Gabriel - Tome I, 2017

Comte Vergil

Gabriel Tome I

Azuriel

DU MÊME AUTEUR

Au Fur et à mesure, 2012 Demain dès l'aube, 2013 Nouvelles d'en bas et d'ailleurs, 2014 Les Sonnets de l'apocalypse, 2014 Le Journal d'un vieux jeune, 2018

Achevé le 10 février 2017 comte Vergil ©, Éditions d'Azuriel, 2017 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

Comte Vergil

Gabriel ROMAN TOME I

Azuriel

Le comte Vergil est né le 26 février 1991, à Epinal (Vosges). Auteur secret et controversé, il fait ses premières années de lettres modernes à Nancy en Meurthe-et-Moselle en fréquentant l'École des Beaux-Arts, puis s'initie aux études théoriques de cinéma à Lyon, dans le Rhône, qu'il achèvera en Amérique du Sud, au Brésil.

Bien qu'il s'efforça de brouiller les pistes sur sa véritable identité, il fut le fruit d'une période de transition importante. Il se révèle au grand public en 2014 avec un recueil-météore, les "Sonnets de l'Apocalypse", qu'il fit suivre du double-recueil des "Nouvelles d'en bas et d'ailleurs". Projette la publication en 2018 du "Journal d'un Vieux jeune".

Exerça, pour vivre, les métiers de secrétaire, infographiste, affichiste, photographe-reporter, réalisateur, directeur de production, journalistereporter, directeur artistique, donna des cours particuliers de philosophie, d'histoire de l'art, de français, d'anglais, de piano et de guitare.

Partage depuis son temps entre l'écriture, la musique et le cinéma, en qualité d'auteur.

À tous les étudiants en échec qui n'ont pas décroché le pompon, À Michniak, pour ses encouragements, À S.L. Delibas, qui ne lira probablement jamais ce récit, et cet enfant, qui n'aura jamais existé.

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orsque le soleil apparut à l'horizon, Gabriel eut l’impression de le voir pour la première fois. Bien qu'il savait pourtant tout des vingt-sept milles degrés de sa surface, de son culte chez les égyptiens et de son importance dans notre système, la peau de son visage lui fit comprendre qu'avant tout, il lui permettait de vivre.

Il ferma alors les yeux et s’interdit tout-à-fait d’esquisser le moindre sourire. La fumée de sa cigarette ruisselait sur sa joue, lisse et creuse à la fois, puis se dissipait autour de son visage avant d'être happée à l'extérieur.

La fenêtre du salon était ouverte, et le jour s'était levé sur un décor sans surprises, rectiligne et gelé, de béton et d'acier.

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En contre-bas, il voyait les feux tricolores qui assuraient le flux du trafic, pour l'heure assez fluide, sur l'avenue en double-file. Les piétons qui déambulaient sur les trottoirs se faisaient rares, pouvaient se croiser sans s'adresser la parole, toujours en mouvement, jamais tout à fait immobiles. À hauteur de regard, jusqu'au plus lointain, des gens apparaissaient dans le blême éclairage teinté de leur logis mis-à-jour, selon qu'ils aient eu des ampoules à filament ou à gaz incandescent : néon, tungstène, sodium, halogène, quand bien même certains, des panneaux à diodes led.

Clairsemées des lueurs de ces scènes de vie, les silhouettes d'immeubles répétaient leurs arêtes saillantes jusqu'à l'horizon laiteux où le soleil, réfléchi sur leurs façades, avait démarré son ascension. La nuit avait été longue et éprouvante, et ces premiers rayons du jour venaient d'irradier tout son être.

Aujourd’hui était un autre jour. Et parce qu’il voulut s’isoler du bruit des klaxons que l’aurore apportait, il fit à grand peine les trois pas qui le séparaient du monde extérieur, de sa fenêtre, et de son canapé.

Dans l'étroitesse du studio meublé qu'il avait loué au-delà de ses moyens, et à l'exception faite 12

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du moniteur de sa télévision, seul le ronronnement d'une vieille chaudière lui tenait compagnie. Fixée au-dessus de l'évier en acier trempé, son coffrage en métal blindé eut pu paraître encombrant. Gabriel appréciait particulièrement, pour l'effet qu'elle avait de l'apaiser, observer la danse d'une petite flamme bleue, vacillante, impalpable, qu'il pouvait apercevoir au moyen d'un témoin percé dans son épaisseur.

En-dessous, un simple panneau de bois composite, repeint de chaque côté de deux couches de peinture blanche, avait suffit à séparer la cuisine du reste de la pièce. Répondant ainsi aux normes établies en vigueur, l'ingénieux artifice avait assuré au propriétaire la catégorisation "F1bis" de son bien immobilier.

Gabriel se tenait avachi sur son canapé brun à trois pieds, soutenu au quatrième par un tas de bottins empilés. Devant lui, sur la table basse, étaient dispersés les outils de son quotidien.

Satellites inertes de son existence, ces objets préfiguraient en silence un obscur et curieux réseau d'ambre qui eut pu suggérer à la fois sa nature singulière et son unique caractère.

Au milieu de la table se trouvait une bougie parfumée à la citronnelle, de forme hexagonale, unique cadeau de ses parents pour Noël. Elle 13

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était ornée de fines dorures qui s’effritaient par endroits, pour finir encastrées dans de petits disques de cire refroidis. À sa proximité, un épais carnet de notes était posé sur sa tranche, aux pages volatiles et mal-reliées, éparpillées jusque sur le sol. Il y avait aussi, entre deux mugs aux effigies médiocres, une petite édition en papier recyclé d'un roman de Camus audessus d'un livre de Faulkner aux oreilles usées, que Gabriel avait empruntés à la bibliothèque.

Et puis encore, une canette de bière vide, un pot de tabac mal refermé, trois cuillères à café et deux tasses, qui en contenaient chacune un fond. À examiner davantage, il y avait aussi des tâches de café circulaires, des miettes de pain ou de tabac. Et du reste, des cendres, des cendres qui s'intensifiaient en densité à mesure qu'elles s'approchaient au centre du cercle circonscrit à son cendrier, un cimetière aride et sans échos, qui débordait maintenant de mégots de cigarettes, parties en fumée.

Gabriel avait perdu son portable au comptoir du Phoenix, la semaine dernière, au fond de la poche d’un inconnu ; Et bien qu'il possédât un ordinateur, ce dernier était en panne depuis qu'un verre de bière blanche d'abbaye s'était renversée dessus. À quoi avait-il levé ce verre ? Il l'avait 14

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oublié. Si le verre avait depuis été lavé, rincé puis rangé pour servir dès le jour suivant, l'ordinateur, quant à lui, avait été entreposé au sommet de l'étagère et se contentait de prendre la poussière.

Détaché des moyens de communication les plus modernes, les dernières nouvelles qu'il avait eues de ses parents remontaient à assez de temps pour qu'il en oubliât le délai qu'il s'était accordé pour leur répondre. Seul lui restait, pour combler sa mauvaise fortune et son ennui, que son vieil écran-plat de modestes dimensions, dont il s'était promis de se passer jusqu'à l'accomplissement de son devoir.

Puisqu'il fallait qu'il survive au milieu d'un monde qui hurlait des rêves fous, assuré par l'authenticité vérifiée de ses capacités, et parce que d'une nature insubordonnée aux plaisirs les plus simples, les efforts que Gabriel avait jusqu'ici consenti pour y parvenir l'avaient convaincu d'emprunter la voie des études littéraires.

Ayant bénéficié d'une éducation républicaine et laïque, il avait accompli jusqu'ici un parcours suffisamment convenable pour compenser les difficultés et la mauvaise fortune qu'il avait dû éprouver.

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La persévérance toute flegmatique qui avait été la sienne au long de son cursus l'avait toutde-même fait assister avec assiduité aux enseignements qu'on eût pu lui dispenser, et qu'il eût choisis. Gabriel avait ainsi accumulé les crédits semestriels de plus de deux années consécutives et demie. Ses investissements contre la prédication et les mauvais augures devaient sur le longterme, se disait-il, devenir les équivalents fonctionnels d'un seul et même aboutissant : son insertion sur le marché du travail, symbole ultime de sa seule réussite sociale.

De toute évidence, il était entendu que le ministère a qui la tâche avait été confiée de maintenir la population du territoire à un niveau acceptable d'alphabétisation détenait un pouvoir centralisé qu'il avait hérité de l'histoire. Le budget alloué aux institutions dédiées à la transmission de la connaissance et des savoirs avoisinait près d'un dixième du produit intérieur brut national.

Nécessaire aux fondements de toute nation qui se respecte, le pilier éducatif trouvait encore sa complémentarité avec ceux de la défense et de la santé, auxquels étaient assignés d'autres budgets, et de loin bien plus conséquents.

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Dans son ensemble, Gabriel était le produit d'un système éducatif nationalisé créé au lendemain de la Révolution française. Robespierre, qui lui devait bientôt la perdre, était à la tête d'une commission chargée de voter le plan de la nouvelle école républicaine. Séduite sans doute et dans l'absolu par son réel aspect égalitaire, c'est en première instance que cette commission se prononça en faveur de la proposition du marquis Lepeletiers de Saint-Fargeau, le toutpremier noble à signer un document de son patronyme diminué à sa plus simple portion ; l'abolition des privilèges et des droits féodaux, ainsi et par conséquent.

Agent exclusif du peuple et fervent opposant de la peine de mort en son temps, le marquis s'était cependant ravisé pour voter celle du roi, ce qui, ironie du sort, avait signé la sienne le jour-même, lorsque du caveau d'un prestigieux établissement de débit de boissons, un ancien garde du corps du défunt-roi, d'une vigueur et d'un loyalisme à toute épreuve, le transperça de son sabre et de toute sa rancune au thorax, qu'il avait pris soin de dissimuler sous la dentelle de sa houppelande.

Et à la commission de ratifier ensuite ce projet pour voter finalement le plan de Nicolas 17

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de Condorcet, qui devait garantir une meilleure proportion de désœuvrés pour une minorité de riches. Près d'un siècle plus tard, c'est seulement sous la troisième république que l'enseignement supérieur s'étendit aux femmes, dépendantes jusqu'ici de l'église, avec la loi de Camille Sée, adoptée dès l'année suivante par Jules Ferry.

D'abord mixte, l'instruction devînt unique après la seconde guerre mondiale, sous la présidence d'un illustre général, puis obligatoire pour les enfants âgés de six à seize ans. Sur un autre front, cette figure providentielle accorda aussi le droit de vote aux femmes depuis un territoire éloigné, dont elles se serviront pour la première fois l'année suivante, à l'occasion d'élections municipales.

Depuis, tout un tas de lois s'étaient greffées les unes aux autres pour actualiser le contenu des programmes scolaires et pour sensibiliser les nouvelles générations aux enjeux du troisième millénaire. On leur apprenait à trier les déchets ou à choisir leurs ampoules, mais toujours pas à prendre leur destin en main.

Dépossédés de leurs propres rêves, démunis devant le coût de la vie, si les individus qui avaient permis à Gabriel de naître avaient été pauvres, ils avaient cependant mis un point 18

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d'honneur à vieillir en toute dignité, comme de vieilles pierres lourdes. Non carriériste qu'il fut, Gabriel aurait pu se targuer toutefois de répondre avec intégrité aux convictions surannées de ses géniteurs, lesquels avaient acquis la certitude, en leur for intérieur, qu'il devait étudier pour pouvoir gagner sa vie en toute honnêteté.

Dans quelques minutes, il sera temps pour lui d’aller à l’université rendre ce devoir qui l’avait exténué, et puis il rentrerait pour enfin dormir.

Le sujet traitait cette fois-ci de "la vision que porte Molière à la vraisemblance du théâtre au travers du discours du malade imaginaire.", ou quelque chose de ce bois-là qui lui servirait plus jamais par la suite, parce qu'à l'avenir, tout le monde s'en foutrait royalement. À cet instant, Gabriel commence à se poser des questions. Tout d'abord, il doute d’avoir la force de faire les trois kilomètres qui le séparent de son lieu de formation à pied par ce froid. Puis il doute d’avoir assez d’argent dans son portefeuille pour pouvoir emprunter les transports.

Enfin, il doute de vouloir vivre ainsi s’il doit douter comme ça tous les jours. C'était décidé, il emprunterait le métro sans acheter de ticket.

Peut-être qu'il en trouverait un déjà validé aux 19

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abords des tourniquets. Et puis, ma foi, tant pis si l’œil doit encore le regarder dans la tombe.

Certains assimilaient, comme les parents de Gabriel, la fraude à de la tricherie. Que cela correspondait peu-ou-proue à saboter l'idée de progrès, à déserter en quelque sorte le rang de la citoyenneté. Mais pour lui, projeté violemment dans l'insondable énigme de l'existence et son ventre mou, à l'aube d'une ère nouvelle au milieu de la foule régie par les lois et les algorithmes, pensant par-delà même se faire le réceptacle du monde, c'était autre chose.

Les différents choix qui s'étaient présentés à lui et les décisions qu'il avait dû prendre, jouraprès-jour, nuit-après-nuit, avaient, pensait-il, achevé de forger son libre-arbitre. C'était sans compter que ce jugement scellerait tôt ou tard le mirage de sa propre identité. Science sans conscience, avait-il entendu quel-que part, devait impliquer une âme ruinée. Si ses efforts avaient pu jusqu'à présent lui garantir le confort d'un logis, hélas à l'extérieur, Gabriel demeurait le témoin quotidien des incivilités ordinaires, allant du simple refus de priorité aux plus affolants crimes de guerre.

En théorie, l’homme s'était adapté à son environnement pour subvenir à ses besoins, 20

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aurait-il prétexté, songeant aux caravanes des touaregs échouées sur les dunes arides des grands ergs, au thé de Darjeeling du Bengale et aux luttes armées de ces peshmergas oubliés.

Bien entendu, Gabriel aurait été le premier heureux à cesser ces petits délits et infractions bénignes, qui lui valaient surtout les inimitiés des agents de sécurité dans les réseaux de transports. Et parce qu’il le sait, parce qu’il doit se sentir coupable et consentir à porter le poids de ses fautes, autant le rejeter sur l'ordre établi par la société, elle qui avait bon dos, houspillée qu'elle était. Des abus et des crimes bien plus graves étaient perpétrés tous les jours dans les hautes-sphères, pensait-il.

Depuis sa naissance, Gabriel avait respiré les gaz impurs et variés qu'avait pu lui offrir le climat métropolitain et ses engins. À bout de souffle, son monde enlisé dans ses guerres intestines l'interrogeait constamment, à la fois dans sa chair et dans son âme, en quête d'un équilibre qui lui échappait, hors de portée.

Fini le temps de la création, plein de mythes parfumés d’Ambroise et de myrte. Fini aussi celui des récits de son exploration, à cheval ou en bateau, et celui de sa conquête, couronnée de lauriers, flanqué de houx vert et jalonné de cèdre 21

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sombre. La boussole intégrée au portable, les cartes et les territoires dessinés, la science qui avait cartographié le planisphère jusque dans ses moindres particules s'était à son tour confrontée à ses propres limites, à l'image des ressources naturelles dont l'humanité disposait. Mais c'était encore ignorer sa capacité à s'en créer de nouvelles.

Quant à la majorité des activités humaines, elle s'était concentrée dans les espaces restreints des villes urbanisées, qualifiées d'intelligentes car interconnectées et parce qu'interdépendantes.

Drainant l'énergie physique et la force vitale des âmes qu'elles abritaient, ces villes formaient les tentacules d'une seule et même pieuvre, une hydre affreuse, sans nom ni visage.

Il était vérifié partout que la gentrification d'une minorité de la population mondiale était inversement proportionnelle à la paupérisation qu'elle engendrait dans son sillage. Toujours plus dépendants des systèmes de production et des réseaux de distribution, les flux de populations désireux de prospérité accédaient aux grands technopôles urbains par les couloirs aériens, les voies maritimes, les réseaux ferroviaires et les routes-relais, déjà tout tracés et de plus en plus soumis à d'importants dispositifs de régulation.

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Au-dessus de tout ça, la science avait fait admettre que l'atmosphère était principalement composée d'hydrogène et d'oxygène, d'éther, d'hélium et d'azote. C'était bien sûr sans compter le carbone des voitures, émis à raison d'un palet de cent grammes au kilomètre, qui continuait d'intoxiquer les foules et d'engorger les villes.

S'ajoutaient enfin les inextinguibles émanations de quelques irréductibles industries, crachées en silence par d'oblongues cheminées.

Pour alimenter cette innommable machinerie, il faut produire de l'énergie. Beaucoup d'énergie.

Un seul kilogramme de bois sec pouvait produire quatre-mille kilowatts par heure, un de charbon en produisait le double, quand un simple litre de pétrole en produisait le triple. Mais au moyen d'une centrale nucléaire, il suffisait d'un seul et unique gramme d'uranium enrichi pour générer plus de cent-mille kilowatts heure. Quand on sait que le dégagement calorique d'un seul baril de pétrole était l'équivalent du travail mensuel de quinze milles hommes au taux horaire hebdomadaire des trente-cinq heures alors en vigueur, les ressources naturelles avaient été du pain béni pour le développement humain.

Plus encore que toute autre chose, Gabriel avait aussi humé les volutes d'alcools et certaines 23

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substances, en principe illicites au regard de la loi. Il connaissait également, sans pouvoir les nommer, l'odeur ammoniaquée de l'urine au sous-sol des immeubles, celle camphrée de la purée à la cantine épaissie à la ritaline, et celle-là chloroformée du bœuf aux hormones, concentré au fluorure de sodium.

Il aurait fallu qu'il pleuve un déluge ou qu'éclate une bonne guerre pour que l'air vicié se débarrasse à présent de tous ses miasmes. Mais aujourd'hui, le temps était clair, à peine voilé par les épandages filandres et lointains de quelques avions, sages et silencieux.

Puisqu'il s'était déjà aventuré en zone périurbaine à l'extrême périphérie de la ville, Gabriel avait eu tout le loisir de remarquer la condition des sans-papiers dans l'enceinte de leurs camps de fortune, cerclés de grillages. Et parce qu'il avait quelques-fois voyagé au-delà de ces immeubles délabrés, il s'était aussi rendu compte de l'état de ces plaines désolées, désertées, à peine arables, qu'il avait vu se succéder comme s'articulent mécaniquement les photogrammes d'un film, mais eux traversés de lumière pour leur conférer l'illusion du mouvement.

Pour prolonger l'effet de sa participation au monde, Gabriel attendait encore, et derrière 24

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beaucoup d'autres, les subventions sociales que l'état, dans sa mansuétude, versait aux plus démunis afin de faciliter leur âpre survie. Pas d'assiettes mirobolantes, non, loin de là : rien de plus que des miettes, juste quelques centaines de devises par mois, par-ci, par-là. Rien à voir avec les dividendes que percevaient une poignée d'individus, ces gérants de hedge-funds indexés selon les taux directeurs à géométrie variable des réserves fractionnaires. À ses yeux, et bien que tout cela touchait au non-sens, c'était quand même déjà ça. Surtout pour lui qui, un beau jour et du reste, avait été vraisemblablement averti, par la force des choses et la complicité des médias, de l'entrée du monde dans l'émulsion d'une guerre économique, larvée depuis bien trop de temps, qui devait épuiser les sociétés, déjà dogmatiques et somatiques, jusqu'à l'état d'épuisement neurasthénique.

La neige s'était mise à tomber, gorgée des gaz de ville et lâchée sur le trottoir, et les grandes avenues continuaient de se faire balayer par les rafales de vent. Gabriel voudrait se plaindre, mais la force lui fausse compagnie aujourd’hui.

Ce qui compte, en fait, c’est rendre son devoir sur ce célèbre dramaturge, qu'il s'était surpris à apprécier, durant son étude.

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Après une énième tasse de café lyophilisé bue d’un trait puis abandonnée sur la table basse auxcôtés des deux autres, Gabriel interrogea son horloge analogique d'un œil fatigué. De l'autre, il s'affaira à la recherche de son trousseau de clés.

Lorsqu'il parvînt à mettre la main dessus, il prit ensuite le soin de mettre son devoir dans une pochette et le temps de se rouler une cigarette avant de sortir de son appartement.

Au pied de son immeuble, Gabriel aperçoit sa vieille voisine qu’il surprend en pleine conversation avec un homme aux coiffé d’un feutre, aux traits mûrs.

— « …Mais vous êtes bien aimable de me l’annoncer, voyez-vous ! Ce n'est pas un temps à rester dehors ! » s'exclamait-elle.

Elle avait posé sa main droite, fripée, tâchée d'histoires et sillonnée par le temps, sur l’avantbras de l’inconnu. Lorsque Gabriel vînt à croiser son regard, il s'obligea de la saluer.

— « Bonjour madame de la Tour du Pin ! » La conversation s'arrêta net sur son passage et reprit derrière son dos, prenant le temps de parvenir jusqu'à son cerveau : — « …Ces jeunes… respectent rien… »

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Les flocons gelés qui cisaillaient son visage l’avaient empêché de réagir. Gabriel sentit une bouffée de chaleur lui monter dans la poitrine et comme un coup d'estoc entre les côtes, tandis qu’il empruntait l’accès de métro qui jalonnait la longue avenue où s'accumulaient les voitures.

Sous la surface, le décor semblait figé dans la glace, immuable. Les marches étaient glissantes, les gens suspicieux se toisaient et une gitane tendait sa main, dans un coin, à l'abri des optiques indiscrets des caméras. Elles avaient observé Gabriel s'avancer. Quand un autre usager avait glissé son ticket dans la fente du tourniquet, il s'était simplement faufilé comme un courant d'air sur ses talons.

Posté sur le quai, en dépit des panneaux signalétiques disséminés sur les parois qui lui interdisaient de fumer, Gabriel allume sa roulée.

Autour de lui gravitaient les yeux médusés des badauds, auxquels il prêta guère la moindre attention. Il sentait son cœur palpiter encore pour d'obscures raisons qu'il eût été bien incapable d'expliquer. Lorsque enfin la rame apparut sous la voûte de béton armé, il éteignit la fraise de sa roulée contre le wagon avant d'embarquer.

Vingt-trois minutes, huit stations et deux changements de voies plus tard, Gabriel avait 27

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énuméré les différents éléments dont étaient constitués les wagons ; il y avait, au plafond, des ensembles de vingt-deux palles qui protégeaient les tubes néons, au-dessous desquels reluisaient les crânes rasés des certains usagers, et neuf lignes grises qui hachuraient le tissu rouge des dossiers, dont l'une était jaune. Il avait aussi compté les vingt-huit motifs circulaires imprimés sur la longueur du revêtement qui composait son sol, à la fois anti-usure et antidérapant, mais avait renoncé à en calculer le nombre total au carré. S'il évitait souvent de fixer les gens directement, dans de subtils jeux de reflets, Gabriel se risquait tout de même à croiser leur regard.

Vingt-quatre minutes plus tard, il sortit d’un tramway et ralluma sa cigarette. Il avait encore perdu du temps et se savait déjà en retard, mais à l'inverse du commun des étudiants, cela éveillait en lui davantage d'excitation que d'inconfort, amusé à l'idée de découvrir l'accueil que lui réserverait son éminent professeur.

Sa démarche était à présent guidée par les nerfs. Ses yeux, fatigués d'être ouverts, faisaient défiler dans la périphérie de son champ de vision des décors aplatis, tandis que ses jambes, lourdes comme des canalisations amiantées, donnaient à 28

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son poids léger la juste mesure de la gravité.

Son lieu de formation se dévoila au détour d'un énième carrefour, pourvu d'une voie d'insertion.

L’université en hiver avait l’air d’un entrepôt désaffecté. D'extérieur, elle pouvait s'apparenter à un agglomérat confus de matière, un ensemble unique constitué de corps de bâtiment disparates, un enchevêtrement de ferraille et de tôle, et puis carrés les fenêtres avec tout ça. Une fois à l'intérieur, on pouvait constater qu'elle était chauffée inégalement, dû à la répartition de ses radiateurs en fonte, soudés sous des fenêtres ouvertes.

Une fois le seuil franchi, les portes coupe-feu d'interminables couloirs vomissaient des flux d'étudiants pleins de projets, datés du jour-deponte et reconnus par la nation têtards-à-lunettes attitrés, après l'obtention d'un diplôme en papier au format A4, qu'ils avaient reçu à la fin de leur dix-huitième année d'élévation en plein-air.

La plupart des étudiants ressemblaient à ce que l'on avait déjà vu dans les grands films au cinéma ; Les garçons étaient vêtus de chemises à carreaux sous des trenchs en tweed, les filles habillées de petits maillots en dentelles discrètes, sous l'épaisseur de blousons en simili-cuir. Tous étaient parés d'accessoires, d'insolites chapeaux et de petits miroirs, qu'ils sortaient de leurs sacs 29

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pour se refaire une beauté dans l'accalmie opportune de leurs pauses, intervalles irréguliers de leurs cours successifs.

Hormis l'affect qu'ils avaient probablement investi dans le choix de leur orientation, tous ignoraient la raison de leur présence en ces lieux.

Ils erraient de la passerelle du troisième étage du bâtiment D jusqu'au couloir cent trente-sept pour retrouver l'amphithéâtre cinquante-quatre du bâtiment R, avant de s'alimenter au restaurant U en payant avec leur carte Z, ainsi comme ça, des années durant. Ils ignoraient ce que l'on attendait d'eux, et jusqu'aux racines de leurs identités.

Certains sont des chercheurs, c'est-à-dire des individus qui se cherchent ou se recherchent, peut-être pour goûter aux plaisirs de se découvrir et de se retrouver.

Mais tous convenaient d'un accord-tacite que les disciplines qui les avaient en ces lieux réunis et la quasi-totalité des aspects de la vie en société et au-delà avaient déjà été traités, analysés et documentés par des dizaines de milliers d'autres étudiants avant eux.

C'est ainsi qu'ils disposaient d'un accès-libre à toutes les ressources léguées par l'histoire de l'homme qu'il avait été concevable de réunir, imprimées sur tous types de supports, et même 30

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numérisées : images, traités, rapports, dossiers, dessins, thèses, mémoires, documentaires, qu'ils pouvaient se faire prêter sur commande. Ce fut sans doute la commodité de cette liberté qui en éclipsa l'importance, puisqu'ils semblaient, dans l'ensemble, y avoir renoncé.

Par la suite, il se pouvait que quelques-uns de ces apprentis chercheurs soient, à leur tour, recherchés par le marché du travail. Le monde de l'entreprise avait besoin de viande qualifiée, certifiée par l'état, avec un beau calot sur la tête.

Sur les bureaux d'acajou et d'ébène atterrissaient leur curriculum vitae, révélant quelques-fois des pépites comme autant de fruits prometteurs, aussitôt cueillis par les mains délicates des responsables des ressources humaines. À ce stade, leur sélection tenait davantage de leurs certifications qu'à leurs publications ingénues sur les réseaux sociaux, au travers desquels, malgré tout, beaucoup s'exprimaient alors, se pensant exister autrement que dans la réalité.

L'université témoignait enfin d'une rare complexité administrative. Dans ce bel et grand ensemble de matière structurée, dessiné, conçu et enfin destiné pour la pensée, diverses fonctions étaient assumées par un nombre restreint d'individus. En-dehors de l'équipe chargée de sa 31

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direction, les membres du corps pédagogique demeuraient les seuls à y trouver encore les bénéfices réels d'ordre financier.

Leur composition comprenait au moins une moitié d'enseignant-chercheurs, d'enseignants ou de chercheurs participants à la formation des étudiants, parmi lesquels un président du jury était nommé. Ceux-ci se présentaient rarement, et taisaient ce qu'ils avaient vécu en-dehors de quelques anecdotes et autres fables sensées captiver l'attention de leurs élèves. Sachant faire preuve de beaucoup de déférence à leur égard pour la pugnacité qu'ils mettaient à exercer leur métier, il est un fait avéré que ceux-ci ignoraient les milieux qui les avaient possédés, ce qu'avait été leur parcours, la nature de leurs travaux ou encore les raisons de leur engagement qui les avait conduits jusqu'à eux.

Mais parmi tous les enseignants s'illustraient encore une minorité, si l'on peut dire, gratifiée de la mention "honoris causa", distinction la plus haute, qui devait un jour récompenser leur indéfectible dévotion et pour l'excellence de leur carrière. Des louanges parfois leur étaient aussi prononcées pour leur talent de médiation sans-pareil entre la direction et la machine à café, mais encore pour les qualités graphiques et résonances 32

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musicales de leurs patronymes, souvent composés. À ce jeu-là, les professeurs anglo-saxons se distinguaient sans-effort, capables de susciter une véritable fascination chez leurs auditoires.

En dernière instance, il y avait aussi le comité restreint du personnel d'entretien. Celui-ci se composait de personnes qualifiées aux aptitudes supposément vérifiées, aisément reconnaissables à leurs uniformes à fines rayures, s'apparentant à s'y méprendre aux costumes de soubrette des siècles antérieurs. À les observer, leurs visages trahissaient des peines et des lacunes plus-oumoins latentes selon que l'on en ait eu la sensibilité, mais qui suggéraient tout-du-moins le motif singulier d'une identique souffrance, une peine originelle à l'égard de laquelle tous semblaient avoir convenu de garder le silence.

Il était vain de vouloir s'entretenir sur ces spirites blessures. Gage du solde minimum qu'on leur avait accordé, rendus corvéables à merci suite à la contraction contraignante de quelques mauvais emprunts, ils exécutaient en silence des tâches journalières souvent pénibles, et prenaient soin d'interférer rarement avec les pérégrinations hebdomadaires des étudiants,

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engagés dans leur quête frénétique d'un retour positif sur leurs investissements.

Premier visage familier au détour des couloirs du bâtiment gris, constitué de verre et d'acier, éclairé par les néons du faux-plafond en contreplaqué. Ce visage familier, à peine exsangue, est de la même promotion que Gabriel. Sa mine est maussade, laissant deviner la raison de retard.

Il lui demande : — « Tu l’as fini ?

— Ce matin, il y a deux heures, à peine… répondit Gabriel, en marquant son adresse d'un léger coup-de-tête en arrière.

— Avec Internet ?

— Penses-tu, non, soupire t-il.

Il aurait apprécié, mais il capte aucun réseau gratuit, et de toutes façons, l’ordinateur…

— T’as emprunté des livres ?

— Non plus...

Et sensible au poids d'un regard, comprenant que sa réponse était insuffisante, il ajoute : — ...J'ai brodé.

— J’ai que deux parties, j’en suis au grand deux, petit C ! Je vais en deux-cent seize pour le finir...

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— Je dirai au prof que t'es chez le véto pour soigner ton teckel, ça te convient ?

Gabriel appréciait ces petits mensonges qui accommodaient tout le monde. C'était comme dire que ça allait bien, alors que tout allait mal.

Et puis après tout, se disait-il, le mensonge est vilain que lorsqu'il fait du mal.

— Mais j’ai pas de chien !

— À partir de maintenant, t’as un teckel, et il est mourant !

— … Ah ouais ! Excellent !

— De rien. » Ils se sont à peine séparés l'un de l'autre qu’il se fait interpeller à nouveau : — « Gabriel ?

— ...Oui ?

— Un labrador danois ! Pas un teckel, ok ?

— Comme tu voudras, après tout, c'est ton histoire... » Il est un peu plus de huit heures et demie quand Gabriel passe la porte de l’amphithéâtre, pour s’asseoir derrière l’assemblée d’étudiants inégalement répartie. Là-bas, minuscule, reluit le regard du maître-conférencier au fond de la salle derrière une table sur l'estrade, retranché derrière 35

Gabriel

les verres opaques de ses lunettes. Le voilà qui l'interpelle : — « Ah, Monsieur Séfran, pouvez-vous nous faire l’honneur d’ajouter votre devoir à ceux de vos camarades ? » Gabriel feint d'écouter ; À la fois gelé et tout transpirant, son visage afficha l'expression d'une résignation face à cette injonction. Restant coi, il extirpa de sa pochette sa copie.

Resté sans réponse, froissé par cette lointaine impression de déni, l'enseignant leva l'un de ses sourcils, touffus et poivrés. Tous appréhendaient son intervention. Mais plutôt que de subir cet apparent dédain, il préféra essuyer l'affront fait à l'institution qu'il servait et qu'il représentait, et dont la souveraineté semble se soustraire à l'esprit critique que l'on peut y développer.

Si l'université permettait la transmission d'un savoir pratique et presque obsolète, il paraissait vraisemblable que cela se fasse au détriment des sens de l'action et du bien commun, étouffés dès qu'il naissaient dans les braves volontés par de petites stimulations répétées. Confrontés à leurs innombrables erreurs, la majorité des étudiants devaient tôt ou tard se décourager, pour enfin s'interdire tout engagement citoyen.

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Comte Vergil

Le silence, qui avait trop duré, fit virer au rouge le visage de l'enseignant, déjà affirmé dans les traits. Gabriel l'avait ignoré, trop éloigné qu'il était pour remarquer ses crispations, tout tordu sur sa chaise. Il aurait été bien incapable de soupeser les insupportables tensions qui nouaient l'estomac de son maître-conférencier émérite. Ç’aurait quand même dû lui faire effet, tous ces saisissants conflits intérieurs qui se magnifiaient sur son visage, tressaillant par intermittence un balai de spasmes musculaires.

Au bout d'un moment, comme rien y faisait, l'enseignant prit la décision de briser le silence, et énonça sur un ton sans équivoque : — « Monsieur Séfran, je crois avoir tort d’estimer que le retard d'un élève puisse affecter son audition ! Venez donc vous installer audevant pour que je vous vois, et pour que vous puissiez m’entendre, en compagnie de votre devoir sur cet illustre dramaturge qui, j’en suis certain, vous a fortement inspiré ! » Les visages des jeunes étudiants, sans doute émus, par élan de camaraderie, se retournèrent sur Gabriel dans une admirable synchronisation, sur lesquels reluisaient des paires d'yeux tantôt amusés, tantôt inquiets, remplis souvent d'un mépris contagieux. Écrasé sous le poids de ces 37

Gabriel

regards, Gabriel conçut dans un éclair de lucidité qu’il était judicieux d’obtempérer sur-le-champ.

Il se leva alors, faisant subitement claquer l'assise de son strapontin sur lequel d'anciens étudiants avaient préféré cultiver leur fibre artistique, et avança, le stylo à la main, et avança, le cahier sous le bras, et avança, le sac entre les jambes, dénichant dans la foule quelques regards, qu’il salua non sans emphase.

Il savait qu’il se donnait en spectacle, sans en éprouver la moindre honte.

Arrivé au sommet du premier rang, il déposa sur l'une des deux piles son devoir, entrevit les édifiantes prestations de ses conscrits, et s’assit non loin, tout devant, en première ligne.

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II

1075A. Accès refusé. 1075A. Accès refusé.

1-0-7-5-A. Accès refusé. Le troisième essai lui fit comprendre que le code avait changé. Pour sûr, il le connaissait par cœur. Il essaya une quatrième fois, se concentra pour enfoncer la bonne série de boutons. Rien à faire.

Gabriel recula du parement pour considérer la hauteur des cinq étages de son immeuble du siècle dernier, d'une longueur de trois balcons avec des moulures corinthiennes en guise de triglyphes. Toutes les fenêtres étaient fermées.

Le curieux souvenir d'une conversation interceptée, quelques heures plus tôt au même endroit, lui vînt à l'esprit.

Distillé dans sa mémoire, ce souvenir éveilla chez lui une étrange douleur entre les côtes, dans

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le même temps qu'il ressuscitait l'écho d'une voix qui lui paraissait familière. Il lui semblait qu'il s'agissait de celle de sa voisine.

Le souvenir se vivifiait à présent, révélant le détail d'une main, fripée et décorée, sur le bras d'un homme, grave, en habit sombre, coiffé d'un chapeau. Il revoyait la scène et s'efforçait d'y dénicher les indices. Il était passé devant eux sans même s'arrêter et avait saluée sa voisine.

Contrarié, il sentait pourtant qu'un détail lui échappait. Cette intuition concentra sa pensée sur ce qui avait été énoncé. S'il était certain d'avoir entendu des mots, leur signification se brouillait dans sa mémoire. L'unique bribe sonore dont il eut été capable de se souvenir demeurait l'écho distinct d'une voix chevrotante.

Il revînt près de la porte en bois massif, décidé à trouver un bon moyen de l'ouvrir.

Le boîtier électronique, fixé sur le versant droit de son jambage en pierre, sans sonnettes ni interphone, avait été taguée à l’endroit précis où l’on devait lire le numéro de téléphone de la société qui l’avait fait installer.

Il était aux alentours de midi lorsque Gabriel se creusa la tête. Il avait froid. Et faim aussi. Et surtout l'envie de dormir. Le ciel devenu gris l'oppressait. Il envisagea alors les différentes solutions qui s'offraient à lui.

41

Gabriel

À moins de rentrer à cinq-cent lieux d'ici chez ses parents ‒ ce qui lui semblait inenvisageable ‒ il lui fallait trouver d'abord un abri. Gabriel connaissait son quartier, mais personne qui eut été en mesure de lui offrir l’hospitalité.

Il y avait bien cette fille de la promotion, qu’il avait ennuyée plus d’une fois en lui demandant feuilles et stylos, les matins d’étude.

Elle résidait une demie-douzaine de rues plus loin. Pourquoi pas, fallait tenter.

Sans téléphone, il lui était impossible de la prévenir. La dérangerait-il alors s'il débarquait soudainement ? Sans autre alternative, il se mit en route dans la direction de son quartier, jetant un ultime regard sur la triste façade de son bâtiment, rongée par l’ombre projetée de l’immeuble d'en face.

Hormis la pièce de deux euros qu’il trouverait bien plus tard dans la doublure de son pardessus, il lui en restait un autre au fond de la poche, qui tintait contre son trousseau de clés, et deux autres à l'intérieur de son portefeuille usé, à l'effigie d'un commandant cubain, où s'étaient rangées d'inutiles cartes à puces : carte verte, carte bleue, carte d'identité, carte d'étudiant, carte de fidélité et pass-culture.

Pour cette troisième année, la courbe du solde 42

Comte Vergil

de ses comptes bancaires avait infléchi dans les négatifs au début de l'hiver en raison des retards des versements des minimas sociaux qu'il devait percevoir. Au regard de quoi, sa banque lui avait formellement interdit toute émission de chèque.

Il s'était parfois demandé comment faisaient les gens pour acquérir toujours des portables, des tablettes, des télés, des voitures et des bateaux.

Travaillait-il moins, seulement ?

Faire cinq ou six rues avec un sou en poche est aisé. Il suffit de se concentrer sur ses chaussures en marchant, et se replier sur soi. Au fond de ses pensées, il s’interroge : — « Où vas-tu ?

— J'dois aller chez Pam. — Pourquoi ?

— Sinon, je mourrai de froid.

— Sais-tu seulement où elle habite ?

— Oui. Elle avait fait une fête...

Succinctement, son oreille happe le rythme syncopé d’un pas sophistiqué. C'est une jeune femme à la silhouette élancée, qui marche en faisant résonner ses talons.

— T'as entendu ?

— Celle avec une écharpe rouge et un bonnet, aux mains avec des sacs-plastique ?

43

Gabriel

— Oui, tu vas lui parler ?

— Je sais pas.

— Allons, qu'aimerais-tu lui dire ?

— Que j’aurais aimé entendre sa voix.

— Oui, ça lui aurait sans doute plu.

— Non, pas du tout !

— Mais pourquoi, grands-dieux ?

— Parce que ça sert à rien, les gens, tu sais.

— Comment ça ? Sont-ils des décors ?

— Non, laisse tomber...

— Retourne-toi, et dis-lui ! » Gabriel obéit à ce que son cœur venait de lui dicter. Il interpella la jeune femme par l'émission d'une interjection qui lui semblait sourdre des tréfonds de son humaine condition. La distance approximative des six mètres qui les séparait s’était stabilisée sur le repère de la ville : — « Mademoiselle, excusez-moi, vous avez fait tomber un produit de votre sac ! » La jeune femme, qui s'était retournée bouchebée, s'était aperçu d'un index et se hâtait déjà d'examiner ce qu'il désignait : un simple trottoir détrempé et gelé, d'une vacuité absolue, au-delà des quelques déchets qui eurent pu néanmoins le singulariser. Confuse et croyant se méprendre, 44

Comte Vergil

son regard se déposa à nouveau sur le doigt, comme pour s'assurer de sa direction, laquelle avait en effet changée. Il pointait désormais le corps qui le possédait, et dont le visage au sommet affichait un simple sourire. Devant la poésie de ce geste à son adresse, elle sourit un peu, elle-aussi, puis brisa le silence qui s’était établi entre-eux dans le tumulte de la ville : — « Pourquoi vous aurais-je acheté ?

Gabriel cacha son étonnement et lui répondit en haussant les épaules : — J'étais soldé dans l'allée !

— Ça veut dire quoi, ça ? Que tu fais les choses qu'à-moitié, ou que tu bandes mou ? » Au même moment, un homme de passage, témoin de la scène et dans la fleur de l'âge, s'esclaffa bruyamment. Les mains jointes dans le dos, tout voûté qu'il était, il bredouilla quelque chose que Gabriel crût comprendre : — « Mon vieux dis donc ! En v'là une 'bin prude, hein ! Bonne chance, fiston !»

L'instant d'après, il avait reprit sa procession vers la fin de la rue, jusqu'à ce que sa silhouette eut fini de se dissoudre entièrement entre les flocons de neige. Gabriel, qui se sentit faillir, s'activa à rétablir promptement le dialogue : 45

Gabriel

— « Non, ça veut dire... Ça veut dire que je suis bon ! Comme un bon... Pour une réduction immédiate en caisse !

Il la vit tourner des yeux, désabusée. Elle en avait très certainement vu d'autres. Elle expira sa réponse : — J’en doute pas ! Et, tu vaux quoi ?

— J’ai plus de portable, et je veux pas ton numéro... J’ai plus assez de monnaie pour t’offrir un verre en plus du mien, et là, j’ai surtout plus accès à mon appartement, donc je veux rien en particulier, sinon un endroit où dormir... » Gabriel perdait son énergie à battre des bras pour s'exprimer, comme ça, sans jamais décoller.

Elle s'approcha de lui pour mieux l'entendre, et lui répéta sa question : — « Non, pardon, j'ai pas compris, j’ai dit : tu vaux quoi ?

— Comment ça, ce que je vaux ? Je vaux plus qu’un clou, ça j’en suis sûr ! lui assura t-il incrédule et souriant, parti sur sa lancée. C'est vrai, ça, qu'il valait plus qu'un clou, mais que pouvait bien être sa valeur, sinon sa rareté ?

— Ça te dit de m'aider à porter mes courses jusqu’à chez-moi au lieu de vouloir me faire rire pour me mettre à moitié dans ton pieu ? » 46

Comte Vergil

Habitué à ce mauvais humour, Gabriel tînt à connaître la distance qu’il allait avoir à faire, et lui soumit aussitôt son inquiétude : — « Tu habites loin d’ici ?

— Est-ce que tu considères que ce carrefour est loin de nous ? » Elle indiquait du bras la route qu'il venait d'arpenter. Pendu au bout, un sac-plastique se balançait, rempli d'emballages de toutes les couleurs. Gabriel s'empressa de lui répondre : — « C’est aussi à ce carrefour que j’habite également, nous sommes voisins !

— Oh, c'est vrai ? Génial. Maintenant, ça te dit de m'aider ? Requérait-elle en tendant ses sacs de commissions pour se présenter.

— Béatrice.

— Pardon, enchanté, permets-moi de me présenter, je m'appelle Gabriel !

— Enchantée. Tu m'aides ? » Il abolit les deux mètres qui semblaient leur résister et lui ôta le sac du bras, qu’il trouva franchement lourd. Et puis comme elle lui avait emboîté le pas, ils se mirent en route en direction du prochain carrefour.

Ils échangèrent quelques mots sur le chemin, et plusieurs pensées se confondirent dans leurs 47

Gabriel

esprits. Ils s'interdirent tout-à-fait par exemple de se dévoiler plus que de mesure, de rendre compte de leurs goûts et leurs couleurs. Surtout Gabriel. Loin du confort du ménage, ce qu'il était tenu de faire en de telles circonstances lui échappait complètement. Cependant, tous-deux savaient qu'ils allaient bien être obligés de s'ouvrir l'un à l'autre un tant soit peu, si elle lui offrirait le gîte.

Quelques questions se heurtèrent, et ils durent parfois se répéter pour se faire comprendre. Leur rencontre était vraisemblablement d'un naturel un peu trop soudain, et Béatrice tenait à s'assurer que Gabriel était sain d'esprit, logique et sensé.

Pour s'en convaincre, elle recueillit son opinion sur des sujets qui faisaient la une de l'actualité, ceux-là généralement traités par les médias les plus suivis, et relayés sur internet.

Gabriel avait coutume de se tenir informé en lisant la presse écrite que les jeunes minois en KWay grelottants lui mettaient entre les mains le matin, lorsqu'il prenait les transports.

Grâce à cet important dispositif de diffusion, il restait pour ainsi dire à la page de ce qui se passait dans les autres sphères, devenu dans l'immédiat le témoin indirect des agissements des diplomates et des magistrats, des dirigeants 48

Comte Vergil

politiques, philosophes et avocats, ceux-là dont le manque de scrupules avaient formulé ces derniers-mois d’inquiétants discours bellicistes, à contre-courant du bien commun.

En l'occurrence, il savait déjà que le politicien mis aux arrêts avait foiré son évasion fiscale, que la fermeture d'une usine de pneus avait fait déferler la misère sur une région entière, que les services secrets avaient encore déjoué un attentat terroriste, et qu'un panda, celui dont Béatrice venait de faire allusion, était né dans un zoo tokyoïte. Elle lui demanda dans les yeux : — « Et ça fait combien de temps que tu es dehors ?

— Je suis parti de chez moi ce matin à huit heures et je suis sorti de cours à midi.

— Cours de... ?

— Dramaturgie. » Gabriel avait de la neige dans les cheveux, qui tombaient en d'épaisses boucles sur le front.

Au-dessous, ses yeux bleus scindaient son visage émacié, aspergé de flocons liquéfiés. Sans pilosité, le motif de ses boucles réapparaissait plus bas sur les fibres du col roulé de son pull en tergal, qui semblait sourdre de son pardessus noir, usé par endroits.

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Gabriel

Tous-deux avaient la goutte au nez, qui disparaissait par intermittence derrière les petits nuages de condensation qu'ils exhalaient. Dans son attitude, Béatrice apparaissait plus mature, en cela que Gabriel en ressentait l'influence. Ou bien était-ce parce qu'il dépendait entièrement d'elle, à présent.

Ils arrivèrent à destination, au pied d'un grand immeuble du siècle dernier, si l'on omettait la présence d'un toit en tuiles plates, finement empilées. La porte du bâtiment était peinte d'une nuance proche du noir, impossible à déterminer.

Juste en son milieu, un anneau de laiton sculpté laissait croire qu'il suffisait de frapper.

Béatrice saisit son code digital sur un boîtier, fixé sur l'encadrement en pierre blanche, et une tonalité stridente, agressive, leur avait annoncé l'accès ; La porte s'était alors ouverte sur la profondeur d'un vétuste couloir plongé dans la pénombre, que seul pourfendait un unique faisceau de lumière, filtré par le carreau fêlé d'une autre porte, à peine visible, tout au fond.

Les murs avaient été peints jusqu’à hauteur de regard en rouge carmin, et des boîtes-aux-lettres désuètes recueillaient sur le côté des publicités aux images mal détourées, faisant la promotion 50

Comte Vergil

de formules livraison avec boisson offerte, en plus de celle de commerces douteux.

Comme à l'accoutumée, les escaliers de ce bâtiment grimpaient sur la droite. Parce qu'elle avait commencé son ascension, il se contenta de la suivre. À chaque palier, un carrelage au sol en damier noir et blanc s'offrait à sa vue, typique de ces immeubles du siècle dernier, et dont l'esthétique tirait parti de la fonctionnalité.

L’effort pour arriver au quatrième étage avec la charge des courses leur fit oublier le froid extérieur. Puisque Béatrice avait déjà ses clés en main, elle glissa la plus grande du trousseau dans la serrure de la première porte à gauche, la tourna d'un tour dans le sens des aiguilles d'une montre, et l'ouvrit d'un coup d'épaule.

Une fois le seuil franchi, Gabriel fut saisi par l'agréable parfum d'amande qui se supplantait à l'odeur tenace du vieux parquet. L'instant d'après, la chaleur du lieu lui donnait des fourmis dans le bout de ses doigts reconquis.

Béatrice avait posé ses clés sur la première surface visible du logis avant de disparaître entre les murs : il s’agissait d’un petit guéridon de bois blanc entreposé contre le mur du couloir, pourvu d’un unique tiroir incurvé et dont les trois pieds dessinaient des courbes légères. Gabriel l'associa 51

Gabriel

au souvenir qu'il avait d'un vieux film d'époque avec des costumes, et dont le titre lui échappait parfaitement.

L'appartement cherchait sa lumière, malgré l’éclairage du plafond. Sur les premiers murs blancs, tapissés de toile de verre, se suivaient des images que l'on avait épinglées, ribambelles baroques qui mêlaient photographies, cartes postales, affiches et vignettes en tous genres.

Béatrice s'était éloignée quand Gabriel découvrit ces images.

Ici, une carte postale représentait un autoportrait de Courbet. Là, une photo argentique d'un pied, aux orteils écartés, pleins de grains de sable. À côté, une troupe de circassiens figée au milieu d'une scène circulaire. Il y avait aussi des citations de grands auteurs, parmi lesquels Foster Wallace, Georges Simenon, Paul Auster. Mais c'est un cadre en bois de modestes dimensions qui attira davantage son attention.

Sous verre, il donnait à voir l'image d'un couple dans une chambre. Une femme tenait un verre de vin, vêtue d’une robe rouge assortie à sa chevelure et à ses lèvres entrouvertes. Elle était assise sur le dos d’un homme nu qui tenait sa tête entre ses bras, replié à quatre-pattes, les mains sur le sol, révélé par suffisamment de 52

Comte Vergil

lumière pour le distinguer. Le modèle féminin croisait ses jambes, au bout desquelles flottaient des pieds, mignons, mis en valeur par une paire de talons. Il était possible de deviner tout le galbe à travers le tissu de ses collants nylon. Si le bras gauche en équerre apportait au coude droit l'appui nécessaire, à hauteur du regard, la paume de sa main recueillait avec délicatesse le bouton du verre. Plus haut, le niveau du buvant suivait son regard et ses doigts, vernis jusqu'au bout des ongles, cerclaient la paraison cristalline.

En-dessous, suspendu à la tige qui séparait le majeur de l'annulaire, le pied du verre faisait diffracter un rayon de lumière. S'il lui était impossible de distinguer le visage de l’homme, celui de la femme affichait l'expression d'une insolence peu commune.

Décontenancé d'abord devant le grandiose apparent de cette représentation, Gabriel essaya de dénicher le détail-clé du décor qui lui aurait permis de l'interpréter. C’était une chambre à coucher sans dessus-dessous, décorée d'une multitude d'objets aux contours imprécis dans la profondeur de champ rendue visible, mais disposés avec assez de bon-goût pour que l’œil et l'esprit aient acquis la certitude d'assister à quelque chose de spectaculaire. Il reconnaissait 53

Gabriel

bien dans cette mise en scène l'empreinte des formidables compétences organisationnelles de la femme, que l'on avait ici érotisée. Était-ce la chambre d'un hôtel miteux, ou bien celle du modèle ainsi portraiturée ? Suivre les diagonales de l'espace représenté s'apparentait à se perdre au second plan sur une double fenêtre, ouverte sur une pleine lune, tellement grande que Gabriel la soupçonna d'avoir été redimensionnée par traitement numérique.

— « Tu aimes ? » l'interrogea Béatrice qui venait de surgir derrière lui.

Pris au dépourvu, il avait éloigné son nez de l'image pour découvrir les cheveux rouges de Béatrice, jusqu'alors prisonniers de son bonnet.

Il regarda à nouveau le tableau : — « C’est toi ?

— Oui, un projet artistique pour mon bac option Cinéma... Thé ou café ?

— Café !... Un sucre !... merci...

Elle retournait déjà vers la cuisine, Gabriel lui demanda entre les murs : — Qui est le pauvre animal sur lequel tu es assise ?

— Celui qui était encore mon copain en ce temps-là, Brahim, Zadig, Piedro ou Julien, je 54

Comte Vergil

sais plus trop... Viens par ici, que je te fasse visiter mon grand château !

— J’arrive ! » Le fond du couloir débouchait sur le salon, dont le parquet vernis reflétait la lumière du jour.

S'y trouvaient aussi, dans sa largeur, les éviers de la cuisine attenante, carrelée, séparée par un muret à mi-hauteur et discrètement délimitée au sol par une fine languette de zinc.

On pouvait y voir un amoncellement diffus d’ustensiles et de plats qui séchaient, empilés les uns sur les autres. Gabriel en ressentit l'humidité particulière, prête à lui scotcher tout un microcosme bactériologique dans les naseaux.

Mais à l’inverse des squats crasseux et ordinaires où régnaient le camphre et l’ammoniac, c’est au liquide vaisselle à qui il devait cet arôme de pomme synthétique qu'il humait innocemment.

Les couleurs de la vaisselle entreposée au bord de l'évier atteignaient un degré d'agression inouï, à la fois verte-pomme, rose-fuchsia ou bleue-pétrole, encastrée à cheval sur l’égouttoir, avec des dessins d'animaux pour enfants, de l'abeille à l'éléphant, de la chouette au toucan.

— « Colocation ? demanda Gabriel.

55

Gabriel

— Oui, nous sommes trois, mais tu verras pas les deux autres, elles sont sorties. Pose les courses sur la table, je vais te faire visiter. » Elle lui tendait déjà une tasse de café fumante que Gabriel prit des deux mains pour finir de se les réchauffer.

Ils quittèrent ainsi le coin de la cuisine pour investir le reste de la pièce, relativement spacieuse, placardée de batiks africains et de posters de films. Sur un tapis d'un blanc-cassé étendu au milieu, fait d'épaisses fibres de coton ouaté, une table basse en teck suffisait à penser qu’il s’agissait bien du salon, malgré l'absence de télévision. Dans un coin de la pièce, une lampe de style cocoon émanait sa douce lumière, à la fois diffuse et tamisée, confectionnée à partir d'un simple cylindre blanc de papier-mâché, traversé par de fines tubulures serpentines et métalliques.

Le canapé et le tapis au sol étaient troués par endroits, stigmates d’un appartement fumeur, ainsi que l'attestait le calice de brocanteur sur la table basse que venait de repérer Gabriel, et qui devait certainement faire office de cendrier.

Ils se regardaient silencieusement tandis que leurs lèvres s'abreuvaient du contenu de leur 56

Comte Vergil

tasse. Gabriel prit le temps de déambuler pour regarder les différents objets décoratifs, et Béatrice l'accompagnait tout en observant ses découvertes, au-dessus de son épaule.

Sur une commode trônait une chaîne hi-fi complète, disposée entre les deux fenêtres de la pièce, avec un tourne-disque d'imitation vintage en cerisier, et une plante grimpante dont les stolons avaient été habilement tressés, suspendue à un crochet, vissé à même le plafond.

Au fond de la pièce, un superbe rocking-chair attendait que quelqu'un lui rende de sa synergie, recouvert d’un châle en laine blanche. Il y avait enfin la présence d'une modeste étagère à côté d'une porte étroite, remplie de livres de poche et de magazines, qui recueillait quelques bibelots insolites, en plus d'une fine poussière.

Sans ces hauts-plafonds, l'atmosphère aurait été différente. Gabriel eut été bien aise de remarquer la quête d'essentialité qui avait été opérée. L'esprit pouvait à loisir s'y déployer, en même temps qu'il se dérobait à la crainte d'être distrait, d'ordinaire préoccupé dans les endroits familiers par la profusion de symboles et d'icônes issus des simulacres humains, brandis dans son champ de vision.

Béatrice se dirigea vers la porte étroite à côté 57

Gabriel

de la bibliothèque, et de sa main, invita Gabriel à la rejoindre. Quand il fut dans cette nouvelle pièce, elle lui sembla si étroite qu'il se demanda si l'envergure de ses bras pouvait atteindre les deux murs opposés. De fines cordelettes les reliaient justement, sur lesquelles étaient pincées de nombreuses photographies.

Sur un petit meuble s'alignaient trois bacs de couleurs différentes, avec des flacons de produits chimiques venus se mêler à d’autres objets entassés, en pagaille, qui achevèrent d'éveiller sa curiosité. Il y avait surtout cette essence de térébenthine à base de gemme.

— « C’est quoi cette pièce ?

— Labo-photo. lui répondit-elle sèchement.

— Genre ? T'es sérieuse ?... » Béatrice éteignit la lumière et tous deux plongèrent dans l’obscurité. L'instant d'après, la lampe inactinique s'alluma. Ils basculèrent alors dans un décor rouge où toutes les nuances s'estompèrent au profit des contours.

— « ...D'enfer ! » s'exclamait Gabriel.

Il était moins étonné qu'il le laissait paraître, figé devant le nouveau visage de son hôte, qui baignait dans l’ondulation d'une chevelure incandescente. Elle lui semblait plus âgée, et en un 58

Comte Vergil

sens plus séduisante, aussi. Silencieusement, il l’observa sortir de son sac en bandoulière un appareil photo. Sans l'ombre d'une hésitation, elle avait ouvert le boîtier pour s'emparer de la pellicule. Le film photo-sensible fut enroulé puis placé dans une petite boîte opaque, noire et circulaire, qu’elle rangea dans le meuble avant de rallumer la lumière blanche. Le processus d'exécution lui parut impeccable.

Gabriel fut à nouveau surpris du changement d'éclairage, qui lui fit redécouvrir la Béatrice qui l’avait amené jusqu’ici. Ils quittèrent la pièce, puis elle se roula une cigarette.

— « Si tu veux prendre un verre après ton café, les bouteilles sont à côté de l’évier, prends ce qui te plaît, et viens m'expliquer ce qui t'est arrivé, gadjo !

— J’ai pas soif, merci. Mais puisque tu me donnes l’occasion de m’expliquer, alors je vais commencer par là... » Elle le coupa pour lui demander s'il désirait un verre d'eau. Il réfléchit à deux fois avant d'accepter, puis entama son récit tandis qu'elle le lui apportait :

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Gabriel

— « Je suis étudiant en lettres modernes, j'avais un devoir à rendre ce matin, j’ai pas dormi de la nuit pour le faire, et… » Il se tût, presque résigné, considérant son histoire trop prolixe et appréhendant l'inconfort qu'il aurait eu à la lui raconter, et elle à l'écouter.

Il chercha du regard un endroit où s’asseoir.

Béatrice, réceptive et sensible à son embarras, lui indiqua du bout de sa cigarette le rockingchair où il s'installa, les coudes sur ses genoux, et les mains jointes.

— « …En revenant chez moi, mon digicode a changé sans que personne m'ait mis au courant, j’ai plus de portable depuis quelques jours, je crois l’avoir perdu au cours d'une soirée dans un bar. Je connais pas beaucoup de monde en ville, et j’avais pas envie de dormir dehors par ce froid, tu es apparue, et... permets-moi encore de te remercier...

— Me remercie pas, je t’en prie. Et si tu me disais plutôt d’où tu viens ?

Gabriel souriait de l’intérêt qu’elle lui portait, sans doute pour la première fois. Il répondit : — Je viens de Lorraine, de Nancy.

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Comte Vergil

— La capitale de l’art nouveau, c'est ça ? Il paraît qu’il y fait bon vivre, pourquoi en être parti ?

— Une longue histoire, tu sais…

Béatrice, qui tirait une longue bouffée de sa cigarette, vînt l'interrompre avant de recracher la fumée de ses poumons : — Ben non, je sais pas, raconte !

— J’étais bien dans mon ancienne faculté, malgré son délabrement, mais je suis sorti avec une nana qui m'a trompé…

— Son nom ?

— Marianne, mais...

— Avec qui t’a t-elle trompé ? Elle souriait de la rudesse de sa question. Gabriel lui répondit sèchement.

— Un naze, un pauvre mec…

Béatrice roula des yeux, désabusée, et lui siffla entre les dents, presque déçue : — Je t’en prie, pas avec moi, arrête, c'était juste un meilleur parti que toi, avoue !

— Physiquement, tu veux dire ?

— Peut-être, oui par exemple, même si t’es déjà pas trop mal… mais y a toujours mieux ! » Confus, Gabriel se cherchait une issue. La 61

Gabriel

fatigue l'avait rendu irritable et son esprit s'était arrêté net sur cette critique. Il ferma les yeux sans trop savoir quoi répondre, par dépit.

Son passé défilait sous ses paupières, mais seul un flou, que l'on eût dit gaussien, demeurait souverain ; Chaque image mentale qui lui venait à l'esprit se superposait aux milliers d'autres, et l'aplat constitué de ces images révélées finissait par se confondre et lui échapper, s'évanouissant comme elles lui étaient apparues.

Après-tout, il était vain de vouloir à tout-prix se défendre. Les attaques étaient nombreuses, et la stratégie à adopter, toujours la même : faire preuve de répartie, payer l’addition, et s’en aller.

Il commençait à se balancer sur le rockingchair, et Béatrice, qui le savait piqué, lui trouva son issue : — « Je suppose que tu as envie de dormir, et je comprends ton malaise. Si t'as pas envie de répondre à mes questions, c'est pas bien grave.

Bien que tu sois paumé, tu me sembles digne de confiance pour que je te concède un répit. » Il y eut un bref silence, et puis elle ajouta : — « On étudiera ton dossier plus tard. » Désireux de la remercier pour sa présence d’esprit, Gabriel en vînt à lui demander : 62

Comte Vergil

— « Où puis-je m’allonger ?

— Sur le canapé sur lequel je suis assise.

Elle écrasa le mégot de sa cigarette avant de se lever, et s’en alla dans le couloir, passant une porte qui devait être celle de sa chambre. Elle haussa le ton pour se faire entendre entre les murs, et lui annonça : — Je t'apporte une couverture. » À son tour, Gabriel s'était extirpé du rockingchair. Il avait attendu de recevoir un vieux châle en coton blanc, et s’était allongé sur le canapé pour s'en recouvrir avec. Béatrice, qui avait pris sa place, lui confiait les dernières instructions avant qu’il eut à s’endormir.

— « Je dois retourner dehors. Mes colocataires arrivent d’ici quelques heures. Quant à moi, je reviens en début de soirée. Je te laisse un peu de tabac pour ton réveil, et je te donne le seul droit d'utiliser les toilettes, au besoin, c'est d'accord ? » Gabriel acquiesça, blotti dans les plis du tissu.

Il était surpris de sentir le parfum laissé par Béatrice l'instant d'avant, et dont s'était déjà imprégné le canapé. Il était agréable, simple, acide et fruité à la fois. Il ferma les yeux, l'entendit sortir, et s’endormit sitôt après.

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III

Un œil s'ouvrit, puis un autre, légèrement cimenté par son humeur oculaire. La nuit, noire et bleue, brillait à l'extérieur.

Gabriel entendait une conversation dans la pièce du fond, qui montait dans l'excitation à intervalles réguliers, ponctuée de gloussements.

Il se leva en laissant le châle sur le canapé, et se dirigea vers le robinet de la cuisine pour laver le masque du sommeil qu'il avait sur le visage.

Comme on entendit l'agréable fréquence de l'eau froide qui ruisselait dans l'évier, l'échange qui se déroulait en aparté s'évanouît. L'instant d'après, deux visages firent irruption dans la périphérie de sa vision, tout au bout du couloir.

Le premier, exsangue, au front délimité d'une frange blonde, prit les devants :

64

Comte Vergil

— « Bien dormi ? On attendait ton réveil !

— Comme un charme, merci !

Gabriel, qui avait répondu spontanément, se grattait à présent le crâne.

— Tu es un ami de Béatrice, c'est ça ?

— On peut dire ça comme ça, je m'appelle Gabriel. » Elles lui souriaient, satisfaites de pouvoir apposer un prénom sur son visage trempé et marqué des plis du tissu.

— « C'est ce que Béatrice nous a dit. Elle nous a laissé un mot.

— Où ça ?

— Derrière-toi ! » Gabriel, qui s'était retourné, vit une feuille que l'on avait pliée en quatre sur la table basse, à côté d'un stylo, d'un petit tas de tabac et de quelques feuilles à rouler.

— « Moi c'est Stéphanie, ou Steffi, comme tu veux...

— Et moi, c'est Carole ! avait confié celle qui avait une tête ronde, couronnée d'anglaises brunes.

65

Gabriel

— Enchanté les filles, j'espère que j'ai pas trop dérangé, s'excusait-il en s'emparant du mot de Béatrice. Elles s'interrogèrent : — On lui dit pour ses ronflements ? » Sur le morceau de papier était écrit : Pas méchant, un peu timide, soldé à 50%, un sucre dans son café. Soyez gentilles avec lui les filles !

Béa.

Après sa lecture, Gabriel l'avait froissé entre ses mains pour l'abandonner dans le fond de sa poche. Carole lui tendait une tasse de café fumante. Il l'interrogea : — « Un sucre ?

— Un sucre ! confirma Carole, fière de son initiative.

— Merci, vous faîtes quoi ici, alors ?

— Tu veux dire, ce qu'on étudie ? » Il était visiblement question d'étudiantes et ce devait être clair. Gabriel, qui s'en était à peine surpris, fut une nouvelle fois confronté à ce qu'il était aussi. Étudiant, c'était ça, sa nature. Il leur répondit : — « Je sais pas, oui, par exemple ?

66

Comte Vergil

— Alors moi, je suis en troisième année de pharma, répondit Carole.

— Et moi en faculté de sport, "S'TAP'S", poursuivit Stéphanie, arrangeant ses cheveux.

— J'ai rien contre vos spécialisations, mais je suis contre le dopage des athlètes, je vous préviens ! ».

Elles s'esclaffaient de son mauvais humour, puis il leur demanda ce que pouvait bien faire Béatrice à cette heure-ci.

— Nous pensons qu'elle est allée voir Alex ce soir, répondit Stéphanie. C'est... son copain, mais ils sont en train de se séparer en ce moment... Et selon cette logique, elle passe la plupart du temps chez lui !

— D'accord... et... vous comptez sortir ce soir ? demanda t-il, afin de s'assurer qu'elles toléraient sa présence. Elles s'échangèrent un regard complice, et Carole répondit : — Non, il fait trop froid, et sortir reviendrait à rencontrer des gens, mais comme tu es venu jusqu'à nous… Carole rabattait une mèche de cheveux derrière son oreille, et ce fut à Stéphanie de reprendre la conversation : — Sinon, comment as-tu rencontrée notre Béatrice ?

67

Gabriel

— Alors je vais vous l'expliquer, j'étais revenu de l'université après…

— Ah, tu étudies où ?

— À la fac de lettres ! asséna Gabriel avant de reprendre ; Pour résumer, je devais y déposer un devoir qui m'a pris toute la nuit dernière, et quand je suis rentré, le code de ma porte avait changé...

— Mince ! lâcha Stéphanie. Carole avait fait la grimace pour partager son émoi.

— ...J'ai perdu mon portable en soirée, il y a deux semaines ; Impossible de contacter qui que ce soit, et sans nulle-part où aller, j'ai rencontrée Béatrice qui rentrait des courses, elle a accepté de me faire crécher chez elle... Enfin pardon, dormir chez vous, et voilà !

Les derniers mots avaient laissé place au silence, qui maintenant empiétait sur le temps de la réflexion.

— D'accord... Et bien, enchantée de faire ta connaissance, sois le bienvenue. Si tu as besoin de joindre quelqu'un, nous te prêterons l'un de nos portables », semblait conclure Stéphanie.

Ils s'étaient installés autour de la table basse, dans des postures décontractées, elles sur le canapé, lui sur le rocking-chair.

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Comte Vergil

Malgré l'excitation de leur fin de journée, on sentait que la fatigue s'était emparé d'elles.

Gabriel, qui avait eu le temps d'émerger, restait à l'affût, impatient du retour de son hôte qui devait ressusciter le souvenir imparfait qu'il en avait, et qui s'était déjà estompé dans sa mémoire. Aussi refusait-il de supporter plus longtemps le malaise qu'il pensait avoir causé et qui l'avait poussé à maintenir jusqu'alors un sourire des moins authentiques.

Carole avait le nez au plafond, et Stéphanie errait sur la messagerie de son portable. Elle avait expiré un profond soupir qui avait suffit à indisposer Gabriel. Il allait commettre l'impair d'excuser sa présence lorsque Stéphanie se leva pour rompre le silence. Elle étira ses bras jusque sous le lustre en forme de nuage, et leur annonça en baillant qu'elle allait maintenant se coucher, au vu de l'heure avancée qu'il était.

— « Bonne nuit Steffi ! » lui souhaita Carole, sans s'y opposer.

Avant de se séparer, elles s'étaient échangé à un bref regard que Gabriel avait choisi d'ignorer, mais qui lui fit comprendre qu'il avait échoué à gagner totalement leur confiance. Il s'était levé à son tour pour présenter ses souhaits : 69

Gabriel

— « Bonne nuit, Stéphanie… Et merci vraiment pour votre accueil.

— Mais de rien, Gabriel, voyons ! » Stéphanie avait sciemment marquée cette dernière politesse du sceau de la bienveillance qu'elle se sentait obligée de lui concéder, à la manière des jeunes femmes dont le rapport au monde est intercédé d'excès de zèle, noyés dans d'absurdes suspicions. Elle s'éloignait dans le couloir sous leur regards incrédules, avant de se retourner pour interpeller sa colocataire : — « Carole, tu pourras penser à acheter du café demain, au cas où nous aurions des invités ?

On vient de finir le dernier paquet ce soir...

— Je m'en charge à l'aube ! assura Gabriel, conscient du manège auquel il était convié.

— Bien, je t'en remercie. Tu sais où se trouve l'épicerie la plus proche ?

— Carole saura me l'expliquer, j'imagine... suggéra-t-il, sans avouer qu'il était du voisinage.

— Dans ce cas, bonne nuit les loulous ! J'ai cours à huit heures demain, gémissez pas trop fort durant votre orgie ! » Elle s'esclaffa puis disparut derrière la porte de sa chambre. Carole se confia à Gabriel :

70

Comte Vergil

— « Excuse-la... C'est pas contre toi qu'elle en a, confessait-elle entre ses jambes fléchies.

— C'est pas grave... Tu dois sûrement connaître de quels médicaments elle a besoin ? plaisantait Gabriel, qui faisait des efforts pour détourner le regard de sa culotte rouge, visible depuis le rocking-chair, et qui lui rappelait vaguement les cheveux de Béatrice.

— Il y a quelques mois, au cours d'une de nos virées avec Béa, on a dû héberger deux mecs bourrés, un peu crades, tu vois ? expliquait-elle en brassant du vent avec sa main pour éluder les détails. Elle poursuivit ; Et... l'un-d'eux s'est s'introduit pendant la nuit dans la chambre de Steffi pendant qu'elle dormait. On avait exhortée Béatrice, suite à cet incident, de plus jamais accepter d'inconnus chez nous, tu comprends ?

— Oui, je comprends parfaitement. Il est bien dommage, en effet, de devoir subir tant de méfiance. J'en suis le premier peiné, avouait Gabriel. J'ignore pour l'instant combien de temps je devrai rester parmi vous, mais sitôt la solution trouvée, je partirai, s'engageait-il.

— Pas de problèmes ! Tu veux savoir où acheter du café demain ? anticipa Carole.

71

Gabriel

— Je suppose que tu vas m'orienter vers l'épicerie Zola, c'est ça ? Ou peut-être le casino qui a remplacé le franc-prix, un peu plus loin ? se gaussait Gabriel.

— Tu connais le quartier ?

— Oui, j'y habite aussi, juste à quelques bâtiments à côté, au troisième étage. Et puisque nous sommes actuellement au quatrième, je pense éventuellement pouvoir te le montrer, par la fenêtre.

— Tu penses qu'on peut le voir d'ici ?» lui demanda t-elle, enthousiaste à l'idée.

Gabriel s'était levé du rocking-chair pour se poster près de la fenêtre et Carole, qui l'avait suivi, tâchait de voir ce qu'il pointait du doigt, juste en contre-bas.

La neige tombait encore du ciel obscur. Elle avait du mal à distinguer de quel balcon il s'agissait, mais il lui semblait que c'était bien celui-là, au troisième étage exactement.

— « J'habite là, à cet endroit précisément. À gauche, la fenêtre de ma cuisine, et à droite, celle de mon salon. Ma chambre est de l'autre côté, lui expliquait Gabriel.

— D'accord... Et tu y vis tout seul ?

— Oui, depuis la fin de l'été.

72

Comte Vergil

— Ton loyer doit être cher, non ?

— Oui, c'est pas donné, environ cinq cent euros, hors taxe, précisa t-il, mais je compte travailler quelques heures tous les mois, voire une vingtaine, si ça suffit pas...

— Ah oui ? T'as déjà un employeur ?

— Non, pas vraiment...

— T'en trouveras, j'en suis sûre ! » Il y eut un silence. Ils se tenaient l'un à côté de l'autre et contemplaient la chute vaporeuse des flocons, révélés tantôt par l'éclairage limbant des réverbères, tantôt par celui nimbant des enseignes. Au bout d'un temps, ils se rappelèrent qu'ils étaient pour l'autre de parfaits inconnus.

Soudain résonna le tintement distinctif d'une clé dans la serrure de la porte d'entrée, au fond du couloir. Carole revînt sur le canapé en annonçant l'arrivée de Béatrice, et s'amusa du changement d'attitude de Gabriel, qui s'affairait à soigner ses atours pour faire bonne impression.

L'instant d'après, Béatrice fit irruption dans le salon, sa paire de chaussures au bout d'une main, sa paire de gants dans l'autre. Ses collants noirs étaient filés au niveau de l'un de ses mollets, et les derniers flocons retenus sur la laine de son bonnet et de son écharpe se transformaient en 73

Gabriel

perles d'eau. Transie, elle expirait profondément la fin de son calvaire.

— « Enfin rentrée, je suis crevée ! confiait t-elle aux vacataires présents dans le salon, les yeux écarquillés. Elle se débarrassa de ses affaires sans attirer l'attention, ôta son bonnet pour saluer Gabriel en l'embrassant sur les joues, qu'il trouva gelées.

— Tu veux que je te prépare du thé Béa ? lui proposa Carole, attentionnée. Gabriel restait silencieux, et lorsque Béatrice croisait son regard, il détournait le sien.

— Oui merci, aux fruits rouges, je veux bien, s'il te plaît ! Stéphanie est rentrée ?

— Oui, mais elle est déjà partie se coucher, elle a cours demain matin, lui signala Carole.

Béatrice cherchait son tabac dans la poche de son blouson. Lorsqu'elle se rapprocha du canapé, elle dû s'écarter pour céder le passage à Carole, qui s'en allait vers la cuisine. Une fois assise, elle commençait à rouler une cigarette et s'adressa à Gabriel : — Alors, bien dormi ?

— Peu mais bien, oui, merci, répondit-il.

— Tu as fais la connaissance de mes deux bonnes-sœurs, alors ?

74

Comte Vergil

— J'ignorais que vous étiez sœurs, si tel est le cas ! s'amusait Gabriel. Carole renchérit, postée près de l'évier : — Il nous trouve justes bonnes, en fait !

Ils commençaient à rire tous les trois, et ce faisant détendaient l'atmosphère, restée ambiguë jusqu'alors. Puis Béatrice alluma sa cigarette et Gabriel lui demanda s'il pouvait s'en faire une.

— Non, ma blague est presque vide, mais je t'en avais laissé trois, sur la table basse.

Il jeta un œil sur la table et se rendit compte qu'il était en effet passé à côté.

— Je les avais pas vues, elles étaient pour moi ? Avec ça, j'avais de quoi éviter le sort de la petite fille aux allumettes !

— Sauf qu'elle fume pas, la petite fille aux allumettes ! » rétorqua Béatrice.

Carole arriva pour lui apporter sa tasse et s'assit à ses côtés. Comme pour justifier qu'elle irait bientôt se coucher, elle leur signifia qu'il était minuit passé. De son côté, Gabriel se balançait d'avant en arrière dans le rocking-chair.

Il l'avait trouvé si confortable qu'il se sentait parfaitement à sa place à cet endroit. Ayant terminé de se confectionner sa première cigarette, il l'alluma du bout des lèvres et 75

Gabriel

demanda : — « J'aimerais savoir si l'une d'entre vous sera à l'appartement, demain matin ?

— Ça dépend : quel est ton plan ? demanda Béatrice.

— Je prévois de me poster devant mon immeuble dès l'aurore pour attendre la sortie de l'un de mes voisins. Ainsi je pourrai emprunter à mon tour l'escalier pour rentrer chez moi. Bien sûr, je compte repasser chez vous par la suite, au moins pour vous apporter un paquet de café. » Carole avait écouté le plan de Gabriel avec des yeux d'enfant. Elle avait assimilée la procédure et admirait son pragmatisme. Béatrice, qui faisait la moue, semblait l'avoir suivi entre deux gorgées de thé. Elle lui demanda : — « Tu peux prendre aussi un paquet de thé, au passage ?

— Thé aux fruits rouges ?

— Non, du thé russe, j'ai oublié d'en acheter tout à l'heure, reprit-elle, renvoyant Gabriel à l'instant de leur rencontre.

— Je préfère l'anglais, légèrement infusé, déclarait-il, à peine froissé de s'être trompé.

Carole tenta de faire état de sa préférence pour le thé glacé quand Béatrice s'exclama : 76

Comte Vergil

— Moi, avant de partir en guerre, je bois toujours une tasse de thé !

— …c'est de Roosevelt, ça ? fit remarquer Gabriel.

— Ah bon ? Je savais pas. Moi l'anglais, c'est vraiment pas mon truc...

— C'est pas ta tasse de thé, tu veux dire ? » surenchérissait-il.

Ils échangèrent un sourire, quand un portable sonna dans le manteau de Béatrice, accroché au mur, ce qui la fit se relever : — « J'ai un appel important, je...

— À minuit ? l'interrompit Gabriel, déjà intercepté par le regard de Carole ; — ...c'est pas la question, soit pas si formaliste, lui lançait Béatrice.

— Très bien, pardon, je te laisse y répondre, je t'en prie.

— Bien, je reviens après. » Béatrice prit la conversation, et s'éloigna dans sa chambre au fond du couloir. Elle reviendrait, se disait-il, et alors il aurait peut-être le temps de la connaître un peu plus, ou pas.

Mais Béatrice se faisait longue, et Carole, assoupie dans les boucles de ses anglaises, avait 77

Gabriel

l'air d'attendre que la communication se fasse.

C'était pénible pour Gabriel. Au bout d'un moment, comme les bribes de la conversation téléphonique au loin s'animaient, elle tenta de les couvrir : — « Tu vas à la fac, demain ?

— Je sais pas encore... Tout dépend de la suite des événements. J'espère y être aprèsdemain ; Chaque chose en son temps, il me faut déjà avoir accès à mon appartement.

— Mais comment en es-tu arrivé là ? T'as pas d'amis pour t'aider ?

— Non non, répétait Gabriel, mes bons amis sont loin de moi et ces choses-là sont pas pour moi. Il y eut un silence, qu'il tînt à rompre pour illustrer son propos ; Tu sais, John Lennon parlait de l'amitié en ces termes ; "si tu es honnête, t'auras pas beaucoup d'amis, mais tu t'entoureras des bons". Je pense un peu la même chose, lui confia t-il.

Béatrice revînt, la démarche nerveuse. Elle avait intercepté leur discussion en plus de les surprendre.

— On voit tout-de-suite où ça te mène ! À ce sujet, vous êtes allés voir l'exposition de Yoko Ono à la dernière biennale ?

78

Comte Vergil

Par biennale, Gabriel entendait bien un grand rassemblement d’œuvres et d'artistes issus des quatre coins du monde à qui l'on donnait le micro quelques minutes pour faire la promotion des échanges culturels et de leur grand-œuvre.

Il se disait aussi que leur organisation, laquelle devait trouver leurs occurrences au moins deux fois l'année, devait coûter cher aux municipalités des villes capables encore d'accueillir de tels événements, insufflant, le temps d'une semaine, la vie aux musées qu'elles entretenaient, souvent sans rapporter le moindre kopeck, vidés de leurs sujets, délaissés par les foules et abîmés par le temps.

— Où ça ? demande Gabriel, incrédule.

— À la capitale, enfin !

— Ah, j'y suis passée la semaine dernière ! exulta Carole, qui essayait vainement d'attirer l'attention. Mais je suis pas sortie de la gare !

— Et qu'a t-elle exposé ? demanda Gabriel, pour en venir au fait.

— Une série de tableaux alternant la même image... De son sein et de son sexe ! répondit Béatrice en explosant de rire, frappant dans ses mains jusqu'à faire tomber la cendre de sa cigarette. Carole sifflait entre ses dents, et même 79

Gabriel

que sa langue dépassait. Comme on entendit Stéphanie frapper contre le mur de sa chambre, la conversation baissa d'un ton : — Non, je l'ai pas vue, j'aime pas trop l'art contemporain, je préfère contempler les fresques de la Chapelle-Sixtine, précisait Gabriel ; Michel-Ange a passé dix-sept ans à peindre la voûte de ce bâtiment, tu le savais ça ?

— Et alors ? Les graffeurs sont aussi des peintres de talent, et ils œuvrent en seulement dix secondes !

— Dans une certaine mesure, mais l'immédiateté de leur exécution, malgré tout le travail d'apprentissage, nous amène à considérer la spontanéité du trait, comme la calligraphie en ses époques et ses territoires, et sans oublier l'ajout d'une certaine valeur revendicatrice, ou tout du moins contestataire.

— Mais c'est qui sait s'exprimer, celui-ci ! s'exclama Béatrice.

— J'ai un esprit synthétique et une lecture analytique des choses... de formation, précisait Gabriel, sans jeter l'éclairage sur ses lacunes.

— You connect the dots ? prononça Carole, dans un accent mauvais.

— Obviously ! But I'm not sure myself 80

Comte Vergil

about who we are, ajoutait Gabriel, invitant ses hôtes à la réflexion. Percevant à nouveau un silence, il se demanda si elles l'avaient tout à fait compris.

— Et saurais-tu me dire ce qui est arrivé au palais de Ninive, en Irak ? demanda Béatrice.

— Celui de Nabuchodonosor, roi assyrien de Babylone, XII°siècle av. J-C, ville de la tour de Babel, citée dans le livre de la Genèse, c'est ça ? Ou non, celui d’Hénoch ?

Bien qu'ayant connaissance de ces faits par le plus grand des hasards et surtout grâce à internet, il avait omis de s'en référer au nom latin de ce roi-des-rois légendaire, Nimrod, ce qui aurait éventuellement pu mettre la puce à l'oreille au moins à l'une d'elles.

— Alors on fait dans la caillasse ? Un vrai petit Robert ! ironisait Béatrice, qui poursuivit ; Son histoire, je l'ignore, mais aussi dois-je te faire remarquer que les fouilles archéologiques ont été stoppées, pas plus tard que la semaine dernière d'ailleurs, à cause de la destruction partielle du palais par des fanatiques. Ils ont mis la tête d'un archéologue au bout d'un pique, j'ai vu ça aux infos.

— La tête ? s'étonna Gabriel.

81

Gabriel

— Oui, la tête !

Il se trouve que si l'on citait fréquemment à l'aube du troisième millénaire la conférence de Bretton Woods pour illustrer sa connaissance du circuit économique, on parlait en revanche bien peu de la conférence de Zurich qui se tînt deux ans plus tard, laquelle avait conviée la presse mondiale à remettre en question, au nom de la paix, les différentes informations qu'elle était tenue de diffuser.

En élément pour l'humanité, il est important de décrire, en un certain sens, le caractère foncièrement opportun de la relation que ces médias, tenus par les banques et l'insécable complexe militaro-industriel, entretinrent avec les grandes entreprises, bras-droits d'une autorité aux pieds d'argile, que tous deux dussent et du reste apprendre à incarner. À l'issue du dernier conflit, le New Deal et autres plans de relance avaient irrigué les sillons creusés par les discours prometteurs, non seulement pour favoriser les échanges commerciaux, mais aussi pour façonner le monde selon d'impénétrables desseins, formant ainsi un couloir navigable pour les capitaines d'industries qui devaient conduire les populations sur la route de la prospérité.

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Comte Vergil

Mais le déni de la réalité la plus brute, crue et cruelle dura longtemps. Assez longtemps pour que l'on associa la paix à une étrange période de flottement. Et dans cette fuite en avant, c'est sans doute le courage qui manqua aux hautes-sphères, tant le châtiment divin auquel ils tentaient d'échapper finirait par les rattraper.

— « Tu as eu plusieurs vies, toi, ou tu es simplement passionné ?

— Je pars du principe que nous devons connaître nos racines pour pouvoir envisager l'avenir, doivent-elles être dures à exhumer et à assumer.

— Je suis bien d'accord, mais apprendras-tu de tes erreurs pour rentrer chez toi et y rester ? plaisanta Béatrice, en cherchant la complicité de Carole.

— Il faudrait plus d'une vie pour devenir l'être parfait, se défendit-il. D'où venez-vous, vous-deux ? » Béatrice s'appuyait sur le dossier de son canapé. Elle était très à l'aise, tellement que cela paraissait faux et arrogant aux yeux de Gabriel, qui se prévoyait bien de le lui faire remarquer.

— « Je suis d'origine italienne, bien que j'en parle pas un traître-mot, et j'ai grandie à Reims.

83

Gabriel

— Reims ? Tu serais pas allée au Teknival sur son aéroport, par hasard ? Des amis artistes y sont partis et m'ont convaincu de participer au prochain !

— S'il y en a un prochain, au regard de la dégradation de la piste d'atterrissage ! Sont-ils ceux-là tes bons amis ? interrogeait Béatrice.

Carole eut à ce moment un air des Beatles en tête, qu'elle garda pour elle.

— La qualité d'un ami se mesure t-elle au profit qu'on en tire ? ajouta t-il en souriant. Et toi Carole, tu es originaire d'ici ?

— Non... je viens d'un tout petit village, perdu en Auvergne, lui dit-elle, sans s'étendre davantage.

— D'accord... Et ça fait longtemps que vous habitez ensemble ?

— Depuis la rentrée de septembre », déclara Béatrice. Carole avait acquiescé.

On avait bientôt fait le tour des présentations, et Gabriel ignorait ce qu'il lui restait à dire.

Introduit par Béatrice, la présence de Gabriel devenait tolérée au fur et à mesure que la fatigue s'emparait de chacun. Comme il sentait qu'il allait devoir attirer leur attention sur des pans détaillés de son quotidien, il décida de leur parler de ce dont il aimait parler, c'est-à-dire de sujets 84

Comte Vergil

qu'il pensait maîtriser. Il décida alors de mesurer leur connaissance scientifique de certains faits.

— « Connaissez-vous la particularité du cycle de reproduction des anguilles ?

Elles s'éventaient, étonnées. Une réaction sans surprise pour Gabriel, qui s'expliqua : — Les anguilles ont une espérance de vie d'environ dix ans. Lorsqu'elles arrivent en fin de vie, les anguilles du monde entier commencent leur migration vers le triangle des Bermudes. Là, les femelles sont fécondées, puis elles remontent ensuite les courants des terres continentales pour pondre leurs œufs jusque dans les ruisseaux ! » Les filles écoutaient, fascinées, et Béatrice souriait. Il était implicitement entendu qu'il dût passer au fait sensationnel suivant.

— « ...Et saviez-vous que notre cœur est l'organe le plus magnétique du corps ?

— Toutes les parties de notre organisme sont importantes, selon-moi, dit Carole.

— Certes, mais sais-tu que notre cœur, en plus de pomper le sang pour irriguer notre corps, génère un champ magnétique sensible à celui de la terre, à la manière des essaims d'oiseaux qui tombent du ciel, ou des bancs de poissons qui viennent s'échouer sur les plages du monde ?

85

Gabriel

— Quoi ?... Ah oui, je vois ce dont tu parles, certifia Carole, qui eut du mal à se représenter mentalement ce qu'il y avait de magnétique dans la structure d'un essaim d'oiseaux et d'un banc de poisson.

— Je l'ignorais, avouait Béatrice. Carole resta perplexe et l'invita à étayer sa théorie, confiante de son cursus scientifique.

— Et bien, la Science – une fois de plus divisée sur le sujet – semble énoncer un nouveau paradigme de notre condition ; Il semblerait, en effet, que nous soyons unis par un champ électromagnétique commun, qu'il conviendrait de pouvoir mesurer, et dont l'influence sur la chimie du corps est considérable. Ainsi, et tout particulièrement lors de moments intenses émotionnellement, le pincement distinctif que nous avons au cœur serait le résultat d'une sorte d'interférence magnétique entre les êtres, et qui constitue la partie la plus inexplorée des facultés de l'homme, car les propriétés magnétiques ont un lien avec la physique quantique... La masse attire la masse, et l'expression de la vie semble se défendre ainsi de tout ce qui s'y oppose.

— Holà, je t'arrête, héla Béatrice, je croyais que tu étudiais la littérature, c'est bien ça ?

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Comte Vergil

— Oui, des études de littérature appartenant à l'ensemble des sciences dites "humaines", et loin d'être exactes. Mais l'esprit de synthèse que nous y développons nous amène à comprendre bien des aspects ; C'est un atout non-négligeable, indiquait-il de l'index. Et puis, je consulte souvent à la bibliothèque des traités scientifiques, tantôt de physique, tantôt de chimie, d'anatomie ou de mécanique. J'ai disons une curiosité pour ce que j'ignore... expliquait-il en écarquillant les yeux.

— Je vois, tu es doté d'un esprit torturé et ton amour-propre est proportionnel à l'étrange enchaînement de tes échecs successifs, c'est ça ?

Juste pour information, en psychanalyse, on parlerait de névrose, mon coco.

Le diagnostique était tombé comme une lettre à la poste, mais Gabriel avait dès lors renchérit, le faisant passer à la trappe.

— Seulement, la réussite opère une rupture dans la continuité immuable des choses, disait-il levant les yeux vers le plafond. L'équivalent fonctionnel de la théorie des cordes, c'est le bombardement photonique, quoi ! À peine avait-il essayé d'être profond dans son propos que la communication s'était rompue.

87

Gabriel

Étaient-elles alors sur la même longueur d'onde, ou étaient-elles sur une autre planète ? Gabriel avait l'esprit en quête d'un raisonnement rationnel. Il s'était gardé, après s'y être risqué, d'apparaître plus désinvolte que de nature. Sa posture tentait de camoufler son cruel manque d'éloquence, et son allure faisait transparaître l'expression d'une nonchalance entendue. Il leur sembla qu'il voulait se distinguer, mais sans trop en faire. Et puisque Béatrice avait les lèvres dans sa tasse, Carole en profita pour prendre la parole : — Bon c'est pas tout ça, mais pour ma part, puisque la nuit porte conseil, je vous abandonne et m'en vais réfléchir à tout ça dans mon lit ! » Ensommeillée, elle avait jusqu'ici témoigné d'un profond désintérêt pour la discussion. De toutes façons, s'était-elle dit, il était inutile de se fatiguer et risquer de se corrompre pour un inconnu de passage. Elle leur souhaita de passer une bonne nuit et disparût à son tour dans le sombre couloir, sans mot-dire, à peine froissée d'avoir exposé déjà ses limites discursives.

— « Un peu de musique ? proposa Béatrice, qui voulait combler le silence engendré par la fuite de sa colocataire.

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Comte Vergil

— Avec plaisir, ma foi ! » Gabriel était sur le point de rouler sa seconde cigarette, plus par automatisme que par réelle envie, et se demandait s'il aurait été utile d'en remettre une couche à son propos sur l'électromagnétisme du corps, à peine attristé par la faible résilience pourtant manifeste de Carole.

Heureusement, Béatrice était là pour raviver la discussion, postée près de la chaîne Hi-Fi : — « Et donc, quels domaines d'application peut-on envisager avec toutes ces fantastiques découvertes, à la fin ? » lui demanda t-elle en s'attardant sur l'épithète.

Retentirent doucement les premières notes de l'album qu'elle venait d'introduire dans le tiroir à disques, en l'occurrence celles du clavier de Ray Manzarek qui ouvrait L.A. Woman, des Doors, que connaissait et appréciait Gabriel.

— « Et bien, nous pouvons d'ores et déjà supposer la réappropriation de ces découvertes par le complexe militaro-industriel... » avait-il répondu, gravement, en haussant les épaules.

Ce néologisme kennedien faisait partie de son lexique, mais le manque d'informations sur le sujet achèverait de le faire passer pour l'un de ces complotistes New-age au cerveau malade 89

Gabriel

qu'il fallait éviter de fréquenter et à qui, par crainte qu'il dispensât de trop âpres vérités, l'on aurait volontiers fait boire la ciguë.

Tour-à-tour saturés et désarçonnés par les flux d'informations directes, les plus démunis, purs produits du système, avaient jeté leur dévolu sur les journalistes, pensant qu'ils étaient les seuls coupables de la faillite annoncée des nations, et ainsi de leur propre misère. À l'aune de leur détresse, la vindicte populaire des masses cherchait des responsables. En un certain sens, les médias semblaient constituer la dernière entité pratique du spectacle vivant, sur laquelle les politiciens pouvaient encore s'appuyer pour étayer le superbe de leurs discours bellicistes.

— Et comment as-tu découvert ces nouvelles technologies, sans le biais d'internet ? demanda Béatrice en accompagnant sa scansion d'imperceptibles mouvements de la main.

— Il faut vivre notre époque ! Avoue que cet outil, impensable il y a tout juste trente ans, est désormais indispensable au quotidien. Et ça, tu le réalises seulement quand tu perds l'accès à toutes les connexions.

— Oui je sais, j'ai toujours pensé que notre manière de communiquer s'en était changée.

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Comme métamorphosée, jusque dans nos plus intimes relations. » Gabriel faisait un signe de tête en guise d'approbation, tandis qu'elle hésitait à livrer le fond de sa pensée ; De Kafka à Méliès, le truc de la métamorphose avait fait un pas. Tant d'années s'étaient écoulées depuis lors. La chute des tours jumelles avait fait prendre un virage au monde entier, et le scepticisme ambiant avait fini par galvaniser les foules. Avait-on eu raison de s'inquiéter de quelque chose ? D'ailleurs, se souvenait-on des deux autres avions qui s'étaient ce jour-là écrasés ?

— Il est certain que notre civilisation subit un déclin contrôlé et vérifié. La structure macroéconomique dans laquelle s'insèrent nos sociétés et l'interdépendance qui en résulte est tributaire de l'évolution de nos technologies et de nos infrastructures, qui sont autant de paramètres à étudier pour répondre aux besoins de chacun, énonçait-il en insistant sur chaque mot.

Comme elle l'écoutait, il poursuivit : — Or aujourd'hui, les innovations s'avèrent inutiles et les médias peinent à trouver une tribune assez large à l'expert suffisamment capable et honnête pour nous expliquer la 91

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situation avec exactitude. Pour illustrer ma pensée, je dirais que je doute que le fait de doubler la vitesse de calcul de nos ordinateurs suffise à provoquer le changement tant attendu par notre génération, affligée et consternée par ce long déclin qui nous affecte tous.

— Tu dis ça parce que t'as pas la 4G ! répliqua Béatrice en se gardant bien d'entrer dans la polémique des lois de Moore. Il se sentit obligé lui de répondre : — Sans doute parce que j'en ressens pas la nécessité, même si ça peut te paraître absurde.

Tiens, la semaine dernière encore, j'ai lu qu'un industriel avait déclaré, à propos du téléphone mobile : "Le citoyen lambda a aujourd'hui plus de renseignements à portée de main que le président américain des années soixante". A t-on depuis fait des miracles ? Non, preuve que cela est inutile. Tu vas pas me dire que c'est faux, quand même ! » Béatrice s'était laissée coiffer au poteau, s'en était même amusée. Elle admirait la façon dont il se déployait dans son discours, l’œil illuminé de le voir vilipender, tout vitupérant et à qui mieuxmieux, ses raisonnements logiques, et sans doute autant hâtifs. Depuis qu'elle était enfant, on lui 92

Comte Vergil

avait appris à plaire et à découvrir le monde, pas à le penser, ni à l'expliquer. Elle avait devant-elle un parfait inconnu, avec qui elle s'était bien évidemment déjà imaginée faire déjà du trapèze et partir en fusée.

Les flocons tombaient toujours dehors. Au bout d'un moment, Gabriel eut le sentiment de devoir dire quelque-chose, mais à peine ses lèvres commencèrent-elles à frémir, que Béatrice le prit de court : — « Je resterai à l'appartement demain matin. C'est pas la peine d'acheter le café. Note mon numéro de téléphone, je vais me coucher.

— J'ai perdu mon portable, et j'ai pas de quoi écrire sous la main.

— Deux mille ans de progrès pour en arriver là ! lui dit-elle en riant. Écris-le alors sur le mot que j'avais laissé sur la table, qui doit sûrement être dans ta poche, je suppose ?

— Comment tu sais ? gémit Gabriel, qui s'en rappelait à peine.

— Ça, c'est de l'intuition féminine !»

Elle avait bondi hors du canapé pour faire les quelques foulées qui la séparaient de sa chambre.

Gabriel avait le nez au plafond, et découvrait les légères infiltrations d'eau qui semblaient émaner 93

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de l'étage supérieur. L'instant d'après, Béatrice s'en revînt avec un air victorieux, brandissant un marqueur noir indélébile.

— Le papier risque d'être trop petit, il va falloir que je te le marque sur le bras, comme un juif déporté, désolée !

— Tiens, c'est marrant ça, j'ai l'impression de l'avoir continuellement été. » Gabriel retroussa la manche de son pull pour qu'elle pût écrire, prenant appui sur son avantbras. Ils étaient tous-deux conscients d'établir à cet instant leur tout premier contact physique.

— « Maintenant je vais dormir, prends un livre dans la bibliothèque si tu veux. Tu peux aussi couper la musique ou la laisser, fais comme bon te semble. Si tu as un problème urgent, et en dernier recours, frappe à ma porte, compris ?

— Compris ! Je préfère laisser la musique, j'aime bien cet album, rassura Gabriel. Bonne nuit Béatrice, et merci pour tout...

— ...Bien, bonne nuit petit Prince, t'endors pas trop tard, tu risquerais de manquer ton rendez-vous d'avec tes escaliers ! » Elle s'éloignait dans la pénombre du couloir quand Gabriel l'interpella : — « T'as un conseil de lecture ?

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— Oui : tout sauf le livre avec la cote jaune et noire !

— D'accord, merci !»

Seul dans le salon, il s'approcha de la modeste bibliothèque où se suivaient les noms d'auteurs à succès, postés à côté d'une pile de magazines de mode. Il y avait quelques vieux livres, du Walter Scott et du Pearl Buck, saupoudrée d'un soupçon de Joyce et fleurée de Baudelaire, puis ça partait un peu vers la contre-allée avec quelques œuvres beatniks, un zeste de Chinaski, quelques éditions modernes de Dolto, Lacan, Kundera, Pancol, et même un exemplaire de Houellebecq, visiblement jamais ouvert, comme semblait l'indiquer le bandeau à titre honorifique qui scellait ce genre de tirage, prisés des médias.

Il y avait aussi, un peu plus bas, des albumsencyclopédiques flambants-neufs, et coincé entre deux livres sur les vampires, un troisième dont la cote était précisément jaune et noir. Il le sortit pour s'arrêter seulement sur sa première de couverture : "L'indépendance économique pour les nuls". Il sourit et le rangea aussitôt à sa place.

L'écho d'une musique frénétique avait atteint son oreille, de manière qu'il put déduire que Béatrice était en train d'écouter une sorte d'électro new 95

Gabriel

wave laconique au sein de sa chambre. Il était curieux de savoir ce qu'elle faisait, mais jugea qu'il était préférable de la laisser tranquille.

Il se mordait les doigts d'avoir ignoré jusque là son estomac, se demandant s'il allait réussir à s'endormir avec la faim au ventre. Il s'allongea sur le canapé, replia la couverture sur lui-même, et se laissa bercer par la ligne de basse du dernier morceau de l'album, Riders On The Storm.

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IV

Résolu à éviter d'abuser de l'hospitalité de ses hôtes, Gabriel avait quitté l'appartement, sans faire de bruit, après avoir roulée la troisième et dernière cigarette que Béatrice lui avait offerte.

Dans le vacarme du ramassage des ordures, il s'était posté, dès sept heures du matin, devant la porte de son vieil immeuble. Le bâtiment était imbriqué entre deux autres, aux architectures hétérogènes. Celui de droite, sombre et morne, était plein d'angles droits, noirci par le temps, quand celui de gauche, à peine lézardé, était faste dans ses détails et décoré finement.

Tandis qu'il attendait, Gabriel se fit dévisager plusieurs fois par les travailleurs matinaux aigris et séniles qui passaient à côté de lui, désabusés par la triste réalité de leur quotidien, qui appa-

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raissaient puis disparaissaient dans la brume déposée par l'aurore. Il lui semblait qu'ils lui auraient volontiers fait reproche de sa jeunesse, se sentait accusé, à tort, pour l'innocence qu'il leur renvoyait.

Bloqué sur le seuil devant l'entrée, il lui fallait attendre patiemment, dans le froid, la venue d'un voisin. À cause du givre, il lui était impossible de voir nettement au-travers du carreau de la porte. Il eut le temps de fumer sa troisième et dernière cigarette et de se perdre plusieurs fois dans ses pensées, semées d'envies inassouvies, tissées de moments choisis, de souvenirs troubles et de projections délurées.

Prenant son mal en patience, il tenta de se remémorer le nombre de films auxquels il avait assisté au cours de sa vie. Sûrement trop, se disait-il. Les noms de Brad Pitt, Bruce Willis, Jonnhy Deep et Quentin Tarantino formaient les solides points d'appui de sa connaissance du septième art, au sens où lui l'entendait. En aucun cas ceux de Griffith, Bergman, Epstein ou Canudo lui auraient signifié quelque chose, ce dernier pourtant ayant donné son chiffre à cet art...

En revanche, il se souvenait encore nettement de son enfance, de ses séjours à la ferme, du parfum de la boulangerie de son hameau, des tournées du facteur, des galères de Steve, son

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ami d'enfance, et de l'anniversaire de Denis, son voisin trentenaire du village. La somme de ces portraits furtifs, suspendus dans les succinctes réminiscences de ses souvenirs éphémères, demeuraient autant de détails tissés par sa seule existence. Qu'étaient-ils devenus et qu'avaient-ils fait, au-delà de la mémoire qu'il avait d'eux ?

Après plus d'une heure d'attente, exposé au vent glacial qui soufflait ce matin sur la ville, un bruit métallique se fit entendre dans le hall de l'immeuble. Gabriel avait les yeux embués au niveau des commissures, mais pût deviner par la faible lueur qui émanait de l'intérieur la venue annoncée de son sauveur.

Il recula prestement, attendit que la silhouette apparaisse dans l'encadrement de la porte pour prendre l'air de celui qui s'en revenait. Quand elle s'ouvrit, Gabriel reconnut la mine maussade de son voisin de palier, qu'il avait déjà rencontré à plusieurs reprises cette année dans le hall, mais dont la connaissance se limitait aux politesses d'usage.

— "Bonjour, monsieur !

— Bonjour."

Gabriel s'était emparée de la porte d'une seule main, sans se rendre compte de la crispation de 99

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ses doigts gelés, tout juste sensibles au toucher.

Il s'était poussé pour céder le passage, savourant déjà la délivrance d'entrer dans son immeuble tant familier ; Bientôt, il sera enfin chez lui.

Foulant le sol carrelé en mosaïque sans considérer un seul instant ce travail d'orfèvre, Gabriel s'approcha de sa boîtes-aux-lettres pour y jeter un coup d’œil. Dans la fente, il discerna un papier aux couleurs vives qu'il considéra être celui d'une simple publicité. Il entreprit ensuite l'ascension de ses escaliers au pas de course.

Au deuxième palier, il s'arrêta presque net, accroché au garde-fou, lorsqu'il réalisa son erreur. Il avait omis de demander à son voisin qui venait de sortir le nouveau code de l'immeuble. Fâché dans l'instant, il se remit en route, tout en se disant qu'il trouverait bien une autre occasion de l'apprendre, songeant en dernier recours à rendre visite à sa voisine, Madame de la Tour du Pin. Entre les deux paliers suivants, il eut le temps de se demander ce qui était le pire, entre être condamné à errer à l'extérieur ou piétiner en permanence à l'intérieur.

Arrivé au troisième étage, il se mit à chercher ses clés dans son pardessus, tout en priant les yeux fermés de les avoir sur lui. Et parce qu'il 100

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fouillait le fond sa poche, il se souvînt qu'elle était trouée. Il dut se secouer pour les entendre tinter, ce qui le rassura ; Elles avaient certainement dû atterrir au fond de la doublure.

En y regardant de plus près, il vit reluire le trousseau qui lui appartenait et dont il était le seul responsable. Résolu, il enleva son habit et s'assit sur les premières marches qui s'en allaient vers le quatrième étage pour les extirper.

Le vêtement sur les genoux, c'est seulement en comprimant le tissu entre ses doigts qu'il réussit à les récupérer. À sa surprise, il découvrit une pièce de deux euros qui eut l'effet de lui rendre le sourire, pensant aux paquets de café et au thé russe qu'il s'était promis d'apporter chez Béatrice en guise de remerciement. Quelques secondes plus tard encore, il avait franchi le seuil de sa porte, qu'il avait refermée sur ses talons.

Silencieux, son appartement miteux semblait l'avoir attendu.

— « Enfin !»

La toute première chose qu'il fit en arrivant fut de se rendre aux toilettes, la vessie alourdie des cafés de la veille. Après quoi, se disait-il, il pourrait disposer librement de son temps.

Dans l'espace restreint de sa chambre, Gabriel 101

Gabriel

regarda de longues secondes son lit défait qui lui avait tant manqué. Il eut aussi le réflexe de consulter l'horloge analogique sur sa table de chevet, qui lui annonça les huit heures passées.

Que pouvait-il bien faire, maintenant qu'il était rentré ? Que de choix s'offraient à lui, à présent. Sentant que la paresse lui faisait la cour, il savait qu'un dernier écran restait encore à sa disposition : la télévision.

Gabriel s'en méfiait pour d'évidentes raisons.

Il sentait que cette petite fenêtre ouverte sur le monde avait participé au dérèglement de la vie en société, ou tout du moins, suffisamment pour l'en inquiéter. Plus encore, il l'appréhendait surtout pour sa capacité à vaporiser la moindre de ses volontés. La seule activation de l'engin le rendrait passif ; Il le savait, et le redoutait ardemment.

La télévision s'était immiscée dans les foyers depuis que l'Histoire admise était notre histoire, après la pluie de fer et les tremblements de terre racontés par les témoins de la dernière guerre, et dont le nombre s'étaient à présent raréfié comme la neige au soleil. Les premiers réfractaires à son intronisation dans la vie quotidienne s'étaient laissés jour-après-jour conquérir par les avis enthousiastes de leurs voisins de palier ; Bientôt 102

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présente à tous les étages, elle avait ainsi pu commencer son travail de programmation des masses laborieuses, conviant chaque individu à devenir acteur d'un schéma pratique et bien huilé, faisant se distinguer seulement les deux aspects fondamentaux de la vie en société que devaient être la production et la consommation.

Mais encore, restreindre la télévision à ces seuls objectifs feraient omettre, en de rares exceptions, le remarquable dévouement de quelques cinéastes de renom, persuadés de participer à l'émancipation des peuples. Il eut été naïf de croire un seul instant que les agences de l'intelligence et de défense de quelques nations se soient décidées à laisser la caméra à l'endroit où l'avaient déposée Capra, Goebbels ou même Churchill.

Les utopies égalitaires désuètes, même la propagande sociale s'était vue ingéniée. Héritière directe de la cybernétique, son objectif premier était de niveler les subjectivités afin de les rendre conformes à l'objectivisme absolu du système totalitaire marchand. Ainsi, et comme le faisait remarquer un théoricien hongrois du cinéma, il était dans l'intérêt des industriels et des producteurs de cinéma que les petites filles modèles tombent amoureuses des conducteurs de 103

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Rolls-Royce, et non l'inverse. À ce jeu-là, la partie fut, en un sens, gagnée par ceux qui possédaient le capital, eut-il encore été volatile et fiduciaire. Les grands actionnaires de différentes industries détenaient par conséquent le pouvoir sur ce qu'il était convenu ou non de relayer. Établies des années à l'avance, les stratégies de diffusion favorisaient autant l'élection d'un politique que la vente de yaourts.

Gonflées de leurs titres venus des grandes écoles, les rares figures intellectuelles qui critiquaient vertement les dérives du système dans son entier, dirigés par la seule volonté d'en indiquer les risques ou d'en souligner les dangers, mues par l'unique intention d'alerter et d'avertir les citoyens sur l'éventualité d'un désastre, se voyaient congédiés de tous les plateaux et autres canaux médiatiques.

Une fois excommuniés de ce sordide manège, ces intellectuels prenaient souvent le large après leurs propos réactionnaires et blasphématoire pour écrire un pavé qu'ils menaçaient de jeter dans la mare, à la rentrée suivante, fermement décidés d'en éclabousser les fidèles. Ce faisant, ils ravivaient la flamme obscure d'une dissidence mal éteinte et sans contours, désunie, et dont les thèses alter-mondialistes avaient au moins eu les 104

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mérites d'interroger les masses, d'élever le débat et de susciter des vocations.

Dans la galerie des classes sociales, au musée d'histoire naturelle, grâce à un bouton pressoir, des lumières s'allumeront un jour sur les sculptures en cire d'un couple d'actifs avec leurs enfants et leur chien ; On projettera parfois le génie d'une poignée d'hommes sur drap blanc, et l'on étudiera les craintes et les rêves de ces milliers d'hommes et de femmes, pour tenter de comprendre le pourquoi du comment.

Il existe plusieurs manières de raconter des histoires aux hommes. Mais étrangement, en la leur racontant, elles lui sont ravies dans le même temps. Dans l'aigreur de ses échecs, l'homme avait oublié jusqu'à la singularité de son visage, et se complaisait à se conformer à ce que l'on attendait de lui ; devenir ce consommateur compulsif, docile, nomade et déraciné.

Le poste de télévision, quant à lui, avait fini d'éduquer l’œil humain ; Il était couramment admis que le cadre supérieur en gestion de patrimoine, l'épicier grec et l'agriculteur chilien aient tous recours aux mêmes réflexes oculaires, lors de la diffusion d'un match, pour lire le score de leur équipe favorite dans le coin supérieur gauche de l'écran.

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Gabriel aurait pu sans doute un jour lire un article sur les mécanismes d'identification ou sur les manières de se servir d'une caméra. Mais son domaine d'études littéraires l'avait détourné de ces réflexions. Il avait pourtant vu tomber en déliquescence les liens familiaux qu'il essayait d'entretenir aux heures des repas depuis qu'il était enfant. Ensuite, c'est parce qu'il s'estimait au-dessus de ce qu'elle pouvait lui apporter.

Méfiant, il s'était lui-même persuadé que les programmes l'abrutissaient au lieu de l'épanouir, et il sentait son entourage s'enliser chaque jour un peu plus dans la fameuse pensée unique à laquelle on le conviait, mise en lumière par de formidables phénomènes de synchronicité dans les conversations de tous les jours.

Mais plus que tout, il la considérait sous son aspect chronophage. Sans ce temps passé devant la télévision, se disait-il, il aurait pu apprendre la musique, voyager et parler différentes langues, peut-être même aurait-il déjà son entreprise, quand bien même il ignorait ce qu'elle pourrait vendre. Il l'alluma : — « ...Toujours sans nouvelles de l'avion MST12 à destination de Rio, une cellule de crise à été immédiatement mise en... » 106

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Il changea de chaîne : — « Bz...Gaza, les autorités ont rapporté que cent douze palestiniens ont trouvé la mort dans les bombardements, dont au moins soixante-dix enfants ; le porte-parole du gouvernement israélien a déclaré ce matin dans une conférence de presse que des civils rebelles s'apprêtaient à commettre une attaque terroriste préméditée d'envergure en Israël en utilisant les tunnels qu'ils avaient creusés à mains nues. De son côté, l'ONU condamne avec la plus grande fermeté... » Il zappa à nouveau : — « Bz...Mais pourtant Lula, je t'assure ! ...si j'avais couché avec Marc, jamais j'aurais pu imaginer que tu le saurais, est-ce Robert qui te l'a dit ? Dis-le moi, tu dois me le dire Lula... » Il soupira et zappa encore ; — « Bz...top, je suis un mammifère a poil dru et passe plus de soixante jours à creuser mon habitat, on m'aperçoit le plus fréquemment en compagnie de mes congénères, j'aime m'étendre sur la roche en période de mue je suis, je suis...

— Cash ! La loutre ?

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— Non, vous reculez de trois niveaux et perdez l'atout bleu. » Trop ; C'en était trop, Gabriel arracha son regard de l'écran et bondit sur sa blague à tabac, agacé par la vacuité des images auxquelles il venait d'assister. S'il avait inconsciemment consenti d'en être jusqu'ici le spectateur, il restait de ces émissions désormais plus que l'auditeur.

Après avoir fait tomber deux fois le filtre de ses lèvres, sitôt la cigarette roulée, il se précipita sur le frigo de sa cuisine, manquant de se cogner la hanche contre la petite table de bois sertie de capsules de bières, qu'il avait incrustées à coups de marteau.

Dans la lumière flavescente du frigidaire, d'une capacité d'une centaine de litres, se trouvaient seulement deux produits. À hauteur du regard, une moitié de poivron rouge avait flétrie, quand sous une cloche de verre, à vue d’œil, se concentraient deux-cent grammes de beurre, doux. Dans le compartiment le plus bas de la porte, il y avait encore une brique de lait et du sirop de citron mis en bouteille, quand deux autres compartiments abritaient, au sommet, une barquette entamée de lardons et du filet de maquereaux en boîte.

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Suspendu à la porte du frigo, Gabriel tira sur la cigarette qu'il avait déjà allumée, et envisagea de curieux mélanges, crispé déjà par les échos captifs de ses borborygmes. Il s'empara de la boîte de maquereaux, la jeta sur la table et referma la porte du frigo. Se confondaient sur celle-ci d'innombrables stickers d'événements, séries d'autocollants fantaisistes récupérés dans les bars de la ville, et d'aimants reçus en cadeau dans certains paquets de céréales.

Après avoir fait se consumer les derniers millimètres en filigrane de sa cigarette, il se retrouva attablé face à sa chaudière, apaisé par la danse imprévisible de sa petite flamme bleue, fragile et vigoureuse. Il s'aperçut du numéro de Béatrice sur son bras, et trouva judicieux de le noter ailleurs afin de pouvoir ensuite l'effacer, comptant s'y employer après qu'il eut avalé la dernière bouchée de son repas. Toutefois, quand il l'eût englouti, ses lèvres saillantes encore huileuses, Gabriel préféra s'en aller dans sa salle de bain, à quelques mètres de là.

Cette salle de bain était mal éclairée et sentait clairement l'humidité. Gabriel considéra avec dépit, dans le panier prévu à cet effet, que son linge sale en était tout imprégné. Pourvue d'une étroite cabine de douche, un meuble en bois 109

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recyclé à deux tiroirs de petites dimensions s'était parfaitement encastré sous le lavabo de céramique émaillée. Sûrement devait-il recueillir les serviettes de réserve, en plus d'autres effets.

Plus haut, contre un mur, une tablette en verre avait été fixée, corniche fragile sur laquelle se succédaient les rares produits hygiéniques et cosmétiques que Gabriel utilisait. Enfin, près du faux-plafond plein d'aspérités, aux endroits inaccessibles à sa volonté, le papier-peint commençait aux murs à fausser compagnie.

Le reflet de Gabriel dans le miroir l'indifféra.

Voilà plus de trois jours à présent qu'il s'était évité. Quelques poils de barbe avaient pourtant poussés sur son menton qu'il refusa de raser de suite. Il se rinça le visage et se l'essuya pour retourner dans le salon.

La fatigue avait commencé à s'emparer de lui.

Il pensait à Béatrice et à ses colocataires, et au paquet de café qu'il irait leur acheter avec la pièce de deux euros qu'il venait de retrouver.

Soudain la télévision intercepta le signal d'un canal exclusif, qui le fit sortir de sa rêverie : — "Flash info spécial ; À tous les concitoyens fédérés, l'état de Washington a été 110

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la cible d'un amorçage de missile balistique inter-continental, dont l'origine reste pour l'heure inconnue. Par mesure de précaution, le gouvernement américain a tenu à faire savoir qu'il répondra à cette agression en fin d'aprèsmidi, en effectuant des frappes chirurgicales ciblées ; Les images qui nous parviennent à l'instant sont celles de deux missiles Topol « yars », doté d'une portée de onze mille kilomètres pour une vitesse de vingt-cinq mille kilomètres et d'une marge d'erreur de 250m. Ces deux "BBR" de troisième génération sont acheminés en ce moment même, sur une plateforme de lancement de l'état du Nevada...".

Gabriel était effondré. Il se sentit faillir, accablé par ce bulletin d'informations qui venait de se clore, devant ses yeux cernés. Il voulut s'informer davantage et se servit des boutons de sa télécommande afin de vérifier ce qu'il venait d'entendre.

Il changea de chaîne de nombreuses fois, fit défiler un-à-un les programmes affligeants, les spots de publicité grotesques aux mises en scène consternantes, celles-là qui portaient en elles, intrinsèquement, l'idéologie totalitaire et en un 111

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sens aliénante des marchés, à qui revenait la mission d'enrayer le disque inflationniste et de dynamiser la consommation des ménages.

Parce que c'est un métier, vous savez, que celui de synthétiser toutes ces études de marchés, ces études d'opinions, ces exceptions culturelles et ces priorités énergétiques. Devant la difficulté de la tâche, les responsables avaient cette fois préféré quitté le navire après l'avoir saboté de l'intérieur. Ils proféraient de mauvaises vulgates à qui voulait les entendre, conviés par les médias aux diatribes les plus navrantes, délivrant avec habileté des discours abscons de politique et d'économie aux foules hébétées, relayant autant la pensée keynésienne que l'immobilisme de Hayek. Endormis sur leurs lauriers, ils avaient certainement préféré céder à la facilité.

Lorsque l'équilibre d'un ordre est rompu, principalement parce qu'il a réuni toutes les raisons de l'être, le monde ritualise et célèbre alors cette rupture en dansant autour d'un bûcher mémorable où se consument leurs anciennes préconceptions, objets de leur expiation. La représentation iconique et le symbole permettent de statuer sur la condamnation de cette polarité contrariante et vaincue désormais ; Mais le fait d'accepter cette polarité est lui une autre histoire.

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La chaîne d'informations en-continu sur laquelle Gabriel avait fini par s'arrêter faisait les gros titres sur les retrouvailles d'une fillette de cinq ans, que l'on avait séquestrée des semaines dans la soute d'une péniche, que possédait un parlementaire. Le père, désœuvré, avait retourné la terre entière pour faire avancer l'enquête policière ; une procédure formalisée d'usage dont l'avancée trahissait, sans jamais pour autant les dénoncer, les pressions de hauts-fonctionnaires impliqués dans cette affaire. Mais de cet amorçage de missile pointé sur Washington, rien avait encore été divulgué. À gauche du poste de télévision, la fenêtre était ouverte sur l'énorme bloc de béton de l'immeuble d'en face. Parallélépipède immergé, sa façade était parsemée de vitres opaques, derrière lesquelles la vie secrètement crépitait.

Les tons du ciel indiquaient qu'il devait faire encore froid au-dehors. Gabriel songea à investir la pièce de deux euros pour aller s'acheter le journal, mais il lui fallait tout d'abord obtenir le nouveau code de son bâtiment.

Il se saisit d'un bout de papier et recopia dans l'instant le numéro de Béatrice qu'il avait sur le bras. Pour le code, il irait demander à son voisin du troisième. À cette fin, Gabriel s'était empressé 113

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de se préparer pour ressortir de son deux-pièces. À l'étage du dessous, Gabriel s'était arrêté devant la porte de son voisin, qu'il s'était mis à frapper. Trois coups secs avaient résonné avant de laisser place au silence. Personne à l'intérieur pour lui répondre, même s'il lui avait pourtant semblé entendre quelqu'un se mouvoir audedans.

Gabriel s'engagea vers le deuxième étage, et frappa la première porte à droite ; Une voix chevrotante l'interpelle aussitôt : — « Qui est-ce ? » Gabriel déclara son identité. Il s'était déjà présenté, lors de son emménagement. Malgré l'absence de réponse, le bruit de pieds que l'on traîne se rapprochent et bientôt, un loquet se retire. Le visage d'une vieille femme apparaît alors dans l’entrebâillement de la porte. C'est celui de Madame de la Tour du Pin, aux cheveux blancs, et au teint évanoui. Elle reconnaît Gabriel, veut lui ouvrir la porte, mais il s'exclame aussitôt : — « Madame, non, excusez-moi madame, je suis pressé. J'ai besoin, vous comprenez, vraiment besoin du nouveau code d'entrée de l'immeuble, l'avez-vous en votre possession ?

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— Le nouveau code d'entrée de quoi, me demandez-vous ?"

— De l'immeuble que nous partageons !

— De quels meubles parlez-vous ?

— Le code de l'immeuble. L'immeuble ! » Visiblement, mieux valait s'armer de patience avec elle s'il on voulait en obtenir quelque chose.

Gabriel tenait à expédier l'affaire et appréhendait surtout l'hypothèse de perdre son temps. Pour sûr, Madame de la Tour du Pin était gentille. Elle vivait paisiblement de sa noble retraite, veuve d'un homme, un vrai, avec des mains puissantes, qui avait débarqué d'un port, là-bas, et qui l'avait rencontrée, un beau soir de juillet cinquante-sept.

— « Le code de l'immeuble a été changé il y a de ça quelques jours, mon enfant. » Tressaillant d'impatience, Gabriel se sentait pourtant plein d'empathie à son égard. Il pouvait voir ses yeux éteints trembler dans leur orbite.

Par politesse, il s'était fait souffrance à rester devant la porte de son appartement qui avait, pensait-il, accumulé de précieux trésors. Mais miser sur cette manière de vivre, c'était se résoudre à une définition de l'être bien désuète.

— « J'ai à tout prix besoin de ce code-là, je me suis retrouvé dehors avant-hier encore. Vous 115

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auriez pu passer un message au sein de l'immeuble, non ? » Ce que l'océan recrache de ses profondeurs, c'est ce que le temps fait échouer sur nos rives.

Cela vaut aussi pour le mari qui avait dû être le sien, aux mains puissantes, débarqué d'un port, là-bas, ainsi qu'elle aimait le dire.

Au fond, il fallait l'admettre, cela plaisait à Gabriel, cette façon qu'elle avait de l'alpaguer dans la cage de son immeuble, cette infinie délicatesse avec laquelle elle lui cramponnait le bras, et son hésitation d'user de tel ou tel mot dans les phrases qu'elles savaient pourtant aligner. Même sa tarte aux pommes était excellente ; Ça aussi, il fallait l'admettre.

La reconnaissance des signes était la clé d'interprétation toute trouvée au monde. Cette énonciation valait bien son pesant de fromage, aux trous indexés à l'inflation. Et l'inflation actuelle était ainsi cristallisée dans la structure même des comportements des ménages.

Soustraire un cornichon du pot ou augmenter la quantité de gras dans la composition du saucisson était un excellent moyen de maintenir le cap des sociétés dans les affaires, tout en faussant la volonté première des marchés de 116

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définir avec rectitude ce que devaient être la justice ou l'équité, ces vertus toutes deux parfaitement illustrées dans la répartition des morceaux de pomme sur la tarte que Madame de la Tour du Pin avait coutume de réaliser le samedi.

— « Eh bien écoutez, ce n'est plus 1075A, mais 1075B, vous comprenez ? J'ai demandé personnellement à notre régie de dépêcher un technicien la semaine dernière, parce que des jeunes sont entrés avant-hier dans la cour de l'immeuble pendant la nuit, pour organiser leur trafic avec leurs scooters, qui faisaient un vacarme, vous auriez-dû entendre ! Vous n'avez rien entendu ?

— Non ; je dissertais sur Molière. 1075B, c'est bien ça, vous me le confirmez ?

— C'est bien ça, mais vous auriez-dû voir !

— Faut prévenir les autres locataires, dans ce cas-là, Madame ! » Gabriel était anéanti de connaître la légèreté de la modification qui avait été apportée au code.

Il s'imaginait déjà le technicien, un genou à terre, prolixe devant le boîtier électronique de la porte principale : peut-être même avait-il une moustache, une casquette, ou peut-être pas, mais avait certainement dû se torturer l'esprit quant à savoir 117

Gabriel

s'il fallait changer le code dans son entier, ou seulement l'une des ses occurrences.

Gabriel se souvînt des instructions qu'il avait reçues de son organisme-bailleur, au détour d'un très court appel téléphonique, dans un passé récent, et qui avait dû l'interrompre dans sa réflexion sur Molière.

— « Écoutez Madame, je vais devoir y aller ; Si je vous ai perturbée, sachez que j'en suis le premier navré.

— J'accepte vos excuses, jeune homme, vous êtes bien aimable de me les présenter !

— Apprenez seulement qu'un amorçage de missile nucléaire est en cours sur Washington, vous devriez contacter vos proches, l'escalade de la violence est à prévoir dans les milieux urbains que vous et moi partageons si jamais ce missile atteint son objectif.

— Tentez-vous de me dire qu'une nouvelle guerre arrive, à moi qui en ai vécue deux ? Qu'y voulez-vous, je sais parfaitement comment ces choses se passent. ».

Gabriel était obsédé à l'idée de retourner chez Béatrice. L'horloge avançait et le temps, c'était sa vie. Voulant couper court à la discussion, il pria sa voisine de lui permettre de prendre congé et lui promit de continuer la discussion sitôt le 118

Comte Vergil

moment venu autour de sa tarte aux pommes. Il descendit les escaliers tandis qu'elle refermait sa porte, franchit ensuite la porte de son immeuble et se trouva à nouveau dans la rue.

Sa première destination lui était inconnue ; puisqu'il fallait qu'il aille acheter le journal, en plus du thé et du café, toute épicerie ouverte sept jours-sur-sept ferait amplement l'affaire.

Il passa un premier croisement de rue formé par un immeuble de trente étages et déboula sur une artère un peu plus grande. Les voitures s'enchaînaient derrière les feux rouges, et les piétons marchaient dans les espaces qui leur étaient alloués, chargés de leurs commissions, de leurs enfants ou de leur chien, le plus souvent les yeux rivés sur leur portable et parfaitement étrangers à l'aspect que pouvait revêtir la notion d'immobilisme.

De l'autre côté de la rue, un grec distribuait ses kebabs à trois clients qui les attendaient, attablés sur le trottoir. Trois personnes habillées et chaussées différemment, de tailles différentes, faisant transparaître des caractères, des postures et des trajectoires en tous points différents, mais que leur regroupement avait seulement fait préfigurer leur présence à cet endroit et à ce moment précis, aux yeux de Gabriel.

119

Gabriel

À quelques mètres, la vitrine d'une pharmacie offrait un peu de sa splendide clarté. Dotée d'étagères où s'achalandaient les différents médicaments, elle donnait à voir de superbes prothèses dentaires en plus de quelques semelles orthopédiques. Plus que tout, elle laissait transparaître la présence de quelques clients, alignés en file indienne et sur le point d'obtenir les remèdes qu'ils étaient venus s'acheter.

Gabriel était encore très loin de comprendre ce qui allait véritablement se passer par la suite, restait émerveillé par la beauté changeante du ciel, couvert de gigantesques nuages, transpercés de lumière par endroits. L'épicerie Zola devait être à quelques mètres de lui maintenant. Il en aperçut son auvent bleu, caché jusqu'ici par la masse volumique d'un immeuble quadrillé de fenêtres et de balcons désertés par ses occupants.

La porte de l'épicerie qu'il avait atteinte était grande ouverte, entre deux étals où s'amoncelaient des cagettes de légumes et de fruitsprimeurs. Gabriel savait exactement ce qu'il était venu chercher : du thé et du café.

Il zona un moment entre les différents rayons, remarqua un paquet de gâteaux à un euro et trente centimes, se demanda combien il avait sur lui, hormis la pièce de deux euros qu'il avait 120

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retrouvée, quelques heures plus tôt. Il regarda dans ses poches, puis dans son portefeuille, y trouva trois euros en menue monnaie, qui lui en faisaient cinq au total.

Puisqu'il avait faim, Gabriel pensa d'abord à s'acheter des biscuits, sans concevoir l'idée de consommer certains de ces fruits, là-dehors et hors de sa vue. Bien vite, il mit la main sur la boîte de thé russe qu'il cherchait, dans son emballage bleu qu'il connaissait et dont il s'était souvenu. Parce que c'était de la marque, son prix était de deux euros et vingt-cinq centimes, soit, avec le paquet de café, trois euros quarante-cinq soustraits au maigre budget qu'il avait pour calmer sa faim. Il aurait bien voulu, au moins, une moitié de baguette à quarante-cinq centimes, pour y mettre une tranche de fromage ou de tomate à l'intérieur... Une tomate ! Voilà comment l'idée lui était venue. Gabriel s'empara d'une orange sur l'étal près de l'entrée de l'épicerie, puis déposa ses articles sur le petit tapis roulant du marchand, qui se tenait juste derrière sa caisse enregistreuse.

L'épicier fit passer les deux paquets devant son scanner, lui demanda la somme de trois euros quarante-cinq, auxquels vînt s'ajouter les cinquante centimes de son orange. Il reçut dans 121

Gabriel

l'argent dans la paume de sa main droite qu'il rangea dans le tiroir de sa caisse enregistreuse, rendit une pièce d'un euro, une autre de cinq centimes, et le vit sortir.

La prochaine étape était l'appartement de Béatrice ; Il était dix heures, Gabriel avait rien avalé jusqu'à présent, excepté cette boîte de maquereaux au vinaigre.

Tandis qu'il épluchait son orange, son regard furetait un supermarché à l'horizon. Il finirait bien par tomber, se disait-il, sur une boulangerie, une échoppe ou même un vendeur ambulant.

Il fallait se rendre à l'évidence ; Seul le travail lui aurait permis de se sustenter. Ce qui signifiait qu'il fallait savoir se vendre. Et distribuer son curriculum vitae tous les lundi matin en faisant le tour des enseignes s'apparentait, selon Gabriel, à faire la démonstration de sa résilience, en plus de celle de ses capacités intellectuelles. Il s'était d'ailleurs déjà prêté à ce jeu en se faisant connaître auprès d'une centaine d'entreprises, dans les régions qu'il avait fréquentées, les petits comtés comme les grandes bourgades où il avait l'habitude de séjourner l'été en famille. Seule une poignée d'entre elles s'était donnée la peine de lui répondre. À la suite de quoi, il s'était rendu compte qu'il suffisait de s'étendre au soleil pour 122

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allonger son espérance de vie.

Un supermarché se dévoila bientôt à lui, avec son parking bitumeux et ses caddies encastrés.

Il y entra lorsqu'une vieille dame sortit, un panier en osier rempli de produits au bout du bras, sans échanger le moindre regard.

Au plafond de l'entrée, juste après une double porte électrique, un ventilateur vînt à l'ébouriffer.

Un tourniquet automatique s'ouvrit à son passage et Gabriel se retrouva dans la zone d'achat.

Les éclairages sont crus et il fait un peu froid, mais sans doute encore moins qu'à l'extérieur.

Il commence à chercher le rayon des pâtisseries, tourne autour de celui des condiments pendant quelques secondes, sans s'apercevoir de l'optimisation réfléchie de la hauteur des étages, qui lui faisaient voir, en cadence, plus de dix articles à la seconde. Les enceintes situées sur les poutres métalliques du bâtiment émettaient une musique dynamique, sur un quatre-temps, marquée d'une harmonie sans surprises.

Après avoir contourné les caddies de quelques clients, il finit par trouver une gamme de sandwichs réfrigérés ; Plus de sept étages de sandwichs différents ; Poulet crudités, salade thon et œuf, ou jambon fromage, le moins cher, à deux euros trente. Tous faisaient se réfléchir la 123

Gabriel

lumière des néons.

Gabriel allait d'une étiquette à l'autre, mémorisant leur prix, se reprenant à deux fois pour savoir s'il pouvait en tirer un avantage au kilo.

Il opta finalement pour le jambon-fromage.

Quand il arrive à la caisse, un homme était déjà là devant lui, qui faisait une tête de plus que lui sur les deux axes. Gabriel pouvait apercevoir le tatouage d'une tête de bouledogue sur son mollet gauche. Il déposa le sandwich sur le tapis roulant et attendit.

L'homme avait acheté six bouteilles d'une bière commune, un lot de trois pizzas jambonfromage, trois ampoules à baïonnette et de la nourriture pour chien. Il s'était brièvement retourné pour découvrir Gabriel, qui lorgnait les friandises déposées autour du tapis roulant, avant d'être interpellé par l'hôte de caisse. Il s'agissait d'un jeune homme avec le regard dans le vide, qui l'invita à insérer sa carte bleue pour régler les vingt-sept euros affichés sur l'écran LCD, visible aux yeux de tous.

L'homme s'exécuta sans mot dire, rentra son code à l'abri des regards indiscrets, rangea ses achats dans son grand sac en matière polymère, récupéra son ticket et s'en alla.

Le caissier salua ensuite à son tour Gabriel, 124

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appuyant machinalement sur la pédale qui devait actionner le tapis roulant pour s'emparer de l'unique produit. Il le manipula ensuite devant le laser de son scanner jusqu'à faire retentir une tonalité, toucha son écran tactile afin de faire apparaître le prix total qu'il annonça : — « Deux euros trente, s'il vous plaît. » Gabriel lui présenta sa carte, attendit de recevoir l'instruction de l'insérer, l'inséra, entra son code à l'abri des regards indiscrets, et attendit de nouveau que la transaction soit approuvée. Elle le fut aussitôt.

Il froissa dans sa main le ticket certifié sans bisphénol qu'il reçut du caissier pour l'abandonner dans la poche de son pardessus, prit son sandwich et lui fit ses adieux. À peine s'était-il éloigné de la caisse qu'il avait déjà ouvert l'emballage et s'apprêtait à consommer l'un des deux sandwichs qu'il contenait, de forme triangulaire, à la fois isocèle et droit. Au deuxième croc, il repassait sous le ventilateur de l'entrée, puis franchit la doubleporte électrique du supermarché.

— « Eh gamin, une pièce ! » Un sans-abri l'avait interpellé, planqué à côté d'une rangée de caddies emboîtés, délimitée au sol par un marquage usé. Leur utilisation était 125

Gabriel

proportionnellement contraire à la conjoncture, en cette période d'hyper-inflation camouflée.

Le vieux clochard y avait établi son campement d'infortune, composé de cartons et de quelques couvertures, juste sous l'énorme enseigne du magasin.

Gabriel s'était retourné brièvement, juste assez pour l'apercevoir au-dessus de son épaule, avant de taper un troisième croc dans son sandwich.

— « J'ai rien ! » L'appartement de Béatrice était tout proche.

Le ciel commençait à se couvrir à nouveau de nuages menaçants, qui auraient pu lui paraître de mauvais augure. Les voitures défilaient les unes derrière les autres au milieu de la rue, des valises roulaient sur ses trottoirs, et l'on pouvait sentir une énergie singulière s'emparer de la foule.

Les gens vaquaient tous à leurs entreprises, à leurs achats, leurs esprits dépossédés sans le savoir de toute capacité objective. Le pas décidé, ils s'en venaient et s'en allaient sans même se considérer. De manière générale, ils prenaient rarement le temps de contempler ou d'apprécier ce qui se présentait à eux, d'une part parce que le décor était drôlement laid, de l'autre parce que l'esprit cosmopolite avait réservé l'exclusivité de 126

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cette activité aux temps libres et aux promenades en zone côtière, forestière et montagnarde, que l'on avait appris dès l'enfance à détester, et qui définissaient en ces temps le cadre idyllique de vacances réussies.

Gabriel s'était rapproché du bâtiment de Béatrice quand il se souvenait à nouveau du flash d'info spéciale sur la tentative d'attentat sur Washington. Qui était l'accusé, déjà ? C'était sans doute ce groupuscule tant dénoncé par les médias depuis quelques années, et dont le nom lui revenait pas. Gabriel aurait bien été incapable de l'identifier. Comment, du reste, cet ennemi des droits de l'homme avait t-il réussi à se procurer l'ogive ? Il en parlerait à Béatrice, et recueillerait son avis.

Sur le marché noir, les kalachnikovs et autres fusils-mitrailleurs avait été introduits peu de temps après la seconde guerre mondiale. Mais combien de temps avait-il fallu pour rendre l'accès à un missile nucléaire, cette fois ? Si la production des ogives était contrôlée, alors au nombre de quinze mille à travers par le monde, pourquoi en avait on déjà perdu quatorze ?

Il avait lue l'histoire de cet avion, lesté d'une ogive de vingt tonnes, chargé d'effectuer un trajet d'un point A à un point B au-dessus de 127

Gabriel

l'océan, à l'issu duquel on réalisa qu'il s'en était délesté. Un missile de vingt tonnes, c'était quand même pas un trousseau de clés qu'on égarait dans un coin !

Oui, il y avait bien de quoi, de toute évidence, comprendre que le commerce des armes nucléaires était loin d'être contrôlé, même si, pourtant, avec tous ces discours rassurants, il avait sacrément l'air de l'être.

Gabriel arriva devant la sonnette, similaire à toutes les sonnettes, avec son bouton en relief noir, et se mit à chercher les trois noms de famille de Carole, Stéphanie et Béatrice. Il discerna deux possibilités. Comme sur la première de ces deux occurrences, un nom à consonance nippone figurait parmi le trio de noms composé, il appuya donc sur la seconde. L'interphone ouvrit ses canaux : il y avait un léger écho parmi les bruits saturés du signal.

— « Allô, c'est qui ? Fit une voix de fille.

— C'est Gabriel ! Thé ou café ?

— Ah ! Je t'ouvre. Prends pas l’ascenseur, il est en panne, porte gauche, quatrième ! » Chacune des plausives prononcées était couverte d'un bruit parasite à travers le haut-parleur, dû à la saturation des crêtes oscillométriques de certaines fréquences. La porte fut déverrouillée.

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Gabriel entra et plongea dans le couloir jusqu'à la cage d'escaliers, à quelques mètres sur sa gauche. Il put constater au passage que leur immeuble était dépourvu d’ascenseur.

Il compta les onze marches jusqu'au premier palier à mi-hauteur du premier étage, en déduisit qu'il lui en restait soixante dix-sept à grimper.

Arrivé au quatrième étage, et l'instant d'un souvenir, son instinct lui fit frapper à la première porte sur la gauche. Quelle était la couleur de leur intérieur, se demandait-il ?

129

V

C'est vrai, il était blanc. Par dessus apparut le visage de Stéphanie : — « Salut Gabriel !

— Salut Steffi, ça va ? » Ils se firent la bise, et Gabriel présenta les paquets de thé et de café qu'il leur avait apporté.

Stéphanie lui laissa le champ libre et referma la porte derrière-lui.

— « Oui, merci, et toi ? T'as réussi à rentrer chez toi alors ?

— Oui, j'en ai profité pour manger, t'as vu les infos ?

— Non, pourquoi ?

— On parle d'un attentat visant Washington, un missile nucléaire a été amorcé par une entité terroriste en Orient qui reste à identifier, et si

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j'ignore en combien de temps un missile balistique peut faire le tour du monde, le gouvernement américain a déjà prévu de répondre par des frappes préventives cet après-midi même. Je sais pas non plus ce qu'il en est à présent, mais en tous cas la semaine est mal partie !

— Ah bon ? J'ai pas vu l'info. Tu venais juste pour donner le café ?

— Non, pour vous remercier toutes les trois de m'avoir accueilli hier, ça m'a ôté une sacrée épine du pied. Tes colocataires sont là ?

— Carole est dans sa chambre, Béatrice est partie à l'école.

— Quelle école ? s'étonnait Gabriel.

— Elle t'a pas dit ? Elle fait une formation de photographie L.Blum. » Non, elle lui avait pas dit. Il savait pas grand chose de cette école, qui lui inspirait dans le fond qu'une forme abstraite de prestige. Il s'imaginait de grands piliers ioniques d’architecture classique. Carole fit lors son apparition, les cheveux cette fois attachés par une grosse pince. Elle était dans un peignoir mal taillé sur lequel apparaissait des motifs aux couleurs variées.

— « Salut Gabriel, tu vas bien ?

Ils s'approchèrent pour se faire la bise.

— Salut Carole. Oui, ça va, j'ai réussi à ren131

Gabriel

trer chez moi et je suis revenu pour vous remercier en vous apportant ce que je vous avez promis.

— Quoi ? Une boîte de pralinés aux chocolats et une bouteille de champagne ? Je m'en rappelle plus ?

Elle tordait son cou en exagérant la gestuelle colloïdale des cagoles des grandes galeries.

— Non, arrête de déconner, juste le thé, russe, et un paquet de café, arabica.

— Très bien, tu veux boire quelque chose ?

— Comme toi, champagne ! plaisantait-il.

Carole lui fit la grimace.

— Ça va, ça va, je vais prendre un thé, raisonna Gabriel.

— Russe ou fruits-rouges ?

— Russe. » Stéphanie avait attendu la fin de leur brève discussion pour demander à Gabriel davantage de précisions sur le bulletin d'informations qu'il venait de relayer.

— « Attends, tu as dit que les américains répondront à ce tir de missile cet après-midi, c'est bien ça ?

— Oui, c'est bien ça, on pourrait peut-être voir les fusées dans le ciel passer au-dessus de nos têtes, s'il était dégagé ! » 132

Comte Vergil

Le ciel était en effet couvert de nuages, lesquels de surcroît n'étaient pas vraiment naturels, s'il on se souvenait qu'à cette époque, il fallait prendre en compte de curieux épandages appelés selon les vœux des officiels à renforcer les réseaux de télécommunication.

Les filles commençaient à se regarder étrangement et Carole, embrumée, lui demanda ; — « Pardon, sais-tu si le président a fait une déclaration, ou s'il prévoit d'en faire une ?

— Non, j'en ai pas le souvenir... À quoi cela servirait-il ? On est en train d'assister au début d'une guerre nucléaire, à quoi bon les discours ? se lamentait Gabriel — On va garder notre calme, prendre nos portables et vérifier les informations. » Carole s'en retournait dans sa chambre à la recherche de son portable, tandis Gabriel gardait les bras le long du corps.

Stéphanie semblait brasser du vent lorsqu'elle battait des paupières, avec leurs longs cils. Elle les battit justement, et Gabriel s'assit dans le rocking-chair, abattu, quand Carole s'en revînt.

Elle avait trouvé le temps de s'enrouler les cheveux mouillés dans une serviette rose enroulée sur sa tête.

— « J'ai pas assez de connexion dans ma 133

Gabriel

chambre, Stéphanie, tu sais où est le tube de dentifrice ? » Elle déposa le portable sur la table basse du salon. Gabriel était assez près pour s'apercevoir de l'état du réseau sur son écran, ou tout du moins son absence.

Ils étaient presque calmes dans l'espace restreint du salon. Carole était partie se brosser les dents, Stéphanie était sur le point de réaliser le café, et Gabriel tentait vainement de faire le vide dans sa tête.

Au bout de dix minutes, alors que Stéphanie s'emparait de deux tasses ainsi que de la boîte de sucre en morceaux pour les déposer sur la table basse, Gabriel confia le doute qui le taraudait.

— « On devrait aller s'informer dehors.

— Par ce froid ? répondit Stéphanie.

— Sait-on jamais ! » Gabriel sentait le chauffage tourner à plein régime sans savoir d'où venait la tendre chaleur.

Stéphanie avait raison, c'en était assez d'avoir le nez dehors par ce froid, on était bien mieux dans le fond de ce cloaque.

Carole était revenue et avait pris du thé. Une heure passa, pendant laquelle ils parlèrent de tout et de rien, en tous cas rien de bien intéressant.

Sur la table, le portable restait sans réseau, et on 134

Comte Vergil

sentait une légère anxiété s'emparer des esprits.

Gabriel eût le temps de penser à sa copie sur Molière, se demandant si ça allait le faire.

On entendit ensuite la porte d'entrée se refermer, détournant leur attention.

— « Coucou les filles ! » Elles répondirent depuis le reste de l'appartement. Gabriel reconnut la voix de Béatrice, qui continuait : — Devinez qui je viens de croiser ?

Elle arriva dans le salon.

— Oh, Gabriel, pardon, je savais pas...

— Non non, c'est moi, je t'en prie... Gabriel accueillit sa gène en grimaçant, presque déçu du manque d'originalité de cette situation.

— Comment tu vas ? Elle s'approcha pour lui faire la bise.

— Bien, je suis passé pour vous apporter le café et le thé, et te transmettre le bonjour... » Dehors, le trafic des voitures s'était sensiblement intensifié. Le téléphone captait toujours rien, et Carole disait que c'était à cause du mauvais temps. Alors, ils avaient regardé le ciel.

De l'autre côté du carreau, en contre-bas, trois files de voitures alignées démarraient au feu vert.

La température devait avoisiner les cinq degrés.

Malgré tout, le soleil se percevait au-delà des 135

Gabriel

nuages, juste un disque brouillé par un voile blanc et léger.

Stéphanie interrogea Béatrice ; — « Gabriel nous a parlé d'un missile nucléaire lancé par l'Amérique, enfin je sais pas trop quoi, t'en a entendu parler ?

— Qu'est ce que c'est que ces bêtises encore ? Gabriel, tu passes tes nuits sur internet ?

Tu crois à tout ça ?

— Non, c'est pas internet là, c'était la chaîne d'information nationale qui a transmis un flash spécial pour en parler, lorsque j'étais chez moi.

— Tu as la télé, toi ? s'étonnait Béatrice.

— Oui, pourquoi, pas toi ? » répondit-il en plissant des yeux, avec un petit sourire.

On reprenait du thé, il y en aurait encore pour les jours suivants. Au bout d'un moment, Gabriel se leva du rocking-chair.

— « Je crois que je vais rentrer chez moi, me mettre à bloquer devant la télévision et grignoter, je suis désolé de vous avoir dérangées. » Carole se leva en soupirant et s'en alla se laver les mains. Les tuners de la chaîne hi-fi laissaient se propager une musique oubliée contre les murs de l'appartement. Elle alluma la lumière de la cuisine, s'empara d'une boîte qui devait vraisemblablement contenir des restes de nourri136

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ture, qu'elle rangea dans le frigo. Béatrice brisa le silence : — « Quelqu'un est-il allé faire un retrait au distributeur, récemment ?

— Non, répondit Gabriel. » La mélodie d'une douce musique résonnait à base de triangle sur un air mélancolique de basse. Il y avait le carillon d'un manège et les cymbales d'une pluie d'automne. Carole revînt, prit un gâteau sec et versa du thé dans sa tasse.

La neige commençait à tomber dehors, et les miettes du gâteau crissaient sous les semelles, sur le sombre parquet laqué.

— « Bon, je vais essayer de retirer, se désespéra Béatrice.

— J'y vais avec toi ! » réagit Gabriel, prêt à bondir pour prendre l'air.

Tous se dirent les au-revoir d'usage et ils descendirent ensemble de l'immeuble, passant la porte massive qui les protégeaient jusqu'alors du froid extérieur.

Ils étaient à la veille de changements qu'ils pressentaient tous, sans toutefois pouvoir les décrire avec précision. L'espoir d'un changement radical de l’humanité qui, noyée dans sa puissance, avait finalement oublié, en plus de ses origines, la fragilité de son ordre. Elle s'était mis en 137

Gabriel

tête de s'approprier la nature à travers un tunnel résonnant de signifiants qu'il aurait été pure folie de vouloir expliquer.

Coupés les uns des autres, les individus rendus passifs continuaient de se laisser divertir, jour après jour, par le sensationnalisme des médias, comme autant de distractions, laissant le champ-libre aux projets des élites qui les gouvernaient, et de la pire des manières. Bientôt, ils partageraient plus qu'une indicible peur de leur semblables. Le poignard cherchait son dos, et les désœuvrés échangeaient des chewinggums contre des agrafes.

Béatrice et Gabriel prirent la direction du premier distributeur de billets, à deux pas de chez elle, à côté d'un bâtiment à l'architecture moderne de béton, de verre et d'acier... Gabriel resta dans le dos de Béatrice, qui glissa sa carte de crédit dans le distributeur.

La machine réagit, Béatrice dirigea son doigt sur l'écran tactile pour sélectionner l'opération d'un retrait. Elle entra son code sur le clavier, et Gabriel entendit la tonalité monophonique de chacun de ses quatre chiffres. Ils patientèrent, quand apparut le message "Solde insuffisant".

— « Merde ! siffla Béatrice entre ses dents.

Je sais pas si l'agence m'a débité le loyer... » 138

Comte Vergil

Gabriel était appuyé contre le mur à côté du distributeur et regardait les âmes se mouvoir dans le frimas de la rue, silhouettes silencieuses et voûtées que la ville digérait dans ses rues tentaculaires.

Leurs oreilles s’étaient habituées au vacarme confus, mais constant, des milliers de tours par minute des moteurs à injection que dissimulaient les carrosseries des voitures et de quelques camions aux alentours.

— « Gabriel, tu veux bien essayer ? ...Gabriel ? » Gabriel avait disparu. Elle se retourna, le vit recevoir une cigarette des mains d'un autre jeune homme en treillis et aux cheveux longs et attachés, de l'autre côté du trottoir. Il revînt vers elle en traversant la route, pour lui demander du feu.

Elle lui donna son briquet, il en alluma son industrielle, et excusa son absence : — « Je déjà vu son visage quelque part... en soirée je crois » lui déclara Gabriel en rapportant le tube fumant d'herbe sèche à sa tempe.

— Un ami ?

— Pas vraiment... confessa t-il.

— D'accord, tu veux bien essayer de faire un retrait, s'il te plaît ?

— Bien sûr, c'est demandé si gentiment ! » 139

Gabriel

Gabriel inséra sa carte dans la machine, suivit les indications d'usage et fit l'opération d'un retrait. L'instant d'après, un message d'excuses apparut, annonçant que la banque était dans l'impossibilité de donner suite à sa demande.

Il reprit sa carte, la rangea dans son portefeuille et glissa ce dernier dans la poche de son pardessus. Son visage avait pris un air désabusé.

Béatrice soupira et ils prirent ensemble le chemin inverse en direction de l'appartement...

Trois cent mètres à faire dans le vent à contresens. Les gens se croisaient comme des éclairs, visages flous au bout d'une paire de jambes, marqués de trop de détails pour pouvoir tous se les représenter.

Gabriel savait qu'il se passerait rien. Même s'il aurait vraiment aimé que quelque chose se passe, quelque chose d'épique, juste une échelle de plus dans la barbarie assumée de cette époque de post-vérité. Le vent tournera jamais, et ça tout le monde le sait, parce que tout le monde le suit.

Un motard vînt à les frôler sur le trottoir en s'écartant d'une voiture trop lente, puis ils passèrent sous la nacelle d'un électricien en train de raccorder une ligne électrique déliée de son poteau, autour duquel les gens se regroupaient pour rester dans la lumière, à la nuit tombée.

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Béatrice et Gabriel bifurquèrent à un bâtiment et se retrouvèrent dans sa pénombre. Chape-deplomb et point de fuite sur fond de ciel gris.

— « Tu fais de la photographie depuis combien de temps ?

— Depuis que j'ai su qu'on pouvait faire des images... C'est de famille. Mon père était un des enfants marqués par l'industrie de la photographie, né à Rouens... Et ma mère, originaire de Nantes, était aussi photographe, parce qu'elle est née dans un laboratoire...

— Labo-photo ?

— Non, laboratoire médical...

— …?

— …»

Ils marchaient comme des balles tirées dans l'angle étroit de la rue, écrasée par la hauteur du bâtiment. Son architecture avait compensé son manque d'esthétique par une fonctionnalité à toute épreuve, avec des fenêtres rectangulaires et une façade sans ambages, et dont la perspective se perdait dans le givre.

— « Écoute, je sais pas ce que tu me veux, mais je suis pas intéressée... lui lança subitement Béatrice.

— Comment ? s'étonnait Gabriel, t'as pas pris la pilule aujourd'hui, ou quoi ? Je suis juste 141

Gabriel

venu ce matin pour te remercier et t'annoncer le début de la troisième guerre mondiale... Excusemoi si ça te dérange !

— ...Rumeur de guerre ! » le reprit-elle en s'époumonant.

Ils s'étaient engagés sur le passage piéton d'un croisement, une voiture grise s'était arrêtée en douceur grâce à son assistance au freinage et le conducteur, dans un T-shirt bleu d'où dépassait ses bras blancs, les avait invités à traverser d'un signe de la main.

— « Eh ! C'est pas parce que c'est la télévision que c'est forcément des mensonges !

Béatrice trouvait rien à redire : son logis était dépourvu de télévision, et ça, Gabriel le savait.

— C'était sur la chaîne d'infos, ce matin vers dix heures, je te l'annonce, juste » Une fenêtre d'immeuble était grande ouverte, de laquelle s'échappait un chant patriotique que l'on avait remixé sur des percussions tribales mathématisés en algorithmes.

— « Écoute Gabriel, je sais pas du tout qui t'es, ni d'où tu viens et...

Gabriel sourit et fit preuve d'humour, grimaça sa réplique, faisant un pas de chat sur le côté : — Je suis... ton père ! » Le visage de Béatrice eut un sourire, elle ra142

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lentit sa marche. Ils s'étaient arrêtés.

— C'est quoi cette histoire de laboratoire, au fait ? demanda Gabriel, qui se posait encore la question, en éludant sa réaction.

— Ma mère est née in vitro, c'est français, tu savais pas ? Le docteur Jacques Testart, tu connais pas, monsieur le petit génie ?

— Attends, tu veux dire que ta mère est un bébé-éprouvette, c'est ça ? Et tu me dis ça, d'un coup, juste avant de me chasser en plus, ça va pas bien ? » Dans l'inclinaison de ce moment, le cœur de Gabriel avait naturellement agit, de telle manière que sa réaction dissipa toute ambiguïté. Béatrice l'avait ressenti sans toutefois le concevoir.

Confuse, elle lui répondit : — « Écoute, si tu veux on peut aller se prendre un verre au Bortem...

— Je veux bien mais j'ai pas une thune, tu comprends ? J'ai paumé mon portable, je viens à peine de retrouver le code de mon bâtiment, je sais qu'il y a peu de probabilités que ça arrive mais c'est comme ça, ça arrive...

— C'est bon, ça va, c'est bon je te dis, ça va, c'est cadeau.. » Un peu plus tard, ils étaient à la terrasse d'un café, quelques rues plus loin. C'était une petite 143

Gabriel

enseigne, avec les éternelles tables et chaises pliables en terrasse, qui pouvait contenir tout au plus dix clients. Une table était occupée par trois personnes, impliqués dans une conversation animée. Un serveur en tablier était venu prendre la commande. Béatrice avait choisi un demi-pêche, et Gabriel avait oscillé entre le cappuccino et le café allongé, puis s'est finalement prononcé pour une bière.

— « ...Si tu veux, je suis venu ici pour faire mes études, je sais pas vraiment ce que je veux faire, j'aimerais être cosmonaute mais je me suis fait recalé à l'examen de la NASA. En même temps, faut dire, la quantité de connaissances à acquérir est juste phénoménale, tu vois ? plaisantait Gabriel.

— Oui, phénoménal, genre, spectaculaire, c'est ça ? Je vais aux toilettes, tu veux bien m'attendre quelques minutes ?

— Tu vas pas me faire ça ! Vous vous passez le mot ou bien ? Qu'est ce qu'ils installent dans vos toilettes, à la fin ? s'insurgeait Gabriel... » L'instant d'après, elle s'était éclipsée, et le vent s'était levé. Gabriel était seul sur sa chaise, boudait presque l'absence de Béatrice, les bras croisés, les jambes en équerre. La table d'à-côté 144

Comte Vergil

continuait sa discussion : — « ...Non mais attends, t'imagine un instant ? Ça veut dire qu'on est en guerre directe avec la Russie !... » Gabriel avait intercepté cette parole, et préféra rester impassible. L'un des trois, le plus large d'épaules, se retourna pour lui demander quelque chose, portable en mains.

— « T'es au courant du missile qui vient de s'abattre sur Washington ?

Gabriel sortit de son indifférence, et prit la parole pour s'en assurer : — Attends, il s'est écrasé ? Tu veux dire, le missile s'est écrasé ? T'es sûr de ça ?

— Je sais pas, un ami vient d'envoyer un texto à tout son répertoire pour dire ça, apparemment, c'est à la télévision... » Gabriel entra dans le bar. Le parquet craquait sous ses pieds jusqu'au comptoir capitonné avec ses tireuses lustrées, bien en évidence. Les seules lumières du commerce émanaient de la vitrine couverte de différents vinyles, et des installations affreuses en néons-sur-miroir qu'il y avait derrière le bar, au niveau de ses bouteilles. Des verres suspendus à l'envers, scintillaient.

Accoudé au comptoir, un autre client était là devant sa pinte de bière, le journal sur les ge145

Gabriel

noux. Résonnait une musique oubliée, un jazz qui aurait fait penser à du Duke Earl John Smith Junior, ou quelque chose de ce genre, avec un écran géant calibré sur la chaîne d'informations continues.

Le type au comptoir avait remarqué l'irruption de Gabriel et avait suivi son regard jusque sur l'écran du poste de télévision qui diffusait un flash info spécial en direct: — « ...Oui, et nous rejoignons notre envoyé spécial pour Washington...

— « Oui, ce que nous voyons ici est un spectacle de désolation euh, inouï, le souffle de l'explosion a projeté sur plusieurs centaines de mètres, euh, les murs des bâtiments, toute la surface a littéralement été... euh, vitrifiée au niveau du point euh, du point d'impact que vous pouvez voir derrière moi, impact, euh, qui a eu lieu ce matin (des alarmes de véhicules de secours résonnent derrière le journaliste) dès onze heures, euh, onze heures quarante-six très exactement... Et le bilan est lourd, très lourd, les autorités font déjà état de plusieurs centaines de milliers de victimes, une délégation devrait rapatrier le Président, actuellement en Arabie

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Comte Vergil

Saoudite pour la célébration de la Kingdom Tower... » C'est à ce moment que la porte des toilettes s'ouvrit sur le visage épousseté de Béatrice.

Gabriel l'avait attrapée par le bras et l'avait forcée à assister au bulletin d'informations.

— « Regarde ! » D'interminables secondes défilèrent, les yeux étaient accrochés sur la hauteur de l'écran, les bouches étaient entrebâillées.

Le client au comptoir dit que "ça y est, c'était reparti pour de bon." et Béatrice, nerveuse, commençait à paniquer. Gabriel pouvait le sentir, sa main sur son bras.

— « Bon, on fait quoi maintenant ? Tu me connais, tu me connais pas ? lui demandait-il.

— Attends, non mais sans déconner ! » Elle restait scotchée à l'écran, et ses rétines imprimaient les images. Le traumatisme télévisuel fut doublé du souvenir encore vif des attentats du World Trade Center, cet événement allégorique par excellence.

— « Je déconnais pas, tu vois !

— ...

— Écoute Béatrice, on devrait pas s'éterniser ici, maintenant. J'ai froid et j'ai faim...

147

Gabriel

— ...viens manger chez moi ; J'ai des pavés de poisson-colin d'Alaska... » lui dit-elle, sans lui prêter attention.

Ils sortirent du bar, traversant l'attroupement de clients qui s'était formé devant l'écran. Gabriel tenait encore Béatrice par le bras, qu'elle gardait le long du corps. Tous deux avaient les sens en ébullition, conscients de la portée historique de ce qui venait de se passer, quelque part, loin d'ici. Dans leurs esprits, comme les eaux sourdent du puis, d'innombrables interrogations jaillissaient. Étaient-ils seulement conscients de partir sans avoir payé l'addition ? Voilà qu'ils savaient ce que le monde réserverait à leur avenir, déjà fait de perspectives confuses et éclatées.

Gabriel rageait. Bien qu'il avait toujours préféré se préparer pour rien plutôt qu'être pris par surprise, il rageait de voir cela arriver à ce moment de son existence, coupé du monde depuis quelques mois seulement, et toutefois déjà.

Des visages apparaissaient aux fenêtres. Pas beaucoup, mais sensiblement plus que d'habitude. Ces visages interrogeaient la rue en contrebas. Était-elle sûre ? Ceux qui y déambulaient en ce moment même avaient-ils été plus exposés aux radiations de l'explosion ? Des centaines de 148

Comte Vergil

milliers de morts, d'un coup d'un seul... Étaientils seulement au courant ?

De retour devant l'immeuble de Béatrice, un silence funèbre s'emparait de la ville au fur et à mesure que ses âmes apprenaient la nouvelle.

— « Béatrice, tu sais, j'ai toujours su que...

— Tais toi, je te préviens, tais-toi ! » Ils montèrent les escaliers dans un silence pesant, et Gabriel cachait sa joie d'être au chaud.

Lorsqu'ils frappèrent à la porte de l'appartement, c'est Stéphanie qui vînt ouvrir, libérant l'enveloppe d'une musique pop jusque là étouffée.

— « Alors ?

— Alors il a raison. Washington vient de se faire bombarder par un missile nucléaire.

— Quoi, comment ça, bombardé ? » Ils s'étaient retrouvés dans le salon dès la fin de cette annonce. Carole était là aussi, elle avait enfilé des vêtements, s'était parée d'accessoires et s'était légèrement maquillée.

— Arrête, tu déconnes ? demanda-t-elle en brassant de l'air, les yeux amusés, la mâchoire relâchée.

— Sérieux, vous avez vu des images ? demandait Carole, qui avait tout entendu.

— On a vu les images ! » Gabriel était satisfait d'avoir vu les images, et 149

Gabriel

étrangement, encore plus de les avoir vues avant elles, sans trop savoir pourquoi.

— « Et les distributeurs, ils marchent ? » demanda Stéphanie Ils se regardaient, se trouvaient surpris de leur dépendance au système tout entier, qu'au demeurant ils avaient jusqu'alors critiqué ouvertement.

Le tabou de l'argent s'était brisé rapidement, et on se regardait honteux de partager cette vision hallucinée de ce qu'il pouvait arriver si jamais...

— « On a essayé, mais en vain, pour moi comme pour Gabriel... » se désolait Béatrice.

Gabriel confirmait en opinant du chef, Stéphanie clignaient des yeux, et Carole faisait la moue. Seule Béatrice paraissait être prise d'imperceptibles tremblements. Elle leur dit : — « Ça va aller, on va tous garder notre calme et maîtriser cette grande montée d'adrénaline ensemble, il va rien se passer... » Soudain, par la fenêtre, venant de très loin, se fit entendre le bourdonnement sourd d'avions de chasse en formation. Le bruit se rapprocha, et l'on entendit la détonation des engins franchissant le mur du son, non loin de leur immeuble.

Tout de suite après, les sirènes de la ville retentirent.

La terreur et la nausée contaminait les esprits.

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Comte Vergil

Carole et Stéphanie avaient le besoin soudain d'appeler des gens. Elles s'éloignèrent dans leurs chambres en silence.

— « Le changement, c'est maintenant, alors ? demanda Béatrice.

— Visiblement, lui fit observer Gabriel qui s'installa sur le sofa.

— C'est dingue...

— En effet... dis, t'aurais pas une cigarette ?

— Si, attends, moi aussi... » Elle tira de son sac à main le nécessaire. Sur la table du salon, le thé avait refroidi depuis leur excursion. Elle se roula une cigarette et lui tendit la blague de tabac.

— « Merci.

— De rien... » Ils fumaient tous les deux en silence sans savoir ce qu'ils étaient tenus de se dire. Leurs regards tentaient vainement de s'accrocher quelque part. Lorsqu'ils se croisèrent enfin, ils se détachèrent brièvement pour revenir se fixer, chacun essayant de déceler dans celui de l'autre les signaux communs de leurs émotions, comme pour se rassurer.

— « J'arrive pas à le croire...

— Cela nous empêche en rien de continuer d'exister », rassurait Gabriel.

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Gabriel

Qu'en savaient-il, de l'existence ? Avait-elle seulement une ombre, cette existence ? Toutes ces professions, toutes ces années perdues à attendre que l'on vienne expliquer le pourquoi du comment ; Venaient-ils d'assister à la fin d'un ordre ? Ils en détenaient l'intime conviction.

— « En combien de temps penses-tu que les conséquences de cet événement vont nous atteindre ? demandait Béatrice.

— J'en sais rien, je crois que ça va surtout dépendre de ce qu'il sera dit dans les prochains jours, répondit Gabriel.

Il y eut un court silence, elle le brisa: — J'ai faim, pas toi ?

— Je suis ici parce que j'ai faim. Tu veux faire les pavés de colin d'Alaska ? répondit Gabriel.

— Qu'est ce que ça peut bien te foutre de savoir quels sont mes goûts ?

— Je te demande pardon ? » Ça avait été plus fort qu'elle, elle l'avait pensé un peu trop fort, s'en excusa tout de suite après.

Gabriel sourit un peu, gêné, et lui demanda si elle désirait être secondée pour faire à manger.

Elle déclina son aide.

Il se mit assis sur le sofa tandis qu'elle se dirigeait vers la cuisine. Il se mit en tailleur, et com152

Comte Vergil

mença à réfléchir sur lui-même. Ça aussi, qu'est ce que ça pouvait bien faire ?

Il savait qu'il savait rien, leçon héritée du passé, message millénaire transmis avec succès d'un homme de l'antiquité, mais il tenta quand même d'y réfléchir.

En même temps qu'il observait les objets du salon, les images mentales se métamorphosaient dans sa pensée, concentrée sur sa mémoire, ce passé dont il avait fait l'expérience, ce qu'il avait perçu, vécu, et compris jusqu'à présent.

Il avait grandi derrière des écrans sans cesse plus performants, dans un monde gelé comme au commencement, où il était d'usage de faire semblant pour faire exprès, où l'on pouvait choisir d'être celui que l'on voulait et de faire ce que l'on entendait de faire.

De Molière, Gabriel en appréciait beaucoup les pièces. C'était court, rafraîchissant comme un jeu de mots fléchés sur l'herbe en été. Il pensa tout d'abord au personnage d'Argan, puis à Lélie de l'Estourdy, et à ses passions présentées dès le levé de rideau comme on lance un bout de viande pour sustenter l'audience. Il s'interrogeait sur le succès permanent de ses pièces. Le théâtre, c'était quoi, au juste ? Un miroir ou un ring ?

Qui avait écrit au même endroit "Pentagruel", 153

Gabriel

et qui pourrait bien retenir qu'avaient vécu ou qui furent Girard de Saint-Amant ou François de Malherbe ?

Béatrice jeta une noix de beurre dans la poêle chaude, qui fondit immédiatement en crépitant, puis elle alluma la hôte au-dessus de la gazinière qui aspira les premiers volutes de fumée. Le déjeuner allait être prêt.

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VI

Il faisait nuit au-dehors, Béatrice peinait à regarder dans le fond de son sac à main. Il y avait une musique étouffée, et une porte blindée, qui la retenait. Béatrice fumait à l'arrière d'un établissement de divertissement de masse qui vendait des Caipirinhas à huit euros, avec sa glace pilée et sa rondelle flottante de citron vert à sa surface.

— « Où est-ce que je les ai foutues... » La porte s'ouvrit. La musique jaillit dans la ruelle ; Une électro qui faisait tâche, saturée dans les graves, aux tuners modifiés et modulables à volonté, répétitive à souhait et dont l'effet sur l'organisme s'apparentait aux danses chamaniques qui accompagnent les potlatchs des indiens de la côte Ouest et jusqu'au Sud, au pays

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où l'on mange le bouton adventif de cactus à même le sol dès qu'il bourgeonne, dont les feuilles se transforment en poils, et dont les fleurs pigmentées d'anthocyane roses et nacrées sortent des aréoles centrales.

Il y avait Stéphanie qui riait, et derrière elle deux jeunes hommes bâtis comme des chevaux de turfistes sous leurs chemises blanches, les cheveux brossés à la James Dean et les joues rougies. Ils sortaient leur paquet de cigarettes.

— « Stef, dis-moi que t'as ces putains de clés ! s'exclama Béatrice — Oh, Béa Béa Béa : j'ai, ces, pu-tains de clés ! » Elles hurlèrent ensemble dans les aiguës en regardant le ciel noir, reliées sans le savoir à une obscure force sidérale.

— « Bon les garçons, on va chez vous, ou vous nous ramenez chez nous ? » Stéphanie hurlait de nouveau : — « Ah, t'es trop ma copine ! » Il était minuit passé, et elles avaient toutes les deux envie de rentrer. Elles avaient dansé toute la soirée. Béatrice avait gobé un produit dont elle ignorait tout de la composition et de la provenance, mais qui lui avait sacrément dilaté la pupille, tout en préservant son attitude, à mi-chemin entre l'arrogance et la lascivité.

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— « Et pourquoi on irait pas chez vous ? » demanda celui qui devait être le plus vieux, avec un double-menton mal rasé et des lunettes d'aviateur vissées sur le haut du crâne.

— « Et pourquoi tu nous lâcherais pas, Tom ? » lui avait répondu Béatrice.

Elle aurait pu lui dire "On a envie de rentrer dormir" ou "pourrais-tu nous laisser décider, pour changer ?". Béa parlait avec assurance, tout en voyageant au-dedans sur les différents plans cosmiques qui la transcendaient. Elle échangeait des regards avec Stéphanie, et il fallut que Tom l'ouvre à nouveau : — « Parce que j'ai envie de vous baiser, les filles ! plaisantait-il dans un mouvement de bassin.

— Ouais non je crois pas moi. !.. Stef, va chercher Carole, on est parties. » Stéphanie, elle avait aussi envie de rentrer, mais elle avait pas envie de le montrer à Tom qui lui avait payé quatre de ses verres sur les six qu'elle avait descendus toute seule.

Elle cherchait à gagner son attention pendant que les deux minois se partageaient un briquet rouge. Steph essayait de percevoir dans les nondits de Béatrice qu'elles étaient bien sur la même 157

Gabriel

longueur d'onde. En somme, elles étaient pétées toutes les deux comme des coings et cela pouvait se passer de commentaires.

La porte s'ouvrit à nouveau, la musique était toujours la même. Une fumée transpercée de rayons-lasers s'échappa, quand la silhouette de Carole apparut au travers : — « Bon c'est bon, on y va, moi j'en peux plus !

Stéphanie cria son prénom sur un ton de désespoir, Carole gémit : — ...le gars il m'a pas lâchée, quoi !

Prévenez-moi quand vous prenez la décision de partir, la prochaine fois !

Béatrice leur dit, comme ça : — Bon, les filles, faut qu'on rentre, je suis absolument décalquée et j'ai trop envie de manger des pancakes. » Elle savait que ça les motiverait. Juste assez pour que leurs gestes trouvent un autre rythme, toujours irrationnels mais dans le même temps concentrés sur la même finalité d'un départ. Tom l'ouvrit : — « Alors ça y est, vous partez chez vous ?

— Oui Tommy, j'ai cours demain matin, prétexta Béa. Il était une heure et demie.

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Comte Vergil

— Et entre deux heures de cours, t'aurais pas un créneau, des fois ? Dawn sera peut-être là. Dis Béa, au fait, tu vois toujours... Alex, c'est ça ?

— Oui, je vois toujours Alex, Tommy, t'y vois pas d'inconvénient ? Lui lança Béatrice, qui essayait d'activer ses camarades.

Tom s'adressa à l'autre, qui écrasait au sol sa cigarette : — Bon, allez on rentre à l'intérieur, il y en a plein d'autres, de toute façons... » Il ouvrit la porte blindée, et son ami croisa le regard de Béa avant d'entrer ; La musique libérée à nouveau s'écrasa dans la ruelle, rythme ternaire d'arrangements ponctués de woodbrass, kick snare sur beat détrempé, proche de la jungle anglaise et de l'indus allemande ; Cette fois c'était la dernière. Béa avait senti les poils de sa peau se raidir. Carole descendit les quelques marches métalliques et Stéphanie suivait derrière, en demandant : — « Alors c'est vrai, tu vois encore Alex ?

— Non, j'ai dit ça pour qu'ils nous lâche.

Carole, tu sais s'il reste de la pâte à tartiner ?

— Huile de palme-party ! s'écria Stéphanie.

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Gabriel

— Chut ! crie pas comme ça ! lui dit Béa, avant d'en faire autant : Sinon, on va nous prendre pour des tarées ! » Elles gloussèrent toutes le trois en arrivant sur la grande rue voisine ; Une voiture, basse sur sa caisse, passait en faisant cracher du rap hardcore de son caisson de basse ; Elle ralentit son allure à leur niveau et baissa l'une de ses fenêtres.

— « Mais regardez qui voilà ! Bonsoir mesdames, vous faîtes quoi, là ?

C'était un vaurien, fin, les joues creuses, avec des bijoux sur les doigts et des yeux ronds comme des billes, vautré sur son volant.

— Les filles, mais dîtes-moi que c'est pas vrai ! soupira Béatrice avant de rire, nerveusement. Stéphanie, qui marchait toujours légèrement en retrait, répondit : — On va faire une huile-de-palme-party !

— Steffi ! gémit Béa.

— Oh ça me paraît cool, ça, vous allez-vous enduire le corps ?

— Non, on va prendre le métro, gars, c'est bon ! Tu nous lâches ?

— Pourquoi t'es méchante comme ça, ma beauté ? Il y a un problème ?

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Comte Vergil

— Oui il y a un problème, et c'est toi le problème ! lui lança Béa.

— Allez, c'est bon, va chier sale pute !, éructa le conducteur qui avait visiblement perdu patience. Il cracha sur le trottoir et la voiture accéléra en faisant rugir son moteur turbo diesel pour déchirer l'asphalte de ses pneus vingt-deux pouces.

— Sombre con », murmura Béatrice.

Carole lui serrait le bras, il fallait qu'elles remontent l'avenue jusqu'à une épicerie, et faire encore quatre autres rues avant d'arriver à la maison, il y en avait pour dix minutes, mais c'était trop, surtout par ce temps.

— « Les filles, vous avez vos "eco-pass" ?

— J'ai plus de crédit sur ma carte ! s'alarma Stéphanie.

— Et toi Carole, t'en as ?

— Oui Béa, j'en ai.

— Il te manque combien pour une place, Steff ?

— Soixante centimes, sœur !

— C'est bon, je les ai ! assurait Béatrice. On va rue Marie Curie et on prend le pleine-lune ; — Il est même pas deux heures, on va tomber sur une meute de zombies !

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Gabriel

— Ouais, mais j'm'en fous je suis en train de geler grave là, et je suis en pleine descente de para !

— Ah bon, qui t'en a vendu ? l'interrogeait Stéphanie.

— Un gars que tu connais pas !

— Ouais c'est ça, je suis sûr que tu vois encore Alex !

Béatrice essaya de cacher en vain son sourire.

Stéphanie s'exclama : — Allez ! Je le savais ! » Le bus bifurqua à l'endroit d'une banque avec d'énormes vitrines rétro-éclairées qui faisaient la promotion de prêts à taux variable exceptionnels de plus ou moins zéro virgule quatre-vingtsquinze pour-cent, auxquelles elles prêtèrent aucune attention.

— Je suis juste passée le voir pour récupérer des photos, ça va. Rangez votre curiosité, je veux pas en parler c'est assez compliqué comme ça... » L'avenue était légèrement plus étroite, des terrasses fleurissaient mais le froid et le vent avait dissuadé la foule habituelle des badauds, bien qu'il y en ait eu quelques uns, cramponnés à leur cigarette ou les mains au fond des poches.

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Un serveur remballait avec juste ce qu'il faut de force les chaises de son bistrot tandis que le personnel d'un restaurant grillait une cigarette, assis sur le parvis d'un bâtiment. Les voitures filaient sur la route et des groupes de silhouettes se mouvaient sur la profondeur des trottoirs.

— « Vous serez à l'appartement, demain soir, les filles ? demanda Béa.

— Non, je fais du baby-sitting ! prétextait Steffi en ajoutant ; Sinon, pas de beurre dans les pâtes !

Stéphanie avait eu un léger retard de loyer, il y a quelques mois, et Béatrice lui avait avancé la différence.

— Je sais pas encore », répondit Carole.

Elles arrivèrent enfin à l'abri-bus. Il était rempli par une foule de jeunes gens de tous horizons, avec toute la série d'attitudes que l'on retrouve fréquemment à ces endroits lugubres où il est convenu d'attendre que le dernier transport vous rapatrie. Bien que d'aspects différents, tout le monde avait le nez rouge.

— « J'ai envie de fumer, vous avez une cigarette pour moi ? » Stéphanie sortit une blonde d'un paquet de Niaña-flavour à la menthe que Béa alluma aussi163

Gabriel

tôt, sans même percer la bille incluse dans son filtre.

Sa nuque était raide, elle savait plus si elle avait chaud ou froid, et sa mâchoire se crispait.

Elle tira trois grandes bouffées à la suite. Carole avait rentré ses mains dans les manches de son petit blouson en daim.

Elles avaient arrêté de parler et refroidissaient en piétinant. Le bus mit dix minutes à montrer le bout de sa carrosserie. Les gens se hâtaient d'être en place au niveau de ses portes, puis se bousculaient pour y rentrer lorsqu'elles s'ouvraient, conscients de leur effectif. Elles montèrent à leur tour, congestionnées dès l'entrée avant même d'avoir pu atteindre le couloir principal, tout près du chauffeur, qui remit aussitôt les gaz.

— « Je suis crevée... lâcha Stéphanie.

— Ah ? Je le suis pas du tout, je crois que je vais pas dormir de la nuit », avoua Béatrice en haussant le ton au-dessus de celui des soixantedix mille tours du moteur.

Un groupe d'étudiants légèrement ivres chantaient l'hymne américain un peu plus loin, mais ça faisait pas rire tout le monde. Les personnes solitaires fixaient leur fenêtre, à l'endroit où ils avaient effacée la buée, d'un revers de main.

— « On est où là ? On a combien d'arrêts ?

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Comte Vergil

demanda Carole, accrochée à la rampe, devant le pare-brise.

— Faut sortir plus souvent, ma fille ! Là, tiens là, regarde, c'est la faculté, on doit être à trois arrêts de chez nous, lui dit Steff.

— Quatre ! reprit Béatrice.

— Bon d'accord, et qui fait les pancakes en rentrant ? » Le simple fait d'évoquer de la nourriture avait magnétisé l'attention de la foule sur elles, bien que personne fut en mesure d'identifier de quelle nourriture il était question.

— « C'était moi déjà la dernière fois ! se défendit Béatrice, d'office.

— Oui mais moi j'en ai fais trois fois de suite, la dernière fois ! notifiait Steff.

— Non, deux fois de suite ! rétorqua Carole, j'en ai fait juste après toi, mais Alex a tout mangé la semaine dernière ! » Le bus s'était arrêté une première fois devant la faculté, une douzaine de personnes étaient sortis, tandis qu'une quinzaine entraient, si bien qu'elles se firent peu à peu acculer au milieu du bus. Stéphanie repéra une place assise qu'elle utilisa, laissant ses amies debout à son niveau.

— « Je vous préviens j'ai pas du tout envie de cuisiner quoique ce soit, annonça t-elle.

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Gabriel

— Et moi, je suis trop perchée pour cuisiner quoique ce soit, avoua Béa.

— On invite Gabriel pour nous cuisiner des pancakes ! plaisantait Carole.

— À deux heures du matin ? » Deux gars les mataient, et ça leur plaisait pas.

Pourquoi elles ? Personne matait la sexagénaire sur la place prioritaire, ou le couple de canadiens en coupe-vent berlinois, au fond.

— « Allô, Gabriel ? imita Stéphanie avec sa main à l'oreille ; Tu peux nous ramener du beurre ? et un oignon, s'il te plaît ! ...et Gabriel, la poubelle est pleine, tu peux la descendre ? On t'offrira deux heures à l'intérieur, c'est ok ? Très bien, parfait ! » Elle raccrochait le combiné imaginaire sur son genou. Carole et Béatrice riaient, puis se turent un court instant. Quand Stéphanie voulu raconter ce qu'elle venait de voir par la fenêtre, et de quoi qu'il put s'agir, Béatrice rétablit le discours : — « Les filles, j'ai envie de me balader un peu, avant de rentrer, ça vous gênerait pas de me laisser quelques pancakes ? » La spontanéité avec laquelle Béatrice leur demanda de respecter sa retraite avait maté leur 166

Comte Vergil

volonté de s'y opposer. Conciliantes, elles lui témoignèrent leur approbation, en lui disant que ce serait probablement Carole qui cuisinerait. Le bus s'arrêta.

L'un des jeunes qui les avait reluquées était descendu en essayant vainement de leur accrocher le regard, qu'elles avaient pourtant bien senti. Elles s'étaient tues ce court instant.

Comme le bus repartait, Béatrice reprit : — « Ça vous est jamais arrivé, vous, le sentiment de vous être trompées de voie ?

— Tu veux dire, d'avoir pris en quelque sorte la mauvaise direction, dans la vie ?

— Oui un peu, enfin je sais pas...

— Moi quand ça m'arrive, j'avertis toujours avec le clignotant ! » magnifia Carole.

Stéphanie fit la grimace pour se moquer d'elle, tandis que Béa riait en rentrant son menton. Elle poursuivit : — « Je sais pas, j'y vois plus très clair, ces temps-ci. Les choses s'accélèrent, on nous crée des besoins, on nous pousse à l'orientation, à la ré-orientation, je sais même plus si la photographie a vraiment de l'avenir...

— Si, je te comprends, c'est comme si le programme avait changé... » dit Stéphanie, qui tentait de la rassurer.

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Gabriel

Tu parles d'un changement. Oui, effectivement, le programme avait changé. On nous avait vendu un rêve, dans un pli parfait d'une société de classes où règnent la loi et le droit, où l'on se pavanait devant moins-riche-que-soit avec des ustensiles sensés refléter, disons-le nous franchement, tout notre génie. C'était croire au peu de sérieux des affaires des dieux. Comme le bus avait commencé à freiner, Béatrice leur annonça subitement : — « Je vais descendre là, j'ai quelque chose à faire.

— Quoi, tu vas descendre ici, mais, pourquoi donc ? se plaignait Carole.

— Je fais les derniers mètres à pied, rentrez sans moi, j'ai besoin d'être seule, ça va aller. » Après le crissement des freins de l'engin, les portes s'ouvrirent au milieu du convoi, chargé d'étudiants qui écumaient leur soirée. Une petite foule s'y était formée, prête à jaillir de la doubleporte. Béatrice s'y mêla et se fit emporter. Carole l'avait saluée en agitant la main, et Stéphanie avait juste lâché un soupir, ahurie sur son siège.

Quand elle la reconnaîtrait de l'autre côté de la fenêtre, elle resterait indifférente.

Dès qu'elle fut sortie, Béatrice fit un signe de la main à ses amies qu'elle devinait à travers la 168

Comte Vergil

vitre embuée, resta sans réponse et se mit à marcher droit sur une silhouette, voûtée par le froid.

Elle lui demanda doucement : — « Excusez-moi, monsieur, vous auriez pas une cigarette pour moi, s'il vous plaît ? » Décontenancée, la silhouette, qui avait un visage, lui en lâcha une. Elle l'eut à peine entre les yeux, prit la cigarette qu'il venait de lui tendre, et s'éloigna dans le sens opposé. Il y avait encore plusieurs croisements à parcourir dans le froid avant d'arriver chez elle. Le bus s'était déjà éloigné sur le boulevard.

Au bout d'une centaine de mètres, elle ralentit la cadence de ses pas. Il y avait quelques monticules de neige encore compacte sur le bord de la route. La rue était calme, il faisait toujours aussi froid, mais le vent avait cessé. Elle essaya de sa rappeler quel était le bâtiment de Gabriel. Étaitce celui à l'angle de la rue formée par cette épicerie de proximité, où celui du grand carrefour signalé par la lueur des feux rouges ?

Plus loin, Béatrice aperçut un couple de personnes, lestées de sacs remplis de denrées, rentrer dans leur immeuble. Elle eut le temps de remarquer une barquette en polystyrène où reluisaient des fruits de mer. En ce début d'année, Béatrice aurait retourné la terre pour un plat de 169

Gabriel

gambas grillées. Pourquoi cette nourriture ?

C'était peut-être parce que l'espèce était en voie d'extinction, ou peut-être parce qu'elle voulait connaître encore une fois le goût de sa chaire nautique, et dont la consistance, élastique, se conjugue au croquant de son armure.

Béatrice adorait les plats raffinés. Elle se souvenait des repas de famille de son enfance, et le goût du délicieux concentré de tomates que sa tante milanaise ajoutait aux plats de pâtes, pendant ses vacances en Italie. Comment faisait-elle pour libérer à ce point l'arôme des tomates ? Était-ce dû à l'huile d'olive qu'elle ajoutait pendant la cuisson ? Était-ce grâce à la façon avec laquelle elle découpait l’ail, comme une affranchie ? Les tomates avaient-elles seulement la même teneur, le même arôme et la même consistance aujourd'hui pour réaliser cet exploit ? Il y avait matière à plancher dessus des heures.

Parce qu'elle se rapprochait de l'épicerie, et comme ses pensées lui avaient mis l'eau-à-labouche, elle prit la décision d'y entrer afin de s'acheter quelque chose de sucré.

La porte était grande ouverte malgré la température extérieure. Au lieu d'en franchir le seuil, elle s'arrêta au contraire sur les étals de fruits à l'extérieur. Il y avait encore quelques euros dans 170

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son porte-monnaie en cuir, en forme de fraise, cousu avec du fil rouge, et à paillettes jaunes.

Elle hésita un court instant entre la banane des caraïbes, l'orange espagnole et la pomme-gala, opta pour la dernière. Le fruit en main, elle entra dans le champ de vision de l'épicier, assis sur un tabouret, emmitouflé dans sa doudoune.

Il la salua d'un signe de tête et lui demanda la somme de cinquante centimes, qu'il reçût l'instant d'après avec ses remerciements. Sitôt sortie du commerce, Béatrice continua sa route vers son appartement, qui était plutôt proche à présent, et c'était tant mieux.

Au premier croc dans la pomme, la chair se rompit dans un bruit creux, et son jus imprégna ses gencives. Elle dut déglutir plus d'une fois pour éviter de s'étouffer, puis pressait le morceau à l'intérieur de sa joue pour en presser le jus. Elle était sucrée et savoureuse, peut-être davantage à cause de son état de conscience, qui tendait à revenir à la normal, tel un produit qui se stabilise.

La morsure du froid s'emparait d'elle, qui se demandait bien d'où lui était venue cette initiative de quitter le bus pour marcher seule. Cette regrettable décision lui semblait résulter d'un manque de réflexion et de discernement, dont elle s'apercevait qu'après-coup. Elle croqua de 171

Gabriel

nouveau dans le fruit.

Qu'espérait-elle, au juste ? Que l'on vienne à sa rencontre pour lui demander de l'aide ? Peutêtre était-ce à cause d'Alex, qui l'avait insultée de "grosse pute" la dernière fois... Ou peut-être était-ce la faute de Gabriel, qui avait su, lui au moins, créer la rupture dans son morne quotidien, constitué en grande partie par les vingt-huit heures hebdomadaires de sa formation, les préparations d'expositions et les sorties entre amies.

Béatrice pestait contre ses hormones, desquelles elle savait, au fond, bien peu de choses.

En même temps qu'elle les interrogeait, elle refusait d'assumer ses envies et d'assouvir ses désirs.

Il lui était excitant de penser que peut-être, subitement, elle aurait pu se faire tringler par un inconnu contre un grillage, et qui aurait pu lui déchirer au passage ses collants noirs.

Non, elle était pas du tout une salope. Combien étaient-elles dans sa tête, au juste ? Fallait-il procéder par soustraction ou par addition, pour avoir la révélation tant espérée sur papier glacé ?

Elle était presque arrivée devant la porte de son immeuble quand elle se remémora ce que lui avait dit Carole. Car Gabriel lui avait montré où il habitait, et elle le lui avait rapporté. Ils étaient voisins, ainsi qu'il leur avait annoncé. Que pou172

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vait-il bien faire à cette heure-ci ? Il devait déjà dormir, comme tout les bons petits élèves modèles, se disait-elle. Était-il seulement chez lui ?

Son portable lui notifia un message, envoyé par Carole : « Les pancakes sont bientôt prêts, tu peux rentrer ! »

Ce simple message l'avait fait sourire. Elle avait le sentiment d'être toujours importante aux yeux de ses colocataires, appréciée à sa juste valeur. Elle se considérait comme quelqu'un de bien, et cela, en toutes circonstances.

Béatrice avait fui la maison familiale avant ses dix-huit ans. Fille unique aux traits plein d'avenir, elle en avait eu assez des engueulades à répétition qu'on lui servait au logis, entre ses parents. Son père, grand perdant d'un plan de restructuration, avait tout de même participé à la lutte syndicale, donnant du grain à moudre aux journalistes et politiciens qui s'étaient emparé de l'affaire. Malgré une belle cérémonie à l'église avec toute la famille, il s'était finalement laissé sombrer dans les travers de l'alcool et des jeux.

Son épouse, fille d'un riche propriétaire italien qui avait réussi son intégration, l'avait rencontré 173

Gabriel

un soir d'octobre. Elle lui avait proposé une cigarette, une anglaise, pour attendre un taxi.

Béatrice avait depuis pardonné leurs erreurs.

Elle s'était attristée de se rendre compte, une fois adolescente, que son émancipation était conditionnelle à sa décision de les quitter pour aller étudier.

Aux dernières nouvelles, son père avait fini de construire une terrasse sur le toit du voisin, et profitait de cet exploit pour l'inviter, un jour qu'elle voudrait bien, à manger un barbecue à la maison. Elle s'était dit qu'elle passerait le voir, histoire de lui donner satisfaction. Selon elle, il avait la fâcheuse habitude de se détruire la santé pour attirer l'attention de ses proches.

Béatrice savait d'où elle venait ; la classe ouvrière, faite de destins tout-tracés, aussi étroits que des voies de péage, celle que la nation avait laissée pour compte au tournant du nouveau millénaire, et qui faisait déjà l'apanage des grands auteurs du siècle précédent.

Cette classe d'oubliés, cette sociodicée plus exactement, s'imaginait dans l'attente d'une révolution qu'elle eût été bien incapable de mener correctement. Elle avait servie à compenser le ravage fait aux plus désœuvrés encore, qui se comptaient par centaines de milliers, sinon des 174

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milliards, à la surface du globe tout entier.

D'aucuns vînt le discours contestataire suffisamment féroce et sans faille, capable de déjouer les assauts répétés d'une chiée de supérieurs hiérarchiques, comme autant d'index accusateurs, formant les mailles et les nœuds d'un filet embusqué par la science pratique de l'ingénierie sociale, piège tendu que l'on appelait, et non sans abus, le nivellement par le bas.

Il s'agissait là d'un merveilleux mécanisme de renouvellement et de contrôle des ressources humaines sur le territoire, qui se résumait à écumer en premier lieu tout opposant au système, au profit d'une seule et même caste, celle des chiens de garde, se réclamant de lignées surannées.

Les dignitaires des grandes fortunes étaient, malgré-eux, les premiers actionnaires de cette tragédie, confondus à cette époque d'aller au cinéma uniquement le samedi. Cette élite, enorgueillie des lauriers qu'elle usurpait, continuait d'alimenter l'usine aux images, au travers desquelles elle aimait, et croyait, se reconnaître.

D'une certaine manière, les lignes éditoriales de la presse écrite établissaient le cadre suprême des scandales qu'elle pouvait se permettre, contaminant l'imagination jusqu'à la perception que la société avait de la réalité. À cent-lieux détachée 175

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des urgences et des nécessités sociales les plus essentielles, cette élite négociait la paix à la tête des vieilles nations, dont elle avait hérité culturellement, déguisée en quelques mauvaise monarchie, doublée et filmée en technicolor sur la scène internationale.

Preuve manifeste de la persistance de l'ancien régime, elle se contentait de serrer des mains dans les salons lointains, en buvant le thé exotique du cheikh ou le picon du dernier maton, souriante face au phosphore des flashs, découvrant dans l'enceinte de leurs délégations comment fonctionnait telle ou telle industrie, afin de toujours mieux exploiter les ouailles assujetties à leurs ordres.

Les objecteurs de conscience, dissidents et autres lanceurs d'alertes allaient évidemment dans le sens de cette organisation, tant leurs propos diffamatoires consolidaient l’intangible système axiomatique ; La vérité eut été de dire, une bonne fois pour toutes, que la politique, de manière holistique, reposait sur un seul et unique mensonge originel, qu'aucun rhéteur, théoricien ou même tribun eût été en mesure d'expliquer aux populations enlisées de misère, par l'expression de la plus simple vulgate.

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Béatrice entra dans son immeuble, se hâta de monter les escaliers pour retrouver son logis. Elle avait assez traîné pour cette nuit, et cela lui avait fait du bien.

Index des chapitres Gabriel..........................................................5 I......................................................................11 II....................................................................40 III...................................................................65 IV...................................................................98 V..................................................................131 VI.................................................................156

Gabriel Tome I

ISBN n°777-666-47-08 Comte Vergil, 2017©