régime pétainiste (Corporation paysanne vichyste), les propriétaires exploitants et plus généralement la droite paysanne. En 1954, il affirme « l’exploitation familiale est le maillon initial où se forme le génie de la race (…) elle assure la conservation des traditions12». Comment ce basculement, illustrant l’opposition de visions sociétales, a t-il eu lieu si rapidement ?
A. Après la Grande Guerre, nourrir le pays
à la suite de la seconde guerre mondiale, la France rurale ne parvient plus à nourrir le pays. La structure de l’exploitation, très souvent de type familiale, assure un mode de vie autarcique. Dans ce fonctionnement, on se suffit à soi-même pour la production et la consommation des biens. La ferme appartient à une famille, présente depuis plusieurs générations et reproduisant les techniques apprises des parents (transmission de père en fils le plus souvent). Si on change la façon de produire, c’est toute la structure sociale qui est changée. L’état, aidé par la mise en place d’un encadrement technique, pousse le monde paysan à la modernisation. Rapidement, la mécanisation et la motorisation de l’agriculture (arrivées des ÉtatsUnis) facilitent le travail au champ et le remembrement permet d’exploiter de plus grandes surfaces. Les bouleversements engendrés par cette rapide modernisation induisent des réactions diverses dans le monde paysan. Henri Mendras, spécialiste de sociologie rurale, les développe longuement dans l’ouvrage La fin des paysans (1967). L’étude sociologique qui est faite est riche et dépeint toute la complexité de structuration de ce milieu sinon de son mode d’existence. La taille de l’exploitation, le type de culture ou d’élevage et le pays ont une véritable influence sur la réaction des populations concernées. Si ces changements se font sur un plus ou moins long terme, ils amènent dans les années 60 à 11. JESSENNE Jean-Pierre, « L’idéologie de la terre : Entre glorification des terroirs, mystique de l’unité et interrogations sur la ruralité, l’idéologie paysanne occupe une place centrale dans l’univers politique contemporain », in Les paysans en France, n°1040, pp. 22-23 12. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Ed. Du bout de la ville, juin 2017, p. 59 25
une généralisation des pratiques agricoles modernes à savoir la mécanisation, la motorisation, l’insémination, la sélection génétique, l’utilisation de semences hybrides (le maïs notamment). Ces changements de pratique ont un impact considérable dans la structuration de la société et de la famille. La répartition des tâches ne se fait plus selon âge et sexe mais selon les instruments et habilités techniques.
La révolution des consciences finit par s’imposer petit à petit malgré « l’enracinement » des pratiques tant décrié. Les paysans ont le désir de se libérer de la dureté d’un métier très physique et chronophage pour acquérir le statut de citoyen comme les autres. Pour remuer les esprits, politiques et modernes n’hésitent pas à stigmatiser les pratiques et individus des «exploitations archaïques» (Hervieu, Purseigle, 2013) pour « les modeler au libéralisme et productivisme13 ». D’après Pierre Bitoun, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique rencontré lors de la présentation de son livre Le sacrifice des paysans14, on assiste à un véritable « ensauvagement des paysans », qu’on accuse, entre autre, de ne pas vouloir aider une France en souffrance suite aux nombreux bouleversements engendrés par la guerre. Les « paysans arriérés et figés » dans leur tradition sont violemment critiqués et certains se résignent à se moderniser pour ne plus se sentir marginalisés. « Le monde paysan est un monde de culs-terreux, de mal décrottés, de pauvres types. Le métier d’agriculteur, une condition d’infortune pour gens ne sachant pas faire grand-chose. » Si ce témoignage d’un jeune paysan breton à Michel Debatisse15 révèle un certain complexe d’infériorité face à sa condition, il exprime également une sorte de défaitisme face à une destinée inextricable.
b. Devenir moderne
« être paysan » ce n’est pas un métier appris et acquis mais plutôt une « condition », celle d’une « personne de la campagne qui vit de la culture du sol et de l’élevage des animaux16 ».« On naît paysan et on le demeure » explique Henri Mendras. Mais suite aux nouveautés induites après la guerre, ce n’est plus la majorité des paysans qui reste dans les campagnes mais ceux qui parviennent à s’agrandir. Les nouveaux agriculteurs « modernes et innovants » sortent des « ténèbres » et de « l’enracinement » de la condition paysanne.
13. Expressions empruntées à Pierre Bitoun, lors de la présentation de son livre. 14. BITOUN Pierre, DUPONT Yves, Le sacrifice des paysans ; une catastrophe sociale et anthropologique, L’échappée, 2016 15. DEBATISSE Michel, La révolution silencieuse, Paris, Calmann-Lévy, 1963, passim cité par J.P. Jessenne, Les campagnes françaises, entre mythe et histoire (XVIIIème-XXIème siècles), Ed. Armand Colin, 2006, p.14 16. selon la définition du CNTRL 26
De la même façon, les jeunes filles des campagnes finissent par fuir ce destin hérité en allant travailler en ville. Ainsi, elles se libèrent d’une condition personnelle mais aussi sociale ne correspondant plus au mode de vie moderne. Ce départ pour la ville a une incidence pour les agriculteurs mais surtout les petits paysans qui vivent toujours dans un environnement révolu.
« Le célibat des agriculteurs, condamnés à ne pas se marier du fait de la mauvaise
image de leur profession et de leur isolement, s’est accentué dans les années 60.17 »
Cette situation est particulièrement vraie dans les exploitations de polyculture-élevage qui ne répondent pas aux exigences de spécialisation et de productivisme du pays. Les parents âgés s’efforcent d’aider le fils à maintenir l’intégrité de la ferme dont la conduite se doit de rester irréprochable sans pour autant se moderniser. Ces structures familiales de par leur pratique et leur mode de vie conservent donc une image misérable et arriérée et le courage synonyme d’ardeur au travail et de domination de soi ne reste qu’une vertu essentielle pour la « petite paysannerie ». Le labeur agricole se retrouve rejeté par les jeunes générations qui cherchent à avoir un mode de vie moderne donc plus de temps pour le divertissement et moins de peines au travail. L’arrivée de la mécanique est alors perçue comme une aubaine.
Ce refus du perfectionnement technique ou du moins la difficulté à y parvenir est plutôt liée à une « peur » de l’innovation, certainement due au peu de revenus dont bénéficiaient les paysans autarciques vivant de polyculture. Si leur mode de vie où l’on consomme ce que l’on produit leur permettait de vivre, cela ne leur permettait pas de capitaliser des biens. En cas d’excédant pécuniaire, l’argent n’était pas dépensé, « dépensé trop était mal vu18 » dans la paysannerie d’avant-guerre. Il était investi dans les terres, le cheptel ou l’or, seules garanties d’une prospérité ce qui était totalement opposé à la dynamique des Trente Glorieuses où la consommation de masse était en plein essor. Ainsi, quand il a été question de se mécaniser, les solutions étaient le refus ou l’emprunt. Les récoltes fluctuant beaucoup, seuls les « gros paysans » ou ceux qui mutualisaient leurs biens pouvaient prendre des risques. (Mendras, 1984 : 148) Ainsi, le paysan est aussi perçu comme un être « proche de ses sous » qui n’est pas dans une dynamique investissement-profit. La mise en place de la politique agricole commune (PAC) européenne en janvier 1962 change le mode de rémunération des agriculteurs mais aussi impacte sur les mentalités prévoyantes et économes. Le conseil des ministres de la Commission Européenne décide d’une PAC qui garantit des prix et des subventions : la production agricole est 17. BETEILLLE Roger, Que sais-je ? La crise rurale, Presses Universitaires de France, 1994, p.46 18. MENDRAS Henri, La fin des paysans, Ed. Babel, 1984, p.72 27
Montage photographique, La nostalgie passĂŠe, Gazonneau C., 2017
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ainsi conditionnée par des décisions prises à Bruxelles et les agriculteurs adaptent les cultures selon les avantages accordés par les primes.
Suite à la guerre 39-45, on peut dire qu’une évolution clivante s’opère : le paysan « arriéré » seul et exclu doit laisser la place à un agriculteur dont le travail est avant tout technique et promu par l’état. Étonnamment, dans les années qui suivent l’exode rural, l’utilisation de la figure paysanne profite aux hommes politiques et aux industries de produits de grande consommation.
1.1.2. L’illusion de la conservation de la figure paysanne au profit de la société marchande Dès la fin des années 60, les désillusions des agriculteurs face à l’agriculture intensive et spécialisée apparaissent, surtout dans les petites et moyennes exploitations dont la situation s’est aggravée. En ville, la population exilée des champs laisse percevoir une nostalgie de la vie passée. De nombreux écrits paraissent également sur la « disparition » des paysans révélant un sentiment d’inquiétude face à l’amenuisement d’une société structurante de l’histoire du pays. La baisse conséquente du nombre de paysans dans les campagnes est surtout effective sous la présidence de De Gaulle qui annonce « l’élimination de plus de la moitié des paysans, soit un million.19 » Cette « élimination » est justifiée par la nécessité de faire baisser les coûts de production par la mécanisation et le remembrement du parcellaire pour permettre aux ménages de « libérer leur pouvoir d’achat de la nécessité première de manger.20 » Acquis, savoir-faire et outillage se retrouvent sans but et on voit bientôt disparaître de nombreux métiers (maquignon, maréchalferrant, ferronnier, forgeron).
a. La nostalgie post-exode
Pour certains21, la transformation des comportements nécessite de conserver une trace des coutumes passées. Pour d’autres, la « paysannerie » continue à vivre à travers les publicités, produits de marque et films qui jouent de l’image du paysan et de la nostalgie du mode de vie passé pour enfanter d’un mythe vendeur. Ce mythe est « fabriqué par et pour les habitants des villes sur
19. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Ed. Du bout de la ville, juin 2017, p. 70 20. Ibid. 21. Pierre-Jazek Hélias, Le cheval d’orgueil, 1975 ; Vincenot Henri, la Billebaude, 1982 ; Guillaumin Emile, La vie d’un simple, 1977 29
image d’une ruralité idyllique, avec des valeurs d’authenticité et de simplicité »22. Le premier salon de l’agriculture en 1964 en est l’aboutissement parfait : son succès populaire permet de « se réapproprier les saveurs d’autrefois ». C’est le « passage obligé » des politiques qui se montrent familiers de la culture agricole française et qui sensibilisent ainsi un électorat choisi.
«La paysannerie est le peuple choisi qui conserve les valeurs éternelles sur lesquelles
ce monde sera forcément bâti. (…) le paysan est toujours considéré comme la base politique la plus saine de la nation.23 »
Quand les innovations sont à destination des agriculteurs modernes, le folklore est destiné au public friand de retrouver les coutumes regrettées faisant écho à ses « racines» paysannes. Les fêtes dans les villages (des moissons par exemple) célèbrent les moments de travail collectif disparus de la vie rurale. Les soirs de veillées sont remplacés par la télévision, où dans les années 1970, on peut encore se raccrocher au passé en regardant le feuilleton sur Jacquou Le Croquant « meneur d’une révolte paysanne ». L’aboutissement de cette vision politiquement rentable se fait sous Mitterand, le 24 juin 1990, lors de la Grande Moisson. Le cœur de Paris devient alors un vaste champ de blé où le défilé des moissonneuses batteuses se mêle aux danses folkloriques. La commercialisation de la tradition (par la publicité par exemple) ne cesse de cacher la réalité d’un quotidien et renforce une vision idyllique et rêvée de la campagne qui détient un savoir ancestral. La publicité et les marques se saisissent également de ce sujet à travers la figure de « la mère Denis » avec ses bonnes joues roses et son accent du terroir, qui devient l’emblème de la marque Vedette (machines à laver) et tourne huit films publicitaires entre 1972 et 1980. En 1982, c’est un personne connue par plus de 80 % des Français alors que la marque Vedette est en deuxième position sur le marché24. Plus récemment, en 1993, trois sœurs portant une coiffe bretonne traditionnelle du Pays bigouden font la publicité de la marque Tipiak, groupe agroalimentaire. Hubert Grouès, président-directeur général de la marque, explique au journal Ouest-France : « La coquille Saint-Jacques est un produit typiquement breton et les bigouden, des femmes expertes en cuisine et symboles de la Bretagne. On voulait des personnes authentiques avec des traditions culinaires.»
22. Voir le documentaire d’Audrey Maurion Adieu Paysans, 2014 23. MENDRAS Henri, La fin des paysans, Ed. Babel, 1984, p.300 24. https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A8re_Denis 30
b. à la conquête de la vie moderne
Conjointement et selon Jean-Pierre Houssel, professeur de géographie à l’université Lyon2, médias et milieux officiels «admettent volontiers que la plus grande transformation sociale de l’après-guerre est la promotion des paysans.25» La famille agricole, à travers la figure de la femme, change dans le but de conquérir des conditions de vie modernes. Ceci passe par l’achat de produits industriels. Dans la famille, le couple acquiert une place moins enfermée dans les carcans imposés par la société paysanne. La transformation des comportements s’accélère par la mise en place d’une vie associative particulièrement active autour des loisirs, de la vie culturelle et de la vie sociale (J.-P. Houssel, 2006). « La multiplication des collèges à partir de 196026» permet aux enfants de poursuivre les études de leur choix. « Les nouvelles générations créent et occupent des emplois dans l’industrie et les services27.» De la même façon qu’à travers les CETA (Centre d’étude Technique Agricole) qui réunissent les agriculteurs d’un pays, les CETMA (Centre d’étude Technique Ménager Agricole), regroupent des femmes, souvent épouses d’agriculteurs adhérents au CETA. « Son action collective s’inscrit dans le changement de la condition féminine.28» La place de la femme, dans la tradition, lui octroie une condition inférieure à l’homme. Outre ses tâches besogneuses (soin des bêtes et de la maison principalement) elle n’a pas de poids dans les prises de décision. En travaillant pour l’exploitation, elle est employée du « chef » d’exploitation. La hiérarchie au travail se reflète au foyer. Avec la mécanisation et l’inscription de l’agriculture dans un marché plus vaste, elle est tenue de suivre la comptabilité de l’exploitation, ce qui lui confère une place centrale. Grâce à ces réunions, les femmes abordent diverses questions liées à leur place de mère et de femme, à la modernisation de leur lieu de vie mais aussi à l’éducation de leurs enfants. « Dès 1961, trois ans seulement après ses débuts, le CETMA entreprend de s’émanciper des carcans de la société paysanne. 29»
25. HOUSSEL Jean-Pierre, « Des débuts de la révolution fourragère dans le lyonnais à la modernisation en petite culture », Conclusion ,Géocarrefour, vol. 81/4, 2006 (et citations suivantes) 26. Ibid. 27. Ibid. 28. Ibid. 29. Ibid. 31
Montage photographique,Les Glaneuses revisitĂŠe, Gazonneau C., 2017
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1.1.3. Entre mythe de la terre salvatrice et réalités ACTUELLES Alors que le paysan pouvait être considéré auparavant comme un « rempart » (Lefebvre, 1972 : 121) au potentiel développement de la grande industrie (de part son mode de vie autarcique et sa « lenteur » liée au « rythme biologique de la nature » (Mendras, 1984 : 297)) il disparaît suite aux bouleversements consécutifs des grandes guerres et devient donc objet de consommation. Le passé rural est quant à lui muséifié. Les « écomusées » des parcs naturels régionaux, instantanés figés des pratiques passées, en sont un exemple concret. Ils ne semblent pas refléter les enjeux de l’agriculture actuelle et permettent seulement d’illustrer une certaine cohésion avec une nature bienveillante. On observe, encore aujourd’hui, l’engouement d’un « retour à la terre » lié d’une part à un mal de vivre dans le rythme effréné des villes et d’autre part, lié à l’imaginaire du travail paysan en lien avec un vivant bienveillant et bucolique. On perçoit toujours une lenteur, une sagesse liée au rythme fondamental de la vie, à l’inverse de la pulsation effrénée de la ville. Les films Le bonheur est dans le pré (Chatillez, 1996), Une hirondelle a fait le printemps (Carion, 2002) ou encore Pieds nus sur les limaces (Berthaud, 2010) illustrent des vies sauvées grâce à une reconversion ou reconnexion heureuse avec une nature idéalisée. A l’inverse, un céréalier possédant 300 hectares en Bretagne confie dans le documentaire Le champ des possibles30 « Je me suis rendu compte à 45ans que j’ai cassé tout l’équilibre du sol pendant 25 ans. » Quel rapport le paysan entretient-il réellement avec la terre et la nature ?
« Qu’est-ce que la terre ? Le support matériel des sociétés (...) Ce support des sociétés
humaines, de l’origine à la fin des hommes, n’est ni immuable ni passif. La terre est d’abord «le grand laboratoire» qui fournit aussi bien l’instrument et la matière du travail que son siège, son lieu. (...) » (Lefebvre, 1972 : 80)
« Pour l’agriculteur, ce mot (la terre) évoque à la fois le sol qu’il travaille, l’exploitation
qui fait vivre sa famille depuis des générations, le métier qu’il exerce, tout autant que la condition paysanne (...) » (Mendras, 1984 : 79).
Le paysan se doit donc d’être patient, attentif aux saisons et capable de transmettre un savoir que lui même a appris de son aîné. L’ambivalence du rapport à la nature à la fois généreuse et capricieuse était déjà peinte par Millet dans ses œuvres alternant entre «sérénité bucolique et morale » (La bergère gardant ses moutons, 1862) et paysannerie abrutie par la rudesse du travail de la terre (L’homme à la houe, 1860)31.
30. Barrier Marie-France, Le Champ des possibles, diffusé le mercredi 20 décembre à 20h55 sur France 5. 31. Jessenne Jean-Pierre, Les campagnes françaises, entre mythe et histoire (XVIIIème-XXIème siècles), Ed. Armand Colin, 2006, p.55 33
Avant la révolution agricole et la mise en place de la PAC, la surface moyenne d’une ferme était inférieure à 20 hectares. Elle permettait aux paysans, pense t-on, de très bien connaître chacun de leurs champs et donc de maîtriser leur sol. Chaque terre était unique. La terre était associée aux souvenirs de ceux qui l’ont cultivés. De la même façon, la dizaine de bêtes présente dans la ferme permettait un soin à taille humaine.
« Pour que l’agriculteur moderne reste un homme de valeur, il doit continuer à penser
et à dominer son travail, régir librement son exploitation, participer à des communautés de base où jouent encore l’association et la solidarité (…). Mais que cette rapide mutation ne détruise pas le capital inestimable de richesses humaines accumulées au cours des siècles par l’homme et la terre.32 »
Après la réduction drastique du nombre de paysans, la superficie moyenne passe entre 80 et 120 hectares pour les terres céréalières ce qui bouleverse le lien à la terre si longtemps entretenu. Les agriculteurs qui sont parvenus à s’agrandir récupèrent des champs qu’ils ne connaissent pas ou très peu. Toutefois, la modernisation de l’agriculture amoindrit l’impact de ces changements car le paysan est devenu un exploitant agricole technicien de la terre33. Les « mauvaises terres », que certains se plaignent d’avoir récupérées lors du remembrement, sont labourées et transformées sous les roues du tracteur. Mis en place depuis la libération par le ministre de l’agriculture François Tanguy-Prigent (socialiste et syndicaliste), le regroupement des parcelles agricoles permet un accès plus direct aux champs mais coupe « charnellement l’agriculture de son passé ». Par conséquent, ceci amène rancœur et tensions dans les campagnes car « on touche à la mémoire familiale et à la propriété34 ». L’entreprise, titanesque, bouleverse considérablement la construction des paysages. Talus et haies disparaissent impactant sur l’érosion des parcelles. De ce fait, le réseau de fossés servant à drainer l’eau n’est plus efficient.
Les paysages et constructions géographiques sont finalement très récents. Pourtant, l’image que l’on se fait des territoires ruraux et particulièrement de l’agriculture s’ancre dans une certaine immuabilité dans le temps ; c’est pourquoi les parties suivantes s’intéressent au contexte et enjeux actuels de l’agriculture.
32. La citation est extraite de journaux professionnels des années 1954-55 in MENDRAS Henri, La fin des paysans, Ed. Babel, 1984, p.299 33. ALARY Eric, L’histoire des paysans français, Ed. Perrin, 2016, p.10 34. Voir le documentaire de Maurion Audrey, Adieu Paysans, 2014 34
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1.2. les effets du système productiviste sur le métier d’agriculteur
« Moi je suis parti de Bretagne en 63, il y avait des basses-cours dans les fermes,
trois ou quatre cochons dans les étables, plusieurs vaches et sous les pommiers. Ce n’est que lorsque je suis arrivé en retraite que j’ai pris conscience que l’agriculture que j’avais connue quand j’étais gamin, elle avait complètement évolué. Quand je rentre à l’intérieur des terres pour aller chercher des piquets de bois pour entourer un champ, j’ai un rendez vous dans une maison toute blanche, un grand bâtiment blanc et je vois des hommes en blanc sortir en scaphandre avec des gants, des bottes blanches, se laver les pieds. Je dis à celui qui m’avait convoqué « Qu’est ce qu’il se passe ? c’est une station expérimentale ? - Mais non monsieur, c’est un élevage de dindes reproductrices. » Alors là, le ciel m’est tombé sur la tête.35 »
C’est parce que l’on perçoit bien souvent le travail de la terre comme un métier émancipateur et permettant de rester libre que j’ai fait le choix d’axer cette partie sur plusieurs points questionnant la « débrouillardise » et « l’intelligence collective ». Être agriculteur aujourd’hui est-ce synonyme d’autonomie et d’autodétermination ? Si certains vont vers l’agriculture aujourd’hui, est-ce nécessairement synonyme de la reconquête d’un métier porteur de sens ? Aujourd’hui, un paysan sur deux gagne moins de 350€ par mois36. Mis à l’écart spatialement et socialement, l’agriculteur travaille principalement seul, son métier ne permettant plus de dégager deux salaires comme à la suite de la modernisation. A bout de souffle et dans des impasses financières, certains paysans vont jusqu’au suicide. « Selon tout à la fois les “modernistes” et les marxistes, les paysans sont devenus soit des entrepreneurs, soit des prolétaires ». (Van Der Ploeg, 201437) Les normes et l’appareil administratif aggravent souvent les situations d’impasses mais rappelonsle, la « sélection économique des agriculteurs » (Brunier, 2016) a lieu depuis les années 1950. Si, au départ, les plus petites fermes étaient visées, c’est aujourd’hui celles qui ne parviennent plus à s’agrandir et répondre aux normes toujours plus imposantes qui sombrent. C’est par le rapprochement des stratégies politiques et des réactions du milieu agricole que se structure cette seconde partie. Sous un angle historique elle permet de comprendre comment la mise en place d’outils administratifs, techniques et normatifs a engendré la crise d’une partie de l’agriculture aujourd’hui. 35. Journal breton – saison 2 (6/10) : «La fabrique du silence : les citoyens», émission Les pieds du terre, 12 décembre 2017, France Culture 36. Barrier Marie-France, Le Champ des possibles, diffusé le mercredi 20 décembre à 20h55 sur France 5. 37. COURLEUX Frédéric, « note de lecture du livre de VAN DER PLOEG Jan Douwe, Les paysans du XXIè siècle : mouvement de repaysanisation dans l’Europe d’aujourd’hui », Economie rurale, 351, janv.fev. 2016 37
sĂŠrie Dystopia, Alexa Brunet, 2015
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1.1.2. LA LIBERTÉ, CONDITION DISPARUE DU PAYSAN ALIÉNÉ ?
« (…) toutes les théories globalisantes en sociologie rurale reposent (elles ne font pas
que le mentionner) sur un rapport dominant/dominé où le monde rural apparaît privé de pouvoir sur lui-même.38»
Il est assez communément admis que « ‘’Ne pas obéir à un patron’’ ou ‘’ne pas avoir toujours quelqu’un sur son dos’’ fait la fierté des agriculteurs qui assimilent volontiers l’ouvrier d’usine au domestique agricole » (Mendras, 1984 : 247). Michel Robert, a contrario des propos mystificateurs actuels, dépeint « le monde rural » et l’agriculture comme une entité qui a toujours été dominée soit par la nature, soit par une « instance économique supérieure » ; la première dictant les récoltes et les rendements, la seconde vérifiant l’achat comme la vente des produits. Essayons donc de comprendre comment et pourquoi la notion d’autonomie, faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement39, (liée d’abord à l’autarcie du modèle de société paysanne) est-elle toujours revendiquée aujourd’hui ?
a. Un brève histoire de dépendance Avant qu’existe les communautés paysannes (familiales et agricoles), les serfs travaillaient pour les seigneurs. Ces derniers recevaient les droits de succession des paysans sans descendance empêchant ainsi aux serfs d’hériter les uns des autres. C’était le droit de main morte. Pour résister à ce droit, les paysans de différentes familles décidèrent de se regrouper en communautés et exigèrent que les terres reviennent à celles-ci. Les seigneurs, pour garder une certaine dignité, exigèrent qu’ils vivent « au même pot et au même feu », le pot et le feu c’est-à-dire la cuisine «était à tout le monde et personne ne possédait rien.40 » Ces communautés qui devaient quand même travailler pour vivre étaient encadrées par un maître répartissant le travail des hommes et une maîtresse s’occupait des enfants et distribuait le travail à faire aux femmes. Le soir, lors des veillées, on s’occupait des travaux pour la communauté : confection de sabots, d’huile, de tissus. Chaque personne avait sa spécialité et les enfants aussi aidaient. C’est la communauté qui importait car elle permettait l’autonomie face au seigneurs et « l’autarcie assurait au paysan une indépendance admirable à l’égard des puissants » (Mendras, 1984 : 164). 38. ROBERT Michel, Que sais-je ? Sociologie rurale, Presses Universitaires de France, 1986, p.39 39. http://www.cnrtl.fr/definition/autonomie 40. DUSSOURD Henriette (historienne) dans le documentaire Paysans d’autrefois, les communautés familiales et agricoles réalisé par BARJOL Jean-Michel 39
Mais les bouleversements du XIXème siècle ont mené à la dissolution de ces communautés. Pour cause, les idées individualistes du XVIIIème siècle et l’arrivée du code civil qui promulguait « nul n’est tenu de rester dans l’indivision ». Ceci a mené « au grand partage » à partir de 1842. Mais qu’en est-il ensuite ? En faisant un bon dans le temps pour revenir à la période étudiée (1945-2017), on observe que dès 1946 est mis en place le Plan Monnet qui vise, en quatre ans, à augmenter la capacité de production et productivité par la modernisation (construction de canaux pour étendre les terres cultivables). Le plan Marshall l’assoit (1947) en aidant la France à se reconstruire et arrivent par dizaines des tracteurs américains. La modernisation de l’agriculture finit donc par s’imposer dans de nombreuses exploitations, et plus largement dans les campagnes françaises où l’église possède une place importante. Les avancées techniques libèrent le paysan du dur labeur des champs, mais l’agriculteur équipé mécaniquement est-il pour autant plus libre ?
b. Dans l’après-guerre, le rôle de la jeunesse agricole catholique (JAC) Ce mouvement émancipateur pour une part de la population rurale est considérée comme une menace de déchristianisation pour l’église qui le rejoint donc pour mieux le « contrôler ». Elle mise sur la JAC (jeunesse agricole catholique) qui devient un acteur majeur de la réorganisation du monde rural. Elle parvient à revaloriser le métier d’agriculteur en érigeant un type de « paysan modèle » capable de contribuer à l’approvisionnement alimentaire du pays et de moderniser l’agriculture. D’après Henri Mendras, c’est poussée par l’église à panser les « campagnes malades » et par une avidité à « construire eux-mêmes leur avenir41» (tout en étant aidé par l’État) que la jeunesse catholique parvient à réaliser l’auto-promotion des payans. La JAC contribue à défaire le mythe de la paysannerie et à se détacher de la figure patriarcale qui soumet femmes et enfants à la tenue de la ferme. Dans la « France rurale progressive42 », celle où les JAC sont les plus actives, l’amélioration des revenus et des rendements des agriculteurs est considérable. Un réseau de centres, de coopératives et de groupements d’agriculteurs favorise une dynamique de travail collectif en faveur de la modernité. Tant les moyens humains que matériels sont abondants pour permettre la modernisation des exploitations. L’adaptation ne peut pas donc se faire isolément mais en groupe. Henri Mendras parle alors du «développement de l’agriculture de groupe» (Mendras, 1984). Des organismes de crédit et de 41. MENDRAS Henri, La fin des paysans, Ed. Babel, 1984, p.306 42. HOUSSEL Jean-Pierre, « Des débuts de la révolution fourragère dans le lyonnais à la modernisation en petite culture », Géocarrefour, vol. 81/4, 2006 40
mutualité (crédit agricole, CUMA) sont créés permettant de diminuer les coûts et des coopératives d’achat, de maîtriser les ventes. La JAC s’entoure d’agronomes qualifiés dans les CETA (centres d’étude technique agricole), réunissent exploitants d’un même canton et technicien ; le but étant de faire parvenir dans les campagnes un souffle de modernité par la technique. C’est lorsque le paysan est « porté par son groupe », qu’il a le sentiment de ne pas faire isolément quelque chose que le « mécanisme de changement » opère43 . Peut-on alors considérer que c’est l’effet de groupe qui confond l’agriculteur dans l’illusion d’être libre ?
« La coopération est encore à l’époque la solution défendue pour freiner les ardeurs
capitalistes et rester maître de son destin.44 »
La structuration est telle que les JA sont représentés à l’échelle étatique dans les CNJA (cercle national des jeunes agriculteurs) qui élaborent une politique dite « des structures ». Elles aboutissent en 1960 à la Loi d’orientation et à la Loi complémentaire en 1962. Ces lois mettent en place des mesures pour « inciter les plus âgés à cesser leur activité (indemnité viagère de départ), pour encadrer la recomposition foncière des exploitations via la SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’équipement rural)45». Elles facilitent également l’accroissement en surface des exploitations des jeunes en facilitant l’investissement (opportunités de prêts bonifiés via le Crédit agricole) (Gavignaud-Fontaine, 1996). La mise en place de ces cadres légaux illustre une volonté de préserver l’agriculture tout en favorisant sa modernisation et son renouvellement. Le remembrement ajouté à la mécanisation, à la sélection génétique et à l’utilisation de produits phytosanitaires induisent une augmentation considérable des rendements et libèrent le travail de l’homme, physiquement éreintant. Elle permet donc l’affranchissement de la nature et de ses caprices.
c. La construction du couple industrie-État
« Ces questions de « l’oubli », par l’appareil d’État, des grandes cultures paysannes en
France et la violence liée aux politiques de vulgarisation et d’incitation économique, recouvrent, dans leur apparente banalité, une interrogation sur les formes de violence de l’appareil d’état d’une société démocratique.46 »
43. MENDRAS Henri, La fin des paysans, Ed. Babel, 1984, p.65 44. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p.65 45. BRUNIER Sylvain, « Des intermédiaires sur mesure : les conseillers agricoles ont-ils été des modernisateurs (1945-années 70) ? », Varia, Vol. 5, n°3, juil.-sep. 2016, p. 71 46. SALMONA Michèle, Les paysans Français, Ed. L’Harmattan, 1994, p.21 41
Si Mendras et Houssel s’axent sur l’importance des JAC, Sylvain Brunier part du prisme du conseiller agricole mis en avant par « l’appareil d’encadrement de l’agriculture » (Robert, 1986 : 58). A la fin de la guerre et dès le début des années 1950, les « nouvelles élites agricoles » (Brunier, 2016) en lien avec l’état décident de mettre en place des « intermédiaires de terrain » pour inciter les paysans à changer leur mode de production en investissant dans de nouveaux moyens de production. On parle alors de « vulgarisation agricole ». L’Association pour l’encouragement à la productivité agricole (AEPA) et l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) représentent à la fois des commerciaux des industriels producteurs d’engrais et des grands exploitants céréaliers. Ils octroient des aides financières pour mettre en place des « agents techniques au contact permanent des agriculteurs connaissant bien la pratique et capable d’inspirer confiance aux exploitants47 ». Cette incitation impacte sur la « sélection économique des exploitations agricoles » tout en invitant les agriculteurs à faire leur propre promotion sociale (Brunier, 2016). Les actions de la JAC, décrite précédemment, illustre parfaitement cette auto promotion sociale. La jeunesse est plus ouverte à la technique et n’a pas encore d’impératifs familiaux nécessitant de mesurer les choix faits en connaissant leurs impacts. Cette coproduction d’action industrie-état pour la « vulgarisation » permet aux « élites » de « leur assurer une emprise durable sur le secteur agricole48» mais aussi d’avoir un « pouvoir d’incitation sur les choix individuels » que les paysans opèrent.
Dans les années 1960, l’État met en place les chambres d’agriculture qui proposent des services aux agriculteurs souhaitant se moderniser. Ce n’est sans compter l’apparition du « soutien » aux agriculteurs des organisations économiques (crédit, coopératives, associations spécialisées). Ces services se développent dans différentes formes organisationnelles encadrées par des conseillers (villages témoins de l’AGPB, zones témoins (aidées financièrement par l’État) gérées par les chambres d’agriculture, CETA (centre d’étude technique et agricole) lancées par des grands exploitants, etc.). Chaque groupement reproduit le même répertoire d’actions : visites individuelles et réunions permettent de mettre au point des essais et d’en comparer les résultats ; les voyages d’études sont l’occasion de constater de visu l’intérêt d’une innovation technique ; les démonstrations visent à familiariser les agriculteurs avec une nouvelle variété végétale, une nouvelle machine ou une 47. Hallé, P., « L’action technique des associations spécialisées », Chambres d’agriculture, 9, octobre décembre, 1951, p. 11. in BRUNIER Sylvain, « Des intermédiaires sur mesure : les conseillers agricoles ont-ils été des modernisateurs (1945-années 70) ? », Varia, Vol. 5, n°3, juil.-sep. 2016, p.63 48. BRUNIER Sylvain, « Des intermédiaires sur mesure : les conseillers agricoles ont-ils été des modernisateurs (1945-années 70) ? », Varia, Vol. 5, n°3, juil.-sep. 2016, p. 59 42
nouvelle méthode de travail. Les conseillers-techniciens sont pour la plupart fils d’agriculteurs. Ainsi, c’est toute une organisation construite par et autour des agriculteurs. Ces organisations, de par leur ancrage, permettent à la partie du monde agricole en voie de modernisation de « se constituer comme un groupe professionnel homogène » (Brunier, 2016) La connaissance du territoire et des problématiques agricoles est essentielle pour la crédibilité et l’acceptation de la figure du conseiller. Son dévouement auprès des agriculteurs mais aussi son lien aux institutions d’encadrements (administrations, banques, mutuelles, coopératives, collectivités locales) est primordiale (Brunier, 2016).
La modernisation des exploitations induira des changements dans l’organisation du travail de conseil : spécialisation par type de production, place croissante de la gestion, bureaucratisation de l’encadrement des agriculteurs (Brunier, 2016). Le modèle de l’exploitation familiale a complètement disparu dans ces exploitations modernes qui n’ont plus de main d’œuvre familiale, des investissements très lourds à destination d’une technique toujours plus complexe (Rémy, 2013; Salmona, 1994). « L’agriculture devient une activité secondaire dans la mesure où elle s’appuie sur un haut niveau de consommation de facteurs de production exogènes. Elle constitue dès lors un débouché essentiel pour les secteurs de l’industrie situés en amont : la chimie (engrais et pesticides), la mécanique et, désormais, la génétique (pour les semences, les plants et les animaux).49 »
Des agents commerciaux, salariés des industries combinent démonstrations techniques et démarchages (Jas, 2001). Les industries agro-alimentaires auparavant peu concentrées finissent par connaître un développement exceptionnel en France et constituent des puissances économiques considérables. Les « élites modernisatrices » possèdent tout : groupements techniques locaux, droit de regard sur la transmission du foncier, coopératives de production, de vente ou d’utilisation du matériel en commun. Elles contribuent activement à l’installation et au façonnement du modèle dominant de développement agricole. Les agriculteurs quant à eux, maintenant seuls à travailler dans leur ferme, ne peuvent plus échapper à cette « chaîne de dépendance » (Ogor, 2017) qui commence par les prêts à la banque. « Depuis toujours, ni on sème la terre, ni on ne l’endette, s’endetter c’est confesser sa misère et se rendre dépendant des banquiers. » Mais « Le progrès n’a pas de souvenir » (Maurion, 2014) et la logique paysanne laisse place à la rationalité économique. Le risque étant, si on choisit de ne plus accepter le modèle, d’être totalement dépossédé de son cheptel, de ses terres, ou même de son compte en banque. 49. Calame Matthieu. « L’agroécologie envoie paître l’industrie », Revue Projet, vol. 332, n°1, 2013, pp. 50-57. 43
Montage photographique, L’agriculture productiviste, 2017
44
1.2.2. LA DÉPOSSESSION DU SENS DU TRAVAIL
La campagne est devenue une grande usine. Les agriculteurs ont besoin de toujours plus de machines, toujours plus de surfaces, toujours plus de têtes de bétail pour être plus rentables. C’est une véritable course à la productivité qui mène les plus fragiles à des situations inextricables.
a. Production intensive, quand le système productiviste s’invite dans les fermes
Dans le fonctionnement d’avant-guerre, « Produire d’abord pour se nourrir, tel est le fondement de l’exploitation familiale.50 » Le travail de polyculture-élevage n’a pas de prix mesurable, il n’a pas de « valeur d’échange » (Robert, 1986). L’entraide ou l’appui des enfants lors des périodes d’intensification des productions converge vers un tout bénéfique à l’exploitation. Chaque produit est transformé à la ferme : la farine de blé sert à faire le pain, une à deux vaches produisent le lait pour faire les fromages et les crèmes, quelques cèpes de vigne permettent d’avoir du vin de table, et les fruits dont la pomme, les jus. Les céréales (le maïs par exemple) qui ne servent pas à une consommation directe sont données aux animaux dont s’occupe généralement la femme. Comme nous l’avons déjà dit, c’est la terre, l’exploitation et l’habitat qu’il est nécessaire de considérer et d’entretenir. L’exploitation de type familial vise à être transmise. Le travail de la terre mais aussi le soin qui lui est apporté est donc d’une grande importance. Pour cela, on ne fait pas de frais financiers hasardeux qui ne sont pas sûrs d’être récompensés. La récolte dépend avant-tout du climat mais le lisier (engrais naturel) ou les semences sont une partie qu’on « rend à la terre » (Mendras, 1984 : 185) sur ce qu’elle a produit. Les heures passées à la culture ne se comptent pas mais comme l’explique Henri Mendras, «les règles de travail en usine ou au bureau ont un caractère de contingence que n’a pas le travail agricole (...). »
Au début des années 1960, le ferme en polyculture-élevage est petit à petit abandonnée au profit de la monoculture productiviste. L’insertion de la technique qui permet cette mutation bouleverse les rapports sociaux et l’économie de l’exploitation. Les techniciens qui la promeuvent dont nous venons de parler, formés par l’institut agronomique ou par les écoles d’agriculture, amènent une dépendance considérable à leur expertise technique.
« Il (le paysan) n’est plus son maître et il a besoin en permanence d’un maître pour
l’instruire. » (Mendras, 1984 : 163)
50. ROBERT Michel, Que sais-je ? Sociologie rurale, Presses Universitaires de France, 1986, p.32 45
Pour se faire, l’INRA (institut National de Recherche agronomique) est créé et répond au changement de pratique de l’agriculture. Les organismes de développement agricole, de groupes locaux de vulgarisation aux instituts techniques nationaux, contribuent par leur pratique à renforcer le rôle des modèles de production dominants. Cette « tutelle technique imposée par le progrès » (Mendras, 1984 : 163) est un nouvel événement lors duquel le paysan retrouve un statut d’apprenti. Ceci a une importance psychologique non négligeable pour la construction du travailleur car « son apprentissage, qu’il croyait fini, devient perpétuel. » (Mendras, 1984 : 164). Le paysan est alors humilié quand il se voit « prescrire par des technocrates les « bonnes pratiques agricoles » » (Ogor, 2017). Au delà des problématiques psychologique et sociologique que cela pose, la modernisation de l’agriculture a un impact important sur la gestion de l’exploitation. Si le paysan assurait un travail nourricier, l’agriculteur s’engage dans une économie bien plus large.
Yannick Ogor, dans le livre Paysan Impossible, récit de luttes, explicite cette démarche aliénante. Il s’appuie sur le film Cochon qui s’en dédit, réalisé à la fin des années 70 par Jean-Louis Le Tacon, suite à l’implantation d’élevage hors sol de cochons et de volailles à proximité de villes bretonnes bien desservies en transports.
« Les gestes de l’éleveur ne traduisent jamais une attention portée aux animaux mais
suivent scrupuleusement une procédure dont on devine qu’elle a été fixée en amont par des équipes de techniciens et de chercheurs. (…) Son seul objectif est la production de viande. »
Ceci s’explique par la demande croissante en production, qu’elle soit animale ou céréalière. L’industrie agroalimentaire, qui permet et favorise cela, n’hésite pas à provoquer demandes et besoins. La nourriture du cochon « calculée scientifiquement, est livrée par la firme industrielle » qui rachètera le produit à la fin de son élevage. Le modèle du « maïs-soja » comme nouvelle base de l’alimentation des bovins finit également par s’imposer. Dans beaucoup d’exploitations, la vache, pourtant animal herbivore, ne va plus dans les prés. Les races les plus productives sont sélectionnées et la grande diversité des races animales est oubliée. Pour exemple, aujourd’hui, 70% du cheptel bovin laitier est constitué de la race ‘Prim’Hostein’. Quant à l’industrie chimique, elle vend engrais et semences céréalières pour améliorer les récoltes et réduire les pertes.
« Ce que la science a créé, c’est une image et un modèle d’agriculteur entrepreneur, un
modèle qui définit ce que doivent être l’agriculteur, ses pratiques et les relations qu’il entretient.51 »
51. COURLEUX Frédéric, « note de lecture du livre de VAN DER PLOEG Jan Douwe, Les paysans du XXIè siècle : mouvement de repaysanisation dans l’Europe d’aujourd’hui » , Economie rurale, 351, janv.fev. 2016 46
Le syndicat des paysans travailleurs (aujourd’hui représenté par la Confédération Paysanne), luttant contre ce modèle depuis une quarantaine d’années, caractérise ce processus par le terme « d’intégration ». Les « firmes intégratrices » proposent des contrats d’un an, écrits ou verbaux, aux petits agriculteurs qui cherchent un revenu complémentaire. L’éleveur est dépossédé de son travail : aliments nécessaire à l’élevage, séquençage et conduite de l’engraissement sont imposés.
« Ils (les porcs) reçoivent une nourriture spécifique pendant une période fixée
scientifiquement qui leur assure un « gain moyen quotidien » (GQM)52 ».
La firme vend et propose même parfois des crédits qui lient pour plusieurs années entreprise et agriculteur. C’est notamment lors des investissements nécessaires à la production (aménagement, construction, équipement) que la banque de la firme prête les capitaux (Lambert, 1970).
Georges Rouquier a tenté de capturer ces mutations rapides dans deux films Farrebique en 1946 et Biquefarre en 1984. Trente-huit ans après le premier film, l’environnement s’est transformé. Les bâtiments de la ferme de Farrebique ont été abandonnés pour que l’aîné construise une « maison moderne, une unité laitière et un élevage en batterie.» Il ne travaille pas moins dur que son père mais utilise mécanique, engrais et nourriture industrielle pour son cheptel. Il ne redoute plus la pluie mais que les cours s’effondrent et n’est plus maître chez lui comme l’était son père.
De façon générale, même si le temps de travail est divisé par quatre certains travailleurs témoignent « plus on en fait, plus il faut en faire, l’argent ne rentre pas quand même.53 » En effet, il arrive alors souvent que le kilo de porc, par exemple, n’est pas acheté par la firme à son prix de revient parce qu’elle s’aligne aux prix du marché, aujourd’hui mondiaux. Si la production est trop chère, c’est donc qu’elle n’est pas assez conséquente et ni les prix des intrants, ni ceux des productions, ni le volume de ces dernières ne sont maîtrisés par les agriculteurs français. Dans ce cas, il faut investir dans du matériel ou des produits chimiques et ainsi, s’endetter auprès du Crédit Agricole ou davantage auprès des firmes. Comme à l’usine, la division du travail finit par façonner le métier. L’individu « subit une activité et une situation imposée » (Lefebvre, 1972) mais qu’il accepte par besoin de rentabilité. Ainsi, l’agriculteur perd tout contact avec son travail originel en lien avec les cycles naturels de la terre et du vivant. Il n’est plus soumis aux aléas du temps, mais à celui des plannings imposés par l’agroindustrie. Il ne nécessite plus d’un savoir-faire accumulé, ce sont les techniciens qui dictent. 52. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p. 24 53. Voir le documentaire de Maurion Audrey, Adieu Paysans, 2014 47
sĂŠrie Dystopia, Alexa Brunet, 2015
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« Le vivant devient une matière première, un matériau à modeler selon des normes de
rentabilité économique.54 »
L’optimisation de la productivité et l’intensification liées imposent des cadences détachées de tout bien-être, induit des systèmes d’élevage concentrationnaire où les bêtes sont mutilées pour éviter qu’elles s’entre-tuent ou qu’elles se blessent elle-mêmes. Cornes, dents, queues sont ainsi coupées pour éviter tout problème d’hygiène qui interférerait dans la chaîne de production des aliments. La question même de l’animal n’est plus considérée puisqu’il n’est plus qu’un « fond de roulement » (Ogor, 2017) qui permet de produire.
L’éleveur exécute, puisque cela correspond aux normes imposées par les filières agroindustrielles. Les femelles sont soumises à des cycles de gestation sans pause, restant en vie jusqu’à ce qu’elles ne soit plus rentables. Elles sont alors mises « à la casse ». De la même façon, la terre n’est plus mise au repos, on lui impose un rythme de production allant parfois jusqu’à son épuisement total. La première mise à distance avec le matériau du labeur, à travers le remembrement par exemple, est donc accentuée par cette seconde mise à distance de l’Homme avec la terre et l’animal. Moins l’affection et le lien affectif et sentimental sont forts, plus la probabilité de performance et rentabilité sera possible (Ogor, 2017).
« L’humain lui-même n’est qu’un des termes de l’équation économique.55 »
La mise en place de contrats entre éleveurs et filières agro-alimentaires l’illustrent : des pénalités sont imputées aux éleveurs ne respectant pas les exigences de l’industrie alors que l’éleveur n’a aucun moyen de vérifier la qualité de l’approvisionnement alimentaire des firmes. Certains d’entre eux cumulent alors des payes négatives, ce qui les noient dans des situations inextricables. Les « exploités » ne font pas le poids face à des groupes internationaux.
« On laissait aux gars la responsabilité des emprunts pour la mise en place de l’appareil
de production, c’est-à-dire les équipements, les bâtiments, et on leur laissait la responsabilité des emprunts pour des poussins, des aliments, des porcelets ou des médicaments, etc. Ce qui était une manière de leur faire prendre la totalité des responsabilités des pertes en cas de pépin dans l’élevage. C’est en fait comme cela qu’on supprime le droit de grève chez les paysans, c’est évident. Si moi, actuellement, j’arrête de faire des poulets, je perds 18 millions. Dans mon métier, la grève est hors de prix.56 » 54. DELÉAGE Estelle, SABIN Guillaume, « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, Vol. 42, n°4, 2012, pp. 667-676. 55. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p. 25 56. LAMBERT Bernard, BOURQUELOT Françoise, MATHIEU Nicole, Bernard Lambert : un paysan révolutionnaire, ed. Ladyss, collection Strates, 1989 in OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p.52 49
Ceux qui ne veulent pas prendre part à ce bouleversement, parce qu’ils refusent ce nouveau modèle, sont contraints de trouver des alternatives de production et de vente. Les autres s’alignent aux exigences car ils perçoivent des aides qui permettent d’éviter toute crise interne. Ainsi, banque, État et bientôt l’Europe (via la PAC) s’immiscent dans la marche de l’exploitation. L’agriculteur est complètement dépossédé de sa liberté si souvent revendiquée. Ce constat, encore actuel, s’illustre dans le film Qu’est ce qu’on attend ? De Marie-Monique Robin où témoigne un agriculteur qui est conscient de la nécessité de changer de façon de produire, il en émet le souhait, mais il ne sait absolument pas comment faire. Il témoigne le sentiment d’être désarmé et impuissant. La « domination politico-économique » (Robert, 1986 : p.74) du monde agricole a atteint son but. L’agriculture comme art de produire est devenue un métier qui s’adapte à la loi du marché.
b. L’encadrement administratif et normatif ignore le « bon sens paysan »
« (…) entre des agriculteurs administrés et des habitants des cités périphériques en
situation de dépendance vis-à-vis de l’aide sociale, on trouve la « patte » de l’administration. On trouve la volonté aveugle d’avoir voulu faire correspondre une population à une logique bureaucratique. Logique qui s’est révélée être systématiquement créatrice de conditions d’existence intenables. Puis, de mesures inadaptées en solutions inefficaces – et méprisantes -, on fabrique des situations humainement invivables mais qui restent sous contrôle...57 »
« Dans les travaux et les jours, Hésiode unit l’agriculture au développement de qualités mentales essentielles : observer les saisons, ne pas ménager sa peine, être patient, attentif et prudent, comme Déméter et ses filles.58 » Est-ce donc cette capacité d’adaptation, « processus par lequel un être s’adapte naturellement à de nouvelles conditions d’existence59 », en lien potentiel avec la « débrouillardise » qui fait qu’on considère toujours le paysan comme un homme de « bon sens » ? N’est-ce pas toujours un mythe illusoire que de croire que l’agriculteur aujourd’hui développe toujours ces facultés liées au bon sens de sa pratique quotidienne ?
« L’État fixe le cadre dans lequel les vies quotidiennes s’administrent.60 »
La société, de façon générale, est de plus en plus organisée et bureaucratique, ce qui détruit toujours plus le rapport sensé aux éléments. L’agriculture est bien loin d’y échapper. Les données 57. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.233 58. ZASK Joëlle, La démocratie aux champs, Du jardin d’Eden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, Les empêcheurs de penser en rond, éditions La Découverte, 2016, p.18 59. http://www.cnrtl.fr/definition/adaptation 60. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.232 50
quantifiables, les règles à respecter dépossèdent l’agriculteur de son métier et annule le rapport sensible pourtant structurant des pratiques d’antan. Tout se doit d’être maîtrisé, paramétré et contrôlé dans l’idéal à distance et rapidement. Si l’agriculteur ou l’éleveur se refuse à ce mode de fonctionnement, c’est le respect des normes permettant entre autre de toucher les subventions qui l’obligent à se moderniser. Les conditions pour bénéficier des aides publiques encourageant l’installation et la modernisation des exploitations, prolongées par les normes imposées par la CEE (Communauté Economique Européenne) dans les années 70 contribuent à la popularité du modèle dominant liée aux industries agro-alimentaires. Pourtant, la modernisation des exploitations (et l’intensification des productions qui en découle) induit une surproduction qui ne correspond pas à la demande qui croit moins vite. L’État finit par se positionner pour une « politique sociale61» pour donner un revenu minimal aux agriculteurs mais elle impacte sur les structures : les petites exploitations ne peuvent plus suivre le rythme de la concurrence. Dans les années 1970, la surproduction, de lait notamment, permet la création de nouvelles filières industrielles. L’élevage de veaux en batterie permet « d’absorber et de valoriser les excédents de lait sous forme de poudre.62 » Sous cette forme, le lait peut s’exporter et se conserver plus facilement. Dans les années 80, c’est la mise en place de quotas laitiers qui structure la filière laitière imposant aux producteurs des quantités limites à ne pas dépasser. Au début des années 90, la mise en place de la PAC à l’échelle de l’Union Européenne induit la mise en place de « récompenses » qui constituent aujourd’hui l’intégralité (ou presque) des revenues de l’agriculteur. Ceci lui garanti un « salaire » fixe et une moindre dépendance aux acheteurs à condition que le type d’agriculture qu’il pratique, et que le nombre d’hectares qu’il possède correspondent aux critères PAC. Ces primes, en complément de celles données par le département, la région ou l’État (selon les politiques adoptées) ne vont que dans le sens de l’aide à l’investissement correspondant aux contraintes réglementaires mises en place (qu’elles soient sanitaires, écologiques, ou liées au « bien-être » animal). Ainsi, ce qui ne peuvent investir ou contracter de nouveaux crédits pour répondre aux normes sont éliminés. Quelque soit la taille de l’exploitation et le type d’élevage, agriculteurs et éleveurs doivent répondre à des contraintes liées à une agriculture productiviste. Lors des récentes crises sanitaires, il en a été de même : une grande partie des animaux, même ceux non touchés, ont été éliminés pour éviter la propagation éventuelle de l’épidémie. Le scandale sanitaire induit a trouvé, pour réponse, la mise en place de nouvelles normes toujours plus drastiques. Pourquoi ne pas avoir reconsidérer la source même du problème ? On sait pourtant que, dans le cas de la grippe aviaire (années 2000) 61. ROBERT Michel, Que sais-je ? Sociologie rurale, Presses Universitaires de France, 1986, p.47 62. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p. 25 51
par exemple, c’est la concentration trop importante des animaux qui développe les épidémies. Mais remettre en cause ce type d’élevage, c’est remettre en cause le modèle productiviste, et donc revenir sur le modèle dominant mis en place par l’État et par les industries agro-alimentaires. Yannick Ogor (2017) caractérise ce fonctionnement de « gestion par les risques et par les crises » c’est-à-dire qu’on normalise et encadre la profession en réponse aux événements liés aux crises, épidémies et risques induits. Ceci impacte sur la dépossession toujours plus importante de l’agriculteur ou l’éleveur du bon sens de sa pratique. L’exemple de l’abattage illustre le même processus : l’éleveur a perdu sa liberté de tuer lui-même ses bêtes sur place, même lorsque la taille de son exploitation est petite. Les normes ainsi créées induisent que tous finissent par faire de l’agriculture ou de l’élevage industriels ou bien ils finissent découragés et s’ils sont seuls se retrouvent dans des impasses inextricables63. Le nombre de suicides d’agriculteurs recensé l’atteste. L’acte désespéré de Jérôme Laronze, éleveur bovin de 37 ans, tué par deux gendarmes à Sailly, en Saône-et-Loire, le samedi 20 mai 2017 en est une autre illustration. L’agriculteur était recherché par les forces de l’ordre depuis le 11 mai. Ce jour-là, un contrôle vétérinaire avait eu lieu sur son exploitation et le paysan avait foncé avec son tracteur sur les gendarmes qui accompagnaient les inspecteurs des services sanitaires.64 Le voisin de celui-ci lui aussi agriculteur témoigne au journaliste :
«Je le connaissais depuis tout jeune. C’était un garçon très intelligent, un fort
tempérament qui avait du mal à se faire aux règlements. Et au fond, il n’avait pas tout à fait tort. On est submergé par l’administration contre qui il avait une dent. Mais on n’a pas le choix. Ce sont les contraintes de la PAC (Politique agricole commune). Et c’est la DSV (Direction des services vétérinaires) qui doit faire tous ces contrôles. Parfois abusifs65».
63. Voir à ce sujet le documentaire de GINTZBURGER Anne, Les champs de la colère, 2018 64. https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/saone-et-loire/saone-loire-agriculteurtue-gendarmes-ete-touche-trois-balles-1259103.html 65. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/05/22/01016-20170522ARTFIG00036-agriculteur-abattuen-saone-et-loire-deux-gendarmes-en-garde-a-vue.php 52
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1.2.3. Renverser la situation ?
La fin des années 1960 laisse percevoir les prémices de la convulsion du monde paysan : impatience, désespoir, violence s’emparent de la « sagesse » des paysans. Des foyers de contestation s’organisent en Bretagne, dans le Midi et mène à la création de comités autonomes provoquant occupations et barrages. Ce basculement survient principalement des exploitations les plus modestes. Comme l’explique Jean-Pierre Houssel, il s’est développé dans les campagnes «un comportement individualiste et d’assistés66» pourtant, tout le travail mis en place par les JAC (CUMA, CETA, services de remplacements) laissait penser le contraire.
« Les agriculteurs (…) sont menés en bateau... Du moins les petits agriculteurs, car les
autres ont su tirer profit de la colère des petits producteurs pour augmenter leurs bénéfices en jouant du mythe de la solidarité professionnelle dans le secteur agricole ce qui permet depuis des années de masquer les conflits de classe extrêmement violent qui s’y déroulent67. »
Le mécanisme de dépendance économique et l’impact sur le désespoir croissant des agriculteurs accroissent les effets de concurrence entre les agriculteurs. Plutôt que de répartir le travail sur les territoires et revenir à des échelles de production à taille humaine, on s’empresse de racheter les terres du voisin quand il part à la retraite. Toutes les décisions de l’agriculteur sont aujourd’hui orientées pour favoriser le profit des industries tout en donnant l’illusion à la société que ce qui est fait est bon pour le peuple. L’engouement pour le bio illustre le même mécanisme. Combien se « convertissent » pour être mieux rémunérés plutôt que par engagement vrai ? Le contexte de l’agriculture est si difficile que toutes décisions sont prises selon ce qui permettra un instant peut-être de sortir la tête de l’eau.
Pourtant, les effets liés à l’intensification de la production agricole sont connus : pollution des eaux et des sols, érosion, diminution de la biodiversité, etc. En 1982, la ‘diversité des modèles’ avait été reconnue et légitimée lors des États-Généraux du développement Agricole (EGDA), organisés à l’initiative du ministère de l’agriculture (Cordelier, 2008). Des démarches explorant de nouvelles voies contre le « tout intensif » ou prônant la prise en compte du milieu ambiant avaient trouvé des appuis. Alors que le taux de conversion a progressé de 12% en un an (32 000 exploitations fin 2016), Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture sous la présidence de François Hollande, a lancé un plan 66. HOUSSEL Jean-Pierre, « Des débuts de la révolution fourragère dans le lyonnais à la modernisation en petite culture », Géocarrefour, vol. 81/4, 2006 67. B. Jaumont, D. Lenègre, M. Rocard, Le marché commun contre l’Europe, Point Seuil, 1973, p.66 passim, cité par Jessenne Jean-Pierre, Les campagnes françaises, entre mythe et histoire (XVIIIèmeXXIème siècles), Ed. Armand Colin, 2006, p.12 55
« Ambition bio 2017 » pour « donner une nouvelle impulsion au développement et à la structuration de la filière. » Communication politique ou engagement écologique ? Les promesses précédentes mises en place par la PAC n’ont toujours pas été tenues : « 80% des fermes bio n’ont pas reçu toutes les aides à la conversion et au maintien qui leurs sont dues68». Mais aujourd’hui, ces primes, « directement versées aux producteurs en fonction de leur production » affine la capacité pour l’administration de cogestion des exploitations en connaissant les cas individuels de chacune d’entre elles (Ogor, 2017).
« en 2009, les agriculteurs bretons reçoivent encore 605 millions d’euros d’aides dont
la destination principale est l’agriculture intensive et ceux en dépit des réformes successives de la PAC (Politique Agricole Commune)69 ».
Suite au « verdissement de la PAC » sus-cité, les aides sont attribuées aux exploitations justifiant de critères « environnementaux et sanitaires » qui impliquent une surenchère dans la normalisation de l’agriculture (label, mesure agro-environnementale, cahier des charges bio, contrôle de la qualité du lait, génotype des mâles reproducteurs, traçabilité, étiquetage, etc.). L’agriculteur finit par être à son tour un simple « gestionnaire » d’espaces, d’animaux, de paysages qui garantit « l’équilibre des écosystèmes » et qui justifie des « dispositifs de gestion de pâturage » (Ogor, 2017). Les investissements conséquents sont un bénéfice pour les banques et les fabricants de matériels qui induisent l’endettement toujours plus conséquent de l’agriculteur.
« [sur la reprise d’une ferme] L’administration nous avait envoyés pour négocier le prix
d’achat, car c’était à leur yeux, la seule variable d’ajustement [pour faire baisser les frais induits par la mise en conformité]. (…) Leur colère (des cédants) ne se tourna pas contre nous, ils étaient trop intelligents pour cela. Ils connaissaient la violence d’une bureaucratie qu’ils avaient eux-mêmes vu grandir parallèlement à leur carrière. Ils virent que ce dernier beau geste bureaucratique avant qu’ils ne quittent à jamais le monde agricole, celui d’empêcher la transmission de leur ferme, était à l’image de tout ce qu’ils avaient vécu ces quarante dernières années à son contact : une insulte à leur intelligence, du mépris pour leur travail. Et ils finirent par vendre à un Anglais éleveur de chevaux, sans transmettre.70 »
Les dernières grandes crises, porcines, céréalières ou laitières illustrent la « guerre économique » que provoque le marché mondial basé sur le profit. Les agriculteurs qui souhaitent s’installer ne sont pas épargnés, prenant la suite de ceux qui ont subi une sélection drastique suite 68. Citations et données du paragraphe issues de l’article issu du journal Le Monde, 22 mars 2017, Agriculteurs convertis au bio : « Je sais que je n’empoisonne personne, c’est très bien pour ma conscience. », LAMOTHE Jérémie 69. DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 70. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.43 56
aux faillites. Le mode de fonctionnement sectoriel de l’agriculture inhibant tout le bon sens de la pratique, va t-il définitivement impacter sur la pérennité d’une agriculture qui ne peut se passer de l’autre ? D’après les témoignages d’agriculteurs dans les documentaires Qu’est ce qu’on attend ? De Marie-Monique Robin ou encore Le champ des possibles de Marie-France Barrier, ce n’est pas la pratique « conventionnelle » de l’agriculture qui permet de garder un lien tangible avec son métier. Beaucoup expriment un manque de savoir-faire, le sentiment d’avoir pris une voie sans issue. La « paysannerie » pourrait-elle donc connaître une nouvelle définition ?
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PARTIE 2 LA rĂŠappropriation des sAvoir et savoir-faire paysans dans les alternatives
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Photographie personnelle, Duerne, mai 2018
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2.1. DES alternatives collectives et liées au vivant
« Le motif de l’indépendance économique et sociale du paysan s’adosse à l’examen de
ce que doit le caractère du paysan à la résistance que lui oppose la terre qu’il cultive71 ».
En contre-point de la première partie faisant un constat alarmant du monde agricole (appauvrissement des paysans, perte d’autonomie, dépossession du travail, des outils de production…), cette deuxième partie traite des alternatives au modèle productiviste développées autour de « l’agriculture paysanne », autre modèle d’agriculture (voir encadré page suivante). Elle s’appuie sur le stage recherche effectué au laboratoire de recherche Laure-EVS de l’école d’architecture de Lyon qui portait sur le recensement d’alternatives agricoles dans les Monts du Lyonnais, par le biais d’entretiens, de participations à des événements locaux et de bénévolat au sein du groupe local lyonnais de l’association Terre de Liens (qui préserve les terres agricoles en achetant, via de l’épargne citoyenne, des fermes pour y installer de jeunes agriculteurs). Les rencontres faites dans le cadre de cette recherche ont été l’illustration d’expérimentations dans le domaine de l’agriculture dans le but de construire une double résistance au système agro-industriel: elles apportent des réponses plus écologiques aux pratiques dominantes ; elles s’inscrivent dans un mouvement de ré-autonomisation économique et sociale du métier. Cette quête d’autonomie est possible par la mise en place d’actions individuelles et collectives de la part de paysans, citoyens, élus, ou réseaux associatifs. En s’appuyant sur le travail de la sociologue Michèle Salmona, nous allons mettre en lumière la pertinence de ses recherches qui ont aujourd’hui une résonance particulière dans les alternatives en agriculture. L’encadrement des pratiques des agriculteurs par des techniciens spécialisés est écarté pour retrouver du « bon sens » et une capacité d’adaptation face au vivant.
71. ZASK Joëlle, La démocratie aux champs, Du jardin d’Eden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, Les empêcheurs de penser en rond, éditions La Découverte, 2016, p. 49 63
Qu’est-ce exactement que « l’agriculture paysanne » ? « L’agriculture paysanne a été déposée comme marque par la Fadear (Fédération des associations le Développement de l’Emploi Agricole et Rural), non pour être utilisée comme argument commercial mais au contraire pour être protégée de détournements à intention lucrative. » Sa charte éditée en 1998 définit des « orientations agricoles permettant à des paysans nombreux de vivre de leur travail de façon durable. » Six thèmes renvoient à des principes qui constituent le cadre de ce type d’agriculture à savoir : - l’autonomie (dans une logique de complémentarité, avec les autres acteurs locaux, valoriser au maximum les ressources humaines, techniques et financières présentes localement), - la répartition (des volumes de production, des terres, des ressources) entre les agriculteurs - le travail avec la nature (son respect et le maintien de la biodiversité animale et végétale), - la transmissibilité des fermes, - la qualité des produits (passant par la transparence dans les actes d’achat, de production, de transformation et de vente), - le développement local et la dynamique territoriale72.
72. http://www.agriculturepaysanne.org/la-charte-de-l-agriculture-paysanne 64
2.1.1. L’agriculture, une relation au vivant riche de connaissances expérientielles : l’apport de Michèle Salmona
« Le paysan s’adapte à l’ordre des saisons, au climat, aux sols et aux récoltes, comme
le voilier se plie au souffle du vent73 ».
Comme nous l’avons déjà expliqué dans la première partie, la perte des savoirs et savoirfaire est due à la « vulgarisation » agricole suivie de la modernisation des exploitations. Les structures d’encadrement agricole ainsi que les agents techniques ancrés sur les territoire ont favorisé une pratique axée sur la rationalité plutôt que sur l’intuition et l’émotion pourtant « si présentes dans le travail de la matière, la nature et le vivant en général74 ». Ils font donc « perdre sens à la pensée de l’action » (Salmona, 2010) ce qui rend les agriculteurs d’autant plus dépendants de la technique en cas de risques ou d’aléas.
Michèle Salmona est une sociologue qui, depuis les années 1960, a consacré ses recherches à la condition des paysans en France : leur qualification professionnelle, leur formation, la transmission de leurs savoirs et de leurs modes de vie. Elle a remis en avant les termes grecs de « Mètis » et de « Kairos », empruntés à Jean-Pierre Vernand, historien et anthropologue français, spécialiste de la Grèce antique. Ceux-ci, semblent retranscrire ce qu’elle a pu observer et analyser après plusieurs années auprès des paysans: leurs actions du quotidien, en lien avec la nature et le vivant, leur permettent de prendre des décisions au moment opportun (le Kairos), relevant ainsi d’une «intelligence pratique» (la Mètis) liée à l’accumulation des expériences. La « conscience du faire », Michèle Salmona l’a étudiée dans toute sa vie avec des paysans (éleveurs, maraîchers). Cette sociologue considère que ces femmes et hommes qui travaillent directement avec la nature parviennent à développer une « science empirique », liée à l’intelligence pratique qui ne peut être complètement maîtrisée par la pensée scientifique. Toutes les pratiques et actions, en lien avec l’animal, les éléments, la nature, le vivant en général, induisent une maîtrise expériencielle de « l’action du quotidien ». Les femmes et notamment les néorurales des années 70, ont eu un rôle important dans la Mètis (intelligence rusée) du métier. Avec les animaux notamment, elles ont développé des méthodes de soin qui s’apparentent à celui que les femmes ont avec leur enfant « elles ne crient pas, évitent les 73. ZASK Joëlle, La démocratie aux champs, Du jardin d’Eden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, Les empêcheurs de penser en rond, éditions La Découverte, 2016, p. 50
74. SALMONA Michèle « Une pensée de l’action avec la nature et le vivant : la Mètis et Jean-Pierre Vernant in Agir en clinique du travail, dir. CLOT Y. et LHUILIER D., ed. Eres, 2010, p. 187
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LA pensée rationnelle
nourrit intuitions
expérience ruse émotions
nourrit
L’INTELLIGENCE DE LA PRATIQUE
«maitrise expérientielle de l’action du quotidien»
Tentative d’illustration du principe de Mètis
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mouvements brusques, les postures qui peuvent les inquiéter75 ». La « culture du sens » initie et développe chez l’éleveur le rapport au corps, aux gestes, au toucher mais aussi induit une certaine façon de parler, d’approcher. En effet, le vivant induit des « aléas » qui ne peuvent pas toujours être maîtrisés et qui nécessitent de « composer » sans pouvoir distinguer la raison de l’action. Pourrait-on parler d’une persistance de la « pensée sauvage » propre à Claude Levi Strauss ? La « pensée sauvage », titre de son livre écrit en 1962 est présente en tout homme tant qu’elle n’a pas été cultivée et domestiquée pour combler les besoins grandissants de l’économie capitaliste. La pensée sauvage, «bricoleuse», science empirique, de l’accumulation des expériences des membres constitutifs de la communauté, s’oppose à la pensée moderne, «ingénieuse», science expérimentale, spéculative et théorique.
2.1.2. Le retour du «bon sens» comme enjeu écologique
« La mise en évidence de la pertinence de ces compétences liées à l’expérience,
en situations problématiques, conforte les résistances paysannes et interpelle les marges du développement.76 »
Avec du recul, on comprend aujourd’hui que les techniques scientifiques ne peuvent abolir le poids du climat et de la nature, l’influence des saisons et le caractère cyclique des travaux agricoles. Cette indépendance face à la terre est d’autant plus remise en cause par le caractère capricieux du climat lié au réchauffement de la planète. Les exceptions climatiques d’autrefois (sécheresse, fortes chaleurs) sont plus fréquentes et les outils artificiels créés pour réduire la charge de travail liée à la nature se révèlent aujourd’hui inefficaces. Ces nouvelles conditions climatiques vont requestionner le rapport de force établi entre nature et homme « actif sans être dominateur, et attentif sans être obéissant » (J. Zask, 2016). Elles vont nécessiter de remettre en avant les capacité de l’homme à «adopter des dispositifs sociaux intelligents qui lui permettent de s’organiser mieux pour répondre aux défis auxquels il est confronté.77 » Même si les prises de conscience sont encore marginales (la France est le premier pays européen 75. SALMONA Michèle, « Des paysannes en France : violences, ruses et résistances », Cahiers du Genre, Vol. 35, n° 2, 2003, pp. 117-140. 76. NICOURT Christian, « Michèle SALMONA, Souffrances et résistances des paysans français, Paris, Éditions L’Harmattan, 1994, 254 p. », Ruralia, 06 | 2000 77. CALAME Mathieu, MOUCHET Christian, « Alimentation et agriculture : une nécessaire gouvernance mondiale.», écologie & politique, n°38, 2009 67
consommateur de pesticides), les jeunes paysans souhaitant développer une agriculture de proximité viennent en appui aux paysans tentant depuis les années 70 de montrer une autre voie. Ils tentent des choses, apprises de façon scolaire ou informelle que les paysans en place n’osent pas faire « On a besoin de la preuve par l’exemple que ça marche. Moi je suis un pure produit technique de la formation agricole. J’y connais rien en bon sens paysan », témoigne un vigneron dans le documentaire Le Champ des possibles. Avec le modèle développé par l’agriculture paysanne, on ne se positionne pas radicalement dans le choix de la mécanisation ou non des structures. On connaît les limites et les risques d’une surmécanisation inutile. Cela permet la réduction des coûts et réintroduit du « bon sens » dans la pratique. Parfois ce « bon sens » se traduit par quelques réappropriations de savoirs passés comme dans l’agriculture raisonnée (la plus proche du modèle productiviste) où on arrête notamment de retourner la terre pour préserver la vie du sol. On réapprend aussi à mieux le connaître plutôt qu’à le détruire pour qu’il aide à produire. Ce choix évite les dépenses inutiles si le cycle naturel et la nature (faune ou flore) peut l’apporter d’elle même. Le ver de terre, par exemple, permet le labour du sol riche en micro-organismes, c’est le pilier du système. En détruisant la vie du sol, on empêche ce travail naturel et pourtant peu coûteux de la terre mais le schéma du conventionnel forme dans un sens qui ne pousse pas l’agriculteur à s’extirper des connaissances techniques de l’agro-industrie. Dans le documentaire Le Champ des possibles, un éleveur, ayant évité de peu la faillite explique qu’à force d’avoir écouté les discours technicistes, il avait oublié que la vache est avant tout un herbivore et que manger exclusivement du maïs ne fait pas partie du cycle naturel de l’animal. Pourtant, l’herbe coûte bien moins cher à produire que ce dernier qui est gourmand en eau et dont l’achat des semences favorise les industries chimiques.
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2.1.3. L’entraide vecteur d’émancipation collective
« J’ai compris que l’équilibre que j’avais respecté en n’élevant pas plus de bêtes que
ce que pouvait nourrir mes prairies, me permettait de produire du lait et une viande de qualité... Sans compter que, finalement, je travaille moins. Ce qui m’a laissé le temps de faire connaître mes techniques et d’en discuter avec des personnes de tous horizons qui ont autant que moi droit au chapitre pour construire l’avenir de l’agriculture.78 »
En France, les vertus émancipatrices de la terre sont défendues par de nombreux groupes engagés dans les pratiques de l’agriculture paysanne, ancrée dans les territoires pour un développement local de l’agriculture. Différents groupes de travail se sont constitués pour trouver les moyens de re-développer une agriculture moins destructrice de l’environnement et qui s’adapte mieux aux spécificités des territoires. Pour cela, ces groupes remettent en cause la séparation entre le spécialiste et le profane, l’idée étant de redevenir « sachant » pour maîtriser la bonne tenue de leur activité. Pour cela, ils s’inscrivent dans une temporalité qui se soustrait de « l’ère de l’accélération globalisée79 » car l’accélération financière et technologique imposent un rythme qui détache l’homme des rythmes de la nature et du vivant. Réacquérir une part d’autonomie passe donc par la reconquête du temps qui permet la possibilité de s’interroger sur le sens politique, social et écologique du métier d’agriculteur. Un fait réduit toutefois la part de dépendance économique au système agricole : la plupart des conjointes d’agriculteurs pratiquent un métier extérieur à l’exploitation. En 1970, elle était 5% seulement à déclarer une profession principale non agricole contre plus de 40% en 1994 pour les conjointes d’exploitants de moins de 35 ans et aujourd’hui elles ont certainement largement dépassé la majorité. La diversification des revenus des ménages induit une moindre dépendance au système appuyé par une recherche effrénée de l’autonomie dans la marche de la ferme.
Dans ce sens, des formes d’organisation et d’accompagnement ont été développées dans les années 1980-1990. En 1982, le CEDAPA (Centre d’Étude pour un Développement Agricole Plus Autonome) élabore des systèmes de production agricole dont le but principal est de maîtriser son développement et requalifier les normes agronomiques par la construction de savoirs croisés issus de la tradition revisitée : transmission intergénérationnelle liée à l’observation et non à la tradition et utilisation des méthodes d’experts spécialisés. 78. DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 79. Voir à ce sujet le documentaire de BORREL Philippe, L’urgence de ralentir, 2014, 84min 69
Photographie personnelle, Plan d’Hotonnes, mai 2017
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Les acteurs sont variés et mobilisent tant des agriculteurs et techniciens que des enseignants, environnementalistes et chercheurs. Ils se dotent de d’outils permettant de partager les savoirs développés au travers de forums et de « cahiers techniques de l’agriculture durable ». Un groupe « d’auto-développement » créé en 1954 est à l’origine du CEDAPA. Il définissait le « progrès technique à partir de trois principes : « la responsabilité de l’agriculteur ; l’initiative à la base ; et, enfin, l’importance du groupe » (Cerf et Lenoir, 1987)80 ». En 1999, l’ASPAARI (Association de Soutien aux Projets et Activités Agricoles et Ruraux Innovants) met en place un mode d’organisation où des personnes ressources sont rattachées à des porteurs de projet. Ceux s’y s’inscrivent dans une volonté de développer des projets « atypiques » : travail de petites parcelles, avec pas ou peu de mécanisation, diversifiée et peu consommatrice d’intrants. Ces projets cherchent à valoriser le lien social par l’intermédiaire de formations et chantiers, et à mutualiser les compétences. La visite de lieux d’activité décloisonne les sphères compartimentées de l’agriculture productiviste et permet de se réinterroger sur des améliorations possibles, qu’elles soit culturelles ou sociales (temps de travail, relation avec les consommateurs, qualité de la vie, etc.)81 L’élaboration de ces savoirs vise toujours à être diffusée dans la volonté d’une amélioration de la société dans son sens large.
« Parce qu’ils sont imposés par des acteurs extérieurs aux zones rurales concernées,
certains savoirs sont perçus comme des tentatives de préemption politique. Cette opposition n’est pas seulement une réification potentielle d’une hiérarchie plus ou moins implicite entre des savoirs scientifiques et des savoirs pratiques. Elle est aussi une forme d’affirmation des autonomies locales et/ou professionnelles.82
80. Toutes les informations sont tirées de l’article de DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 81. Ibid. 82. LAMY Jérôme. « Le grand remembrement. La sociologie des savoirs ruraux depuis les années 1950 », Zilsel, Vol. 1, n°1, 2017, pp. 263-291. 71
72
2. 2. témoignages paysans
« Le choix délibéré d’assumer l’activité agricole comme une relation avec le monde
vivant (végétal et animal) oriente la nature de la production : petites ou moyennes surfaces cultivées, troupeaux limités en nombre, volonté d’adaptation des races et des cultivars aux conditions pédoclimatiques locales. Leurs pratiques viennent rappeler les liens affectifs qui se tissent entre un terroir, le monde vivant qu’il accueille, un producteur et les consommateurs.83 »
Par le stage effectué au laboratoire de recherche Laure-EVS de l’école d’architecture de Lyon, nous avons rencontré plusieurs acteurs identifiés comme engagés sur le territoire des Monts du Lyonnais. Aller à la rencontre de ces paysans et citoyens engagés nous a permis de relever plusieurs expérimentations de terrain menées dans le but de construire des alternatives pour l’amélioration des techniques et savoirs. Cette volonté illustre un positionnement au sein de la profession mais aussi de façon plus générale, d’une posture face à la société. Ces agriculteurs décident de développer des « savoirs hybrides » (Deléage et Sabin, 2012) c’est-à-dire de réapprendre des techniques anciennes tout en les mêlant aux connaissances scientifiques développées durant plusieurs décennies. Ces expérimentations se structurent pour développer des modes d’organisation, de savoirs et de savoir-faire basés sur un travail collectif et qui cherche à échapper à la rationalité mise en œuvre dans l’accompagnement de la modernisation agricole .Pour cela, ils s’arment d’une patience liée au caractère aléatoire de la nature, de l’espace et du temps et acceptent que les recherches ne trouvent pas de réponse immédiate, comme nous le laisse entendre la réussite de la science raisonnée. Cette partie vise donc à retranscrire les mécanismes par lesquels les paysans parviennent à s’organiser pour se réapproprier des savoirs leur permettant de se réadapter aux contextes climatiques et géologiques de leur territoire. La répétition, le tâtonnement se mêlent au caractère collectif de l’élaboration de systèmes permettant d’être plus économes et « autonomes », « fait de s’administrer de ses propres lois et s’administrer soi-même84 »
83. DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 84. http://www.cnrtl.fr/lexicographie/autonomie 73
sĂŠrie Dystopia, Alexa Brunet, 2015
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2.2.1. La sélection de semences libres
Suite à une réglementation semencière drastique, dépossédant les agriculteurs de la possibilité de ressemer leur propre récolte, le Réseau Semences Paysannes (RSP) s’est créé en 2003. Il revendique « le droit pour les agriculteurs de cultiver et d’échanger des semences de variétés non inscrites au Catalogue officiel des Obtentions Végétales85 ». Des variétés reléguées depuis les années 1950 par le marché et la réglementation sont ainsi réutilisées pour répondre aux besoins spécifiques des territoires. Ce positionnement permet une adaptation de la technique aux conditions de reproduction mais est aussi la possibilité de « reconquérir une autonomie » par la possibilité de s’approvisionner hors du marché. Ces choix « requièrent des savoirs spécifiques sur la conservation, la production à la ferme des semences et la conduite agronomique particulière des variétés anciennes86 ». Dans les Monts du Lyonnais, nous avons rencontré un paysan, éleveur de vaches laitières qui a, depuis plusieurs années maintenant, adapté sa réflexion et sa façon de travailler pour réduire l’impact de sa pratique sur l’environnement. Son témoignage est riche car on retrouve dans la description de sa pratique tout le travail d’observation réalisé par Michèle Salmona. Ayant d’abord arrêté l’utilisation de produits chimiques, il travaille aujourd’hui avec un groupe d’agriculteurs à la sélection de semences de maïs à partir de variétés anciennes pour nourrir ses bêtes, le « maïs population87». Alors que dans le livre d’Henri Mendras, La fin des paysans, le sociologue décrivait la méfiance puis l’acceptation du maïs hybride, entraînant la disparition de la « société paysanne », on observe aujourd’hui le parti pris de retravailler avec ces semences. Chronophage mais moins coûteux, ce choix illustre, dans les territoires ruraux contemporains, les relations d’entraide mobilisant des travailleurs issus d’horizons différents (faisant de l’agriculture biologique, raisonnée, biodynamique, etc.)88 mais également les « relations de réciprocité dans l’acte de production agricole et non pas une relation d’échange marchand» (Labourin, 2007).
« Là on est à 800 mètres d’altitude donc c’est difficile de faire mûrir. Il y a
certaines années, je récupérais des semences de maïs population chez un copain qui habite du côté de l’Isère ». (extrait de l’entretien) 85. DEMEULENAERE Elise et BONNEUIL Christophe, « Des Semences en partage », Techniques & Culture, 57 | 2011, 202-221. 86. Ibid. 87. Une population, c’est plusieurs maïs qui sont travaillés ensemble mais qui ne sont pas hybridés. Un maïs hybride c’est deux lignées pures qui sont croisées et qu’on ne peut ressemer qu’une seule fois et qui dégénère ensuite rapidement. Ces semences nécessitent donc d’être rachetées chaque année à un semencier ce qui génère des frais conséquents. 88. Elles sont aussi présentes dans certaines traditions paysannes (vendanges, abattage du cochon, pressage de pommes) où l’entraide se défie des cadres professionnels (aide des voisins, parents, amis, etc.). 75
Aujourd’hui, l’agriculteur nous confie sans aucune hésitation qu’il va produire plus que nécessaire pour pouvoir en donner aux autres paysans « si il y en a qui ont besoin ce sera pour eux ». Les semences sont libres de droit, étant données qu’elles appartiennent aux paysans, ils peuvent les donner et les échanger mais ne peuvent les vendre. Le collectif sur le maïs population dont nous parle l’éleveur rencontré, s’est créé avec l’ADDEAR de la Loire depuis 2008. La fierté de cette reconquête d’une part de liberté est perceptible chez cet agriculteur engagé à la Confédération Paysanne. Pour lui, c’est une part d’autonomie qu’il retrouve, et ce collectivement. Sur les Monts du Lyonnais, c’est paraît-il une trentaine de paysans qui « multiplient » alors que l’année précédente ils n’étaient pas cinq. La stimulation dans les échanges créés est perceptible. Avec le réseau des ADDEAR, ils travaillent aujourd’hui avec d’autres groupements d’agriculteurs biologiques qui font également du maïs population dans le Centre, dans le Périgord, et même jusqu’au Brésil.
« On est devenus des vrais professionnels de la semence de maïs.
Maintenant on a monté un groupe maïs pop national, ça marche quoi ! On est carrément au point ! »
L’importance du processus de compréhension et la finesse de la connaissance du vivant à laquelle fait référence Michèle Salmona est aussi perceptible dans la finesse de la description des étapes de sélection des semences :
« La première année, on le sélectionne en fonction de sa hauteur, de la
taille de la poupée, du nombre de grains par poupée enfin il y a tout un tas de critères, on prend une moyenne, pas les meilleurs, pas les pires mais la moyenne. Si on prend les meilleurs, l’année d’après il s’adapte à un climat. L’année N ça va être un climat favorable ben si t’as sélectionné que les favorables, il va pas s’adapter quand t’as un climat défavorable. Enfin il y a plein de choses. C’est super intéressant ! »
Toutes les poupées, récoltées manuellement, sont triées à la main. Elles nécessitent une grande patience tout au long du processus de croissance de la plante. Toute la sélection des semences se base donc sur du travail manuel, et sur l’observation fine de l’acclimatation du plant (hauteur et risque de verse par rapport au vent, hauteur et quantité des poupées, etc). Les coupes sont donc sélectionnées par un passage dans les rangs pour garder les plus précoces. Pour permettre de bons résultats, il faut s’isoler des « autres hybrides » et donc avoir une certaine rigueur scientifique dans l’organisation des parcelles : « il faut qu’on soit à 300 mètres des autres parcelles et moi j’en n’ai pas ! » L’engouement sur les Monts du Lyonnais a permis
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de trouver une parcelle isolée chez l’un des paysans du groupe. Le travail va donc se faire chez lui :
« On va faire de la sélection, aller castrer, ramasser le maïs, on le trie, on
l’égraine et c’est pour la collectivité. On passe du temps dedans. C’est pour ça qu’on y fait à plusieurs. Tout seul c’est moins marrant ! »
La quête, c’est le gain de l’autonomie individuelle, dont l’agriculteur nous répète tendre le plus possible. Aujourd’hui, il parvient presque à ressemer ses propres semences pourtant, cela fait déjà dix ans qu’il est investi dans ce processus. La temporalité du vivant, et la possibilité de travailler à nouveau de pair avec lui, renvoie donc à des échelles temporelles qui n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. Elle nécessite une flexibilité face aux aléas du temps mais qui est permise par l’expérimentation collective. Ainsi, l’importance de ce travail commun, au delà des apports sociaux créés, illustre le gain d’énergie et de temps apporté. Le cas de cet éleveur des Monts du Lyonnais illustre la possibilité de limiter les charges sur sa ferme : il est en cours de conversion à l’agriculture biologique et change de coopérative laitière pour Biolait, société privée qui collecte du lait biologique. Il développe en parallèle avec trois autres fermes un projet de laiterie sur les Monts du Lyonnais (territoire à dominance vache laitière) pour mieux valoriser la matière première mais aussi apporter une plus-value au territoire. Il cultive également du colza qu’il transforme en huile pour le carburant de ses tracteurs « et le résidu du pressage, c’est un aliment à base de protéines pour les vaches ». Ceci lui permet de moins acheter d’aliments à l’extérieur.
« J’ai jamais acheté une graine de colza de ma vie, j’ai commencé avec les
graines d’un gars qui les faisait déjà et c’est toujours la même graine ».
Comment parvient-il a être si autonome avec 40 hectares ? « On s’adapte » dit-il. En effet, plutôt que de chercher la valorisation maximale possible, il est en quête d’un bon équilibre pour lui et la planète. L’évolution de sa pratique se fait en fonction de son gain d’autonomie.
« Si jamais on produit pas assez avec les 40 hectares, ça veut dire qu’on a trop
de vaches. »
A contre tendance des dynamiques habituelles qui visent à s’agrandir pour gagner plus de primes, ce paysan là préconise la baisse du volume de charges car acheter à l’extérieur coûte trop cher. L’achat est donc seulement toléré pour « dépanner ». Sa production est donc adaptée avec ce que ses terrains peuvent produire. Cette posture, il parvient à la prendre car en se convertissant en agriculture biologique, la matière
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Photographie personnelle, Duerne, septembre 2017
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première est mieux valorisée. Il n’est donc pas nécessaire de produire autant de litres de lait qu’avant et donc avoir moins de bêtes n’est pas gênant. Pour avoir plus de gains, il lui faudrait plus de surfaces, mais ceci ne l’intéresse pas car plus on a d’hectares et plus on passe du temps dans les champs.
« On mets une heure ou une heure et demi par hectare. En chimique, ça
prend 20 minutes et c’est fini mais après il faut acheter le produit désherbant, tous ces produits, qu’est ce que ça devient ? »
Sa posture est donc à la fois complexe et de « bon sens » car elle considère sa pratique et l’impact de celle-ci dans sa globalité. Que ce soit des considérations personnelles ou environnementales, c’est autant le bien être du sol, des vaches que le sien et celui de l’humain qui est pris en compte.
Mais il avoue qu’il se pose beaucoup de questions pour parfaire ses actes quotidiens et pour cela, l’appui des agriculteurs biologiques lui semblent précieux
« je bosse qu’avec des paysans en bio parce qu’ils se posent beaucoup plus
de questions que les autres, ils se remettent bien plus en cause. Tous les gars de mon village, ils traitent, ils désherbent chimiquement et puis voilà ils se posent pas de question ! »
2.2.2. Le groupe insecte et la Lutte Biologique
Lors de nos entretiens sur les Monts du Lyonnais, nous avons aussi rencontré un maraîcher à Chaussan. Membre du GAEC des Haies Vives, il nous a expliqué la façon dont il agissait pour être plus autonome tout en préservant au maximum l’environnement. Déjà, c’est par sa façon de gérer l’espace de façon « lâche » qu’il laisse « s’exprimer » les haies et les plantes sauvages. « ça créé comme une entité, une entité écologique qui peut fonctionner.» Aussi, c’est par son investissement dans le Bureau Technique des Maraîchers (BTM) de la chambre d’agriculture qu’il parvient à aider les autres paysans dans une autonomisation face au système et à l’industrie chimique. Il a fait le choix de développer le travail sur les insectes dans la lutte biologique c’est-à-dire de faire intervenir des espèces spécifiques (les auxiliaires) en cas de maladies sur les plantes et les légumes.
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« On veut essayer de voir en interne, quand on est sur une impasse technique de ravageurs des possibilités de transfert ou de production d’auxiliaires. L’idée c’est : on repère déjà dans la nature des plantes susceptibles d’accueillir des ravageurs et des auxiliaires et de faire des battages. Par exemple tu prends des orties, tu regardes s’il y a des pucerons, s’il y en a tu bats tes orties dans un seau et tu regardes qui est ici. Et c’est là que je me suis rendu compte qu’il y avait un auxiliaire qui nous est allègrement vendu et vanté qui s’appelle l’orus qui est une micro micro punaise et qui est un peu un insecte polyvalent quoi, c’est un peu le couteau suisse de l’agriculture. Donc l’idée c’est de se dire, tiens on a une ressource, on a éventuellement un problème, voir si on peut pas l’utiliser. » (extrait de l’entretien)
D’après ce maraîcher, cette lutte biologique pourrait se faire naturellement mais nécessiterait que «l’espace agricole soit émaillé et pénétré par des espaces naturels et sauvages ». Sa sensibilité pour les « petites bébêtes » s’est révélée à force de rencontres inopportunes quand il travaillait les légumes. Aujourd’hui, il souhaite que les expériences se partagent collectivement et organise des bourses aux échanges d’auxiliaires ainsi que du conseil auprès des maraîchers ou des arboriculteurs.
« Par exemple, tu vois hier, on a vu un arboriculteur qui plante du hors sol, en
framboises et petits fruits. En étant en hors sol, il crée les conditions de l’émergence de ravageurs. Les choses faisant leur chemin, il est venu une fois, il a vu qu’on aspirait des orus pour lâcher sur les aubergines. Donc là on fait un essai sur quatre serres de lâchés d’orus. »
L’adaptation aux types de plantes est essentielle tout comme celle aux différents profils qui sollicitent les connaissances du Bureau Technique des Maraîchers :
« Tu vois dans son cas de figure à lui, je lui dis pas de mettre des touffes d’orties
au milieu des framboises, je lui dit simplement « Ben, en pignon de tes serres, quand tu ouvres, ben met tes orties, il y aura plus de chance qu’il y ait de transfert qu’avec ta haie de thuyas, que t’a toujours tondu et que tes orties elles sont à 300m ». Les auxiliaires ils sont pas fous ils vont se reproduire dans des milieux favorables. »
Son travail se fait également sur les plantes en elles-mêmes, toujours dans l’idée de réinvestir des savoirs perdus pour être plus autonome dans sa pratique. On remarque bien dans ses propos toute l’importance du tâtonnement pour trouver des réponses adaptées à des problématiques liées au vivant.
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« C’est tellement intéressant que là on fait aussi avec le BTM une petite
expérimentation au niveau du persil parce qu’on a une petite dégénérescence au printemps, on n’arrive plus à produire de persil. Et ça, ça se produit aussi avec l’épinard et d’autres légumes et on voit pas bien de raisons particulières. On a essayé de créer des conditions différentes (labour), on a semé des variétés différentes dont une variété jardinière que j’avais récupéré chez un jardinier. Il m’en a amené et au bout de quatre ans je les utilisais toujours pas et on a décidé avec le bureau technique de faire une expérimentation, de voir si nos hypothèses étaient valides. Et il semble que les variétés qu’on nous vend se comportent comme des variétés de milieu tempéré voire tropical... Enfin pas tropical mais comme vers Avignon sauf qu’ici, t’as des nuits fraîches à 12 degrés et ça peut monter à 30. Si en plus tu mets de la pluie, ben on voit bien des dépérissement et on n’arrive pas à savoir ce que c’est réellement et c’est assez nouveau. Donc on en a déduit que les variétés étaient pas assez rustiques. Donc on essayé de les aider en terme de climat, on met des bâchages mais le problème c’est que cette variété on n’a pas le droit de la ressemer, elle est pas cataloguée. »
Le verrouillage normatif s’illustre encore dans ce témoignage où la variété pouvant s’acheter dégénère face à l’environnement dans lequel elle grandit. Cela illustre donc la nécessité du travail de réadaptation des espèces liées au territoire. Un autre maraîcher témoigne de la récupération commerciale de la terminologie liée à l’agriculture paysanne et notamment du terme de « variété » qui est dépossédée de son sens. Là encore, cette remarque fait écho au domaine architectural et à toute la récupération de l’industrie de la construction sur les notions de durabilité. C’est pourquoi le terme variété à été abandonné au profit du terme «populations» (voir l’entretien précédent).
« A force de désinfecter, de machiner, t’as des problèmes de sols. Tout le monde
prend les variétés au même endroit. Immanquablement, des fraisiers que tu tenais 5-67ans, si elles tiennent deux ans, après c’est mort quoi. C’est la folie. Donc problèmes de sols, donc la solution c’est s’extraire du sol. »
La réorganisation de l’activité agricole trouve son caractère collectif dans la capacité de pouvoir agir ensemble pour « s’entendre » dans l’élaboration de pratiques « hors cadre ».
« Là on est en train de faire des essais pour montrer qu’il se passe quelque
chose au niveau de nos variétés et on va essayer d’aller voir au CRBA (Centre de Ressources de Botanique Appliquée) s’ils ont pas justement des variétés homologuées,
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anciennes, qu’on pourrait essayer d’acclimater. Ils font de la conservation de graines locales, et ça c’est chouette parce que personne ne le faisait. »
Cette volonté d’indépendance et d’autonomie est peu appréciée par les structures encadrant le monde agricole (il existe toutefois des exceptions notamment celle liée au BTM qui est rattaché à la chambre d’agriculture) et souvent difficile à mettre en place, c’est pourquoi se structurer collectivement est essentiel.
L’enquête auprès d’agriculteurs des Monts du Lyonnais engagés dans leurs pratiques et dans des collectifs construisant des alternatives au système productiviste converge avec les observations de Michèle Salmona datant des années 1960 mais qui restent toujours aussi pertinentes.
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PARTIE 3 agir en rĂŠseau pour favoriser la transmission-reprise des fermes
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Photographie personnelle, Plan d’Hotonnes, mai 2017
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3.1. la transmission-reprise des fermes au centre des enjeux contemporains
« Sur l’ensemble de la France, dans les années 2000, environ 80 000 hectares de
terres agricoles étaient consommés par an. A partir de 2008, ce chiffre est descendu à 50 000 hectares (...) mais aujourd’hui, on est reparti de plus belle dans la bétonnisation89 ».
Cette dernière partie se nourrit de l’engagement bénévole auprès de l’association Terre de Liens qui préserve les terres agricoles et permet l’accès au foncier aux paysans souhaitant s’installer. Elle s’est aussi alimentée par la participation à des événements locaux ou des formations lors de mon stage effectué sur les Monts du Lyonnais (réunion sur un GFA90 citoyen, présence lors d’un café-installation91 organisé par l’ADDEAR, rencontres de « porteurs de projet», visite de fermes de cédants, etc.) Trois principaux éléments ressortent de l’enquête menée sur la thématique de l’installationtransmission, et dont cette partie rendra compte : l’importance des enjeux et des problèmes que représente aujourd’hui la question de la transmission des fermes, en lien avec les transformations subies par le monde rural et agricoles décrites précédemment ; les réponses et actions développées localement à ce problème, en matière de portage foncier, d’accompagnement professionnel des agriculteurs ou de solidarité citoyenne ; la structuration et la mise en réseaux d’acteurs et de savoirfaire dont relèvent ces alternatives.
On a tendance à considérer les campagnes comme des constructions immuables, présentes depuis toujours. Pourtant leur modification ne cesse de s’accroître et aujourd’hui les paysages agraires ont tendance à disparaître au profit de l’urbanisation, l’imperméabilisation du sol, l’enfrichement, l’accumulation de capital foncier mais aussi la spéculation chez des acteurs non agricoles92. Tous ces paramètres rendent difficile la possibilité d’installation de nouveaux agriculteurs mais aussi de transmission des fermes.
89. LERAS Gérard, SAUZION Coline, « Retour sur l’expérience de la mise en place d’une stratégie foncière en Rhône-Alpes (2010-2015) », entretien avec LERAS Gérard, conseiller spécial à la politique foncière de la région de 2010 à 1015 et administrateur chez AGTER (association pour contribuer à l’amélioration de la gouvernance de la terre, de l’eau et des ressources naturelles), 16 oct. 2017 90. Le Groupement Foncier Agricole est une société civile spécifique à l’agriculture proche des SCI (Société civile immobilière). Elle a été créée dans les années 1970 pour favoriser la transmission des exploitations familiales en favorisant la transmission de parts plutôt que du patrimoine. Cette forme juridique a beaucoup évolué et son utilisation peut aussi se faire dans des cadres mutuels de portage du foncier. 91. Les cafés-installation sont des soirées d’échanges informels sur le thème de l’installation en agriculture. Ils réunissent des agriculteurs en cours d’installation, récemment installés ou plus expérimentés ainsi que toute personne impliquée dans le milieu rural. 92. Arpenter n°2, fev. 2017 89
Montage photographique, Le remembrement, Gazonneau C., 2017
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Pour conserver le « réservoir » des villes, l’État et l’Europe mettent en place des mesures qui permettent de protéger les espaces naturels (PENAP, Zone Natura 2000) mais peu vont jusqu’à préserver l’agriculture. Comment cet « oubli » est-il envisageable ? La terre est un bien commun dont l’équivalent d’un département français disparaît tous les dix ans sous le bitume. Quel impact cela a t-il sur l’agriculture ?
3.1.1. La problématique foncièrE
« Les zones de faible densité se classent le plus souvent parmi les espaces ruraux
fragiles car les systèmes agricoles ou les entreprises individuelles y sont majoritairement en phase régressive, confinant parfois à la léthargie.93 »
En France et notamment en région Rhône-Alpes, la problématique de la « consommation foncière », c’est-à-dire la consommation de terres, a une place de plus en plus importante. La démographie croit, et certaines zones, autour de pôles influents (Genève, Lyon, Grenoble) voient leur espaces naturels, agricoles et forestiers, diminuer allant parfois jusqu’à une consommation de 3% par an (contre 1,1% en France)94. L’étalement urbain, par la construction de logements et de « zones d’activités économiques », ne cesse de se poursuivre. Dans ces territoires en voie progressive de « dépaysannisation », l’attrait engendré par la proximité de grandes agglomérations induit une forte spéculation foncière, qu’elle soit sur les terres comme sur le bâti. Cela engendre deux phénomènes : certains agriculteurs attendent que les prix augmentent pour vendre leurs terrains tandis que d’autres privilégient la vente de leurs corps de ferme à des personnes travaillant en ville ; cela impacte sur la transmissibilité des outils de production de denrées vivrières. Sans bâtiments pour travailler, l’agriculteur ne peut faire correctement son métier. C’est un phénomène d’autant plus complexe pour les éleveurs qui doivent vivre à proximité immédiate de leurs animaux. Dans certaines zones sous influence urbaine forte, cela est très problématique car même en location, l’agriculteur ne peut se loger tant les prix sont élevés en comparaison de sa rémunération. Dans les Monts du Lyonnais, à l’ouest de Lyon, que j’ai étudié lors de mon stage de recherche au laboratoire EVS-Laure, les enjeux sont conséquents. La proximité des grandes villes (Lyon, Saint-Étienne, Villefranche, Roanne) font des Monts du Lyonnais un territoire très attractif pour 93. BETEILLLE Roger, Que sais-je ? La crise rurale, Presses Universitaires de France, 1994, p.20 94. Ibid. 91
la population citadine (+ 15% de résidences principales en 10 ans). La maîtrise de la croissance démographique du territoire doit être faite tout en confortant la qualité de vie des habitants. Cet engouement a un impact sur le quotidien : pression foncière, augmentation des déplacements, conflits d’usage, etc. « Les domaines qui font l’évaluation des biens, font des moyennes de prix au regard des moyennes des ventes faites sur un secteur dans les 5 dernières années. Si on laissait les prix s’envoler à des 30-40 fois le prix, à un moment on aurait des terrains agricoles qui seraient plus du tout cohérents avec les réalités des métiers d’exploitants.95 »
A. les grands projets urbains
Cette urbanisation va parfois jusqu’à impacter sur l’exploitation elle-même. On sait par exemple, que la construction du « Groupama stadium » de l’Olympique Lyonnais, en plus d’avoir consommer une importante surface de foncier (50 hectares de stade mais aussi 110 hectares de parcs de stationnement (60 000 places), bureaux et prolongement du tramway et autres dessertes96) a impacté sur des fermes dont certains agriculteurs ont été expropriés alors que le foncier s’y vend aujourd’hui à prix d’or. Dans d’autres projets, des exploitations ont été « coupées en deux » ne permettant plus à l’agriculteur de travailler avec un outil complet. Ces constructions de « grands projets urbains » induisent aujourd’hui une mobilisation plus large que celle de l’agriculture : après plusieurs années de consommation effrénée de foncier, agriculteurs et citoyens s’unissent pour défendre la pérennité de l’agriculture. Elles se matérialisent notamment à travers les ZAD (Zone à Défendre) dont celle de Notre-Dame-des-Landes ou de Sivens sont l’illustration. Aujourd’hui, leur nombre croît. On en dénombre en France une quinzaine que ce soit pour des projets d’infrastructures, de divertissement ou d’enfouissement de déchets radioactifs. Dans les Monts du Lyonnais, nous avons rencontré des agriculteurs et des élus engagés contre la construction de l’A45, autoroute devant relier Lyon à Saint-Étienne. La « coordination des opposants à l’A45 » regroupe plusieurs milliers de personnes. Certains paysans des Monts du Lyonnais, même s’ils ne sont pas directement impactés, s’engagent pour lutter contre ce projet :
«Deux autoroutes côte à côte [le tracé est parallèle à celui existant de l’A47],
une gratuite, une payante, 500 hectares de terres agricoles qui s’en vont, 375 paysans impactés de près ou de loin, dans un secteur où l’agriculture est déjà en voie de disparition..» (extrait de l’entretien avec le paysan laitier précédemment cité) 95. DUSSERT Julie, directrice du Syndicat Mixte des Monts d’Or (SMMO), entretien effectué le 26 juin 2017 à Limonest 96. https://reporterre.net/A-Lyon-trucage-du-budget-public-et 92
Pourquoi une telle mobilisation ? La construction de ce projet engendrerait la construction du contournement de l’ouest lyonnais, impactant sur plusieurs autres centaines d’hectares, sans compter les zones d’activités qui risquent de s’y construire. Le problème engendré est aussi celui du prix du m². Vinci Autoroutes, entreprise concessionnaire pour la construction, achète un euro le prix du m² alors qu’il vaut entre trente et quarante centimes quand la vente se fait pour de l’agricole. Ces gros projets d’infrastructures, en plus d’impacter sur le territoire et ses dynamismes, font s’envoler les prix et déstabilisent le marché foncier qui devient inaccessible pour les paysans dont les revenus sont rythmés par les crises continuelles.
B. l’accaparement des terres agricoles
Récemment, une autre problématique a émergé : celle de l’achat de terres par des sociétés basées dans des pays étrangers. Pourtant, ceci est interdit en France et les outils mis en place depuis plusieurs dizaines d’années pour préserver le foncier agricole semblaient être infaillibles. Pourtant, en 2015, « 1700 hectares de terres céréalières97 » soit le regroupement de quatre grosses exploitations agricoles, ont été achetés par une société chinoise. La faille a été décelée lors de la transaction : les investisseurs n’ont pas acheté l’intégralité des parts sociales de la société agricole française qui les possédait. Après la mise en place d’une loi contre l’accaparement des terres agricole98, voté suite au scandale, ce sont à nouveau 900 hectares de terres céréalières qui ont été achetées en novembre 2017 dans l’Allier par cette même société99.
« Profitant d’une faille juridique, elle a contourné les instances chargées du contrôle du
foncier agricole et contribue au développement d’une agriculture sans paysan.100 »
Si la question de la souveraineté alimentaire prévaut, c’est encore une fois le prix d’achat qui alarme. Le prix à l’hectare a été payé trois fois plus cher que le prix habituel dans la région. Ceci inquiète donc quant à la capacité d’installation des jeunes agriculteurs qui ne pourront se surendetter avant même de pouvoir commencer à travailler.
97. https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/indre-les-mysterieux-achats-deterres-agricoles-par-la-chine_1437292.html 98. Loi n° 2017-348 relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle. 99. https://www.caissedesdepotsdesterritoires.fr 100. https://reporterre.net/Des-Chinois-achetent-en-France-des-centaines-d-hectares-de-terres-agricoles 93
La SAFER La Société d’Aménagement Foncier et d’établissement Rural, a été créée avec la loi d’orientation agricole du 5 août 1960. C’est une société anonyme privée, avec mission de service public, qui agit à une échelle régionale101. Un comité technique composé de commissaires du gouvernement (ministères de l’agriculture et des finances) décide de l’attribution des terres. Elle est composée d’un conseil d’administration qui regroupe trois collèges : syndicat agricole ; collectivités locales et SAFER ; représentants d’État, chasseurs et associations pour l’environnement. En temps que «gardienne» de l’espace rural, son champ d’action est large. Elle est censée permettre l’installation et/ou le maintien d’exploitations, améliorer le parcellaire via l’échange de terres, veiller à la diversité des paysages, protéger les espaces naturels pour le maintien de la biodiversité, veiller au marché foncier rural et rapprocher des propriétaires et locataires potentiels. Elle a donc une mission publique pour surveiller les ventes de foncier agricole. Pour cela, elle possède, entre autre, un droit de préemption qui lui permet de bloquer une vente si le prix est trop important.
101. Informations collectées lors d’une journée de formation sur les acteurs du foncier agricole organisée le 7 octobre 2017 à Lyon pour les bénévoles de l’association Terre de Liens et animée par une juriste spécialisée dans le code rural 94
D’après Régis Lemitre, président de la SAFER du Centre, il semblerait que « des agents apportent leur expertise juridique aux exploitants agricoles qui veulent devenir plus gros que leur voisin, qu’ils soient français ou étrangers102 ».
« La recherche de foncier agricole entre en concurrence avec des acteurs plus
richement dotés d’un point de vue financier (prétendants à une résidence secondaire, population urbaine à la recherche d’une résidence principale à la campagne) et symbolique (agriculteurs bien implantés dans les réseaux syndicaux et politiques issus de la cogestion instituée par l’agriculture conventionnelle).103 »
C. la solitude de l’agriculteur et la complexité administrative, des faits qui ne poussent pas à transmettre Nous l’avons déjà développé, l’association fonctionnelle exploitation agricole-logements de la famille était le fondement de la société paysanne ; la famille, la cellule sociale fondamentale, suivie par le village. Or, suite à la modernisation, ce n’est plus la famille mais le couple qui gère l’exploitation puis petit à petit, la femme finit par aller travailler en ville. Ainsi, c’est bien souvent l’homme seul qui assure la tenue de la ferme. Face à cette solitude imposée, les agriculteurs en place, et ce depuis plusieurs générations, ne favorisent pas l’installation de leurs enfants. Le métier est trop dur physiquement (en élevage notamment), trop contraignant du point de vue normatif et coûteux en infrastructures. Aujourd’hui, c’est donc bien souvent la vente de l’exploitation qui est le point d’orgue d’une vie de labeur au profit de l’agrandissement des voisins, friands en terres pour toucher plus de primes. Favoriser l’installation de nouveaux sur les fermes, c’est s’empêcher de s’agrandir. La PAC (politique agricole commune) qui distribue les primes n’aide donc pas à transmettre (plus on a d’hectares, plus on a de prime). « Sur l’ensemble de Rhône-Alpes, en 2010, on observe un rythme de disparition des exploitations de 2,5% par an.104 » Il s’ensuit soit l’abandon des bâtiments d’exploitation, la maison étant parfois encore habitée par les membres retraités, soit la vente à une famille qui ne travaille pas la terre. Cela pose donc la question de la possibilité d’installation de nouvelles générations. La « concentration des terres », 102. https://reporterre.net/Des-Chinois-achetent-en-France-des-centaines-d-hectares-de-terres-agricoles 103. DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 104 Ibid. 95
mais aussi les mises aux normes répétées sont un risque pour la pérennité de l’agriculture. Les lois d’orientation de 1960 et 1962 précédemment évoquées avaient également induit la mise en place d’un autre outil administratif contrôlant la « réforme des structures », c’est-à-dire l’agrandissement d’exploitations et l’installation d’agriculteurs. C’était auparavant appelé le contrôle des cumuls.
Le contrôle des structures La commission de contrôle des structures octroit ou non l’autorisation pour exploiter des terres. On peut faire la demande sans avoir jouissance des terres. Ainsi, c’est le préfet (souvent décisionnaire) qui favorise soit l’agrandissement, soit l’installation. Si un propriétaire veut vendre et qu’un fermier est déjà en place depuis au moins 3 ans, ce dernier est prioritaire devant la SAFER mais cela est possible sans prendre en compte la question de la « mise en conformité » (Noulhianne, 2016) de l’exploitation rendue obligatoire par le parcours de l’installation aidée.
Même pour les exploitants favorisant la transmissibilité de leur bien en vendant à un prix faible pour aider l’installation, le coût de « mise en conformité » de celle-ci peut annuler le projet de reprise. En effet, la viabilité du projet peut être mis en cause par les coûts de mise aux normes (surtout en élevage et dans le cas de transformation de production, c’est-à-dire là où le paysan est le moins dépendant) qui passe bien souvent par l’emprunt car il oblige à investir en plus de l’achat de l’exploitation. Ceci impacte donc sur l’activité de la ferme qui doit permettre le remboursement du prêt. Ainsi, le nouvel installé est certes aidé mais il est poussé à contracter plus de prêts pour rembourser l’initial, l’obligeant donc à s’installer en pratiquant un type d’agriculture à grande échelle même si cela ne correspond pas nécessairement au besoin local. « Du nombre d’animaux (…) découle ensuite la surface de terres nécessaire, ainsi que la taille et la quantité de matériel agricole indispensable pour abattre le travail.105 » Chacune des institutions chapeautant l’agriculture française impose aux jeunes installés des dossiers et déclarations à remplir, ainsi que de nombreuses informations à fournir à leur dossier d’installation (Noulhianne, 2016). Demander à bénéficier de « l’installation aidée » pour les jeunes 105. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.44 96
agriculteurs complexifie davantage le processus d’installation car cela nécessite l’instruction d’un dossier par la CDOA (Comission départementale d’organisation agricole). Cette dernière regroupe organisations professionnelles, banques et autres acteurs pour « gérer certaines orientations de la politique agricole du département106 » et ainsi valide ou invalide le dossier d’installation complexifiant davantage la possibilité de s’installer. Aussi, l’état d’esprit agricole a ses particularités et la nécessité de «faire ses preuves» en est une essentielle, ce qui n’est pas toujours facile pour un nouvel installé qui reste pendant plusieurs années sous l’œil médusé des agriculteurs en place.
3.1.2. L’accès à la terre, un droit avant tout
« Celui qui dispose de terre, d’eau et de courage aura réuni des valeurs sûres, garantes
au moins de sa survie alimentaire dans un monde où la précarité est une menace à laquelle de moins en moins de gens sont sûrs d’échapper.107 »
D’après Béatrice Mesini, socio-politologue, le choix de travailler la terre et d’élever des animaux en milieu rural permet à certaines populations de retrouver de l’intégrité dans leur vie sans avoir à être « sustenté artificiellement, comme des invalides sous perfusion, avec des aides sociales108 ». Il s’agit des « marginalisés », des « exclus économiques » qui ne trouvent pas leur place dans la ville, haut lieu du modèle dominant. Leur décision est donc plus un « mode de résistance à l’exclusion » (Mesini, 2004) tel qu’existant dans le mouvement « Droit paysan », créé en 1998, qui milite pour « le droit à l’espace minimum d’existence ». Il est ouvert aux « Rmistes, aux chômeurs, aux agriculteurs “bio”, aux artisans, aux musiciens, aux SDF, aux nomades, aux sympathisants, aux expérimentateurs de nouvelles formes d’existence en dehors des normes productivistes actuelles et soucieux de la préservation de “notre environnement nature” » Ils se réinscrivent dans la dimension initiale de la définition du paysan à savoir «celui qui habite la campagne et cultive la terre109», c’est-à-dire celui qui a une terre et un toit. Pour eux, la condition paysanne relève d’un mode de vie, celui de l’« être au monde » qui consiste notamment en une 106. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.36 107. MESINI Béatrice, « Résistances et alternatives rurales À la mondialisation », Études rurales, 169170 | 2004, 043-059. 108 Cf. Feuille paysanne n° 2 figurant dans Ots et al. [2001 : 21] in MESINI Béatrice, « Résistances et alternatives rurales À la mondialisation », Études rurales, 169-170 | 2004, 043-059. 109. http://www.cnrtl.fr/etymologie/paysan 97
sĂŠrie Dystopia, Alexa Brunet, 2015
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activité vivrière pour se nourrir correspondant à un « droit coutumier » lié à l’usage. Mais « le droit à la ruralité englobe aussi les activités annexes qui lui sont liées depuis toujours, artisanales et culturelles (Buendia, Gilet et Mésini, 2001).110 » On passerait ainsi d’une agriculture paysanne « raisonnée » et contrôlée par des syndicats à une agriculture vivrière « minimaliste » qui organise l’échange et la passation des savoirs (Zask, 2017). Ce type d’agriculture renvoie à un statut particulier de l’agriculteur, celui « d’agriculteur cotisant solidaire » contre « agriculteur à titre principale » pour les premiers. Ce statut de « cotisant solidaire » a été créé suite aux lois de modernisation et permettait aux paysans déracinés de « conserver une activité agricole de subsistance111 » sur une surface inférieure à dix hectares. Il permet aujourd’hui à beaucoup de néoruraux « de prendre pied dans l’agriculture en cultivant quelques hectares.112 » Il permet la vente de produits sans retraite ni sécurité sociale (Ogor, 2017).
« C’est souvent au sein des exploitations définies comme « non professionnelles » que se
trouvent les agriculteurs qui choisissent de s’installer avec des projets différents et dont l’élément commun est le caractère autonome et économe de leur activité. Cette autre forme d’agriculture a un effet positif certain sur le maintien de l’emploi, le maillage rural et l’environnement.113 »
Les choix de ces paysans, « marginaux » ou « hors normes », reflètent d’abord la volonté de répondre à des besoins vitaux (subsistance alimentaire principalement) puis celui de tendre à la construction d’une société idéale liée d’abord à une base territoriale proche et qui vise, par le système de réseaux à s’étendre. La diversification des productions ou des métiers et le lien avec d’autres paysans permettent d’avoir un large choix de denrées et de s’autonomiser le plus possible face à la société marchande. La pluri-activités permet de s’essayer à de nouvelles productions, de nouvelles techniques et de nouvelles variétés. Si la diversification ne se fait pas sur la ferme, elle peut se faire à l’échelle d’une plusieurs communes, permettant ainsi aux habitants de bénéficier d’un large choix de produits qui les dévie des « grands circuits de distribution » et qui laisse aux paysans la maîtrise de leurs réseaux de distribution (Benezech, 2012). Ces paysans vendent donc leurs produits dans un périmètre restreint : sur les marchés locaux, en vente directe (sans intermédiaire) ou dans des magasins de producteurs. Cela leur permet de récupérer une plus forte valeur ajoutée à leur production et donc de récompenser leur travail et leur engagement local. D’autres proposent également de la vente à la ferme, permettant 110. MESINI Béatrice, « Résistances et alternatives rurales À la mondialisation », Études rurales, 169170 | 2004, 043-059. 111. OGOR Yannick, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017, p.182 112. Ibid. 113. DELÉAGE, Estelle et SABIN Guillaume « Modernité en friche. Cohabitation de pratiques agricoles », Ethnologie française, vol. 42, no. 4, 2012, pp. 667-676. 99
Photographie personnelle, Saint-Franc, juin 2017
100
de compléter les ventes et de faire découvrir aux clients le lieu de production. L’implication locale est donc essentielle car elle vise le changement de la consommation de la société en général et défend par ce biais « des idées relatives à la fonction sociale de « paysan »114 ». La coproduction, la lutte pour l’autonomie, la réappropriation des savoir-faire, la diminution d’échelle et la multifonctionnalité (Courleux, 2016) sont autant de paramètres qui s’unissent également à la volonté d’auto-construire son habitat et ses outils de productions pour « s’émanciper de tout subside ».
3.1.3. Répondre aux enjeux d’une mutation de société : « aider » l’installation Le profil des candidats à l’installation a évolué ces dernières années, « plus de 60 % ne sont pas issus du milieu agricole et ne reprendront pas une ferme familiale ». De l’autre côté, plus de la moitié des agriculteurs ont plus de 50 ans et 30 % d’entre eux déclarent ne pas connaître leur repreneur115 ». L’enjeu des années à venir est donc de permettre que le départ des anciens se traduisent par la reprise de fermes, nombreuses et diverses.
A. le rôle des outils urbanistiques
Si l’accaparement des terres agricoles est un danger, un deuxième phénomène aussi notable est celui de la disparition des exploitations agricoles. Ainsi, « préserver le foncier agricole ne suffit pas pour garantir l’activité agricole116 ». Densifier dans les centralités ou limiter les constructions neuves est pourtant un premier moyen qui peut être efficace car les acteurs du foncier agricole ne se limitent pas aux agriculteurs ou aux grands spéculateurs. A travers leurs documents d’urbanisme, les collectivités ont une marge de manœuvre non négligeable sur les orientations et décisions urbanistiques.
114. BENEZECH Danièle, « Des circuits courts pour un agriculteur entrepreneur ? », L’innovation verte. De la théorie aux bonnes pratiques, Peter Lang, 2012, pp. 253-270 115. Données pour le cas spécifique du Rhône : http://www.auvergne-rhone-alpesolidaires.org/offres-emploi/l-addear-du-rhone-recrute-un-animateuraccompagnateur-hf-en-cdd-lyon 116. LERAS Gérard, SAUZION Coline, «Retour sur l’expérience de la mise en place d’une stratégie foncière en Rhône-Alpes (2010-2015)», entretien avec LERAS Gérard, conseiller spécial à la politique foncière de la région de 2010 à 1015 et administrateur chez AGTER (association pour contribuer à l’amélioration de la gouvernance de la terre, de l’eau et des ressources naturelles), 16 oct. 2017 101
Par exemple, l’adaptation des SCOT (schéma de cohérence territoriale), dans certaines communes, a permis de freiner la consommation foncière. Cet outil urbanistique, permet de donner des indications générales mais importantes pour un ensemble de communes regroupées autour du SCOT. Sur l’intercommunalité des Monts du Lyonnais, le SCOT oblige les communes à limiter au maximum les constructions et l’étalement urbain. Les PLU (plans locaux d’urbanisme) ont aussi leur importance car ils permettent d’agir spécifiquement sur chaque parcelle. Si cela ne vient pas d’un élan politique, car l’élaboration des documents d’urbanisme est techniquement complexe, il faut donc que les agriculteurs ou les citoyens alarmés soient présents lors de l’élaboration de ces documents pour faire valoir l’importance de l’agriculture sur les territoires. C’est aujourd’hui plus simple suite à la loi ALUR de 2014 qui a permis la mise en place des PLUI (plans locaux d’urbanisme intercommunaux) et qui peut « faciliter la mobilisation des citoyens durant les phases d’élaboration» (Leras, 2017) du document. Ceci permet d’avoir une meilleure vue d’ensemble sur des décisions entre plusieurs communes ce qui est important pour les agriculteurs ayant des terres sur plusieurs communes.
B. paysans et collectivités aidant l’installation : l’exemple du syndicat mixte des monts d’or (smmo) La transmission des fermes dans certaines régions provoque des situations difficiles voire conflictuelles. Certains agriculteurs se positionnent volontairement pour l’installation de jeunes (ou de moins jeunes) sur leur terre. Dans les Monts du Lyonnais, nous avons rencontré plusieurs paysans engagés qui ont pris le parti de favoriser l’installation de nouveaux agriculteurs en leur laissant quelques hectares. Cela permet d’éviter l’endettement à l’achat (les terrains sont loués) et d’éviter la spéculation sur la terre. Sans descendance ou avec des enfants exerçant d’autres métiers, ces travailleurs affirment leur souhait de voir vivre leur ferme et les campagnes qui l’environnent. « L’engagement d’une population autour de l’avenir de son territoire est une des clefs de son développement.117 ». Durant mon stage de recherche, nous avons rencontré des personnes tachant de trouver des réponses à ces problématiques d’installation. En plus d’agriculteurs engagés pour favoriser l’installation, nous avons aussi rencontré la directrice du Syndicat Mixte des Monts d’Or (SMMO). L’objectif premier de cette structure, qui regroupe 13 communes, est la gestion des espaces naturels 117. RONDEPIERRE Serge (animateur TdL Auvergne), « Terre de liens, pour l’accès collectif au foncier», Pour, n°201, fev. 2009, pp. 143-147 102
et agricoles. Ce territoire, « aux portes de Lyon » connaît des problématiques persistantes depuis 20 ans (étalement urbain, forte pression foncière, etc.) A sa création, il y a dix ans, les agriculteurs vieillissants n’avaient pas forcément de repreneurs. Au moment où ils cessaient leur activité, ils ne transmettaient pas leur outil de production (terrain, maisons et bâtiment agricole). Ils étaient dans un secteur très prisé et les élus transformaient les zones agricoles en zones constructibles sur le PLU car ils pensaient
« De la friche, nous on veut pas en voir, donc plutôt qu’il y ait de la friche on va
passer les terrains en constructibles.».
Avant la mise en place de cette politique, l’agriculture avait presque complètement disparu des Monts d’Or. Sans transmissibilité de père en fils, comme cela était usuel à une époque, c’est l’installation de nouveaux agriculteurs qui a été privilégiée, correspondant ainsi à la demande d’une population non issue du milieu agricole et souhaitant garder un lien avec la ville. En effet, la majorité des installations dans les zones péri-urbaines aujourd’hui concernent des personnes en reconversion professionnelle complète qui veulent revenir à des métiers avec des « valeurs ». Ces personnes, étant non issues du milieu agricole, ont de grande difficulté pour parvenir à s’installer, la reprise d’une exploitation étant soit très coûteuse soit impossible faute de proposition. Le SMMO a donc mis en place une politique foncière avec la SAFER qui a des outils pour pouvoir « capter » du foncier. En zone urbaine, si un propriétaire veut vendre, c’est la commune qui a la primauté sur la SAFER mais cette dernière peut faire du portage de foncier sur une courte durée (5ans voire 15ans maximum). Il s’agit de baux précaires qui doivent aboutir à une revente mais qui peuvent éviter l’agrandissement d’exploitations en préservant pour un temps court un outil de travail complet (terres et bâtiments). Dans ce partenariat là, le SMMO et la SAFER assurent une veille foncière systématique quand des terrains naturels ou agricoles sont vendus dans les Monts d’Or. Ils préemptent ainsi lorsque les ventes sont hors de prix du marché ou que les terrains sont intéressants pour la collectivité. Aujourd’hui la collectivité est propriétaire de 60 hectares de terrains en zone agricole ou naturelle dont 44 hectares (non bâtis) sont mis à bail à une quinzaine d’exploitants du massif. L’importance de la transmissibilité de l’outil a été privilégiée par l’achat ou la construction en parallèle de logements et bâtiments agricoles dont la structure est propriétaire. Les agriculteurs installés n’ont pas eu à s’endetter et ont donc pu rapidement tirer des revenus décents de leur activité.
« On investit pour un projet d’intérêt général, parce qu’aujourd’hui, la collectivité
reconnaît l’agriculture comme étant une activité qui est garante de la qualité de ce
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territoire. L’activité est transmissible parce que c’est la collectivité qui maîtrise l’outil. Et comme on est dans une logique de maintenir l’activité agricole, eh bien c’est un outil qui sera toujours proposé à la location agricole et pour garantir la pérennité de la vocation agricole des bâtiments agricoles qu’on construit, on travaille avec la SAFER et on intègre des cahiers des charges : on s’engage dans le cadre d’un acte enregistré chez le notaire, rédigé par les juristes de la SAFER qui ont pour vocation de maintenir la vocation agricole des terrains et bâtiments, à ce que ces bâtiments et terrains qu’on achète conservent à minima une vocation agricole pendant au moins 50ans. On a fait ça parce qu’on utilise de l’argent public donc on se doit de garantir ce qu’on fait.118 »
Mais aujourd’hui, l’action de cette collectivité « exemplaire » s’essouffle. Elle a beaucoup investi ces dix dernières années n’ayant reçu des aides de l’État qu’à partir de 2011 (les achats ayant commencé en 2007). Le budget de la structure ne s’alimente qu’avec la participation des collectivités membres. Elle ne prélève pas l’impôt. Elle est donc tributaire de ce que votent ses membres et aujourd’hui elle a atteint sa capacité d’auto-financement. Elle doit donc trouver d’autres moyens d’investissement car les participations de l’État chutent. Ainsi, c’est aujourd’hui, quand cette politique montre qu’elle a du sens, qu’elle a le plus besoin d’argent. La question de l’intelligence collective a alors ici toute sa place : des financements participatifs sur des projets portés par les potentiels agriculteurs ont-ils leur place ici ou s’agit-il avant tout du rôle de l’État qui doit renouveler ses politiques agricoles pour favoriser l’installation en agriculture ?
Le positionnement sur l’agriculture et la considération qui lui est aujourd’hui apportée illustrent-ils un basculement d’une préoccupation politique vers une préoccupation citoyenne de la mort des paysans comme un risque pour la préservation de l’agriculture ? Si auparavant on pouvait s’assurer d’une préservation de l’agriculture liée au grand électorat que formait la société paysanne, on peine aujourd’hui à croire que sa place dans les décisions politiques va perdurer.
118. DUSSERT Julie, directrice du SMMO, entretien effectué le 26 juin 2017 à Limonest 104
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3.2. Favoriser l’investissement collectif et agir en réseau : 3 structures en exemple L’agriculture industrielle, gourmande en rentabilité et en marges n’a vu, pendant plusieurs décennies, que le profit personnel au détriment d’un respect pour les éléments permettant la production (la terre, l’animal, le végétal). Oublié puis décrié, l’importance du modèle « d’agriculture paysanne » réapparaît aujourd’hui à travers les différents témoignages et positionnements des paysans rencontrés car il permettrait une plus grande autonomie face au modèle économique. Les paysans et citoyens ont construit tout un réseau collectif d’organisations et d’associations qui leur permet aujourd’hui de trouver plus facilement les gages d’une certaine autonomie face au modèle d’agriculture productiviste. Ces alternatives de plus en plus nombreuses se réinscrivent dans une échelle locale où ruraux et citadins sont intimement liés et où la solidarité devient vecteur d’émancipation (Ogor, 2017). On peut supposer que cet engouement pour cet autre modèle d’agriculture vient d’une volonté de s’extraire d’une solitude imposée par le modèle productiviste car à son inverse, l’agriculture paysanne s’étend à un large réseau (notamment le réseau InPACT, voir encadré page suivante) où les acteurs agissent collectivement pour répondre aux mutations de pratiques destructrices de la nature et des liens sociaux. Cette construction émane à l’origine d’aspirations et de choix individuels (Cordellier, 2008) mais qui aujourd’hui se structurent pour la défense d’une « fédération paysanne ». L’isolement des agriculteurs, ayant été l’un des revers de médaille de la modernisation, a fortement impacté sur l’habitude d’entraide du milieu paysan mais on peut penser que cela a également permis son élan plus volontaire aujourd’hui. Terre de Liens, par sa capacité à impliquer les citoyens en faveur de l’agriculture paysanne, comme l’ADDEAR (association départementale pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural), par son dynamisme et sa capacité à trouver des réponses locales à des problématique plus larges, œuvrent toutes deux à l’installation de nouveaux paysans sur les territoires ruraux. L’Atelier Paysan, est une coopérative qui aide, une fois l’installation faite, à se former aux connaissances liées à l’auto-construction.
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Le pôle InPACT Le pôle InPACT est une «plateforme associative» qui regroupe des réseaux associatifs agricoles « partageant des valeurs communes pour une agriculture respectueuse des hommes et de l’environnement et pour des systèmes de productions économes et autonomes1 » : Accueil paysan, Association de Formation et d’Information Pour le développement d’initiatives rurales (AFIP), Associations de Formation Collective à la Gestion (AFOG), Atelier Paysan, Centre d’Initiative pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (CIVAM), Maison rurale de la Jeunesse Chrétienne (MRJC), Réseau Agriculture Durable (RAD), Solidarité paysan, Terre de Liens. Ces réseaux sont fédérés en association nationale mais ont tous des entités régionales voire départementales qui leur permettent d’agir localement sur diverses problématiques.
1. http://www.agriculturepaysanne.org/nos-partenaires
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Solidarité paysan (aide envers les paysans en difficulté)
Aider à monter son projet d’installation (ADDEAR)
Formation collective à la gestion (AFOG)
Réseau de l’agriculture durable
structures aidant au développement de l’agri paysanne
Accueil paysan (hébergement et animation)
Achat de foncier agricole pour aider l’installation (Terre de Liens)
Coopérative d’autoconstructeurs (Atelier Paysan)
Réseau de semences paysannes (RSP)
Exemple de structures autour de l’agriculture paysanne
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Photographie personnelle, Plan d’Hotonnes, mai 2017
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3.2.1. l’histoire du réseau de l’agriculture paysanne en france Le sentiment d’union promulgué par la JAC (Jeunesse Agricole Commune) n’a pas été long. Il existe de vraies divisions au sein des agriculteurs entre conservateurs, modernes et alternatifs. Des courants contestataires ont vu le jour dès la fin des années 1960. Des manifestations d’agriculteurs démarrent dans les années 70 où la population ne veut plus «perdre sa vie à vouloir la gagner». On assiste à une remise en question de la société, du travail et de la consommation, parallèlement à une remise en cause de l’autorité et des grandes institutions (Hanique, 2010) dans la suite de mai 68. Dans le Larzac, la victoire contre l’extension d’un camp militaire qui menaçait plusieurs paysans (sur une douzaine de communes) avait réussi à fédérer. Des actions non violentes et événements festifs avaient été organisés durant une décennie (1971-1981) et à partir de 1973, de 60 000 à 100 000 personnes de différents courants (avec entre autre de jeunes protestataires des villes) avaient convergé vers le Larzac pour soutenir les paysans. « Le Larzac restera notre terre ». Le réseau national résultant de la convergence des luttes sera le terreau du mouvement altermondialiste français. Ces actions vont au delà d’une simple idéalisation mais cherchent à défendre une nouvelle lutte sociale et politique pour la valorisation d’une production non concurrentielle. En 1971, la contestation interne à la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) se structure et prend le nom de Paysans travailleurs119. Bernard Lambert, paysan et « figure de proue » du mouvement, appelle à « renouveler le militantisme rural » et à se rattacher au prolétariat pour « abattre le système capitaliste » (Roullaud, 2017). Mais François Guillaume alors ministre de l’agriculture et ancien président de la FNSEA « refuse de recevoir les syndicats minoritaires et rétablit le mode de scrutin majoritaire dans la perspective des élections aux chambres d’agriculture de 1989. » La confédération paysanne naît alors en 1987 de l’unification de plusieurs syndicats : la Fédération nationale des syndicats paysans et la Confédération nationale des syndicats de paysans travailleurs. Les lois de 1990 et 1997 « officialisent la participation des différents syndicats à la gestion des organismes agricoles et à l’élaboration de la loi d’orientation agricole. » Mais seuls, les territoires ruraux et les agriculteurs ne parviennent pas à sortir la tête de l’eau.
Au printemps 90, les manifestations d’éleveurs sont déjà nombreuses. La crise touche tout le monde rural : même la CNJA et la FNSEA organisent des événements pour « préserver une campagne vivante » car « la crise de l’agriculture entraîne la crise du monde rural et menace les 119. E. Roullaud, Contester l’Europe agricole, la Confédération Paysanne à l’épreuve de la PAC, 2017, Presses universitaires de Lyon, 227p. (et citations suivantes) 111
Photographie personnelle, Saint-Franc, juin 2017
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équilibres de notre société toute entière120». Au mois de septembre 1991 a lieu la manifestation « rendez-vous des terres de France ». Agriculteurs et élus parviennent à rassembler 300 000 personnes à Paris. C’est la première fois que la ruralité appelle la ville au secours « Paysans en détresse, Parisiens avec nous ! » Le monde rural se montre alors uni « préservons nos racines aux valeurs superficielles et instables121 ». Le fossé éloignant ville et campagne se réduit pour tenter de sauver les racines paysannes du pays. A la fin des années 90, ce sont les « actions d’éclat » portés par la Confédération paysanne (syndicat alors minoritaire) et son représentant charismatique José Bové qui impactent sur la stigmatisation d’une partie des paysans. Le démontage d’un Mac Donald’s à Millau en 1999 ou le fauchage volontaire de champs d’OGM en sont les actions principales. La fédération autour du mouvement de l’agriculture paysanne est issue de ces luttes de la fin du XXème siècle. La Confédération Paysanne a induit l’émergence de nombreuses associations agissant dans le milieu rural sous des domaines très divers. Les trois structures dont nous allons développer les actions sont toutes liées à ce réseau et particulièrement l’ADDEAR qui est une émanation directe de la Confédération. Ces associations ne se limitent plus aujourd’hui à défendre les paysans rattachés au syndicat mais cherchent à construire le renouvellement d’une population d’agriculteurs qui souhaitent se rapprocher d’une agriculture locale et respectueuse de l’environnement. « Les associations ont souvent joué un rôle pionnier et défricheur dans la détection de nouveaux besoins sociaux en émergence et dans l’invention de modes de réponse à ces besoins (...)122. »
3.2.2. l’ADDEAR, Accompagner le projet d’installation A. l’association pour le développement de l’emploi
agricole et rural
Malgré une « rupture massive de financements publics » générale, vérifiée l’année passée en région Rhône-Alpes liée au changement de majorité politique du Conseil Régional, le réseau d’associations favorisant l’agriculture paysanne et plus largement le dynamisme rural continuent à 120. Documentaire Le dimanche des Terres de France, un élan fondateur, par Sol et Civilisation 121. Ibid. 122. CORDELLIER Serge, MENGIN Jacqueline, « Les associations agricoles et rurales, l’Etat et les politiques publiques », Pour, n°201, fev. 2009, pp. 51-68 113
se battre. Cependant, ces derniers événements marquent « déchirures » et « fractures » entre État et associations qui avaient pourtant travailler ensemble à la « modernisation » et à la « promotion » du milieu rural.
« Celles-ci tendent à n’être plus soutenues qu’isolément et à être mises en concurrence
entre elles (mais aussi souvent avec des opérateurs privés à but lucratif) par les procédures d’appel d’offres.123 »
Pourtant, tout le monde est important sur ces territoires souvent délaissés. Ainsi, tous sont amenés à travailler de pair dans le but commun de la survie des activités en milieu rural.
« Pour faire face à cette nouvelle situation, il va falloir jouer la complémentarité et
non plus la superposition de strates d’actions. Ce n’est que dans l’union que nous arriverons à maintenir nos espaces ruraux vivants124 ».
L’ADDEAR du Rhône a été créée en 1991 par un groupe d’agriculteurs pour réagir à la diminution du nombre d’exploitations parallèlement à l’augmentation de la précarisation des paysans. Chaque ADDEAR développe ses propres interventions à l’échelle départementale. Celles du Rhône et de la Loire sont particulièrement actives sur les Monts du Lyonnais. Je les ai rencontré à plusieurs reprises auprès de citoyens, élus ou agriculteurs lors de l’enquête de terrain. Leurs actions semblent être précieuses pour bon nombre d’habitants du territoire proches de l’agriculture. La sensibilisation à l’agriculture paysanne est promue par des interventions dans les organismes de formations pour sensibiliser les élèves mais veille aussi à la découverte du public avec le weekend « De ferme en ferme ». Elle a aussi mis en place des formations pour accompagner des projets individuels et collectifs comme la formation « Mûrir ses idées pour en faire un projet » pour approfondir les différents aspects de son projet. Tout ce travail permet donc l’adéquation entre projet, motivations personnelles et territoire choisi mais induit aussi la possibilité de tisser un réseau professionnel et social. Outre une tentative de création d’un GFA (groupement foncier agricole) citoyen, outil foncier de territoire, géré localement, l’association développe tout un travail de mise en réseau des porteurs de projet avec les futurs cédants de fermes. Ces événements appelés « café-installation» permettent aux porteurs de projet, ne connaissant pas nécessairement les acteurs agricoles du territoire, de découvrir des témoignages de transmission de fermes mais aussi de rencontrer potentiellement un futur retraité dont la ferme correspond aux besoins du premier. Une grande part de postulants à 123. Ibid. 124. Paroles de SASSAN Rolande (présidente de la chambre de métiers et de l’artisanat de l’Ariège), Quel avenir pour le milieu rural français ? In « les associations face aux mutations du monde rural », Pour, n° 201, fev. 2009 114
l’installation ne sont soit pas issus du territoire dans lequel ils souhaitent s’installer soit connaissent peu le monde agricole. Dans ces cas, l’aide des réseaux est précieuse à la fois pour les connaissances apportées mais aussi pour le soutien social. Ceci permet la création de nouveaux liens entre habitants et territoire
B. les espaces test agricoles C’est la mise en place des « espaces test agricoles » qui est certainement l’aboutissement du travail des associations locales de la Loire et du Rhône. Les espaces test sont une sorte de couveuse d’activité de 1 an renouvelable 3 fois, proposés à des porteurs de projet, pour tester leur projet grandeur nature.
« Ça fait environ 10 ans que ça existe en agriculture, souvent autour de petits
élevages, petits fruits…125 ».
Auparavant ces espaces test étaient dispersés en « archipel » sur le département du Rhône, chez des paysans acceptant de laisser quelques hectares à des jeunes induisant une certaine solidarité entre les différents acteurs du territoire. Le projet des ADDEAR du Rhône et de la Loire est de mettre en place plusieurs espaces test sur une ferme à Grammond (Loire). La ferme de 56 hectares est en bio depuis 30 ans. Ceci permettrait à plusieurs porteurs de projet de tester en même temps diverses productions et ainsi « éviterait l’isolement des expérimentations, pour développer les synergies, mutualiser les outils et en construire de nouveau126 ». Il aurait également pour but l’expérimentation de « pratiques agricoles innovantes » et de mise en relation entre cédant de ferme et potentiel repreneur. Sur ce site de Grammond, sept productions seraient envisagées en même temps : bovin lait et transformation, caprin/ovin lait, porc, volaille, maraîchage, paysan-boulanger et bovin viande. Pour les personnes qui portent le projet, il est primordial d’y faire du test en élevage bovin et non pas seulement du maraîchage, des petits fruits, etc. car cela ne permettrait pas de reprendre tous types de ferme situés sur les Monts (à dominance laitière)
« Tout pourrait être fourni sauf le cheptel avec lequel le paysan viendrait et
repartirait, soit environ 5 à 10 000€ investis au maximum. »
125. DESORME Gaëlle, salariée de l’ADDEAR Rhône, entretien effectué le 3 avril 2017 à Lyon 126. FAVRELIERE Vincent (animateur du réseau AFIP association de formation et d’information pour le développement d’initiatives rurales), « Le lieu-test agricole, une étape vers l’installation », Pour, n°201, fev. 2009, pp. 135-142 115
adhésions
épargne solidaire
legs, dons, subventions
association
foncière
fondation
2003
2006
accompagne des projets de transmission et d’installation
2013
achètent et gèrent des fermes
Groupes Locaux et Référent Ferme
Pôle Ferme
Commission de suivi des fermes Structuration de l’association Terre de Liens
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La question de l’investissement est essentielle. Pour quelqu’un qui souhaite s’installer, elle nécessite la prise en compte du coût du foncier, du bâti, des outils, du matériel agricoles et/ou des animaux. Tester une production pendant plusieurs mois permet ainsi de se faire un meilleur avis sur la pratique et sur les autres possibilités de production. L’accompagnement se ferait via des « tutorats techniques » dispensés par des paysans et par une aide sur les différents scénarii possibles pour la suite.
3.2.3. Terre de Liens, concrétiser l’installation par le portage foncier
A. Fonctionnement de terre de liens
L’association Terre de Liens a été créé en 2003 dans le but de répondre à la problématique de l’installation d’agriculteurs notamment ceux non issus du milieu agricole. C’est par la collecte de l’épargne solidaire des citoyens que l’association achète les fermes. Elle en compte aujourd’hui une centaine sur toute la France (une vingtaine en Rhône-Alpes). Pour se faire, elle s’est dotée de plusieurs outils : en 2006 elle a créé une « foncière », entreprise de l’économie sociale et solidaire en lien avec la Nef (banque solidaire) qui permet l’achat de fermes via des collectes citoyennes ou par le placement de parts. Depuis 2013, une fondation, reconnue d’intérêt public, permet la donation ou le leg d’argent et de fermes. L’association nationale est divisée en sous associations régionales (19) qui elles-mêmes se décomposent en groupes locaux de bénévoles ancrés sur leur territoire. Les groupes locaux travaillent à l’accueil et à l’accompagnement des porteurs de projet qui ne parviennent pas à s’installer par leurs propres moyens ou qui veulent s’inscrire dans une démarche liée aux valeurs de Terre de Liens c’est-à-dire considérer la terre comme bien commun et donc ne pas en être nécessairement propriétaire. Après avoir acquis la ferme via un achat de la foncière ou du binôme foncière/fondation, des fermiers sont installés sous un bail rural environnemental long. Ceci permet donc de retirer ce foncier de la spéculation et d’assurer une continuité dans le rôle de ces terres à savoir l’agriculture vivrière. Si les grandes exploitations ont souvent plusieurs salariés non domiciliés sur place, les fermiers pratiquant l’agriculture paysanne se doivent de loger sur place (ou à proximité) et d’avoir des bâtiments permettant de travailler de façon adaptée. Terre de Liens achète le foncier agricole mais
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aussi les bâtiments d’exploitation et le logement (même si des exceptions existent). Ainsi, en plus d’avoir une expertise sur l’achat du foncier, Terre de Liens se doit aussi d’assurer un entretien des bâtis.
B. expérience de terrain auprès de terre de liens Pendant plusieurs mois, mon investissement dans l’association s’est traduit par la participation aux réunions mensuelles du groupe local lyonnais, la présence au rassemblement lors de l’assemblée générale de l’association régionale, la visite de fermes Terre de Liens (ou destinées à l’être), le reportage pour le journal trimestriel dédié aux fermes rhonalpiennes, la participation aux journées d’échange et de formation (l ‘association milite également pour l’éducation populaire). Le but de l’association reste la préservation des terres agricoles par leur achat mais l’idée est aussi de transmettre ce message aux collectivités ou citoyens pour relayer ces possibilités d’action. Toutefois, les questions financières et de gestion que cela implique ne peuvent pas être toutes prises en main par les communes. De plus, instruire un projet, et installer un fermier nécessite de nombreuses connaissances. L’appui de conseillers techniques seraient alors bienvenu. J’ai moi-même pu en juger lors de la mise en place d’instruction de projet. Dans le fonctionnement de Terre de Liens, toutes les données doivent être récoltées en amont des projets pour construire un dossier d’instruction qui permettra à des comissions de juger de la viabilité du projet pour le fermier et pour l’associaiton. Car si au départ, cela n’avait pas du tout été fait, l’association s’est vite rendue compte que la propriété induisait la gestion de beaucoup de choses et notamment du bâti. Ainsi, des diagnostics bâtis sont aujourd’hui faits pour connaitre le coût éventuel des constructions ayant peu été entretenus par les précédents agriculteurs. Les fermes reflètent souvent le métier et les situations des agriculteurs : tant de choses sont à faire et à gérer à la fois qu’il est difficile d’être sur tous les fronts, et d’autant plus quand on est seul.
C. prendre le relais et aider les fermiers
Les associations comme Terre de Liens permettent donc de prendre le relais sur différentes thématiques pourtant essentielles dans la bonne conduite de la pratique d’un métier mais qui sont souvent oubliées par les paysans noyés par le travail. C’est pourquoi ce qui est intéressant avec Terre de Liens c’est que les groupes locaux peuvent organiser des événements pour aider les paysans lors de leur installation ou quand ils ont des travaux à faire : des chantiers pour aider à
118
rafraîchir les nouveaux lieu de vie, pour vider les objets ou matériaux accumulés pendant une vie, A la ferme de la Fournachère dans le Pilat (premier achat de ferme par le groupe lyonnais) les travaux de mise aux propres étaient titanesques. La démarche de réhabilitation s’est faite de façon coopérative en impliquant artisans et bénévoles. Un week-end, une quinzaine de bénévoles étaient présents et différents groupes de travail se sont constitués : nettoyage extérieur, déblayage de la grange, peintures dans les chambres, etc. Un repas partagé a clôturé une journée précieuse pour le couple fraîchement installé. Là s’illustre la force de l’agriculture paysanne et du réseau qu’elle fédère autour de ses enjeux. L’ampleur du « parc immobilier », problématique que l’association n’avait pas anticipé, mène aujourd’hui à des situations difficiles. Les paysans vivent parfois dans des conditions insalubres. Le travail de la foncière tend aujourd’hui à y répondre mais manque de moyens humains. Toutefois, cette nouvelle expertise, en cours d’acquisition « lui donne [à Terre de Liens] assez d’expérience pour penser à partir d’un large panel de situations, constituant ainsi une échelle intermédiaire entre les normes déconnectées de la réalité du terrain, et les micro-initiatives d’individus isolés et marginalisés.127 » Encore une fois, ce travail ne se fait pas sans des outils de réflexion communs qui tentent de faire émerger une « intelligence collective » : outils méthodologiques de terrain, diagnostic sur la ferme, etc.
Il est assez intéressant de remarquer que la constitution du groupe local lyonnais est différent des autres de part l’âge de ses bénévoles mais aussi de part leur profession. Beaucoup d’entre nous sommes architectes, géographes, chercheurs ou techniciens du territoire. Ce cas illustre une position assez particulière sur la région car, avec Grenoble, il est le seul groupe à se situer en milieu urbain. Son impact et son rôle diffèrent donc des autres départements car il peut toucher un public plus large et moins averti mais sensible à la question de l’alimentation. Épargner pour Terre de Liens permet la participation financière à l’acquisition d’une ferme, mais aussi le bénéfice possible d’une nouvelle activité économique en territoire rural proche de Lyon (achat des productions ou participation aux événements organisés)
127. MIALOCQ Madeleine, avec la collaboration de DALBAVIE Brunelle, « Habiter une ferme Terre de Liens, Enjeux et perspectives », Pour, n° 225, Janv. 2015, pp. 139-145 119
Photographie personnelle, Saint-Franc, juin 2017
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3.2.4. « l’architecture paysanne libre » : former à l’auto-construction A. l’habitude du bricolage
« La culture paysanne est une culture du peu, où le soin apporté aux choses l’emporte
sur le bénéfice à en retirer » (Ots, Buendia, Gilet et Mésini, 2001)
La notion de « bricolage », « fait de se livrer à des travaux manuels accomplis chez soi par économie », nous renvoie à celle de « débrouillardise», « gain obtenu par des moyens astucieux 128». L’agriculteur qui sait tout faire et qui garde toujours de la matière pour réparer quelque chose fait preuve d’une « débrouille légendaire ». Chacun de ces termes font écho à la nécessité de faire avec sobriété et précaution. Ils renvoient également à l’architecture vernaculaire, « propre au pays et à ses habitants » c’est à dire implicitement liée aux ressources du territoire. Cette « culture paysanne » de l’habitat et de la construction est une richesse considérable en comparaison des présupposés de l’architecte seul. A contre-sens des aspirations d’appropriation de l’environnement de vie et de fabrication avec peu de moyens, les cadres normatifs induisent le respect de lois défiant la nécessité d’économie des ressources. Pour exemple, les normes écologiques concernant la « transition énergétique » et les conditions d’éligibilité aux subventions et assurances (Ogor, 2017) : c’est le choix de matériaux, et la nécessité de faire travailler des entreprises aux modes de construction normalisés qui priment. La possibilité d’autoconstruction ou même de réemploi des matériaux est prohibée. On préfère l’utilisation de matériaux issus d’industries polluantes et/ou d’essences non locales pour la construction écologique. Ceci inhibe toute volonté de « débrouillardise » et inventivité possible de la part des paysans pourtant avides de cette liberté. De la même façon, la DJA (dotation jeune agriculteur) ne permet le financement de construction que si la fourniture et la pose est faite par l’entreprise. Mais une fois encore, les paysans (et leur réseau construit depuis plusieurs années) sont parvenus à se structurer pour répondre à leurs besoins en auto-construction, que ce soit de bâtis comme de matériel agricole.
128. http://www.cnrtl.fr/definition/bricolage et http://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9brouille 121
B. l’association dASA : Développement Animation Sud Auvergne Pour exemple, l’action de l’association dASA a pour but initial « d’œuvrer avec d’autres pour que les territoires ruraux soient des lieux vivants mêlant vie économique, échanges, partages et réflexions129 ». Elle a fait le constat que si les paysans d’avant avaient de réel savoirs et savoirfaire en terme constructif, aujourd’hui, les nouveaux installés ne savent plus faire grand-chose et se trouvent désarmés quand ils veulent s’installer à moindre frais. Cela engendre une incapacité d’autonomie complète et caractériser le paysan de « débrouillard » n’est plus forcément représentatif aujourd’hui. L’association s’est donc donnée pour mission de combler les manques et donne des formations à l’auto-construction130. Pour cela, elle organise sur deux cessions de deux journées des moments d’échanges, de conception et de visites pour permettre au futur installé d’avoir un regard complet sur ses possibilités d’action : la visite d’autres fermes auto-construites permet de se confronter aux problématiques et solutions dans un cadre réel (déléguer certains lots à des entreprises pour permettre le fonctionnement de la ferme), l’aide à la conception leur permet d’anticiper des questionnements et d’avoir des outils de conception (prendre en compte le paysage, anticiper l’agrandissement éventuel, choisir des matériaux adapté à l’usage, anticiper les hauteurs, etc.) L’importance de l’ergonomie des bâtiments de travail est aussi mise en avant.
« économiser cinq minutes sur une tâche comme la traite par exemple, ça
permet d’en économiser dix par jours, soixante-dix par semaine, etc. »
Un couple architecte-technicien bois permet de répondre à un large panel de problématiques allant de la conception à la réalisation du bâtiment. La problématique de la rénovation se pose également, pour ceux qui rachète des corps de ferme, mais cela complexifie la possibilité d’aide, car l’intervention sur de l’existant nécessite une connaissance de l’environnement bâti. Ces formations, localisées sur un environnement donné, permettent aux jeunes installés de rencontrer d’autres paysans alentours mais n’offrent pas nécessairement la richesse de formations ouvertes à d’autres auto-constructeurs ou artisans du bâtiment. La capacité de « faire réseau » pourrait certainement se déployer davantage.
129. https://associationdasa.fr/ 130. J’ai assisté à l’une de ces formations les 14 et 15 décembre 2017 à Brioude 122
C. l’aterlier paysan : former à l’autoconstruction de matériel et d’architectures
L’atelier paysan est une autre structure dispensant environ 70 formations par an à l’autoconstruction de bâtiments agricoles mais surtout de machines adaptées à l’agriculture paysanne. Cette « coopérative d’auto-constructeurs » accompagnent les agriculteurs dans la conception et la réalisation de ces outils de travail dans le but de « retrouver une souveraineté technique et la possibilité de se réapproprier savoirs et savoir-faire ». Après une formation, les paysans repartent avec une « proto-machine » qu’ils adaptent ensuite chez eux. Au delà des formations et rencontres organisées, le site de l’Atelier Paysan accueille un forum, qui « se veut une plate-forme d’échange pour les agriculteurs auto-constructeurs adhérant aux valeurs de la bio ». Le but est de faire progresser la communauté par la diffusion des inventions ou des modifications d’outils effectués au travers de retours d’expériences enrichies de supports visuels. Aujourd’hui, ils ont environs 60 plans de machines reproductibles. Un volet sur « l’architecture paysanne libre131 » illustre également les réponses trouvées à des adaptations spatiales ainsi qu’aux besoins des éleveurs et des cultivateurs pour construire des petits bâtiments mobiles (serres, poulaillers, cases à cochons), s’orienter dans les choix de matériaux à privilégier pour leur résistance ou avoir des conseils pratiques pour une bonne réalisation de chantier. Pour cela deux architectes travaillent dans la structure et s’entourent, lors des formations de personnes spécialisées qui connaissent exactement les domaines abordés (taille de rondin de bois, dimensionnement de charpente, etc).
En mars 2016, l’Atelier Paysan ainsi que la FADEAR, l’interAFOCD, le réseau des CUMA, et l’UMR Innovation AgroParisTech, ont participé à un séminaire organisé dans le cadre du projet de Mobilisation Collective pour le Développement Rural (MCDR) (2015-2018) autour de l’innovation par les usages en agriculture132. La réflexion, plus large, est portée par le Pôle InPACT National autour de la « Souveraineté technique des paysans, d’un Commun agricole et alimentaire ». Le but du travail étant « d’identifier et accompagner les innovations par les usages, situer, analyser, comprendre et donc apprendre ces pratiques, élargir les champs et croiser les approches et apprendre des autres, créer des livrables pour mutualiser, témoigner, diffuser, partager largement les enseignements de ces travaux». L’usager impliqué, devient producteur d’une partie de la réponse à ses besoins, il n’est donc plus passif mais est moteur de la réponse au service dont il a besoin. 131. http://forum.latelierpaysan.org/architecture-paysanne-libre.html 132. https://www.latelierpaysan.org/Plaidoyer-souverainete-technologique-des-paysans 123
124
125
Photographie personnelle, Villeneuve-de-Marc, septembre 2017
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des résistances paysannes à la pratique d’une architecture dans l’alternative au système en place
« Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement
entrelacé avec les institutions de l’homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché. Traditionnellement, la main-d’œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main-d’œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature forment un tout qui s’articule. La terre est ainsi liée aux organisations fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance – avec la tribu et le temple, le village, la guilde et l’église…133 ».
Né de la nécessité de trouver d’autres manières - moins mercantiles - de pratiquer l’architecture pour donner sens à mon futur métier, ce mémoire a été l’occasion de réinscrire cette perspective dans une histoire personnelle liée au monde agricole : comment rendre certains territoires ruraux à nouveau vivants ? dans quelle mesure le métier d’agriculteur peut-il donner matière à repenser le rôle de l’architecte ? A partir d’une nécessaire compréhension de l’histoire de l’agriculture et de ses problématiques contemporaines, j’ai centré ce mémoire sur l’analyse de pratiques agricoles alternatives au modèle productiviste dominant. En mettant l’accent sur les enjeux et les moyens d’une réappropriation du métier d’agriculteur vis-à-vis de ce modèle, j’ai plus particulièrement exploré l’hypothèse du rôle joué par la « débrouillardise », le travail collectif et les processus collaboratifs dans le développement d’alternatives.
Le travail bibliographique et d’enquête mené au cours de cette recherche montre ainsi que les alternatives mises en place en agriculture relèvent d’un foisonnement d’organisations collectives aux buts variés mais concordant tous vers un même idéal : celui d’une « repaysanisation » (Van Der Ploeg, 2014) des territoires ruraux.
En œuvrant à la possibilité d’être plus autonomes face au système normatif et économique, les membres (néo-ruraux134, paysans en reconversion, nouveaux paysans) des différents réseaux 133. Polanyi Karl, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983, pp. 238 et suiv. (éd. orig. The Great Transformation, New York, Toronto Farra & Rinehart, 1944 134. Individus n’étant pas forcément issus de parents eux-mêmes agriculteurs, mais cherchant dans l’agriculture un projet de vie ou un complément d’activité 127
s’engagent pour l’amélioration de techniques et de savoirs dans des expérimentations de terrain qui dépassent la simple « débrouillardise ». Lorsque ces groupes se constituent, ils ne se marginalisent pas des savoirs scientifiques et techniques, ils sont en relation plus ou moins directe avec eux. Ils s’autonomisent des « doctrines » et les connaissances restent largement maîtrisées par les paysans. Ils luttent contre le « principe de la délégation de l’innovation aux chercheurs135 » Plus largement que des volontés individuelles, ces formes de « résistances paysannes collectives » renseignent l’espoir d’un contre-projet de société plutôt que le refus de la modernité. Le monde agricole est-il en train d’entamer sa propre révolution ? Les modes d’organisation et de travail implantées localement permettent de retrouver une force de réflexion et d’action collective permettant de s’appuyer sur l’énergie et les ressources du groupe. Les territoires révèlent alors leurs spécificités sociale et culturelle oubliées avec l’industrialisation et l’uniformité des productions.
En explorant des alternatives en agriculture, j’ai enrichi mes propres questionnements liés au refus d’un système productiviste et concurrentiel qui, par le biais d’une prévalence de l’image et de la norme, déconnecte l’architecture de son contexte social. Mon projet de fin d’étude, j’ai donc cherché à le nourrir des résultats de mon mémoire en m’appuyant notamment sur l’analyse de l’importance des ressources tant humaines, matérielles que culturelles d’un territoire. La richesse du réseau d’acteurs existants autour de « l’agriculture paysanne » m’a permis de poursuivre des rencontres opportunes et je me suis laissée guidée par « l’intelligence collective » du réseau que j’ai étudié pour mieux saisir son fonctionnement. Grâce à mon engagement bénévole avec l’association Terre De Liens, j’ai rencontré un couple de maraîchers des Monts du Lyonnais avec qui je co-conçois leur projet de bâtiment agricole. Dans l’idée d’inscrire un projet architectural dans une dynamique de territoire, j’ai tenté autour de ce travail de PFE de fédérer un réseau d’acteurs qui permette de mettre en place une forme « d’intelligence collective » et d’enrichir les connaissances de tous. Dans ce sens, je me suis aussi appuyée sur le stage que j’ai effectué entre janvier et avril 2018 à l’Atelier 43 ; l’expérience dans cette agence d’architecture qui fonctionne en « société coopérative et participative » (SCOP) a nourri ma réflexion sur le travail collaboratif en même temps qu’elle m’a permis de travailler sur deux projets en cours dans les Monts du Lyonnais : chantier d’une nouvelle école à Duerne, c’est-à-dire sur la commune de mon projet de PFE et création d’un gîte et dans logement dans une ferme d’élevage de chèvres comme nouveaux usages de bâtiments anciens inutilisés.
« Connaître les racines du milieu dans lequel on vit, son histoire, c’est soi-même former
135. SABOURIN Eric, « L’entraide rurale, entre échange et réciprocité », MAUSS, n°30, fev. 2007, pp.
198-217
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et ancrer ses racines dans un milieu ambiant qui nous est propre136 »
L’environnement ou plutôt le milieu ambiant fait partie intégrante de notre territoire et donc de notre façon de vivre et d’appréhender les lieux. Questionner le projet architectural dans son rapport, plus que formel, au territoire, c’était donc me confronter à des usages méconnus mais aussi à une échelle territoriale que je ne connaissais pas. Dans la lignée du concept développé par l’urbaniste italien Alberto Magnaghi de « Biorégion Urbaine137 », qui invite à re-construire des liens entre le territoire, l’Homme et son milieu (ce dans quoi un être vivant est placé), on peut dire que je me suis saisie d’une partie des ressources humaines des Monts du Lyonnais dans le but de favoriser un auto-développement local et durable. En souhaitant re-tisser des liens entre différents acteurs, j’ai souhaité investir ces personnes dans un projet de territoire qui fasse levier dans la prise en compte et l’action dans des thématiques (culture, patrimoine, paysage, énergie) dont l’architecture agricole n’est qu’un exemple. Après avoir travaillé avec les ressources humaines, je m’interroge aujourd’hui sur la possibilité de fédérer autour des ressources matérielles du territoire. Alors que les contradictions entre usage des ressources locales et contraintes normatives au sein du processus de projet me sont apparues comme un enjeu particulièrement important à l’occasion du stage effectué en agence au début de cette année 2018, mon regret est de ne pas avoir eu le temps, dans ce mémoire, de questionner les alternatives possibles à l’industrie de la construction dans la continuité d’une réappropriation des savoirs et savoir-faire paysans. En effet, si ces paysans ont pris conscience de l’importance de changer de statut entre sachant et non-sachant, nous devons de la même façon pouvoir nous questionner quant à la réelle maîtrise des technologies et outils censés aider la conception architecturale.
« Disons-le une bonne fois : il n’y a pas d’agriculture industrielle, il n’y a qu’une
industrialisation du monde à laquelle l’agriculture n’échappe pas.138 »
136. FRAMPTON Kenneth 137. MAGNAGHI Alberto, La biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, ed. Etérotopia France et Rhizome, avril 2014, 176 p. 138. NOULHIANNE Xavier, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur au XXIème siècle, Les éditions du bout de la ville, septembre 2016, p.226 129
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glossaire La ferme1 : c’est ce qui regroupe les terres et les bâtiments de travail d’une exploitation agricole, ainsi que le logement des « actifs familiaux ». L’exploitation agricole est quant à elle « une entité économique qui participe à la production agricole2 ». Le paysan : dans la perception ancienne, le paysan est une personne de la campagne qui vit de la culture du sol et de l’élevage des animaux3. Des sociologues (dont Henri Mendras) ont annoncé la mort des paysans et sociétés paysannes à la suite de modernisation mais d’autres chercheurs (Van der Ploeg) ont mis en avant un processus de « repaysannisation » des territoires ruraux. L’agriculteur : Personne dont l’activité, exercée le plus souvent de façon indépendante, a pour objet principal la culture du sol en vue de la production des plantes utiles à l’homme et à l’élevage des animaux, et accessoirement l’élevage des animaux4. L’agriculture familiale : Elle s’inscrit dans des relations sociales de parenté et se caractérise par une relation forte au sol, transmissible de génération en génération par référence au processus historique d’accès au droit de cultiver. L’agriculture paysanne : se différencie de l’agriculture familiale d’antan par son caractère autonome (liberté d’agir) plutôt qu’autarcique (échange en vase clos). Elle se construit comme une alternative économique ( orientée vers des productions à forte valeur ajoutée sur de petites structures, avec une commercialisation en circuits courts) mais aussi sociale, professionnelle et culturelle au modèle dominant. Elle est définie par ses porteurs comme un modèle soutenable. L’agriculture productiviste : Système d’organisation de la production agricole cherchant à maximiser la production. Tous les facteurs permettant la création des produits (main d’œuvre, matériel agricole mais aussi faune et flore) sont considérés comme des marchandises. Elle repose sur l’usage optimum d’engrais chimiques, de traitements herbicides, de fongicides, d’insecticides, de régulateurs de croissance dépendant de la technique moderne : machinisme agricole, sélection génétique, irrigation et drainage des sols, culture sous serre et hors-sol, etc.
1. Elle n’est ici pas considérée au sens étymologique du terme d’une exploitation donnée à bail mais plutôt au sens usuel. 2. http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf_D3611A01-2.pdf 3. http://www.cnrtl.fr/definition/paysan 4. http://www.cnrtl.fr/definition/agriculteur
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132
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133
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134
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DOCUMENTAIRES - émissions BARJOL Jean-Michel et DUSSOURD Henriette, Paysans d’autrefois, les communautés familiales et agricoles, juin 2004, 57min Barrier Marie-France, Le Champ des possibles, octobre 2017, 68min BORREL Philippe, L’urgence de ralentir, 2014, 84min DHELSING Marie-Dominique, Pierre Rabhi, Au nom de la terre, 2013, 98min GINTZBURGER Anne, Les champs de la colère, 2017, 70min Maurion Audrey, Adieu Paysans, 2014, 63min ORIOT Eric, Remuer la terre, c’est remuer les consciences, 2013, 38min VESCOVACCI Nicolas, Pour quelques hectares de plus, 2016, 70min « Journal breton – saison 2 », Les pieds sur terre, émission France Culture
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« Les hommes peuvent fort bien vivre sans travailler, ils peuvent forcer autrui à travailler pour eux et ils peuvent fort bien décider de profiter et de jouir du monde sans y ajouter un seul objet utile […]. Mais une vie sans parole et sans action […] est littéralement morte au monde ; ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes. […] C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain » (H. Arendt, 1994).
En prenant l’exemple des alternatives au néo-libéralisme dominant dans les pratiques agricoles (individuelles ou collectives), ce mémoire mention recherche explore l’hypothèse que ces pratiques alternatives peuvent enrichir et requestionner la pratique de l’architecture. En quoi consistent plus précisément ces alternatives rurales ? Quels savoir-faire pratiques mobilisent-elles aujourd’hui ? Quelles possibilités de s’affranchir du modèle économique dominant offrent-elles ? D’abord en peignant un portrait alarmiste du monde agricole actuel, cette recherche met en avant les initiatives rencontrées autour du mouvement de «l’agriculture paysanne», construites dans le but de rebondir face à la dépendance au système agro-industriel et permettre l’exercice d’un métier plus respectueux de l’environnement. A partir d’un stage recherche au sein du laboratoire EVS-Laure ainsi qu’un engagement bénévole avec le groupe lyonnais de l’association Terre de Liens, ce mémoire s’appuie sur les témoignages recueillis auprès de paysans, élus, citoyens engagés dans les Monts du Lyonnais, territoire d’étude du stage. Sous la forme d’extraits ou de citations, les entretiens semi-directifs réalisés forment la matière de l’analyse des pratiques et des savoir-faire concrets mis en place autour de l’agriculture et de l’accompagnement aux projets agricoles.