HOME wild HOME ClĂŠmentine Marot
Avant- p 2
Nous sommes chez nous. Sur la table basse du salon, quelques magazines Club Med, un coffret évasion, une minuscule plante dépolluante sur une étagère Ikea. En toile de fond, le ronron de la machine à laver et le tic-tac de la pendule. Sur le mur, un poster géant d’un coucher de soleil sur une plage de Californie et à la télé, un reportage sur les tigres du Bengale. Nous nous surprenons à respirer à plein poumons. Suffocation, manque de grand air. Nous voilà bien embêtés. Nous tournons la tête à droite, à gauche, pourtant la plante purifie l’air, pourtant il y a le coucher de soleil, image du bout du monde, pourtant les tigres sont filmés de près...
Je veux y croire. Croire au pouvoir de nos intérieurs, à leur capacité à nous surprendre, à se transformer en paysages fluctuants dans lesquels nous nous déplaçons tels des aventuriers de l’étrange. Ma recherche s’oriente vers d’une quête du dépaysement dans l’habitat et dans les objets du quotidien à partir de l’observation de phénomènes naturels et primitifs, d’expériences de l’étranger et de l’étrange. Nos habitats sont devenus de véritables béquilles, ils sont entièrement mis à notre service pour assurer notre bien-être. Mais être bien, est-ce renoncer à l’imprévu, à notre capacité d’adaptation ? Je veux concevoir des objets, des espaces capables de nous surprendre, de réinterroger notre façon de ressentir notre environnement, de nous mouvoir. Que la fonctionnalité ne soit plus un absolu, qu’elle laisse la place à l’éveil des sens, que l’efficacité des objets s’efface un temps pour prendre le temps quitte à en perdre.
p ropos Il s’en faudrait de peu pour que l’on y croit, au grand air, mais ça ne marche pas.
3
Avant-propoS 2
Formule Évasion 10 J’habite le paysage 14 Sautez dans l’inconnu ! 16 Monter en bas 21 Senscape 22 Bons baisers sonores 24 Sensations fortes 28 Flying flow 32 Échappées belles 35 Grand air (à la chinoise)
4
8
éTRANGES étrangers 38 Black-out
40
L’épaisseur de l’ombre
Crépuscules
48
Strangers in the dark
Corps étrangers
44 52
54
Schmilblick
56
Ikea prend le large 64 Kill Billy 66
68 La rĂŠvolte des intelligents 72 Kit ĂŠvolutif 76 Domestic storm 78
Pure nature ?
Indiana Jones, ce pantouflard 80
Conclusion 82
Bibliographie 84
Remerciements 86
5
FORMULE ÉVASION 6
8
Nous sommes dans une ère de déplacements. Les frontières s’effacent, et par-là même la sensation de dépaysement tend à disparaître. Jacques Pezau-Massabuau dans son ouvrage Éloge de l’inconfort nous parle d’un dépaysement qui disparaît puisqu’il est partout. L’habitat est le reflet de notre identité, contrairement aux lieux de passages qui devraient nous être moins familiers. Or nous passons de plus en plus de temps dans ces lieux. Pensons aux supermarchés. Non seulement nous y passons de plus en plus de temps mais en plus, ils se répandent partout dans le monde sous le même modèle, à tel point que nous les connaissons par coeur. Rêver, s’imaginer ailleurs. Il ne faut pas avoir l’âme d’un aventurier pour ressentir le besoin de «déconnecter», d’aller chercher de l’inconnu. Il semble que nos intérieurs soient devenus les lieux où nous avons à coeur d’exprimer notre identité et par conséquent de nous différencier des autres, et d’apporter la fameuse touche «d’originalité». Nous passons de plus en plus de temps dans l’aménagement de nos habitats comme s’ils étaient devenus des asiles de rêverie.
Par ailleurs, il n’est pas étonnant de voir que les formules «évasions» se multiplient. Passer une nuit sous une yourte, dans une cabane en haut d’un arbre, ou dans une roulotte. Tous les moyens sont bons pour connaître le petit frisson du passage à l’inconnu. L’observation du paysage en tant qu’image fluctuante est devenu pour moi le moyen de toucher du doigt une sensation de dépaysement. Infiltrer l’intérieur pour y injecter ce trésaillement que l’on peut rencontrer face au spectacle de la nature.
Nous sommes dans une ère de déplacements.
Alors déplaçons les repères, brouillons les pistes, inversons les codes. Imaginons des habitats imprévisibles, des habitats laissant une petite place à la sensation d’inconfort pour que notre capacité d’adaptation soit chatouillée de temps en temps.
Il faut enrichir nos habitats de la dimension d’un ailleurs.
9
Huang Shan, le 1er Mai 2010 Il est 3h du matin, je suis dans une tente perchée en haut d’une montagne à l’autre bout du monde. Les montagnes de Huang Shan, à 6h de Shanghai. Dehors un guide chinois hurle dans son micro pour rassembler ses troupes. Il faut aller admirer le lever de soleil.
À
LA
CH
IN
O
IS E
grand air
Mes deux amis et moi avons décidé de passer un week-end dans la nature, pour échapper à la folie de l’ouverture de l’Exposition Universelle de Shanghai. Nous sommes arrivés la veille, nous avons dormi dans la petite ville au pied des montagnes, dans l’auberge de Mr Hu. Nous arrivons et découvrons que l’auberge est encore en construction, des ouvriers s’affairent dans tout le bâtiment. Au deuxième étage, au fond, notre chambre «toute neuve».
10
Tellement neuve que tout est encore emballé, matelas, lampe, télévision, le tout sous une épaisse couche de poussière dûe aux travaux. Ce n’est pas la première fois que j’observe cela. Il est courant que les chinois gardent les emballages pour que les produits paraissent toujours neufs et s’abîment moins vite. Je pense déjà au bruit du plastique froissé dès que je me retournerai dans mon lit la nuit prochaine, mais je me garde bien de faire la moindre remarque. Je me retrouve donc dans cette chambre avec mes deux compagnons rencontrés quelques semaines plus tôt à Shanghai. Je me rends rapidement compte que notre intimité va être mise à rude épreuve.
La plus grosse surprise vient de la salle de bain. Nos trois paires d’yeux sont immédiatement attirées par cette vitre totalement transparente qui sépare la chambre de la salle de bain. L’inconfort que nous suggère l’organisation spatiale est vite oubliée, nous trouvons des parades et préférons rire de la situation. Nous préparons notre journée de randonnée dans les montagnes pour le lendemain et Monsieur Hu nous propose de nous louer une tente au sommet pour la nuit suivante. Nous acceptons et déjà je me mets à rêver, m’imaginant seule au monde, au sommet des montagnes en pain d’épice, dans ma tente, bercée par le chant des oiseaux.
Le lendemain matin nous nous rendons donc au pied des montagnes pour commencer l’ascension. Surprise ! Des centaines et des centaines de chinois semblent avoir eu la même idée que nous. Une cinquantaine de casquettes jaunes par-ci, un cinquantaine de casquettes rouges par-là, la plupart sont venus en groupes organisés. Nous voilà partis, inconscients du chemin à parcourir. Des milliers de marches à gravir, dans des escaliers bondés. Je suis sans cesse surprise par le gouffre qui sépare l’idée que je me faisais de cette excursion et ce que je découvre. Je ne suis pas déçue, simplement abasourdie par le choc culturel. Après cinq heures de marche, ( et de marches ! ) , je comprends que les montagnes ne sont décidément pas les mêmes qu’en France. Il faut que je m’ôte de l’esprit cette idée qu’une montagne est une sorte de pyramide avec une base et un sommet.
Ici, ce sont des dizaines de pics qui se succèdent, les formes sont indéfinissables. Le paysage est somptueux mais pour en profiter il faut se faufiler tant bien que mal entre les groupes, et surtout faire abstraction du brouhaha ambiant. Je prends conscience que le dépaysement est réciproque. Cette sensation naît notamment de la réaction de nombreux promeneurs qui demandent à nous prendre en photo. Il est surprenant de voir l’excitation de certains chinois lorsqu’ils nous croisent. Bien entendu dans les grandes villes comme Shanghai, nous n’avons rien de dépaysant, mais pour certaines de ces familles qui sont venues de petites villes nous représentons l’inconnu. Nous rejoignons notre tente lorsque la nuit commence à tomber.
LA tente en question n’est pas seule. Mon rêve de solitude est encore une fois mis à mal. Il s’agit en fait d’un parterre de tentes Quechua collées les unes aux autres sur un sol en béton. Le lieu grouille de monde, nous nous installons à trois dans cette microtente persuadés que la fatigue de la journée nous terrassera. Loin de là. Après quelques heures, le bruit des conversations fait place à un concert de ronflements. Il est 3h du matin, je suis dans une tente perchée en haut d’une montagne à l’autre bout du monde. Les montagnes de Huang Shan, à 6h de Shanghai. Dehors un guide chinois hurle dans son micro pour rassembler ses troupes. Il faut aller admirer le lever de soleil.
11
Difficilement nous nous extirpons de la toile de tente, sans avoir fermé l’oeil de cette courte nuit. Dans le noir, nous suivons quelques groupes. Pour la première fois le silence s’est installé dans la procession pour rejoindre le ciel. Il y a quelque chose de religieux dans cette marche. Un silence religieux. Nous trouvons un point de vue éloigné des autres. La foule toujours mais tous les regards sont captés par le spectacle de la nuit qui fait place au jour. Et lorsque la brume se forme autour des pics de granit, on peut alors observer ce que les chinois appellent «la mer de nuages». Dans ce paysage qui s’est constitué il y a 100 000 000 d’années tout semble mouvant. Au lever du soleil, les montagnes encore dans l’obscurité semblent vibrer sous l’effet des timides premiers rayons du soleil. Les pics deviennent fragiles comme si le moindre souffle pouvait les faire vaciller. Un instant suspendu, je passe du rôle d’actrice à celui de spectatrice. Je me laisse submerger par le spectacle qui se joue devant moi. Les montagnes sortent de l’ombre, d’abord en fusion avec le ciel, elles se découpent peu à peu pour devenir des silhouettes tranchantes. Puis la lumière apparaît mettant de la couleur sur les pics endormis. Je goûte à une sensation de dépaysement totalement différente de celle que j’ai pu vivre ces deux derniers jours. La fluctuation du paysage m’emmène vers un ailleurs poétique. L’espace d’un moment, une sorte d’instabilité se crée. Je me rends compte de la puissance de cet environnement. J’assiste à un tremblement de ciel et de terre.
12
CELUI QUE JE VOIS.
Le dépaysement face au paysage. À son image. Image vibrante, fluctuante, ennivrante. Le paysage dont je veux m’envelopper, que je veux affronter. Je voudrais y vivre, mais il reste à bonne distance. Là-bas, à l’horizon.
CELUI QUE JE VIS.
Les sons, les odeurs, les goûts, parfums d’ailleurs, dépaysement des sens, dépaysement actif, il fait de nous des aventuriers.
CELUI QUE JE SUIS.
On me prend en photo. Je suis le dépaysement. Il en faut pour tout le monde. On a tous besoin de satisfaire notre besoin d’exotisme. Un juste retour des choses.
13
R e g a r d e r , observer, admirer le paysage. Le paysage est affaire de point de vue et de regard. La vue d’un espace donné, à un moment donné, à travers un œil en particulier. L’art a depuis toujours joué un grand rôle dans notre façon d’appréhender le paysage. Le regard des peintres a guidé celui des gens sur leur espace. Alain Corbin dans son livre L’Homme dans le paysage nous explique que l’art occidental, notamment la peinture dès le XVIIe siècle, nous a poussés à adopter une perception immobile du paysage. Les tableaux nous ont conduits à assimiler le paysage à une image. Comment alors s’est développée une perception plus mobile du paysage dans l’art ? En Orient par exemple, notamment au Japon et en Chine, les estampes représentent des paysages mouvants, des «mondes flottants». Le paysage reste image mais sa représentation a incité le spectateur à l’apprécier dans son mouvement, dans une perception mobile.
14
Si les artistes conditionnent notre regard, le leur est également conditionné par les techniques qu’ils emploient. Les estampes sont en effet des impressions à la planche. Cela implique des passages successifs pour arriver à reconstituer un paysage final. Ils s’agit donc de plans qui se superposent, d’où l’impression de mouvement qui s’intalle à la vue de ces représentations. Les impressionistes installaient leur chevalet en pleine nature et pour être au plus proche du paysage, ils peignaient au rythme des fluctuations de la lumière par superspositions de touches de pinceau. Le résultat nous procure une sensation de vibration de l’image. Richard Long pose un cadre dans un paysage pour en faire une image. Dans ce cadre, la nature continue à vivre. David Hockney peint à présent des paysages et des fleurs sur des I-pads. Il utilise les nouvelles technologies comme supports de ses dessins et comme valeur ajoutée. Elles ouvrent de nouvelles perspectives dans la représentation de ce qui nous entoure. La lumière se glisse derrière la couleur. «Je n’aurais pas dessiné l’aurore avec seulement un crayon et une feuille de papier. C’est la luminosité de l’écran qui m’y a incité.» Comme l’Homme préhistorique qui peignait au doigt les parois des grottes, Hockney revient à l’usage de son propre corps comme outil de représentation sur un support actuel. Des outils simples et des technologies avancées se rencontrent.
Ils disent que le paysage ne peut être que regardé. Si je pénètre dans le paysage, blop, il disparaît. Parce que le paysage, c’est une image. Le paysage il est à plat, de loin. J’aimerais que le paysage persiste. J’aimerais que l’on entre dans le paysage. Que l’on se fonde dedans. Se fondre dans le décor. Le paysage est comme une bulle, si je le touche, il éclate. Il devient autre chose, un lieu, un environnement, un espace. Mais il n’est plus un paysage. Comment le faire durer sans juste le regarder ? Approcher sans bruit, se camoufler. Et l’air de rien s’y glisser. Ou alors s’en emparer, le tirer jusqu’à nous, le recopier et le laisser filer. Recopier le paysage, voilà ma clé. Si loin de nous, impalpable, indomptable, qu’il reste là où il est. Mais comme je l’aime, comme j’aime sa capacité à nous dépayser, je veux le recopier. Découpage, collage, relevés, tracés, je suis ses lignes et je l’importe. Copier, coller. Il est différent, il n’est plus si naturel, il est même artificiel, matériel. Alors sans problème je m’y glisse, je taille des ouvertures, je monte des volumes.
J’habite le paysage. Hokusai, Détail d’estampe, Début XIXe s
15
BienvenuE dans mon théâtre !
Je construis le décor. Ce décor est mobile, il nous fait voyager dans l’espace, nous raconte une histoire. Il installe une chronologie. Agit dans l’espace et le temps. Vous pensez encore être des spectateurs, mais c’est à vous de jouer.
Ce décor artificiel est vivant, vrai, tellement vrai que vous croyez tout ce qu’on vous raconte, même les choses les plus invraisemblables ! Alors il ne faut pas lésiner sur les artifices ! J’inonde la scène de lumière, la baigne dans des dégradés aveuglants. Tellement aveuglants qu’ils vous obligent à avancer les yeux fermés.
ALLUMEZ LA LUMIÈRE !! Il me faut de la puissance.
MONTEZ LE VOLUME !!
Sautez dans l’inconnu !
16
Il me faut des vagues, des vagues de couleurs, des vagues de chaleur, des tsunamis en papier. Pour que vous soyez emportés par leur souffle et que de spectateurs vous deveniez acteurs. Qu’elles viennent vous chercher, vous, dans votre fauteuil devant la télé. Qu’elles ondulent et vous fassent voyager.
Monter le volume, les volumes, au théâtre les acteurs sont toujours très maquillés, pour que même de loin, on puisse les voir. Il faut tout monter d’un cran, voire mille. Je suis le metteur en scène et
JE TIRE LES FICELLES.
Vous êtes ici chez vous, mais vous êtes ailleurs. Vous êtes mes acteurs, vous jouez les touristes. Vous vous prenez au jeu de l’inconnu. Alors place à l’improvisation. Nous sommes maintenant sans
filets.
JE
COUPE
LES
FICELLES.
Tout le monde a oublié son texte. Les didascalies s’effacent. Il faut inventer. La scène est prise de risques. Un trou de mémoire, un blanc. Le blanc se prolonge tellement qu’il fait une banquise.
La banquise fond, vous perdez pied. Coulés.
Les montagnes frôlent la mer, un coucher de soleil se renverse sur l’herbe, les arbres percutent la maison, la maison est embrochée, embranchée, allez-y roulez, roulez, qu’on ne sache plus où donner de la tête. Vous vous relevez, le soleil en papier doré, les nuages en papier mâché. Ils se balancent au bout de leurs fils de nylon. La machine souffle de la mousse, vous voulez escalader, vous vous enfoncez. La soufflerie se met en marche, vous êtes si près qu’elle vous fait reculer. Vous avancez à contre-courant. Comme dans un jeu vidéo, vous passez de mondes en mondes, toujours dans le même écran. Les décors défilent, chaque fois il faut se réaccoutumer.
Accélérez, enjambez, sautez, rampez, gardez le rythme ! Le rideau tombe, exténué, vous regagnez votre lit.
Les décors s’enchaînent, sur leurs roulettes, je les lance dans un ballet endiablé !
17
The english translation of the french word «dépaysement», is «change of scenery». The same word in another language opens a lot of new interpretations. The french word comes from latin and literally means «moving to another country». In english, a change of scenery means at the same time «changing landscape» but a scenery is also the setting of a show. When you get bored with your everyday life, you need «du dépaysement». You don’t have that many choices. Usually you take some holidays, you move to another place, sometimes to another country. C’est le dépaysement.
18
I’m more interested in the english meaning. I prefer imagine that when you get bored, you need a change of scenery. You need to change your everyday life’s landscape. It’s not a matter of distance, you don’t need to travel. Just get up from your chair, open your window, grab the landscape and bring it inside your home. Daily life is now your enemy. You take the landscape from outside, but you need an interior scenery, an artificial interpretation of the natural landscape, so as to live the «play of your life».
19
La chute dÊfie l’apesanteur, Denis Darzacq
20
Monter en BAS Déplacer les montagnes, les plonger dans la mer, mettre le ciel sous terre. Faire tomber les murs, arrondir les angles, marcher au plafond, couler dans les escaliers. Des nuages de glace sous la banquise, descendre à leur sommet et remonter à leur racine. Monter en bas et descendre en haut. Flotter dans l’air, marcher dans l’eau, nager sur terre. Dîner en apnée, dormir en apesanteur.
21
VUE Nous nous devons d’être toujours visibles, au cas où nous aurions des spectateurs. Nous habitons un paysage rappelons-le, il peut toujours y avoir des spectateurs. Les déplacements s’effectuent uniquement de face, jamais de profil car nous sommes aussi plats que le paysage. On ne nous verrait pas. C’est comme un théâtre d’ombres. Nous n’apparaissons que dans la lumière et nos déplacements sont guidés par l’image que nous renvoyons, l’histoire que nous racontons. Nous sommes des silhouettes, et si nous nous croisons, nous fusionnons. C’est comme un photomontage. Nous sommes incrustés dans ce paysage qui évolue, indifférent à nous.
22
Senscape
Toucher OUïE Le son est un paysage, il se joue en pemanence autour de nous. Le soundscape, le paysage sonore, concept inventé par Robert MurraySchaffer, un «écolo» sonore. Il faut préserver nos sons quotidiens. Ils sont en voie de disparition avec les nouvelles technologies. Tout est toujours plus silencieux. Les 4 saisons de Vivaldi. Le son et le paysage sont intimement liés, depuis toujours. Il faut les conserver. Accentuer, étouffer, couper le son. Le pouvoir du son c’est qu’il ne peut être attrapé. Quoi de mieux pour nous dépayser ?
Vous n’avez jamais touché la lumière, pas encore. La lumière s’imprime sur nos murs, elle gagne une texture, un toucher. Tantôt froide, tantôt chaude. Les reliefs se greffent, emportent notre main, l’accrochent. Nous sommes des explorateurs, des pionniers dans la conquête du payasage. Notre main n’est plus si sûre d’elle en approchant les objets, ils peuvent nous surprendre, nous piéger.
23
BONS BAISERS SONORES
Hier, j’ai découvert une boutique de souvenirs bien particulière, «Airs d’ailleurs». La boutique semblait ouverte, mais il n’y avait rien à l’intérieur. Airs d’ailleurs, j’ai l’impression d’avoir vu ce nom écrit sur des dizaines et des dizaines de magasins. Mais là pour le coup, je suis ailleurs. De l’extérieur, je l’ai dit, rien... Mais à l’intérieur, un BROUHAHAAAAAA ! ! Fracas de vagues, souffle du vent, chevaux au galop, chants de dauphins, bruits de feuillages, airs de mandoline, cornemuse, accordéon, clapotis...
Un magasin de cartes postales sonores.
24
Vous avez tous en tête le présentoir des cartes postales. Classé par genres, il y a les traditionnelles, (coucher de soleil, «sous le soleil de Bandol», «souvenir des Alpes»), les humoristiques, les «sexy», les plus élégantes. Quand elles se taisent, elles ne sont pas encombrantes. Kitsch, moches, de mauvais goût, oui, mais il suffit de fermer les yeux, d’en choisir une au hasard. Nous sommes bombardés d’images, ce n’est pas une découverte, alors le dépaysement face à l’image du paysage, peut-être qu’il n’est possible que s’il est vécu.
TES yeux ont déjà tout vu.
L’affiche dans le métro pour un séjour à prix cassé à Tahiti, sable blanc, mer turquoise, la Grande Muraille sur le menu du restaurant chinois, les catalogues de l’agence de voyage, séjours à Marrakech ou en Californie. S’évader par l’image, cela n’a plus rien d’exceptionnel. J’en reviens à ma boutique. Je veux dire que le paysage, il faut le vivre pour ressentir le parfum, «l’air» d’ailleurs. Tout le présentoir invisible hurle, crache les sons d’ailleurs. Je suis dans la rue en Chine, sur la gondole à Venise, dans un pré avec les vaches, sous les chutes du Niagara.
Le paysage sonore existe et à la différence de la carte image tu ne peux pas le déchirer, le contourner. Il m’enveloppe, m’étouffe parfois. Faites-les taire ! Les vendeurs n’ont pas l’air particulièrement perturbé. Je me dis alors que tout est question d’habitude. Que l’inconfort est subjectif. Ce qui dérange, ce serait plutôt ce que nous vivons comme une agression à laquelle nous ne nous attendions pas.
Le son te noie dans un bain de jamais vu.
Parce que contrairement aux images nous n’y sommes pas préparés. Il semble qu’il y ait un dépaysement plus ou moins confortable. Beaucoup de Japonais qui voyagent en France sont atteints du «Syndrome de Paris», une sorte de dépression qui survient face aux nombreux chocs culturels qu’ils ressentent. Il y a le dépaysement auquel on s’attend, celui que nous vendent les médias par exemple. Les japonais qui visitent Paris pensent y retrouver le chic, le raffinement, l’élégance qui en sont des symboles médiatiques à travers le monde. Ils s’attendent à entrer de plain-pied dans l’univers d’Amélie Poulain.
C’est ce dépaysement qu’ils veulent expérimenter. Or, ils se sentent d’abord agressés par la saleté, le manque d’accueil dans les lieux publics, les magasins. La majorité des gens préfèrent le confort de ce qu’ils connaissent déjà. L’image en est une des causes. La preuve, lorsque les japonais sortent leurs appareils photo peut-être essayent-ils de cadrer avec ce qu’ils veulent voir de la France, d’adopter non pas un autre œil mais au contraire d’être au plus près des images qu’ils ont en tête.
Tu te caches derrière le cadre de l’image pour ne pas voir son prolongement.
Le son ne permet pas ce stratagème. En ressortant de la boutique je me dis que pour que le dépaysement agisse il faut faire appel à tous les sens. Faire du paysage une atmosphère plus qu’une image.
25
une vague de silence
au
e larg
ond ule
26
len tem en
t
ondu l
e le
nte me nt
au large
d gue a v une
nce e l i es
27
S
n s o i fo t a rt s es n e
N Noouuss somm N us somm es ense Noou s mm es ensevvelis sous Nous u s e Nouss soom n e e e g l s m a N i o s m i n ’ t d a g e n e s nsevelis ous une montagne d’imagesN ous ssoomme mes en No28u somm sous u mm s en se s ou
N Noouuss somm N us somm es ense Noou s mm es ensevvelis so e Nouss soom e so mess ensevelliis so N
Nous o montagne d’imaggeessN ouuss uunnee m ontagne d’ima N ous ssomme
Nous sommes ensevelis sous des montagnes d’images. Comme je l’ai mentionné auparavant, la découverte du monde se fait essentiellement par le visuel, par cette position de spectateur que nous adoptons. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le marketing sensoriel est actuellement en plein essor. Comme une compensation à la superficialité du monde dicté par les lois du virtuel et d’Internet. La perception sensorielle amène un sentiment réconfortant de réalité que nous perdons face à l’image. Revenir à la nature, à des éléments fondamentaux comme les cinq sens. Les acteurs du marketing ont bien compris que le produit en lui-même ne suffit plus, il faut créer une ambiance particulière pour pousser le client à acheter. L’émotionnel est convoqué. J’ai pu lire ceci sur un blog dédié au marketing sensoriel chez Nature & Découvertes : «La clientèle est placée dans un cocon, elle « consomme du naturel » ce qui permet à une cible urbaine de ressentir un certain bien-être, un dépaysement. Les clients sont vraiment dans une bulle, leurs habitudes de consommation réfléchies perdent de leur importance au profit d’un idéal accord entre leur façon de vivre et leur personne. Ainsi ils sont plus enclins à acheter des produits qu’ils considèrent comme naturels et bons pour leur façon de vivre.»
29
Lorsque le citadin rencontre la nature. La mise en scène de tels magasins prouve qu’il y a une sorte de recette du dépaysement pour l’Homme des villes. Et à partir du moment où il y a recette, il y a maîtrise, et dans ce cas manipulation pour pousser à l’achat. Tout cela semble bien loin du naturel qu’on veut nous vendre. La polysensorialité permet une manipulation du client plus insidieuse car elle répond à des attentes inconscientes et reste impalpable, donc incontrôlable. En dehors d’un schéma marketing, je crois que l’impalpabilité d’une atmosphère est fondamentale pour instaurer le dépaysement dans nos habitats. En effet, le dépaysement est affaire de lâcher prise, il intervient lorsque quelques repères stables sont ébranlés, que notre capacité d’adaptation est mise en jeu. Face à un objet il est toujours possible de trouver une parade, face à une atmosphère cela devient plus difficile. Comme nous venons de le voir, il y a également un jeu de faux-semblant dans tout cela. Il est possible de recréer de façon totalement artificielle l’idée de nous nous faisons d’un environnement. Quelques huiles essentielles, en musique de fond des chants de dauphins, et l’ambiance «nature» est là.
30
Quand art et design se mettent au service des sens, c’est en général pour rendre visible des flux, des connexions invisibles. Et encore une fois des technologies de pointe sont mises en place pour révéler, amplifier des principes extrêmement simples, déjà présents mais imperceptibles. Le naturel veut se faire entendre, l’artificiel veut prendre vie, les technologies sont devenues des moyens d’instaurer une communication entre ces deux concepts a priori opposés, et par-là même de réactiver nos sens.
Le rôle de la technologie est essentiel dans notre quête de sensations. Je pense à l’installation Akousmaflore du collectif Scenocosme. Des plantes suspendues au plafond émettent des sons lorsque nous les frôlons. Chaque plante s’éveille au moindre contact chaud et humain par un langage sonore qui lui est propre. Les différents contacts permettent d’engendrer ou de superposer des flux sonores mais aussi d’en modifier les teintes et les fluctuations. Notre corps produit en permanence une aura électrique subtile que nous ne percevons pas. Ce nuage énergétique nous suit comme une ombre et effleure notre environnement de manière invisible. Une technologie numérique est installée discrètement sur les plantes afin de rendre sonore ces connexions qui s’opèrent habituellement de façon inaudible.
Akousmaflore, Collectif Scenocosme
Akousmaflore, Scenocosme, 2010
31
Flying Flow
32
The invisible flow. With a breath, you can shape the invisible. You feel the fresh air on your cheek, you want to catch it but it’s already too late. So you put some soap on your fingers and blow into them. The bubbles come from you, as an extension of your body, they are linked to you and your breath. With the power of your breath you can make it big or small, long or short, but always with a lot of precaution because you know that the transparent material can break if you don’t pay enough attention. You are like a scientist, analysing his environment thanks to this fragile tool. Your entire body has to be dedicated to the formation of this fleeting sensor. Sometimes a ray of light crosses the road of the bubble still attached to your hand. With your breath you can make the ray dancing on the surface. The bubble is catching all the invisible and intangible elements of our environment and gives shape to them.
You are like a tamer of soap bubbles, you’re getting better and better in playing with the sensor, as you manage it better, you better understand what’s going on around you. The shape of the bubble, always different, gives you various interpretations. It’s like a mirror of the invisible. You keep control until it flies away. Your breath is cut, your body static, all your attention is now focused on the independent shape floating in the air. You become spectator of your creation. You know that it won’t last, you know that this moment is precious. So you try to keep in mind all the informations that you can get. The bubble flies in the air, catching and dispersing light, reflecting the landscape and distorting it at the same time. Shaping air or light with a bubble, we can find a lot of tools to extract all these intangible phenomenon and make them malleable. We can bring them wherever we want, transport them or even import them into our houses.
33
34
Olafur Eliasson, The Weather Project, soleil couchant artificiel Ă la Tate Modern de Londres, 2003-2004
échappées
visuelle
Je tisse des . Échappée qui réunit les univers. Les crêtes des vagues deviennent des sommets enneigés. Je ne reproduis pas le visible, je rends visible, tangible. Autour de vous, les vagues se succèdent dans un mouvement incessant. Ma boîte à outils ? Une paire de ciseaux, du papier, un ordinateur, une imprimante.
virtuelle, pleine de sensations. Échappée atmosphérique qui glisse du ciel à la mer. Échappée technologique, quand la main ne Échappée
suffit plus. La pipette, mon prolongement, je prélève la couleur du ciel, je l’applique et je l’imprime. Akousmaflore, tisse des liens invisibles entre le corps et la plante. Nature et découvertes tisse à gros fils un paysage grossier, caricature de nature. L’Ipad de David Hockney, l’estampe chinoise, nous ne sommes jamais à court de techniques pour vous faire voir. Vous faire comprendre ce qui nous échappe. Ça nous échappe alors on crée des échappées. C’est plus fort que moi, que nous. Toujours comparer la nature à nous. Et essayer de faire mieux. Nous n’avons pas de pouvoir sur la nature, alors nous nous en inventons pour la prolonger. La technique s’inspire et s’instruit de ce qu’elle trouve derrière ses murs. Je tisse des échappées, et je vous piège dans mon paysage artificiel. Venez, n’ayez pas peur, prenez le risque de vivre ailleurs.
ÉCHAPPÉES BELLES
35
36
Étranges Êtrangers
37
rac ,rengised ud elôr ud -enla lec tsseeDtn.em séropconecS fi -on snad leitneslp se tse eigoslo nhcet al e ed noitseuq al à leppa tiaf leeiu roqsanheCsy.slonpolnôgrfisseedl nsu on e .s -on snad leitnesse tse eigolonhiucleituaql eedroenlô r eL .elbisivn i’l sed ecalp ne tnettem ngisoesd eegl asgnnaadl n eu vuroa .snoitasre np eu s ed etuêourqer -érp erton à tnesxsuigflaséerdiurqessotp nem élsé esd ed te s sed ecalp ne tnettem ngised el sna dtiu ev u o rtsnporo ’lceeurqtosNes.snnoopiét e d o r p s e D . e m s o c o n e c S f i t c e l l o c u d e r o fl a m s u okA no Il faut faire une place à . -érp erton à tnessigaér iuq stnemélé-ésgerden teésepgraou c neretC on.searptnsensonvoeic a h C . s n o l ô r f s e l s u o n e u q s r o l s n o s s e d t n e ttemé Nous apprécions en général le paysage dans son horizontalité. Pour trouver le mystère et l’étrange seilDfaut .emssans oconecS fitcelloc ud eroflàam ok itran ai tasm nu ie’q ldàa e neepnn lpb iesA n ètle iln ttn estm esr.sae oup siavm iuio qe o e La e r o n o s e g a g n a l n u n i u h d u a h c c noc doute aller chercher du côté de la verticalité. Aller vers les endroits où l’Homme n’a pas encore-atout hC .sexploré. nolôrf sel suon euqsrolra sn o s s e d t n e t t e m é d n o f a l p u a s e u d e r d n e r e d fi a s e t n a l p s e l tsrené uporssc cd,rueonrgeisrdn deugdne e’ld ôrtn ue dte llm ecretp sesttn en r e s o p r e p u s e t e c a Aller au fond de la mer ou par-delà la stratosphère. Au Moyen-Âge, on imaginait la mer peuplée de eron osmonstres egagnal nu rap nieadmnuohittseeu dq uaahl cà tle ca t n o c e r d n i o m u a e l l i e v é ’sasf . e l b i d u a n i n o sproc ertoN .snoitautcuflpspeal ttieafsleetinriestnseeslyrloep fiin dg oçim et jusqu’au XIXe siècle et l’arrivée du scaphandre, on ne savait pas ce qui se passait au-delà d’une resopprofondeur repus ed uo rerdn-o en gnsen’addtn e t t e m r e p s t c a t n o c s t n e r é f f i d s e L . e r p o e d e é s o p m o c e r u t c u r t s n u ou l qnheclittba eC .sap snovle eicrneepssentssuoenige ulseedueqliôrrtceLlé.e de quarante mètres. Si les fonds marins ont aujourd’hui été ratissés, il n’en reste pas moins qu’ils sur sprocexercent ertoN .sn oitautcufl sel te setniet sel retfieidooid muaner’udesisssi.tu a s i a m s e r e v n o c n u oiotaesnnuese’r -am ed tnemennorivne erton erueflfe te ersbnm nous une sorte de fascination. En effet, nous sommes surpris que des milieux aient pu seeC développer .sap snovesans crepseedn escuaoln e u q e l i t b u s e u q i r t c e l é a r u a e n u e noee’nlcaem r s i g a é r e u q i m a n d men ntasdnietvsueoeru tycqn usn q setnalppsenlerutn settnteem tègricsseidd e elélsla irémp u -am ed tnemenno-réirvpne retrotnonà etn rueesfl f e t e e r b m o e n u e m m o c t i u s s u o n e u q iet , n o i t a l l a t s n i ’ l e d e c è i p r itunqem ste nlelemuétilé tosnna contact avec l’Homme. Les poissons qui peuplent ces milieux nous apparaissent comme des .elbiduani nosçiagfaeéd bashedtnteersèpproo’cs e iurq setnalp sel rus tsneeDm.etm èsrcosciodneeéclSlaftistn i t s e e u q i r é m u n e u q i g o l o n h c e t e n U e s t r a ’ l e u q s r o l e u q e lltocecusru rsoufliua m lt. otsd p eeen Lvl aatrseilil’e venus tout droit de l’origine du monde. ed eésopmoc ecreuà tsq esn]uouoiatks[A beaun Lqociatea .elbiduani no-çaahf C ed.stnnoelm e l l e u t i b a h t n e r è p o ’ s i u q s n o i x e n n o c e c e r o n o s s e d e l b i s i v e r d n e r l suu eô’d tsndéep a8slpétn raaocrnu,reeeusnq rdu ettlile rupoadr 21ôtref soid sgistirrsoeelvdsnnu ood cse nslu uem qcéétstdennoton sfe e d e é s o p m o c e r u t c u r t s e n u t s e ] u a [ b a L c e v a r e i l l e t e L d i v a D e d l e s s h c e t s s i o f n onos egxauganatenldann hleatpn epyd cseyelreodcpnan iforgu m L’étrange, c’est le , qui envahit ce que l’on connaît. Il exerce surernous am lu àim adutea iachfaclpetsicreaotn snn isseeuaT dal susoiirgtasapeéun r qieau q uoen 21 te oiduarersuoepsrseip truesv-n o c n u ’ d s é p i u q é t n o s 8 t n o d s e l g n a i r t e d e m r o f , r e l é v é r r u o eoxd u osared edrlde n ’,d édf.feeid n svn iotesngeunsde se totsinete etllita getom ln ore n’p hecsd etcteaactlèneiop dca eslltôsnrneeaL lp b , i o n n a s i l g une sorte de fascination mélangée à de la crainte. L’idée d’une « xua tnasssip graoécr ee»,rutq im.asnnyoditaeuctacpusfle sneul n fireutssaell rreem o.ofssm u psu é -um tesanad oN tseeuseaecttan fieirdu nirltetae’srd nnroa nqioesise , s n e s s e d e c i v r e e m e s t r a ’ l q s o t t l’unheimlichen en allemand, a été largement explorée par Freud, mais c’est Ernst Jentsch ,xiov sequi o.ssau acllrp laetp nein esed cèeinu pgqaisleesld d oru iot’acl neou fq edCndécrit psdes,d nnooevictea u intna be ulosecsg esaa uesd qdsia re,tp érstnaen n uinvese ns.e t’lln titoveen m n vcu ueulolfd t E s e b i s n i s n o i x e n x d e l b i s le concept en premier. Il s’agit selon lui du doute suscité soit par un objet apparemment ,snes s-aem danimé eecd-iévtrn rpeesemrutea loéenrue qrsq rosfl ltn euqeéeeltréabtsm snd lumdeoorctm ssrest r-tiénvevensésertsreiragu r’tao oooetcseneeu e.rem ie onntneàom sJtpn p eiu caulep nfeeetm sesim etn ioocp edotsn eue ig dont on se demande s’il s’agit réellement d’un être vivant, soit par un objet sans vie se tE dont .sseeltbnison saeilvp n i s n o i x e n n o c s e d , x u l f s e d e l b i s i v e r d n e r r u o p l a r é n eia tfèm esee q ém D s.elmru sosctonneem csS irtcssetild loee cséé ulrldaptesàrnjoéifldtas,m slupo kiriA nnu oen im taeelu lm aqtêisgrntoix’lloeén àsg n m s t demande s’il ne pourrait pas s’animer. Une sorte de rupture dans la rationnalité rassurante du -évé r r u o p e c a l p n e s e s i m t n o s e t n i o p e d s e i g o l o n h c e t s e d s i o f e n u .el-b orçfasfeeldsutn eum eq llle e rdètnpneet’tn steeium npenu aihdCua.snnionlô otn e sirucotilifb nrh s,eerd eu v ista ao’sltn eqréisadnfnoeoisxfaetlu voaclessre quotidien. se ia m s t n e s é r p à j é d , s e l p m i s t n e m e m ê r t x e s e p i c n i r p s e d r e i f i l p curratp s n e n um e t]seuead bsaeh Lucnctecv vae atn iovlu aoD edroenéossopem gaogcnearluntu iae h ioidg m anh sn ytousm d[u droetcinlleoerstdn sLe t1suoetpevre lep iu cuisfaietrda ’u lo ,e retdrn enn tenogecnee r’ud ia’dtfnesesétp teuiu eqvréele rnsuottcsaan8tneton Lco.d sten lb ilrg tépnfefaicd re 2 o i d u e s s i e v n t s e i r e r d t m p s x u e d s e c e r t n e n o i t a c i n u m m o cts . Pensons à Lewis Caroll, à son Alice L’étrange est le meilleur remède contre l’ sn eta yosoNsmi.gsa sne d suu eqtucin eflavne ddl tten oa se sneiien gtu oslo n h ccfi eaitfdrsouem l a,ne irv’edm eisrd nsa enrasp x u a t n é r e m y c p n e e s l o f s p r o c e r o i t a u s e e s t e l r e e s u e m ê m à l r a p t e , s é s o p p o i r o ir au pays des merveilles. Un univers angoissant, merveilleux et étrange se met en place, xsnu evdn seeu cde,e rotsn eaoln nteosuintqia’cleielnidtube m m oe cuaql iesrn uaedléreeg rra uusaasta sen i’u ddenc , x i o v e d o n i t l a c è i p n p e C . s a p s o e c r p n u u s t c a n u . s n e s s o n r e v it et il fonctionne car il emploie les ingrédients de notre quotidien et les fait basculer em êrim àsel-u ra potentm eere ,usse étfl srofaep’lp oueiqrrb orm io rpo aunqsutee ptm eactm nno ccctieuJs.seu , s n e s s e d e c v r e s l e s o l a m e d t n e m e n n o i v n e r t t e e o dans un monde libéré de l’espace-temps. Dans le Théorème de Pasolini, une famille .slcln e sn sio,txn rlfeevu ieqtd ciraéeém rbu eisd t E . s e l b i s i v n i s n o i x e n n o s e d u s l i v e r d n e r r u o s e t n a l p s e l r u s t n e m e t è r c s i d e é a t s s e n e u q i g o l o n h c bourgeoise sort de sa torpeur face à l’arrivée d’un fascinant visiteur. é v é r r u o p e c a l p n e s e s i m t n o s e t n i o p e d s e i g o l o n h c e t s e . e l b i d u a n i n o ç a f e d t n e m e l l e u t i b a h t n e r è p o ’ s i u q s n o i x e n n o c s e c L’étranger est celui qui nous vient d’ailleurs, porteur d’une autre culture, iacmersutn se nairD p see ed eésAlors opmso tceusrétrspeànjé udts,seel]pum a[ibsatLnecm eveamrêeritlxleete Lpdiciv d’un autre regard et d’autres moeurs. Il nous fait voir différemment. fintroac’ln,e eé riatn fo es t8utenvoldersuetlagnnaeiLrt.see 21 te oidua truevsslietirceiv ur’dnseétpnieuq se up nseevendu tnneoe scsaefriu gsola olnrhecm etrosfe l a,erti a tnassigaérsneeuyqoimasneydd e ca sn se pose le problème de . Commentxuintégrer oa c sseanpuudrenrouit dm eg l’étrange étranger dans un environnement familier ? ,xiov sed nos ud x,nuoeidtallsaetcsnie’lrtendeecnèoipitacl isnnuam êmesàlt-rraa’p ,snes sed ecivres uaetm em l etueqs,sréosl oepupqoetiraotisrnpoca esJtp.eelcund tE .selbisivni snoixennoc sed ,xulf.ssneeds eslobnisrie vveitrcdanéerrerduop -évér ruop ecalp ne sesim tnos etniop ed seigolonhcet sed siam stnesérp àjéd ,selpmis tnememêrtxe sepicnirp sed tuev leicifitra’l ,erdnetne eriaf es tuev lerutan eL .selb sneyom sed seuneved tnos seigolonhcet sel ,eiv
l’étrange
spectres
mystère la part d’ombre
inquiétante étrangeté
ennui
l’intégration
38
ceelllôorc euLd.eelrboisfliavm nis’luokA noitallatsni’l à esnep eJ .ec q s r o l s n o s s e d oitasnes ed etêutn qeetrttemé dnofalp ua seudnepsus set n i a m u h t e d u a h noc erdniom ua ellievé’s etnalp t no’l euq sesnopcértcsaetL rtnegne’d tnettemrep stcatnoc stneréffid seL .erporp tse roc erton ertne snoixennoc utsatecllL uafl tneipetesJe.lercenfieid tssnei’ll tàe essen s om ne’d issua siam seronos eenpneonc suon euq elitbus euqirtcelé arua enu ecnenamrep nofalp ua seudnepsus setnalp Jr.ievcnneeesrton erueflfe te erbmo enu emmoc tius suon euqit rdniom ua ellievé’s etnalp euq s setentaèlrpcsid eéllatsni tse euqirémun euqigolonhcet enU sntenm eréffid seL .erporp tse iul iuq edetdnu alp m euq ibash ne’dtnie ssueallseiuatm ertonneorsèpxou’fls siueqd snoixennoc sec eronos p t s e i u l i u q sbreu ] u a [ b a L c e v a r e isaivenni’ul ecnenamirleleptenLe dtiivuadDorepd lesseT noitallatsni’L n ufl set d s tnqoitdég serelgnnéaeirgtaeudn emrof ne sriorim 04 dmoéeosp tcêixuu tiqquésetrsn uoosn8eu p n e t i u d o r p n u n e e c a f u s a l r e m r p sésirotom tnos 21 sueq sn én r hsceeLt enU .elboifssinvanriterruèoin igooplo g r e n é e g a u n s n a d e g a s s a p u d n o i t c n o f n e i s n ecn eorocnos erdner ed nfiaiA .snos xua tnas itxneensnnoocix se lsb i s i v n i e r ind t n o c e J . e ose msseeTs enrouittcau ali’L ,xiov sed nos ud esdnievpaDeJeèl.du e cln eL e llrattssn r d n e r e d n fi a o p l a r é n é g n e t s e ’ c , s n e s s e d e c esu naro lpf ne sriorim 04 ivres ua tem eldgnneapirstuesdseetm n o i t a l l a t s n i ’ L e r o c n e t E . s e l b i s vqsniiro sn ixetn nonsoc sed ,xulf lm l erv rneeu oé fs’snaerttnraulp opesuié toom e s r i o r i m 0 4 e c a l p n e s e s i m t n o s e t n i o p e d .ei’rulpdon rpoittsceno iuf lniu sssiLvan p e qisniA .snosseigolon i r o t o m t n o s m e m ê r t x e e p i c n i r senito aêcm nd osom xuefls seperd ueqsJe.reo tlu ustecdurrtesifaillpma im ssnn i A . s n o s i s i a m s t n e s é r p à j é d rdnenoneprérrrueoeppLnlaerétinuédgornpe,setslp e’c ueotncsu rtisqxieatn l nroecné egaun lonhnecou et seédg siof enu erocne tp sneU cn e bcinrseeivisfnilipemrèain,rel see n e’cJs.ee .eld p itcen irp e r o c n e ctd nLsou.ssse eslrb ditntnp eae rlcperdepnm fiai e aen nreoep a eé l etn lu aeq trspni’L ld lei,etrlv liptradeln sse’ssle,T ein vaoe m i rproorfpntesesriu L edn.eum reruatsniio’ldriiumq 04 ppresocénn soiosrcoxtu om at m ste fl stendos aruso ieatcn tiu.sdnoorsp éna r om efdrneep isnneiA dnoemuqeistéegru ln retcnuéretsgau an réUn.éeglbniseivtnsie’ecrèin t le ersoionfoesneurdenroecrneed nfia pm leresisfeilT na oi,traell atsni’L beim tpreocfrenpemsiriorim 04 dnseérspirotom tnos ueorp tn sn oif’d ne isniA .snos cm es erutcurts al arénég ne tse’c iof enu erocne reifilpma ,rel tpecrepmi rdnerp
39
Intérieur nuit. Une lumière tamisée éclaire un repas entre six amis dans un appartement parisien. Madame a préparé des salades en entrée, on entend les gens s’esclaffer, des bruits de couverts. Monsieur se charge de vérifier que les verres de vin soient toujours remplis. L’ambiance est détendue, quelques notes de jazz. L’intérieur est cosy, les couleurs chaudes, le mobilier contemporain s’adapte parfaitement au style haussmanien de l’appartement. La conversation s’oriente vers l’atmosphère des lieux. Des «Vous avez toujours eu bon goût», «C’est le petit détail qui fait tout», «Tu vois ça je n’y aurais pas pensé ! », «On se sent bien immédiatement ici» fusent. On sent parfois poindre une légère jalousie dans les commentaires. «Je n’aurais jamais osé ça chez moi mais finalement pourquoi pas...». Plat principal, Madame s’est lancée dans la cuisine exotique. Un poulet au curry. Les conversations habituelles vont bon train, quelques bons mots par-ci par-là...
40
BLACK-OUT 41
Cela ne dure qu’un temps. L’instant d’incertitude qui nous sort de notre torpeur. Les six convives se retrouvent plongés dans le noir. Un noir absolu, quelques secondes, avant que les pupilles ne s’ouvrent pour s’adapter à ce nouvel espace. Le noir et le silence, la musique elle aussi a été coupée. Chacun se retrouve seul avec lui-même. On échange quelques banalités pour se rassurer, mais tous nos sens sont en éveil. Privés de la vue, nous nous sentons plus vulnérables. Difficilement, la maîtresse de maison rejoint la fenêtre, renversant au passage un verre de vin sur la table. L’une des convives sursaute au son du verre brisé. Difficile d’appréhender la distance, de prévenir les accidents. La panne semble être généralisée. Rien de grave, cela ne durera pas, pas de panique dans l’assemblée. Pourtant dans la tête des convives, la même pensée éclair, les fameuses scènes de films d’horreur, la coupure de courant qui sonne l’heure de tous les possibles, les romans d’Agatha Christie, le drame qui se produit pendant cet instant de flottement. Monsieur décide de prendre les choses en main, il doit bien y avoir quelques bougies quelque part. Nous le suivons. Les bougies devraient être «dans le tiroir gauche de la commode» dans la chambre. Il se dirige à tatons vers la porte du salon. Les objets deviennent des obstacles. Ce tapis qui fait des envieux, il faut éviter de se prendre les pieds dedans, la table basse éviter ses coins, et cette lampe hors-de-prix avec sa forêt d’antennes, quelle plaie ! Enfin le couloir, encore plus noir, maintenant Monsieur doit faire appel à sa mémoire. Le couloir ne doit pas faire plus de trois mètres, la chambre est la dernière porte à gauche. Le plus simple est de se diriger vers le fond, les mains devant jusqu’à rencontrer le mur, et bifurquer à gauche. Dans le salon, les discussions ont repris, chacun y va de son anecdote sur les coupures de courant. Le noir, synonyme de danger mais aussi d’une certaine excitation. Tout devient différent, il faut alors faire appel à notre capacité d’adaptation, d’ingéniosité pour surmonter «l’épreuve». Trouver un confort autre dans une position d’inconfort. Personne ne leur a rien demandé, pourtant les convives chuchotent en racontant leurs histoires. Le noir impose le silence, crée l’intimité.
42
Monsieur revient finalement avec les bougies et une boîte d’allumettes. Trois bougies posées sur la table, le grattement de l’allumette, le petit souffle de la flamme, et finalement la lumière ! Tout est différent. Rien n’a vraiment changé mais cette faible lumière après le noir total crée un tout autre univers. L’espace semble plus restreint. L’éclairage de la bougie transforme la pièce en un théâtre d’ombres. Les objets, les personnes s’étendent, se déforment en larges plages noires sur les murs. L’ombre prend à présent plus de place que la lumière. L’espace vacille au rythme de la flamme tremblante. Le dîner peut reprendre son cours, les convives semblent apprécier le «système D». Une sorte de plaisir enfantin lorsque la contrainte devient un jeu. Et le plaisir de contrarier l’attendu.
43
L’épaisseur de l’ombre En dessous de 3000 mètres sous la mer, la lumière ne passe plus. Pourtant des espèces vivent en ces lieux depuis plus de 400 000 000 d’années.
Ces animaux peuplent l’ombre,
ils lui donnent une épaisseur.
La pression à plus de 10 km de profondeur est tellement forte que les habitants ont éliminé de leurs corps les cavités remplies de gaz compressibles au profit d’organes plein d’eau, indéformables.
L’ombre est palpable et résistante. Elle est matière, se déplace et devient autonome.
La baudroie abyssale est l’une des maîtresses des lieux. Un organe lumineux, situé au-dessus de sa tête, pend à l’extrémité d’un filament pour intimider les prédateurs et attirer les proies vers sa bouche.
La lumière piège et l’ombre avale.
La lumière devient un faire-valoir qui ne se justifie que par l’obscurité à laquelle elle répond. L’ombre protège, au fond de la mer elle a plus de valeur que la lumière.
44
Au fond de la mer, et sur des terres plus éloignées.
45
46
C’est le cas du Japon comme le décrit Junichiro Tanizaki dans son Éloge de l’ombre. L’auteur compare les perceptions occidentale et orientale en matière d’obscurité et insiste sur l’esthétique de l’ombre qui fait partie intégrante de la culture japonaise : « Nous autres orientaux, nous créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-même insignifiants, (...) je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses». Dans les fonds marins ou au Japon, l’ombre crée une atmosphère qui semble en-dehors du temps. Les espèces qui évoluent dans la abysses, par leur aspect primitif, leurs déplacements silencieux et leur autonomie nous donnent l’impression de venir tout droit de l’origine du monde. Certainement aussi parce qu’ils vivent dans un milieu où l’Homme ne pourrait pas habiter et qui reste encore un mystère, ils deviennent pour nous des créatures étranges et intouchables. Au Japon, Tanizaki nous parle d’un air qui renferme une épaisseur, d’une «sérénité inaltérable» dans les lieux étudiés pour que l’ombre prenne toute sa valeur. Ici encore, l’ombre semble associée à une force silencieuse et puissante capable de suspendre le temps. Créer de l’étrangeté avec du banal c’est donc peut-être donner de l’épaisseur à l’ombre. En posant un voile sur nos objets, en les masquant partiellement pour créer de l’interrogation, de l’étonnement ou de la surprise. Ou en faisant de l’ombre, non plus une silhouette mais un relief. Une sorte de greffe indissociable de l’objet mais gardant son autonomie, capable de se moduler, de s’étendre jusqu’a complètement recouvrir ce dernier.
47
Crépuscules
La salle est plongée dans la pénombre. Sur le mur, un rond de lumière colorée est projeté. Je reproduis ainsi des variations de couleurs/lumières que j’ai pu observer dans le ciel. La couleur change toutes les cinq secondes environ. Deux personnes avancent vers le mur et déroulent un large panneau de papier doré percé lui-même d’un cercle en son centre. Elles se positionnent devant le mur, essayant de faire coïncider le cercle découpé dans le papier doré et celui projeté au mur. La distance entre le papier et le mur crée une ombre. La couleur s’ancre tellement dans le mur qu’elle pourrait le creuser. Comme si la lumière artificielle du projecteur voulait rejoindre la lumière naturelle à l’extérieur. Le papier doré quant à lui est tellement fin qu’il vibre et rayonne au moindre mouvement. Ainsi dévoilé dans la pénombre il ne fait pas figure de premier plan. Loin d’être clinquant, il devient un faire-valoir de la couleur qui le traverse. L’or dans l’ombre capte toutes les lueurs de lumière de la pièce et les reflète en pointes vibrantes. Un procédé aussi simple, qui ne fait appel qu’à des écrans juxtaposés les uns à la suite des autres, crée un espace qui se redéfinit à chaque vibration, de couleur ou de lumière. L’écran fait image mais son ombre suffit à lui faire prendre une épaisseur qui attire notre regard vers le point central. La remise en question d’un espace ne signifie donc pas forcément un grand changement. Avec des variations de lumière, des jeux d’ombres et de silhouettes nous pouvons commencer à composer un espace différent. Un point de variation peut suffire si tous les éléments autour nous guident vers celui-ci.
48
J’aimerais continuer à développer ce principe de point lumineux comme un moyen d’orienter notre regard sur notre environnement de différentes façons. Soit pour mettre en lumière un angle incongru, d’habitude considéré sans importance, soit pour provoquer un jeu de va-et-vient entre lumière artificielle et lumière naturelle. Comme si le paysage extérieur venait se greffer à l’intérieur. Le doré prend de mon point de vue toute sa valeur lorsqu’il accompagne la pénombre. Parce que sa surface n’est jamais figée, elle vibre au rythme des variations de lumière mais aussi des regards. L’obscurité lui confère quelque chose de mystérieux, j’y retrouve ce pouvoir «magique» du paysage dont j’ai parlé auparavant. Notre déplacement nous fait percevoir des reflets complètement différents en fonction de notre angle de vue. Je veux concevoir des espaces où le corps est parti prenante. Le mouvement des écrans dorés pourraient donner lieu à une sorte de chorégraphie, jouant avec les projections. La distance entre l’écran et le mur crée des ombres portées plus ou moins importantes. Nous pourrions imaginer des sortes de crépuscules artificiels qui se joueraient à différentes vitesses, qui laisseraient plus ou moins de temps à la pénombre pour pénétrer la couleur.
49
50
51
Strangers in the dark L’étrange n’est pas étranger, il vient de ce que l’on connaît !
52
D’où le sentiment d’inquiétante étrangeté que décrit Freud. La philosophe Katerine Kintzler résume parfaitement sur son blog la thèse de Freud : «Le sentiment de malaise tient en grande partie au fait que l’étrange n’est pas réductible à l’univers ordinaire, mais qu’il n’est pas non plus complètement étranger. C’est précisément cette ambivalence qui, en faisant basculer l’univers familier ou ordinaire du côté de l’étrange et de l’extraordinaire, produit le sentiment d’effroi.» Selon Freud, cette sensation vient du retour d’un événement refoulé ou de la réactivation de croyances anciennes. Un sentiment primitif nourri par le retour d’images fictives ou bien réelles enfouies en nous. Comme lorsque la lumière s’éteind alors que l’on ne s’y attend pas. Toutes les images que notre culture ou notre passé a engrangé, tout se rallume. De la peur à l’appréhension, de l’excitation à l’intimité, le noir ravive la flamme de nos souvenirs. Bruce Bégout dans son recueil de nouvelles, Sphex, invente avec bonheur des situations quotidiennes dans lesquelles l’étrange s’installe. Et toute l’efficacité de son dispositif narratif réside dans sa capacité à installer ses histoires dans un cadre on ne peut plus banal, et à les faire basculer soudainement dans la cruauté ou l’horreur en toute impunité. C’est un ton extrêmement détaché qui emporte l’histoire dans le registre de l’étrange et nous met dans une position d’inconfort. L’efficacité du processus d’étrangeté réside dans ce décalage. L’un des facteurs favorisant également ces situations étranges est bien sûr l’ennui. L’ennui nous plonge dans la rêverie, nous invite à imaginer dans un ailleurs qui laisse la porte ouverte à l’étrange. Le fameux Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre nous invite dans une rêverie qui naît de la description des objets du quotidien, comme une thérapeutique de l’esseulement. Preuve que le voyage ne nécessite pas forcément de grandes distances, que notre environnement quotidien peut devenir objet de contemplation. Une nouvelle du recueil de Bruce Bégout, Paysages infra-ordinaires, évoque cet aspect. Un homme décide de prendre en photo chaque parcelle du paysage qu’il traverse tous les jours en moto pour se rendre à son travail, pour «voir ce qu’il voyait sans voir». Pour se réapproprier cet espace à la fois familier et étrange qui l’entoure chaque jour. Nous sommes toujours dans la dualité entre le «su et l’insu».
L’étranger est étrange. Il y a l’étranger et l’Étranger. Partir à l’étranger, au-delà de nos frontières géographiques et culturelles. L’Étranger, celui qui nous vient d’ailleurs, amenant ses propres références. L’Étranger est par essence étrange. Parce qu’il a les mêmes besoins que nous, qu’il se retrouve dans les mêmes situations mais qu’il les aborde différemment. Toujours cette friction entre le familier et l’inconnu. Et toujours cette question. Comment intégrer l’étranger ? Nous parlons bien ici d’intégration et non d’assimilation. La différence est grande. L’intégration d’un étranger signifie que ce dernier garde ses spécificités, son «intégrité» tout en essayant de s’introduire au mieux dans un groupe et vivre en harmonie avec celui-ci. Au contraire l’assimilation vise à faire disparaître toute spécificité culturelle, à renoncer à sa différence pour se fondre littéralement dans le groupe. Dans un processus créatif l’intégration paraît bien plus fructueuse. L’Étranger doit préserver son étrangeté. Alfred Shütz a écrit un court essai sur la question de l’adaptation d’un étranger à un groupe d’individus. L’étranger arrive avec sa culture, son passé. Il peut envisager un présent et un avenir avec le nouveau groupe mais le passé (culturel, historique) ne peut être rattrapé. Dans un premier temps tout ce qu’il observe sera filtré par sa propre connaissance du monde et sa culture d’origine. Puis vient le moment du passage à l’action, l’étranger doit vivre avec le nouveau groupe, «le cadre vide s’enrichit d’expériences vivantes», les préjugés s’effondrent, l’image que l’on se fait est remplacée par la réalité des situations présentes. Et par l’échange. Car l’idée que nous nous faisons d’une culture nous permet de l’appréhender extérieurement mais ne donne pas les clés pour intéragir avec elle. Pour s’intégrer il faut trouver sa place. Une question d’orientation qu’il n’est pas toujours facile de traiter quand la hiérarchie sociale est complètement différente de celle que l’on connaît. Car lorsque nous suivons notre modèle culturel nous savons où nous placer par rapport aux autres, mais si nous ignorons tout des schémas sociaux du nouveau groupe il est bien difficile de «trouver sa place». L’un des meilleurs moyens de s’intégrer est bien sur de maîtriser la communication. La difficulté pour l’étranger est d’appréhender ce qu’est un comportement «normal» aux yeux du groupe qui l’accueille. Comme l’explique Alfred Shütz, nous ne savons pas trouver instinctivement la bonne distance avec les autres. Sur la réserve ou dans l’intimité il est difficile de trouver la juste position. La question de l’orientation est finalement au cœur de la position d’étranger. Pénétrer dans un groupe, s’y perdre, trouver sa place, chercher la bonne distance. Comme dans le noir, avancer à tâtons, rencontrer des obstacles, seule l’expérience nous aidera à trouver la sortie du labyrinthe. L’Étranger ne cherche pas un refuge, il est aventureux, prêt à perdre son sens de l’orientation pour intégrer le groupe. Scène de Psychose, Alfred Hitchcok
53
Corps étrangers Corps étrangers, objets étranges faites de nos corps des étrangers !
L’Étranger n’est plus un corps c’est un objet. Un corps étranger. Qu’il vienne, qu’il s’invite, qu’il se perde et qu’il nous perde. Expected, unexpected, son ambiguïté nous fait perdre pied. À quoi se raccrocher ? Un air commun, il pourrait presque s’intégrer. Mais il finit par se détacher. Sa fonction, son emplacement, il détonne dans le paysage de notre quotidien. Le corps étranger n’a rien d’humain, pas de corps, juste étranger. Il se trouve là où il ne devrait pas. Il reste seul, deux corps identiques, et l’étranger n’est plus étrange. Équilibrer, pour que l’étrange ne devienne pas une habitude. Un corps étranger, nous pouvons gérer. Nous en amuser. Le catalogue des objets introuvables de Jacques Carelman. Objets absurdes. Et si le corps se multiplient alors ils doivent se montrer dans leur diversité. Nous rions moins. Le refuge n’est plus si douillet. Nous devenons des corps étrangers. Corps étrangers vs corps étrangers. En milieu hostile, vie ou survie on ne sait plus. Réflexes vitaux, manger, boire. Trouver où s’asseoir, le confort viendra plus tard. Questions de temps et d’espace. Le temps qui passe, l’espace qui s’ouvre. Nouvelles distances, nouveaux repères. Se réapproprier son «chez soi». Ou pas. Trouver la sortie du labyrinthe de l’étrange, ou décider de s’y perdre.
54
Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L’un dit à l’autre : « Excusez-moi, monsieur, mais qu’est-ce que ce paquet à l’aspect bizarre que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête ? — Ah ça, c’est un MacGuffin. — Qu’est-ce que c’est un MacGuffin ? — Eh bien c’est un appareil pour attraper les lions dans les montagnes d’Écosse — Mais il n’y a pas de lions dans les montagnes d’Écosse. — Dans ce cas, ce n’est pas un MacGuffin » . (Lettre d’Hitchcok à Truffaut lui expliquant le principe du MacGuffin)
55
Schmilblick Le MacGuffin c’est l’objet qui sert de point de départ à une intrigue. Mais en soi, il n’a pas beaucoup d’importance. C’est Hitchcock qui l’a le mieux défini et qui s’en est le plus servi. Un objet disparu, mystérieux, qui va lancer l’action, embarquer les acteurs dans une série d’aventures, tant et si bien qu’il finit par se faire oublier. Concevons des objets qui nous donneraient une impulsion, mais qui en eux-même n’auraient pas grand intérêt. Des objets qu’on ne verrait peut-être même pas mais dont nous saurions la présence. Comme lorsque enfant, on nous faisait croire qu’un monstre dormait dans le placard. La part d’ombre qui recouvre un objet est source de fantasmes, c’est le déclencheur d’un imaginaire. En imaginant plonger une partie de notre habitat dans l’obscurité, alors nous ouvrons une multitude de possibles. Tout peut arriver.
L’objet ne s’offre plus à nous directement, il devient créateur d’une nouvelle énergie. En terme de conception, l’idée d’un objet qui aurait une fonction autre que la sienne, voilà qui remet en cause bien des fondamentaux. Nous aurions besoin de ces objets mais pas pour nous en servir, non, juste pour nous permettre d’agir différemment ailleurs. Je pense alors aux objets que l’on détourne de leur fonction première. Un livre pour caler une table, une chaise pour attraper du sel en haut d’une étagère, ou...une ventouse comme porte-manteau. Le design s’est réellement emparé de la tendance à détourner les objets de leurs fonctions quitte à aller du côté de l’absurde. Le génie et précurseur en la matière fût Jacques Carelman et son catalogue d’objets introuvables. Tout l’art de l’auteur réside dans sa capacité à proposer d’autres fonctions à un objet en le détournant ou en modifiant certaines de ses propriétés, quand au premier coup d’oeil nous pourrions penser que l’objet est rendu totalement inutilisable.
56
Alteruse, Armin Fischer
Exemple, le marteau en liège, «matière qui le désigne tout particulièrement aux bricoleurs travaillant dans l’eau», ou la bouteille absorbante en éponge «qui double la capacité de liquide». Il ne s’agit pas d’objets inutiles, bien au contraire, c’est une nouvelle logique qui est mise en place. Les objets veulent être tellement fonctionnels qu’ils en deviennent absurdes. Les idées de Carelman, n’ont pourtant pas toutes été prises à la légère. Nous pensons à la baignoire à portière dont la légende initiale disait : «Évite d’enjamber la baignoire pour y entrer». Et bien, la légende n’a plus rien d’humoristique puisque la baignoire à porte est devenue bien réelle. L’objet qui nous fait changer de trajectoire, celui que l’on contourne ou que l’on détourne, nous pouvons voir cela comme une réponse à l’universalisation de nos habitats. Essayer de faire un pas de côté par rapport à des objets que nous voyons partout, tout le temps, en se les réappropriant. Mais il y a également le détournement utile, celui qui offre une seconde vie aux objets. Difficile d’échapper au terme «recyclage» à l’heure actuelle. La tendance est à la réutilisation voire même à l’hybridation pour ne rien jeter. Cela devient presque une obsession. Un objet est sur le point de mourir, trouvons-lui une autre utilité ! Découpons-le, mixons-le, hybridons-le.
Nous devenons chirurgiens, dans une sorte d’urgence planétaire, nous réparons, nous opérons, en quête du «never-dying object»... Quitte à créer des monstres.
Comme ces animaux monstrueux des fonds marins qui semblaient libérés de l’espace-temps, comme le MacGuffin qui peut prendre toutes les formes qu’il veut puisqu’on ne le voit jamais, les créatures de notre quotidien nous emmèneront là où on ne les attend pas...
57
58
59
60
A 100 chairs in 100 days, Gamper Martino (100 chaises récupérées dans la rue sont hybridées par le designer)
61
62
ge r a l le d n e r p a e k I
63
Le tronc d’arbre d’une plante dépolluante semble avoir traversé les siècles. Son épaisseur, sa forme pleine remplie d’une pulpe puissante, le tout en quelques centimètres : un concentré d’énergie miniature. Et si le tronc se développe, si toute cette force grandit, alors la bibliothèque IKEA dans laquelle il est placé n’est plus qu’une structure supportée par la plante aux vertus bienfaisantes. La plante dépollue, elle devrait nous apporter un certain bien-être, en purifiant l’air, en le débarrassant de toutes ses mauvaises «effluves». Se sentir bien chez soi. Être confortablement installé dans son canapé, entouré de meubles Ikea fonctionnels, pratiques, peu coûteux, dans une atmosphère en prime purifiée. L’alliance bénie et tant vantée à l’heure actuelle, entre la nature, l’espace domestique et le bien-être. Mais si la plante continue de grandir ? Tout est question d’échelle. Car tant que nous gardons le contrôle, que nous maîtrisons ces puissances naturelles a priori autonomes, le confort est préservé. Si elle continuait à grandir, pour assainir, assainir, toujours plus. Si notre habitat n’était plus qu’une carcasse, soulevée par ce tronc ? L’air serait si pur, mais qu’en serait-il de notre confort ? Serions-nous submergés ou trouverions-nous nous une autre façon d’apprivoiser et de tirer profit de cette situation ?
64
Quand l’artificiel veut prendre quelque
chose de la vie.
65
KILL
1. Prenez un bloc de marbre et taillez BILLY. BILLY gravé dans le marbre pour les siècles des siècles. BILLY dans les musées dans 100 ans. Ancêtre de la civilisation IKEA. BILLY traverse le temps, immuable, figé dans sa structure et sa fonctionnalité imperturbables. BILLY est immortel. À moins que...
66
2. Prenez du fil,des aiguilles et tricotez BILLY. D’un coup plus mou, BILLY perd de sa contenance. Les livres s’enfoncent. BILLY se plie, BILLY se tord, BILLY s’écroule.
5. Prenez des ciseaux et découpez BILLY. Avec précaution, écartez les parois, étirez-les et épinglez-les sur votre mur. BILLY s’expose comme un trophée. Comme dans un cabinet de curiosités.
3. Tuez BILLY. BILLY était un meuble de compagnie. Comme un animal familier. C’était notre étagère familière. Et BILLY a changé. Il a mué, changé de peau. Nous ne sommes pas très tolérants, BILLY en maille a perdu de sa superbe. Et surtout il ne nous sert plus à grand chose. Tout le monde a tué BILLY.
6. Réanimez BILLY. BILLY a pris la poussière, le temps a passé, dans un grenier vous le retrouvez. BILLY en maille a un certain chic. Tout le monde l’a oublié, vous le ressortez. Rangez vos livres dans ce sac compartimenté. Le sac épouse les objets, plus malléable, il se forme et se déforme en fonction de vos envies.
4. Sauvez BILLY. BILLY est une peau morte, une espèce en voie de disparition. Plus personne ne veut de l’inutile objet. BILLY ne tient même plus debout. Personne ne vient le sauver.
7. Exhibez le nouveau BILLY. Sous une forme détournée, BILLY a retrouvé sa gloire passée. Dans un coin il trône, BILLY est immortel.
67
DOMESTIQUÉEDOMEST IQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ DOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOME UÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉED TIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ ESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ MESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ MESTIQUÉEDOMESTIQUÉE MESTIQUÉEDOMESTIQUÉE MESTIQUÉEDOMESTIQUÉE OMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉE OMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉE DOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ DOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉ DOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTI QUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉEDOMESTIQUÉED MESTI
Pure nature ?
68
De la lumière du lever du soleil au violacé du ciel qui précède le bleu de la nuit en passant par l’arc-en-ciel. De plus en plus d’objets actuels cherchent à reproduire des phénomènes naturels. La luminothérapie rencontre un grand succès notamment dans les pays nordiques où il fait nuit une partie de l’année. Les réveils qui imitent la lumière du jour pour faciliter les levers matutinaux se vendent à merveille. S’agit-il d’un retour à la nature ? Peut-on parler de retour à la nature lorsque l’on ne l’utilise plus à l’état «pur» mais qu’au contraire on essaie de reproduire artificiellement ses effets ? Le retour à la nature ? Nous en entendons parler sans cesse, comme si, pendant un temps, l’Homme et la Nature s’étaient trouvés en parfaite harmonie. Certes, au début de son histoire l’Homme vivait entouré seulement de nature, ce qui le poussait à s’y adapter, pour sa survie d’abord, puis pour son confort. Aujourd’hui la situation est inversée. Nous faisons en sorte que la Nature s’adapte à l’Homme. Alors la nature n’a plus rien de naturel. Elle n’est pas dangereuse, mise à notre échelle, elle doit rester propre et s’intégrer parfaitement à notre espace. Quand elles ne sont
Do-mes-ti-quées.
pas en plastique, les plantes sont hybridées. Et pour que tout cela soit rentable, nous donnons à la nature artificielle une valeur ajoutée. Le bien-être. Gilles Lipovetsky, dans son ouvrage, Le bonheur paradoxal, nous explique que «l’hyperconsommateur n’est plus seulement avide de bien-être matériel, il apparaît comme un demandeur exponentiel de confort psychique, d’harmonie intérieure et d’épanouissement subjectif». Trouver le bien-être intérieur et physique par la Nature est notre nouveau credo en tant que consommateurs. En soi, rien de mal en cela. Seulement nous vendons une idée de la Nature qui la personnifie et fait d’elle une sorte de mère bienfaitrice. Or, nous excluons de ce fait l’essence même de la nature, à savoir son indifférence à notre égard, ses forces autonomes. En acceptant l’idée que nous ne parlons plus exactement de nature, il devient intéressant de se pencher sur la traduction par des moyens artificiels de phénomènes naturels, et de voir comment la technologie s’est associée à ces phénomènes pour nous proposer des objets porteurs de bien-être.
69
70
71
La révolte des intelligents Adam Lassy, un designer de Brooklyn, a ajouté des capteurs de proximité et des roues motorisées à la célèbre table Lack d’Ikea, ce qui lui permet de se déplacer en fonction du nombre de personnes dans une pièce et de leurs activités. Ce fait s’inscrit dans le phénomène grandissant du «Ikea Hacking» qui consiste à proposer des détournements de meubles Ikea. Les raisons de l’engouement pour le mobilier suédois sont multiples si l’on en croit les témoignages des «hackers». Pour certains il constitue une formidable source de matières premières pas chères, pour d’autres il s’agit davantage de dénoncer l’uniformisation de nos intérieurs par un retour à la pièce unique. Adam Lassy se sert du mobilier suédois d’abord parce qu’il n’éprouve aucun scrupule à le désosser et à réintervenir dessus au regard de son prix et de sa production massive. Le phénomène m’intéresse en lui-même car il propose une redéfinition de l’habitat à travers une mutation d’objets familiers. À l’heure actuelle, de plus en plus d’objets intelligents sont mis à notre service pour nous assurer plus de confort. Dans le cas présent, la table se dégage de votre chemin si elle sent votre présence. Au contraire si vous êtes assis, elle se rapprochera de vous, lors d’une fête elle peut aussi se déplacer entre les convives pour servir la nourriture..
72
Ikea Robotics, Adam Lassy
Ici c’est le déplacement qui est mis en avant par le designer américain. L’idée même que nous n’ayons plus à nous déplacer et que nos meubles se meuvent à notre place m’interpelle quant au rapport du corps au paysage mouvant de son habitat. Le dépaysement pourrait venir de la mobilité des objets. Une sensation d’étrangeté naît à la vue de ces objets qui se déplacent, comme dans un mouvement chorégraphié. Ils semblent vivants. Pourtant, tout peut être expliqué rationnellement, mais il n’en reste pas moins que leur potentiel nous surprend. Peut-être parce que nous sentons que notre ère ressemble de plus en plus aux films de science-fiction dans lesquels les robots sont doté d’une intelligence qui échappe au bout d’un moment au contrôle humain. Loin d’un tel scénario catastrophe Adam Lassy s’est pourtant amusé à mettre en scène ses objets dans de courts films en les dotant de caractères animaux. Une sorte de contre-attaque du meuble intelligent.
Anger (Faim) : Une chaise Ikea vient se frotter à votre jambe, et insiste jusqu’à ce que vous l’ayez touchée. Timidness (Timidité) : La chaise recule lorsque vous vous approchez d’elle. Neediness (Indigence) : La table s’approche de vous lorsque vous êtes assis mais vous devez la toucher toutes les six secondes pour qu’elle reste à vos côtés.
Ikea Robotics, Adam Lassy
73
Le confort qu’est sensé nous apporter l’objet par son intelligence est ici remis en question. Nous sommes mis à contribution dans le rapport avec ce dernier. Nous avons évoqué la question de l’intégration de l’étrange dans nos habitats. Ces objets intelligents sont encore pour nous des étrangers. Peu répandus, ils convoquent une technologie de pointe, qui n’est pas encore accessible à tous. Profitons donc de cet inconnu pour goûter au dépaysement qu’ils nous suggèrent avant qu’ils ne deviennent à leur tour trop communs. Ce qui fait leur étrangeté c’est l’attention qu’ils nous demandent dans ce cas précis. Pour que l’étranger soit intégré dans un environnement tout en gardant une part d’indomptabilité, il faut peut-être l’inscrire dans un échange permanent avec nous. Qu’il conserve une autonomie capable de nous surprendre et même parfois de nous mettre dans une position d’inconfort, et que notre rôle soit lui aussi actif par rapport à lui. Une sorte d’apprivoisement constant entre l’un et l’autre. Le fait qu’Adam Lassy fasse appel à des caractéristiques animales pour les réinvestir dans le champ technologique est aussi particulièrement intéressant. Comme David Hockney qui peint avec son doigt sur des Ipads il semble une nouvelle fois que le primitif et les technologies soient une combinaison fructueuse en matière de rapport du corps à l’objet. L’intelligence en essaim est un autre système qui fonctionne sur le même modèle et qui se développe de plus en plus. Inspirée du comportement des fourmis qui possèdent une intelligence de groupe, l’intelligence en essaim est une propriété de systèmes de robots non-intelligents qui montrent collectivement un comportement intelligent.
74
Cette intelligence de groupe pourrait également s’exprimer dans nos intérieurs. J’ai longuement évoqué la notion de paysage, abordant celui-ci comme une entité fluctuante. Mais il n’en reste pas moins que ces variations sont le résultat de l’action de plusieurs facteurs. Lorsque je parle de «paysage de nos intérieurs» l’idée d’un ensemble est mise au premier plan. Il serait donc intéressant d’envisager ce tout comme réactif à l’action de plusieurs objets. Je pense ici au travail des artistes suisses Peter Fischli et David Weiss et à leur film Le cours des choses qui propose un étalage d’objets du quotidien parmi lesquels des théières, des pneus, des seaux ou encore des ballons qui se percutent et provoquent des réactions en chaîne absurdes amplifiées par des effets de collisions et d’explosions. Dans cette œuvre, les artistes ne cherchent pas à glorifier ces objets banals, il ne s’agit que des rapports de cause et conséquence mis en œuvre avec des moyens simples. Le commissaire de l’exposition lors de laquelle le film fût présenté pour la première fois en 1987 s’exprima à ce sujet : « Ce qui est très fort dans ce film, c’est que les éléments développent leur propre humour. En même temps, on est sans cesse en train de se demander si la réaction en chaîne qui nous est montrée ici ne pourrait pas s’étendre au monde réel. On peut parfaitement imaginer que les objets s’emballent, entraînant dans leur sillage le monde entier.» Faire naître une sensation de vivant dans l’artificiel, cela paraît donc possible. En s’inspirant de comportements ou de systèmes primitifs d’une part et en les intégrant à des technologies actuelles, nous pouvons envisager que notre environnement quotidien commence à nous surprendre.
Extrait du film Le cours des choses, Peter Fischli et David Weiss
75
Kit évolutif Qu’il s’agisse des meubles Ikea mobiles d’Adam Lassy, ou des réactions en chaîne de Fischli et Weiss, le mouvement joue un rôle important dans l’autonomie que l’on peut conférer à certains objets. L’observation des fluctuations du paysage d’une part, des comportements animaliers de l’autre, m’a amenée à étudier le mouvement sous des angles différents. Il y a d’abord ce que j’appellerais les déplacements ou flux. Je pense au flux de l’eau qui crée le courant ou à celui du vent qui fait vibrer un feuillage. Et puis il y a la métamorphose. C’est sur ce point que j’aimerais m’attarder. La métamorphose intervient aussi bien dans le paysage (on parlera davantage de métamorphie) que chez les animaux. Si elle désigne un changement d’aspect radical, la métamorphose n’est pas forcément définitive, elle peut engendrer de nouvelles transformations. La nature qui se régénère chaque année au printemps, ou la chrysalide qui se transforme en papillon. Ombres qui grandissent, greffes, prothèses, l’étrange vient de la mutation des objets quotidiens pour les rendre capables de nous emmener vers un ailleurs.
76
À l’heure actuelle, le recyclage est sur toutes les lèvres, aller vers des objets capables de se régénérer non pas après leur utilisation mais pendant, voilà peut-être une possibilité de transformer nos paysages intérieurs sans consommer toujours plus. La métamorphose est un des principes essentiels de l’oeuvre de Louise Bourgeois, elle intervient à plusieurs niveaux : au sein même d’une sculpture, et dans l’intéraction de celle-ci avec d’autres éléments qui en modifient la perception formelle et le sens. En effet, l’enchaînement, l’articulation sont chez elle des procédés originaux de métamorphose. L’artiste inscrit notre regard dans une continuité qui nous perturbe, nous amène à requestionner en permanence le sens de ce que nous percevons dans ses sculptures. Le point qui m’intéresse principalement chez Louise Bourgeois est le rapport entre espace et temps que l’artiste exploite. En effet, le principe de métamorphose est indissociable des deux éléments et l’artiste ne cesse de nous transporter de l’un à l’autre.
Louise Bourgeois, Cumul I, (détail), 1969
Si nous ne pouvons séparer les deux notions nous pouvons les étudier séparément et tenter de les faire intéragir différemment. L’œuvre en marbre Cumul I de Louise Bourgeois est pour moi un exemple qui s’inscrit dans cette perspective. Dans Cumul I, plus rien ne semble tenir en place, et chaque forme vouée au changement perpétuel. Cumul fait partie d’une série qui fait référence au nuage, élément changeant par excellence, et plus précisément aux nuages ronds appelés Cumulus. L’emploi du marbre inscrit la sculpture dans une immuabilité, une fixité, qui dialogue avec l’aspect mouvant des différentes formes. Par ce biais nous pouvons lui donner une multitude d’interprétations. Longévité du matériau contre modularité de la forme, nous pouvons concevoir des objets qui rencontrent cette dualité. Nous avons tendance à penser l’action du temps comme accompagnatrice de l’évolution dans l’espace. Au contraire, si la notion de temps est symbolisée par le matériau alors il peut sembler figé, tandis que la forme sera en mouvement.
77
Ces derniers temps à la télé, les images du Japon. Partout le tremblement de terre, le tsunami, la catastrophe nucléaire. Et partout les mêmes commentaires, «Ah ça quand la nature se rebelle...». La nature a bon dos. Nous aimons la personnifier, les écolos soutiennent la bonne nature, la bien verte et bien docile, toute fragile, qu’il faut préserver du grand méchant Homme. Et quand les catastrophes arrivent, alors la nature devient monstrueuse, perverse. La Nature il faut bien se l’avouer, ne réfléchit pourtant pas tant. Elle a ses lois et ses cas particuliers. Et quand la technique s’y associe elle crée du bon et du mauvais. Le nucléaire, par exemple, il ne fait qu’amplifier un phénomène naturellement présent dans notre environnement, la radioactivité. Bien ou mauvais, d’un coup on ne sait plus trop. Parce que d’un côté il nous est bien utile, mais d’un autre quand ça explose, ça fait mal. Il devient soudain plus compliqué de décider si la technique qui s’inspire de la Nature, la prolonge, est forcément une bonne idée et bon pour nous. Jusqu’ici, c’était plutôt bon, l’un des buts de la technique c’est bien de nous rendre la vie plus facile, non ? Si je devenais une extrémiste du mouvement écolo, je prônerais la protection des catastrophes naturelles. Elles font partie des lois de la nature. Et si j’étais un designer écolo extrémiste, je créerais des objets inspirés de phénomènes naturels, non pas pour notre bien-être mais pour nous rappeler ce que c’est exactement de se frotter à la nature, de vivre entourée d’elle, que ce soit dans les champs de tournesols ou dans la jungle. Histoire de toucher aux limites de l’habitable. Et voir comment nous nous comportons lorsque le bien-être n’est plus une valeur de premier ordre. Le but n’est pas de nous priver de notre plaisir d’être chez nous, mais juste de titiller notre désir de grand air façon citadins. En effet, en la matière pour l’instant on se contente de se la jouer très timide et très vert pour nous satisfaire. Même MacDo s’y est mis en changeant la couleur de son logo. Alors voilà, en guise de grand air, une tempête artificielle débarque chez nous. Comme je ne suis pas architecte, je ne vais pas raser l’immeuble. Le danger vous l’oubliez, nous avons dit ARTIFICIEL, tout est sous contrôle... normalement. Non, ce qui m’importe c’est la situation de crise que cela implique. Que le mobilier s’envole, et que le papier peint s’arrache, que les vitres se brisent. Que nous imaginions des solutions pour vivre dans un milieu soudain «hostile». Le mot est lâché. Vivre en milieu hostile et non pas survivre. Cela veut dire que finalement nous pourrions y trouver un certain confort. Un habitat gonflé d’air. Partout, un courant d’air se serait infiltré. Alors tout serait plus léger et moins figé. Nos déplacements s’en trouveraient peut-être aussi modifiés, plus fluides, aériens. Ce qui est surtout fécond dans cette situation inattendue c’est que c’est un environnement entier qui est touché, les murs, le mobilier, la décoration, et l’habitant. Ainsi dans une démarche créative, il devient intéressant de considérer l’habitat comme un ensemble, et non plus comme des entités que l’on associe les unes aux autres. Les frères Bouroullec enrichissent toutes leurs productions de cette dimension. Nombre de leurs pièces s’expriment dans un rapport à l’espace. Je pense à leur Algue à la fois modules d’architecture et éléments décoratifs dans lesquels nous pouvons nous mouvoir. Pour que la situation inattendue devienne source de confort, l’habitat doit devenir un concept global, modulable, capable de changer totalement de visage en quelques instants.
Domestic storm
78
Algues, Ronan et Erwan Bouroullec
79
J’étais dans l’œil du cyclone. Au calme, en pantoufles.
J’ai pris l’habitude d’habiter. Mon habitat était habituel.
Mon environnement familier, familial. L’inhabitable est venu me travailler. Il s’est infiltré, l’air de rien, dans la plus totale indifférence à mon égard. Il y avait un arbre dans ma cour. Une branche est entrée dans ma chambre. Je l’ai coupée, ça l’a ravivée. Les meubles s’y sont greffés, petit à petit. Les feuilles se sont mises à pousser, sur la table basse, dans mon lit. Des feuilles en bois, en coton. Chaque meuble a épousé les formes de l’arbre tout en gardant sa propre nature. Ma maison est devenue un arbre. Un arbre qu’il fallait escalader. Puis les saisons se sont enchaînées. Le cycle de la nature s’est infiltré, lui aussi. En hiver, mes meubles se sont décharnés, des ossements entremêlés, leur structure mise à nu. Au printemps, ils se sont mis à bourgeonner, En été, impossible d’habiter, la forêt est à son apogée, une jungle de papier, des lianes qu’il faut enjamber. En automne j’ai mis le feu à mon arbre. Un immense brasier, la température est montée. Calcinée, ma maison était pourtant toujours enracinée. L’inhabituel habitable serait devenu habituel inhabitable ? Et bien non, s’habituer à vivre dans l’inhabitable, c’est habiter. Quand l’inhabituel s’installe sur la longueur, son effet s’annule. L’espace c’est notre habitat, le temps, c’est notre quotidien. En général, l’espace et le temps se rejoignent. Le quotidien s’est installé dans nos habitats. Ils sont si liés qu’il nous est parfois difficile de les imaginer séparément. Il faudrait que par moments, ils évoluent l’un sans l’autre. Indiana Jones est un pantouflard. Parce que pour lui l’aventure c’est le quotidien. Son espace de jeu est devenu une habitude. L’inhabituel réside dans le ponctuel. Quand le temps décide de prendre un peu d’avance sur l’espace, de lui jouer un tour. Au moment où l’on s’y attend le moins, le quotidien se rompt. Et l’espace devient esclave de cet imprévu. Un habitat qui évoluerait constamment ne fonctionnera pas si l’on veut trouver du dépaysement. Constant, permanent, continuel, sont des mots à bannir.
Le dépaysement c’est une rupture dans le temps, et l’espace tout en entier qui se met alors à vaciller. 80
Indiana Jones, ce pantouflard
81
82
J’ai voulu changer de décor, alors j’ai ouvert ma fenêtre, j’ai pris ma pipette et j’ai prélevé le ciel. Je l’ai importé et je me suis fondue dedans. La lumière m’a découpée en une silhouette à contre-jour. Je suis devenue une ombre me déplaçant dans un théâtre de milieux. Milieux accoustiques, aquatiques, montagneux, climatiques. Mon quotidien a foutu le camp, il a sauté par la fenêtre. J’ai appris à nager à contre-courant, dans ma jungle domestique. Telle une étrangère, j’ai avancé pas à pas redécouvrant mon habitat. J’ai progressé les yeux fermés, il m’a fallu apprécier les distances, reconquérir mes objets, trouver un sens à mon orientation. Ikea a pris le large, embarquant femmes et enfants, fonctionnalité et praticité. Du coup, mes objets se sont emballés. Ils ont laissé leurs ombres parler, ils ont muté. Réactions en chaîne, catastrophes artificielles, il a fallu tout affronter. Home Wild Home, tous les jours c’est l’aventure, le dépaysement assuré.
83
84
Lectures
Brève histoire de l’ombre, Victor I. Stoichita, Éditions Droz, 2000 Éloge de l’inconfort, Jacques Pezeu-Massabuau, Éditions Parenthèses, 2004 Éloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki, Éditions POF, 1933 La grande image n’a pas de forme, François Jullien, Éditions Seuil, 2003 Le bonheur paradoxal, Gilles Lipovetsky, Éditions Gallimard, 2006 L’étranger, Alfred Schütz, Éditions Allia, 2003 L’homme dans le paysage, Alain Corbin, Éditions Textuel, 2001 Louise Bourgeois, Robert Storr, Éditions Phaidon, 2006 Océan Mer, Alessandro Baricco, Éditions Gallimard, 2001 Sphex, Bruce Bégout, Éditions de L’arbre Vengeur, 2009
Biblio
Internet Mezetulle, le blog de Catherine Kintzler (11/04/2011) «L’inquiétante étrangeté» http://www.mezetulle.net/article-4692481.html «Alpinisme et photographie 1860-1940» http://www.mezetulle.net/article-12201908.html Ikea Hackers (11/04/2011) http://www.ikeahackers.net/ Adam Lassy : Ikea robotics (11/04/2011) http://www.designboom.com/weblog/cat/16/view/10450/adam-lassy-ikea-robotics.html Akousmaflore (11/04/2011) http://www.scenocosme.com/akousmaflore.htm Olafur Eliasson (11/04/2011) http://www.olafureliasson.net/
Films Alice au pays des merveilles, Tim Burton, 2010 La mouche, David Cronenberg, 1986 La petite boutique des horreurs, Franck Oz, 1986 Psychose, Alfred Hitchcok, 1960 Théorème, Pier Paolo Paosini, 1968
graphie
85
Je remercie :
Marianne Bernecker, Laurent Schavey, Hervé Crespel, Olivier Koettlitz, Cyril Descamps, Marianne Reding et Julie Krakowski, ainsi que Tiphaine, colocataire en or, et ma famille pour leur soutien à toute épreuve !
86
mer
Re
ci
ements
87