Catalogue du 16ème Festival des Cinémas Différents et Éxpérimentaux de Paris

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16 e FESTIVAL DES CINÉMAS DIFFÉRENTS ET EXPÉRIMENTAUX DE PARIS

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14h00

15h00

16h00

17h00

SAMEDI 11 OCTOBRE 2014

MARDI 14 OCTOBRE 2014

MERCREDI 15 OCTOBRE 2014

DIMANCHE 19 OCTOBRE 2014

MARDI 21 OCTOBRE 2014

MERCREDI 22 OCTOBRE 2014

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JEUDI 23 OCTOBRE 2014

COMpétition internationale Programme 1 16h00, Les Voûtes

VENDREDI 24 OCTOBRE 2014

COMpétition internationale Programme 3 16h00, Les Voûtes

SAMEDI 25 OCTOBRE 2014

COMpétition internationale Programme 5 14h00, Les Voûtes

DIMANCHE 26 OCTOBRE 2014

focus Images en mouvement : Frédérique Devaux & Robert Cahen 14h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Programme 6 16h00, Les Voûtes

RENCONTRES Table ronde : Écriture et cinéma expérimental 15h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Délibération du jury 16h00, Les Voûtes INTERVENTIONS BAC (buvette d’action cinématographique) 16h00 – 20h00, Les Voûtes


18h00

19h00

20h00

21h00

22h00

23h00

00h00

événement périphérique Autour de l’art des bruits de Luigi Russolo Ouverture des portes à 20h00 Concert à 20h30, Instants Chavirés événement périphérique Magic Malik & Joana Preiss : intervention sur deux inédits de Pierre Clémenti 20h30, Église Saint-Merri événement périphérique Liberté de parole 20h30, Studio Galande

événement périphérique Ciné-concert Kino Club La princesse aux huîtres accompagné par l’Atelier des Sons 20h00, Shakirail événement périphérique Projection de Tasher Desh (Q, 2012) en présence du réalisateur 20h30, Cinéma Reflet Médicis

FOCUS Insomnambula, une vision d’Istanbul La destination 19h00, Les Voûtes

SOIRÉE D’OUVERTURE Martha Colburn & Scorpion Violente 20h30, Les Voûtes

FOCUS Le temps sorti de ses gonds : Xavier Christaens & Lionel Marchetti 18h00, Les Voûtes

FOCUS Cinéma souterrain : dissonantes surimpressions 20h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Programme 2 22h00, Les Voûtes

FOCUS Leçon sur le son : immersion en tube-rama 18h00, Les Voûtes

FOCUS Autour du Service de la Recherche 20h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Programme 4 22h00, Les Voûtes

FOCUS Patrick & Michèle Bokanowski 18h00, Les Voûtes

FOCUS Alexandre Yterce : intervention sur Imagens de Luiz Rosemberg Filho 20h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Programme 7 22h00, Les Voûtes

COMpétition internationale Reprise des films primés 18h00, Les Voûtes

Ritournelles Projection 00h00, Les Voûtes

SOIRÉE DE CLÔTURE Q, Punk de Calcutta 21h00, Les Voûtes

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SOMMAIRE

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COMPÉTITION INTERNATIONALE

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Membres du jury international Jeudi 23 octobre 2014 : Programmes 1 et 2 Vendredi 24 octobre 2014 : Programmes 3 et 4 Samedi 25 octobre 2014 : Programme 5, 6 et 7 Dimanche 26 octobre : Délibération du jury

FOCUS CINÉMA EXPÉRIMENTAL ET MUSIQUES

19 20 22 24 29 30 32 34 36 38 40 42 44 46 48

no1 : Autour de l’art des bruits de Luigi Russolo no2 : Magic Malik & Joana Preiss, intervention sur deux inédits de Pierre Clémenti no3 : Liberté de parole no4 : Ciné-concert Kino Club, La princesse aux huîtres no5 : Insomnambula, une vision d’Istanbul no6 : Soirée d’ouverture – Martha Colburn & Scorpion violente no7 : Le temps sorti de ses gonds, expérimentation immersive de structures narratives no8 : Cinéma souterrain, dissonantes surimpressions no9 : Leçon sur le son immersion en Tube-rama no10 : Autour du Service de la Recherche no11 : Patrick et Michèle Bokanowski no12 : Alexandre Yterce, intervention sur Imagens de Luiz Rosemberg Filho no13 : Frédérique Devaux & Robert Cahen, retour sur la pratique de deux cinéastes no14 : Soirée de clôture – Q, Punk de Calcutta Entretien avec Kaushik Mukherjee (alias Q), réalisateur et producteur

RENCONTRES ET INTERVENTIONS

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Ritournelles, intervention de l’ETNA façon Kino Klub BAC, buvette d’action cinématographique, en hommage à Marcel Mazé

ARTICLES

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Contre les nappes — Frédéric Tachou Leçon sur le son — Patrice Kirchhofer Conversation — Philippe Langlois, Yves-Marie Mahé et Frédéric Tachou

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COMPéTITION INTERNATIONALE

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Nadya Bakuradze

membres du jury international Nadya Bakuradze Julien Bibard Simone Dompeyre Philippe Langlois Nanako Tsukidate

Nadya Bakuradze est née à Moscou en 1973. Diplômée de l’université de journalisme de Moscou, elle a travaillé au centre culturel DOM à Moscou et comme commissaire d’exposition et programmatrice indépendante, notamment pour de nombreux festivals de musique (Long Arm, Alternativa festival, Etna festival…). En 2000 elle fonde avec Andrey Silvestrov et Pavel Labazov la communauté de réalisateurs de films et scénaristes Videodom Studio. En 2002, elle initie avec eux le projet d’ouverture du festival international de vidéo de Kansk en Sibérie qui devient le premier festival dédié aux vidéos réalisées avec de petits budgets en Russie. Elle y officie depuis, en tant que directrice artistique. Julien Bibard Julien Bibard est programmateur indépendant depuis une dizaine d’années. Il a notamment participé à la programmation expérimentale et musicale du Festival OFNI (Poitiers, France), des séances Scratch Expanded organisées par la coopérative Light Cone, ainsi qu’aux séances interlopes du Collectif Négatif. Projectionniste et cinéaste, il créé depuis 2010 des performances en 16mm et vidéo, avec l’ensemble Aleph, l’ensemble Nomos, l’atelier musical de Touraine, Mozaure, Aka_ Bondage, Fêlure, Bruce Brubaker, Lionel Palun et Jean-Philippe Saulou. Simone Dompeyre Simone Dompeyre est présidente et directrice artistique de Traverse Vidéo, festival qu’elle a fondé il y a une vingtaine d’années. Elle se consacre à la confrontation des diverses formes de l’art expérimental sans oublier son amour pour la pellicule. Outre Traverse Vidéo, moment intense de Rencontres Internationales en mars à Toulouse, elle participe,

ici et ailleurs, à des jurys, tables rondes et cartes blanches, etc. Elle défend par de nombreux articles et conférences- après des cours d’analyse filmique et de sémiologie de l’image – ce cinéma différent. Philippe Langlois Philippe Langlois est Docteur en musicologie, chercheur permanent au MINT – Musicologie, Informatique et Nouvelles Technologies – au sein de l’Observatoire Musical Français, Université de Paris Sorbonne et enseigne l’histoire et la théorie du sonore à l’École Supérieure des Beaux-Arts Tours-Angers-Le Mans. De 2002 à 2011, il coordonne l’Atelier de création radiophonique de France Culture aux côtés de Frank Smith avec qui il codirige la collection ZagZig aux éditions Dis Voir. Il est l’auteur de Les Cloches d’Atlantis, musique électroacoustique et cinéma, archéologie et histoire d’un art sonore paru aux éditions mf en juin 2012. Il réalise des environnements sonores et compose des bandes sonores pour des films, des installations plastiques, des expositions, des lectures, des productions radiophoniques… Nanako Tsukidate Nanako Tsukidate est critique de cinéma, journaliste, traductrice. Diplômée de l’université nationale de Yokohama au Japon, elle a publié plusieurs articles principalement sur le cinéma français dans la revue japonaise Nobody. Elle a d’ailleurs présenté dans cette même revue le Collectif Jeune Cinéma pour le no40.

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compétition internationale 7 programmes 58 films et vidéos réalisés en 2013 et 2014 jeudi 23 vendredi 24 samedi 25 octobre DÉLIBÉRATION PUBLIQUE DU JURY DIMANCHE 26 OCTOBRE LES VOÛTES

JEUDI 23 OCTOBRE 16H00 PROGRAMME no1

ATTESA DI UN’ESTATE – FRAMMENTI DI VITA TRASCORSA Mauro Santini Italie, 2013, 15' « J’ai tenté ici de relier les fragments de ma vie telle qu’est s’est déroulée durant l’hiver dernier et le printemps… » Cesare Pavese, Le Métier de vivre. Cela devait s’appeler Frammenti di un anno (Fragments d’une année) : un journal filmé presque au jour le jour, commencé à l’hiver 2009, poursuivi jusqu’au printemps et laissé inachevé parce que trop « frais ». Puis le temps a marqué ces images, les maisons ont changé, les enfants ont grandi… Ainsi est né Attesa di un’estate – frammenti di vita trascorsa, un voyage intime, au sein des impressions où sont invoqués les fantômes qui m’entourent, entre les reliques du passé et les attentes de l’avenir.

THE BROKEN ALTAR Mike Rollo Canada, 2013, 19'30'' The Broken Altar est un portrait 35mm de cinémas en plein air filmés sous le filtre de l’étrange lumière du jour, dépourvu du brouhaha des voix humaines. La bande-son électroacoustique, dans laquelle il nous est donné d’entendre des bruits lointains de voitures sur les graviers, charge le paysage d’imaginaire et nous fait voyager dans les ruines d’une histoire cinématographique. The Broken Altar est un essai sculptural dédié aux artefacts architecturaux de ces espaces abandonnés.

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GINZA STRIP Richard Tuohy Australie, 2014, 9' Un portrait de Ginza (Tokyo), ville de la fable et de la mémoire, entre abstraction et figuration. Enseignes, lumières, passants. Film tourné en 16mm, développé artisanalement avec la technique « Chromaflex » : des zones précises de la pellicule y sont isolées et traitées en positif ou négatif, en couleur et / ou en noir et blanc.

HEIGHTS Calum Walter États-Unis, 2013, 19'30'' Heights instaure un dialogue entre différents lieux et différentes temporalités filmés depuis une seule et même fenêtre au cours d’une année. Le film expose les rythmes du voisinage, le rôle indifférent de l’architecture au sein de ces flux, l’omniprésence des télévisions et l’enjeu du monde virtuel dans l’expérience humaine. Il est agencé de telle sorte que sont exposées simultanément l’intensité et la banalité semblant se dégager toutes deux des scènes filmées.

JUST LIKE US Jesse McLean États-Unis, 2013, 15' Dans le paysage familier d’un centre commercial, le film se focalise sur des célébrités réduites à des êtres ordinaires. Le récit d’un personnage énigmatique advient alors et instille à l’aspect documentaire du film une dimension intime qui, déployée comme un virus, vient imposer et mettre en lumière les paradoxes de notre rapport aux systèmes de consommation qui nous contiennent et nous constituent.

JEUDI 23 OCTOBRE 22H00 PROGRAMME no2

REQUIEM FOR TWO PEOPLE Marine & Bob Kohn États-Unis – France, 2014, 1'10'' Ville, nature, corps, flux, flous, déformations, angles insolites, entre abstraction et figuration… Film vertical au montage rapide, Requiem for two people est un requiem (laïque) audiovisuel.

THE INVENTION OF THE DESERT Thibault Le Texier France, 2014, 7'10'' La fin de toute vie sur terre n’a pas été le résultat d’une guerre mondiale, d’une déflagration atomique, d’un astéroïde géant ou d’une invasion extra-terrestre, mais d’un choix rationnel. The Invention of the Desert déploie un effrayant récit d’anticipation sur fond d’images virtuelles extirpées de films d’architecture et de design d’intérieur.

A LAND FIT FOR HEROES Collectif_fact Annelore Schneider & Claude Piguet Suisse, 2014, 13'32'' Long plan-séquence, filmé depuis les hauteurs de la ville de Sion en Suisse, où des actions inhabituelles adviennent : on entend des coups de feu, des personnes courent ou se meuvent avec suspicion. Mais les sons ne suivent pas toujours les actions qui les produisent. Ces indices visuels et sonores incitent le spectateur à interpréter ce qu’il voit. La réalité est-elle celle représentée dans le champ ou doit-elle être renvoyée au hors-champ ?

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TO LOVE IS TO LET GO ? Sausan Saulat Pakistan, 2013, 5' Agitée comme des vagues, la réalisatrice se met ici en scène et performe dans le flux / reflux de la distraction quotidienne et de l’identité dédoublée. To love is to let go ? est un autoportrait conflictuel, une fenêtre ouverte sur les peurs et les obsessions de la protagoniste, entre l’Occident et son pays natal, le Pakistan.

WE ARE BECOME DEATH Jean-Gabriel Périot France, 2014, 4' Nous savions que le monde ne serait plus le même. Certains rigolaient. D’autres pleuraient. La plupart restaient silencieux. We are become Death est un film réalisé à partir d’images issues de films d’institution, d’histoire du cinéma ou amateurs, et monté en écran divisé en trois parties. Il s’ouvre sur la création du monde sauvage et il évolue vers nos sociétés contemporaines, jusqu’à leur plus grande démesure.

SHORT Robert Todd États-Unis, 2013, 4'30'' Film 16mm au montage rapide, Short est composé de plans documentaires fugitifs, flashs sur des détails du quotidien : chaque plan s’ouvre sur une surexposition et évolue brutalement vers un noir total via l’utilisation du diaphragme.

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WORKING FROM HOME Sean Hanley États-Unis, 2013, 3' La vue de ma fenêtre de derrière, donnant sur la cour des voisins, durant le dernier jour d’août – l’un de ces jours de canicule étouffante. J’ai placé et laissé tourner ma caméra 16mm du haut de ce troisième étage, souhaitant comme un répit dans mon activité.

SELF Slavomir Milewski Pologne – Royaume-Uni 2014, 4'30'' Mouvements de la ville, mouvements des machines, mouvements intimes, statisme, visages, statues, fragmentation. Self est une expérimentation sur la présence, une expérimentation d’un point de vue intrinsèque sur le flux indéfini de celle-ci.

DEAD SEAS Tomaz Burlin France, 2013, 11'45'' Dans l’entrelacs des images argentiques, mouvantes et photographiques, l’auteur explore la dimension émotionnelle de l’image. L’œuvre est composée principalement d’images des mers tournées par lui-même mais aussi d'images de films de famille trouvés. Ce qu’on laisse transparaître transparaît encore dans la confrontation au visible, approché par des outils tels que la caméra Super 8 ou le sténopé, accompagné par la voix disant Itaque, poème de Konstantin Kavafis, servant de réflexion intime au voyage, au deuil et au non-dit.

EXCAVATION 3045 / 2013 Avi Dabach Israël, 2013, 6' En 2010, par un matin orageux, des centaines de policiers et de soldats armés et masqués ont débarqué dans la maison de la famille Abu-Id, afin d’imposer l’exécution d’une démolition. Les bulldozers ont démoli la maison, détruisant et ensevelissant tous les biens à l’intérieur. Trois ans après, une petite équipe d’archéologues a investi les décombres, pour en extirper ce qui restait.

ABU ATHIYYA (FATHER OF PAIN) Monira Al Qadiri Koweït, 2013, 6'30'' Abu Athiyya (Father of Pain) est une vidéo musicale basée sur une chanson Mawwal interprétée par Yas Khodhor, célèbre chanteur du sud de l’Irak. Cette chanson accompagnait une saga télévisuelle irakienne. L’artiste et réalisatrice y joue le rôle du chanteur dans un décor fantomatique, et entreprend une danse des couteaux semblable aux chorégraphies de la légendaire danseuse tzigane irakienne Malayeen. La vidéo est un éloge exacerbé de l’esthétique de la tristesse – esthétique qui domina durant des siècles les cultures arabes et qui est en train de rapidement disparaître.


MOUNT SONG Shambhavi Kaul Inde – États-Unis, 2013, 9' VENDREDI 24 OCTOBRE 16H00 PROGRAMME no3

Un courant d’air se glisse au-dessous de la porte. Il fait son chemin au travers des fissures, se révélant, s’obscurcissant, se déployant comme un nuage. Montagne, grotte, rivière, forêt, porte piégée, zones d’arts martiaux, dépouillées et répétées. Une tempête se déploie. Ici sont livrées les surfaces des décors construits. Mount Song est un film de found footage réalisé à partir d’images et de sons issus de films indiens, infusant aux paysages un esprit sauvage et imaginaire « science-fictionnel ».

MOUNTAIN ARK Erwan Sene France, 2013, 8'27'' Mountain Ark est un film tourné au zoo de Zurich en Suisse, perché dans les hauteurs de la ville. La caméra y erre parmi l’architecture et les décors, exacerbant l’homogénéisation et l’entropie. Les animaux y semblent étrangement absents, fuyants. Un sentiment de vacuité advient au sein de cet état sauvage artificiel paradoxalement peuplé d’apparitions, créé par la trame musicale.

VARADOURO Paulo Abreu & João da Ponte Portugal, 2013, 10'25'' Documentaire expérimental sur la piscine naturelle de Varadouro, sur l’île volcanique de Faial au sein de l’archipel des Açores (Portugal).

LA TERRE ENTIÈRE S’EST AGRIPPÉE À TOI, ELLE EST DEVENUE TON CORPS, ELLE CRIE AU FOND DE L’ABÎME Théo Deliyannis France – Grèce, 2013, 23'24'' Tourné durant l’été sur les îles des Cyclades, en Grèce, seul et à deux. Sans réelle idée préalable, si ce n’est celle du hasard des rencontres, le film a pris forme a posteriori, par l’organisation du matériel accumulé, et la volonté d’agencer tous ces sons et images selon une structure circulaire et cosmogonique.

FREE FORMS Robert Todd États-Unis, 2013, 9'30'' Free Form est un film 16mm mêlant, dans un même maëlstrom de mouvements insolites et de jeux d’ombres et de lumières, entre détails macroscopiques et plans larges, les forces de la nature et les éléments imposants de l’architecture urbaine.

ORBITALNA Marcin Malaszczak Allemagne – Pologne, 2014, 25' Entourées par une nuit sans fin, des machines creusent sans effort dans un espace indéfini. Le jour, un tapis roulant semble avancer seul, mais voilà qu’apparaît une femme aux commandes. Elle fait des rondes, se débarrasse des mottes tombées sur le chemin de la machine. Sa tâche sisyphéenne est surveillée de temps à autre. Quand elle voit le superviseur arriver, elle en informe les autres et retourne à ses occupations. Dans ce monde, le travail devient une fin en soi. 11


VENDREDI 24 OCTOBRE 22H00 PROGRAMME no4

PRELUDE 10 (ANALYSA) Maria Kourkouta France – États-Unis – Grèce, 2014, 7'30'' Long panoramique construit à partir de photos de Stillwell Avenue (Coney Island, New York), ce film est l’aboutissement d’une série d’improvisations et recherches visuelles, dont la ville de New York est l’objet. Ce dernier prélude est un hommage à la musicienne grecque Lena Platonos.

COMO CRECE LA SOMBRA CUANDO EL SOL DECLINA Camilo Restrepo France, 2014, 11' Medellin. Circulation infatigable des voitures. En marge d’une société lancée à pleine vitesse, certains guettent l’arrêt des moteurs pour gagner leur vie : jongleurs de carrefours, employés de casse, dont le travail précis et répétitif marque l’écoulement d’un temps toujours recommencé.

LET US PERSEVERE IN WHAT WE HAVE RESOLVED BEFORE WE FORGET Ben Russell France – États–Unis, 2013, 20' « John Frum a prophétisé l’avènement d’un cataclysme dans lequel Tanna deviendrait plate, les montagnes volcaniques tomberaient et rempliraient les lits des rivières pour former des plaines fertiles, et Tanna serait jointe aux îles voisines d’Eromanga et Aneityum pour former une nouvelle île. Alors John Frum instaurerait le règne du bonheur, les habitants du pays retrouveraient leur jeunesse et il n’y aurait aucune maladie. » Peter Worsley, Elle sonnera, la trompette : le culte du cargo en Mélanésie. 12

3 PREMIÈRES FRACTIONS Guillaume Mazloum France, 2014,18'30'' Entre autoportrait, essai et documentaire, ces fractions sont les trois premières d’une série de sept. Les images, glanées au fil du temps et exposées instinctivement, ont peu à peu rencontré des textes ayant servi de titres aux différents chapitres. 1. « Et voilà comme on périt par l’absurde ! » Auguste Blanqui, Instructions pour une prise d’armes. 2. « Roule, roule par le monde, malheureux exilé ! » Ernest Cœurderoy, Chant de l’exilé. Patrie de l’avenir. 3. « Étrange liberté que celle d’agir sans conscience ! » Jaime Semprun, Dialogue sur l’achèvement des temps modernes.

PHOTURIS Peter Miller États-Unis, 2013, 6'10'' Un film 16mm en trois parties : 1. Un tube noir est fileté avec une corde, la corde est remplacée par de la pellicule vierge. 2. La nuit tombe dans la forêt, et avec elle moult sources de lumière. 3. Les lucioles imprègnent la pellicule de leurs lumières. Arrive un tourbillon de couleurs et de formes.

STARK ELECTRIC JESUS Hyash Tanmoy & Mrigankasekhar Ganguly Inde, 2014, 12'10'' Après le verdict de la Cour Suprême d’Inde (12 / 12 / 2013) réinstaurant dans la section 377 du Code pénal l’homosexualité comme crime contre la nature, un homme (in)naturel se trouve en proie à des hallucinations et commence un voyage onirique au sein du pays où la fantaisie et l’érotisme dominent au même titre qu’une imagerie macabre.


SAMEDI 25 OCTOBRE 14H00 PROGRAMME no5

SUN SONG Joel Wanek États-Unis, 2013,15'

WHITE NOISE Francesca Fini Italie, 2013, 5'50''

Un voyage poétique au sud des États-Unis, de l’obscurité de l’aube à l’ardeur du soleil zénithal. Filmé sur un même trajet de bus d’une durée de six mois à Durham (Caroline Du Nord), Sun Song est une célébration de la lumière et une méditation sur le départ.

On voit une femme baigner dans un blanc neutre. La femme s’assied en face d’une télévision qui ne transmet rien. Mais quelque chose sort de l’écran, un fil de laine rouge. La femme attrape le fil, le tire ; la télévision commence alors à émettre une série d’images des années 1960 en Amérique : des films de propagande et des vieilles publicités, le voyage d’un homme dans l’espace, des essais nucléaires. C’est comme si le fil rouge qu’elle commençait maintenant à tricoter était le fil du temps, comme si, en démêlant ce fil, elle essayait de démêler l’histoire de cette période, et ce réseau d’images contradictoires.

PEN UP THE PIGS Kelly Gallagher États-Unis, 2014, 12' Dans ce film d’animation, le monde naturel et le monde social sont confrontés l’un à l’autre dans un violent flux cinétique travaillé image par image. Les animaux s’y affrontent, se dévorent, et sont mis en parallèle avec le monde humain sous le prisme d’un regard historique sur la violence de l’esclavage mise en relation avec l’incarcération de masse contemporaine. La nature célèbre la résistance militante en fleurissant la vie, en affirmant les gestes possibles d’une lutte contre l’exploitation.

TOTALITARIAN NATURE Cristine Brache Chine, 2013, 3'40'' Totalitarian Nature explore la société de contrôle contemporaine à travers le filtre de l’exhibitionnisme présent sur les réseaux sociaux. Le film expose un devenir objet-standard féminin en préparation pour une consommation de masse, et trace un portrait du système totalitaire auto-imposé qu’est la féminité.

PORNOTOPIA III Mariana Torres Colombie, 2013, 4' Film d’animation expérimentale traitant de l’art, du sexe et de la pornographie, dans lequel sont manipulés des images et des sons de films pornos à l’aide de différents procédés.

BIM BAM BOOM LAS LUCHAS MORENAS Marie Losier Mexique – Danemark – États-Unis, 2013, 12' Trois femmes, trois sœurs, trois Luchadoras professionnelles faisant partie de la dynastie Moreno : Rossy, Esther et Cynthia sont des lutteuses compétitives sur le ring. Mais elles portent aussi la Lucha Libre dans leur vie, luttant avec des couteaux, des têtes de cochons, des fleurs et des plumes. 13


FRAGMENTS UNTITLED #2 Doplgenger Serbie, 2014, 6'10'' A Better Life (Une vie meilleure) est une série télévisuelle yougoslave mêlant mélodrame et comédie, diffusée entre 1987 et 1991 et composée de 82 épisodes. Produite par la radiotélévision de Belgrade, elle est considérée comme la série la plus célèbre jamais produite en Yougoslavie. Fragments untitled #2 extirpe et agence les images qui témoignent des rapides changements politicoéconomiques qui se sont déroulé dans la République fédérative socialiste de Yougoslavie postTito à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Jupiter Analogs est constitué d’une série d’éléments réalisant une sorte d’épuration de l’horreur fictionnelle et non fictionnelle. C’est la sur-esthétisation d’un environnement qui fait de celui-ci une menace permanente.

BINARY PITCH Vladislav Knezevic Croatie, 2013, 6'45''

« Quand les statues poussent comme des reines décapitées, enfonce, dans la gorge, une herbe. » Ce film est composé d’images du déraillement d’un train issues de Youtube puis piratées, et d’un texte mastiqué par la technique du Pick-up.

Les idées principales d’Aesthetics and Programming de Max Bense (1968) sont codées sur la base de zéros et de uns et traitent d’un procédé d’animation de mise en place et d’abaissement de sièges. Ces données cryptiques consacrées à la machine ont anticipé la réalité virtuelle dans laquelle toute communication consiste en des données séquentielles. Dans Binary Pitch, un auditorium composé de 8 rangées de 16 chaises, représente le domaine de l’articulation de ce code digital. L’architecture de la pièce influence la perception de l’espace, du temps et du film.

NECTAR Lucile Hadzihalilovic France, 2014,18'20''

THE SHEIKH IMAM PROJECT Gheith Al-Amine Liban, 2014, 8'

Dans un parc, une chambre ronde. À l’intérieur, des femmes se livrent à un rituel parfaitement rôdé. La reine livre son nectar. Mais un nouveau cycle se prépare déjà.

Ce film est un hommage audiovisuel performatif au grand talent de Sheikh Imam Issa (1918 –1995), compositeur et interprète égyptien révolutionnaire ayant passé 18 ans en prison pour s’être exprimé librement contre la corruption, l’oppression et l’injustice en Égypte. Une vieille télévision, un piano, un smartphone, quelques lignes écrites sur deux bandes sons, un plan séquence.

HERBE Les Ballets russes France, 2014, 3'

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SAMEDI 25 OCTOBRE 16H00 PROGRAMME no6

JUPITER ANALOGS TE-R (Louise Linsenbolz & Thomas Wagensommerer) Autriche, 2014, 12'


BROKEN RADIO – BORDERS OF ASIA Ilya Leutin Russie, 2013, 21' Radio cassée de ma maison de campagne, radio de Corée du Nord, de Chine et de tant d’autres lieux, fragments de l’autobiographie de Kim II-sung, With the Century, Broken Radio déploie un paysage sonore, un arrière plan musical lancinant réverbérant et hypnotique.

SAMEDI 25 OCTOBRE 22H00 PROGRAMME no7

ASCÈSE François Ducat Belgique, 2013, 28' Dans une quête mystérieuse et oppressante, un couple marche, entre jungle de béton et forêt. Par cette fable sur le dépouillement, Ascèse postule qu’il est possible de se reconnecter avec la nature et sa musique pour peu qu’on lui prête une oreille attentive. Un film sans dialogues ni voix off avec Barbara Ellison et Francisco Lopez, compositeur espagnol, figure emblématique de « l’écologie sonore » de Murray Schafer et du « field recording ».

UN RÊVE Patrick Bokanowski France, 2014, 31' « Le train des souvenirs s’engouffre dans un rêve. » Un Rêve, film expérimental d’animation, est la réfraction lumineuse d’une métamorphose alchimique. Film provoquant, opposé à toute logique, magnifiquement mis en musique par Michèle Bokanowski.

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J’AI UN PROBLÈME AVEC FRANCE GALL Boris du Boullay France, 2014, 8'14'' Le soir, je cherche. Troisième chapitre de la création numérique hybride de Un film écrit, sur le thème de la perte, entre écriture, vidéo et net art (unfilmecrit.net). Un film écrit est une commande des éditions de la Tangente (2014).

SONG No15 Céline Trouillet France, 2013, 4'40'' Farida est une chanteuse devenue aveugle à l’âge de trente ans des suites d’une maladie. Elle chante ici My Heart will go on (Céline Dion), tiré du film Titanic, le dernier film qu’elle ait pu voir.

WATER DATA FALLS Lucia Moreno Espagne, 2013, 2' Des séquences du film Niagara (Henry Hathaway, 1953), extirpées et modifiées par des systèmes de compression et d’ajout d’images. Le film pirate qui en ressort est une réinterprétation de l’original, où les personnages principaux se retrouvent enfermés dans les sentiers du glitch. Chutes d’eau, flux de données.

MARSEILLE Yves-Marie Mahé France, 2014, 2'25'' Ceci n’est pas un hommage au générique des Enfants du rock, mais une ode à Marseille, au travelling latéral et à la musique sexuelle. Film de found footage.

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SONG No23 Céline Trouillet France, 2013, 5'15'' Marianne Queval, qui a été élue Miss France Sourde et finaliste Miss Monde Sourde en 2013, chante ici Il me dit que je suis belle de Patricia Kaas, une chanson sur le désir des femmes de croire en la flatterie des hommes. Le concours de beauté des sourds est un concours parallèle à la compétition officielle, mais ne bénéficie pas de la même portée médiatique.

6 LOLA 6 Tomás Peña Espagne – États-Unis – France, 2014, 14' Les marginaux ont toujours fait partie de la société. Il y a toujours eu des individus mécontents de ce que la société leur avait réservé, pas résignés à vivre ce que le monde leur offrait. Lola est l’une d’entre eux. Elle a entrepris de gérer ce blog fabuleux en y postant une multitude d’idées, de photos, de vidéos, de musiques, sur sa jeunesse, ses sentiments, le féminisme… dont la majorité était de sa propre facture et dont le contenu n’avait rien d’orthodoxe. Son blog est non seulement un outil d’exposition, mais c’est surtout une forme d’art à part entière. Ce film est le portrait de Lola.

ITERATIONS Gregg Biermann États-Unis, 2014, 5'37'' Une scène de Fenêtre sur Cour d’Alfred Hitchcock est montée en julienne : chaque tranche verticale se déploie dans le temps à partir d’un instant central.

SKY LINES Nadine Poulain Serbie, 2013, 11' Sky Lines est un film formel dans lequel une menace latente naît de l’usage de répétitions et d’un traitement sonore extrêmement soigné. L’espace s’y modifie continuellement, à mesure de l’évolution chorégraphique de lignes sur l’écran.

AMORT Yves-Marie Mahé France, 2014, 4'22'' Amort est un film construit à partir de sous-titres de bande-annonces 35mm altérées par l’eau de javel.

MINORE Yiorgos Nalpantidis Grèce, 2014, 5'15'' Minore, film de found footage est composé de films de famille 8mm et Super 8. Il est inspiré par la chanson Smyrneiko Minore (et la voix de Marika Papagika), une chanson traditionnelle enregistrée pour la première fois en 1918. Le film est une méditation sur l’affiliation entre le son et l’image en mouvement, mais aussi une vague tentative de décrire quelque chose de perdu ; non pas le souvenir précis d’une époque lointaine, mais une certaine forme de connexion avec le monde.


6 STATEMENTS Justin Rang Royaume-Uni, 2014, 1'20''

CIRCULAR RUINS Yannis Yapanis Chypre, 2013, 5'

6 Statements est un film qui tourne autour de la nature militaire et du conformisme du quotidien. Il est entièrement composé de photographies dégradées par des scans amateurs puis à nouveau filmées en 16mm. Les photographies n’ont pas été prises avec une idée préconçue mais elles sont le résultat d’une réflexion sur la manière dont on peut investir des images existantes avec un récit ou un thème particuliers.

Huis clos mettant en scène deux individus, le contact de leurs corps, leur être au monde par le prisme de divers traitements et interventions numériques au sein de l’image.

THE AEGEAN OR THE ANUS OF DEATH Eleni Gioti Grèce, 2014, 7'20'' Un homme mystérieux apparaît en gilet de sauvetage aux différents endroits d’Athènes où des agressions racistes ont eu lieu. Depuis les années 2000, plus de 23000 personnes issues d’Afrique, du MoyenOrient et d’ailleurs ont perdu la vie en essayant de passer les frontières de l’Europe. Des centaines d’entre eux se sont noyés dans la mer Égée. De plus en plus souvent, les migrants sont repoussés vers la Turquie par les gardesfrontière grecs. L’assaut poétique de Jazra Khaleed cible cinq endroits à Athènes où des agressions racistes ont été signalées au cours des trois dernières années. The Aegean or the Anus of Death est un poème dénonçant la propagation actuelle du fascisme dans le pays.

TO THE WOLF OF MADRAGOA Pedro Bastos Portugal, 2013, 9' Un hommage filmique pictural effervescent, regorgeant de sons de conduits d’organes, au poète et satiriste du XVIIIe siècle António Lobo de Carvalho, aussi connu comme le Loup de Madragoa (quartier de Lisbonne).

« LIBERTINE » × 6 Yves-Marie Mahé France, 2014, 3'45'' Au début de chaque nouveau couplet est ajoutée une surimpression des mêmes images et sons décalés. Il s’ensuit un résultat proche du phasing, la technique mise au point par Steve Reich. Reich a utilisé des magnétophones pour répéter la même portion de son avec un décalage temporel entre les deux parties, soit la technique classique du canon. Dans le canon, différentes voix interprètent la même ligne mélodique, mais de manière différée : ce décalage produit une superposition de mélodies, c’est-à-dire, un contrepoint. Le contrepoint est une discipline d’écriture musicale qui a pour objet la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes.

DIMANCHE 26 OCTOBRE 16H00 DÉLIBÉRATION PUBLIQUE DU JURY 18H00 REPRISE DES FILMS PRIMÉS LE JURY DÉCERNERA PLUSIEURS PRIX PROPOSÉS PAR LOWAVE, MEDIACAPTURE, RE:VOIR, SUPER 8 REVERSAL LAB, PARIS EXPÉRIMENTAL, 8NUMÉRIQUE

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FOCUS Cinéma expérimental et musiqueS

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LA MARCHE DES MACHINES Eugène Deslaw France, 1928 , 9'

FOCUS no1 AUTOUR DE L’ART DES BRUITS DE LUIGI RUSSOLO Programmé & présenté par Yves-Marie Mahé samedi 11 OCTOBRE Ouverture : 20H00 Concert : 20h30 les instants chavirés

En 1913, le futuriste (mais non fasciste) Luigi Russolo écrit un manifeste intitulé L’Art des bruits où il théorise l’emploi du bruit dans le domaine musical. Durant son séjour parisien, dans les années 1920, il accompagnait avec ses machines sonores les projections des films d’Eugène Deslaw et de Jean Painlevé.

Ciné-concert d’Headwar sur les films d’Eugène Deslaw et Jean Painlevé

Avec ce film, Eugène Deslaw tenta de réaliser une symphonie à la gloire du monde moderne et de ses plus fidèles représentants : les machines et leurs pistons, rouages, mécanismes d’entraînement, etc. Une illustration de la quête moderniste et de sa valorisation de la poétique de la machine. À l’origine, une musique de Luigi Russolo sonorisait le film. « La Marche des machines n’est qu’un moyen d’action directe optique, d’action sur les nerfs des spectateurs, sans aucune espèce de logique littéraire. Le rythme des images réduit à néant leur côté documentaire “instructif”. Il n’y a pas à comprendre. Il y a à sentir. » Eugène Deslaw, 1929

MATHUSALEM Jean Painlevé France, 1926, 7'

courts-métrages entretenant un rapport intense avec le bruitisme Bertran Berrenger, Boris du Boullay, Takeshi Ito, Yves-Marie Mahé, François Rabet, Fabien Rennet, Jean-Jacques Uhl et Mario Wienerroither

Concert d’Headwar Depuis plus de dix ans, Headwar, groupe tribal d’Amiens, joue une musique inspirée par la no wave et la musique industrielle. Leurs concerts ressemblent à des déflagrations…

Cinq séquences filmées, projetées à l’origine pendant la pièce de théâtre surréaliste d’Ivan Goll, avec notamment Antonin Artaud. 19


« Balbutiements, fulgurances, illuminations, intimité révélée qui entrouvre la fente radieuse de la conscience, long serpent multicolore, ruban se frayant un passage à l’appel des signes. Le feu excise le point de non retour. Les ailes me sont poussées pour m’envoler, te chercher, te prendre. » Pierre Clémenti

FOCUS no2 MAGIC MALIK & JOANA PREISS : INTERVENTION SUR DEUX INÉDITS DE PIERRE CLÉMENTI Mardi 15 OCTOBRE 20H30 ÉGLISE SAINT-MERRi

Le chant rauque de l’incantatrice Joana Preiss et les envoûtements sonores du virtuose et jazzman Magic Malik accompagneront la projection en 16mm de deux journaux filmés de Pierre Clémenti : Positano, Souvenirs souvenirs, deux films composés de rushs fulgurants des années 1970, accumulés sur une période de plus de 15 ans ; foisonnement de couleurs, d’érotisme poétique et de références aux expériences psychotropes ; une ode poignante à la viecinéma. Une rencontre inédite entre trois arpenteurs de la liberté. « Il y a en moi la volonté de ne pas me galvauder dans des films qui ne méritent pas d’être faits. J’ai découvert qu’on pouvait réaliser des images en toute simplicité, sans être passé par une école. Le cinéma underground a osé. Avec lui, on adaptait son art à ses moyens. J’ai toujours travaillé seul et je n’ai ruiné que moi-même. Si j’entrais dans une industrie, même très honnête, je serai obligé de faire des choses qui ne me plaisent pas. Il y aurait en moi quelque chose de mort » Pierre Clémenti C’est en 1967, avec son cachet d’acteur pour le film Benjamin ou les mémoires d’un puceau de Michel Deville que Pierre Clémenti a pu acheter sa première caméra Beaulieu 16mm. Pendant plus de quinze ans, il filme au fil des jours et des rencontres une série de journaux intimes restés inédits jusqu’à ce jour. Famille, tournages, mise en scène d’un instant, errances de la nuit, fulgurance de l’amour, liberté des corps : tout ce qui l’entoure est saisi dans un même appétit de vivre le cinéma comme conscience d’être au monde. Et dans ce flux palpitant d’impressions multicolores, on sent d’une part l’exigence d’un cinéaste à travers les années de tournage, de montage, de collages, de surimpressions, d’inventions et de désirs sans cesse renouvelés mais aussi l’exigence d’un homme qui a aura su tenir la beauté d’une vie sans compromis. Si Pierre Clémenti n’a jamais sonorisé ses films-carnets de vie, c’est qu’il a souvent préféré les confronter à la réalité de sonorisations vivantes. Les concerts, souvent improvisés donnaient alors une seconde vie à ses images. Ce concert de Joana Preiss et Magic Malik nous donne l’occasion de rendre l’hommage le plus juste à ces films-vie. — Catherine Libert & Victor Gresard

Joana Preiss est née à Marseille. Formée au chant lyrique et à la musique contemporaine, elle arrive à Paris à 18 ans où elle entame un parcours aussi surprenant que passionnant. D’abord actrice au théâtre, puis égérie pour des créateurs de mode, immortalisée par Nan Goldin, elle s'inscrit aujourd'hui comme une des figures incontournables du cinéma d'auteur en enchaînant des rôles dans un jeu fragile et tendu (Olivier Assayas, Nabuhiro Suwa, Christophe Honoré, Tonino de Bernardi, etc.). Elle réalise en 2011 son premier film, Sibérie. Tout au long de ce parcours foisonnant, elle n’a jamais abandonné le chant qu’elle considère depuis toujours comme son plus grand espace de libertés. Elle chante avec quelques uns des plus pointus des musiciens expérimentaux, Jean-Yves Bosseur, Céleste Boursier-Mougenot, Vincent Epplay, Frédéric Danos,… et tout récemment, avec Lou-Rambert Preiss, son fils avec qui elle se produit régulièrement en duo. Sa voix d’Alto, rauque et chaleureuse, parfois animale, a quelque chose de l’ordre de l’incantation, un chant ancestral qui fait resurgir comme les échos du monde sauvage.

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Magic Malik est né à Abidjan et a grandi en Guadeloupe. À sa sortie du conservatoire, il glisse rapidement du classique vers le jazz, avec le désir de retrouver le son de ses origines afro-caribéennes et de composer avec une liberté d’improviser. Malik multiplie les collaborations en tant que flûtiste-arrangeur avec Lio, Teri Moïse, Laurent Garnier, St Germain… avant de fonder son groupe avec treize musiciens, Magic Malik Orchestra. Depuis quinze ans, parallèlement à la réalisation de ses nombreux albums, sa flûte enchantée figure sur bien des titres. De la house jazzy de St Germain aux formules mathématiques de Steve Coleman, des Troublemakers à Camille, en passant par Air et Vincent Ségal, Magic Malik est chercheur de sons et un défricheur de talents. L’écriture de ses partitions tient d’une arithmétique précise de contrepoints polyphoniques où chaque phase musicale déconcerte. Sa musique s’apparente à la langue des oiseaux (considérée par certains comme une langue secrète, elle consiste à varier le sens de mots ou de phrases par un jeu de sonorités), c’est une alchimie de sons complexes, une traversée des sens, un chemin initiatique. L’une des particularités du jeu de Magic Malik s’impose avec l’utilisation du growl (procédé musical obtenu par la technique du soufflé-chanté, modulation de la voix en contractant les muscles de la gorge en même temps que l’on souffle dans son instrument). Le souffle, la vibration de l’instrument et de la voix nous transportent au royaume de l’air, entre musique contemporaine, électro, pop et jazz.


POSITANO Pierre Clémenti France, 1968, 28'

SOUVENIRS SOUVENIRS Pierre Clémenti France, 1967 – 1978, 27'

Avec Tina Aumont, Pierre Clémenti, Margareth Clémenti, Balthazar Clémenti, Philippe Garrel, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange, Frédéric Pardo, Nico, Viva…

Avec Pierre Clémenti, Philippe Garrel, Catherine Deneuve, Jean-Pierre Kalfon, Bulle Ogier, Bernadette Lafont, Marc’O

Positano est une île de la côte amalfitaine que Neptune aurait, selon la légende, créé par amour d’une nymphe. Et c’est bien d’amour dont ce film parle avant tout, un amour total et solaire dans lequel la famille et les amis sont saisis dans un même champ poétique. Juchée sur les rochers de l’île, la maison de Frédéric Pardo et Tina Aumont est devenue en 1968 un lieu de rencontres pour la communauté underground. Pierre Clémenti y séjourne quelques temps et y tourne des images d’une sensualité éblouissante. Au-delà du regard intimement amoureux que Clémenti porte sur ces visages et ces corps souvent nus dans ce paysage méditerranéen, le film nous révèle la beauté émouvante d’une utopie où le vivre ensemble pouvait encore se réaliser dans un territoire de partage et de création permanente.

Souvenirs Souvenirs est un kaléidoscope d’instants volés et de portraits sublimés. D’un autoportrait à la Dürer, en passant par les tournages de Benjamin les mémoires d’un puceau de Michel Deville, des Idoles de Marc’O, du Lit de la vierge de Philippe Garrel ou de Chromo Sud d’Étienne O’Leary, ce sont dix ans de vie-cinéma qui irradient devant nos yeux comme un chant d’amour. On retrouve tous les visages familiers de la tribu de Clémenti, des instants perdus dans Paris, des rencontres à peine esquissées le temps d’un regard. Radical, tant au niveau pictural que rythmique, le film multiplie les sensations dans un foisonnement de textures et de surimpressions. Passant du positif au négatif, de la couleur au noir et blanc, les images défilent comme les perceptions vibratiles d’un voyage halluciné. Souvenirs Souvenirs est un film d’amour et d’anarchie, un témoignage unique sur une époque où le cinéma semblait naître spontanément et s’accordait naturellement aux désirs de ceux qui le fabriquaient.

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De la parole chargée de sens à une parole de plus en plus fragmentaire, éparpillée, ludique et proche d’une forme de danse fuyante et primitive, cette séance, à travers une sélection de courtsmétrages, invitera à un voyage au bout de la voix et des formes de liberté qu’elle permet.

FOCUS no3 liberté de parole

Cette séance est programmée par l’association Braquage / Aménagements expérimentaux. L’association Braquage a été créée en octobre 2000 par des cinéastes et programmateurs de cinéma expérimental. Braquage propose des séances de films expérimentaux depuis sa création, au rythme d’une cinquantaine par an, et ce dans différents lieux (institutions, écoles, cafés, théâtres, squats, cirques, rues, festivals…), à Paris et dans d’autres villes d’Europe.

MeRcredi 15 OCTOBRE 20H30 studio galande

TWENTUNO Rodolphe Cobetto-Caravanes France, 1999 – 2003, 5'

ELISABETH SHORT Deco Dawson Canada, 2006, 6'

« Il était une fois… » Une jeune femme lit un conte à sa fille. Au fil de la lecture, celui-ci semble convoquer des images, des souvenirs peut-être, quelques vieux démons sans doute… Ceux d’une vie d’avant ?

Réinterprétation canadienne de l’assassinat de la « Black Dahlia », ce film est un collage d’images d’archives, de textes et d’articles de journaux, accompagné par un usage novateur et intime du son.

FOR A YOUNG FILMMAKER Sandra Davis États-Unis, 2013, 6'

JE VOUS AIME Georges Demenÿ France, 1891, 1'

Ce film est une ode « à un instant précis de la vie et des sentiments passionnés pour un endroit où l’on a vécu dans le passé […] Je voulais depuis longtemps créer des films bilingues, en l’honneur de mes amis et collègues français, et en l’honneur de la langue française que je trouve si belle à l’oreille, si précise et en même temps si capricieuse dans ses sautes d’humeur et dans sa poésie de tous les jours » Sandra Davis.

Georges Demenÿ, assistant d’Étienne-Jules Marey se « chronophotographie » en prononçant la phrase « Je vous aime ». Avec ce film, une des premières études restituant la physionomie de la parole et son pouvoir de métamorphoser l’ensemble du visage, le mouvement devient parlant. 22


AU BORD Sébastien Ronceray France, 2013, 3' Un paysage typographié à l’aide de mouvements vifs se retrouve recomposé par le biais de gros plans faisant émerger autrement les couleurs et les rythmes du territoire. La voix d’Hélène Breschant accompagne cette pérégrination à fleur de lumière.

L’AMOUR RÉINVENTÉ Maurice Lemaître France, 1979, 12'

3PART HARMONY : COMPOSITION IN RGB Amanda Dawn Christie Canada, 2007, 6' Ce film de danse expérimental emploie une version détournée du procédé Technicolor à trois matrices des années 1930. Tourné entièrement sur de la pellicule noir et blanc, avec des filtres de couleur, les matrices ont été ensuite recombinées et colorisées grâce à des techniques de tirage optique, plan par plan. Dans cette danse filmée, les gestes explorent la fracture psychologique et la réunification dans les représentations du corps féminin.

COLOR CRY Len Lye United-Kingdom, 1952, 3'

Si, comme le demandait Rimbaud, l’amour doit être réinventé, il ne peut l’être que par les poètes, auxquels déjà il doit sa naissance. Et les formes qu’il prendra alors ne peuvent être décrites – filmées – que par des poètes, et notamment des poètes de l’écran. Le son, composé de poèmes lettristes, ajoute son étrange variété à la splendeur de l’œuvre. « Inspiré par les expériences de rayographies de Man Ray, Len Lye découvrit un ensemble de nouvelles applications de ces procédés dans Color Cry, et créa le plus élaboré et le plus inspiré TURTLE DREAMS des rayogrammes jamais fait. Pendant des Robert Withers années il chercha des matériaux et expérimenta États-Unis, 1987, 10' de nouveaux effets. Les textures complexes ainsi que les formes qu’il créa, reflètent la maîtrise de Un film d’exploration unique qui navigue entre Len Lye quant au mouvement abstrait. La musique les genres avec grâce et sens de l’humour. dramatique et l’image se combinent et font de ce Une tortue émerge d’une forêt primitive dans film un très grand film » Roger Horrocks. un style initialement proche du documentaire, puis traverse une carte du monde pour finalement débarquer au milieu d’une maquette pour un film de monstres japonais. Les compositions KORIEZDEKI musicales et picturales se rejoignent pour Rodolphe Cobetto-Caravanes créer une atmosphère fortement symbolique. France, 2009, 2' Film d’inspiration dadaïste où une pièce de poésie sonore se retrouve présente dans l’image, où les lettres et les mots s’arrangent ensemble pour composer un collage visuel et musical. 23


FOCUS no4 ciné-concert kino Club Programmé & présenté par derek woolfenden dimanche 19 OCTOBRE 20H00 le SHAKIRAIL

La séance proposée ce mois-ci par le Kino Club de l’Association Curry Vavart est de revenir à la 3D la plus efficace du septième art : l’utilisation du son, de la musique, du décor et des effets d’optique permis par le montage. Entrons dans la danse… Des extraits de longs métrages et des films d’animation inaugureront la séance ! La célèbre ouverture de La Poupée (Die Puppe, 1919 d’Ernst Lubitsch) où l’on voit le metteur en scène lui-même installer la maquette d’un décor avant qu’il ne prenne vie… Les deux grands moments chorégraphiques et musicaux du film Gold Diggers of 1933 de Mervyn LeRoy (1933,  ) par le génial Busby Berkeley (The Shadow Waltz et Remember My Forgotten Man). La séquence Le Ballet du rêve, extraite de Yolanda et le voleur (1945) de Vincente Minnelli, convoque les influences surréalistes du cinéaste : Salvador Dali, Max Ernst, mais aussi Wolfgang Paalen et Paul Delvaux tandis que la proposition sonore graduelle, puis musicale construite comme une sorte de Boléro, enivre encore aujourd’hui… Un dessin animé de Tex Avery, Page Miss Glory (1936) dans une facture art déco fait mouche dans la carrière du cartooniste qui, pourtant fidèle à lui-même, ne manque pas de « parodier un monde harmonieux qui représente le consensus du bon goût à l’américaine et dont les codes immuables stimulent son sens de l’effraction. » (Robert Benayoun, Le mystère Tex Avery). Et enfin, Hra Bublinek (Bubbles Game, 1936) de Karel Dodal et Irena Dodalova. Il fut un temps où certaines publicités étaient littéralement des films expérimentaux aux propositions formelles et abstraites étonnantes ! Il s’agit ici d’une publicité tchèque pour du savon à la térébenthine influencée par les expérimentations animées de Oskar Fischinger… 24


LA PRINCESSE AUX HUÎTRES Ernst Lubitsch Allemagne, 1919, 60'

1. Genre du cinéma américain qui consistait à rehausser le moral des américains enlisés dans la Crise, mais aussi à mettre en scène les idéaux politiques contemporains au travers d’histoires romantiques « privées » se (dé)jouant souvent du conflit des classes sociales avec un humour particulièrement décapant. Ses représentants sont entre autres Capra, Cukor, Lubitsch, Hawks, McCarey, La Cava, Leisen, Sturges, Wilder.

« Nous sommes maintenant en 1919. Fritz Lang est alors un metteur en scène reconnu ; Murnau aussi. Aux États-Unis, Griffith vient de charmer critiques et spectateurs avec Le Lys brisé. Au sein de l’URSS qui vient de naître, Lénine a nationalisé l’industrie cinématographique et proclamé, le 19 septembre, que le cinématographe était l’art le plus utile à la jeune société soviétique ; une école d’État de cinéma y a été créée. » Herman C. Weinberg, Ernst Lubitsch, The Lubitsch Touch, 1994

La Princesse aux huîtres (Die Austernprinzessin) annonce la « Screwball comedy 1 » par le sujet (le mariage d’une riche héritière et des rebondissements qui en découlent) et par le style (l’importance du rythme et de la fonction sociale et comique du décor) tout en ne désavouant pas le « slapstick » que Lubitsch entremêle avec la « comédie sociale » plus sophistiquée que son origine théâtrale. « La Princesse aux huîtres est effectivement la création d’un style : un conte satirique sur le lien culturel entre Europe et Amérique. Les innovations filmiques sont remarquées : timing des plans, visualisation du décor, chorégraphie des figures. » Bernard Eisenschitz et Jean Narboni, Cahiers du cinéma, La Cinémathèque française. La Princesse aux huîtres finalement narre les dérives morales et sociales d’une famille atteinte par la consommation généralisée (voire obscène) dans son rapport moral et social avec autrui. Les rapports de classe sociale s’en voient dégénérés : la notion même de réussite est remise en cause. Cette dernière, enfiévrée, relève ainsi d’une hystérie contractable… « La Princesse aux huîtres fut la première de mes comédies à montrer l’ébauche d’un style personnel. Je me souviens d’une scène qui, à l’époque, avait suscité de nombreux commentaires. Un homme devait attendre dans le magnifique vestibule de la résidence d’un milliardaire. Le parquet avait un dessin très compliqué. L’homme pauvre, afin d’oublier son impatience et l’humiliation d’avoir attendu pendant des heures, marchait en suivant les lignes de ce dessin. C’est une nuance très difficile à décrire, et je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais c’est la première fois que j’abandonnais la comédie pour la satire. » (Lettre de Lubitsch à Herman G. Weinberg, 10 juillet 1947). Aujourd’hui, La Princesse aux huîtres se démarque également grâce à sa vedette féminine, Ossi Oswalda, muse de Lubitsch, qui fut un peu la Mary Pickford allemande de 1917 – 1918. 25


2. « En proposant des solutions heureuses au problème de la différence sexuelle, les comédies de Lubitsch communiquent ainsi une rare sensation d’érotisme truculent. Créant une ambiance de conte de fées par leurs décors et costumes, elles explorent des solutions formelles hors de l’opposition artificielle entre réalisme et fantaisie. Finalement, en ouvrant l’espace à d’autres configurations dans les plaisirs de la narration, du spectacle ou du visuel, elles rendent possible la représentation du désir féminin […]. Le Carnaval n’est pas un spectacle vu par les gens. Ils vivent dedans et tout le monde participe parce que l’idée même inclut tout le monde. » Mikhail Bakhtin, Rabelais et son Monde. « Comme le montre La Princesse aux huîtres, ce n’est que par les machinations du grotesque corps féminin – c’est-à-dire à travers ses excès – que les transgressions dans le champ de représentation deviennent possibles. Seul le potlatch contemporain du millionnaire américain préserve la mémoire de traditions plus anciennes et donnent voix aux indéniables exigences du corps. […]. Le nom “Huître”, après tout, se réfère autant à la fortune magique du père qu’au sexe de la fille. » Sabine Hake, Passions and Deceptions : The early films of Ernst Lubitsch. 3. « On observe déjà un penchant prononcé pour les couloirs, les vestibules, les escaliers, ces “no man’s lands” qui, par leur impersonnalité même, permettent aux personnalités de se révéler, aux intrigues de se nouer. » Jacqueline Nacache, Lubitsch. « Les espaces, les pièces jouent un rôle majeur ; le fait de cacher, le va-et-vient avec les portes, l’insistance récurrente et espiègle des trous de serrure, etc. Voilà le point de départ de sa mise en scène, abandonner la seule représentation face à la caméra. L’empreinte Lubitsch ressemble au « suspense » d’Hitchcock : le jeu des apparences, les explications quelconques, ou les sauts dans le temps, l’art des ellipses. » Enno Patalas dans Ernst Lubitsch à Berlin de Robert Fischer. 26

Son énergie débridée 2 et son jeu emphatique, mais naturel, participent à la réussite du film comme dans La Poupée que Lubitsch réalisa peu après. L’héritage savant du Burlesque permet aussi à Lubitsch de filmer les décors sans que ses comédiens en soient écrasés. Les deux coexistent et se répondent, ce qui libère la fameuse « Lubitsch Touch 3 » dont la comédie occidentale ne s’est jamais vraiment remise tout comme le thriller psychologique avec le suspense hitchcockien.

« Certains des films allemands de Lubitsch étaient comme un défi lancé aux règles de l’habitabilité. Dans ces films, les décorateurs soulignaient le rêve utopiste d’un endroit conçu pour des fous ou pour des êtres humains tout droit sortis d’une hallucination en papier-mâché ou en pain d’épices. Tels sont les décors de La Princesse aux huîtres ou de Sumurun, mais surtout de La Poupée ou de La Chatte des Montagnes. Il est bon de rappeler que ces créations d’espace et d’architecture, isolées des besoins quotidiens de l’existence, étaient inspirés par les leçons de Max Reinhardt, pour qui Lubitsch avait travaillé au tout début de son aventure dans le monde des arts dramatiques. Reinhardt décida de rompre avec le naturalisme des fausses moustaches et des interprétations classiques en faveur de décors étranges, d’un style de jeu presque mécanique, similaire aux mouvements des poupées articulées, et l’esprit comique exacerbé des cabarets. C’était les années où Berlin, Moscou et toute l’Europe étaient la scène de contaminations entre des formes artistiques (même les plus avant-gardistes) et le divertissement comique populaire. » Rinaldo Censi, An Uninhabitable Place, Ernst Lubitsch, Catalogue du festival du film de Locarno


L’Atelier des Sons accompagnement sonore et musical du film

4. Site : www.baschet.org 5. Hors Circuits gère la commercialisation de la malle en France avec des animations visant les écoliers et les centres de loisirs. Les bénéfices de la vente sont reversés intégralement (pas de salarié en France, uniquement des bénévoles) à l’association Alamaneno qui les utilise pour réaliser des ateliers musicaux avec les enfants des quartiers de Tana.

« Cette comédie [La Princesse aux huîtres ] inaugura le premier grand théâtre d’UFA. Une partition originale pour orchestre de vingt musiciens accompagnait le film. C’était le premier long-métrage satirique de Lubitsch, un genre qu’il devait faire sien par la suite en y apposant sa touche unique. » Herman G. Weinberg, The Lubitsch Touch

Ne pouvant respecter l’accompagnement musical d’époque pour ce classique du cinéma muet allemand alors en pleine effervescence – le cinéma expressionniste allemand bat son plein (Caligari, Nosferatu…) –, il fallait un suppléant d’envergure pour palier à une reconstitution sonore impossible… L’Atelier des Sons s’est imposé comme un choix évident, idéal et décisif… À vous d’en juger… Le projet de l’association L’Atelier des Sons prend sa source en Seine Saint-Denis en 1992. Il est le fruit des croisements de parcours entre plusieurs personnes mobilisées sur les questions des inégalités sociales et des difficultés d’accès à la culture. L’Atelier des Sons est issu de l’association Hors Circuits (en 1992) qui menait des actions dans des quartiers défavorisés (comme Aulnaysous-Bois) avec des musiciens du Festival de jazz Banlieue Bleue. L’Atelier des Sons est également né de la rencontre entre deux musiciens, Jean-Marc Sérès et Christian Maire. Musicien et luthier, Jean-Marc Sérès a fait ses études en musicologie à la Sorbonne. Il est titulaire d’un 1er prix en guitare classique à l’école nationale de musique de Meudon. Il a par la suite été coordinateur de projets de développement local et chargé d’évaluation au sein de bureaux d’études spécialisés dans les politiques sociales. Musicien, compositeur (diplômé de la Schola Cantorum en fugue et contrepoint) et luthier, Christian Maire a composé pour le théâtre (Gabriel Garan, Bernard Ferrié, etc.) et le cinéma (les films d’animation de Michel Ocelot…). Il a été l’assistant durant vingt ans de Bernard Baschet 4, sculpteur sonore avec qui il a fabriqué le cristal Baschet. Les parcours de Jean-Marc Sérès et Christian Maire se sont souvent croisés, mais c’est sans doute le projet Marteaux et pavillons : de l’outil à l’instrument (1993, Aulnay-sous-Bois), qui est à l’origine du développement décisif de l’association Hors Circuits, puis de L’Atelier des Sons. L’idée du projet : mettre en valeur les compétences techniques en plomberie et en mécanique générale (sciage, pliage, soudure, motorisation, etc.) des élèves de SEGPA, à savoir des jeunes ayant intégré une formation professionnelle courte dans un contexte d’échec scolaire, tout en permettant leur créativité à travers l’invention et la fabrication d’objets sonores. Ces derniers devaient ensuite les représenter auprès d’organismes où furent organisées des expositions. D’autres projets leur ont permis de développer l’utilisation originale de principes acoustiques dans la création d’objets musicaux, voire l’interaction progressive entre ces derniers et ceux issus de la vie quotidienne (pouvant être détournés de leur usage premier), tout en intégrant la diversité des cultures rencontrées. En 2005, l’association Hors Circuits inaugure un projet en coopération avec Madagascar, projet de développement social, culturel, environnemental et économique basé sur un atelier de recherche et de fabrication d’objets sonores et d’instruments de musique. En 2012, Hors Circuits aboutit à la confection d’une malle à musique d’une trentaine d’instruments, accompagnée d’un cahier pour l’utilisateur pour le sensibiliser à la culture malgache et aux problématiques géopolitiques liées à la préservation de la biodiversité du pays. La malle 5 est aujourd’hui fabriquée à Antananarivo par l’ONG malgache Alamaneno. 27


C’est également en 2012 que naît le projet de L’Atelier des Sons, qui sera porté dans un premier temps par Hors Circuits avant de devenir une association à part entière en février 2013 6 . Au travers de cet outil, il s’agit prioritairement de : – promouvoir les structures sonores conçues dans les années 1980 par François et Bernard Baschet, et de les développer vers des publics défavorisés ; – diversifier les instruments et structures malgaches, composés de matières végétales (bambou, calebasse, noix de coco, graines), avec des matériaux comme le métal et le verre ; – prolonger la dynamique de l’ONG Alamaneno à Madagascar en continuant les échanges de techniques de facture instrumentale ; – réaliser tout projet expérimental en coopération avec d’autres disciplines artistiques.

6. Actuellement présidée par Clara Machin, administratrice de Curry Vavart. 7. www.telerama.fr / musique /  dans-l-atelier-de-bernardbaschet-createur-de-sons, 51146.php 8. On peut penser au trucage sonore du film Bleu de Kieslowski pour « illustrer » un accident de voiture : les techniciens du film ont fait tomber de 5 mètres un vieux piano tout désaccordé et pas réparable ! Ils ont rajouté ensuite des bruits de tôles et des craquements d’arbres. Et comment ne pas penser également à l’un des chefs-d’œuvre du duo burlesque américain, Laurel et Hardy dans Livreurs, sachez livrer ! (The Music Box de James Parrott, 1932), et leur tribulation absurde pour livrer un piano et le hisser en haut d’un imposant escalier… L’Atelier des sons ou le prolongement artisanal et technique du septième art… 9. Remerciements à Patrick Fuchs pour la traduction de certains passages. 28

Depuis 2013, L’Atelier des Sons est le constructeur des 14 structures de l’instrumentarium Baschet pour le compte de l’association Structures sonores Baschet, qui gère expositions, formations et animations autour de cet outil, ainsi que du cristal Baschet. Celui-ci est considéré comme la plus importante création d’instrument de musique acoustique au XXe siècle, la précédente étant le saxophone vers 1850. L’Atelier des Sons dispose d’un atelier au Shakirail et travaille également à la grange-atelier de Saint-Michel-sur-Orge, lieu historique de création des structures et habitation de Bernard Baschet 7. Si l’Atelier des Sons est une association et pas une SARL, c’est pour préserver une démarche d’échanges, encourager les rencontres dans un esprit de partage et de mutualisation des savoir-faire, mais c’est aussi fédérer enfants comme adultes, artisans comme artistes à une énergie créative commune. La proposition de composer une illustration sonore du film de Ernst Lubitsch est séduisante parce qu’elle entre dans un projet artistique généreux et participatif, mais aussi pour la grande liberté créative proposée. Cette liberté n’est pas sans danger. Au moment où ces lignes sont écrites, les instruments prévus pour générer une matière sonore (les timbres) au film n’ont pas encore été créés. L’idée serait de partir d’un « piano hirsute », dans la lignée du « piano préparé » de John Cage 8 et sur lequel seront, sans doute, greffés des éléments de structures Baschet. — Jean-Marc Sérès, Christian Maire et Derek Woolfenden, Août 2014 9


Une traversée d’Istanbul, dans ses flux, ses mouvements incessants, ses rythmes. Une Istanbul prise en ses vibrations insomniaques, Une ville, faite de contrastes et d’oppositions, partagée entre Orient et Occident, modernité et tradition, ordre et chaos, individu et foule.

FOCUS no5 insomnambula une vision d’istanbul mercredi 22 OCTOBRE 19H00 les voûtes

En son centre, entre est et ouest : l’eau, le flux. Ce qui coule. En écho à la foule, masse s’épandant en toute fluidité. Dans l’hypnose de ce qui tourne, comme en un mouvement perpétuel, une vision somnambulique, faite d’images troublées par des vagues, d’images flottantes dans les vibrations de l’air saturé. Dans ses alternances, ses battements, dans les rythmes inscrits dans le montage, indépendamment de toute piste sonore. L’image elle-même génère le son qui se mêle aux rumeurs de la ville, au bourdon de la mégapole. La Destination est un duo d’expérimentation qui explore les multiples possibilités de l’image vidéo, interroge la filiation de celle-ci avec le film et la photographie, ainsi que sa relation au son qu’elle produit. Emmanuel Carquille et Anne Fave mettent ainsi ces expériences en perspective au sein de dispositifs spatiaux ou scéniques, jouant de l’image comme du son, en autant de partitions visuelles. C’est de la poésie induite par le rapport entre les éléments que naît le sens. Une vision du monde.

LA DESTINATION Triple projection vidéo Eau, perceuses, S8 et capteurs sons 30' environ

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FOCUS no6

Martha Colburn, née en 1971 en Pennsylvanie (USA), est une artiste débordante d’activité : elle dessine, peint, découpe, colle, sculpte, elle a même manipulé de multiples instruments au sein des Dramatics en duo avec Jason Willet (5000 pochettes du 1er LP réalisées à la main… chacune étant unique), et elle a trouvé le temps de réaliser plus d’une quarantaine de courts métrages d’animation depuis 1994.

SOIRÉE D’OUVERTURE MARTHA COLBURN & SCORPION VIOLENTE mercredi 22 OCTOBRE 20H30 LES VOÛTES Martha a longtemps vécu à Baltimore, la ville qu’Edgar Allan Poe qualifiait déjà en son temps de capitale de la corruption et qui reste le décor privilégié des films de John Waters, dont le mauvais goût très sûr n’est plus à vanter. Vivant et travaillant dans une ancienne manufacture de chapeaux, dans un quartier « délicieusement effrayant », Martha a commencé à réaliser des films à partir de found footage il y a maintenant 20 ans. Sa démarche était alors simple et efficace, consistant « à couper les parties ennuyeuses » de ces bobines trouvées pour n’en retravailler que les éléments les plus immédiatement visuels avec un sens de l’humour déconcertant. Adoptant le Super 8 puis le 16mm, elle s’engage ensuite dans la réalisation intensive de films d’animation à base de collages articulés et d’un bestiaire hybride, sur fond de musiques déglinguées signées Jad Fair, 99 Hooker ou Jac Berrocal entre autres. Martha Colburn entretient depuis toujours un rapport complice avec les musiciens outsiders, en témoigne la séquence d’animation hallucinée qu’elle a réalisée pour le documentaire The Devil and Daniel Johnston de Jeff Feuerberg en 2005. Mais le travail de Martha n’est pas réductible à un milieu lofi tendance art brut. Elle collabore notoirement avec Felix Kubin et récemment, Metamorfoza, un de ses derniers films, a fait l’objet d’une projection accompagnée par le Rotterdam Philharmonic Orchestra… Ses courts métrages détonants ont rencontré le succès dans tous les recoins underground des USA jusqu’aux écrans prestigieux du MOMA à New York, avant que sa réputation d’Alice au Pays des Maboules ne l’amène en Europe où un de ses films a fait l’objet d’une sélection au festival de Cannes en 2006. Aujourd’hui installée entre Amsterdam, Berlin et New York, elle continue sans relâche à bricoler des films d’animation survoltés et drôlatiques, gerbe visuelle de poésie punk, crash improbable entre Hieronymus Bosch et les Monty Python à la sauce Heinz. Nul doute que sa collaboration inédite avec le ténébreux duo Scorpion Violente et leur lancinante électro minimale produise de sulfureuses étincelles. — Bertrand Grimault 30


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FOCUS no7 immersion dans un temps distordu Projection et rencontre en présence de Xavier Christaens et Lionel Marchetti présenté par gabrielle reiner 10 jeudi 23 OCTOBRE 18H00 LES VOÛTES

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Après Le goût du Koumiz (2003) et La chamelle blanche (2006), Xavier Christiaens nous présente Au-delà des Icebergs (2013), un nouveau voyage en apnée dans des territoires imaginaires. Le point de départ du film est un poème d’Henri Michaux qui commence par ces vers : Ne peut plus, Iniji / Obstacles sur la route d’Iniji /  Rives reculent / Socles s’enfoncent /  Monde. Plus de Monde / seulement l’amalgame /  Les pierres ne savent plus être des pierres /  parmi tous les lits sur terre / Où est le lit d’Iniji ? 11 Au-delà des Icebergs se propose de nous immerger dans un Ailleurs qui relève à la fois de la poétique et de la métaphysique. Le voyage commence dès les premières secondes du film, sous l’emprise d’une bande sonore envoûtante, par la découverte progressive d’un monde parallèle nimbé de couleurs sourdes, d’obscurités mystérieuses, d’éblouissements nucléaires. Sans doute, le spectateur aura-t-il des difficultés à évaluer le degré de réalité des lieux, des objets, des événements qu’il découvre à l’écran. Le contexte historique est cependant précis (la guerre froide, la conquête de l’espace), les protagonistes identifiables (une femme, un homme, un enfant) et l’enjeu clairement exposé : ces trois personnages sont comme assignés à résidence dans quelques pièces d’une tour dans une grande ville. Et cependant, l’enchevêtrement des nappes sonores et visuelles plonge le spectateur dans une sorte de rêve éveillé, de torpeur qui lui fait vite larguer les amarres rationnelles. Une invitation à se perdre, donc, à se laisser dériver, à se noyer peut-être. Le film déroule en effet comme un roulis de vagues, de nappes visuelles et sonores, de bribes de souvenirs, d’éclats de passés lointains ou de futurs rêvés, de tentatives d’évasion. Car il est aussi question d’une possible délivrance à ce dédale mémoriel. Le spectateur est entraîné très loin, au fil de cette recherche d’ondes porteuses, comme si son attention participait ellemême de ces tentatives d’échapper au brouillage de connexions cérébrales. Machines, ordinateurs de bord, antennes, écrans de contrôles, imprimantes rythment et mesurent sans discontinuer cette perte de repères. Réduits au silence, condamnés à la solitude – bien que partageant un même espace – les personnages semblent hanter cet univers suspendu où les règles de l’espace-temps sont devenues arbitraires. À moins qu’ils ne soient que les traces de vies éteintes depuis longtemps… Sans doute pourrait-on inventer des prétextes narratifs qui résorberaient en partie le mystère du film. Le récit serait, par exemple, la transcription du délire que ferait un astronaute, peut-être séparé par accident de sa fusée, se remémorant alors, dans une sorte d’ivresse et de divagation, des bribes de sa vie passée. Ou encore, il s’agirait d’un flot d’images et de sons enregistrés par des caméras de surveillance au plus fort de la guerre froide, traquant des résistants du régime, stockés dans des banques de données envoyées sur des serveurs dans l’espace. Puis on aurait perdu le contrôle de ces ordinateurs. Dans un espace-temps infini, ils se seraient mis alors à fabriquer eux-mêmes un travail délirant et ininterrompu de compilation de données. Xavier Christiaens a choisi de laisser toutes les portes ouvertes. Au spectateur de les franchir avec ivresse. L’expérience n’est pas sans risques. Ni promesses d’utopies. — Oliver Smolders


AU-DELÀ DES ICEBERGS Xavier Christaens Belgique, 2013, 54' Chronique d’un gel issu de la Guerre Froide. Entre essai et fiction. Un film envoûtant librement inspiré du poème Iniji d’Henri Michaux.

10. Cinéaste, programmatrice indépendante, docteur en études cinématographiques. 11. Henri Michaux, Iniji, poème paru dans le recueil Moments, traversées du temps, Gallimard, 1973, p. 86.

Né en 1963, Xavier Christiaens a été l’assistant de réalisateurs tels Bruno Dumont avant de commencer à réaliser ses propres films en 2003. Il conçoit ses films en totale autonomie avec la collaboration de sa compagne Sandrine Blaise. Ses deux premiers films, Le goût du Koumiz (2003) et La chamelle blanche (2006) ont été montrés dans de nombreux festivals internationaux et plusieurs fois primés. Lionel Marchetti, né en 1967, est un compositeur français de musique concrète, également improvisateur (électronique, instruments analogiques et numériques divers – avec haut-parleurs modifiés), interprète acousmatique ainsi que plasticien artiste sonore et poète écrivain. 33


FOCUS no8 CINÉMA SOUTERRAIN : DISSONANTES SURIMPRESSIONS programmé & présenté par théo deliyannis jeudi 23 OCTOBRE 20H00 LES VOÛTES

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Lorsqu’au début des années 1960 Jonas Mekas devient le chef de file d’un auto-proclamé « cinéma underground », le cinéma français, lui, est en pleine Nouvelle Vague et son cinéma dit « expérimental » est, depuis le mouvement lettriste, au point mort. Quelques films par-ci par-là, souvent réalisés par des plasticiens à l’écart du cinéma, mais rien de comparable à ce qui se passe outre-Atlantique. Il faudra attendre les débuts de Mai 68 pour que la pratique d’un cinéma « underground » à la française se développe, que les cinéastes eux-mêmes traduiront littéralement par « cinéma souterrain ». Par cette appellation l’on entend en premier lieu une pratique : celle d’un cinéma fait seul mais avec le monde (et en cela, proche de l’individualisme révolutionnaire théorisé par Alain Jouffoy à la même époque), sans le sou, libéré le plus souvent de toutes contraintes (sexuelles, narratives, politiques,…) et réalisé au quotidien. Cinéma informel, sans un Mekas pour le guider, le terme marquera plutôt une certaine effervescence créatrice, liée à l’esprit de 68, peu préoccupé par sa propre histoire (et conservation – tout ceci se passe avant l’arrivée du Collectif Jeune Cinéma, première « vraie » coopérative française, fondée en 1971), et dont on peut délimiter certains groupes d’amis réalisateurs ainsi que des lieux de projection communs (festival SIGMA à Bordeaux, le Centre Américain à Raspail, le studio Gît-le-Cœur, la galerie Givaudan, etc.). Quelques noms, pour la plupart oubliés, ou à redécouvrir : Paul-Hervé Mathis, Patrice Énard, Philipe Bordier, Jean-Pierre Bouyxou, Furio Decovich, Pierre Clémenti, René Reffet, Michel Auder, et puis Étienne O’Leary, Alain Montesse, et, à cheval entre New York et Paris, Francis Conrad et Taylor Mead. Étienne O’Leary, pilier de cette séance (les cinéastes suivants ayant au moins en commun le fait d’avoir côtoyé O’Leary durant la fin des années 1960), dont l’œuvre cinématographique ne dépasse pas l’heure et demie, est aujourd’hui considéré comme une des premières figures notables de ce cinéma souterrain. C’est lui qui, par ses films flamboyants à la lisière du journal filmé et du cinéma psychédélique, donne envie à Pierre Clémenti, Jean-Pierre Bouyxou, Francis Conrad et Alain Montesse de faire, eux aussi, des films. Déclaré schizophrène tout juste après avoir fini son dernier film, Chromo Sud, il repart au Québec, dont il est originaire, et tombe dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte lors de la rétrospective Jeune, Dure, et Pure !. Œuvre atypique, évoquant aussi bien le cinéma underground new yorkais qu’une certaine contre-culture européenne, surréaliste notamment, Étienne O’Leary a la particularité de composer lui-même la musique de ses films, équipé d’un harmonium et d’un magnétophone quatre pistes lui permettant de créer des textures sonores inquiétantes et angoissées. Alain Montesse, lui, découvre le cinéma d’Étienne O’Leary avant de le rencontrer personnellement ; puis, lors de sa venue à Paris après avoir été accepté à l’IDHEC auto-gérée post-68, il se lie d’amitié avec lui, et partage, notamment, un attrait prononcé pour diverses formes musicales, de la musique contemporaine et improvisée à la pop music. Après avoir réalisé divers films, tous profondément influencés par la musique (Momente par exemple, dont le titre est tiré d’une pièce de Stockhausen et dont la structure du montage est organisée de manière stochastique), il s’attelle à la réalisation d’Étude pour Déserts parallèlement à l’écriture d’une thèse en musicologie. Son film prend pour appui le projet initial d’Edgard Varèse, qui, à propos de sa composition Déserts (dont on fête en 2014 les 60 ans), écrivait « Je veux que l’on fasse un film sur Déserts ». Le film, réalisé à partir des archives personnelles du réalisateur couplées à des images


tournées pour l’occasion, est construit sur un rapport contrapuntique entre images, musique, et textes lus (de Michel Serres, et de Varèse), donnant ainsi ce que Montesse nomme « un résultat expérimental de la chaologie contemporaine ». Enfin, Taylor Mead reste sans doute le plus connu de ces cinéastes souterrains. C’est lui qui, en arrivant à Paris au milieu des années 1960, permet la circulation de quelque films « underground » new yorkais, et révèle ainsi au milieu parisien hip (et plus tard bordelais) toute l’effervescence d’un jeune cinéma américain. Son European Diaries qui influence le jeune O’Leary, est sans doute le premier journal-filmé montré en France, bien avant ceux de Jonas Mekas ou Andrew Noren (pour ne citer qu’eux). Selon Jean-Pierre Bouyxou, proche d’Étienne O’Leary, Taylor Mead aurait proposé à O’Leary de fabriquer la bande originale du film, qui consistait en une sorte de deejaying improvisé et foutraque ; malheureusement, cette bande est aujourd’hui perdue, et il semble que la seule version qui reste soit elle aussi signée par des cinéastes, réunissant ainsi au piano Jonas Mekas et Jerome Hill. De ce film, on ne sait pas grand chose. Probablement invisible en France depuis 1968, l’auteur de ces lignes lui-même n’a pu le voir avant sa programmation : c’est en faisant donc confiance aux « survivants » du cinéma souterrain comme Raphaël Bassan ou Jean-Pierre Bouyxou que cette œuvre se retrouve ici. Le film, carnet de voyage méditerranéen, est filmé image par image, dans un rythme frénétique, où notre œil, incapable de se fixer sur chaque photogramme, mélangerait ces images dans une surimpression monstrueuse en permanente transformation. Outre leurs différentes approches de la musique et la proximité de chacun des réalisateurs avec Étienne O’Leary, si ces films devaient être mis côte à côte, ce serait sans doute dans cette constante transformation qu’ils incarnent, dans cette lutte visuelle entre le chaos et son organisation que les surimpressions expriment si bien. Qu’elles soient réelles (multiples impressions de la pellicule) ou virtuelles (montage extrêmement rapide reposant sur la persistance rétinienne), elles semblent dès lors rejoindre les recherches fondamentales de la musique contemporaine portant sur les dissonances et le bruit qu’elles génèrent (entraînant donc difficulté de « lecture » de l’image et impression de chaos) et s’inscrivent en même temps dans une histoire plus ancienne comme celle du contrepoint rigoureux (qui est, rappelons-le, une technique de composition musicale selon laquelle sont développées simultanément plusieurs lignes mélodiques). — Théo Deliyannis

CHROMO SUD Étienne O’Leary France, 1968, 19'

HEADS AND TAILS Francis Conrad France, 1967, 15'

ÉTUDE POUR DÉSERTS Alain Montesse France, 1982 – 1987, 24'

EUROPEAN DIARIES Taylor Mead France – Italie – Grèce, 1967, 44' 35


Vous allez entendre ce que vous allez voir ! Et l’inverse. En première mondiale, une séance de cinéma en « Tube-rama », pour la première fois on ne va pas vous demander d’éteindre vos portables et vos tablettes mais au contraire de les prendre et de les allumer… D’autres prises sur le son. Là où le monde du si lance. On ne vous demandera pas pour autant de faire l’âne pour en avoir. Bien au contraire.

FOCUS no9 leçon sur le son immersion en tube-rama

Beaucoup de films manquent à l’appel. Faute d’un tas de raisons. Un de David Wharry sur les zarzuelas cubaines, un de Jean Mitry sur une musique d’Arthur Honegger (Pacific 231), le générique de The Killing de Stanley Kubrick, un extrait de Les Bas fonds d’Akira Kurosawa, aussi le générique d’Othello, d’Orson Welles. Un passage de Buffalo 66 de Vincent Gallo, un extrait de The killing of a chinese booky de John Cassavetes…

programmé & présenté par patrice kirchhofer vendredi 24 OCTOBRE 18H00 LES VOÛTES

DRESDEN DYNAMO Lis Rhodes Royaume-Uni, 1971, 5'

DÉSERT José Xavier France, 1976, 5'25'' Michel Fano a composé la musique de cette animation magistrale. Très peu de compositeurs français se sont intéressé de près au cinéma en marge du commerce. Pourtant c’était un rêve de travailler avec les gens du Service de la Recherche de l’ORTF et de l’IRCAM. Le cloisonnement fait de ce pays un désert. L’autre imposant exemple est le film Pacific 231 de Jean Mitry, dont la musique fut composée par Arthur Honegger, hélas impossible à projeter.

Était peut-être posée la question du son, l’incertitude de toute synchronisation entre ce qui a été vu et ce qui a été dit est au point de départ d’une enquête sur la relation du son à l’image. Dresden Dynamo est un film que j’ai fait en 1972 sans caméra – dans lequel l’image est exactement la piste sonore reproduite – le son piste l’image. Un film témoin. L R. (Tr PK) 36


COMMUNAUTÉ Raphaël Minnesota France, 2005, 4'50'' Une des plus parfaite adéquation entre des images et une musique qu’il m’ait été donné de ressentir, Raphaël est aussi musicien et cela se voit, cela est entendu.

ALTAÏR 1 & ALTRAÏR 2 Hugo Verlinde France, 2011, 4’20

Deux versions d’un même film de Hugo Verlinde, avec deux musiques différentes.

VARZEA José Xavier France, 2010, 1'25''

L’écriture peut être « musicale », la musique s’écrit aussi parfois avant de se jouer, en voici une illustration.

SOUND PIECE Stuart Sherman États-Unis, 1981, 2' Regardez bien l’écran !

NDUE Patrice Kirchhofer France, 2014, 20' RAS.

2001 A SPACE ODYSSEY (extrait) Stanley Kubrick États-Unis, 1968, 10'

Sans aucun doute le film expérimental le plus vu au monde. Personne n’a vraiment osé vous le dire avant et c’est pourtant vrai. Le cinéma expérimental n’est pas une île, encore moins un îlot, c’est un territoire fluctuant sans frontières précises et définies. Bien sûr beaucoup rêvent d’en tracer, dans tous les sens, restrictifs et expansifs. J’ai vu ce film à sa sortie en salle et c’est en sortant de cette salle que j’ai décidé de ne plus vouloir faire l’Idhec (la Femis de l’époque), de ne plus vouloir connaître ni Ingmar Bergman ni Roberto Rosselini, et de développer moi-même ma pellicule. Pour la première fois, une projection est organisée sur tablette et portables, projection individuelle et collective, future, « en Tube-rama ». Une première tentative avait été faite au MK2 Beaubourg à l’aide de caméras Hi-8… En outre il faut savoir qu’il existe une musique alternative pour ce film composée par Alex North, qu’il aurait été amusant de voir.

L’ÂGE D’OR (extrait) Luis Buñuel & Salvador Dali France, 1930, 8' Le son de la fin du film est surprenant, et montre les possibilités de l’asynchronisme filmique.

LIGHT MUSIC Liz Rhodes Royaume-Uni, 1975, 25' « La motivation initiale du projet est le manque d’attention accordé aux femmes compositrices dans le monde musical européen. Ça commence comme une composition de dessins. Elle même développée en une orchestration, par refilmage de ces dessins. Le Cinéma tend à exiger que chaque projection soit une itération de celle qui précède, ou, plus précisément, de la première. Light Music ne répond pas à cette prescription. c’est plus ou moins différent à chaque projection, et je pense que cela reste le cas, puisque le public existe et qu’il occupe lui-même l’espace de la projection. » L R. Réservoirs de Notes, Tate Modern, 2012 (Tr PK). C’est de l’expanded cinema, pendant sonore du célèbre cône de lumière anglais. 37


FOCUS no10 autour du service de la recherche

« Chronopolis, c’est la ville temporelle, ses habitants, les Chronossiens, fabriquant du temps et créant ainsi des instants de toutes sortes, formalisés par diverses surfaces plus ou moins abstraites. La genèse de ces volumes est présidée par un jeu complexe de machines célibataires qui signalent l’habileté de l’animateur Piotr Kamler. Pour créer le fantastique du film, il est dit qu’un événement important doit naître de la rencontre d’un instant privilégié et d’un humain. Cet instant arrive et entraîne, dans un délire graphique inouï, l’autodestruction de la cité. » Raphaël Bassan, Canal no49, Bokanowski / Kamler : deux avantgardes graphiques, juillet – septembre 1982, p. 15

vendredi 24 OCTOBRE 20H00 LES VOÛTES

Le film Chronopolis de Piotr Kamler est l’aboutissement de près de quinze ans de travail au sein du Service de la Recherche qu’animait Pierre Schaeffer. Certes, ce seul film ne peut pas représenter la diversité des approches esthétiques et des coopérations entre cinéastes et compositeurs qui se sont développées entre 1948 et 1974. D’abord « Club d’essai » au sein de La Radiodiffusion Télévision de France (RTF) puis Groupe de Recherche de Musique Concrète en 1951, puis Service de la Recherche à partir de 1960 au sein de l’ORTF (où au GRM sont associés le Groupe Recherche Images, le Groupe Recherche Technique et le Groupe d’Études Critique), ces espaces de travail ont presque tout de suite permis d’établir des liens extrêmement étroits entre des cinéastes travaillant des formes novatrices de documentaires, de films d’animation, de dessins animés et de films abstraits tels que Jacques Brissot, Enrico Fulchignoni, Raymond Hains, Gérard Patris, Piotr Kamler, Robert Lapoujade et des compositeurs comme Luc Ferrari, Bernard Parmegiani, François Bayle, Ivo Malec, Robert Cohen-Solal, Iannis Xenakis, ou Michèle Bokanowski. Ainsi, plus d’une centaine de films peuvent être placés sans hésitation sous la bannière du cinéma expérimental, bénéficiant de surcroît d’un niveau de conception artistique dans le domaine musical très rarement atteint ailleurs. Cette production, longtemps et encore passablement ignorée du fait sans doute du caractère un peu trop « institutionnel » du cadre au sein duquel elle a vu le jour, mérite notre plus grande attention. Des leçons essentielles doivent encore en être tirées pour affiner notre culture en matière de couplages audiovisuels. Nous ne pouvons que renvoyer notre public vers le site que l’ina lui consacre afin de compléter l’expérience de l’œuvre que nous lui présentons : fresques.ina.fr / artsonores / accueil. — Frédéric Tachou 38


CHRONOPOLIS Piotr Kamler France, Pologne, 1982, 67' Piotr Kamler, né à Varsovie en 1936, étudie à l’académie de Beaux-Arts avant de venir finir ses études à Paris en 1960. Fasciné par la musique concrète et ses objets sonores qui s’appliquent selon lui parfaitement à l’animation, il rejoint l’équipe de Pierre Schaeffer au Service de la Recherche. Plusieurs coopérations s’ensuivent avec quelques-uns des compositeurs du GRM tels que François Bayle. Son univers graphique croise également celui de Jacques Rouxel, créateur des Shadoks, pour L’araignéléphant (1968). Bernard Parmegiani en compose la bande son. C’est l’époque des sons purs générés par oscillateurs de fréquences. Si ces sons de synthèse analogiques constituent le socle de la gimmick de l’univers sonore de la science-fiction, les tandem cinéastes / compositeurs initiés par la dynamique du GRM porteront la musique technologique au delà d’un rapport illustratif subordonné à l’image. Bien que Chronopolis ai été réalisé après la fermeture du Service de la Recherche, la démarche audiovisuelle de ce moyen-métrage s’établit encore dans son sillage, puisque le film est avant tout une rencontre avec Luc Ferrari qui en compose la bande son, lui aussi « rescapé » du GRM. Compositeur et pianiste, ce « légendaire facteur de sons » a collaboré à de nombreuses expériences musicales dès les années 1950. Alors que l’ordinateur commence à supplanter le banc-titre, ce film est réalisé à la main pendant plus de quatre ans avec un attirail bricolé sur mesure par le réalisateur qui continue d’utiliser une caméra datant de 1920, réputée pour sa précision. Piotr Kamler se défend de tout masochisme et justifie cette technique par les « erreurs » qu’elle engendre et qu’un ordinateur n’aurait pu générer. Le dessin est épuré, minimaliste, mais paradoxalement riche de textures engageant une perception quasi tactile. La coexistence de figures géométriques et anthropomorphiques n’est pas sans rappeler le chef d’œuvre de René Laloux, La Planète sauvage, film d’animation de science-fiction réalisé plus tôt, en 1973. Si le monde atemporel de Chronopolis reste à l’échelle anthropomorphique, il nous présente une technè dont le fonctionnement répond à une physique tout autre. Comme dans le film de Laloux, les gestes de ces personnages, véritables artisans utopiques, prennent une tournure rituelle relayée par la bande son et ses motifs séquentiels. Pour Piotr Kamler, l’animation a l’avantage d’éviter l’écueil du psychologisme inhérent au film « réaliste ». Ces figures anthropomorphes sont dépourvues de toute voix humaine, ramenées ainsi sur le même plan sonore que les machines et géométries évolutives qui peuplent cette cité. L’architecture, le temps et le paysage sonore sont ici les personnages principaux. Les figures anthropomorphes n’en sont que leurs pions, leurs excroissances au service d’une géométrie bien plus large. L’appareillage qui œuvre à la reproduction de cette cité / monde demeure hors d’échelle. En extrapolant à partir de la nomenclature de Pierre Schaeffer dans Essai sur la radio et le cinéma, on pourrait être amené à dire que l’animation génère des signes et s’apparente par là même davantage au domaine symbolique du langage, là où le film en opérant par signaux demeure réaliste et naturaliste. Si les sonorités et bruitages qui martèlent cette ville enfouie dans l’atemporalité ne sont pas illustratifs et ne renvoient à aucune source diégétique, ils participent étrangement à rendre les dilemmes métaphysiques de cette cité plus tangibles. Et si la bande son officie comme l’émission d’un langage inhumain et codé, elle n’en suggère pas moins un espace mental. Cette rencontre audiovisuelle parvient à forger une qualité d’écoute et d’attention à même de nous rendre disponibles à un monde incompréhensible. — Julia Gouin 39


Retour sur l’intense coopération de ce duo cinéaste-compositrice depuis les années 1970. Ce programme reviendra au gré de leurs œuvres sur la fabrication d’un univers onirique, alliage de figures picturales et de compositions sonores ouvertes, saisissantes, grâcieuses et inquiétantes.

FOCUS no11 PATRICK & MICHÈLE BOKANOWSKI samedi 25 OCTOBRE 18H00 LES VOÛTES

12. Entretien avec Michèle Bokanowski, diffusé sur France Culture le 21 Mars 2001 dans le cadre de l’émission Tu vois ce que j’entends. 13. Texte extrait de l’ouvrage Les Cloches d’Atlantis, Musique éléctroacoustique et cinéma, archéologie et histoire d’un art sonore, Philippe Langlois, 2012, éditions mf, collection répercussions, p. 306, 307, 308, avec l’aimable autorisation de l’auteur Philippe Langlois. 40

Les dernières années du Service de la Recherche sont synonymes de déclin, en terme de production pure. Mais elles vont néanmoins voir apparaître des stagiaires porteurs d’une ambition artistique renouvelée, tant dans le domaine de l’image que dans celui de la musique. C’est le cas de Michèle Bokanowski qui rejoint l’équipe de Pierre Schaeffer en 1971 pour y effectuer un stage de composition. En 1972, elle compose la musique pour La femme qui se poudre, le premier court-métrage de Patrick Bokanowski. La femme qui se poudre est pour eux deux l’occasion de tester une même approche audiovisuelle : Patrick Bokanowski à travers un travail visuel concret, suivi d’une phrase de retouche image par image et Michèle Bokanowski avec un travail concret sur les sons, suivi d’une phase de transformation. Plus généralement, Michèle Bokanowski pense que « même si une musique instrumentale peut totalement s’intégrer à un film d’animation, la musique concrète et le cinéma d’animation sont deux arts qui entretiennent un rapport étroit à partir du matériau lui-même 12 ». Le film est donc nimbé de cette mussique à la fois dense et subtile, conférant une sorte d’atemporalité qui ne la fait appartenir ni au cinéma du passé, ni à celui d’aujourd’hui ou de demain. À mi-chemin entre un cinéma du réel et un cinéma de mise en scène, Patrick Bokanowski s’inscrit, à la différence du « cinéma vérité » de Dziga Vertov, dans l’idée que l’objectivité de la caméra est une « folle idée ». La subjectivité devient référence, la transformation de la réalité postulat cinématographique, d’où l’aspect méconnaissable et transformé du visage des protagonistes effectuant frénétiquement leurs gestes. La mise en scène des gestes anodins et primordiaux de la vie, se prolonge dans ses deux films suivants : Déjeuner du matin (1979) et L’Ange (1984), accompagnés de cette obsession répétitive qui caractérise également la musique de Michèle Bokanowski. Avec des frottements de tôles joués à l’archet et transformés dans La femme qui se poudre, des enregistrements d’un quatuor à cordes retravaillés et mis en boucle dans L’Ange, Michèle Bokanowski s’accorde à prolonger véritablement la structure intrinsèque de l’image. À tous les niveaux, la transformation est érigée en principe fondateur. Avec le couple Bokanowski, le cinéma devient l’art de fabriquer un monde de l’imaginaire entièrement subjectif  13 .


DÉJEUNER DU MATIN Patrick Bokanowski France, 1974, 12'

LA PLAGE (parties 1 et 2) Patrick Bokanowski France, 1992, 5 et 17'

Diffusion d’une émission d’Arte dans le studio de Michèle Bokanowski par Lorenzo Reccio avec interview et extraits de La femme qui se poudre, Déjeuner du matin et L’Ange France, 2004, 11'

BATTEMENTS SOLAIRES Patrick Bokanowski France, 2008, 18'

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« Art et corps. Homme gigantesque, Luiz Rosemberg Filho est un produit baroque du judayzme multibrézylyen, un Michel-Ange de Moyzes. Jardim de espumas [Jardin d’écumes] (78 – 80) est une APOKALYPZE TALENTAIRE QUI M’A PROVOQUÉ DES LIBÉRATIONS FANTASTIQUES. Intellectuel militant, capitaliste et marginal, révolutionnaire dans ses RACYNES – Rosemberg est l’artiste underground made 1968 le plus conséquent. Il a contesté le Cinema Novo, dans un révisionnisme aliéné “ à la mode 14 ”, a insisté dans ses erreurs d’évaluation critique – mais a réalisé des films d’avant-garde comme A$$untina das Amerykas [A$$untina des Amériques] (1973 – 1975) et Chronique d’un industriel (1976) – douloureuse réflexion sur l’échec de la bourgeoizye brézylyenne. Ses projets sont tous possédés d’ambitions totalisantes – voilà un cinéaste & artiste & être vibrant comme la FORGE DE WAGNER DANS LA BIGORNE DE L’ÉPÉE DE SIEGFRIED. » Glauber Rocha, Revolução do Cinema Novo, Alhambra / Embrafilme, 1981, p. 466 – 467 15 .

FOCUS no12 ALEXANDRE YTERCE : INTERVENTION SUR IMAGENS DE LUIZ ROSEMBERG FILHO samedi 25 OCTOBRE 20H00 LES VOÛTES

IMAGENS Luiz Rosemberg Fiho Brésil, 1972, 60'

La série d’images silencieuses qui compose Imagens se présente comme un flux de figures et tente par son seul déroulement de dire l’indicible : l’état d’esprit d’hommes et de femmes tiraillés entre leur énergie désirante et la répression implacable de la dictature qui écrase toute liberté. La complète absence d’éléments sonores acquiert ainsi une fonction métaphorique, à laquelle fait écho l’emploi de symboles plus ou moins convenus, comme des oiseaux en cage ou bien la castration – image tout à fait singulière par son caractère explicite. Si le contexte politique reste une incontournable clef de compréhension du film – de même que pour la quasi totalité du cinéma d’auteur brésilien réalisé pendant les « années de plomb » – il est important de rappeler que Rosemberg fait un pas de côté par rapport aux démarches de représentation usuelles. Il rejette ici le récit, pour composer un adage sur fond de lamentations muettes. L’absence de parole, choix rare pour la cinématographie nationale de l’époque, est par ailleurs l’unique occurrence dans la production plutôt logorrhéique du réalisateur. La puissance des images en tant que moyen d’expression graphique se voit alors nettement décuplée. Cet aspect purement visuel du film est condensé dans son titre aussi simple qu’énigmatique, lequel invite à s’interroger sur la nature de ce qui nous est donné à voir. Panneaux publicitaires, photos de magazine, transmission télévisé de défilés… Ou encore une étreinte sensuelle, une violente session de 42


14. En français dans le texte. 15. Traduction de Tatiana Monassa. Nous avons cherché à persévérer dans la version française la « néo-orthographe » employée par l’auteur. 16. Également cinéaste, Ferreira, qui écrivait de manière très libre dans un esprit proche de celui de Serge Daney, a sans cesse affirmé son engouement pour l’invention de formes au cinéma. Son livre Cinema de invenção (Max Limonad, São Paulo, 1986), a consacré sous le terme de « cinéma d’invention » le travail expérimental d’une série de cinéastes brésiliens travaillant plus ou moins en dehors d’un système d’exploitation commerciale entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1980.

torture et les errances mélancoliques d’un groupe d’individus aux visages peints (qui semblent issus d’une commedia dell’arte accablée par la tragédie). Le titre paraît nous indiquer également que le film se réclame d’une certaine innocence : tout compte fait, ce ne sont que des images, dans le plaisir et la gêne qu’elles provoquent. Des « intertitres » écrits au feutre sur la peau des acteurs complètent le cadre, offrant des citations adaptées et non référencées de Fernando Pessoa, Balzac et particulièrement du Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, qui fournit un socle théorique aux réflexions du film : « Les choses existent hors de nous. Nos perceptions et nos représentations en sont les images. Le contrôle de ces images, la distinction entre les images exactes et les images erronées, nous est favorisé par la pratique. » On reconnaît sans peine l’influence de J.-L. Godard chez Rosemberg, dans sa manière d’interroger la facture des images, de mettre en évidence les interactions physiques entre les êtres et de parsemer le tout de citations érudites au contenu politicopoétique. Cette influence deviendra plus patente dans son œuvre vidéographique ultérieure, clairement inspirée des propositions du cinéaste suisse (dont le portrait apparaît souvent dans des collages faits pour les vidéos). Une autre figure a indubitablement été une source d’inspiration dans cette volonté de mêler expérimentation et contestation : Glauber Rocha, compagnon d’exil à qui est dédié Imagens. Malgré ses différences avec les déterminations du groupe du Cinema Novo, Rosemberg a toujours apprécié le lyrisme transgressif des films de l’auteur du Dieu noir et le diable blond (1964). Les travaux des deux se trouveront réunis, par leur farouche liberté de création, sous la célèbre formule du critique Jairo Ferreira 16 : cinéma d’invention. Cette force inventive, dont Imagens est un beau témoignage, frappe encore aujourd’hui par son audace et son impondérabilité. — Tatiana Monassa Alexandre Yterce, né en France en 1959, est metteur en scène et compositeur. Il donne régulièrement des actions scéniques (Dramaphonies) où le texte est soutenu par des créations vocales, instrumentales et électroacoustiques. Auteur de plusieurs œuvres pour voix ou pour ensemble instrumental, il réalise depuis 1988 à Rouen (studio Accès Digital) des œuvres acousmatiques. En 1999, il crée la revue disque Licences (musiques, arts, littératures) et lance à Paris le festival Brûlures des Langues. Il fait également paraître depuis 2003 Sonopsys, Cahiers musique concrète / acousmatique. 43


En 2014, le numérique bouleverse tout, les arts visuels, le cinéma, la sociologie, la communication, les sciences sociales. Aujourd’hui, on peut réaliser des films traditionnels, narratifs, en numérique, ce n’est plus un langage mais un médium.

FOCUS no13 frédérique devaux & robert cahen RETOUR SUR LA PRATIQUE DE DEUX CINÉASTES DIMANCHE 26 OCTOBRE 14H00 LES VOÛTES Des œuvres spécifiques ont pourtant été réalisées, au cours des décennies précédentes, en pellicule et en vidéo analogique. Je propose une confrontation, dans une salle obscure et non devant un ordinateur, entre un vidéaste et une cinéaste, expérimentaux tous deux. Les travaux de Frédérique Devaux et de Robert Cahen, ici programmés, ont ouvragé la matière argentique et la bande vidéo d’une manière que l’on ne peut reproduire à l’identique, à moins de faire appel (tout est possible avec le numérique) à diverses simulations. Mais, je souhaite que, même à un niveau artisanal, la production de l’argentique et de la bande vidéo puisse se poursuivre. Un quart des textes de réflexion de mon livre, Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contre-culture, insiste sur ce fait : une écologie des médias est nécessaire afin que les acquis du passé, ceux de diverses disciples artistiques liées aux images et sons en mouvement ne soient pas mastiqués et digérés dans un grand tout à l’image sans passé, et à l’avenir problématique. Devaux et Cahen font un travail audio et visuel très particulier avec leurs supports respectifs. Ces deux artistes ont, également, des entrées dans mon ouvrage, et l’on s’y reportera pour plus de détails quant à l’identité des œuvres elles-mêmes. Cette brève présentation n’a pas vocation pédagogique puisqu’elle introduit une projection d’œuvres et, surtout, un appel à un montage mental chez les spectateurs. Dans mon Abécédaire, Cahen dialogue avec Bokanowski autour de leurs disciplines respectives (l’art-cinéma, l’art-vidéo) et tous deux en tirent des enseignements sur leurs pratiques. On pourra s’y reporter, même si, présentement, l’œuvre de Frédérique Devaux est très différente de celle de Patrick Bokanowski, mais tous deux sont des virtuoses de l’argentique. Musicien de formation, Robert Cahen s’est lancé, au début des années 1970, dans l’art-vidéo car il s’est aperçu qu’il pouvait, au Service de la Recherche de l’ORTF dont il était membre, travailler les images de la même manière que les sons. La matière est distordue, en état de lévitation et en 44


excroissance perpétuelle chez lui comme le montrent les trois films programmés : Trompe l’œil (1979), L’entr’aperçu (1980), Juste le temps (1983). Venue du lettrisme, Frédérique Devaux a su lacérer, fragmenter, atomiser et recomposer, de manière idéogrammatique, la matière pelliculaire et sonore. En 2001, elle décide de mettre ce savoir-faire au service d’une saga personnelle et familiale : l’interrogation de sa double identité française et berbère dans la série des K (K comme Kabylie, 2001 – 2008), dont six parties se voient programmées. Images et sons sont coupés, scratchés, accélérés, triturés, poinçonnés, filés ; c’est une ode rugueuse dédiée à l’art de la fragmentation : équivalences plastiques d’une segmentation existentielle et mémorielle qui peine à se reconstituer, morcellement d’un langage qui ne peut exprimer une intériorité disloquée que par l’art même du fragment. Ce sont des symphonies de bris d’images et de sons, décomposés, recomposés, recapitalisés en objets-films à la fois soyeux et âpres, harmoniques et discordants, inédits. Il est intéressant de noter les gestes (et la geste) particuliers qu’emploient ces deux artistes pour étirer, fragmenter, recomposer les images et les sons. Cahen propose un parcours plus « souple », des images ralenties et en perpétuelle anastomose. Devaux est toujours dans un réalisme sans failles, Cahen crée un onirisme palpable par un usage virtuose de la vidéo. Chez les deux artistes, la musique est ciselée dans un rapport étroit et dialectique avec les images. Ce programme s’ouvrira donc avec un film de chacun des cinéartistes, et sera suivi de deux ensembles des œuvres d’un même créateur afin que se forment autant de montages subjectifs qu’il y aura de spectateurs. — Raphaël Bassan

K1 (Il était une fois) Frédérique Devaux France – Algérie, 2001, 3'

K (Désert) Frédérique Devaux France – Algérie, 2004, 4'

Trompe l’œil Robert Cahen France, 7'30''

K (Rêves / Berbère) Frédérique Devaux France – Algérie, 2007, 4'

L’entr’aperçu Robert Cahen France, 1980, 9'

Juste le Temps Robert Cahen France, 1983, 13'

K (Les Luttes amazigh) Frédérique Devaux France – Algérie, 2002, 3'

K (Exil) Frédérique Devaux France – Algérie, 2008, 8'30''

K (Pourquoi pourquoi ?) Frédérique Devaux France – Algérie, 2008, 9'

rencontre À la suite de la projection, une discussion ouverte au public aura lieu autour de la spécificité (réelle ou non) d’écrire sur le cinéma expérimental. Plusieurs acteurs seront conviés afin de rendre compte de leurs expériences littéraires et critiques. Raphaël Bassan est journaliste, critique et historien du cinéma. Il est le cofondateur, en 1971, du Collectif Jeune Cinéma. Son dernier ouvrage Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contreculture vient d’être publié aux éditions Yellow Now / Côté cinéma. Éric Bullot est cinéaste, théoricien et essayiste dans différentes revues (Trafic, Vertigo…). Il participe à pointligneplan et publie en 2012 Sortir du cinéma, histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma. Enseignant en écoles d’art, il dirige le post-diplôme « Document et art contemporain » à l’école européenne supérieure de l’image. Émeric de Lastens est critique, historien du cinéma, programmateur, membres des revues Exploding, Cinergon et Vertigo, lecteur au GREC (Groupe de recherches et d’essais cinématographiques), chargé de cours à Paris 3, collaborateur du festival Hors Pistes au Centre Pompidou, conseiller cinéma aux DRAC Bourgogne et Franche-Comté et compagnon de route des cinéastes différents. Damien Marguet est l’administrateur d’À bras le corps, association est dédiée à la promotion de la création contemporaine sur le Web, d’événements artistiques et d’éditions papier. Elle réunit cinéastes, philosophes et performeurs autour d’une idée simple : exposer, réfléchir et défendre des recherches, des pratiques singulières dans les domaines des arts plastiques, des arts vivants et de l’image en mouvement. Carole Contant (cinéaste) et Éric Thouvenel (enseignant, critique) se joindront à la table ronde pour évoquer leur ouvrage, Fabriques expérimentales (Paris Expérimental, 2014). 45


« Gandu (“trou du cul” en Bengali) est un rappeur. Le Bangladais lambda n’a probablement jamais entendu de rap. Nous sommes sur la terre de la mélodie. Gandu déteste la mélodie. Il récupère des mots extrêmes esquivés par la masse et en forge des chansons. Il joue au loto, perd régulièrement et erre sans but dans la ville. Dans un cyber café, il télécharge du porno et du rap tout en lorgnant une fille occupée à skyper son lointain petit ami. » www.overdosejoint.in / films / gandu

FOCUS no14 SOIRÉE DE CLÔTURE Q, PUNK DE CALCUTTA DIMANCHE 26 OCTOBRE 21H00 LES VOÛTES

La soirée s’ouvrira par la projection du film Gandu – the loser (2010). Ensuite, une pause permettra un changement de décor pour une intervention en direct de Q pour un set d’une heure laissant une large place à l’interaction, aux railleries et aux commentaires. Le tout a notamment pour but de procurer au public le goût et la sensation de baigner dans la crasse de Calcutta. Le set sera hautement énergique, la musique un étrange mélange de rap, de bruits et d’électro-punk. Les vidéos rendront compte de ce que signifie être un artiste vivant dans l’Inde actuelle et la ville de Calcutta aujourd’hui. — Q Le CJC, en association avec le Festival du film d’Asie du Sud Transgressif, programme en exclusivité à Paris le Mardi 21 octobre 2014 au cinéma le Reflet Médicis Tasher Desh, dernier long métrage de Q (2012). Kaushik Mukherjee (alias Q) sera présent pour un échange avec le public.

GANDU Q Inde, 2010, 85'

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Un historique de la réalisation de Gandu ?

Entretien avec Kaushik Mukherjee ( alias Q) réalisateur et producteuR Calcutta mercredi 7 août 2013 L’entretien a lieu dans les locaux de la maison de production de Q, Overdose Art Pvt Ltd, 358 Prince Anwar Shah Road Kolkata 700045 (près de Jodhpur Park, dans un quartier résidentiel bengali du sud de la ville) Entretien réalisé et transcrit par Nicolas Nercam EXTRAIT, Disponible dans son intégralité sur le site cjcinema.org

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La genèse du film Gandu a débuté quand j’avais 15 ans, alors que je découvrais la scène musicale alternative de Calcutta. C’est à cette époque que j’ai rencontré de très nombreux gandus. « Gandu » signifie « un cas désespéré », une personne qui, malgré toute sa volonté, ne fera jamais rien de sa vie, un éternel perdant qui restera toujours confiné dans l’ombre… un mec qui se fera toujours baiser. […] Certains d’entre eux avaient un réel talent et désiraient réaliser, dans leur domaine, quelque chose de différent. Mais au final, ils restaient les sempiternelles victimes des circonstances. […] C’est donc cette immersion dans la scène artistique alternative de Calcutta qui a constitué le point de départ du film. […] Cette scène alternative reçut un relief tout particulier à Calcutta, plus encore que dans d’autres métropoles indiennes comme New Delhi ou Bombay. Probablement parce que la ville de Calcutta a toujours eu une approche partisane, voire militante, de l’action sociale et artistique. Cela a probablement encouragé les artistes à expérimenter des postures radicales. Ainsi, depuis les années 1960 – 1970, une génération d’intellectuels et d’artistes de Calcutta a cultivé ce radicalisme et les gandus sont les fils de ces activistes. Mais, si cette nouvelle génération ne manque pas d’être influencée par les orientations idéologiques de ses pères, elle n’adhère plus à leur idéalisme révolutionnaire. Se sentant comme politiquement orphelins, ces gandus grandissent en écoutant une musique qu’aucun de leurs amis n’avait alors jamais écouté. Ils se réfugient dans une culture artistique novatrice et radicale, renforçant leur isolement social. […] À cette époque, avec des films documentaires comme Love in India (2009), j’étais engagé dans des productions romantiques, proposant un contenu « positif ». Alors que Gandu est la sédimentation cinématographique d’un moment de frustration, lié à une sorte de comportement punk… punk version bengalie (rires). Je désirais portraiturer le personnage de gandu comme un homme viscéralement frustré et profondément fragile. Le physique du comédien devait incarner cette fragilité. Peut-on étiqueter la production de Gandu comme une production « Underground » ? […] En Inde, il n’existe pas d’« Underground artistique », mais il a existé, par contre, un « Underground politique et social » qui fut extrêmement actif dans les années 1970. Cet « Underground politique », pourchassé et souvent réprimé par le gouvernement central, combattait la censure et travaillait dans l’orbite idéologique de la philosophie progressiste. Mais cet Underground n’existe plus de nos jours en Inde. Pour ma part, je ne peux entendre le terme « Underground » que dans un sens politique. On peut toujours dire que Gandu a été réalisé dans des conditions « Underground » (en marge de la grande industrie cinématographique et des puissants moyens de diffusion). Mais, l’objectif de la réalisation de ce film n’était pas que sa diffusion reste confidentielle ou « Underground ». J’aspirais, pour ce film, à une diffusion la plus large possible. En Inde, dans le domaine du cinéma, on parle souvent de « Films parallèles » (Parallel Films) afin de qualifier une certaine production cinématographique. Dans ce pays, la production de films, dans son immense majorité, est partie intégrante d’une puissante industrie. Parallèlement à cette industrie, le gouvernement et les institutions publiques ont permis à des artistes de renom de réaliser leurs productions (une situation similaire existe en Europe me semble-t-il ?). Cette aide à la création de la part du gouvernement central


s’inscrit dans la philosophie sociale démocrate de J. Nerhu qui a présidé la construction d’une Inde indépendante. Ainsi, les films de célèbres cinéastes, ceux de Mrinal Sen ou ceux de Gautam Ghosh, ont été réalisés grâce à l’argent de l’État central. Or il existe ici une sorte de paradoxe, comment voulezvous être un artiste critique, voire « subversif » à l’égard du gouvernement en dépendant si étroitement de l’argent de l’État pour réaliser vos films ? Encore une fois, cette époque est révolue et aujourd’hui la machine Bollywood est toute puissante sur la scène cinématographique indienne. Dans un tel contexte, la réalisation de Gandu est liée… à une putain de chance… et à la destinée. Y a-t-il une narration dans le film Gandu ? Non. L’histoire n’a pas grande importance. Il n’y a pas, à proprement parler, de script dans ce film, seulement une ligne directrice. Le plus important restent les personnages représentés. Je pense que, de nos jours, il n’y a plus rien à raconter… Tout a été fait, tout a été dit, il n’y a rien de nouveau. Le cinéma, à ses débuts, s’était lancé dans des expérimentations libres de tout effet narratif. Ces expérimentations pionnières ont été pour moi des références pour la réalisation de Gandu. Dans ce film, je m’appuie sur un contexte spécifique (réaliste) et j’y injecte du rêve, du trouble. Ce film est avant tout une fiction. Vous pouvez toujours chercher, mais je vous assure qu’il est impossible de trouver, à Calcutta, un rickshaw wallah  17 vénérant Bruce Lee (rires). Je ne crois pas à des valeurs absolues. Contrairement à la philosophie occidentale, la philosophie orientale table sur le relativisme pour échafauder une représentation du monde. Ce relativisme je le retrouve dans le film Gandu. Où Gandu a-t-il été tourné ? Essentiellement à Howrah 18… et quelques scènes ont été tournées dans le district de Birbhum 19. […] Dans la ville de Calcutta, il existe un puissant syndicat du cinéma. Quand vous décidez de tourner un film à Calcutta, le syndicat devient incontournable. Vous devez demander toute une série de permissions et vous êtes tenu d’utiliser le matériel et les techniciens du syndicat… Moyennant une somme d’argent… Nous étions tellement raides qu’il nous fallait passer outre la commission du syndicat. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles nous avons décidé de tourner notre film hors de Calcutta, dans l’immédiate banlieue d’Howrah. 17. Un rickshaw est un poussepousse, moyen de transport encore très usité de nos jours dans les rues de Calcutta. Un rickshaw wallah est un tireur de pousse-pousse, situé au plus bas de la hiérarchie sociale et généralement de basse caste. 18. Howrah est une ville limitrophe de Calcutta, située sur la rive droite de l’Hooghly (bras du Gange irriguant la ville). C’est à Howrah que se trouve la gare de Calcutta. Howrah est composé de quartiers populaires et abrite les plus importants slums (bidonvilles). 19. Birbhum : district rural à une centaine de kilomètres, au Nord-Ouest de Calcutta.

Pouvez-vous me citer d’autres noms de cinéastes indiens qui s’inscrivent dans une veine artistique similaire à la vôtre ? Le cinéma que j’apprécie est celui qui résiste et s’oppose au courant commercial majoritaire en Inde et à travers le monde… Je peux vous citer le nom d’Ashim Ahluwalia, cinéaste de Mumbai qui a réalisé Miss Lovely en 2012, ainsi que Srinivas Sunderrajan qui a tourné en 2010 Untilted Kartik Krishnan Project et Greater Elephant en 2012… Je peux également citer le cinéaste du Tamil Nadu Thiagarajan Kumararaja avec son film Aaranya Kaandam de 2011. Ces réalisateurs produisent des films extrêmement différents les uns des autres. Ils s’inscrivent dans une approche du cinéma qui sort résolument d’une conception cathartique de l’art cinématographique. L’esthétique de Bollywood est ouvertement orientée vers un cinéma de la catharsis et de la consommation immédiate. Il existe également en Inde de remarquables réalisateurs de documentaires comme Anand Patwardhan, qui est un activiste social. 49


RENCONTRES ET INTERVENTIONS

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J’avais ce refrain dans la tête qui ne me quittait pas. J’ai pris ma caméra, j’ai dansé avec elle.

ritournelles intervention de l’etna FAÇON KINO KLUB

Écoutez un disque, tournez un film. À partir de l’écoute unique d’un 45 tours que vous tirez au sort, l’Etna vous propose de tourner une bobine Super 8 qui rencontrera sa chanson lors de la projection. À la manière des Kino Klub, un geste filmique dans la rémanence des sons. Des rythmes, des grains, des couleurs, des (in)signifiants qui dialoguent, dissonent, s’accordent, s’entrechoquent. L’Etna est un lieu de création, de formation et d’échanges autour du cinéma expérimental et de la pratique du cinéma argentique. Un des buts essentiels de l’Etna consiste à transmettre certains savoir-faires liés à l’histoire du cinéma expérimental, et notamment la pratique du laboratoire, pour maintenir un usage créatif des techniques propres au cinéma sur support argentique. L’Etna propose des ateliers de formation ouverts à tous, notamment en 16mm et Super 8.

DU 22 AU 24 OCTOBRE PROJECTION VENDREDI 24 OCTOBRE 00H00 LES VOÛTES

Mercredi 22 octobre à partir de 18h00 : tirage au sort du 45 tours, une écoute, chargement de la bobine dans la caméra.

Réservation obligatoire etna.cinema@gmail.com Participation gratuite. 10 participants maximum.

Jeudi 23 octobre 14h00 – 00h00 Dépôt des bobines tournées

Les bobines Super 8 (inversible couleur) de 3 minutes 20 secondes seront fournies et développées par l’Etna. Les participants apportent leur propre caméra Super 8.

Vendredi 24 octobre 00h00 Projection des films

Événement proposé par l’Etna Atelier de cinéma expérimental www.etna-cinema.net

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à l’occasion de la 16e édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris, Pierre Merejkowsky lance un appel à projections de films de toute(s) durée(s).

bac BUVETTE D’ACTION CINÉMATOGRAPHIQUE En hommage à Marcel Mazé cofondateur du Collectif Jeune Cinéma (CJC) DIManche 26 OCTOBRE 16H00 – 20H00 LES VOÛTES

Édito différent de Paris : La grille des festivaux, le catalogue des festivaux, le palmarès des festivaux, le mot du Directeur des festivaux ne sont pas des paroles autonomes puisqu’ils sont le résultat du vote majoritaire de l’assemblée générale, du conseil d’administration ou de prévention destinés à élire un directeur du festival et son équipe. Aussi, la projection de ces films sera présentée dans leur ordre d’arrivée dans la bac buvette d’action cinématographique qui aura lieu dans l’espace buvette du 16e Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris. En effet, la BAC, Buvette d’Action Cinématographique, est une parole autonome Puisque fondée sur l’initiative d’une personne   qui n’est pas soumise au vote majoritaire ni à aucune forme de vote Et qui devient ainsi le réceptacle du passé,   du présent et du futur en perpétuel renouvellement La BAC (Buvette d’Action Cinématographique) EST La BAC est une zone d’intervention temporaire expérimentale La BAC est l’intersection entre l’intérieur et l’extérieur C’est-à-dire entre le réalisateur expérimental   et le spectateur différent de Paris La BAC est une communauté temporaire qui s’affranchit   de la reconnaissance du père, des Paires Du catalogue des films, du palmarès, de la remise du prix, de l’éditorial   du Maire du Responsable Cultuassociatifeducationalimageloi1901 La BAC est une zone d’interventiwwon temporaire soumise à l’aléatoire La recette de la BAC entrera-t-elle dans le plan de financement   exigé par la commission Cultuassociatifeducationalimageloi1901 ?

La première Buvette d’Action Cinématographique a été présentée au Festival des Inattendus à Lyon en décembre 2013. Le film de cette expérience a été réalisé par Jean Pierre Sugy et sera diffusé sur la WEB TV du CJC. La prochaine BAC aura lieu en novembre 2014 dans la buvette du théâtre du Radeau au Mans (direction François Tanguy). Aucun carton d’invitation ne sera demandé à l’entrée de la BAC.

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Premier film programmé

Que l’Émetteur soit ! Pierre Merejkowsky 14', Hibou production. Composition musicale sampler, mélangeur DJ, Pierre Merejkowsky, Navarro

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ARTICLES

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contre les nappes frédéric tachou

Même si, au fond, elles ont un caractère assez farfelu, les théories du rythme pur, de la musique visuelle ou des correspondances synesthésiques entre images et musiques, ont permis de guider les cinéastes expérimentaux vers des formules et des motifs tout à fait intéressants. Cet intérêt ne se limite pas au côté plaisant d’un cinéma décoratif mais touche à de véritables satisfactions esthétiques. Ce que visaient leurs théories en se trompant, les œuvres l’ont miraculeusement atteint et le communiquent encore avec une assez grande intensité, sans doute au-delà de ce qu’espéraient leurs auteurs. Bien sûr, An Optical Poem (1938) d’O. Fischinger peut encore passer pour extrêmement niais, mais combien de films de Len Lye tiennent encore en vertu de la synergie sans faille unissant de façon fusionnelle bande image et partition musicale ? ! De la même manière, Synchromie (1975) de McLaren est aussi embarrassant pour son inactualité que fascinant en tant qu’objectivation convaincante de la chimère synesthésique et dépassement du fétichisme technique par l’engagement obsessionnel de toute une vie de candide bricoleur de formes audiovisuelles. Cela prouve simplement que l’appréciation d’un film expérimental relève davantage d’une esthétique de la forme que d’une esthétique du contenu. Il s’agit en effet le plus souvent de comprendre par quels processus de construction, le film parvient à un haut niveau d’éloquence. C’est pour cela que le travail de couplage audiovisuel s’avère être plus particulièrement sensible dans le cinéma expérimental. Au début du cinéma, la musique apaise, rassure et réconcilie avec une image mécanique du monde. Curieusement, le cinéma fut et reste largement, le lieu où survivent des formes musicales écœurantes de romantisme et où se jouent de véritables révolutions de l’écoute. Ballet mécanique (1924) de F. Léger et D. Murphy est certainement l’une des premières œuvres cinématographiques qui oppressèrent le spectateur en brisant le plaisir immédiat qu’il trouvait à se projeter dans le monde des images soutenu en cela par un bel accompagnement musical. Dans ce film au contraire, la musique le maintient dans une position d’extériorité à l’égard d’un langage de formes dont non seulement elle exaspère le surgissement brutal mais qu’elle entretient sans fléchir à son plus intense niveau d’hystérie : non-prédicabilité et logique imperturbable de l’association analogique de mouvements de toutes sortes. Rencontre éminemment fertile entre un plasticien parfaitement conscient de ses moyens, un cinéaste parfaitement maître de sa technique et un compositeur parfaitement capable de violenter l’écoute bourgeoise, démontrant à elle seule comment l’esprit de synthèse est nécessaire dans les films expérimentaux plus que dans tout autre. Si une chose y apparaît désunie, transposée brutalement de son monde d’origine dans celui de l’œuvre, sa signification pointera l’exigence de synthèse en tant que son refus, ou pire, rendra patent le naufrage de cette visée et donc au final l’échec de l’œuvre. Le cinéma expérimental révèle impitoyablement toutes les failles dans l’unité synthétique du film, rend flagrante la position du cinéaste à l’égard de cet enjeu et décisives les options de couplages audiovisuels, parce que la diégétisation permet rarement de recouvrir de son voile la mécanique formelle se jouant jusque dans les moindres molécules des films. Prenons un exemple : une voix off dont on ressent immédiatement par sa texture qu’elle résulte d’un processus technique indifférent (est sortie telle quelle du micro se trouvant là et d’un mixage la conservant dans cet état) démontre que le cinéaste ne s’est jamais posé la question de savoir comment cet élément formel allait s’articuler avec les autres composantes sonores du film. Dans ce cas, beaucoup plus que le refus explicite de l’unir à l’ensemble, elle signifie que la compétence du cinéaste est très en-deçà du niveau de synthèse requis par son propre travail. Tout ce qui est non-intentionnellement mal ajusté ressort irrémédiablement comme erreur. 55


20. Que F. Léger ait laissé voir son film partout dans le monde sans faire entendre la musique de G. Antheil n’est imputable qu’à l’impossibilité technique d’unir irrémédiablement images et son en 1924. 21. Machine à bruit inventée par L. Russolo permettant avec un pédalier et des commandes manuelles de déclencher plusieurs types de « bruits » : frottements, feulements, claquements, cliquetis, froissements… La machine fut détruite le 10 décembre 1930 par des militants de ligues patriotiques catholiques protestant contre la projection de L’Âge d’or de L. Buñuel. 56

Que les films expérimentaux s’en remettent en premier lieu à une esthétique de la forme et luttent frontalement avec l’enjeu de l’unité synthétique, a créé pour le cinéma expérimental les conditions d’une autonomie beaucoup plus large que dans le cinéma institutionnel – la contrepartie de cette situation est la possibilité d’élaborer une esthétique et une histoire qui lui soient spécifiques condamnant chacune de ses manifestations à l’originalité puisque la conformité à des règles de genre, la réponse à une attente normative ou le remake y sont tout simplement inconcevables. Cela signifie aussi que la musique peut difficilement se contenter d’y jouer un rôle d’accompagnement illustratif, être « en option » 20 ou interchangeable. L’histoire du cinéma expérimental raconte aussi en détail les conditions suivant lesquelles il y a ou non son, il y a ou non musique, les difficultés, obstacles ou contraintes que les cinéastes durent surmonter pour aboutir aux formules les plus conformes à ce qu’exigeaient l’unité synthétique de leurs films. L’accompagnement musical le plus fruste comme ce fut probablement le cas au Studio 28 lorsque Luigi Russolo accompagnait les films d’E. Deslaw avec son Rumorharmonium 21 ou le plus habilement désinvolte comme lorsque Ivan Martinac faisait jouer sur un tourne disque un solo de Max Roach en projetant la bobine Super 8 inversible de I’m Mad (1967) dans le cadre du Kino Klub Split, sont déjà très significatifs dans les contextes techniques et esthétiques de l’ère muette et de l’ère sonore, mais surtout consacrent contre toutes les contingences, l’union sacrée et irremplaçable de ces combinaisons. Le cas de Bridges-GoRound (1958) de Shirley Clarke est tout à fait intéressant de ce point de vue. Elle proposa son film sous la forme de deux segments visuels parfaitement identiques dans lesquels on voit sous différents angles l’architecture métallique de ponts filmée à New-York, le premier étant lié à une musique de jazz improvisée interprétée par le groupe de Teo Macero, le second à la musique électronique du couple Barron. Les deux films réunis en un seul démontrent la limite presque schizophrénique à vouloir faire tenir ensemble dans une même subjectivité le regard conciliant porté sur un univers familier dans lequel l’artiste trouve des chemins de liberté et le regard critique portée sur ce même environnement qui apparaît froid, indifférent, menaçant et inhumain. Chacun des segments cristallise si intensément les deux faces d’une conscience écartelée entre néo-romantisme et désenchantement, qu’introduire dans l’un ou dans l’autre la moindre nuance en distendant un peu le tissu serré d’images et de sons dut sembler impossible à la cinéaste. En d’autres termes, le rapprochement dans le foyer de la cinématographie expérimentale de deux moyens d’expression aussi éloignés l’un de l’autre que le langage iconique et le langage musical induit que l’un et l’autre tendent à s’abîmer intégralement dans la dimension de leur montage pour ne former qu’un langage unifié d’un niveau supérieur : un métalangage audiovisuel. Sous ce régime, la condition même de l’iconique et la condition même du musical sont inévitablement dépassées. L’image la plus conforme à son référent ne peut plus être seulement documentaire, la note ou l’accord le plus harmonieux ne peuvent plus être seulement musicaux. C’est tout l’intérêt de la notion « d’objet » si on l’entend dans cette perspective de l’unité synthétique du film expérimental. Et le hasard n’y est strictement pour rien si la prise de conscience du pouvoir d’intervention technique sur les matériaux visuels et sonores a suggéré à Pierre Schaeffer que le nouveau langage audiovisuel, placé non pas tant sous les bannières déjà à l’époque idéologiquement chargées de « cinéma d’avant-garde » ou de « cinéma expérimental », mais de recherches et essais en « arts relais », justifiait une révision anthropologique de l’expérience audiovisuelle et permettait de s’élever en même temps bien au-dessus du niveau du charlatanisme synesthésique. D’un côté, la musique concrète brisait définitivement la loi suivant laquelle la musique n’était pas définie en fonction d’objets extérieurs à elle, et de


l’autre le cinéma expérimental abstrait (Eggeling, Richter) avait démontré la possibilité de rompre avec une culture visuelle séculaire où chaque image restait ancrée au monde objectif en parvenant à faire disparaître celui-ci de la photographie animée. Dès lors, objets sonores et objets visuels pouvaient naturellement se rapprocher pour ne former qu’un seul matériau. L’essence même du cinéma expérimental s’affirmait encore un peu plus dans l’auto-réflexion de ce matériau audiovisuel, imposant le devoir d’en réinventer pour chaque film la totalité des codes et règles. À partir de là, il devint aussi possible de le dépouiller de toute la substance dans laquelle on détectait encore des résidus du goût traditionnel pour le bel effet, l’harmonie des formes, l’accord plastique juste, l’expressivité ou la personnalité artistique, afin d’atteindre au stade de son « inintentionnel », ou squelette le plus décharné de ce que l’on pouvait encore appeler « structure audiovisuelle ». N’est-ce pas en effet sous cet angle que l’on peut goûter encore aujourd’hui l’expérience unique que procure Arnulf Rainer (1958) de Peter Kubelka, témoignage d’un temps où l’on tentait d’unir particulier et général sans faire de détour par un sujet ? La limite d’une esthétique formelle, c’est bien sûr le fétichisme de la technique. La valorisation d’une production qui, sous l’impulsion d’une logique interne parviendrait à un haut niveau de rationalisation, l’auto-réflexion aboutissant à une sorte de modélisation d’une conscience absolue de soi sans les scories d’une médiation subjective, ne doit pas être détachée d’une critique de la culture montrant que la mathématisation des moyens, comme ce fut le cas dans le cinéma structurel, répondait au renforcement du « mensonge du cinéma » et à son pouvoir inéluctable de fasciner et aliéner le public. Vu de l’intérieur, la tendance à une fétichisation de la technique s’est pourtant trouvée renforcée par le développement de la vidéo et surtout du nouveau paradigme technologique numérique, bouleversant en profondeur outils et méthodes de création audiovisuelles mais surtout incorporant dans un système unifié de circulation des données une quantité incommensurable de matériel audio et vidéo. Au montage comme fonction ordonnatrice consciente de ce matériel éparpillé avec lequel le cinéaste visait l’unité synthétique, semble s’être substitué un principe d’agglutinement que les plus fétichistes sont tout prêts à doter d’un esprit surnaturel. C’est pourquoi les films de found footage ressemblent si souvent à des combinaisons que l’on tente d’appliquer au « système-image » comme s’il s’agissait d’un coffre-fort pour découvrir le secret qu’il renferme, et si rarement à un gestus cinématographique cohérent. Il faut tout le talent des Ballets russes (Orsten Groom et Élodie Tamayo) pour tisser avec quelques bribes arrachées très intelligemment à cet énorme torrent d’images et de sons, un texte qui rappelle encore qu’il n’y a pas de signification sans montage et pas de montage sans signification. Les leurs, montages, fonctionnent sur trois registres : iconique, textuel, musical, et entretiennent quelques parentés avec ce que l’on a identifié chez Beckett comme « logique associative », ou renoncement à toute imitation d’un phénomène empirique 22. Les occurrences de la musique dans ces dispositifs, dont on se demande presque toujours comment elles ont bien pu se retrouver là, intensifient la dialectique du hasard et de l’intention.

22. T.W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 1995, p. 344.

À l'inverse des Ballets russes, beaucoup de cinéastes expérimentaux semblent refuser de jouer au jeu spéculatif opposant technique et expression en vertu duquel les constructions audiovisuelles du cinéma expérimental atteignent les plus hauts niveaux de pureté. Ce geste de refus n’est pas transformé en contenu explicite, par exemple sous la forme d’une dénonciation de la dictature du pixel, du mode fichier et des grands opérateurs de la dématérialisation, mais certains choix sonores évoquent directement ce background technologico57


industriel. L’attachement à la substance subjective (l’expression), qui peut parfois se confondre avec l’attachement viscéral à la technologie photochimique, se développe sur fond de ciel menaçant, non pas grondant par intermittence, mais chargé de la rumeur sourde, mécanique, sans la moindre nuance, d’une nappe sonore grave. Ce type de nappes sonores, ces sons de drone, hantent véritablement une très large partie de la production expérimentale contemporaine jusqu’à élever ce modèle sonore au rang d’idiome international du cinéma expérimental. Et de fait, la nappe sonore est le moyen le plus approprié pour faire disparaître tout travail de montage entre images et sons, images et musiques. L’unité synthétique est donnée a priori comme un bloc verrouillé, imparable et indiscutable. Il y a beaucoup de candeur chez ces cinéastes, le plus souvent formés dans les écoles d’art de sociétés où le cinéma expérimental est un genre parfaitement reconnu et accepté, s’installant dans une sorte de « confort du genre » pour dégager des problématiques narcissico-existentielles d’un océan confusément noir de pessimisme, avec des drones en fond sonore. Se détache alors ostensiblement une fausse innocence sur un faux constat : Le spectateur est invité à partager intimement l’impuissance d’un sujet ayant renoncé à toute entreprise de transformation d’un monde méchant et incompréhensible et qui a définitivement tourné les yeux vers son propre égo. Les effets plastiques dont les images sont chargées représentent les parois de ce monde intérieur depuis lequel nous contemplons dans une indifférence presque totale l’agitation du monde extérieur. Mais dans une société qui sur tous les fronts menace la liberté du sujet, et que le cinéaste renonce à critiquer, son entreprise créative ne sauve qu’un « faux sujet » inconscient de ce qui le constitue et se trame contre lui. L’œuvre n’aspire à ne communiquer rien d’autre qu’un « regardez-moi j’existe » qui n’est même pas un cri de douleur. La substance est si inaudible et si invisible qu’on se demande si elle existe encore. Ces films « personnels avec nappes » regardent les constructions expérimentales des époques antérieures avec une certaine morgue et affichent le plus grand mépris à l’égard de l’esthétique de la forme tant ils semblent êtres « sûrs de leur fait ». Ils engagent au contraire une esthétique idiosyncrasique dans la mesure où ils cherchent à communiquer une immédiateté pure non-dominée, une relation entre le spectateur et le film ne reposant pas sur le déchiffrement d’une construction complexe, d’une pensée qui serait avant tout conceptualisatrice. Le but est d’établir un lien direct par l’entremise du film à une manière de « sentir », évacuant autant que possible le rapport expression-construction. Quelque chose est dérangeant dans cette confiance sereine à décliner ses humeurs sur fond de crise, car croire dans la possibilité de repousser dans le fond (sonore) tout ce qui ne va pas pour mieux exposer au premier plan ce qu’il y aurait de plus authentique dans soi, démontre que la conscience du cinéaste n’a pas correctement situé le lieu où les choses sont vraiment sérieuses.

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Le bruit s’entend comme contraire du silence. Ce n’est pas le cas du « son », qui n’est peut être pas l’envers du « muet ». Qui n’est pas toujours une pathologie. Et dans l’histoire du cinéma on a trop souvent parlé du film « muet » en ce sens, pas comme d’un choix, ni d’une évidence, comme si le cinéma avait été « guéri » ou « complété » avec la révélation du son en 1929. C’est oublier que le cinéma n’a jamais été silencieux.

leçon sur le son Patrice Kirchhofer

À l’origine, il y a eu le bruit de l’appareil de projection. Ce bruit qui a toujours aimé être là, dans les cinés-clubs étudiants et les salles de projection de cinéma expérimental. Il y avait au moins ce bruit là, et paraît-il les cris des spectateurs qui se croyaient sur un quai de gare à La Ciotat. Il y avait des acteurs, des pianos, des bruiteurs, le tout parfois sciemment orchestré. À l’origine il y a eu Sambre et Meuse et son régiment, murmuré, sifflé, qui donnait le rythme nécessaire au bon défilement de la pellicule dans l’appareil de prises de vue et de projection, une marche militaire de défilé, en adéquation avec son époque. À l’origine du mot bruit, il y a celui des animaux, le brame ou le rugissement, du prédateur ou de sa victime et d’où découle le bruit qu’il ne faut pas faire pour les chasser l’un comme l’autre. Il reste encore quelques chasseurs de sons. Dans un film, le principe de base est qu’il y a du son et qu’il y a des images (son et lumière). Il y aurait eu une période « muette », originale, sans le son, comme on peut le faire encore aujourd’hui avec un certain succès. Peu de gens considèrent qu’il y a aussi des films sans images, sans images que l’on voit « eyes wide shut », autrement dit des rêves. Ou des cauchemars. Certains font alors l’âne pour avoir du son à partir de ces images là. Des films que l’on peut qualifier d’expérimentaux en sortent parfois. L’ordre d’apparition à l’écran du cinéma américain classique post silencieux… la musique… la voix-off… le dialogue des acteurs… est à mes yeux comme une tentative de mise en équivalence de règles théâtrales antiques. Cet ordre est respecté dans presque tous les films noirs des années 1950. L’homme à la caméra de Vertov n’est un film sans son pour personne. De là à dire que l’homme à la caméra est sourd n’est pas mon opinion. Pour couper court cette fois aux frais, on a déjà transformé pour la télévision le chef opérateur en « preneur de son » 23, et du même coup fait une erreur fatale. Aujourd’hui, chez les « amateurs » du dimanche et des autres jours, personne n’utilise le casque témoin du son qu’ils enregistrent avec l’image sur leurs caméscopes. Déjà en extinction planifiée, au profit des téléphones – dont on détourne l’usage premier, passant de l’oreille à l’œil, répétant encore l’histoire de l’homme et de sa première relation au monde. En téléphonie, la transmission de la parole domine pourtant dans le principe. Les chuintements, les respirations parasites, qui ne sont pas compréhensibles se définissent comme un bruit. Le son sur un tournage, plus difficile à faire que l’image, vient, ne lui déplaise, de toutes manières « après », la logique en vient du latin des origines, de secundus « second », l’autre son étant issu d’un deuxième tamisage de la farine. Un résidu de la mouture des grains de céréales.

23. La faute à Raymond Depardon.

Différents « sons » « dans » un film classique coexistent. On peut ici tenter d’y voir un peu plus clair, et s’attacher à quelques uns d’entre eux, auxquels on peut être plus sensible : 59


Il y a d’abord la parole des gens, dite dans les documentaires et les improvisations. Différente de la parole des personnages de fictions qui, elle, est d’abord écrite. Les dialogues, la lecture, et donc les voix. Ces voix qui définissent pour moi et avant toute autre considération les acteurs et les actrices, au cinéma comme à la télévision. J’en reconnais des dizaines, en version originale. Victor Francen, Jules Berry, Humphrey Bogart, Brigitte Bardot, Françoise Dorléac, Henry Fonda, Chishu Ryu, Marcello Mastroianni, Lauren Bacall, Michel Simon, Timothy Carey, Sterling Hayden, Paul Frankeur, Gloria Grahame, Marguerite Duras, Pierre Larquey, Louis Jouvet, Isabelle Adjani, Jean Yanne, Jean Luc Godard, Delphine Seyrig, Jacques Dacqmine, François Maistre, Marie-José Nat, Jean Topart, Marlon Brando, Jean Pierre Marielle, Monica Vitti, Maurice Garrel, Karin Viard, Al Pacino, Marcel Dalio, Julie Depardieu, Michael Lonsdale, Glenn Ford… Amusez vous à mettre une voix sur ces noms, ou sur d’autres, plus proches de votre expérience, prenez une liste et essayez de vous souvenir de leurs voix à la simple évocation du nom, une sorte de hiérarchie apparaît entre ceux dont la voix résonne et les autres. On a dit avoir forcé trop tôt le cinéma à parler, à quitter son état silencieux de l’origine. Du coup on s’accorde à prétendre qu’à l’origine il n’y avait rien de plus bavard que ces premiers acteurs filmés entre leurs mimiques expressives, comme si on avait voulu faire entendre avec les yeux la formulation de la parole absente au niveau des oreilles. Comme si on avait essayé de provoquer la lecture sur les lèvres pour tous. J’ai depuis très longtemps l’habitude d’écouter les films, de ne faire que les écouter, sans les voir. J’en ai enregistré des centaines, dans toutes les langues, y compris celles que je ne comprends pas. Le dialogue mais encore sa réduction au strict minimum du « carton », trois ou quatre mots filmés, dès 1900 pour dire « ce qu’on ressent quand on est écrasé ». Les « cartons » d’intertitres des origines du cinéma font un autre bruit, ces cartons qui n’ont plus aujourd’hui de sens que dans les films de JLG 24, lui qui s’accroche tant au mot et au je qui va avec. Il paraîtrait que ce soit en dessinant des intertitres qu’Alfred Hitchcock aurait fait ses débuts au cinéma, et si ce n’est pas vrai, c’est au moins une idée stimulante. Les cartons défilent parfois dans les génériques : « Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine… » – « C’est une époque de guerre civile. À bord de vaisseaux spatiaux… »… à la lecture de ce texte déroulant en perspective, ne me dites pas que la musique n’est pas là. La musique. Et aussi le silence. Puis le bruitage.

24. On aurait bien mieux fait de recréer à Cannes le prix du meilleur intertitre pour lui seul en 2014 et lui rendre hommage. Le seul et unique Oscar officiel des meilleurs intertitres fut remis lors de la première cérémonie en 1929. 25. D’où Provençal le Gaulois, par Astier et au milieu du gué. 60

Le silence, ce moment souvent insupportable qu’accompagne le « son seul », est particulièrement pénible à imposer aux équipes de tournages par l’ingénieur du son à la fin d’une scène. Le silence est aussi imposé à tous de façon initiale en préambule du tournage. Le silence encadre donc la prise de vue classique et cette position est remarquable, démontre que l’irruption du son bouleverse les choses. Le bruitage lui, n’a pas d’école, il s’apprend de façon artisanale, de père à enfants, de maître à apprentis, il est du domaine de l’illusion. Le règne du bric-à-brac et d’artifices amusants élevés au plus haut niveau dans les films de Jacques Tati, autre expérimentateur marginal. Passer de la tarte à la crème des débuts à Perceval le Gallois et à la rhétorique courtoise n’est pas si simple 25, ce n’est pas de la tarte et c’est l’histoire du cinéma.


À l’origine du cinéma expérimental, il n’y a pas souvent de son sur le tournage. On en rêvait parfois, sans toujours savoir et comprendre que ça pouvait être inutile. Simplement parce que ça coûtait beaucoup plus cher. Le son synchrone exigeait que la caméra elle-même soit silencieuse sur le tournage, un matériel professionnel inaccessible. Du coup John Cassavetes et Stan Brakhage ne fabriquent pas les mêmes films, n’expérimentent pas la même chose. Il a fallu attendre tardivement les caméras sonores Super 8 pour que cela entre dans le domaine du possible et par la porte de « l’amateurisme ». Ce ne fût pas une grande réussite, pour diverses raisons, le format et la quasi inexistence de table de montage pour ce format, mais aussi parce que tous, réalisateurs et spectateurs, avaient appris à s’en passer, du son synchrone et direct. Les seuls qui pensaient en avoir besoin à l’époque étaient les cinéastes militants. Cet autre groupe de cinéastes rejetés par la société spectaculaire est au bout du compte resté empêtré dans le dictât matériel des Eclair – Aäton – Nagra, au point de ne presque plus rien savoir faire sans, oubliant les leçons de quelques prédécesseurs, espérant en vain récupérer ce qui pouvait tomber du camion ORTFR 3. Le sel de la terre n’est pas sans voix, Kuhle Wampe non plus, mais moins souvent. Je me souviens avoir en vain essayé de les convaincre au cours d’un festival 26 qu’il était possible de dire quelque chose avec trois bouts de ficelle, soit moins de 2 euros actuels, pour un film d’une heure trente. La bande son était une émission de radio enregistrée, agrémentée de commentaire furieux sur son contenu lamentable. J’étais à l’époque fatigué de les voir quémander sans cesse des « moyens » auprès de toutes les instances politiques, administratives ou particulières, au point de ne plus rien faire d’autre ou d’aller « poursuivre la lutte ailleurs ». Comme il n’y avait pas de son sur nos tournages expérimentaux, les équipes techniques se sont très vite réduites, jusqu’à l’unité souvent. Il faut dire qu’il n’y avait pas non plus de script, peu ou pas d’éclairage, sans aucun acteur, parfois même sans caméra, pour faire court, une nouvelle histoire de couteau sans lame auquel on a retiré le manche… On a très vite su se passer de « silence ! », « moteur ! », « ça tourne », « annonce ! », « action » ! On a même fini par se passer de caméra, et même de pellicule. Je n’ai que très rarement travaillé sur mes films sans écouter de musique, celle qui rythme le montage, celle qui finit parfois par devenir la bande-son du film projeté une fois terminé. Hélas, la réalité nous rattrape et ne nous autorise pas à jouer avec la musique comme nous le voudrions. La réglementation veille sur la musique comme maintenant sur le « droit » à l’image. Jusqu’à la sourde crainte de sanctions des instances dites « supérieures », celles chargées de faire rentrer les sous dans la caisse, les empêcheurs professionnels de créer en rond, qui agissent de plus au nom des intérêts supérieurs de ceux et celles qu’ils empêchent de travailler. Les parasites institutionnels, qu’ils soient dans les cabinets ministériels ou qu’ils viennent du mécénat spéculatif, privé ou public, sont incapables, par bêtise et inculture, de toute analyse, ils sont incapables de distinctions et d’instauration de degrés d’applications pour les règles et les décrets qu’ils ne cessent d’établir dans les champs qu’ils ravagent. Ils sont aussi par malheur « décisionnaires ».

26. La Rochelle. 27. Jean-Claude Van Damme.

Enfin, « le meilleur conseil que je puisse donner en matière de cinéma, c’est de ne pas écouter les bruits du monde mais d’écouter le silence de l’âme. Les gens n’écoutent jamais le silence, qui est un son de l’âme… suivre ce silence… » 27. 61


FT — Philippe, dans Les cloches d’Atlantis  28 , tu expliques que la nouvelle lutherie, plus précisément le Thérémine et Les ondes Martenot 29, ont activement participé à la révolution du matériau musical. Est-ce qu’aujourd’hui les nouvelles technologies numériques ont déclenché un phénomène similaire, notamment dans le cinéma expérimental ?

CONVERSATION ENTRE PHILIPPE LANGLOIS, YVES-MARIE MAHÉ ET FRÉDÉRIC TACHOU PL — PHILIPPE LANGLOIS YMM — YVES-MARIE MAHÉ FT — FRÉDÉRIC TACHOU 18 Juin 2014

28. Philippe Langlois, Les cloches d’Atlantis, Éditions mf, 2012 29. Appareils utilisant les ondes électromagnétiques pour créer des sons de hauteurs variables, respectivement inventés par Lev Sergueievitch Termen en 1921 et Maurice Martenot en 1924. 62

PL — Pour ce qui concerne l’arrivée de nouveaux moyens technologiques, nouveaux logiciels, nouvelles façons d’aborder la « matière son » que l’on peut distendre, étaler dans le temps, etc., et la manière de l’employer avec l’image, on ne retrouve pas les mêmes paradoxes qu’avec la lutherie électronique au début des années 1920, mais on n’en est pas loin non plus. La nouvelle lutherie a été révolutionnaire sur le plan du timbre, moins sur celui de la musicalité et de l’esthétique musicale. Comme alors, on observe aujourd’hui des formes de clichés, des manières très vite consensuelles. Je pense par exemple aux drones, à la saturation du son noise, qui deviennent presque académiques. Mais au fond, la question n’est pas tant de savoir ce que serait la révolution musicale aujourd’hui, comment elle se profilerait et se manifesterait, mais comment évolue son rapport à l’image et qu’est-ce qu’on cherche à dire avec cette mise en rapport. La technologie n’est pas pour grand chose dans la réponse. Ce n’est pas parce que vous employez une technologie nouvelle que vous faites quelque chose de nouveau. C’est ce qui va être exprimé à travers cette relation qui compte, du point de vue du montage et donc des significations. FT — Tu montres justement que le montage, fonction centrale du cinéma, a participé du bouleversement profond de la création musicale en éveillant l’intérêt des compositeurs pour l’assemblage et le collage d’éléments hétéroclites. Aujourd’hui, cette corrélation entre montage visuel et montage sonore est-elle toujours pertinente ? PL — Je pense que la question du montage se pose de la même manière. L’utilisation des sons de la nouvelle lutherie au cinéma, du moins dans le cinéma expérimental, a devancé les expériences dans le domaine de la musique pure en vertu du montage. Le cinéma a été moteur. Je considère également l’apparition de la piste optique comme celle d’un instrument de la nouvelle lutherie, autorisant des choses complètement impossibles sur vinyle. Les montages-son des années 1930, parce que le micro-collage et la rythmique serrée étaient permis, s’avéraient bien plus hardis sur le plan esthétique que les montages de la musique concrète se faisant encore sur disque. Néanmoins, ça ne fonctionne plus de la même manière aujourd’hui. La musique électroacoustique, qui est la plus répandue dans le cinéma expérimental, n’est pas spécialement en avance par rapport à ce qui se passe dans le domaine musical en soi. Elle serait même plutôt à la remorque, pour une fois. Je dirais qu’à partir de cette exploitation très fertile de toutes les possibilités du montage dès les années 1930, il y aurait maintenant deux esthétiques : l’une consistant à monter très près de l’image, une autre à s’en tenir plus loin. Les lettristes par exemple, avec la notion de discrépance, cherchant à ne rien faire correspondre entre la bande son et l’image, ont exploré cette seconde tendance d’une manière radicale. On doit constater que ce qui fut une « dictature du montage » a évolué au fil du temps au profit d’un rapport entre montage image et montage son plus ouvert. Toute cette culture du rapport son-image se retrouve néanmoins dans des montages dynamiques comme par exemple chez Martin Arnold travaillant une relation intense où les rôles s’inversent,


le son guidant l’image puis l’image le son. Chez Thomas Köner, enregistrant des choses de l’ordre de la poussière, évoquant la destruction du support cinématographique, l’inouï sonore caché dans le micro et que l’amplification peut révéler, on rencontre des dispositifs de « discours parallèles » où la musique dit quelque chose d’identique à ce que dit l’image. Mais encore une fois, la question centrale reste celle-ci : qu’est-ce qu’on veut dire ? La théorie du montage image de Koulechov dans les années 1920, démontrant que deux éléments réunis produisaient un sens n’étant contenu dans aucun des éléments pris séparément, s’applique aussi aux sons. Je prends toujours avec mes étudiants le moment dans L’Âge d’or de Luis Buñuel où l’on entend la musique de Wagner interrompue soudainement par un bruit de chasse d’eau. L’effet de sens est assez brutal, et par la même occasion la manière de provoquer le bon goût bourgeois ! FT — Des dynamiques de montage où, dans les écarts, les distances, peuvent se développer des postures comme la provocation, l’ironie, le cynisme, la perte de contrôle, l’impuissance, se rencontrent peu dans le cinéma expérimental. Est-ce le signe d’un appauvrissement du discours ? YMM — C’est particulièrement vrai dans le cinéma de found footage, où le plus souvent, la réflexion sur le lien musique / image n’est pas très poussée. La musique illustre mais n’est pas vraiment le résultat d’un travail élaboré. On trouve aujourd’hui de nombreux films qui sont faits à base d’archives pour lesquels on s’est contenté de plaquer une musique d’un seul bloc. Si la musique des films d’avant-garde a été en avance, dans le cinéma hollywoodien contemporain, beaucoup de musiciens viennent de la musique industrielle et c’est ce cinéma qui est peut-être le plus inventif aujourd’hui au plan esthétique. Que l’on songe par exemple à T. Reznor, un ancien leader de SPK. Cette situation dans le cinéma expérimental s’explique aussi par un manque de culture. Peu de cinéastes connaissent ce qui se pratique dans le domaine de la musique de recherche ou expérimentale. D’ailleurs, Philippe dit dans son livre que les travaux du Service de la Recherche sont peu connus dans le milieu du cinéma expérimental contemporain. Par ailleurs, il est tout aussi étonnant de constater que la poésie sonore, très proche du cinéma expérimental parce qu’on y retrouve les variations, les répétitions, n’est pas non-plus exploitée et est sans doute encore moins connue par les cinéastes. Je n’ai jamais vu de ciné-concert avec de la poésie sonore. FT — Tu dis dans ton livre, Philippe, qu’au cinéma les nouveaux sons de synthétiseurs ont été immédiatement associés à des situations d’angoisse, de peur, au sentiment de l’étrange, de l’inconnu, voire de l’extra-terrestre. Autrement dit, on a créé des sons faisant écho aux contenus imaginaires 63


spécifiques à une époque. Quand tu parles des idiomes sonores récurrents comme les drones, ou des sons répétitifs, comment établirais-tu la corrélation entre ces nouvelles familles de sons et l’imaginaire, voire la spiritualité de notre époque ? PL — Tout d’abord, je crois que l’utilisation des sons de synthétiseur au début n’est pas simplement liée à l’expression d’une angoisse, mais à la psychanalyse. On avait besoin de nouvelles sonorités pour accompagner ce qu’on avait du mal à comprendre dans le monde intérieur. En même temps, les sons de synthétiseur ont servi pour décrire des univers technologiques. La musique de The Bells of Atlantis  30 . des époux Barron est significative, parce qu’il s’agissait de faire entendre des sons que l’on n’avait jamais entendus. Aujourd’hui, l’utilisation de l’inouï est un peu plus banale. Ce type de sons est tellement partout qu’on n’y prête plus attention. D’autre part, il faudrait évoquer la question du volume sonore qui participe aujourd’hui de ces phénomènes d’immersion, de mise en mouvement du corps, renouant par là avec l’un des fondements de l’expérience du film : l’effet hypnotique accompagné par le défilement stroboscopique. Je relierais la situation de transe à la notion de rituel. Pour ce qui est de la spiritualité, je trouve que le monde d’aujourd’hui en manque, et que les manques sont remplacés par tout un tas d’artefacts, d’artifices qui cherchent à s’y substituer. YMM — Moi, j’observe qu’il y a un écart entre le fait qu’on dise que le monde va de plus en plus vite, que les moments s’enchaînent en accéléré, et qu’au fond, il n’y pas grand chose de nouveau. Dans l’édition musicale, on s’aperçoit que les labels qui marchent le mieux sont surtout des labels de réédition. Dans le cinéma expérimental, il y a de la musique mais il n’y a plus de bande son, alors que l’art des bruits avait déjà montré comment on pouvait les ordonner pour que ce soit musical. La plupart du temps, on pourrait prendre n’importe quel morceau de musique et le remplacer par un autre, ça dirait toujours la même chose. Il y a un manque de réflexion mais surtout, effectivement, beaucoup de cinéastes n’ont rien à dire et ont une certaine peur du silence. Si on considère le travail sur l’alternance du bruit et du silence chez Kubelka, on constate qu’il n’y avait rien de plus agressif… FT — Si le monde des bruits a constitué un horizon à conquérir au XX e siècle, et maintenant que la question du bruit est réglée, quels seraient les nouveaux horizons à conquérir, y a-t-il de nouvelles révolutions de l’écoute et des liaisons sons-images ?

30. The Bells of Atlantis, Ian Hugo, 1951. 64

PL — De nouveaux horizons révolutionnaires, je n’en vois pas. L’une des dernières typologies de sons porteuse de développements intéressants est liée au Field Recording. Ces sons sont apparus de manière dissidente dans la musique électroacoustique parce que Pierre Schaeffer disait que pour atteindre la musique, il ne fallait pas que l’on puisse reconnaître d’où viennent les sons, les relier à une causalité, car leur anecdotisme ferait perdre la dimension musicale. C’est un peu en réaction contre cette position que Luc Ferrari a été l’un des premiers dans les années 1970 à réintroduire dans la musique


concrète des sons de type documentaire, des sons véritablement concrets dans le sens où quelque part ils permettaient d’élaborer un « film sonore ». L’apport de Murray Shafer, ce canadien auteur de The Tuning of the World, traduit en français par « paysage sonore » est quelque part « révolutionnaire », car il a proposé dans les années 1970 de voir le monde sonore comme un tout ordonné musical, tout dont il extrayait les bruits industriels. Ce genre de démarches, ainsi que la radiophonie dont Luc Ferrari a été un ardent défenseur, redynamisent aujourd’hui la musique. Beaucoup d’artistes réintroduisent du son réel, du son documentaire. Et c’est peut-être le moyen de retrouver la bande-son du cinéma, de jouer avec les possibilités de distanciation avec l’image, de signifier autre chose. Michel Fano l’avait fait par exemple dans un documentaire animalier qui s’appelle Le territoire des autres (François Bel, Gérard Vienne et M. Fano – 1970) où l’on voyait un embryon d’oiseau à l’intérieur de l’œuf sur lequel il avait posé des sons de battue, en allemand de surcroît, donc établit une signification très forte en reliant l’image de la naissance de la vie et le son de son anéantissement.

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FESTIVAL DU MERCREDI 22 AU DIMANCHE 26 OCTOBRE 2014

ÉQUIPE DU FESTIVAL DES CINÉMAS DIFFÉRENTS ET EXPÉRIMENTAUX DE PARIS

Le CJC bénéficie du soutien du CNC, de la Ville de Paris, du Conseil Régional Île-de-France et de la DRAC Île-de-France.

Les Voûtes 19, rue des Frigos 75 013 Paris

PRÉSIDENTE DU COLLECTIF JEUNE CINÉMA Laurence Rebouillon laurence.rebouillon@cjcinema.org

EN PARTENARIAT AVEC Lowave, Mediacaptrue, Re:Voir, Super 8 Reversal Lab, Paris Expérimental, 8 numérique.

DIRECTION DU FESITVAL Frédéric Tachou

REMERCIEMENTS

Soirée d’ouverture tarif unique : 7€ Séance tarif plein : 5€ Séance tarif réduit : 4€ Pass Festival : 15€ Le pass festival ne donne accès qu’aux événements organisés aux Voûtes.

Événements périphériques DU SAMEDI 11 AU DIMANCHE 19 OCTOBRE 2014

Les Instants Chavirés 7, rue Richard Lenoir 93 100 Montreuil Tarif plein sur place : 12€ Tarif plein prévente : 10€, Abonnés : 8€ Tarif réduit : 7,20€ Église Saint-Merri 76, rue de la Verrerie 75 004 Paris Tarif plein : 12€ Abonnés : 10€ Tarif réduit : 7€ Le Shakirail 72, rue Riquet 75 018 Paris Participation libre Le Studio Galande 42, rue Galande 75 005 Paris Tarif unique : 6,50€

Retrouvez les programmes détaillés et toutes les informations sur notre site www.cjcinema.org

www.cjcinema.org +33 (0)1 80 60 19 83 festival@cjcinema.org

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COMITÉ DE PROGRAMMATION COMPÉTITION et PROGRAMMATION Gérard Cairashi Philippe Cote Angelica Cuevas Portilla Théo Deliyannis Frédérique Devaux Julia Gouin Victor Gresard Gloria Morano Laurence Rebouillon Fabien Rennet Frédéric Tachou Derek Woolfenden PROGRAMMATEURS DES SECTIONS « FOCUS » DE LA 16 e ÉDITION DU FESTIVAL Raphaël Bassan Théo Délidis Patrice Kirchhofer Yves-Marie Mahé Frédéric Tachou Derek Woolfenden COORDINATION DU FESTIVAL et ADMNISTRATION Julia Gouin festival@cjcinema.org CHARGÉ DE DISTRIBUTION Victor Gresard victor.gresard@cjcinema.org PROJECTIONNISTE Jean-Paul Fleury PRESSE press@cjcinema.org DESIGN GRAPHIQUE Atelier Tout Va Bien www.ateliertoutvabien.com IMPRESSION Imprimé en 1000 exemplaires sous les presses de l’imprimerie Néotypo à Besançon

L’équipe du festival remercie tous les membres du CJC qui ont travaillé bénévolement à la réalisation de cette édition. Le CJC remercie également pour leur participation, leurs idées et leur soutien : Filipe Afonso Raphaël Bassan Robert Cahen Curry Vavart Camille Degeye Théo Deliyannis L’Etna Lore Gablier Stéphane Gérard Sacha Golemanas Bertrand Grimault Delphine Imbert Marguerite Lantz Catherine Libert Céline Loop Marie Losier Damien Marguet Ashley Molco Castello Nicolas Nercam Tatiana Monassa Overdose Joint production Arnold Pasquier Jean-François Pichard José Quental Gabrielle Reiner Seconda Voce Eve Patris Schaeffer Shashi Sen Julius Sen Olivier Smolders Apoorva Srivastava Oscar Weiss Festival du film d’Asie du Sud transgressif Et un grand merci à tous les cinéastes et les artistes qui ont permis à cette 16 e édition de voir le jour, ainsi qu’aux membres des jurys, aux programmateurs et à tous les invités.


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Tout au long des mois de préparation du festival, constituant pour le CJC un événement majeur, nous avons réfléchi, décidé, choisi, discuté, nous nous sommes enflammés, calmés, ré-enflammés, nous avons modifié, renoncé, hésité, tranché… Placer cette édition sous la bannière des relations entre cinéma expérimental et musiques, ce qui signifie plus largement : couplage des images différentes et des sons, a suscité mille pistes, mille désirs et mille envies. Mais il y a ce qui est, et qui n’est déjà pas mal. Cette édition nous plaît et nous excite. Mais qu’est-ce que ce « nous » ? C’est tous ceux croisés ici, aux Voûtes, là aux Instants Chavirés, à l’Église Saint-Merri, au Shakirail, à l’Etna et ailleurs encore, tous ceux qui ont activement contribué à construire le festival. Coopérateurs, administrateurs, stagiaires, ce « nous » est un mélange de passé et de prospective. « Passé », parce que nous transportons en héritage un certain point de vue sur le cinéma. « Prospective », parce que nous spéculons sur ce qui vaut le coup. Tout est là, dans ce foyer vivant de l’expérience des œuvres que nous proposons. C’est à partir d’une soixantaine de films, détachés d’une masse énorme de propositions, et de quelques dizaines de films des programmes Focus, qu’à leur tour les festivaliers devront penser. Ils seront d’ailleurs invités à la délibération publique du jury afin de discuter des films qui auront été les plus marquants. Nous avons constaté l’incroyable engouement suscité par la thématique de cette année. Sans doute parce que beaucoup de cinéastes affrontent dans leurs pratiques la question des couplages audiovisuels et que les publics, nos publics, sont de plus en plus sensibles à cette question, grâce notamment à une abondante et inédite production critique. Nous évoquerons des moments fertiles et glorieux, donnerons des cinés-concerts expérimentaux, présenterons des artistes-cinéastes-performers et organiserons des rencontres avec des cinéastes et des compositeurs pour étudier la question de leurs rapports. L’ensemble de ces programmes et événements est conçu dans l’idée d’éveiller notre attention sur les plaisirs combinés de la vision et de l’écoute. — Frédéric Tachou 68


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