Définir l’altérite en termes philosophiques et anthropologiques

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Collège des Bernardins, Séminaire sur l’Altérité

Département Judaïsme et Christianisme

Séance du 18 novembre 2010 Intervenant et compte rendu : Antoine Nouis

Sujet de la séance (1ère partie) :

Définir l’altérité en termes philosophiques et anthropologiques1 L’Altérité dans l’anthropologie biblique Dans le second récit de création : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant2 » L’humain est le fruit de la poussière du sol et du souffle de Dieu. Que représente l’haleine de vie (‫ )נשמת‬ ? Une première lecture laisse entendre qu’il s’agit de la vie biologique et ce verset traduirait un dualisme entre le corps et l’esprit. La suite ne permet pas de suivre cette voie puisque les animaux ne sont créés qu’à partir de la poussière du sol. La ‫ נשמת‬ correspond à ce qui singularise l’humain dans le monde animal. La suite du récit souligne la différence : l’humain est créé sujet unique alors que les animaux sont créés espèce. Cela nous permet de définir l’humain comme un animal qui a conscience de sa singularité. Cette lecture est confirmée par le verset 18 qui déclare : « Le Seigneur Dieu dit : Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul ». Ce verset définit l’humain comme un être de solitude et pose à son humanité le défi de la fin de la solitude. Ce n’est pas dans l’animal mais dans la différenciation sexuée que l’humain trouvera ce qui mettra fin à sa solitude. L’homme pour la femme et la femme pour l’homme sont en situation d’altérité réciproque. La qualité de la relation homme/femme devient un critère éthique fondamental. 1

Le terme, anthropologie vient de deux mots grecs, anthrôpos qui signifie « homme » (au sens générique)

et logos qui signifie « science ». 2

Genèse 2.7.

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Dans le chapitre 3, la péché est défini dans la parole du serpent qui dit à propos de la manducation du fruit : « Vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais »3. Un humain qui veut être Dieu est un humain qui veut posséder les gens et les choses, qui ne respecte pas l’altérité infinie du prochain mais qui l’instrumentalise selon son désir. Nous retrouvons dans cette approche la pensée de Levinas (1906-­‐1995) qui peut être considéré comme le grand philosophe de l’altérité4. Pour Levinas, l’éthique ne se fonde pas sur l’effort du sujet pour prendre en compte la différence du prochain, celle-­‐ci s’impose à lui à travers la singularité de son visage. De par son caractère unique et fragile, son visage est la manière dont l’autre se présente, dépassant l’idée de l’autre en moi. Cette constatation conduit le philosophe à proposer sa célèbre formule : le visage fait retentir le message qui dit : « tu ne tueras pas. » Ricoeur (1913-­‐2005) commente en affirmant que « Chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre. » L’Altérité dans la théologie Pour la définir, j’ai travaillé sur la dernière partie du livre de l’exode qui présente un chiasme5 . Sur ce chiasme, nous nous intéressons à la séquence E – E’ qui met en parallèle l’érection du veau d’or et le refus de Dieu de montrer sa face à Moïse. Le veau s’inscrit dans la logique de l’Égypte et de la servitude : avoir un Dieu qu’on peut appréhender du regard, que l’on peut capturer. La demande de Moïse de voir la gloire de Dieu s’inscrit dans le même registre. 3

Genèse 3 4-­‐5

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Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1990.

Le terme vient du grec khiasmós (« disposition en croix, croisement ») provenant de la lettre grecque khi

(« X ») en forme de croix ( prononcer /kjasm/ ), est une figure de style qui consiste en un croisement d'éléments dans une phrase ou dans un ensemble de phrases et qui a pour effet de donner du rythme à une phrase ou d'établir des parallèles. Le chiasme peut aussi souligner l'union de deux réalités ou renforcer une antithèse.

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À propos de ce second récit, Maurice Blanchot (1907-­‐2003)6 commente : « Quand Moïse, allant au-­‐delà pour approfondir la connaissance du divin, présente la demande irrépressible, dangereuse à tous égards : « Fais-­‐moi voir ta gloire », il se heurte à l’éternel refus : « Tu ne verras pas ma face. » Et si Dieu, avec d’infinies précautions, accepte de se laisser voir… comme trace qui ne garantit nulle présence, ce n’est pas pour atténuer l’interdiction, c’est pour privilégier l’invisibilité et prévenir les périls de la connaissance directe du divin7. Ce récit nous permet de définir la démarche idolâtre comme le refus de l’altérité de Dieu, le fait de vouloir le capturer dans une image, une représentation, ou même une théologie. Ce qui a fait dire à Stéphane Mosès (1931-­‐2007)8 : « Tout objet peut devenir idole. C’est l’attitude de l’homme devant le signe ou devant le symbole, qui le constitue ou non en idole selon qu’il le fétichise, en y voyant l’incarnation de la totalité du sens, ou, au contraire, qu’il le comprenne comme quelque chose de provisoire et de fragile, comme la trace éphémère d’un sens inépuisable ». Que ce soit en anthropologie ou en théologie, l’altérité demande un respect de la distance qui est au fondement de la démarche de foi.

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Romancier, critique littéraire et philosophe français.

Maurice Blanchot, « Paix, paix au lointain et au proche », Difficile justice, Paris, Albin, 1998, p.11.

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Philosophe franco-­‐israélien, professeur émérite du Franz Rosenzweig research center for German-­‐Jewish

culture and literary history de l'université hébraïque de Jérusalem.

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Intervenant et compte rendu : Marc de Launay

Sujet de la séance (2ème partie) :

Approche philosophique de la question d'autrui Autrui dans l’Antiquité À l’exception de la Bible sur laquelle il faudra revenir (Gen. 2-­‐3), l’Antiquité n’a pas posé la question d’autrui dans les termes que nous connaissons actuellement. En effet, les catégories philosophiques de « même » et d’« autre » sont prises, soit dans une perspective présocratique qui les pose à jamais distincts et équivalents (ou susceptibles tout au plus d’engendrer des composés), soit dans une perspective platonicienne, onto-­‐ cosmologique, où le même est assuré de résorber l’autre au terme de la Grande Année 9

(cf. Sophiste et Timée). La partition se fait entre dieux, demi-­‐dieux, héros et hommes, de

même qu’entre « barbares » et Grecs. Autrui chez Saint Paul Chez Saint Paul, la distinction traditionnelle s’efface au profit d’une opposition entre païens et chrétiens, mais aussi entre l’ingenium de l’homme « spirituel » (inspiré) et les autres (1 Cor. 2, 15). Le seul « autre » véritable est Jésus puisqu’il est à la fois cet homme-­‐là et le Christ. Les apôtres jouissent également d’un statut spécial après la Pentecôte (qualités apostoliques10) et la Résurrection (ils sont la première « Église », celle des douze), mais ils ne peuvent être mis sur le même plan ontologique que Jésus. 9

Dans le Timée, 39 d, Platon parle du nombre parfait désignant la Grande Année. Il écrit : « Le nombre

parfait du temps marque l'accomplissement de l'année parfaite, chaque fois que les vitesses relatives associées à chacune des huit révolutions connaissent leur couronnement, lorsqu'elles se retrouvent mesurées par le cercle du Même. » Chaque planète (Lune, Soleil, Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne) a son temps, mais il y a un temps commun, la Grande Année, au bout de laquelle les corps célestes reviennent à leurs situations initiales. 10

Apostolique, adj. : Ce qui concerne les Apôtres et relève de leur mission.

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Autrui et Descartes Le véritable tournant, qui s’amorce dès le XIIIe siècle avec Pétrarque et Dante, a lieu avec Descartes (1596-­‐1650) qui, contre les tendances baroques privilégiant le « goût » personnel, affirme l’identité de tout ego du point de vue de la raison, en le dépouillant donc de l’ensemble des singularités individuelles qui font précisément obstacle à la saisie des évidences. Autrui n’est alors rien d’autre, pour la pensée rationnelle, qu’un alter ego. Cette conception prévaudra jusque dans la phénoménologie husserlienne (cf. Méditations cartésiennes) et dans la conception sartrienne développée dans L’Être et le néant, où l’on constate l’extrême difficulté à penser un « autrui » doté d’une singularité irréductible. Autrui et Nietzsche L’autre tournant est introduit par Nietzsche (1844-­‐1900) qui pense effectivement une radicale hétérogénéité : celle qui oppose à jamais les deux orientations de la volonté de puissance, celle des faibles et celle des forts. Même si les « hommes supérieurs » sont voués inéluctablement au déclin, les « surhommes » sont censés y échapper, et constituer ainsi une caste distincte. Mais si ce sont bien des altérités singulières, ils n’entretiennent avec le reste de l’humanité aucune relation de réciprocité asymétrique : ils en sont coupés, par nature. Autrui et Hermann Cohen La première conception d’un « autrui » qui ne serait ni un alter ego ni un « esclave» se trouve chez Hermann Cohen (1842-­‐1918) qui articule une relecture de Kant (1724-­‐1804) et une interprétation de la Bible du point de vue du prophétisme (Ézéchiel) : Kant reconnaît en tout alter ego la justification de la raison pratique (maxime de l’impératif catégorique ; Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak. IV, 429) qui doit contraindre la volonté avec la même force que l’entendement (loi de la raison) puisque la maxime de mon action est censée être l’équivalent d’une loi de la nature. De plus, Kant admet que la maxime à laquelle je subordonne mon action morale, quand bien même elle m’apparaîtrait universelle, pourrait ne pas apparaître telle à ce qu’il appelle « une raison étrangère »; cela implique par conséquent qu’à la volonté de considérer autrui comme une fin doit

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s’adjoindre la motivation de l’amour comme justification de l’interprétation de cette maxime comme potentiellement universelle. Kant admet qu’il « est bon d’avoir de la religion » (Métaphysique des moeurs, Ak. VI, p. 443), car nous ne sommes pas des êtres de pure raison, et ce que nous jugeons universellement valable pourrait ne pas l’être a priori. Sur de telles réflexions, Cohen vient articuler sa propre conception des rapports entre les différentes instances personnelles : le « il » correspond à la généralité de l’éthique, à des règles qui s’appliquent donc à tout un chacun et sont valables à l’échelle de l’humanité anonyme, mais le « tu », l’autrui véritable, exige une autre instance, celle d’un rapport interpersonnel fondé dans la réalité de sa souffrance, de celle que je lui inflige (même sans le savoir ni le vouloir). Le caractère irréductible de la souffrance réelle du « tu » est au principe de la conscience que je prends de moi-­‐même puisque « je » ne souffre pas comme lui, et que « je » en est responsable. Cette autre instance, s’appelle, chez Cohen, « religion », et elle installe d’emblée « je » et « tu » dans un rapport réciproque d’asymétrie qui respecte la nécessité de concevoir l’autre comme à la fois proche et différent (personne ne peut se substituer à la souffrance d’autrui ni prétendre avoir subi un « même » dommage), ce qui implique la pitié et une relation spéciale avec autrui : la demande de pardon.

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