Intrigue Ă la Cour
Gille de Becdelièvre
Intrigue à la Cour
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La dernière grande festivité qui s’est tenue à la Galerie des Glaces du château de Versailles remonte à 1770. C’était le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette d’Autriche. Louis XV est décédé depuis trois années, précisément le 10 mai 1774. Le Roi est mort, vive le Roi ! A la Trinité de 1775, le 11 juin précisément, en la cathédrale de Reims, Louis Auguste a reçu la consécration des droits de sa naissance. Le Dauphin devient Louis XVI, cinquième souverain de la Maison Bourbons et trente-troisième Capétien. Il a 19 ans. Marie-Antoinette devient Reine de France et de Navarre. Elle a 18 ans. Deux ans sont passés. Le Roi a-t-il gagné en assurance ? Rien n’est moins sûr. Quant à Marie-Antoinette, toujours sans héritier à offrir à la France (que fait Louis XVI ?) elle est encore considérée comme une étrangère. Cette situation ne peut durer indéfiniment à moins de répercussions épineuses sur les relations avec l’Autriche. Si la Cour n’a point encore prononcé tout haut le mot de « répudiation », il tourne fort dans les têtes ; à l’inverse du peuple qui ne s’encombre pas l’esprit, ni dans le détail ni dans la manière. La Reine est l’objet de leurs quolibets. Les premières
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chansons peu amènes à son égard s’envolent depuis Paris pour atteindre Versailles. La Noblesse se gausse. En cette année 1777, les temps sont à la légèreté et aux propos futiles. La Cour de Versailles est là pour ça : on badine et on s’y amuse fort mais il ne faut point se fier aux apparences. Elles sont trompeuses.
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Tableau 1 : La Galerie des Glaces du château de Versailles, en ce printemps de l’année 1777
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Tableau 1, Chapitre 1
J’ajuste mon jabot, rehausse mon frac avec « savante négligence » et cale droit ma perruque toute poudrée de blanc. Le poing fermé devant la bouche, je toussote, me rengorge et bombe légèrement le torse. Je m’apprête à vivre ce que je considère être mon « péché mignon ». Pour moi, ce vont être là quelques minutes d’une belle intensité. Un mélange d’autosatisfaction et de fausse gloire, de ces instants où je me plais à imaginer toucher le ciel. Le grand frisson. L’affaire est d’autant plus plaisante qu’elle se renouvelle une fois le mois, précisément le premier jeudi des douze mois de l’année. J’occupe la fonction de « Premier Commis du Généalogiste du Roi ». Le titre est flatteur et ma fonction enviée. Si tous les métiers ont leurs inconvénients, celui-là, en contrepartie, est une position en vue à la Cour de Versailles. Pour rien au monde, je ne céderais ma place. Mieux : je m’amuse à croire que mon titre est prestigieux. Est-ce raisonnable ? Non, raison il faut garder. J’avoue parfois me piquer au jeu mais j’attache une grande importance à celui de n’y point me faire mordre. J’agite les dentelles du mouchoir que je tiens à la main. Le signe est convenu. Les deux valets, qui en ont l’habitude, se précipitent aussitôt à l’encontre des lourdes poignées en bronze. Les dos
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courbés peinent à ouvrir les lourds battants des portes richement décorées. Ce sont celles qui donnent accès à la grande galerie du château de Versailles, plus connue sous le nom de Galerie des Glaces(1). Comme à chaque fois, je ne peux contenir un frisson. La magnificence du lieu y est certes pour quelque chose mais l’affluence nombreuse des courtisans qui l’encombrent en est tout autant la cause. A mon entrée, le brouhaha de la Galerie baisse d’un ton. Le temps qu’il s’estompe, tous les regards se posent sur moi. Un valet m’annonce. - Le Sieur Julien, Premier Commis du Généalogiste du Roi. Par un fait exprès, je claque des talons. Cela m’amuse. Le geste impérieux de celui qui se met en jambes procure toujours son petit effet. J’avance. Ma démarche, volontairement lente, martèle le parquet. A souhait. Un malin plaisir que j’ai parfois du mal à dissimuler. En cet instant et seulement en celui-là, une chape de plomb recouvre le château de Versailles. La Galerie des Glaces devient monastique. Le silence est de rigueur. Ces messieurs tressaillent tandis que ces dames, qui leur tiennent le bras, replient leurs éventails ; une succession de « clacs », un peu comme des applaudissements. L’air faussement indifférent, on m’observe les paupières un peu baissées ou du coin de l’œil. Je suis porteur d’une information d’importance et dont j’ai seul, du moins pour le moment, le secret. La Cour du Roi - car c’est bien de ces gens-là dont il s’agit - n’a d’yeux que pour moi. Les visages se tendent et les têtes ondulent au rythme de ma démarche. La situation a belle allure : mon pas résonnant s’en va cogner les plafonds marouflés des magnifiques toiles de Lebrun(2). L’écho de mes coups de talon rebondit dans l’interminable Galerie. Celle-ci compte une vingtaine de gigantesques fenêtres qui se reflètent dans pas moins de six cent miroirs(3).
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Tout ce qui est d’importance à Versailles s’efface sur mon passage(4). La foule des courtisans se retire, se recule ; bref, elle bat retraite. Suis-je le Monarque ? La Cour - sans contredit, le corps le plus magnifiquement vêtu qu’il y ait en Europe - va t’elle s’abaisser jusqu’à me saluer ? Je me plais à le croire. Il n’en est rien. En revanche une chose est sûre : dans le dos, certains emboîtent mon pas. Point besoin de me retourner pour comprendre que l’on s’empresse. Quoique discrets, les bruits de bousculade sont éloquents. Si le mouvement se veut léger, il n’en est pas moins précipité. Quelques gloussements ou criailleries étouffés suffisent à m’en convaincre. J’aime à croire qu’on me dévisage. Là encore, il n’en est rien. Par dizaines, les paires d’yeux lorgnent non point mon mètre soixantedix et ma physionomie superbe mais plutôt ce que j’enserre précieusement sous mon coude : un maroquin en cuir rouge et frappé des trois lys dorés de la Monarchie. L’information, attendue et d’importance, se trouve à l’intérieur de ce portefeuille. La Cour le sait. Moi aussi. C’est pourquoi, par jeu, j’aime en rajouter. Je le porte aussi respectueusement que le Saint Sacrement. Le cérémonial, un rien grotesque, ne manque point de panache. Il est vrai que je m’y emploie. Parmi la multitude de courtisans, je remarque le Vicomte de Pons et le jeune Marquis de Chauffiac. Ils font des mines ; dit autrement, ils jouent les indifférents. Du moins, ils s’y efforcent car, à y regarder de plus près, en plus de la teigne qui champignonne naturellement sous les perruques, les tempes battent fort et les mollets tremblent. Leur nervosité est palpable. Mes enjambées sciemment décomposées ne font qu’accroître leur irritation. A mon passage, la bouche en cul de poule du Marquis se penche à l’oreille du Vicomte. - Ce jour est notre jour de chance. Je le sens. Croyez-moi, nous en serons !
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L’air de tout, excepté celui de l’impassibilité, le Marquis désigne d’un coup de menton le maroquin rouge que je serre précieusement. Le Vicomte ne répond pas. Et d’ailleurs que répondre à cette remarque que je trouve furieusement banale ? Ce petit Marquis semble l’irriter souverainement. Tout autant que moi. Je suis convaincu que ce blondin(5) n’a aucune disposition en rien, sauf celle insurmontable à ne rien faire et parler pour ne rien dire. Sans autre façon, le Vicomte de Pons prise une pincée de tabac accolée au revers de la main. Elle noircit à volonté le tour de son nez. Le petit Marquis, un rien vexé de n’avoir qu’un reniflement pour toute réponse, toise le Vicomte dont il m’a répété « reprocher son esprit qu’il juge des plus épais ». Il est vrai que la mine austère et le silence dédaigneux du Vicomte renforce ce jugement. Je contiens un sourire. Ces deux courtisans ont, ce jour, deux points communs. Le premier consiste en leur tenue. Ils portent des culottes « couleur feu » et croient, ainsi, enflammer la gente féminine. Mon opinion est contraire, mais après tout ils sont seuls juges. Le deuxième est d’importance : du plus profond de leur être, ils aspirent à entendre leur nom que je vais peut-être prononcer. De la sorte, ils pourront accéder à l’Oeil-de-Bœuf. Plus qu’un rêve : la quête du Graal. Le « salon de l’Oeil-de-Bœuf » est l’antichambre du grand appartement du Roi à Versailles, là où se réunit la fine fleur de la haute Noblesse. Le nom de ce salon peu paraître étrange. Il n’en est rien. La pièce possède une lucarne, plus précisément une fenêtre ovale curieusement placée. Elle se trouve à hauteur de plafond dans la partie supérieure du mur. L’endroit est-il sobre ? Il est à l’image de Versailles. Entre les moulures peintes à l’or, les épaisses tentures pourpres et un mobilier aux formes alambiquées, les toiles de Paul Véronèse en font tout l’ornement. De part et d’autre, de la cheminée en marbre et où trône, devant l’indispensable miroir, un magnifique cartel,
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est dispersée une multitude de statues. Mais que faut-il faire pour accéder à l’Oeil-de-Bœuf ? La première condition : appartenir à une famille noble. Les membres de ces familles doivent fournir des « Preuves ». Ce sont les documents authentifiant que leurs ancêtres ont été titrés et anoblis avant le XVème siècle. Ces « Preuves » se présentent sous forme de lourds dossiers poussiéreux, l’effet du temps… Ils seront étudiés par un personnage incontournable en la matière : le Généalogiste du Roi, l’austère Bernard Chérin, censeur royal dont la sévérité extrême n’est plus à faire. Mais ce n’est qu’une réputation… Dès lors qu’il donne son accord, j’ai la charge de faire connaître à la Cour celles et ceux qui ont été retenus. En apparence, rien de plus simple. Soit vous avez été anobli avant l’année 1400 et l’affaire est faite ; dans le cas contraire, il est inutile d’insister. Erreur ! La réalité est des plus différentes. A se demander si le mot « intrigue » n’a pas été inventé à cette occasion afin de contourner ce règlement car l’enjeu est de taille. Avoir le privilège d’être présenté au couple royal, c’est l’assurance d’accéder à une grande carrière militaire (l’élu se verra offrir un régiment), obtenir des charges forts bien rémunérées (elles sont si convoitées) ou d’ouvrir la porte à des mariages avantageux (ils ne sont point légions). Tous les nobles qui ont accès à l’Oeil-de-Bœuf le disent : ce jourlà est le plus beau jour de leur vie(6). On peut les comprendre… Ils ont alors droit aux « Honneurs de la Cour ». Ces messieurs « montent dans les carrosses »(7) tandis que ces dames « prennent le tabouret »(8). Cette reconnaissance ultime est une source de grande vanité ou de rancœur selon que vous soyez appelés ou relégués. Tout est réuni pour profondément diviser la Noblesse(9). A côté de l’entrée principale de la salle de l’Oeil-de-Bœuf comme le veut l’usage, un des battants est resté ouvert - je grimpe
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sur le velours d’une petite estrade prévue à cet effet. Quoiqu’à une distance respectueuse, les courtisans s’empressent à mon entour. Gestes à la fois précis et déjà mille fois exécutés, j’ouvre le maroquin et retire une enveloppe cachetée. Tandis qu’un valet de pied se précipite pour récupérer le précieux portefeuille négligemment tendu, je romps les cachets en cire rouge, dûment estampillés des attributs du Généalogiste du Roi. Je déplie l’unique feuille qui excite tant de convoitise. Je ne me lasse jamais de cet instant, bien au contraire, j’éprouve une sensation de jouissance qui se traduit par d’agréables picotements dans le dos. Ai-je le pouvoir absolu ? Non. Mais savoir que je tiens entre mes mains - et pour quelques secondes encore - le destin de ces courtisans, de cette Noblesse de Cour détestable en tous points, n’est pas pour me déplaire. Mes raclements de gorge soulignent l’importance du moment. Sous les « chut » et « faites silence », je prends mon temps. Ce sera jusqu’à l’extinction absolue des murmures. Seul, le frou-frou des tissus aura grâce à mes oreilles. Nous parvenons enfin à l’ultime seconde qui tient toute la haute noblesse du Royaume de France en haleine. Elle en est au point de ne plus respirer parce que, moi, le Premier Commis du Généalogiste du Roi - un grand nombre me trouve exaspérant - je vais enfin citer les noms ; les noms de ceux qui vont avoir l’honneur de franchir la porte d’entrée de l’Oeil-de-Bœuf. - En ce premier jeudi du mois de l’an 1777, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Les perruques frémissent et les éventails s’agitent nerveusement. Entre mon index et mon pouce, j’aime à frotter la feuille dont je suis, seul, habilité à lire les noms. - Ces personnes sont au nombre de sept. Le protocole n’oblige en rien cette remarque comptable, sauf à agacer un peu plus les courtisans. Une niche à ma façon, histoire de mettre tout ce petit monde à la torture. Habilement prononcé à 16
voix basse - les oreilles sont si attentives que personne n’a encore songé à me réprimander - je reprends aussitôt ma voix puissante. Elle fait merveille au point de fuser jusqu’à l’autre bout de la Galerie des Glaces. - Le Marquis de Savonnières, lieutenant colonel de dragons. Murmures. Difficile de savoir s’ils sont de sympathie ou de complaisance. Pour moi, il est entendu qu’ils sont de jalousie. Je m’apprête à « lâcher » un second nom que j’articule jusqu’à le décortiquer. - Alexandre de Saint Maurice, Prince de Montbarrey … A mes pieds, je lorgne le Vicomte de Pons et le jeune Marquis de Chauffiac. Ils vibrent par tous les pores de leur peau. La sueur menace. Le Prince de Montbarrey compte parmi leur relation. Estce de bon augure pour eux ? Ils ont l’air convaincu. - L’Abbé de Béon, Abbé Ordinaire de Madame Adélaïde. Quelques applaudissements. Et pour cause : Madame Adélaïde est la tante du Roi Louis XVI. Dès lors, il est de bon ton de se faire remarquer auprès de son abbé. Sait-on jamais ? - Euphémie Philippine, Comtesse de Malfy. Silence glacial. A mes oreilles, c’est un classique. Il sonne clair. Pour obtenir son sésame, cette Comtesse a su assurément choisir ses amants dans la meilleure des aristocraties. - La Princesse de Tarente. Les mines rougeoyantes du Vicomte et du Marquis prennent un mauvais tour. J’observe que l’un et l’autre ont refermé cinq de leurs doigts. Il reste deux noms à énoncer. - Le Comte de Chabannes, Premier Ecuyer de Madame Adélaïde. Les applaudissements sont vifs et féminins ! Un Comte est plus facile à mettre dans son lit qu’un abbé. Quoique. Plus qu’un seul nom. Le dernier. Le teint de nos deux courtisans tourne couleur violacé. - Le Vicomte de Vérac … C’en est fini pour aujourd’hui. A chacun des noms que je prononce, les élus, le visage de marbre mais le trottinement précipité passent l’antre de l’Oeil-de-Bœuf. 17
Quant à nos deux courtisans, la mine mi-défaite mi-offusquée, ils n’osent point se regarder tellement la teigne les ronge. Les horribles plaques rouges dépassent maintenant leurs perruques. Elles les indisposent au plus haut point.
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Tableau 1, Chapitre 2
A peine ai-je prononcé le dernier nom que le brouhaha de la Galerie des Glaces reprend aussitôt. On dit qu’elle jargonne. Deçà, delà, on virevolte entre des essaims de frivoles qui butinent et lutinent tandis que ces messieurs bourdonnent. Pêle-mêle, la haute Noblesse se mélange : des courtisans, des financiers bouffis de suffisance (ou amers selon les effets de leurs agiotages), des hauts magistrats, sans compter les blondins à l’air « précieux » qui, adulés par quelques évaporées, se croient philosophes. Ainsi les gens de la Cour se dandinent, se trémoussent, vont et viennent à l’entour d’une haute estrade sur laquelle les musiciens reprennent leurs droits après mon intervention. Une choriste entonne des airs de Lulli que scie un quatuor de violons… De quoi se compose la Cour ? De personnes désœuvrées. De quoi parlent-elles ? Des anecdotes du moment. Rarement, on ne parle d’évènements politiques (ils échauffent la bile). En revanche, chacun s’empresse des nouvelles productions artistiques, suppute les prochains esprits brillants des salons parisiens(1) qui feront « l’ornement de la France ». Comme toutes ces personnes « savent bannir la gêne sans inconvénient », ils sont persuadés que Versailles se montre infiniment supérieur à la Cour d’Espagne ou de Vienne. La preuve ? La Noblesse française est la seule à savoir
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pratiquer la « finesse de tact », une obsession que les courtisans surnomment « l’art de plaire ». Elle a pour effet que chacun ne s’appesantit sur aucun sujet. « Mais oui ! C’est pour éviter l’ennui. ». En réalité, un subterfuge afin de maquiller leur ignorance en tout. Résultat : les conversations sont souvent aussi mousseuses que les perruques poudrées de ces messieurs… En revanche, à la Cour, il est de « bon ton »(2) de donner l’apparence de la vertu. Les débordements sont autant intolérables qu’inacceptables. Le savoir-vivre est de règle. Son point essentiel ? Une « grande correction financière »(3), même si vivre à la Cour exige de mener grand train. A commencer par le coût exorbitant des toilettes de ces dames et des tenues de ces messieurs. On se pare quotidiennement de nouveaux habits, ils sont d’apparat. A Versailles, à chaque instant, on est en « représentation ». C’est sans parler des « à-côtés » : les frais d’équipages et domestiques(4). Le goût du luxe s’accroît jour après jour. Les courtisans dépensent sans compter. L’économie est un déshonneur. A cet incontournable nécessité et dès lors que l’exercice de l’intrigue répugne, l’alternative est simple : se ruiner ou rapiner. Pour le reste ? Tout passe. Entretenir des liens extraconjugaux n’atteint jamais une réputation, même d’une femme éprise d’un jeune abbé, pourvu que la discrétion soit de mise. Les salons de Versailles sont remplis de gentilshommes qui font les aimables auprès de galantes. Quelle différence entre le salon de la Paix, les salons de la Guerre, d’Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus, le salon d’Abondance ou le salon d’Hercule ? Aucune. Les comportements et les usages sont à l’identique : des personnes aux belles manières et charmées(5) de se retrouver. « Un joli monde », comme se plaît à le souligner la Duchesse de Beauvilliers. - Nous appartenons à un univers convaincu de participer à un
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mélange indéfinissable de critique mais d’urbanité, de simplicité mais d’élévation, de raison mais de grâce… Et qui comblent les cœurs et les esprits ! - Ah. Pour m’avoir attrapé le bras, j’observe malgré moi, la Duchesse donner la leçon à sa jeune nièce, fraîchement arrivée de province et encore toute éblouie des fastes de Versailles. Derrière son éventail, elle soupire à mon attention. - Bâtie comme une nymphe mais Dieu qu’elle est sotte ! En effet, le « Ah » poussé par la nièce n’est guère prometteur pour une « éducation réussie » de la jeune fille à la Cour de France. Elle a les charmes de la niaiserie… Qu’est-ce qui fait le quotidien de la Duchesse de Beauvilliers(6) (comme celui de toute la Cour) ? Les intrigues. A Versailles, on « intrigue ». Il le faut. La démarche monopolise toutes les énergies mais, après tout, rien de surprenant. Sous des dehors futiles, ces gens sont féroces. Tous ne poursuivent qu’un seul dessein : réussir à « intriguer » afin « d’obtenir des faveurs ». Voulez-vous une lettre de cachet ? Décrocher une abbaye ? Une charge ? Une pension(7) ou encore saisir un canonicat ? On se doit « d’intriguer ». Ce n’est point une mince affaire. L’exercice ne s’improvise pas. Il exige force souplesse et grande compromission. La Duchesse s’insurge contre les réticences de sa nièce. - Allons, très chère enfant ! A Versailles, intriguer, c’est quémander. Alors, courbez l’échine ! - Mais… - Taisez-vous et ne faites point la sotte ! C’est ainsi. Il vous faut l’admettre, sans quoi rien ne vous sera épargné ni consenti. - Et vous, ma tante, ne me dites pas… - Quoi ? Moi ! Un peu d’honnêteté, que diable ! Moi aussi, je me comporte de la sorte. - En ce cas, Versailles est un joug qui vous humilie… - Détrompez-vous, ma fille ! Parce que je sais plier de bonne grâce - c’est tout mon talent - je suis admirée ! Mieux : certaines 21
me jalousent parce qu’elles réussissent moins bien que moi. - Mais… - Allez-vous m’écouter à la fin ! « Intriguer » n’est ni une affaire de morale ou d’orgueil, c’est un fait. Si vous réussissez, vous serez largement payée de retour. Croyez-moi, chère enfant, la courtisanerie est payante. Elle nous récompense de ses pensions, de ses appuis et de ses places. Le rouge monte aux joues de la Duchesse et de sa nièce : l’un est de fureur contenue, l’autre de honte rentrée. Si la Duchesse de Beauvilliers - qui a le titre de Dame d’Honneur Douairière de Madame Adélaïde(8) - donne avec fureur dans les leçons de « savoir-vivre », sa curiosité « mal placée » l’est tout autant. Je crains de ne pouvoir échapper à son emprise et m’évader promptement en longeant les miroirs de la Galerie. Elle parvient à écraser ma chaussure et ainsi me couper toute possibilité de retraite. Tout un art. Le mouvement se veut léger mais ferme et sans être vu de quiconque, ce serait inconvenant. Il rend pantoise la nièce. - Cher Julien, mon bon ami, voilà que je vous trouve beau teint ce jour ! - Madame la Duchesse. Surpris du compliment, je salue. Je sais avoir jolie figure et belle allure que quarante-quatre années d’existence n’ont que bonifiées. J'ai un long nez et c'est un détail qui, je crois, me met en valeur. On dit également de moi que j’ai le port de tête avantageux car, sous une perruque poudrée à frimas, il abrite intelligence et curiosité. Si je suis sans illusion sur les flatteries servies à bon compte, celles-ci charment toujours ! La Duchesse enchaîne. - Cette Euphémie Philippine, Comtesse de Malfy, vous rendezvous compte ! Appelée à rejoindre l’antichambre du Roi ! Sieur Julien, c’est incroyable ! Inconcevable ! Inimaginable ! Voilà qui mérite une franche explication ! - Mais Madame, si le Généalogiste du Roi a considéré que… - Tut ! tut ! tut ! Ne mettons point dans l’embarras ce cher 22
Monsieur Chérin. La question est de connaître le subterfuge employé par cette Malfy pour parvenir à ses fins. Je me dois de rester distant. Sans doute par bienséance - elle est Duchesse - mais surtout parce qu’il en va de mon intérêt. A la Cour, il vaut mieux ne pas fréquenter de trop près les grands de ce monde et revendiquer de vouloir jouer les diplomates. Les inconvénients ne se font point attendre. Ici, les courtisans forment une toile vénéneuse. Ses filaments sont un mélange inextricable de prétentions, de dénigrements et de faux jugements. On en est la victime, surtout quand on n’appartient point à ce monde. Quant aux femmes de Cour, la plupart d’entre elles sont de dangereuses araignées qui veulent avoir leur partie au jeu des commérages. Prudent, je m’échappe par une question. - Madame, est-ce bien important ? - Sieur Julien, savoir que cette Euphémie Philippine est admise chez le Roi, voilà qui me met sur les épines ! Cette ménagère de paroisse vaut encore moins qu’une courtisane de haut vol ! Comme j’en ai pris l’habitude, dans ce cas, je me tais. Je prends un air pénétré et hoche longuement la tête tout en observant la Duchesse. Les toilettes des femmes de la haute noblesse ne déçoivent jamais. Il faut dire que rien ne manque à l’ampleur faramineuse de la robe de la douairière : choux de rubans, polonaises en soucis d’hanneton, engageantes en dentelle de couleur mauve et orangée, retombantes brodées, bouffettes de frivolité, glands garnis à l’or, pierres paillons d’argent et un fichu en mousseline qui « ennuage » son tour de gorge. La Beauvilliers a les apparences d’une pâtisserie dont la dominante rose tendre n’allège en rien son aspect pesant. La Duchesse est un gâteau un peu écœurant : elle a tous les aspects d’une énorme meringue enrobée de chantilly. Bien que prise par l’embonpoint à cause de l’âge, la « friandise » est, en son milieu, serrée au point d’être « bien gênée ». Le corset est là pour interdire tout mouvement gracieux. La Duchesse aura toutes les peines du monde à absorber la moindre des nourritures. La façon qu’elle a de se mouvoir laisse à penser que tout son être a trempé dans un baquet d’empois… 23
Les yeux écarquillés, je ne me lasse pas de découvrir les atours chargés et flamboyants de « la jument blanche » ou « l’aimable bossue ». L’autre surnom dont la Cour affuble aussi la Duchesse n’est point charitable : il ne vaut que par une trop forte propension à se tenir voutée. Quant à « aimable », rien de cela ne transperce sous le masque épais de son fard. Derrière ses joues fortement teintées de rouge, elle a fait en sorte que la couleur aille jusqu’aux paupières inférieures. Comme toutes ces dames, elles se donnent « du feu aux yeux ». C’est la mode. En réalité, c’est une façon de cacher ses sentiments, de parer à une remarque désobligeante ; Versailles en est friand. Le visage de la Duchesse est agrémenté de mouches posées aux intersections des rides. Elles ne vont guère changer un aspect où l’acrimonie l’emporte largement sur l’élégance. La Duchesse fait partie des beautés décaties qui hantent les salons de Versailles. - Ne dit-t-on pas que cette virago en a après le jeune Comte d’Artois(9) ? - Mais chère Duchesse, j’ai la réponse ! L’intervenante vient à point nommé. Elle m’évite une réponse qui, de toutes les manières, n’en serait pas une. Telle est la règle si je veux tenir ma place de Premier Commis. La nouvelle venue me tend une main molle. Mon baisemain est furtif car le pire est à craindre face à l’affriolante Marquise de Cambis. Par le passé, cette brune fort piquante s’était montrée pressante pour ne pas dire « entreprenante » auprès de Monsieur Chérin, dès lors qu’elle avait fait acte de candidature à l’Oeil-de-Bœuf. Pleine de ruse, elle obtint rapidement gain de cause, l’histoire ne dit pas comment. J’ai mon idée sur la question : la physionomie lascive de la Marquise a un « je ne sais quoi » qui attire comme un aimant la gente masculine. Ne dit-t-on pas d’elle qu’elle est « l’aimant de tous les amants » ? A-t-elle les inconvénients de la dépravation ? A défaut de le dire, on le pense haut et fort. Quoiqu’un aspect de sa personne me chiffonne. Elle est tout près de loucher. J’aurais envie de la trouver laide mais bon nombre de courtisans ont cru y voir un combat entre le dévergondage de ses sens et la pudeur de 24
son sexe. Sans doute que cette lutte intérieure explique la divergence de ses yeux… Il n’empêche, son propos à l’égard de la Comtesse de Malfy est malvenu. La Marquise est indécente. - Non seulement Euphémie Philippine de Malfy en avait après le jeune d’Artois mais à force de « grimper » sur tous les arbres généalogiques de la Noblesse, elle a fini par parvenir à ses fins ! Eventail grand ouvert et lèvres pincées, la Duchesse ne se retient plus. - Elle nous ferait croire qu’elle descend d’Hugues Capet ! La Marquise de Cambis glousse. - Cette grue n’excelle que dans la prostitution, incapable d’un mariage arrangé. L’organe(10), tour à tour sec et caressant de la Marquise, s’il déplaît à mes oreilles, produit l’effet contraire chez la Duchesse. Il décuple sa hargne. - Nous n’en n’aurions pas eu davantage avec cette courtisane qui prend des airs de Princesse qu’avec une Princesse qui prendrait des airs de courtisane ! - Cela ne va pas sans nous rappeler les origines douteuses de la Bécu ! Depuis la mort de Louis XV, Versailles ne sera jamais assez cruel à l’égard de Madame du Barry(11). La remarque fielleuse suscite l’éclat de rire de la Duchesse, de ses rires de gorge qui font penser aux servantes qu’on chatouille de trop près. C’est du moins l’idée sournoise qui traverse l’esprit de la Marquise de Cambis. En la matière, son hypocrisie ne connaît aucune limite : si la Duchesse de Beauvilliers jette l’opprobre sur Euphémie Philippine, la Cambis pense qu’elle est en colère de vieillir et irritée de n’avoir jamais été jolie… Je mets à profit leur accaparement pour m’éclipser. Intarissables, les méchantes langues ne s’en aperçoivent pas. Ainsi va Versailles. Sous l’apparence d’un « délicieux tumulte », le château est en réalité une arène, lieu de toutes les escarmouches et de toutes les cabales. Les conversations n’ont d’autre objet que de susciter amertume, jalousie et haine que chacun aura soin de 25
déverser dans un calice que l’on se passera de main en main. Au salon de Vénus, Madame Adélaïde trône au milieu de ses Dames d’Honneur. Je regagne l’étude du Généalogiste du Roi et y va fort de mes courbettes. Je me dois de saluer la « Maison de Madame Adélaïde de France ». Sont réunies la Duchesse de Narbonne Lara, la Marquise de Laval, la Marquise de Bassompierre, la Comtesse de Chabannes, la Comtesse de La Ferronaye, la Comtesse de Sommièvre, la Vicomtesse de Talaru, la Marquise de la Roche Lambert Thevalle, la Comtesse d’Osmond, la Comtesse de Ganges, la Comtesse des Ecotais, la Comtesse de Béon, la Marquise d’Esclignac, la Marquise de Lostanges(12)… La cohorte ainsi formée a grosse réputation. On les redoute. La « garde rapprochée » de la tante du Roi - le nom ne doit rien au hasard - est essentiellement composée de dévotes dont les courtisans ont tout à craindre. Entre deux messes, ces dames excellent dans l’art d’intriguer. Madame Adélaïde n’est pas en reste. La « Loque »(13), qui n’est guère réputée pour sa finesse d’esprit, fait étalage de son caractère irascible, orgueilleux et autoritaire. Aux côtés de Madame Adélaïde se tient l’incontournable ecclésiastique qui n’a souvent de conviction religieuse que son habit noir et sa collerette amidonnée en forme de V. Le directeur de conscience de la tante du Roi est facilement identifiable : un faciès si pâle que l’on croirait un saint de Carême. Il s’agit de l’abbé Bergier qui bénéficie du titre de « Confesseur de Madame Adélaïde ». Comme beaucoup d’autres, je ne comprends nullement ses sermons. Des mauvaises langues disent qu’il est incapable de concilier les intérêts du Ciel et les exigences de la terre. De plus, il se pique d’écrire des vers. C’est aussi la mode. Là encore, tout un chacun en est convaincu : il tartine d’assez épaisses sottises… De temps à autre, l’abbé fait la lecture de ses poèmes auprès de la cohorte réunie. Avec délice, il déclame de niaises apologies sur « le bonheur sensoriel dans l’Au-delà ». Les
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éclats de rire des Dames d’Honneur, s’ils se font sous cape, n’en sont pas moins moqueurs et impitoyables. Au milieu de leurs babillages, la « garde rapprochée » se doit de répondre à mon salut. Je fais partie des meubles de la Maison… Le protocole est respecté mais froideur et distance sont de mise. Certaines de ces dames, au collet si monté, mâchonnent tandis que d’autres, au corset si serré, grignotent. Les unes se contentent de blanc-manger, les autres sucent quelques pralines. Les yeux baissés, elles émiettent leurs pains aux amandes ou suçotent le rebord de leur tasse. Toutes écoutent Madame Adélaïde qui les régale de nouvelles rumeurs. Elle évoque un lointain cousin du Roi « dans le besoin ». En réalité, chacune frétille à l’idée de moquer son infortune. La « Loque » excelle en la matière. - Figurez-vous que le malheureux paye ses dettes ! A ce genre d’allégation, les visages se tendent. Dans la haute Noblesse, on plaide, on intrigue et on corrompt ; cela va de soi. Rembourser ? Si peu, sinon on déchoit. - Sans doute est-il ruiné ? - Mais, chère amie, qu’il réduise l’écurie ! Deux bijoux vendus, trois domestiques de moins et la troupe repart sur de nouveaux frais. - C’est l’affaire de quelques semaines. - C’est assez pour relever un nom. - Et trop pour régler des dettes ! - Si personne ne lui vient en aide, j’en prends charge ! Je ne ménagerai point mes écus. Toutes les Dames d’Honneur pouffent, elles savent que Madame Adélaïde n’est généreuse que de sa morgue. - Allez ! Avant l’an, nous retrouverons le cousin du Roi flamboyant ! Le ton est donné : félicité et cordialité n’ont point cours dans l’entourage de Madame Adélaïde. Subitement, la « cohorte » se mure dans le silence. L’entrée d’un nouveau groupe de personnes en est le motif. Celui-là traverse le salon. Tel un zéphyr. A l’inverse de celui de Madame Adélaïde, 27
cet essaim-là a toutes les apparences de la frivolité. Les bons mots sont de mise et les éclats de rire fusent. Comment peut-il en être autrement ? Il s’agit de la « société intime » de la Reine. En tête, la Duchesse de Polignac (sa nouvelle grande amie de cœur), suivie de la Comtesse Diane, de la Comtesse de Polastron, de la Duchesse de Guiche (surnommée « la Guichette »), de la Comtesse de Chalon, du Duc de Coigny, de Monsieur d’Andlau, du Comte de Vaudreuil et du Baron de Besenval. Tous entourent avec bienveillance, celui que les salons parisiens « s’arrachent » tellement ses poésies érotiques sont prisées. Il s’agit du Chevalier de Parny. Le salon est devenu glacial, le temps que les deux essaims se croisent. Si, deçà, delà, on balbutie des bonjours, les deux groupes battent froid. On fait partie du même monde mais cela n’empêche nullement de se haïr. En cette année 1777, sans la Cour de Versailles, la Noblesse n’est plus rien. Les courtisans n’aspirent qu’aux fastes que leur procure le château. Comment en est-elle arrivée là ? Ou du moins qui en est l’instigateur ? Il faut remonter à l’aïeul de Louis XVI : Louis XIV. Enfant, celui-ci fut - à juste titre - marqué par la Fronde(14). La construction de Versailles sera sa réponse : asservir la haute Noblesse. Plus d’un siècle plus tard, cette volonté de politique intérieure va au-delà de toutes les espérances. La Noblesse n’aspire qu’à une chose, être admise à Versailles. Pourtant les places sont chères, l’affaire n’est point aisée. L’Oeil-de-Bœuf est là pour ça. Une diabolique machination. - Ils ont d’abord été abêtis dans les corvées de Cour par Louis XIV. Puis ensuite comme enfermés dans une bonbonnière par Louis XV. Aujourd’hui, ils sont transformés en caniches de luxe. Ils ne font que prendre la pose et faire des mines devant le Monarque ! Leur influence et leur pouvoir ont été confisqués. Louis mon père est d'une grande lucidité et cette réflexion, qu'il a souvent formulée, m'a toujours interpellé...
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Tableau 1, Chapitre 3
Au pied des escaliers qui conduisent à l’étude de Bernard Chérin, je croise la Duchesse de Beauvilliers. Lèvres pincées, elle admoneste la nièce. A n’en point douter, elle veut son accession à l’Oeil-de-Bœuf . - Ma nièce, exercez-vous d’ores et déjà à la manie de vous mirer. Ce jour-là, vous devrez y exceller. Au salon de l’Oeil-de-Bœuf, les glaces sont faites pour travailler vos manières. Mais je serai avec vous et saurai veiller au grain ! En fait de « veiller au grain », la démarche de la Duchesse est un calcul intéressé. Une fois appelé au salon, elle s’affublera alors d’un air méprisant mais prévenant auprès de la nièce qu’elle chaperonne et ne s’en départira pas. L’exercice est de grande importance. En effet, elle en recueillera les fruits si, d’aventure, sa « protégée » devenait une des favorites de la Reine. La Duchesse aura atteint le sommet de ce que la Cour appelle « l’art d’intriguer » : avoir la souplesse de l’insolence (devant sa sotte de nièce) subitement métamorphosée en soumission (devant la Reine)… Inimitables mais imparables. Le cabinet du Généalogiste du Roi occupe une partie de l’ancien logement du Chancelier de Pontchartrin(1). Situé au second étage d’une des ailes des Ministres, il donne sur l’Avant Cour. Les
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fenêtres orientées au midi, quoique toujours closes, ouvrent sur la grille de la cour royale. Les volets intérieurs ont tous une petite ouverture métallique et coulissante. Elle me permet d’observer les allées et venues des carrosses du Roi, de ceux de la famille royale, des Princes de sang, des Ducs et Pairs qui seuls pénètrent par cet endroit. Le cabinet est d’un abord engageant. Servi par un vaste et somptueux escalier de marbre, il conduit à une lourde porte en chêne. Elle est fort-close et ornée d’un splendide lys en bronze qui fait office de marteau à l’attention des visiteurs. Une fois l’entrée principale franchie, tout change. Le visiteur surpris déchante vite. Un sombre et interminable corridor - pour ne pas dire un « boyau » - se tortille entre les antichambres qu’il distribue. Etre précédé de son domestique, une chandelle éclairée à la main, est des plus recommandés. A défaut, on risque de se prendre les pieds derrière des empilements de feuillets malencontreusement ou intentionnellement abandonnés. Ils sont à foison. De part et d’autre, les murs ne sont qu’une succession d’étagères. Toutes sont encombrées d’énormes livres ou alourdies par d’épais dossiers que relient des chemises en cuir, enrubannés pour les plus chics, ficelés pour les plus rêches. Quant à l’épaisseur de la poussière… La dernière femme de chambre du château, qui a franchi la porte d’entrée, a quitté ce bas-monde depuis belle lurette ! Les pièces du cabinet, toutes boisées, sont aussi crasseuses qu’obscures. Trop coupées d’entresols ou d’arrières cabinets, elles n’ont de jour que par l’antichambre. Autant dire qu’au soleil de midi, l’endroit demeure des plus ténébreux. Les flambeaux sont éclairés la journée durant. Ces dispositions sont voulues par Chérin. Elles l’arrangent : mettre mal à l’aise son interlocuteur qui, par définition, se montre toujours pressant. Entre deux arrières cabinets, on pénètre l’antre du maître. Ni mieux ni moins bien que les autres pièces, peut-être est-il seulement un peu plus sombre, plus reculé et plus caché que les 30
autres ? Tandis que je pénètre ce que tout un chacun surnomme « la boutique du boutiquier », j’ai la désagréable surprise de buter sur le Marquis de Chauffiac qui s’entretient avec Chérin. Le jeune Marquis est décidément bien ennuyeux. Des mois qu’il fait le siège de l’étude au motif de ne point se voir retenu à l’Oeil-deBœuf. - Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer, une fois pour toutes, votre inconvenance à mon égard ? Caché derrière la mauvaise chandelle qui l’éclaire, le Généalogiste profite de mon entrée. - Ah, voici mon Premier Commis. Sieur Julien, vous arrivez à bon escient ! Chérin se retourne vers le Marquis. - Sieur Julien étudie vos « Preuves ». Ainsi, vous aurez l’explication de vive voix. Je déteste être ainsi pris au dépourvu. Pour ne pas vexer le Marquis - sait-on jamais ce que l’avenir réserve ? - Chérin se décharge à bon compte sur moi. Je jette un regard assassin à l’encontre du Généalogiste. Un peu honteux, celui-là cligne des yeux. Nous travaillons ensemble depuis des lustres. Et bien que je dépende de Chérin, la hiérarchie n’a plus réellement cours entre nous. Agacé, je prends à peine le soin de m’en cacher, surtout à voir ainsi le Généalogiste et son faciès de jésuite bilieux. Le bonhomme est à la limite du repoussant (est-ce là aussi volontaire ?). Revêtu d’une robe de chambre proche de la guenille qui dissimule mal son aspect décharné, il a la tête recouverte d’une espèce de manchon où la teigne champignonne. Il prend la mine exsangue et crachote dans un mouchoir crasseux. Difficile à qui ne le connaît pas de deviner qu’il s’agit du Généalogiste du Roi. Pour compléter le portrait, le personnage répand autour de lui une odeur de chien malpropre. S’il ne s’en soucie guère, il en va du contraire pour son interlocuteur. Le Marquis protège son nez d’un mouchoir. L’air pincé, celui-ci m’interroge du regard. 31
- Mais enfin mon ami ! Vous n’êtes donc point sans vous rappeler mes patronymes. Bulot de Noyer de Castoulet, Marquis de Chauffiac. J’écarte les bras, signifiant par là mon impuissance. - Monsieur le Marquis, nos recherches sont en cours. Mais nous butons… L’autre s’insurge. - Vous butez, vous butez… Mais contre quoi, mon ami ? - Les noms de Noyer et Castoulet… Nous ne progressons guère sur leurs origines. - Soit. Mais, le Marquisat de Chauffiac existe bel et bien ! - Certes, il ne fait aucun doute que ces terres se situent en Lauragais et qu’elles vous appartiennent. Cependant, nous ne retrouvons point les lettres patentes correspondantes… - Les lettres patentes ? Qu’est-ce à dire ? - Les lettres marquées des sceaux des aïeuls de notre Roi fourniront la preuve irréfutable que vos terres ont été transformées en Marquisat. - Ah. - Dès lors que vous nous fournirez ces documents, votre affaire devrait être en bonne voie et lever bien des obstacles. Je me retourne vers Chérin. - N’est-ce pas Monsieur ? Recroquevillé, derrière sa chandelle, Chérin rognonne. Il ne trouve rien à répondre, sauf à taper ses chaussures éculées sur le rebord de son secrétaire. Quant au Marquis, pris de court, il hoquette. Silence gêné. - Vos arguties me déçoivent. Me voilà gros-jean comme devant ! Je risque une remarque. - Gare à ce que vous dites, Monsieur le Marquis ! - Quoi donc ? - Autrefois un gros-jean désignait un niais(2)… Furieux le Marquis prend la chose pour une provocation. Il se tortille sur sa chaise puis toute rage contenue, il se relève sèchement. 32
- Sieur Julien, sachez que dorénavant, je ne vous prostituerai plus mon oreille ! Quant à vous, Monsieur Chérin, mon honneur n’a que trop rougi des demandes hypocrites que vous n’avez de cesse de me prodiguer. Le mouchoir n’est plus au nez. A cause de l’agitation du Marquis, il s’en va déchoir sur le bureau du Généalogiste. - Et puis ces lettres patentes, comme vous dites, sont l’affaire d’une semaine ou deux, tout au plus. Vous aurez tantôt de mes nouvelles. Messieurs, je vous salue bien bas. Et de se retirer, le feu aux joues… Surpris de ce départ précipité et brutal, je me gratte le lobe de l’oreille, chez moi, la manifestation d’une soudaine inquiétude. En revanche, Chérin ne se trouble outre mesure. Il trouve le moyen de cracher un vilain glaviot qui s’en va étoiler un épais tapis, l’unique ornement de la pièce. - Bah, nous n’avons rien à craindre de ce petit Marquis. Sauf à nous persuader qu’il est une imposture. - En êtes-vous sûr ? Chérin hausse les épaules. - On dit qu’il ne fait que papillonner au château. Il n’a point d’appuis. Ses grandes oreilles par trop flamboyantes masquent à grand-peine son mensonge. A moins de produire des faux, nous ne prendrons jamais connaissance de ses lettres patentes. Le Généalogiste affiche une assurance non feinte. En guise de conclusion, il s’empare du mouchoir en soie du Marquis et se mouche abondamment…
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Tableau 2 : La Chambre du Roi, en ce printemps de l’année 1777
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Tableau 2, Chapitre 1
Louis XVI est matinal. La chasse n’attend pas. L’exercice plaît au Roi, plus que de raison, certains s’en plaindront à juste titre(1). Il se fait alors réveiller dès les premières lueurs du jour au moment où les valets allument les premiers feux et où, sous les fenêtres de Versailles encombrées de coffres à bois, de porte-linges et de garde-vaisselles, on balaye, on cire, on astique. Ce matin-là, point de chasse à courre. C’est pourquoi les huit heures passées de trente minutes sonnent les carillons des pendules dispersées dans les salons du château. Un joli concert. Louis XVI s’éveille. Je lorgne par l’entrebâillement d’une porte dissimulée dans le mur de la chambre du Roi. L’alcôve secrète, où je me tiens debout, donne directement accès à la pièce. Cela me rend-t-il honteux ? Je consens à cette idée mais n’éprouve nullement ce sentiment bien que cette manifestation de ma curiosité est des plus malvenues : une basse incorrection. Pris sur le fait, je serais au mieux banni de Versailles, au pire bastonné et emprisonné. Mais que voulezvous ! Au château, tout le monde épie tout le monde. Une mauvaise habitude que l’on ne confesse plus. L’état d’esprit général qui règne à Versailles a vite fait de transformer cet « usage » en une règle. A qui veut flotter dans les marais de l’intrigue, point de limite ! Du temps du Roi Soleil, on s’y
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employait déjà ardemment. Le Duc de Lauzun a fait bien des émules. Tandis que Louis XIV honorait sur sa couche Madame de Montespan, ce Duc, avec un incroyable toupet, s’était caché sous leur lit. Il voulait s’assurer - entre deux soupirs - des faveurs que la Montespan s’était engagée à obtenir pour son compte(2). A ce titre, Lauzun est une jurisprudence à lui tout seul ! C’est sans parler de mon maître Chérin qui, derrière la glace sans tain de l’Oeil-de-Bœuf de la pièce du même nom, prend plaisir à épier les personnes que j’appelle. Depuis mon poste d’observation, je vois les deux garçons de chambre s’activer. Muets, ils savent où je me tiens. Ils sont complices. Par le biais d’une mimique ou d’un toussotement appuyé, je sais si je peux rester ou si je dois m’éclipser au plus vite. Le carafon de limonade, préparé spécialement pour la nuit du Roi, est vide. La robe d’intérieur en soie blanche est soigneusement repliée sur une bergère. Aux pieds du lit, les pantoufles sont soigneusement alignées et près des oreillers, le « sultan »(3) a retrouvé son bonnet de nuit. L’un des valets éteint les flambeaux et présente au Roi pantoufles et robe de chambre tandis que l’autre pose sur une desserte, un lourd plateau d’argent chargé de victuailles. L’en-cas du matin(4). Il s’agit du « bouillon du Roi ». Le terme est abusif : une soupe paysanne aux laitues, poireaux et oseilles, un petit bouilli de raves, une tourte de pigeon et une autre de frangipane ; à cela s’ajoutent trois côtelettes, un fromage à la crème et plusieurs échaudés. Pour terminer, la note sucrée (le Roi est gourmand) : confitures, bonbons et abricots secs. Tout cela est ingurgité avec appétit. Pourtant, Louis XVI, soucieux d’appliquer les préceptes de la religion dit vouloir « anticiper le temps du Carême qui approche ». Son « jeûne » de ce matin est dans son esprit synonyme de « frugalité ». Il le croit sincèrement. En temps habituel, notamment quand il chasse, le bouillon est plus copieux : une poularde entière, une dizaine de côtelettes, des œufs au jus et une bouteille de champagne(5). 36
Au milieu de brocs en argent rempli d’eau, un des garçons de chambre présente la nouvelle acquisition du Roi. Un bidet en acajou massif. « Il est à seringue et munis de deux canules d’étain. Vos toilettes intimes s’en trouveront améliorées… » avaient annoncé fièrement ses médecins. Soupirant, le Roi s’était contenté d’un commentaire laconique : « Ce sont vous les hommes de l’Art ! ». Un des garçons de nuit enduit le torse du Monarque. De l’huile de lavandin, une huile essentielle qui « calme les nerfs, empêche les insomnies, facilite la transpiration et empêche les humeurs de se fixer ». Ce sont mot à mot les bienfaits de cet onguent énoncé par le Premier médecin du Roi. J’avoue ne point trop être persuadé des effets. L’un des valets - assurément payé de retour par la faculté - croit bon d’en rajouter. - Sire, votre peau est laiteuse à souhait. Un signe de bonne santé. Le Roi ne relève pas, excepté le couvercle de sa chaise percée(6). L’assise en bois de rose est recouverte de velours cramoisi et de galons d’or où des casiers sont dissimulés. Ils renferment un attirail de flacons en cristal : ses parfums. Il retire l’un d’eux qu’il hume avec volupté et s’affale sur les bourrelets en soie de son siège à l’anglaise. - Maintenant, laisse-moi seul… Dehors, les grilles d’honneur grincent. Ce sont celles de la cour royale que l’on ouvre largement afin de permettre l’accès aux carrosses. J’entends les lourds sabots martelés le marbre du sol. Ce sont les arrivées des voitures des Princes de sang et des Ambassadeurs qui ont, de fait, droit à la préséance. Il est temps de me retirer. Sur la pointe des pieds, j’accède au passage secret qui me conduit jusqu’à l’antichambre de l’Oeil-de-Bœuf. Je dois faire vite. A la Galerie des Glaces, l’estrade n’attend que moi. Les courtisans aussi.
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Tableau 2, Chapitre 2
- En ce premier jeudi du mois de l’an 1777, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Les perruques frémissent et les éventails de la Cour s’agitent, l’habitude… Et toujours, j’ose mon impertinence comptable et étouffe un « cette fois-ci encore » avant de me lancer. - Ces personnes sont au nombre de sept. Je jette un rapide coup d’œil sur la « si jolie » Cour qui m’entoure, étonné de ne point apercevoir les mines confites de mes deux compères. Le Vicomte de Pons et le jeune Marquis de Chauffiac ne sont point aux avant-postes. Tant pis ! Je prends ma voix de stentor, celle qui fuse d’un bout à l’autre de la Galerie des Glaces et jette mon premier nom en pâture. - La Marquise de Vallière et sa fille Mademoiselle de Vallière. Cette fois-ci, la Duchesse de Beauvilliers et sa nièce en seront pour leur frais. Jamais, le Roi et Chérin ont doublé sur une même liste des profils similaires. Pourquoi ? Une tradition, rien de plus. J’entraperçois l’air marri de la Duchesse. A peine ! Ce sera pour une autre fois. Elle le sait et je n’en doute point. - Ladislas Valentin Joseph Hallewyl, Comte Esterhazy. Celui-là est attendu. Le hussard Hongrois, genre reître musqué,
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fait partie des nouveaux intimes de Marie-Antoinette. De ce côtélà, la coterie fonctionne à merveille : elle ne souffre aucun retard. - Armand Jules François Duc de Polignac. Tant qu’à faire, ajoutons en un de plus ! Il est à l’identique du précédent. Son épouse est depuis peu « l’amie préférée » de la Reine. C’est dire. - Le Comte Durandel. Au fur et à mesure des noms prononcés, les élus, le visage impassible et le trottinement précipité, passe l’antre de l’Oeil-deBœuf. Pourtant, à l’énoncé du nom du Comte, point de bruit de pas. Je toussote et lance un regard circulaire. Les secondes s’égrènent. Les mines prennent un air de surprise. Pour une fois, ils ne sont point feints. Mouvement de foule. Je lorgne la trogne cramoisie du Vicomte de Pons et celle enfarinée du Marquis de Chauffiac. Ces deux là, sans doute retenus par quelles obscures affaires, sont visiblement furieux de leur retard. Je rappelle le Comte de façon encore plus appuyée. - Monsieur le Comte Durandel ! Un silence presque parfait. Le sourcil en accent circonflexe, manifestation de mon échauffement, j’ausculte à nouveau la noble assemblée. Rien. Je relance. - Est-il souffrant ? Quelqu’un peut-il me donner la nouvelle ? Point de réponse. Les mines courtisanes sont tout autant étonnées. Je prends un peu de mon temps puis écarte majestueusement les bras. Le mouvement marque le signe de mon impuissance que je transforme - avec malice - en geste négatif à l’attention de Pons et de Chauffiac. Les deux comprennent aussitôt. Ils seront « grosjean comme devant » comme le dit si avantageusement le jeune Marquis. Leur fureur contenue fait plaisir à voir ! Je contiens un sourire à l’énoncé des deux derniers noms. - Louise Marie Christine, Chanoinesse du Chapitre de Remiremont et Marie Josèphe, Prévôte du Chapitre Souverain d’Essen. La coterie de la Reine aura été ce coup-ci du plus bel effet : quatre 39
personnes sur sept, Esterhazy, Polignac auxquelles s’ajoutent ces deux femmes. La première est une proche du Prince de Ligne, la seconde, la sœur de ce dernier. Qui est ce Prince de Ligne que toutes les Cours d’Europe s’arrachent(1) ? Hé bien, un autre « grand ami » de la Reine dont les anecdotes amusent beaucoup Marie-Antoinette. La messe est dite. D’un geste sec, je replie la feuille et m’éloigne au plus vite de l’afflux des courtisans afin de rejoindre le salon de l’Oeil-deBœuf. Je ne veux entendre ni question ni remarque à propos de ce Comte qui n’a point répondu à mon appel.
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Tableau 2, Chapitre 3
Après s’être appliqué des linges parfumés pour les essuiements de la peau (voilà qui est bien assez pour une toilette), Louis XVI est prêt pour « sa Garde-robe ». Commence alors la cérémonie officielle du lever du Roi. Depuis le salon de l’Oeil-de-Bœuf qui accède à la chambre du Monarque, vont avoir lieu les « Entrées » successives(1). Parvenu au « temple de l’ambition, de l’intrigue et de la fausseté »(2), je me faufile parmi les courtisans et rejoins l’autre bout de la pièce, tout près de l’énorme poêle en faïence. Assis sur le velours pourpre d’un tabouret, un garde suisse se lève afin de me céder la place. C’est convenu entre nous. Lui et moi avons nos habitudes. Nous faisons partie des meubles de Versailles ! Son rôle ? Il est le gardien du temple. Sa présence est permanente au point qu’il mange, digère et dort sur place (un lit de camp est prévu à cet effet). S’il éprouve une gêne à l’encontre de la bonne société qui l’entoure ? Assurément, non. Une fois de plus, lui comme moi, faisons partie des meubles… Le Suisse a une mission : surveiller si depuis la porte qui donne sur la Galerie des Glaces des intrus n’essaient pas d’entrer. - Passez, Monsieur ! Passez votre chemin ! Ne restez pas là ! Sa voix grave, doublée d’un accent suisse, fait merveille. L’honnête provincial qui a osé passer une tête, rougit de honte de
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se faire ainsi rabrouer. Si leurs bouilles sont facilement repérables, il en va autrement des petits maîtres. Ceux-là ont le talent des danseuses d’opéra. Ils sautillent en permanence, un manque d’attention et hop ! Ils se faufilent, tout en souplesse. Mon garde suisse les a à l’œil. Il est vrai que leurs habits cousus de fils d’or les trahissent. Interpellés aux limites de l’invective, ils relèvent brusquement la tête, se cambrent et s’enfuient vexés. Leur allure n’est pas sans rappeler la course d’une autruche… Comme souvent, le Suisse a peine à contenir la foule des courtisans qui se tiennent dans l’Oeil-de-Bœuf. En plus de ceux que j’ai appelés s’ajoutent les Princes de sang, les Grands Officiers de la Couronne, les Officiers de la Garde-robe et les Grands Seigneurs (ainsi appelés pour avoir présidé à l’éducation du Roi). C’est sans compter, dans un recoin de la pièce, les musiciens rassemblés sous la conduite du Sieur Martini, le Surintendant de Sa Majesté. Ils sont en nombre : violons, hautbois, flûtes, clarinettes, cors, bassons. Rien ne manque. Derrière eux, trois Pages(3), revêtus de leurs habits rouges galonnés et brodés d’or, complotent leur prochaine bêtise. Ces garnements turbulents sont de vrais démons, en rien l’aspect timide et rougissant du Chérubin de Beaumarchais ! Caché par les trois autres, un quatrième, à l’aide d’un diamant, grave son nom sur le carreau de l’une des fenêtres(4). Les plus huppés des seigneurs (les habitués) se pressent autour de la cheminée où les buches crépitent. Leurs têtes poudrées sont indifférentes au gigantesque carrousel qui trône au-dessus d’eux. La lourde pendule symbolise « l’alliance du Royaume de France et de l’Empire couronnée par deux amours », fruit du mariage de Louis XVI et Marie-Antoinette. Les « Grands » de l’Oeil-de-Bœuf parlent à hautes voix et marquent ainsi leur aisance. Les sujets de conversations ? Le temps. En hiver : la neige, en été : la chaleur, en économie : le déficit. Caquetages et derniers potins, banalités et lieux communs. Que peut-on attendre d’autres ? Pas une fois, je n’ai surpris un commentaire flatteur sur les incomparables tableaux de Véronèse 42
qui ornent la pièce. Les têtes mousseuses les ignorent superbement. Comme à chaque fois, les courtisans s’impatientent. Qu’attendent les Suisses pour ouvrir et assurer enfin la première Entrée ? Le brouhaha enfle jusqu’à l’intervention de mon garde suisse. - Messieurs, la Garde-robe ! Les bavardages cessent brusquement. La cérémonie commence. Les musiciens lancent leur symphonie à la suite de Monsieur Haran, le premier violon. Les courtisans, selon l’Entrée à laquelle ils ont droit, pénètrent la chambre de parade. A la différence de ceux qui participent quotidiennement à la cérémonie, les courtisans que j’ai appelés cachent difficilement leur émoi en découvrant les boiseries sculptées et dorées aux armes du Duc de Bouillon qui ornent la Chambre du Roi. La pièce impose. A l’entour de tentures pourpres, des statuettes de Falconnet(5) trônent sur une console en lampas vert. Des plâtres aux couleurs « coquillages » : ce sont-là des bustes d’empereurs romains disposés sur une imposante chiffonnière à tablette en marbre bleu. Au-dessus de la cheminée, une pendule sert de socle à un amour en biscuit de Sèvres tandis que son délicieux carillon est hélas parfaitement inaudible à cause des nombreux talons qui frappent le parquet. Derrière les rideaux, des stores en coutil rayé recouvrent les fenêtres afin de tamiser la lumière du jour. C’est bon pour un lever « en douceur » du Roi. Les recommandations de la faculté me laissent parfois songeur. Plusieurs fauteuils et une toilette d’acajou entourent les dorures du lit du Monarque qui s’apparente plus à un énorme dais. Derrière le drapé en damas supporté par quatre colonnes, j’imagine le Monarque endormi sous d’épais édredons. Il doit être aux limites de l’ensevelissement. J’ai parfois le sentiment que le Roi repose à l’intérieur d’un mausolée, dans l’attente de son inhumation prochaine… Mes « appelés » font partie des invités exceptionnels de ce jour.
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Prévus aux audiences, ils auront droit à la « présentation au Roi ». A demi-caché entre l’épaule de mon garde suisse et le taffetas des rideaux, je les observe. Les airs qu’ils se donnent m’amusent toujours. Le Duc de Polignac étale sa prodigalité dans de beaux habits pleins de dentelles. Sous le fard qui dissimule mal son teint de cire, il dompte du mieux qu’il peut son excitation : il suce des pastilles. A ses côtés, la Marquise de Vallière et sa fille Mademoiselle de Vallière se tiennent raides comme des piquets. Si la mère est confondante à cause de sa sottise, la fille l’est moins. Enfin, juste de quoi répandre sur son frais minois le charme passager que la niaiserie donne à son visage. Quant au Comte Esterhazy, il a toutes les apparences d’un gandin étincelant tellement il prend un air présomptueux. Je retiens un éclat de rire quand j’aperçois le tic nerveux qui parcourt sa joue. Cela doit terriblement gêner l’interlocuteur à qui il s’adresse. Les Entrées se font au fur et à mesure. On chausse d’abord le Roi. En la présence des Ambassadeurs, il prend sa chemise présentée par un Prince de sang ; ce jour, le Comte de Provence, un des frères du Roi. Puis, le Grand Maître de la Garde-robe lui donne l’épée, le justaucorps et le cordon bleu. Puis, Louis XVI passe devant la ruelle de son lit. Il s’agenouille sur un carreau à terre. En présence de tous les courtisans présents dans l’Oeil-de-Bœuf, le Roi dit ses prières à voix haute tandis qu’à ses côtés le Grand Aumônier les marmonne. Derrière se tiennent les Ecuyers et les Aumôniers qui seuls ont eu le droit de passer la balustrade. Viennent les oraisons. Celles-ci sont reprises à voix basse par toute l’assistance. Voir tous ces seigneurs, têtes baissées, réunis derrière leur Roi, réciter devant le crucifix, crée une atmosphère qui force le respect. Mais disons-le tout net : de mon point de vue, c’est bien le seul moment. Le cérémonial du lever est un rite quotidien, rigide, initié par la
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volonté de Louis XIV. Je suis étonné de m’apercevoir que Louis XVI, près d’un siècle plus tard, ne voit rien à redire (contrairement à son épouse). Comment peut-il se prêter chaque jour à ces gentilshommes qui, à tour de rôle et selon leur rang, lui présentent ses bas, sa culotte, sa chemise, son gilet de laine et son pourpoint ? La cérémonie s’achève par le départ du Roi. Suivi d’un garçon portant l’épée courte qui, depuis la veille, a été posée sur un fauteuil « à portée de main de sa majesté », Louis XVI entre dans le cabinet du Conseil qui fait suite à sa chambre. Seuls, ceux qui ont eu les « Entrées de la chambre » le suivent. Le reste s’en retournera dans la Galerie des Glaces, attendre le moment où le Roi sortira pour aller à la messe. La cérémonie du coucher procède d’une séance à l’identique. Elle est aussi contraignante sauf que Louis se relâche. Chérin qui, à ces heures tardives, l’épie depuis les coulisses de l’Oeil-de-Bœuf m’assure qu’il se permet des farces grossières - il pince les fesses des garçons de chambre -, se permet des plaisanteries gros sel à l’encontre de ses valets et occasionne chez lui des éclats de rires « déplacés » (6). Des enfantillages indignent d’un souverain.
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Tableau 2, Chapitre 4
Le va-et-vient des pas des femmes de chambre foule sans ménagement l’épais et chatoyant tapis oriental qui recouvre le parquet de la chambre de la Reine. - Mesdames, foin de gesticulations ! Vos piétinements deviennent lassants à la longue ! L’interpellation provient d’une pièce contigüe à la chambre et qui tient lieu de cabinet de bain. La Reine se livre à ses ablutions du matin. Elles les prolongent à n’en plus finir. C’est son unique moment d’intimité. Derrière un muret recouvert de nacre, au milieu d’herbes et de plantes aromatiques qui donnent un « effet d’ambiance », MarieAntoinette, en chemise de bain, « trempe » dans une vaste coquille en marbre, une sorte de sabot que l’on a roulé jusqu’à sa chambre. En compagnie de ses femmes de chambre, elle se tient les yeux mi-clos derrière un nuage de vapeur à cause de l’eau chaude versée par Madame Campan, La Première Femme de Chambre de la Reine. Du moins, je suppose la situation car tout cela est en partie le fruit de mon imagination. De là où je me tiens, je ne peux rien voir sauf entendre les propos de la Reine. - Madame Campan, j’ai décidé d’une nouvelle règle. Prendre un bain deux fois par jour. - C’est trop !
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- Peut-être. Mais l’eau chaude est si délectable qu’elle fait naître chez moi une excellente disposition au sommeil. - Quel gâchis ! J’entends le bruit de l’eau que l’on remue avec les doigts, sans doute, ceux de la Reine. - Allons ! Etes-vous de celles qui croient encore que les ablutions corporelles sont péchées ? - Peut-être ! L’affirmation de Madame Campan fait éclater de rire la Reine. - C’est vous priver d’un grand moment de raffinement. L’eau chaude exerce sur ma peau autant de délicatesse que de préciosité. - Vous allez affaiblir vos chairs ! La Reine ne répond pas. Elle semble ignorer la remontrance. - Tremper est une sensation qui offre une douceur sans danger. - Cela est faux ! L’eau infiltre votre peau, de quoi attraper tous les maux… - Discours d’apothicaire attardé ! - L’eau nuit aussi à la vue. - Madame Campan, vous m’ennuyez ! - Les linges parfumés sont bien assez pour une toilette. - La belle affaire ! - Elle est d’importance. L’eau risque de faciliter le retour de vos humeurs. Elles vont refluer par les pores de votre peau. La Faculté en est convaincue. Si vos humeurs retournent dans votre corps, elles vont le putréfier. Ainsi, il n’est pas bon de baigner son corps trop souvent(1). Depuis l’une des alcôves secrètes qui jouxte les appartements de la Reine, confortablement installé dans un fauteuil, je me régale d’une tasse de café en écoutant les échanges entre la Reine et sa Première Femme de Chambre. Dans un instant, il en sera tout autant des confidences que me chuchotera Madame Campan à l’oreille, dès lors qu’elle pourra me rejoindre. Comment suis-je arrivé là ? Une habitude prise depuis peu. En effet, à peine la cérémonie du lever du Roi achevé, les chaussures dans une main (afin d’être d’une grande discrétion), une bougie 47
dans l’autre (afin d’éclairer mon passage), j’emprunte un des couloirs secrets qui conduit à une aile du château : les appartements de la Reine. Je ne sais par où circule l’étroit et sombre boyau, sauf à entendre derrière les murs les bavardages et les rires des courtisans. Cette traversée secrète est savoureuse. Je sais que le Marquis de Chauffiac et le Vicomte de Pons m’attendent de pieds fermes dans la Galerie des Glaces. Ils en seront pour leurs frais et n’ont pas fini de s’interroger sur mon incroyable propension à me volatiliser du salon de l’Oeil-de-Bœuf. J’ai beaucoup d’affection pour Madame Campan. C’est une femme de bon sens. Ses yeux marrons sont pétillants - ils ont quelque chose de parfaitement intelligent - et elle a l’esprit très orné. - Savez-vous Julien que ce matin, le lever de la Reine a été des plus laborieux ! - Vraiment ? - Notre poupée de Reine veille plus que de raison. - Soir de fête ? - Non. Soir de pharaon(2). - Elle a perdu ? Madame Campan hoche la tête. - A chaque fois, c’est pareil. Plus elle perd, plus elle s’entête et plus la nuit s’avance. Fataliste, elle écarte les mains. - Avec de telles dispositions, les lourdeurs du protocole prennent une tournure infernale ! - Je croyais que la « poupée », selon vos dires, l’avait allégé. - La démission de Madame « Etiquette » et l’arrivée de la Princesse de Lamballe n’ont encore rien changé à l’affaire(3). La belle poupée est encore bien naïve, on ne déroge pas aussi facilement à l’étiquette ! - A-t-elle au moins le loisir de prendre son petit déjeuner tranquillement ? - Impossible. Encore ce matin, les « Petites Entrées » y ont assisté 48
: son Premier Médecin, son Premier Chirurgien, un médecin ordinaire et son lecteur l’Abbé de Vermont. Sans parler de devoir aussi supporter aussi les Premiers Valets de la chambre du Roi, les Premiers Médecins et Chirurgiens de Louis XVI. Allez savourer votre tasse de thé au milieu de toute la faculté ! - Assurément. - La séance d’habillement ne lui accorde aucun répit. On l’attife, on la frise, on la coiffe devant une toilette, non point située dans un recoin discret comme elle n’a de cesse de le réclamer mais toujours au beau milieu du cercle réservé aux « Grandes charges féminines ». - Au moins, les « Grandes entrées masculines » ont-elles été supprimées ? - Rien de tout cela, mon bon Julien ! Ces messieurs sont là, enracinés au tapis du parquet. Des gros rustres qui n’ont pas plus d’esprit qu’un affût de canon ! Pour rien au monde, ils ne perdraient leur place ni une miette du spectacle. Croyez que l’œil libidineux de plus d’un insupporte notre jolie poupée ! Encore ce matin, elle devait rendre son sourire à chacun des gentilshommes qui venaient faire leur courbette, même dans les instants les plus délicats de son maquillage. Comment voulez-vous qu’elle se montre avenante tandis qu’au même moment, on lui passe le rouge aux joues et le bleu aux yeux ? - Assurément. Elle fait mine de réfléchir puis pointe un doigt en l’air. - Si ! Devant les Princes et les Princesses de sang, elle se limite à appuyer ses mains au bras du fauteuil, faisant mine de se lever tout en restant assise… - Quel progrès ! Et la Garde-robe ? - Pensez-vous ! Point de raccourci. Un chef d’œuvre de l’étiquette ! Tout y passe, encore réglé jusqu’aux moindres détails. Nous sommes toutes là, au grand complet, pour le service principal. La Dame d’Honneur, la Dame d’Atour et moi-même aidées par les deux femmes ordinaires. Et chacune notre rôle : la Dame d’Atour passe les jupons, je présente la robe, la Dame 49
d’Honneur verse l’eau pour se laver les mains puis passe la chemise. Et si par malheur, une Princesse de la famille royale se trouve présente, le protocole se complique car la Dame d’Honneur lui cède ce rôle. Sans pour autant lui remettre la chemise directement, elle doit me la remettre et seulement alors je la présente à la Princesse. Comme des automates, chacune d’entre nous observe scrupuleusement ces usages comme tenant à des droits immuables. Je hausse les épaules. - Ce protocole est décidément bien surfait. - Vous ne croyez pas si bien dire mon cher Julien. Ce matin nous avons outrepassé les limites de l’absurde. Tandis que la Reine était nue et que je m’apprêtais à lui passer sa chemise en l’absence de la Dame d’Honneur, celle-ci, en retard, entre brusquement. Elle ôte ses gants et, au nom du protocole, elle me prend la chemise. On gratte à nouveau à la porte. C’est la Duchesse de Chartres(4) qui, toujours au nom du protocole, prend la chemise des mains de la Dame d’Honneur. Celle-ci me la tend afin que je la présente à la Duchesse. On gratte à nouveau à la porte. C’est la Comtesse de Provence(5) qui, selon le protocole, me prend la chemise. Pendant tout ce temps, la poupée est restée nue. Les bras croisés sur la poitrine et grelottant de froid, la pauvre chérie attendait qu’on veuille bien enfin lui passer cette chemise sur le corps… - Et alors ? - La Comtesse de Provence a réalisé le désarroi de la Reine mais découvrant son impatience, furieuse, elle s’est contentée de jeter son mouchoir et s’en est allée. - Hé bien ! - Quant à la Reine, je l’entends encore bafouiller : « c’est odieux ! Quelle importunité ! » (6). Comment parfois ne pas comprendre son désarroi !
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Tableau 2, Chapitre 5
A la Galerie des Glaces et depuis l’estrade qui m’est réservée, je domine le troupeau de courtisans qui s’empressent à l’entour du couple royal. Le Roi et la Reine ont quitté leurs appartements et s’en vont à la chapelle du château. Depuis mon poste d’observation - le point dominant de la place j’ai tout le loisir d’observer le déplacement de leurs Majestés. La Reine a du maintien. Toute la Cour s’accorde à dire assez de choses sur l’éclat de la jeune Marie-Antoinette : une peau claire, de belle taille, des cheveux couleur blond cendré, une gorge admirable, de l’embonpoint ce qu’il faut ; les traits du visage bien faits, les yeux vifs, si bien comme se plaît à le dire Chérin « à tout prendre, il n’y a pas grand-chose à rejeter chez elle ! ». Mon jugement diffère quelque peu, bien que j'aime les jolies chevelures blondes cendrées. Elle n’est point d’une beauté parfaite mais son allure naturelle est d’une grande dignité. Tout du moins, il approche ce que l’imaginaire attend de mieux pour une Reine de France. Souveraine et à bon escient, elle distribue ses sourires et quelques bons mots. Son regard ne triche pas : la bienveillance ou l’aversion sont immédiates à l’égard de ceux à qui il s’adresse. Avec elle, les courtisans savent très vite à quoi s’en tenir. En revanche, le dessin de ses lèvres est quelconque. Avancées et tombantes, elles ne sont point l’expression de la
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beauté bien que certains y voient un signe noble et distinctif. Sa démarche inspire la considération. Chez elle, la bienséance de ses révérences est des plus gracieuses. En ployant, elle donne l’étonnante impression de saluer douze personnes en une seule fois, tout en offrant d’un regard et, à chacun, ce qui lui revient. La Reine exerce une indéniable attirance. « Si je présente une chaise aux femmes, j’aurais toujours l’envie de lui approcher un trône ! » jure Chérin. Je lui donne raison. Le Roi est tout à l’inverse de son épouse. Il se contente de quelques signes de la main et s’adresse aux douairières de la Cour qu’il connaît. Jamais, il ne s’adresse aux jeunes femmes. Timidité ? De toutes les façons, il a la vue si basse qu’il ne distingue personne à plus de deux pas. Son sourire n’arrange en rien son envie de plaire : il a les dents mal rangées. L’homme a une démarche engoncée. Il tient ses épaules hautes et sa silhouette a la plus mauvaise tournure qu’il soit donné d’avoir. Il a l’air d’un paysan qui, derrière une charrue, laboure les parquets de la Galerie des Glaces ; rien de hautain et encore moins de royal dans son allure, toujours embarrassé à cause de son épée dont il ne sait quoi faire. Louis XVI donne l’impression de se dandiner aux côtés de la Reine. Heureusement, il montre une élégance incomparable dès qu’il met « le cul sur une selle… » (c’est son expression). L’ennui est qu’une monture ne fait pas un Roi. Un service interminable fait escorte au couple royal. Le Premier gentilhomme de la chambre, le capitaine des Gardes de quartier, plusieurs officiers des « Grandes charges » prennent les devants. Juste après eux arrivent, la Princesse de Lamballe (la Surintendante de la Maison de la Reine), la Princesse de Chimay (sa Dame d’Honneur), la Comtesse d’Ossun (sa Dame d’Atour) et une douzaine de femmes de la Cour qui ont été désignées ce moisci « pour accompagner la Reine ». Pêle-mêle, j’aperçois la Marquise de Talleyrand, la Duchesse d’Espagne, la Duchesse de
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Luynes, la Comtesse de Polastron, la Vicomtesse de Castellane, la Princesse de Tarente, la Marquise de Maillé… En grandes tenues, ces dames, pour éviter de glisser sur des parquets par trop cirés, avancent les pieds sans lever les talons. De quoi faire enrager, celles qui, tous les matins, vont devoir batailler dur pour redonner du lustre aux lattes en bois de chêne. A petits pas, le cortège s’en va rejoindre la Chapelle où l’Abbé Poupard, Confesseur du Roi, les attend pour célébrer la messe quotidienne. Parti depuis le salon de la Paix et après avoir remonté la Grande Galerie, la colonne traverse successivement les salons de la Guerre, d’Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus, d’Abondance et enfin le dernier : le salon d’Hercule. Au milieu de ce faste et de cette grandeur étudiée, les étrangers notamment les Ambassadeurs - sont surpris de trouver des usages qui répondent si peu au reste. L’idée que le petit peuple puisse accéder à tous les appartements de Versailles (jusqu’à la chambre de la Reine), au même moment que les hommes qui ont l’honneur de lui faire leur cour, les indignent. Il est vrai que, dans l’antichambre de la Reine, les courtisans se mélangent indifféremment aux laquais en attendant la séance du lever. Ce matin n’échappe pas à cette tradition, j’aperçois un petit abbé de campagne (reconnaissable à sa soutane) qui se jette aux pieds de Louis XVI. Un genou à terre, le ton se veut suppliant. - Sire, ayez l’obligeance de prendre le placet qui repose sur la forme de mon chapeau. Et faites en un bon usage ! Bonhomme, le Roi prend l’enveloppe, la met dans sa poche et relève le curé. - Je porterai toute mon attention à ta demande. Pour l’instant, je te convie à nous rejoindre à la Chapelle. Le prêtre, sous l’effet de l’émotion, baise les mains du Monarque au point de l’impatienter et nécessiter l’intervention des gardes
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suisses. Quelques jours plus tard, Madame Campan m’apprend la teneur de la lettre. Loin de le solliciter, le pétitionnaire offre au souverain son assistance « pour créer sa descendance » ! - Savez-vous Julien que le Roi a lu le placet à voix haute et devant l’air gouailleur de quelques courtisans. - Que dit-il ? Madame Campan rougit mais ne se démonte point outre mesure. - Une bonne érection consiste à ne pas prendre de drogues propres à exciter la « faculté retardataire » du Roi. Mais grâce à certaines postures détaillées par des schémas, le prêtre garantit l’excellence de ces procédés comme moyen de suppléer à son défaut physique… Madame Campan et moi-même partons d’un grand éclat de rire. Ce curieux ecclésiastique se découvre être d’une grande expérimentation sur un point que la doctrine interdit aux gens d’église(1). Moins plaisant pour le Roi : sept années se sont écoulées depuis le mariage de sa majesté et la couche royale reste inféconde. Louis XVI a maintes fois consulté la faculté. En cette année 1777, elle est formelle : ce n’est point la faute de la Reine si elle n’est point enceinte mais il faut couper « le filet » du Roi, selon les termes de l’art. La Cour - forcément au fait du problème - en est tout autant convaincue ! Aux profanes, une opération incisive de la verge de sa majesté s’impose. Rien de grave sauf à résoudre un point majeur : « détendre » - sans mauvais jeu de mots - les relations diplomatiques entre la France et l’Autriche. Un enjeu crucial. Pourtant, le Monarque ne peut se résoudre à subir l’opération. Il se résigne à son handicap et l’opération n’est point mise en œuvre. Sept ans, tout de même ! De remise en remise, le Roi finit par se résigner, prend jour avec son opérateur et entre, décidé, dans la chambre où l’opération doit se tenir. Mais non ! L’aspect
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tranchant des instruments alignés sur la table impressionne sa Majesté. Aussitôt, il réclame sa chasse, ses chevaux et sa meute. Ce même jour, Louis XVI force trois sangliers. Voilà qui prouve la constitution robuste du Prince mais ne démontre rien en faveur de sa descendance directe(2)… Comme tous les matins, le couple royal va entendre la messe. Les cent gardes suisses sont rangés en ligne depuis les portes du chœur jusqu’au dehors de la Grande Chapelle. Ils jouent de leurs fifres jusqu’à ce que le Roi et la Reine rejoignent leur prie-Dieu et se mettent à genoux. Le Grand Aumônier à sa droite, le Maître de la Chapelle toujours un évêque - à sa gauche, le Monarque s’apprête à écouter dignement une messe chantée.
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Tableau 2, Chapitre 6
Je rejoins la queue du cortège qui se rend à la Chapelle et me trouve pris, un peu par hasard, au milieu de la « garde prétorienne » de Madame Adélaïde. J’accorde ma démarche à celle de la Marquise de Narbonne. Toujours pas mariée en dépit d’une physionomie intéressante qui rendrait plus d’un homme heureux. Elle se plaint à l’oreille de Madame Adélaïde. - Vous rendez-vous compte : devoir être habillée et déshabillée quatre fois par jour ! N’avoir pas dix minutes dans la semaine à sa volonté ! L’autre se retourne sèchement et lui rétorque. - Vous, vous avez droit à vous reposer une semaine tous les mois. Mais moi qui fais ce service toute l’année, permettez que je garde ma pitié d’abord sur mon sort plutôt qu’au vôtre(1) ! Narbonne pique du nez. Si la remontrance est acide, l’irritation de Madame Adélaïde est en réalité d’un tout autre ordre que celui de devoir se changer quatre fois par jour, tous les jours de l’année. Le Roi, la Reine et leur cortège se tiennent tout en haut de la chapelle. Une tribune qui leur est spécialement réservée et à laquelle on accède par le salon d’Hercule. Pour bien montrer que n’entre point qui veut, deux gardes de la Manche sont en faction. Revêtus de leur hoquetons et de leurs cottes d’armes en broderie,
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ils tiennent leur pertuisanes frangées d’argent, tournées côté du Roi et ont ainsi l’œil sur sa personne. Or, en bas de la chapelle, près du chœur de l’autel, qui trouve-ton ? Moi, bien sûr (pris au milieu des courtisans). Mais aussi inattendu qu’inédit : Madame Adélaïde et sa cohorte. La tante du Roi ne décolère pas. Elle s’est vu rejetée l’accès au balcon par « manque de place ». Le prétexte est humiliant. Comme les vieilles dames, elle se trouve réformée. L’affaire a piqué au vif Madame Adélaïde quand elle a découvert l’origine de cette décision. Marie-Antoinette, en personne, l’a privée de cette prérogative. Ce caviar - tellement j’en ai ri - a fait le tour de Versailles et favorisé une haine à peine voilée entre les deux femmes. Leurs échanges sont devenus vipérins. Pensez donc ! La propre fille de Louis XV, rejetée au bas de la chapelle par cette petite peste de Marie-Antoinette ! L’Adélaïde n’a pas fini de ruminer sa rage. A sa décharge, les gens raisonnables disent la jeune Reine « bien hardie ». Son insouciance et sa légèreté va au-delà de toute expression dès lors qu’elle déclare : « je ne conçois pas comment, passée les trente années, une femme ose paraître à la cour ». Il est vrai que la Reine n’a que vingt-deux ans et que Madame Adélaïde en a vingt-trois de plus(2). Tout de même ! - Dominus vobiscum. Depuis l’autel, l’abbé Poupard se retourne vers les fidèles. La messe commence. - Et cum spiritu tuo. Le service en grande pompe est soporifique. Je ne m’appesantis guère en ces lieux quoique les mines de Madame Adélaïde et sa cohorte m’amusent au plus haut point. Discrètement, je salue la « physionomie intéressante » de la Marquise de Narbonne. - Allélulia ! Allélulia !
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Tableau 3 : Le Petit Trianon, en cet été de l’année 1777
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Tableau 3, Chapitre 1
- En ce premier jeudi du mois de l’an 1777, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Les perruques frémissent et les éventails s’agitent. Et toujours, comme à mon habitude, j’ose mon impertinence comptable. - Ces personnes sont au nombre de six. Je jette un rapide coup d’œil sur les courtisans qui m’entourent. Le Vicomte de Pons et le jeune Marquis de Chauffiac sont en place. C’est attendu. Les jarrets sont roides mais frémissants, le bras est tendu à cause de la haute canne d’apparat que chacun tient par le pommeau et, sous les paupières à demi-closes, les regards se veulent incisifs, du moins en apparence. - Monseigneur Duplessis d’Argentré. Pause. - L’Evêque de Pergame, Premier Aumônier de Madame Adélaïde. Pause. - L’Abbé de Viry(1). Pause. Holà ! Ce jeudi donne la part belle aux ecclésiastiques … - L’Abbé de Balivière, Aumônier du Roi. Décidément ! Ah ! Balivière, je le connais bien celui-là. Ses discours sur la
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politique étrangère, dont il s’entiche, sont confondants de bêtises tellement il n’y entend rien. Et, s’il remplit correctement ses devoirs d’état, il sait en agrémenter les entours. Il a une passion, la chasse. Il accompagne volontiers le Roi. Il aime le jeu et y consacre une partie de ses nuits. La « jument blanche », « l’aimable bossue » (les surnoms évocateurs de la Duchesse de Beauvilliers) qui prend le parti de le défendre - allez savoir pourquoi ? - dit qu’il ne manque jamais de lire son bréviaire avant de se coucher. Comment le sait-elle ? - Le Comte Durandel. Silence. Toussotements. Relance. - Le Comte Durandel. Silence. Personne ne manifeste. Les courtisans s’observent, chacun se tourne et se retourne. On bruisse, on marque son impatience. Quelques interrogations fusent. - N’était-ce point lui, déjà appelé la dernière fois et qui n’a pas daigné être présent ? - Mais qui est ce Comte Durandel ? - Randeldu comment dites-vous ? - Andeldur, si j’ai bien entendu. Pons et Chauffiac s’échauffent. Une fois de plus, ils sont évincés. La mine offusquée, ils se grattent la tête d’une main. De l’autre, leurs cannes pointent dans ma direction. Manient-ils l’épée ou le mousquet ? Leurs voix sont étranglées. La jalousie, c’est à n’en point douter. - Ce Comte, deux fois appelé ! Et point là. Et nous, toujours là et jamais nommés ! Les horribles plaques rouges dépassent de leurs perruques, de quoi les indisposer une journée entière. J’écarte les bras en signe d’impuissance, incline fortement la tête et garde la position, le temps d’escamoter le sourire qui me mange la figure. Pas question non plus de prendre un fou-rire ! Je relève résolument le menton et m’éclipse sans demander mon reste.
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Tableau 3, Chapitre 2
J’enserre le maroquin qui contient la prochaine liste des noms proposés par Chérin pour l’entrée à l’Oeil-de-Bœuf et traverse précipitamment les jardins de Versailles. Je m’en vais retrouver le Roi au Petit Trianon afin d’obtenir son assentiment. Mes nouvelles chaussures me font atrocement souffrir. Le cuir neuf et non assoupli irrite mes pieds et va occasionner de vilaines ampoules. Pourtant, je ne ralentis point mon pas. Loin s’en faut, j’en viens presqu’à courir à cause de l’odeur qui infeste les jardins de Versailles. Leur diversité, leur vaste étendue et la magnifique régularité de leur distribution remplissent d’admiration les visiteurs ; sans compter les bassins, les jets, les cascades, les gerbes et mille autres prestiges hydrauliques. Sauf que voilà : on ne force jamais la nature impunément. Les eaux de la machine de Marly fournissent à si grands frais et en si petite quantité l’immensité des bassins et du canal qu’ils exhalent en croupissant une odeur insupportable. L’atmosphère est pestilentielle et n’épargne guère mon odorat en dépit du mouchoir que je tiens au nez. Les jardins de Versailles sont d’abord un monument d’orgueil avant d’être de goût. Elevés par la volonté de Louis XIV, Louis XV les a à peine entretenus et Louis XVI dédaigne…
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Je parviens au Petit Trianon qui - ô miracle ! - n’est point affecté par ces vapeurs infectes. L’endroit est entouré d’une nature agréable. Formée de monticules, elle est recouverte de fleurs aux couleurs infinies et aux parfums multiples (ceci explique peut-être cela ?). Les allées sont bordées d’arbres aux essences rares. Je poursuis une route bien dessinée qui longe les bords d’une rivière maniérée. Elle conduit au temple de l’Amour. Au milieu de la rotonde et entre les colonnes qui supportent la coupole se dresse une statue en marbre blanc. C’est une copie de l’original de Bouchardon. Comme pour les dieux grecs ou romains, le plus fêté est celui de l’Amour, c’est la raison pour laquelle on peut y accéder de tous côtés afin de rejoindre le pied de son autel. La Reine, encore Dauphine, avait exprimé le désir d’avoir une maison de plaisance où « elle put faire ce qu’elle voulut », sans doute aussi retrouver la vie qu’elle a connue à Vienne. Le Dauphin ne se fit pas prier : « Madame, je suis en état de satisfaire votre goût et vous prie d’accepter pour votre usage particulier le Trianon. Ce lieu a toujours été le séjour des favorites des Rois, conséquemment, ce doit être le vôtre. ». La louange est joliment tournée mais rappelle, incidemment, que le Petit Trianon - une « petite folie » de Louis XV selon les courtisans de l’époque - a été construit pour Madame de Pompadour(1). Au détour du chemin, je tombe presque nez à nez sur le Roi. En tenue champêtre, il est en promenade. Il se plaît à effectuer journellement de longues randonnées. « Un règne qui promet si les affaires de la Monarchie marchent autant et aussi vite que lui ! », peut-on prendre cette remarque pour un compliment ? Quant on en connaît la provenance, j’en doute : les courtisans, jamais en reste quand il s’agit de faire un bon mot. Pour le reste… - Sire. Je me casse en deux afin de saluer le Roi et tends le maroquin. - Qu’est-ce donc ?
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- La liste des personnes proposées par Monsieur Chérin pour l’Oeil-de-Bœuf. - Ah ! Le Roi se saisit du portefeuille en cuir. Derrière le Monarque, sur la prairie fleurie, je découvre médusé le Comte Edouard Dillon et le hussard Eszterhazy se divertir au « tire-en-jambe ». Une niaiserie de plus. Ce jeu, d’une parfaite stupidité, consiste à se mettre à cheval sur le manche d’un balai et livrer tournoi dans cette attitude. Tandis que Louis XVI découvre les feuillets, des voix féminines l’interpellent. - Sire ! Nous vous attendons pour le théâtre. Venez à notre comédie. Faites au plus vite ! A proximité des deux nigauds, une partie de femmes : elles caquettent assises sur les pierres d’un monticule. La Reine est entourée de la Princesse de Lamballe et de la Duchesse de Chartres, l’épouse du cousin du Roi. Elles dégustent des fraises et boivent du lait. Ces dames vont assurément se commettre sur scène devant le parterre de leurs favoris. Louis XVI ne résiste point. - Soit ! Il fourre la liasse de papiers dans le maroquin qu’il garde sous le bras et, d’un signe de la main, me fait signe de le suivre.
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Tableau 3, Chapitre 3
Sans dire mot, j’emboîte le pas de Louis XVI jusqu’au salon du Petit Trianon où sont réunis tous les intimes. « Ma société » se plaît à l’appeler Marie-Antoinette. Le mot est charmant mais à l’inverse de la Cour qui évoque à mots couverts « la coterie de la Reine ». A l’entrée du Roi, tout le monde se lève. Débonnaire, le Monarque salue la noble assemblée où je découvre pêle-mêle : la Comtesse Diane, le Comte et la Comtesse de Polastron, le Baron de Besenval, le Comte de Vaudreuil, le Duc de Lauzun (les mauvaises langues disent qu’il se serait « refusé » à la Reine et depuis son étoile a pali…), le Chevalier de Bérin (sous le coude, un livre, sans doute ses vers que tout le monde estime), le Duc de Guiche et la « Guichette » (son épouse), la Comtesse de Châlon, le Chevalier de Parny (lui aussi tient un livre, un autre genre : ses poésies sont érotiques…), Eszterhazy (le Hongrois égal à luimême, gandin étincelant et mine présomptueuse), Monsieur d’Andlau, le Duc de Coigny, le Duc de Polignac (lui aussi, égal à lui-même, de beaux habits pleins de dentelles et sous le fard qui dissimule son teint de cire, il suce ses pastilles), le Comte Edouard Dillon, le Bailli de Crussol, le Prince de Ligne et le Duc de Dorset. Ce dernier, Ambassadeur d’Angleterre est parvenu à entrer dans la société intime de la Reine. Sachant les
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sempiternelles relations épineuses avec la France, voilà du grand art. Le Roi s’en va aussi saluer ses deux frères accompagnés de leurs épouses. Le Comte de Provence, dit Monsieur, et le Comte d’Artois(1). Ces deux jeunes hommes valent mieux qu’une esquisse de ma part. Parce qu’ils font de l’ombre au Roi (au point de lui nuire), je crois donc utile d’affuter mes pinceaux et, au chevalet, pouvoir jeter leurs principaux traits. Tout d’abord, Monsieur : il a la mine joviale et porte l’œil beau. On le croit avenant. Mais, à force de l’observer, sa physionomie dégage quelque chose d’indécis qui, après réflexion, le rend faux et en rien bienveillant. Il est d’une grosseur époustouflante. Sa démarche est si laborieuse qu’à vingt-deux ans il a besoin d’être soutenu. Quoiqu’inquiétant pour sa santé physique, son embonpoint ne semble lui porter ombrage. Personne n’est mieux versé que lui dans la science héraldique et les exigences de l’étiquette. On s’occupe comme on peut… Il a de la présomption en matière de diplomatie politique quoiqu’il ne soit nullement expert en la matière. Retranché dans ses habitudes, il se tient assez retiré de la Cour mais le Comte de Provence occupe une position ambiguë qu’il se plaît à cultiver. Il se présente comme « l’héritier présomptif de la couronne ». Si l’idée n’est pas du goût de Louis XVI, l’affaire suit son cours à cause de la stérilité du couple royal. A cela, que peut répondre le Roi ? Une qualité chez Provence ? Soyons honnête : il a de l’esprit. Quant au plus jeune des trois frères, le pire est imaginable. Le Comte d’Artois est joueur, bretteur, coureur de femmes et de lieux mal famés. Il voue ses journées à la poursuite du plaisir et des aventures. Dominé par une fougue intempestive, adonné aux plaisirs de la chair, ce Prince est, dans toute l’acceptation du mot, un mauvais sujet. On le dit « monté comme un bourricot » : trois années de mariage, trois enfants ; mais une épouse maigre et parfaitement laide, les motifs de ses inclinaisons vicieuses
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s’expliquent ! Les anecdotes scandaleuses le poursuivent, le dévoyé Duc de Chartres(2) n’a rien à lui envier. Et d’Artois se pique de faire mieux que son cousin ! Ses saillies sont incisives et son humeur est vive. Voilà qui masque, assez heureusement, un défaut absolu d’instruction et une parfaite absence d’esprit. Il jure comme un soudard, siffle comme un palefrenier et se montre d’une insolence absolue à la moindre contrariété. Quand il sourit, le pincement de ses lèvres est semblable à une vilaine grimace. Une qualité ? Rien de moral ni qui appartienne à l’intelligence de l’esprit sauf une tournure élégante : la taille est élancée et la cuisse est bien faite. Voilà bien tout qui fait la personnalité du plus jeune des trois frères. La porte du salon s’entrouvre. Une trogne rougeaude et hilare celle d’un valet - glisse par son entrebâillement. Sans dire mot, il ouvre les deux battants et s’efface derrière la Reine qui donne le bras à ses deux meilleures amies « de cœur », la Princesse de Lamballe et la Duchesse de Polignac. Elles ne sont que sourire. Chacun remarque qu’elles ont les dents blanches et bien rangées, une séduction qui a son importance(3). Le visage de la Princesse de Lamballe est égal à son caractère, insaisissable et languide. Au bras droit de la Reine, elle se tient les mains croisées et la tête légèrement penchée. Ses gestes ont la lenteur altière d’un cygne et son air absent feint si bien l’indifférence qu’il ferait presque douter de la présence de tout un chacun dans la pièce. Les boucles de son exubérante chevelure retombent sur son cou longiligne. Lamballe : la grâce des belles aristocrates par trop romanesque. - Sire, voyez cette bague ! Elle tend sa main qui a la blancheur de la porcelaine. Le Roi soutient le léger tremblement de ses doigts effilés et découvre un anneau d’or dont le chaton enferme des filaments blonds entrelacés.
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- Ce sont là nos cheveux ! Les miens et ceux de la Reine, mêlés les uns aux autres(4). - Un bien joli bijou et une charmante attention. Félicitations. Le Roi minaude son compliment et fait soupirer d’aise la Princesse. Au coude gauche de Marie-Antoinette, la Duchesse de Polignac fait semblant d’ignorer la scène. Elle est la nouvelle favorite de la Reine. La Lamballe a toute les raisons d’être jalouse même si elle ne l’affiche pas. Madame Jules(5) réunit toutes les bonnes grâces de Marie-Antoinette qui n’a de petits soins, d’égards et d’aimables sourires que pour sa nouvelle amie. Il est vrai que la nature n’a point été chiche à l’égard de la jeune Duchesse. Les traits charmants de sa figure sont aussi séduisants et aussi désirables que le reste : une taille, une gorge et des attaches aussi parfaites que cela puisse être donné à la beauté faite femme. Comment peutelle être l’épouse épanouie de ce mari de Duc, aux beaux habits pleins de dentelles, au teint cireux et suceur des pastilles ? Le Comte de Vaudreuil y pourvoit ! L’amant est à la hauteur. Les deux hommes, présents en l’instant dans le salon du Petit Trianon, se côtoient régulièrement. Cela provoque-t-il de la gêne ? Nullement, ces messieurs s’en accommodent et font tout pour s’en arranger. Faire partie de la société intime de la Reine a son prix. On dit du caractère de Madame Jules qu’il est d’une douceur ineffable et d’une sérénité que rien ne peut troubler. Elle se tient à une égale distance entre l’indifférence et l’enthousiasme. La mouche est fine : ce maintien-là est l’art consommé de la courtisanerie. A sa question adressée à la Reine, « Que pensezvous de la Princesse de Lamballe ? », Marie-Antoinette lui a répondu : « Une personne inutile mais parfaitement indispensable… ». A fine mouche, fine mouche et demie ! Si le joli naturel de Polignac a conquis la Reine, quels serpents se glissent-ils sous tant de fleurs ? Car soyons clairs, le rôle de « favori » n’a rien d’une sinécure. Tous ces gens qui composent la société de Marie-Antoinette savent les jalousies qu’ils suscitent auprès des autres courtisans. La calomnie menace toujours, les 67
semaines se suivent et n’en ralentissent jamais l’ardeur. Si vous commettez une erreur dans votre relation avec la Reine ou simplement êtes l’objet d’une de ses moqueries, les courtisans ne rateront pas l’opportunité. La Cour compte là-dessus. Elle n’aura de cesse de grossir l’évènement et pour cela, elle se servira d’un canal redoutablement efficace : la rumeur. Et croyez qu’elle ne va pas simplement courir. Son galop sera effréné ! Demeurer « favori », si l’on veut lutter efficacement contre les cruelles et persévérantes attaques, suppose suivre en permanence la Reine. C’est le meilleur moyen de se défendre à toute heure du jour et de la nuit. Devant Marie-Antoinette et ses deux muses, mus dans un même ballet, les gentilshommes saluent et les dames font la révérence. Son éventail se redresse, une manière d’intimer à « sa » société de reprendre ses aises. La Reine s’approche de son mari. - Figurez-vous que nous nous languissions d’impatience ! La mine faussement désorientée et le marmonnement navré, le Roi se contente de sourire. Marie-Antoinette minaude. - Nos comédies comiques vous ennuieraient-elles ? La mine faussement offensée et une courbette appuyée, le Roi hoche la tête. La Reine s’en amuse. - J’espère que vous nous ferez l’honneur de vous rendre en mon théâtre ? La mine faussement outragée, le front du Roi touche presque le tapis. - Mais Madame, n’ayez crainte ! Je suis impatient… Lamballe, Polignac et la Reine pouffent. Se forcent-elles ? - En ce cas… Gloussement général. On frise le ridicule. Toute la « société intime » se presse derrière son Roi et emprunte un passage sans prétention qui, depuis le salon, donne accès à « la salle de comédie » de la Reine. Le maroquin de Chérin sous le bras, le Monarque me fait signe de
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le suivre. J’obtempère.
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Tableau 3, Chapitre 4
Le théâtre est flambant neuf. On vient tout juste d’achever sa construction. Elle est surprenante : d’abord la scène occupe un volume plus important que l’amphithéâtre des spectateurs mais surtout, il a été construit en bois et en carton pâte. Souci d’économie ? J’en doute sauf que la fragilité de cette construction est une certitude. En préambule - le temps que la Reine se prépare pour la pièce qu’elle va jouer - Mademoiselle Raucourt, une actrice aussi célèbre que ses frasques, interprète le rôle de Galathée, une statue grecque en marbre. Quand les dieux communiquent le feu de la vie à cette amante de marbre, le Comte de Provence ne peut se contenir. - Pas la peine, elle a bien assez de chaleur pour ça ! Le public clairsemé - le théâtre contient deux cents places - pouffe à cette allusion perfide au tempérament de Mademoiselle Raucourt qui n’est de marbre ni pour les hommes ni pour les femmes. Cette demoiselle a une sulfureuse réputation. On dit qu’elle est un être doublement vicieux. Elle est la femme de tous les maris et le mari de toutes les femmes. La moderne Sapho a été exclue de la Comédie française. Mademoiselle Raucourt, dans les bras de la
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demoiselle Sanck (sa maîtresse) tentait d’oublier les poursuites de ses créanciers quand la Reine, sur un coup de tête, décide d’y pourvoir et la prend sous sa protection. Marie-Antoinette aime les artistes. Un dimanche, au bal de l’Opéra, la Reine s’est retrouvée confondue au milieu de filles, ayant les mêmes assiduités que ces demoiselles Raucourt et Sanck. Elles lui ont proposé des gestes d’une étrange nature… Sa Majesté a trouvé l’ambiance si amusante qu’elle n’a quitté le bal qu’au petit matin. La Cour pour une fois, je partage son avis - a trouvé que c’est pousser un peu loin les plaisirs de l’incognito(1). Quelle maladresse ! Au-delà de toute expression, elle confirme l’extrême légèreté de la Reine dans ses comportements. Mais, au juste, comment a réagi Louis XVI ? Rien. Plus grave encore, les démarches inconséquentes de Marie-Antoinette donnent prise aux propos d’une Cour qui bâtit aisément un édifice de calomnies quand elle se voit offrir la plus petite des justes médisances. Conséquence : les pamphlets ne l’épargnent point, Lamballe non plus, elle paie le prix fort de son indéfectible « amitié ». Les libellistes sont intarissables sur leurs prétendues passions lesbiennes. Leur prose obscène(2) a pour effet de convaincre une populace influençable et friande de ce genre de littérature. Sa majesté s’en moque(3). A tort. La troupe interprète « Les fausses infidélités », une comédie écrite en vers et en un acte. Sur scène apparaît Molé. Je suis surpris de sa présence. Cet acteur qui, pendant trente ans a fait les délices du Théâtre-Français, s’est vu déconsidéré par le couple royal. Venu interpréter à Versailles une lecture des vers de Dorat-Cubières aussi mauvais que risibles, le Roi fit baisser la toile avant la fin de la comédie. Marie-Antoinette en fut vivement piquée. La Cour s’empare de l’affaire : Molé, un « dramomane » ou un dramaturge ? La Reine joue à ravir (je reprends le mot employé par sa « société ») le rôle d’Angélique - une mignonne qui, selon
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d’Artois, agace l’appétit… - fiancée au coléreux Dormilly, interprété par Vaudreuil qui, mauvais acteur, cafouille ses suppliques. Le public est conquis d’avance. Comment peut-il en être autrement ? Il applaudit chacune des répliques de sa Majesté. Quelle flagornerie ! Resté debout, au fond du théâtre, je trouve la pièce parfaitement assommante. Je baille aux corneilles et manque de m’assoupir. Une comédie comique ? Vous voulez rire ! Pour lutter du mieux que je peux, je lève les yeux et décortique à loisir le plafond orné d’une étonnante peinture illustrant Apollon, Melpomène et Thalie.
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Tableau 3, Chapitre 5
Le Roi tient toujours mon maroquin à la main. Il n’a pas encore daigné me répondre. Peut-être m’a-t-il oublié ? Je n’ai d’alternative que celle d’attendre dans un coin reculé. Mais, après tout, n’est-ce pas la position des courtisans que celle d’attendre ? Après un sirop d’orgeat (pour ces dames) et une liqueur de menthe (pour ces messieurs), la « société » fait cercle au salon. Le temps que chacun s’installe autour d’une desserte chargée de confiserie, les conversations repartent. Le Roi, ineffable se montre accort sur l’interprétation d’Angélique par son épouse. Est-il sincère ? Marie-Antoinette n’est point insensible aux commentaires de son mari. Une harpe à sa gauche, un pupitre à musique à droite (il contient probablement des partitions de Gluck) et, au-dessus d’un bonheur-du-jour(1), les miniatures de sa famille, la Reine papillonne. - Ah, majesté ! Votre salon recrée si vivement l’atmosphère de Vienne. La remarque - dont l’intonation servile n’échappe à personne s’apparente à une annonce qui en vaut bien d’autres, sauf que celle-là, allez savoir pourquoi, a la particularité de fédérer toute la « société » et d’entraîner un déluge de commentaires enjôleurs. La Reine, savoure-t-elle ? Rougit-elle ? L’épaisseur de son fard empêche de le savoir. Les pièces du Petit Trianon croulent sous
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l’abondance, un luxe effréné, à coup sûr inutile et parfois insultant. - Tout ici est merveilleusement soigné. - Splendide jusqu’aux plus petits détails ! - Quelle recherche ! Quelle coquetterie ! Ces cabinets si variés, ces niches, ces draperies, ces porcelaines… - La richesse des ameublements. - Surtout ces admirables vernis Martin ! - A examiner ces belles choses, voilà qui me donne le tournis ! - Ces statues et ces bustes… Du meilleur goût ! - Nos plaisirs s’y trouvent à chaque pas. La Reine balance mollement son éventail, zézaye quelques remerciements et prend un air confus devant le trop-plein d’éloges. Les compliments n’ont qu’un temps : la Reine se reprend et, péremptoire, se tourne vers le Chevalier de Bérin (celui qui écrit des vers que tout le monde estime). - Monsieur, que nous proposez-vous pour commencer ? Proverbes, portraits, poésies badines ou charades ? Le ton est donné, la séance peut commencer. Le Chevalier secoue une main. - Rien de tout cela, Majesté ! Sous les « chut » et « faites silence », Bérin prend son temps jusqu’à l’extinction complète des murmures. Seul, le frou-frou des tissus a grâce à ses oreilles. Finalement, j’agis de même quand je m’apprête à appeler les courtisans. Le Chevalier frictionne activement le bout de son nez qu’il a terriblement retroussé, au point de ressembler aux carlins de la Reine. A ses pieds, Zémir et Azor (leur nom est brodé en lettres d’or sur leur collier en soie) ne cessent de grogner. Bérin prend un air résolu et grave. - Du moins, pas tout de suite… Si vous m’y autorisez ! La Reine hoche imperceptiblement la tête. - En guise d’introduction, je voudrais vous faire part de mon inquiétude contre une ineptie qui circule dans Paris, sur notre 74
belle langue du Royaume de France. Je m’insurge ! Le raisonnement est sournois au point de faire des adeptes dans les salons de Madame Vigée Le Brun(2). Culotté et ambitieux, le Bérin ! Une telle entrée en matière lui permet de tenir la dragée haute à son auditoire. Car à désigner de la sorte Elisabeth Vigée Le Brun, il veut en faire une quantité négligeable pour mieux s’en prévaloir. Serait-ce du goût de la Reine ? Rien n’est moins sûr. - Hé bien, mon ami, quel est donc ce méchant raisonnement ? Marie-Antoinette s’impatiente. - J’y viens, Madame ! j’y viens… Elle soutient que la langue française n’a pas de brèves et de longues comme les langues latines ou grecques. - Ah ! - Par conséquent, notre langue est incapable d’exprimer le sens de la nuance à cause d’un accent qui manque de subtilité. En un mot, notre langue manque d’harmonie « imitative », vous rendez-vous compte ? Notre langue manque d’harmonie i-mi-ta-ti-ve… Le Chevalier décompose sciemment l’adjectif qu’il ponctue de petits coups de poings assénés sur un guéridon. La Reine se contente d’acquiescer. La « société » bruisse mollement et Louis XVI étouffe un bâillement. A l’évidente incompréhension d’une majorité de l’auditoire, Bérin surenchérit. - Ce raisonnement est absolument faux ! Notre heureux langage donne au vrai talent toutes les ressources qu’il peut désirer. L’harmonie « imitative » de la langue française peut dépeindre les différences et nuancer les objets. - Soit, mon ami ! Soit ! Mais venez-en au fait, je vous en conjure… La Reine s’agace. - Afin de le prouver, je vais vous faire entendre, non pas mes propres vers, vous dire ma bonne foi ! (il glousse), mais ceux de l’abbé Delille(3) que notre chère Duchesse de Guiche va se faire un plaisir d’énoncer. Sous un clapotis d’applaudissements polis, la « Guichette » salue. 75
Son physique austère accroît sa laideur. Sa tenue d’une surprenante sobriété est un sermon contre les parures de toutes les belles du salon. Les paupières baissées masquent son regard oblique. Elle voit tout et observe tout. Naturellement jalouse et envieuse, elle sait si les femmes qui l’environnent ont du rouge et son œil exercé juge si la hauteur de leur coiffure peut entrer dans le confessionnal. En fait, elle est surtout inquiète, son museau de fouine cherche à deviner si l’entourage aura la sensibilité requise pour s’adonner à ces subtilités linguistiques. Elle aspire à déclamer des vers sans devoir s’exposer à l’ironie des ignorants. Yeux clos et mains croisées, la Duchesse entonne : "Près du riant Marli, Que Louis, la nature et l’art ont embelli, S’élève une machine où cent tubes ensemble Versent dans les bassins l’eau que leur jeu rassemble. Elevés lentement sur la cime des monts, Leurs flots précipités roulent dans les vallons, Raniment la verdure, où baignent les naïades, Jaillissent dans les airs, ou tombent en cascades… " Une poignée de secondes interminables s’écoule. Silence gêné. La bouche en cerise, Bérin susurre un compliment. - Au charme de ces vers sur Marly s’ajoute l’exceptionnelle diction de la Duchesse de Guiche. Voilà qui n’en ajoute que plus à l’évidence de la démonstration. Excepté le mouvement assidu des éventails et quelques toussotements, personne ne trouve à redire à l’hasardeuse démonstration. La Reine réalise le malaise ambiant. Elle bat des mains afin de mettre un terme au raisonnement abscons du Chevalier. La situation de favori de Bérin est mise à mal. Son assaut contre Vigée Le Brun n’a pas convaincu. Sans parler de disgrâce, les rumeurs de la Cour iront bon allure à son sujet(4). En maîtresse de maison accomplie - le Petit Trianon, c’est chez
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elle - la Reine reprend les choses en main. - Mes amis ! A ma demande, j’ai fait venir deux invités « surprises ». Un « ah » de soulagement s’envole au plafond du salon et nettoie ainsi l’intervention calamiteuse du Chevalier Bérin. Penaud, celuilà s’en va s’asseoir à côté de la « Guichette » qui, en guise de consolation, tapote sa main. - J’ai manqué à mes devoirs, annonce la Reine. J’aurais dû inviter ces messieurs à se sustenter à l’office. Ma foi, c’est tant pis ! Ils se régaleront d’un café… Ces messieurs (comme moi) n’ont pas l’éducation nécessaire. On ne badine point avec l’étiquette, hors de question qu’ils partagent les agapes des Princes. Le premier est François Racine de Monville, fils de fermiers généraux. La présence de ce mondain, aux mœurs légères, est surprenante. Quelle affaire manigance-t-il auprès de la « société » et qu’est-ce que la Reine peut lui trouver ? Pour l’avoir croisé dans des maisons de jeux, pas forcément les mieux fréquentés, ses salutations sont, à mon égard, teintées d’une légère gêne. Quant au second venu, issu de nulle part, il est assurément le plus maniéré des personnages qui soit. Le joli Monsieur Antier. Célèbre par son prénom - Léonard -, il est à jamais auréolé du titre de « Coiffeur de Marie-Antoinette ». Il le doit peut-être à son talent - j’avoue mon ignorance sur le sujet - mais, à coup sûr, à celui d’en avoir convaincu la Reine, la Princesse de Lamballe et la Duchesse de Polignac. Ces deux messieurs sont l’objet de toutes les attentions de la Reine. La raison ? Le prochain souper privé qu’elle organise au château. « L’un et l’autre seront de la partie ! » susurre MarieAntoinette, à l’oreille de la jolie Madame Jules. Celle-ci pousse un « oh ! » émoustillé. Alors que le salon écoute avec déférence les soucis occasionnés par un souper, la Reine empile une série de lieux communs pour réussir une réception de qualité. Soigneusement, elle annote sur des feuillets, les remarques des uns et des autres. La situation est parfaitement ennuyeuse. 77
L’intérêt que je porte à la conversation est proche de la nullité, sauf à observer ce Monville qui fait des mines aux uns et aux autres. Comment ce suppôt de tripot, champion des défis mondains, a-t-il réussi à approcher le salon du Trianon ? - La Reine a « raffolé » de la fête donnée par Monsieur de Monville au « Désert de Retz »(5). J’attrape au vol une phrase de la Comtesse de Polastron soufflée au Prince de Ligne (son voisin de badinages) et qui répond à ma question. - Ah ! Nous voilà rassurés. La réplique quelque peu ironique du Prince et son air incrédule ne trompe pas la vivacité de la Polastron. - Ne le prenez point ainsi, cher ami ! Si vous êtes amant de la nature, l’endroit créé par Monsieur de Monville est un grand souci de perfection et une grâce absolue. - Certes… Mais quel appui recherche-t-il auprès de la Reine ? - Oh ! La Comtesse rougit et ne répond pas. Il faut être étranger pour oser poser ce genre de question(6) ! A chaque fois, le même refrain : le couple royal attise toutes les convoitises. Ce coquet de Monville est un courtisan moins titré mais assurément plus malin que bien d’autres pour avoir réussi à approcher la « société » de Marie-Antoinette. Il intrigue à des fins que seul lui connaît mais elles sont forcément intéressées. Madame Campan me fournit la réponse le lendemain : il aura la charge d’interpréter sonates et extraits de symphonies lors du souper. A ses heures, le séduisant botaniste est aussi harpiste et flutiste. Ce galant a bien des cordes à son arc ! Je n’ai qu’une satisfaction : il devra supporter des discussions interminables sur la question « épineuse » du choix des musiques. Coincé entre la Reine et ses deux muses, il ne comptera point ni son temps ni son labeur…
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La position de Léonard est plus claire. Il fait commerce de son titre prestigieux de « coiffeur de Marie-Antoinette ». Il est donc tout naturellement désigné pour la coiffer. Comment peut-il en être autrement ? - Oh, - Majesté ! Je dois vous dire … A peine le temps pour la Reine d’achever ses inutiles annotations que le plus sophistiqué et le plus célèbre des damerets(7) éprouve le furieux besoin de prendre la parole. - Je me rencogne ! Je me rencogne ! Oh ! Tellement, j’endure du tourment… Tout agité d’émotions, Léonard fait tournoyer son mouchoir en dentelles par-dessus sa volumineuse perruque à rouleaux. La Reine se fait avenante. - Calmez vos humeurs, Léonard ! Nous sommes-là pour les attendrir… Le coiffeur soupire. - Oh, Majesté ! Figurez-vous que les teintes roses des robes abandonnées à la suite de votre volonté(8), j’ai compris, aux échantillons présentés, que vous avez choisi la couleur blond cendré. - C’est cela même Léonard. - Mazette ! Monsieur, le frère du Roi, y va de sa remarque. - Ma foi, ceci est de la couleur des cheveux de ma belle-sœur ! Comme toutes les décisions de la Reine font la mode, il ne fait aucun doute que, dès demain tous les ateliers vont entrer en action pour fabriquer des velours, des ratines, des draps, des satins, des taffetas « couleur cheveux de la Reine », des étoffes qui seront payées le prix indécent de quatre-vingt-six livres l’aune jusqu’à ce qu’elle change d’avis. Que de déraisons ! Léonard s’évente. - Cette nouvelle couleur m’oblige à recourir à l’impensable ! - Mais de quoi s’agit-il mon bon Léonard ? Tel un éphèbe, il prend la pose. La bouche en cul de poule, il 79
décompose son mot. - La sim-pli-ci-té… Majesté, le blond cendré oblige à la simplicité. Dorénavant, je me dois de « composer ». Je dois faire dans la sim-pli-ci-té ! De quoi chiffonner toutes mes humeurs ! Bon ! Je ne suis pas mauvais disputeur mais de là à ce que je devienne un cénobite(9), il n’y a qu’un pas ! Maniéré à souhait, il éprouve le besoin de se tortiller dans une paire de culottes dont l’aspect orangé n’a d’autre objet que d’enflammer ses semblables. - Allons Léonard, ressaisissez-vous ! - Majesté, je dois repenser tous mes classiques. Imaginez ! Poing sur la hanche, Léonard le précieux se lance. - Fini « la Hérisson », « la Ques-à-co ? », « le Pouf au Sentiment », « la Grande Prétention », « la Noble Simplicité », « la Capricieuse » (10)… Il s’interrompt et lève les yeux au plafond. - On veut de la simplicité ? Hé bien soit ! Vos coiffures ne menaceront plus le ciel… Là ! Tant pis pour vous mesdames ! Mais rien ne m’interdira un zeste d’extravagance ! Il glousse et joue de poses dont il a seul le secret avant de se figer. Bref, si ces dames sont aux anges (elles se pâment), il en va tout autrement de Louis XVI qui se tient le visage fermé et garde les yeux baissés. Il s’ennuie ferme. Le coiffeur comprend que son babillage n’est pas du goût du Roi mais lancé comme une flèche, il enchaîne. - Dans mes nouvelles créations, les cheveux resteront ébouriffés. De même, pour les boucles en rouleaux… Léonard s’approche de la vertigineuse perruque qui siège pardessus la tête de Marie-Antoinette. A la vérité, j’ai rarement observé une « chose » aussi démesurée. Sur ses cheveux, crêpés et poudrés, croissent des aigrettes et d’énormes boucles. Grasses, celles-ci retombent sur ses épaules et ont le charme de salir le cou. Au beau milieu, ce n’est point un chignon mais un gros coussinet de taffetas. Rattachées par des épingles, des broches assurent la fermeté des fausses nattes en boudins qui l’entourent. Entre le 80
coussinet noir et les cheveux sont fourrées de grandes cocardes de crêpe et de fausses fleurs. - Je ferai en sorte de faire retomber vos boucles, mais à demirelevées… Il tourne autour de la Reine tandis que son œil exercé s’ingénie à nous faire comprendre que lui seul est capable de trouver une solution à la fin de « la Hérisson », de « la Ques-à-co ? » et du « Pouf au Sentiment »… Je ne peux m’empêcher de songer à cette altercation entre MarieAntoinette et sa mère Marie Thérèse, Impératrice d’Autriche (la Cour s’était furieusement emparée de l’affaire). La Reine avait adressé son portrait en miniature, peint avec une haute coiffure garnie de plumes longues d’une demi-aune ; bref, coiffée à « la Léonard ». Marie Thérèse avait sèchement retourné le médaillon accompagné d’un billet particulièrement amer : « Je vous renvoie, ma fille, la miniature que vous m’aviez faite parvenir. A coup sûr, vous vous êtes trompée dans cette expédition. Je n’y ai point trouvé le portrait d’une Reine de France mais celui d’une actrice(11)… Je vous fais remettre ce bijou et attends le véritable ». Quel caviar ! - De si beaux cheveux, majesté ! Rassurez-vous, je ferai des merveilles ! Et Léonard de se livrer à un pas de danse grotesque autour de la Reine tandis que le bout de ses doigts soupèse ses fausses boucles. Accoudé à la rampe de l’escalier en fer forgé, je suis encore au bord de l’assoupissement… Rattrapé, in extremis, par le Roi qui repousse brutalement son fauteuil. - L’heure de mon Conseil approche. Il faut me retirer. Voilà qui coupe la chique à Léonard. Celui-là pousse un petit cri et s’en va aussitôt se réfugier derrière les accoudoirs d’une bergère. On ne fait point attendre ses ministres même quand on est Roi ! J’emboîte le pas décidé du Roi qui, surpris de se savoir suivi, se retourne et m’observe étonné. Visiblement, il m’a oublié. Sans 81
dire mot, je lui désigne le maroquin qu’il tient toujours à la main. - Oui, bien sûr… Pris au fait de sa négligence, le Monarque, froissé, me le tend brusquement. - Je fais entière confiance à Chérin ! Dites-lui qu’il a mon assentiment. Je salue. Les mains croisées, j’observe Louis XVI s’éloigner. La démarche est pataude. Perplexe, je songe à nouveau à la remarque de ce courtisan : « Un règne qui promet si les affaires de la Monarchie marchent autant et aussi vite que lui. ». A mon idée, rien n’est moins sûr. Que nous réserve l’avenir ?
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Tableau 4 : Le salon de Mercure, en cet été de l'année 1777
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Tableau 4, Chapitre 1
Ce nouveau premier jeudi du mois, comme le veut ma position de Premier Commis, je me rends à la Galerie des Glaces. Je traverse successivement les salons de Vénus, de Diane, de Mars, de Mercure et d’Apollon et croise bon nombre de courtisans. L’ambiance diffère singulièrement d’une pièce à l’autre. Deux exemples ? Soit. Au salon de Diane est réunie la société de Marie-Antoinette. La belle assemblée, comme à son accoutumée, butine : enjouée, remplie de fou-rires et toujours aussi virevoltante. Les deux incorrigibles boute-en-train - le Comte Dillon et le hussard Eszterhazy ne se divertissent plus au « tire-en-jambe », mais ont entraîné ce joli monde à une partie de « descampativos », une niaiserie de plus, une sorte de colin-maillard à l’envers. Tout le monde, un drap sur les yeux, vient toucher une « patiente » (en l’occurrence la Duchesse de Polignac) afin de la deviner. Caresses, pincements et farces sont de la partie. Quant aux gages, ils consistent en toutes sortes de pénitences bizarres et non des plus séantes. D’Artois n’est jamais en reste. En la matière, son esprit fait preuve de beaucoup d’imagination que la bienséance m’interdit ici de dévoiler. Au salon de Mercure, l’ambiance est tout son contraire. Les mines des grands seigneurs sont graves. La politique est au cœur de leur
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conversation puisque ce matin, l’on a appris que Louis XVI et son Ministre d’Etat Maurepas (grand confident du Roi) ont procédé à un réajustement : Alexandre de Saint-Maurice, Prince de Montbarrey, a obtenu le portefeuille de la Guerre en remplacement de l’expérimenté Comte de Saint-Germain. La belle affaire que voilà ! Montbarrey est dernièrement passé par les fourches caudines de mes appels à l’Oeil-de-Bœuf. Cette nomination est sa conséquence. Le Prince de Montbarrey compte parmi les relations du Vicomte de Pons et le Marquis de Chauffiac. Est-ce de bon augure pour eux ? A l’heure qu’il est, ils doivent demander audience au nouveau ministre. Leurs dossiers vont être en bonne place dans les empilements de Chérin ! Au salon d’Apollon, je manque de me casser le nez sur Madame Campan. Elle a la mine écarlate, celle d’une encolérée. Je n’ai pas besoin de m’enquérir de l’objet de son courroux. Elle se jette à mon bras et m’entreprend. - Les nouvelles politiques du Roi sont une véritable macédoine. Rien ne fixe l’attention ! - Pourquoi me dites-vous cela ? - Montbarrey est en remplacement de Saint-Germain alors que celui-là n’a jamais démérité. Voyez plutôt ses services rendus à la Couronne : en abolissant l’armée ruineuse et inutile de la Maison militaire du Roi, il a fait la plus impérieuse des économies. Qui osera soutenir que le Monarque serait mieux défendu par dix mille soldats que par cinq cent ? - Certes. - De la bouche même de Marie-Antoinette, j’ai appris que SaintGermain s’est vu arrêté plusieurs autres réformes urgentes que réclament toute la partie éclairée du militaire. - La Reine serait intervenue ? Madame Campan hausse les épaules. - Pour toute réponse, son époux lui a tourné le dos. La Première femme de Chambre fulmine. - Le Roi s’en remet à Montbarrey. Ah ! Il a du bon, votre Oeil-de85
Bœuf… C’est sans parler de la réputation toute établie de ce Prince. On le dit ambitieux et courtisan à souhait. Pour la Reine, il ne fait aucun doute qu’il prendra le contrepied de son prédécesseur ! - En êtes-vous certaine ? - Allons Julien ! Cet olibrius n’aura de cesse de préférer une jouissance paisible de sa charge. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire … - Madame Campan, je comprends les motifs de votre mécontentement mais je suis pressé. Le devoir m’attend. Elle rougit, non plus de colère, mais de confusion. - Je vous en prie. Faites ! Allez ! Tandis que j’augmente le compas de mes jambes, je me range à l’avis de la femme de chambre de Marie-Antoinette. Je souscris à son agacement mâtiné de bon sens. Ce remplacement inopiné n’est hélas pas un cas isolé. Depuis que Louis XVI occupe le trône, ils sont à répétition et à l’emporte-pièce. L’année dernière(1), deux ministres dont l’intégrité ne fait aucun doute - deux bijoux rares dans une Monarchie de plus en plus dévoyée - sont démis. L’honnête et sage Malherbes (secrétaire d’Etat au département de la Maison du Roi est remplacé par Monsieur Amelot) et l’austère et probe Turgot (Contrôleur Général des Finances(2)). Avouons qu’il est impossible de demeurer au timon des affaires avec de tels principes ! Leur vertu naturelle fait tâche au milieu des corruptions de la Cour. Les courtisans et les financiers livrés au trafic irrégulier et tous ceux qui s’enrichissent de désordres et de dilapidations ont eu raison de Turgot. Le vieux ministre Maurepas, qui influence grandement Louis XVI, est responsable de sa disgrâce. Il a eu la perfidie d’adresser au ministre démis un compliment de condoléances au moment où il quittait la Cour. Depuis, il a été remplacé par un certain Necker, ancien gérant de la Compagnie des Indes et adjoint au département des finances(3). Un Huguenot. Voilà qui a valu à Maurepas l’opprobre du clergé. « Si le clergé veut se charger de payer les dettes de l’Etat, sa majesté leur sacrifiera 86
volontiers Necker. Réfléchissez-y. ». Mais ne nous leurrons point ! La réplique de cet influent ministre est un écran de fumée autour duquel chacun s’empresse et bavasse. Il occulte la seule question qui vaille : pourquoi sacrifier au gré des humeurs les honnêtes serviteurs de l’Etat ? Je souscris au bon sens qui se cache derrière l’agacement de Madame Campan : de tout cela, rien de patent ne ressortira. De plus, lorsque Malherbes a porté sa démission à Louis XVI, celuici a eu une remarque stupéfiante : « Vous êtes plus heureux que moi. Vous, vous pouvez abdiquer, moi pas ! »(4). La phrase a enflammé la Cour, est-il bâti pour être Roi ? J’ouvre le maroquin, retire l’enveloppe cachetée et romps les cachets de cire. - En ce premier jeudi du mois de l’an 1777, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Les perruques frémissent, les éventails s’agitent et j’ose mon impertinence comptable. - Ces personnes sont au nombre de quatre. Je jette un œil sur la foule des courtisans qui m’entoure. Ce ne sont que moues, lèvres pincées et grimaces. Quatre noms, c’est peu. Le Vicomte de Pons et le Marquis de Chauffiac sont, comme à leur habitude, en place. A la différence des autres fois, l’un et l’autre sont étonnamment calmes. Leur air jovial n’est pour moi qu’une confirmation. La perspective d’un entretien avec le nouveau Ministre de la Guerre afin de plaider leur cause auprès de Chérin explique leur bonhommie. Je fais retentir ma voix puissante. - La Duchesse de Beauvilliers et sa nièce Yolande de Beauvilliers. Pause ? Oh là, non ! La « jument blanche », « l’aimable bossue », « la douairière » (ou que sais-je encore ?) bondit en tenant
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résolument sa nièce par la main. Leur nomination était courue d’avance. Maintenant, une certitude : la meringue enrobée de chantilly a toujours mauvais goût. Sa tenue fait tache sur les tapisseries de Versailles. Les atours crème et surchargés de la Beauvilliers n’allègent en rien son aspect pesant lorsqu’elle entre au salon de l’Oeil-de-Bœuf. Quant à la nièce (une démarche maladroite à cause d’une immense crête pointant au sommet de sa perruque), je me range à l’avis de la douairière et soupire (presque) comme elle. - Bâtie comme une nymphe mais Dieu que cette Yolande a l’air d’une dinde ! Les deux femmes m’ignorent superbement. Pas même un plissement entendu des lèvres. Que voulez-vous ! Elles sont Duchesses et moi simplement Premier Commis. - Le Comte Edouard Dillon. Tiens ! Voilà notre dadais, le champion des jeux nigauds. A force de les pratiquer dans la société de Marie-Antoinette, il est assurément parvenu à la faire rire… Donc, obtenir son brevet pour l’Oeil-de-Bœuf. Il y a quelques années, Chérin se serait étranglé. Aujourd’hui, tout en donnant les apparences de la vertu et de la rigueur, il compose. Un exercice qui exige force souplesse et grande compromission… Une idée me traverse l’esprit. Après tout, ne devrais-je point m’exercer au « tire-en-jambe » ? Me mettre à cheval sur le manche d’un balai, courir le long de la Galerie des Glaces et livrer tournoi ? Faire rire le troupeau des courtisans… Non, assurément non ! Je vaux mieux que ces artifices et autres singeries. - Le Comte Durandel. Silence. Relance. - Le Comte Durandel ! Rien, sauf que cette fois-ci, l’assemblée ne se contente plus de chuchoter. Elle grommelle et récrimine. - N’est-ce point la troisième fois qu’il se fait appeler ? - Comment expliquer cette absence inédite ? - Furieusement mystérieux et incompréhensible. 88
- Ce Comte devient lassant à la longue ! - La plaisanterie, si cela en est une, est de mauvais goût. Le grondement enfle jusqu’à ce qu’une voix féminine prenne le dessus. Ah ! cet organe à la fois sec et caressant, je le reconnaitrais entre mille tellement il grince à mes oreilles. L’affriolante Marquise de Cambis, celle qui est tout près de loucher (à cause de son combat entre le dévergondage de ses sens et la pudeur de son sexe…), cette brune fort piquante et lascive, qui attire comme un aimant la gente masculine, ose m’entreprendre. J’emploie à bon escient le verbe « ose » car, en la matière, la règle est formelle. Personne, qu’il soit Prince, Duc ou Cardinal - sauf le Roi en personne - ne peut m’interrompre ou m’interpeller ; quel qu’en soit le motif. Un haussement de sourcils suffit à rappeler à l’ordre la lascive Cambis. Elle se soumet et opère un repli stratégique en direction de ses voisins. - J’en suis toute retournée du bateau ! Les têtes mousseuses s’agitent. On acquiesce. - Ce Comte, quel grossier personnage ! - Un gougeât, voulez-vous dire ! - Appelé à la « présentation au Roi » et n’y point répondre ! - Il dédaigne. Cela mérite la Bastille. - Oui, la Bastille, pour ce cuistre ! - La Bastille ! La Bastille ! La Bastille ! Je salue l’affriolante Marquise de Cambis dont le louchon se fait de braise. Est-ce de colère ? Ou de la convoitise à mon égard ? Je ne peux retenir un éclat de rire que je masque promptement derrière un mouchoir, simulant un violent éternuement. Je me fonds volontiers au milieu des trissotins(5). Les avances de la Marquise de Cambis, quelle qu’en soit la nature, ne m’inspire nullement !
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Tableau 4, Chapitre 2
Il est une tradition au château de Versailles qui n’aura de cesse de m’étonner : le souper(1) du Roi et de la Reine face à leurs sujets. N’importe qui peut y assister. On s’y bouscule (forcément) mais tout de même empêché par une barrière en bois doré et la fermeté de deux gardes suisses. C’est heureux pour le couple royal qui, côte à côte et silencieux, soupe parés de leurs plus beaux habits. En réalité, les sujets ont bien du mal à apercevoir le Monarque et son épouse, gênés à cause de la fameuse nef qui trône au milieu de la table. Il s’agit d’une gigantesque pièce d’orfèvrerie et de vermeil en forme de navire(2). L’objet est si vénéré que des courtisans jusqu’aux Princes, on le salue. Elle sert à y enfermer les serviettes entre des coussins de senteur qui seront présentées au couple durant le repas. La séance se tient trois fois la semaine. Selon l’expression consacrée, le Roi et la Reine soupent à leur « Grand Couvert ». Tout est étiquette à ce repas. On ne compte plus le défilé ininterrompu des plats présentés. Si le Roi goûte volontiers à tout, la Reine, elle, picore… Les gentilshommes servants et les Officiers du gobelet se livrent à un incroyable manège pour les vins et les prêts de viandes(3). Derrière une glace sans tain, j’assiste à la scène, accompagné de Madame Campan. Ses chuchotements sont piquants et vont bon
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train. Ils font mes délices. Quand je prends malin plaisir à la lancer, elle ne se fait pas prier. - Ils ont très mauvais genre ! - Qui ? - Les servants et les officiers du gobelet. - Vous trouvez ? - Il suffit d’observer leurs mimiques ! Ils se donnent des allures bien tournées. Mais en réalité ce sont des petits maîtres, débiteurs de balivernes et qui n’ont rien de vertueux ! Les gens que j’ai appelés à l’Oeil-de-Bœuf se retrouvent debout et rangés derrière le Roi et la Reine. C’est la règle. Ils se livrent allez savoir pourquoi ?- à des contorsions et autres gestuelles ridicules afin d’attirer l’attention de leurs Majestés qui n’ont pas franchement de raison de se retourner. - Julien, savez-vous ce que j’aime chez Marie-Antoinette ? - Je sens que vous allez me le dire. - Elle a une grâce qui fait plus d’impression que la beauté même. - Ah. - Voyez plutôt ! elle attire tous les regards sur elle. - J’en conviens mais le Roi ne laisse pas indifférent. - A côté d’elle, il a l’air si empêtré. - Vous ne l’aimez pas ? - Non point, Julien ! J’ai du respect pour notre Roi. Seulement… Elle hésite. - Seulement, je le crois modéré en tout : modérément capable, modérément entreprenant et modérément courageux… - Votre conviction est rude. - Quand on dirige le Royaume le plus puissant du monde, on est en droit d’attendre un chef énergique. Ne me dites pas le contraire ! - La Reine peut l’aider ? - La poupée est encore tête de linotte. Mais j’en conviens, elle sait plaire. - Plaire, dites-vous ? Comme vous y allez ! Est-ce une qualité suffisante ? 91
- Julien, il existe deux façons de plaire. L’une consiste à minauder, l’autre est plus subtile. Elle s’évertue de charmer le destin, de subordonner la Providence et d’enjôler la Fortune… Tout un art. - Vous supposez beaucoup de qualités chez votre poupée ! A moins qu’elles ne soient encore cachées. Vous qui la connaissez si bien, peut-être pressentez-vous que la fleur va bientôt éclore ? Madame Campan se gratte la tête et réfléchit. - A la réflexion, c’est un encore un peu tôt pour le savoir. Peutêtre me trompe-je ? En revanche, tout montre que Louis XVI ignore tout dans l’art de plaire ! Elle m’attrape subitement par le coude. - Allons au « Petit Couvert » ! Nous nous enfonçons dans une suite d’étroits corridors et d’escaliers secrets. Le « Petit Couvert » procède de la même démarche sauf qu’il est réservé aux frères du Roi et que l’étiquette y est plus souple. Il est vrai que les Dames d’Honneur, agenouillées sur un tabouret, coupent les viandes et les femmes de chambre portent les plats. Je me laisse entraîner mais d’Artois et Provence ne m’intéressent que très modérément.
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Tableau 4, Chapitre 3
- Peut-on m’expliquer d’où sort ce … ce Comte … Le nom ? Le nom ? Chérin chausse ses conserves(1) sur le bout du nez et s’empare du lourd registre contenant les noms de toutes les personnes admises à l’Oeil-de-Boeuf. A cause de son énervement, il tourne et retourne les pages à la va-vite, incapable de trouver le nom du Comte. Je l’interromps et trouve le bon endroit que mon index tapote. - Là ! - Merci Sieur Julien … Voilà, il s’agit du Comte Durandel. Je n’ai jamais fait étudier ce nom ! Qui l’a reporté sur les registres ? Qui a écrit ce nom ? Le Généalogiste frappe fort du poing et ébranle les bougies de l’unique girandole qui éclairent la pièce. Les flammes crépitent, les gouttes de cire s’écoulent et s’en vont éclabousser les dossiers empilés sur son bureau. Face à lui, les quatre clercs, debout et les mains dans le dos, piquent du nez. L’un d’eux, moins pleutre mais pas plus courageux, bredouille entre ses dents un vague « pas moi, Monsieur… ». La scène se déroule dans « la boutique du boutiquier », précisément dans le cabinet aux murs boisés de Chérin, un lieu à la hauteur des arbitrages sur le choix des noms : aussi obscur que
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malpropre. Impassible, je me tiens debout derrière le Généalogiste qui se tortille assis à son bureau. - Alors si ce n’est pas toi Lahire, qui a écrit le nom ? Il interpelle chacun du menton. - Toi, Lancelot ? Toi, Ogier ou toi, Hector ? Les unes après les autres, les têtes tournent énergiquement de droite à gauche en signe de négation. A la fois contrarié, furieux et inquiet, Chérin soulève le manchon qui lui tient lieu de chapeau. Ses ongles noirs s’en vont gratter la teigne qui champignonne entre ses cheveux épars. - Ce n’est donc aucun d’entre vous qui a écrit ce nom ? Ah ! le maudit carré de valets que vous formez… Voilà un bien curieux caprice du Généalogiste : il considère les clercs de son étude comme des laquais au point de leur donner les noms portés par les valets de pique, de cœur, de carreau et de trèfle que l’on retrouve sur les cartes à jouer. Le généalogiste se retourne. - Sieur Julien, qu’est-ce que cela signifie ? Il crachote dans un mouchoir toujours aussi crasseux. Benoîtement, je croise les mains sans répondre. C’est inutile, je connais le compère pour savoir qu’il a d’abord besoin de déverser son trop-plein de ressentiments. - Cette histoire m’a valu d’être d’abord ennuyé par quelques courtisans de bas étages auxquels je n’ai guère prêté attention. La pointe de ses chaussures éculées frappe le rebord de son secrétaire. - Sottise de ma part ! Depuis plusieurs jours, on s’enquiert, on m’entreprend, on me harcèle. Ce Comte inconnu n’est point du goût des grands de la Cour : les Noailles, les Montmorency, les Rohan-Chabot… A croire que j’ai toute la pairie(1) sur le dos… J’avoue la maladresse de mes réponses balbutiantes. Autant dire que je ne les ai point convaincus ! Il crache un vilain glaviot (un de plus) qui s’en va étoiler l’épais tapis et frappe à nouveau du poing sur son bureau. - Sieur Julien ! je n’ai jamais soumis le nom de ce Comte au Roi ! 94
Je ne connais pas ce nom. Je n’ai jamais vu ce Comte. Cette histoire est en tout point absurde ! Il est pressant d’élucider ce mystère. Il en va de ma réputation. Il prend subitement son faciès de Jésuite bilieux. L’odeur de chien malpropre que répand habituellement le Généalogiste remonte par effluves à mes narines. Sans doute une émotion non contrôlée… - Sieur Julien ! - Oui, Monsieur. - Imaginez un instant que cette affaire trottine jusqu’aux oreilles du Roi ! La mine exsangue de Chérin tourne plâtre. - Allons ! Allons, Monsieur ! Je prends l’air rassurant de celui qui ne se laisse pas impressionner par ce contretemps et approche un fauteuil jusqu’à chuchoter à son oreille. - Je vous prie d’interrompre cet interrogatoire qui n’a point grand sens. Renvoyons les clercs à leur tâche et réfléchissons calmement à la chose. - Hé bien… Pris au dépourvu de ses irritations mal maitrisées, le Généalogiste acquiesce. Je fais signe aux « quatre valets » de quitter la pièce. Mes doigts tambourinent le cuir du bureau et je prends la mine de la réflexion. - Monsieur, êtes-vous sûr de n’avoir jamais entendu le nom de Comte Durandel ? - A ce que je crois, non. - Même dans vos souvenirs les plus reculés ? Les ongles noirs grattent la teigne. Une vague étincelle éclaire son regard. - Peut-être. Il fronce les sourcils. - Lecornus ou Lecorpus, un nom approchant me dit vaguement quelque chose. Il observe un long moment ses ongles puis se reprend. - Non, non… Rien à voir. Rien d’approchant avec le nom du 95
Comte. - Soit. Maintenant, sachant qu’à partir des noms acceptés par le Roi, chacun des clercs les reporte sur le livre des registres, avezvous songé à comparer les écritures de ceux-ci avec celle qui a écrit le nom du Comte ? - Que n’y avais-je songé plus tôt ! Sieur Julien, voici un excellent procédé. Il attrape un mouchoir sale, se mouche abondamment et interpelle les clercs. - Lahire ! Lancelot ! Ogier ! Hector ! A chacun sa page d’écriture … Tandis qu’il se lève brusquement, une plume et un encrier à la main, je l’accroche par la manche. - Un instant, Monsieur ! Supposons que l’écriture de chacun d’eux ne corresponde pas avec celle du Comte Durandel, que faitesvous ? - Ah ! Hé bien… La question est judicieuse. Pris de court, Chérin rehausse sa guenille (la robe de chambre mitée) et resserre le cordon qui lui sert de ceinture. La tête baissée, il arpente de long en large son bureau et frictionne nerveusement le manchon qu’il porte sur la tête. Brusquement, il frappe ses mains. - Je sais ! Dorénavant, je serai le seul habilité à reporter les noms sur le registre comme je le fais sur le feuillet dont vous faites la lecture. Le seul et personne d’autre ! N’est-ce pas là une bonne idée ? Je hoche la tête. - Si fait, Monsieur, si fait ! Satisfait, Chérin quitte si précipitamment son bureau que son mouvement souffle les flammèches de la girandole. Plongé dans l’obscurité, je me laisse aller à sourire. Après avoir refermé derrière moi la lourde porte en chêne de l’étude, je descends le vaste escalier de marbre.
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Je laisse le Généalogiste à ses rognonnades. Il est perplexe et plus inquiet que jamais. En effet, ni Lahire, ni Lancelot, ni Ogier et ni Hector n’ont de quelques façons une écriture approchant celle qui a écrit le nom du Comte.
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Tableau 4, Chapitre 4
Ce soir, souper privé chez la Reine ! Le salon de Mercure est en effervescence et brille de mille feux. La Duchesse de Beauvilliers (la « jument blanche », « l’aimable bossue », « la douairière »…), soucieuse de parfaire l’éducation de sa nièce Yolande (celle bâtie comme une nymphe mais sotte comme ses pieds) a son avis sur les soupers de Versailles. - Yolande, il existe deux espèces de convives, ceux du dîner et ceux du souper. Les premiers sont très différents des seconds. N’est-ce pas Sieur Julien ? Mon avis compte-t-il ? Assurément, non. Je sers de faire valoir à la démonstration de la Duchesse (je fais partie des meubles de Versailles). - Ceux du dîner sont toujours des personnes sérieuses, âgées, parfois même ennuyeuses à cause de leurs obligations. J’acquiesce, grimace et lève les yeux au ciel. La jument ne doute vraiment de rien : l’humour est un mot inconnu de son vocabulaire, ce n’est plus une jeunette (loin s’en faut) quant au registre de l’ennui, elle tient sa place. - Le souper c’est différent. Surtout ceux de la Reine ! Il faut des qualités très difficiles à réunir. N’est-ce pas Sieur Julien ? De nouveau, j’acquiesce, grimace et lève les yeux au ciel. La Duchesse s’aperçoit de mon manège sans trop en saisir le sens :
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est-il sincère ou se moque-t-il ? Du coup, elle m’entreprend. - Selon vous Sieur Julien, quelles sont ces qualités ? Je fais mine de réfléchir. L’aimable bossue me houspille. - Allons, allons ! Vous qui savez tout de Versailles. - J’y viens, Madame, j’y viens ! Je pense qu’il faut non point des qualités mais une qualité. - Tiens donc ! Je la contrarie. Il est inconvenant qu’une Duchesse soit reprise par un Premier Commis. Afin de balayer son agacement, j’enchaîne aussitôt. - Madame, c’est avoir de l’esprit. Elle se retourne vers sa nièce comme si je n’avais jamais existé. - Sieur Julien n’a pas tort mais il est incomplet ! Si l’esprit compte, l’élégance et la « science du monde » comptent tout autant. - La science du monde ? La Yolande se réveille enfin. - Je veux parler des mille riens qui composent les nouvelles et qui font les anecdotes. - Ah ! - Ma fille, soyez pleine de charme ! Mais soyons clair : sans esprit, sans élégance, sans la science du monde, il ne faut pas songer à être admis dans ces réunions. - Ah ! La Duchesse semble saisir toute la détresse contenue dans le « Ah ! » poussé par sa nièce. - Vous devrez savoir causer sur les propos les plus légers. Ce sont les plus difficiles à soutenir. - Comment apprendre cela, ma tante ? La Duchesse grimace un sourire. - Enfin Yolande, cela ne s’apprend pas. C’est inné… C’est… Comment dirai-je ? Elle relève le menton et active son éventail. - C’est comme une mousse qui s’évapore sans rien laisser après elle mais dont la saveur est pleine d’agrément. 99
La nièce est au désespoir. Elle n’entend rien aux propos de sa tante. Moi non plus. - Yolande, c’est ainsi ! Et une fois que vous aurez gouté à l’exercice dans un souper, le reste vous paraîtra bien fade. Je crains fort pour la Yolande et sa supposée maîtrise de la « science du monde ». La partie est perdue par avance. Entre la Duchesse et sa nièce, je me retrouve pris dans l’avantsouper de la Reine. A partir de la liste établie par la Princesse de Lamballe (c’est dans ses prérogatives) et qu’elle tient secrète jusqu’au dernier moment, les invités se réunissent d’abord au salon d’Apollon (celui qui précède Mercure). Une majorité de femmes, regroupées en essaims, caquette dur. Entre deux verres d’orgeat, ces dames encensent Pierre Augustin Caron de Beaumarchais. En ce moment, l’auteur occupe les devants de la scène et de la critique littéraire à l’occasion d’une nouveauté dramatique qu’il a intitulé « Le barbier de Séville ». - On va difficilement voir ses pièces. - Oh, le temps de former son public ! L’année prochaine, nous y courrons toutes. - Ma chère, je suis de votre avis, le genre Beaumarchais a cela de commun avec le vin de bonne qualité : il gagne à vieillir. Eclats de rire. Ailleurs, on s’empresse autour du Maréchal de Mouchi, l’oncle du jeune Marquis de La Fayette. En effet, il vient de recevoir du courrier de son neveu rendu aux Amériques. Que retiennent ces dames ? Hé bien que La Fayette a été accueilli avec enthousiasme parmi les « nouveaux républicains ». - Mon neveu est bien étonnant, déclare Mouchi. Il écrit avoir deux maîtresses qu’il aime avec idolâtrie. Les éventails se cabrent : qu’est-ce donc que cette provocation ? L’autre prend un air amusé. - La gloire et la liberté. Artifices de « Oh ! » et de « Ah ! » conjugués au féminin. En
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réalité, Mouchi et ces dames ne devraient point pavoiser. Les affaires des Français et des « nouveaux républicains » d’Amérique ne sont guères brillantes. Les Anglais, déjà maîtres de New-York, viennent de défaire les troupes de Washington. Ils se sont emparés de Philadelphie et ont obligé le congrès américain à se retirer à York-Town. - Dites-nous Maréchal, la rumeur annonce l’arrivée prochaine de Silas Deane du docteur Franklin à la Cour(1). - Est-ce vrai ? Mouchi, un coq au milieu d’une volière, revêt un air entendu. - Possible, possible. Je puis cependant affirmer que l’idée conviendra au Roi même s’il ne leur reconnaîtra aucun caractère officiel. J’en veux pour preuve la non-intervention du cabinet de Versailles dans les affaires des colonies anglaises. Son propos ne veut pas dire grand-chose mais il a une belle éloquence. C’est l’essentiel puisque le poulailler glousse et se pâme. Un peu plus loin, tout en grattant l’écorce givrée des sorbets, Madame Adélaïde et sa cohorte louent l’époque bénie et révolue du « Bien Aimé ». - Cher Louis XV ! A son époque, le Royaume ne songeait qu’au plaisir et n’existait que pour la gaieté. Soupirs. - Notre façon de vivre produisait tant d’aventures qu’elles se racontaient encore plus plaisamment grâce à nos incomparables courtisans. Gémissements. - Je me trouvais si évaporée auprès de ces beaux messieurs ! - De quoi remplir nos conversations de niches, de galanteries gaies et d’aventures parfois un peu burlesques… Gloussements. - Nous atteignons aujourd’hui nos années climatériques(2). C’est le tour des tristesses ! Gros soupirs derrière les rythmes saccadés des éventails. Entre les gazouillis de ces dames et un encombrement de 101
chapeaux en bouffettes plissées, de bavolets, d’aigrettes et de plumages, les libertins s’activent. Ils se pressent avec gourmandise et se jettent avec fureur dans la volière car le moment est propice à toutes les intrigues amoureuses. Ces messieurs roucoulent et les jolies perruches s’égaient ou s’ébrouent, c’est selon. Au jeu des passions amoureuses, bien des cœurs ont été blessés. Les blondins ont été mille fois trahis par l’élue qui, soi-disant, leur promettait amour et fidélité. Dès lors, piqué dans leur orgueil, ils mettent les doigts dans un engrenage sans fin. Par vengeance, ils s’empressent auprès d’une autre ; de préférence, ils jettent leur dévolu sur une favorite. Le motif ? Rendre jalouses celles qui les ont laissés choir. Démultiplier ces situations par le nombre d’invitées présentes et ils vivent l’inextricable. Vouloir calmer le jeu ? N’y songez pas ! Les libertins sont insatiables. Leur exercice favori ? Enlever la maîtresse des autres. S’essayer à la reconquête d’anciennes amantes ? Hé ! Pourquoi pas ? Trop convaincus de leurs talents de séducteurs, ils se sont fait maintes fois mordre. Les femmes, qui s’abandonnent à ce genre de situation, sont les plus vénéneuses. Elles n’auront d’autre projet que de fixer le destin du don Juan pour mieux l’humilier auprès d’un rival potentiel. Belle ambiance.
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Tableau 4, Chapitre 5
Au salon de Mercure, les invités s’éparpillent au milieu d’une dizaine de tables rondes. Chacune d’elle est présidée par une femme d’importance, la Reine bien sûr mais aussi les princesses et… Madame Adélaïde. Sur les tables à manger - des démesures en acajou - les couverts attendent les convives. Les alignements de verres en cristal et les nombreux ustensiles argentés se rangent à l’entour d’un empilement d’assiettes en porcelaine dorée. Ces vaisselles réunies représentent un tel encombrement qu’elles contraignent celle ou celui qui vient de s’asseoir à se tenir les coudes au corps et les mains croisées sur le rebord de la table. Comment faire autrement ? Aux recoins du salon, les dessertes, entourées de domestiques, menacent de crouler sous les pyramides d’oublis, de sorbets multicolores, de chocolatières et les étincelantes carafes de vin timbrées aux initiales de Marie-Antoinette. Tandis que chacun rejoint la place qui lui est attribuée, la voix du maître d’hôtel écrase le brouhaha des conversations. - Au souper de la Reine : deux oilles. Une aux gros oignons et une à l’espagnole. Deux potages, un de santé et un à la purée de navets. A son côté, un valet frappe d’un coup sec le parquet à l’aide d’une
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énorme canne, tel le brigadier du théâtre qui frappe les trois coups avant le lever du rideau. - Aux entrées : petits pâtés, filets mignons de mouton sauce piquante, filets de faisan en matelote, cailles au laurier, noix de veau glacées dans leur jus, hachis de gibier à la turque, canetons de Rouen à l’orange et haricots veloutés bruns. Feront suite quatre relevés. Un rost de bif de mouton de Choisy, une pièce de bœuf à l’écarlate, un aloyau à la chicorée et poules de Caux à l’oignon cru. Feront suite trois grands entremets. Un pâté de faisans, un jambon persillé et une croquante… Nouveau coup de brigadier. Le menu est si consistant qu’il faut bien cela pour soutenir l’attention des invités. Si les oreilles gourmandes n’ont eu de cesse d’exacerber les gargouillements de leur estomac, les miennes écœurées sont closes. Cette orgie de nourriture effraie. - Les moyens rosts : pigeons ortolans, grives, guignards et perdreaux rouges. Troisième coup de brigadier. Lassé par l’énoncé de cette débauche festive, j’en profite pour me fondre le long des peintures arabesques - étonnants décors qui ornent les salons - et pouvoir ainsi disparaître. - Les petits entremets : une crème à l’infusion de café, cardes à l’essence, choux fleurs au parmesan, œufs au jus de perdreaux, truffes à la cendre, épinards au jus, haricots verts au verjus, omelettes au jambon, pattes de dindons, profiteroles de chocolat, petites jalousies et crèmes à la Genest. A peine ai-je traversé la pièce qu’une main, que dis-je ? Un étau ! enserre mon avant-bras. - Tut ! Tut ! Tut ! Mon ami, on ne s’échappe pas ainsi… Fichtre, la Duchesse de Beauvilliers ! - Mais Madame, ma place n’est point ici. L’étau se resserre encore plus fort. Des lèvres pincées me susurrent à l’oreille. - Sieur Julien, on ne fait point languir Madame Adélaïde. - Madame Adélaïde ? 104
- La sœur du Roi, c’est cela même… - Mais que peut-elle attendre de ma personne ? Moi, simple Premier Commis… - Des éclaircissements à propos de ce Comte Durandel ! Elle m’a pris comme un poisson dans ses filets. En tant que Dame d’Honneur Douairière de la tante du Roi, la Duchesse veut tirer partie de cette curieuse histoire du Comte inconnu et, ainsi, se montrer à son avantage. La Duchesse m’entraîne entre les tables qui me font penser à des ruches tellement ces dames volètent, froufroutent et zézayent. Guêpes ou abeilles ? Nous croisons Louise de Savoie-Carignan. La Duchesse fait sa révérence à la Princesse de Lamballe. La languide expression de son regard opale se pose sur moi et donne à penser qu’elle est étrangère à tout ce qui l’entoure. Heureusement car je ne suis point à ma place en ces lieux, surtout devant la Surintendante de la Maison de la Reine. La Lamballe a un meilleur maintien que l’affriolante Marquise de Cambis (celle qui est tout près de loucher à cause de son combat entre le dévergondage de ses sens et la pudeur de son sexe). Dans sa précipitation, la Duchesse la bouscule. Surprise, la Cambis se contente d’un regard appuyé à mon encontre. Le louchon est de braise… - Madame. La Duchesse fait sa révérence à Madame Adélaïde (celle que Marie-Antoinette considère comme ayant déjà un pied dans la tombe) et prend place à sa droite, je n’ai d’autre ressource que celle de reculer et attendre debout. Je vois là, les Bassompierre, Chabannes, Ferronaye, Sommièvre, Talaru, Ganges, des Ecotais, d’Esclignac, Lostanges… La garde rapprochée est en position. Si la Beauvilliers est en verve, ces femelles-là vont me déchiqueter ! Madame Adélaïde ressemble à un furoncle tellement elle est contraire à son entourage. Son teint couleur soupe au lait entoure d’épaisses et vilaines lippes. Elle n’est en réalité qu’une grande et 105
grosse créature. Elle a un tel embonpoint qu’elle ne possède même plus les formes avantageuses d’une cruche. Autant dire que les échanges sur l’élégance entre elle et les beautés de sa cohorte sont pincés et pleins de sous-entendus. Certes, elle explique à qui veut l’entendre comment elle a réduit de moitié la douzaine de plats qu’elle dévore quotidiennement, sauf qu’elle boit à proportion. Une outre. Quelques langues mal intentionnées rappellent qu’elle a moins de mal à se restreindre sur la nourriture que sur la calomnie. Je pense que ses cures à répétition attisent le poison naturel de ses traits. Cette femme a mauvaise presse : toujours intriguant, toujours querellant et toujours méprisant selon ceux à qui elle a affaire. Janséniste sur le tard, elle aspire à devenir dévote quoique sa position s’accommode mal des traditions austères auxquelles elle croit être fidèle. - Le Comte Durandel, dites-vous ? Madame Adélaïde repose son verre qu’un valet s’empresse de remplir et reprend la question de la Duchesse. L’aimable bossue vient de jeter en pâture le nom du Comte inconnu. Autour de la table, les louves pèsent l’enjeu. La proie a-t-elle un intérêt quelconque ? - Ce nom ne me dit rien ! - C’est justement ce qui nous inquiète. J’ai amené ici le Premier Commis du Généalogiste du Roi qui fait appel à ce Comte pour l’Oeil-de-Bœuf. Il doit nous informer de quoi il en retourne La « jument blanche » ne prend pas la peine de se retourner, juste la dentelle de son mouchoir s’agite par-dessus son épaule afin d’indiquer là où je me trouve. Rien de méprisant, je fais partie des meubles de Versailles. Le regard vitreux de Madame Adélaïde m’ausculte. Elle a tous les aspects d’un ruminant. N’empêche le bestiaux m’inquiète. Si elle m’adresse la parole, les louves vont me prendre à la gorge. Si elle en décide autrement, j’en réchappe. - Je sais ! L’intervention soudaine de la Vicomtesse de Talaru me sauve 106
momentanément. - Les Durandel sont une très vieille famille de Picardie. Je le tiens de ma belle-sœur, la Marquise de Cany. Ils ont des fermages qui jouxtent ses terres de Normandie. - En êtes-vous sûr ? Les Durandel sont originaires de Bretagne. Je connais fort bien… - Mais point du tout ! Ce nom est Piémontais… En fait de louves, la cohorte s’est faite généalogiste. Elles papillonnent. - C’est assez et peu importe ! Du revers de la main, Madame Adélaïde impose le silence. La Duchesse de Beauvilliers, à qui la tournure de la conversation ne convient nullement, acquiesce d’un coup de menton. Les mouvements des éventails se font trépidants, les dentelles tamponnent les joues poudrées et les cuillères restent en suspens. Je trésaille. Le regard du bovin se pose à nouveau sur moi. La tante du Roi me dévisage. L’ombre d’un instant, je me demande si elle n’est pas saoule. - Le Premier Commis de Chérin … Ce seront les seuls mots qu’elle prononcera à mon attention. Sourire pincé, elle se retourne et tapote la main de la « jument ». - Mais enfin chère Duchesse, croyez-vous que je vais m’abaisser à interroger un commis ? En dépit de l’épaisseur de son fard, le rouge monte violemment aux joues de la Duchesse de Beauvilliers. La faute est avérée mais à mon goût, je la trouve suave. Elle me soulage d’un grand poids, j’échappe ainsi au réquisitoire. - Ma chère, reconnaissez qu’il est plus simple pour moi d’en référer à mon neveu. Autour de la table, on pouffe. - Si vous en avez souvenance, mon neveu est le Roi. N’est-ce pas ? Une fois sa flèche décochée, Madame Adélaïde égrène un chapelet de gémissements. Est-ce un rire ou fait-elle acte de 107
contrition ? Horriblement vexée, le mouchoir (agité fébrilement par la Beauvilliers) me convie à m’éloigner au plus vite. La tentative malheureuse de la Duchesse aura une conséquence : le nom du Comte inconnu ne va plus « trottiner jusqu’aux oreilles du Monarque » (pour reprendre l’expression de Chérin). Maintenant, il peut être légitimement inquiet car il y va au galop !
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Tableau 4, Chapitre 6
La bibliothèque du château de Versailles me procure un immense plaisir. Lassé des assommantes intrigues, bavardages et autres babillages, je m’y échappe volontiers. Sur les épais rayons, je me plais à découvrir les noms des auteurs dont les lettres d’or estampillent le cuir des éditions rares. Je choisis un ouvrage que je garde en poche et l’échange contre un autre dès sa lecture achevée. Quand j’en ai le temps, je m’installe de préférence derrière une des nombreuses glaces sans tain du château (la partie est mieux éclairée) et me plonge avec délice dans la lecture de mes ouvrages préférés : les recueils de poésies. Ce soir, celle-ci sera vite interrompue à cause des courtisans qui, s’en s’apercevoir de ma présence, s’échappent du salon de Mercure. Feu aux joues pour avoir forcé sur les vins et les liqueurs, les mines rougeaudes font irruption. On lâche, sans retenue ni pudeur, des rots de contentement, de quoi grandement indisposer les dames. Il est vrai que l’éventail est là pour y pourvoir… Tout ceci est habituel. Sauf que ce soir, ces messieurs précèdent le pas disgracieux de Madame Adélaïde. A sa mine rougeaude, je comprends qu’elle a largement fait honneur au souper. Lorsque le vin échauffe les têtes, « l’outre » sort rarement de table de sang-froid. La couronne de rameaux qui repose de guingois sur sa volumineuse chevelure est un signe.
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Son impromptu le confirme. -"Je rêvais couronné du rameau de Virgile Non, Muse, non ! Gardez votre rameau fragile Je préfère… Je préfère…" Madame Adélaïde balbutie, incapable d’imaginer la suite. Fatale erreur : un indélicat l’assassine. - Je préfère le lit ! Madame, le lit… Restons-en là, au vu de votre état ! Un éclat de rire général s’ensuit. Elle titube. Aussitôt, les membres de sa garde rapprochée accourent. L’Adélaïde n’a d’autre solution que rengainer la suite de son improvisation. Les dames l’empoignent vigoureusement et, telles des béquilles, l’emportent par les aisselles. Elle ne peut retenir une flatulence des plus sonores. - Holà ! Quelle odeur ! Le courtisan, qui ose relever « l’indécence », se pince le nez. - Une infection ! Sans être le moins gêné du monde, le malotru mouche dans ses doigts. Sa morve s’écrase sur le parquet en même temps que les crachas de deux autres. Les rires redoublent, un laquais nettoie. - Holà, Mesdames emmenez vite la tante du Roi aux bosquets du parc ! Elle n’est plus loin de déféquer… Madame Adélaïde s’offre une sortie peu glorieuse. Le spectacle est édifiant et l’épisode, s’il est tenu secret, n’a rien d’une nouvelle. Elle fait faute de ses commodités. Chez elle, c’est une vilaine habitude qui désespère les convives. Au sortir d’un souper, n’ayant pas le temps de gagner les lieux prévus à cet usage, elle tache les parquets d’une monstrueuse salissure qui l’a maintes fois fait donner au diable par ceux qui la reçoivent à leur table. Derrière les plis de son éventail, la Duchesse de Beauvilliers tient sa revanche. Elle persiffle. - Madame Adélaïde ne se gouverne guère mieux qu’une fille d’auberge. Elle grimace un sourire devant l’air entendu de ses compagnes. L’arène est impitoyable. 110
Tableau 5 : Le salon de jeux du château de Versailles, en cet automne de l’année 1777
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Tableau 5, Chapitre 1
- En ce premier jeudi du mois de l’an 1777, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Après l’introduction selon l’étiquette, je m’apprête à citer les noms de ceux qui vont avoir l’honneur de franchir la porte du salon de l’Oeil-de-Bœuf. Les perruques ne frémissent plus, elles poudroient. Les éventails ne balancent plus mollement, ils ventilent à tout-va. Le mystérieux Comte Durandel plane au-dessus des têtes. Le nom, vat-il être cité une fois encore ? Selon mon habitude, je prends mes aises. J’ai tout mon temps. Le pouce et l’index frottent la feuille que, seul, je suis habilité à lire tandis que mon regard (je le rends de « velours et compatissant ») enveloppe le troupeau des courtisans. Diable ! Le cheptel ne m’a jamais paru être aussi nombreux. J’ajoute mon habituelle et agaçante comptabilité que, cette fois-ci, j’accompagne d’un hochement de tête entendu, une façon de faire grimper la température déjà fort élevée. - Ces personnes sont au nombre de… Je m’interromps. Mon annulaire monte et descend sur la feuille. Il joue à compter et recompter les noms.
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- Ah ! Un haussement appuyé de mes sourcils souligne mon étonnement. Le troupeau bruit, brait, grognasse. La Cour est suspendue à mes lèvres. L’idée de la sentir à ce point en émoi m’oblige à approcher la feuille à la pointe du nez afin de masquer mon sourire. Je reprends aussitôt ma voix puissante (celle qui fuse d’un bout à l’autre de la Galerie des Glaces). - Ces personnes sont au nombre de onze. Je ne parviens à définir la nature des chuchotements. Est-ce le chiffre qui impressionne ou s’exaspère-t-on de savoir si, une fois encore, figure le Comte ? - Le Comte De Kergoz. Pause dans un silence teinté d’indifférence. - La Duchesse D'avignon. Pause. Le silence se colorie dans l’indifférence générale. - La Baronne D'alençon. Pause. Le silence est plombé par une indifférence absolue. - La Comtesse des Ecotais. Pause. Les pas des Comtesses trottinent et le silence tourne lourd. - La Comtesse de Béon. Encore une ! Pause. Le silence est pesant. Voilà qui dépasse mes espérances. Savoir qu’elles sont toutes parties prenantes dans la coterie de Madame Adélaïde indiffère son monde. La Cour indisposée est méconnaissable. Le Comte obstrue-t-il à ce point les esprits ? - La Vicomtesse de Talaru. Ah ! Le titre change, une Vicomtesse mais une de plus qui appartient à la cohorte de Madame Adélaïde. Suis-je le seul à m’offusquer ? Oui. Le silence est résolument glacial. - Stéphanie Félicité Ducrest de Saint Aubin, Comtesse de Genlis(1). Un pas menu trotte. - La Duchesse de Fritz James(2). Un autre pas menu suit. - L’Abbesse de la Roche Fontenille. 113
Silence, silence ; toujours aussi absolu. Que de femmes ! Et point de réaction. Le Comte contient l’entendement au point d’occulter toute jalousie, rancœur ou haine. C’est à la fois étonnant et incroyable. Il me reste deux noms. Ceux-là sont masculins. Enfin une variante. Ah ! En voilà un qui ne va point dissimuler son plaisir. - Le Vicomte de Pons. Est-ce une surprise ? Le Prince de Montbarrey a largement plaidé la cause du Vicomte auprès de Chérin. Tout tient dans la contrepartie offerte par Pons. Dernier nom. Est-ce le Marquis de Chauffiac ? Après tout, entre coquins, ce n’est qu’une question d’entente. Hé bien, non ! Voilà qui va ébouillanter les esprits échauffés. Je lorgne la feuille et articule à souhait. - Le Comte Durandel. A peine le nom prononcé que l’affriolante Marquise de Cambis (celle qui louche à cause de son combat entre le dévergondage de ses sens et la pudeur de son sexe), s’effondre au pied de l’estrade. Elle tombe évanouie. On s’empresse, on crie, on l’entoure, on l’évente. - Les sels ! Que l’on apporte les sels pour la Marquise… Un doute m’empare. Ce malaise, est-il sincère ? N’est-ce point une comédie jouée d’avance ? La Cambis n’est point née de la dernière pluie. Elle est tout sauf une oie blanche. Laisser croire qu’elle est partie prenante dans l’affaire de ce Comte jusqu’à feindre un évanouissement, entrerait bien dans ses plans. Voilà une mauvaise manière d’intriguer, une manigance de bas-étage de la Marquise. Ennuyeuse cette Cambis ! Je me retire aussitôt. Tandis qu’au salon de l’Oeil-de-Bœuf, je me faufile entre les courtisans surpris de me voir ainsi déguerpir, je lève la tête en direction de l’œil. Je devine la silhouette de Chérin. Aux cent coups, le jésuite bilieux doit moucher ses contrariétés ! Le temps de m’engouffrer dans l’antichambre, j’éclate de rire. Heureusement, la pièce est vide.
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A peine franchi une des portes qu’une main féroce s’agrippe à mon épaule. - Holà, le commis ! Cette fois-ci, vous ne m’échapperez pas… Hasard malencontreux ou situation prévisible ? Le Marquis de Chauffiac. Le coup était prévisible, une maladresse de ma part. Pourquoi n’ai-je pas pris le temps de disparaître derrière l’une des entrées secrètes de ma connaissance ? Chiffonné, je le prends du haut de la cravate. - Monsieur le Marquis, ici, point de commis mais un Premier Commis… Je salue et tente de m’esquiver. En vain. Une poigne hargneuse accroche mon bras. - Ne faites point le fier avec moi. - Nullement, monsieur le Marquis ! D’autant que lors de notre dernier entretien, si j’ai bonne mémoire, vous aviez été explicite. Je réponds à son sourcil interrogateur, - Vous ne vouliez plus prostituer votre oreille à mon égard. Voilà la façon dont vous m’aviez entretenu. Tout propos de ma part n’est plus de recevable à vos yeux. - Tais-toi, ruffian ! - Comme vous y allez ! Le Chauffiac balbutie ses mots tellement il est sens dessus dessous, tout envahi de tics, vert de rage et rouge colère. Entre ses oreilles écarlates, la perruque argentée et de travers (sans doute l’énervement) poudroie sur ses épaules. Le fard de son visage peine à masquer des plaques jaunâtres qui ont, à cet instant, l’apparence de bubons suppurants. - Pons, lui ! Et pas moi ? Pour l’avoir si souvent entendue, cette jalousie est un lieu commun aussi attendu que lassant. Je lève les yeux au plafond. - C’est ainsi. - Je ne veux rien entendre de la sorte ! Ton air débonnaire est faux, il ne m’abuse pas ! Tu en sais autant que Chérin. - Vous êtes seul juge … - Je t’écoute ! 115
- En tant que Premier Commis, vous n’êtes pas sans savoir que je suis tenu au secret de ma charge. Seul, mon maître… - Arrête ce galimatias ! Le Marquis suspend ses poings au revers de mon frac. - Sieur Julien… La voix se radoucit soudainement. Il reprend sa respiration. - Pons… Le Vicomte de Pons, Pourquoi lui ? Et pas moi ? - Monsieur, que vient faire là le Vicomte dont la généalogie ne vous concerne point ? Chaque cas est particulier. Mon impassibilité, d’avance convenue, est une sorte de carapace naturelle qui s’est forgée avec le temps. Chauffiac blêmit. Je suis une muraille aussi insurmontable qu’imprenable. - Peu m’importe, Sieur Julien ! Tu ne m’apprends rien, je sais tout cela. Brusquement, il attrape ma main et tente de glisser ce que je devine être une bourse. Une pitoyable tentative qui n’est pas une première sauf que cette fois-ci son poids est éloquent. Elle est boursoufflée de pièces d’or… - A la condition que tu me dises la vérité sur l’intervention du Prince de Montbarrey auprès de Chérin. Le Marquis parade. Il est odieux et pathétique. Je me dégage de son étreinte. - Que vient faire le Prince dans cette histoire ? Et pour qui me prenez-vous, monsieur le Marquis ? Si la première question est une parfaite hypocrisie de ma part (Montbarrey est évidemment intervenu auprès de Chérin), la seconde est sincère. De force, je retourne la bourse dans la poche de son propriétaire. - Monsieur, je ne mange point de ce pain-là. Désarçonné par l’aplomb de ma remontrance, Chauffiac recule et gratte violemment sa perruque. La teigne. - Pourquoi ce Comte Durandel ? Celui-là même qui nous dispense de sa présence et pas moi ?… Pour un peu, sa question me soutirerait une larme de compassion. L’espace d’un instant, le Marquis se renfrogne et redresse les 116
épaules. - En ce cas, allons retrouver le Prince de Montbarrey et plaidons ma cause ! A cette heure, il doit être au jeu. - Ce n’est point mon affaire. - C’est ce que l’on verra ! Après tout, ne puis-je remplacer ce Comte Durandel dont personne n’a connaissance à ce jour ? Chauffiac m’entraîne contraint et forcé. Je laisse faire. Ma foi, son raisonnement est tordu. Une logique incompréhensible qui illustre un aveuglement imbécile. Point besoin d’être grand clerc pour comprendre que le Marquis va au-devant de grandes désillusions.
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Tableau 5, Chapitre 2
Avant de pénétrer la salle des jeux, le Marquis et moi-même traversons l’antichambre. L’endroit est habituellement rempli de libertins. Ces messieurs n’oublient jamais d’exercer leurs talents en ces lieux, un terrain de chasse privilégié : les épouses bavassent, les maîtresses mentent et les actrices (qui ont leurs entrées au château) papillonnent. Toutes ces dames chuchotent et musent. Ces oisives n’ont de cesse d’échauder avant de s’échauffer à la recherche « d’affaires ». Elles en raffolent. Ces batailles sans danger sont prétextes à toutes les outrances et ont meurtri bien des âmes. Mais que voulez-vous ! S’ennuie-t-on durant un après-souper à Versailles ? Veut-on relancer une conversation mourante ? Une « affaire » est toujours la bienvenue. Il y a toujours une victime à la clé. Aujourd’hui, c’est au tour du Chevalier d’Eon. La Cour a assisté à sa présentation. Une question brûle toutes les lèvres : homme ou femme ? Le sujet tourne vite graveleux car il a de quoi émoustiller toutes les cervelles allégées de ces dames. Les commentaires vont bon train. - Un capitaine des dragons portant des habits de femmes ! Rien de plus grotesque que ce personnage. - La physionomie est grossière et un peu féroce. Il a un pas de tambour major déguisé en femme. - Savez-vous que le Chevalier d’Eon…
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- Ou plutôt la « Chevalière » ! Rires étouffés. - Savez-vous que la « Chevalière » reçoit du Roi une pension de douze mille livres… - Non ! Les cous se tendent et les mentons se relèvent. L’argent est un sujet tabou sauf à évoquer celui des autres… - Encore une sombre histoire. - Non, rien de cela ! Ecoutez plutôt : c’est le prix d’un duel évité pour l’honneur d’une Dame. Le Chevalier d’Eon perdra la pension s’il passe une seule de ses jambes dans une culotte. Depuis, cette « demoiselle », puisque c’est ainsi qu’il faut le dénommer, a juré de ne plus être homme ! - Mais alors, homme ou femme ? Chauffiac (que j’avoue suivre mollement) a du mal à pourfendre l’important troupeau regroupé à propos des mésaventures du Chevalier d’Eon. Gêné dans notre marche, au milieu de la cohue, en dépit des « pardons » et « excusez-moi » jetés en pâture par le malheureux Marquis (décidément bien énervé), voilà que notre progression est arrêtée nette par Mademoiselle Arnoux. Ah ! Mademoiselle Arnoux… Non pas une demoiselle mais une sulfureuse et notable personnalité. Sa notoriété ? Elle a débuté par ces quelques mots énoncés par Marie-Antoinette : « voici l’actrice de mon cœur ». Ce jour-là tout a été dit. Pour en avoir saisi toutes les conséquences, la demoiselle ne se l’est pas fait répéter. Plus décolorée que blonde, plus piquante que belle, le personnage présente bien des imperfections mais sa silhouette avantageuse et un organe séduisant lui donnent une belle assurance et tous les culots. Depuis que la Reine s’est entichée de Mademoiselle Arnoux, l’actrice de renom (forcément !) est chez elle à Versailles. Point de tabou, un libertinage affiché et un sans-gêne que les bornes de la bienséance ne sont jamais parvenues à endiguer. A la disparition de Louis XV, tandis que l’on congédiait la maîtresse du défunt Roi (la fameuse du Barry), Mademoiselle Arnoux, 119
apprenant la nouvelle, se serait écriée devant le Roi et la Reine : « Vous voilà orphelins de père et de mère ! ». La Reine éclata de rire(1). La vie amoureuse et libertine de cette dame de théâtre gifle toutes considérations morales. Les conditions offertes ne suffisent plus à ses humeurs changeantes, il lui faut dorénavant celle des sexes. Mademoiselle Arnoux « entretenait » jusqu’au mois dernier la demoiselle Virginie. Celle-ci, non moins inconstante que son amant femelle, l’a quittée pour Mademoiselle Raucourt qui, de son côté, venait d’abandonner le Marquis de Bièvre… Après de semblables démêlés (que toute la Cour connaît), de quoi peut-on s’offusquer ? Au rayon sans-gêne, gagnons du temps : elle ne fait aucune différence entre un Prince de sang ou un laquais. Le mot « étiquette » n’a pas cours dans son vocabulaire. J’ai le bonheur de faire partie des gens qu’elle apprécie. C’est pourquoi, en m’apercevant, elle s’agrippe à ma manche et peu importe les sauts de chèvre du petit Marquis dès lors qu’elle considère devoir m’entreprendre. - Savez-vous que je connais le véritable sexe de la « Chevalière » d’Eon ? Égayé par cette interruption parce qu’elle empêche la marche de Chauffiac et oblige celui-ci à saluer l’actrice (il sait la position qu’elle occupe à la Cour), je m’empresse de serrer ses jolis doigts. - Dites ! Dites-moi vite, vous me mettez sur les braises… Par en dessous, Mademoiselle Arnoux cherche à me deviner. - Sieur Julien, vous n’en faites pas un peu trop ? Je me penche à son oreille. - Si ! - Ce Marquis vous importune. Me trompe-je ? Une finaude, cette demoiselle ! - Oh, si peu… - En ce cas, je ne vous lâche plus !
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- Je ne suis point sûr que cela soit du goût du Marquis, mais comment puis-je résister au joli bras qui m’enserre ? - Alors, laissez-vous faire ! A son clin d’œil appuyé, j’obtempère. Nous voilà complices. Peu lui importe en quoi le Chauffiac m’ennuie mais cela l’amuse. Après tout, moi aussi ! Avec Mademoiselle Arnoux, nous avons ceci de commun : un détachement absolu des gens de la Cour que nous côtoyions journellement. Insouciance ou inconscience ? Ni l’un ni l’autre. Pour nous en être entretenus, nous avons conclu que rien n’est éternel, à commencer par Versailles, son étiquette, ses règles, sa hiérarchie… C’est pourquoi, j’aime beaucoup la légèreté « étudiée » du caractère de Mademoiselle Arnoux. Je me retourne vers le Marquis qui bout d’impatience. - Voici une jolie accompagnatrice ! Pour un peu, j’aurais volontiers embrassé Mademoiselle Arnoux. A l’inverse, sans retenue ni pudeur et sous les yeux ébahis du Marquis, elle n’hésite pas. Ses lèvres éclatent un joli baiser sur mes lèvres. J’ai toutes les peines du monde à ne pas sourire. Tout à son affaire, Chauffiac n’a rien entendu de nos chuchotements, trop obsédé par l’absence injustifiée de son nom à l’Oeil-de-Boeuf. Cela dépasse son entendement. Mutine, Mademoiselle Arnoux tend une main qu’il baise du bout des doigts tellement cette actrice lui déplaît. A la limite du dégoût. - Alors, monsieur de Chauffiac, n’êtes-vous point aussi curieux que Sieur Julien ? Il la regarde sans comprendre. - Connaître le sexe du Chevalier d’Eon. - A tout prendre Mademoiselle, je préférerais en savoir plus sur un autre homme. - Un autre homme ? - Le Comte Durandel. Découvrir sa mine me paraît plus opportun que découvrir le sexe du Chevalier d’Eon ! - Comme le dit si bien notre cher fabuliste(2), « tout vient à point à qui sait attendre »… Mademoiselle Arnoux se débarrasse du sujet qui préoccupe le 121
Marquis et dont elle n’a cure. Elle ignore son grincement de dents, se pend à mon bras droit (le gauche étant déjà occupé par la poigne indélicate du Chauffiac) et continue son sujet. - Figurez-vous, Sieur Julien, que la « demoiselle » d’Eon était « invitée d’honneur » au souper donné par Madame de Fourqueux. Des curieuses, parmi lesquelles se trouvaient quelques beautés audacieuses dont je suis, avaient projeté de vérifier le sexe de l’être amphibie … - L’être amphibie ! C’est comme cela que vous le définissez. - Cela sonne mieux que « Chevalière ». N’est-ce pas plus joli ? - Si vous le dites. - Au signal convenu, alors que l’être amphibie s’était momentanément retiré dans une pièce connexe, nous autres, les « belles naturalistes », entrons dans le même lieu et nous mettons en devoir de procéder à la vérification. Pour le coup, j’éclate de rire. A mon côté, un vague rire de gorge (le Marquis). - La « Chevalière » feint de se défendre et nous supplie d’épargner sa pudeur. Il fait semblant de déclarer que ses forces s’épuisent tandis que nos mains curieuses pénètrent au sanctuaire le plus reculé de la chasteté… - Et alors ? - Hé bien, Sieur Julien, je le dis haut et fort : j’ai saisi le sexe d’un homme ! - Non. - Si ! Un vrai… - Un vrai ? - A l’identique de ceux que… Elle s’interrompt brusquement d’un curieux « oh ! » (mais peut-on parler de pudeur avec Mademoiselle Arnoux ?). Elle m’adresse un coup de coude. Mon rire redouble, je viens de réussir à la faire rougir ! - Sieur Julien ! Jurez-moi de vous taire à propos de cette anecdote. - N’en doutez point. Ce dont je ne doute nullement c’est que toute la Cour sera 122
informée d’une affaire dont chacun aura juré de se taire(3). Chauffiac, autrement préoccupé, n’a rien entendu, au point d’être surpris par mon fou rire.
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Tableau 5, Chapitre 3
A ma gauche, Chauffiac ; à ma droite, Mademoiselle Arnoux. Si le premier est sur les nerfs, la seconde s’incruste et se distrait de l’air crispé de mon voisin. - Sieur Julien, savez-vous… - Oh non ! Chauffiac ne contient plus son impatience. - Hé bien, monsieur le Marquis, vous m’interrompez ? - Mais… - Tut ! tut ! Depuis quand se permet-on d’interférer dès lors que la favorite d’une Reine s’exprime ? Mademoiselle Arnoux se pousse du col. D’autres, autrement plus titrées et de « meilleure extraction », passent bien avant elle. Mais il est vrai (et elle le sait) qu’elle ne s’adresse ni à un Pair de France ni à un Président à Mortier mais à un petit Marquis qui a pour exclusive préoccupation son introduction à l’Oeil-de-Bœuf et s’avère incapable de maîtriser sa jalousie à l’encontre de son « ami » le Vicomte de Pons. Chauffiac, les lèvres pincées, marmonne une vague excuse et ravale son exaspération. - Sieur Julien, disais-je… Par un fait exprès, elle m’arrête (je devrais dire « nous » arrête) devant l’entrée principale du salon de jeux. - Avez-vous connaissance de la fameuse lettre de Joseph, le frère
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de la Reine ? J’ouvre des yeux ronds. - Le moins du monde ! - Allons, Sieur Julien, cette fameuse lettre a fait le tour de tout Paris ! Toute une affaire. - Franchement, je n’en ai jamais entendu parler. De quoi s’agit-il ? La mine de Mademoiselle Arnoux se fait concupiscente. - La façon dont Louis XVI honore Marie-Antoinette… J’avoue ma stupéfaction. - Voulez-vous dire sur la façon que le Roi a de s’esbaudir ? Des escarbilles percent les yeux de Mademoiselle Arnoux. - C’est cela même, Sieur Julien ! La mine égrillarde, elle déplie une copie qu’il extirpe de son corset. - Ecoutez plutôt le contenu de ce courrier, maintes et maintes fois, recopié : « Dans le lit conjugal, Louis XVI a des érections fort bien conditionnées. Il introduit le membre, reste là sans remuer deux minutes peut-être. Il se retire sans jamais décharger. Toujours bandant, il souhaite le bonsoir. Cela ne se comprend pas car il a des pollutions nocturnes en ne faisant jamais l’œuvre. Il est content disant tout bonnement qu’il ne faisait cela que par devoir et qu’il n’y avait aucun goût. Ah ! si j’avais pu être présent une fois. Je l’aurais bien arrangé : je l’aurais fouetté pour le faire décharger de son foutre comme les ânes. Avec cela, ma sœur a peu de tempérament. Ils sont deux francs maladroits ensemble. »(1). Que dites-vous de cela ? - Quelle grossièreté ! En fait, plus que le langage crue, je suis incrédule. - Détrompez-vous, mon cher Julien. Ce Joseph est un joyeux luron, vous pouvez m’en croire ! - Qu’en savez-vous ? - Pour avoir accompagné le frère de Marie-Antoinette lors de sa visite de Paris… - Voilà qui pourrait aiguiser ma curiosité. - Il s’y est promené sous le faux nom de Comte de Falkenstein. 125
Après avoir visité de nos monuments publics et admiré, comme il se doit, les curiosités de la capitale, nous sommes allés au « Grand salon »(2). - La prêtresse des voluptés que vous êtes ! Ne me dites pas que vous l’avez incité à rejoindre ce lieu ? - Peut-être, peut-être… Incorrigible Mademoiselle Arnoux. - Et alors ? Je m’attends au pire. - Nous nous sommes assis à une table couverte d’une jolie nappe… - Assurément vineuse et devant des cruchons de vin à douze sous ! - Peut-être, peut-être… Mais le frère de la Reine s’est beaucoup amusé. Il a vu des filles lascives sur les genoux de leur amant d’un jour. Elles s’enivraient de vin et de désir exprimé par ces jupes qui laissent la jarretière découverte… - Et je suppose des égarements de mains peu mystérieux ! Son sourire malicieux et sa façon d’acquiescer sont éloquents. Que pouvait-il se passer dans la tête du frère de MarieAntoinette ? Ce salon peut contenir un bon millier de personnes animées des transports de la « grosse joie » : libertinage et ivrognerie. - Ne me dites pas que… - Quoi donc Sieur Julien ? Mademoiselle Arnoux prend un air énigmatique. - Joseph m’a dit qu’il ne perdrait jamais le souvenir de ce spectacle(3). - Voilà maintenant que vous l’appelez par son prénom ? Ne me dites pas… - Voyons Sieur Julien ! Epargnez-moi votre question au nom de la discrétion du sexe faible que je représente… A nouveau, j’éclate de rire. Quel culot (à cette conclusion pleine de sous-entendus et sans appel) ! Elle m’entraîne dans le salon de jeux, au grand soulagement du Marquis qui n’a bien sûr écouté un traître mot… 126
Le salon de jeux se compose de plusieurs pièces distribuées avec commodité. Notre étrange trio passe de l’une à l’autre afin de résoudre l’obsession de Chauffiac : retrouver le Prince de Montbarrey. J’avoue me plaire à faire le tour des tables de jeux. Le bruit mat de l’ivoire des jetons qui, seuls, ont le droit de parole, exercent sur ma personne un effet apaisant. Je m’amuse tout autant des mines défaites et fardées des joueurs. Au mieux impassibles, elles ne rient jamais, même quand elles gagnent. Le jeu n’est point un divertissement. C’est une chose grave. Devant l’entrée d’une des salles annexes, nous croisons la mine satisfaite du Vicomte de Pons. Il prise son tabac du revers de la main. - Ah, mon ami ! Si ce jour est le plus beau de votre vie, croyez qu’il est tout à l’inverse de mon côté. J’en ai encore tous les sangs retournés ! Surpris par l’amer propos de Chauffiac, le Vicomte relève son nez noirci. Est-il sincère ? Assurément non puisqu’il l’ignore et préfère s’adresser à Mademoiselle Arnoux. - Alors, ma belle actrice, avec qui fricotez-vous en ce moment ? On laisse entendre que Mademoiselle Virginie vous aurait quittée. On ne sait plus trop quoi penser avec vous. - Que voulez-vous dire ? - Vos amants du moment, hommes ou femmes ? Mais peut-être les deux à la fois ? La provocation est de taille. La réponse ne se fait point attendre. Un soufflet cinglant frappe les bajoues du Vicomte. L’autre, qui avait sciemment préparé son évocation salace, se frotte les pommettes sans se démonter. - Voilà qui est un peu leste, mademoiselle ! Je ne souffrirai ce traitement si vous étiez la maîtresse d’un homme, mais comment me commettre avec la catin d’une femme ? L’injure est odieuse et mériterait un duel. Mademoiselle Arnoux n’a d’autre choix que planter le poignard de ses yeux dans ceux globuleux du malotru. 127
- On dit que votre esprit est des plus épais, le gougeât que vous êtes parachève la perversité dont vous faites preuve ! A ces mots rageurs mais contenus (il faut toujours être mesuré devant un nom admis à l’Oeil-de-Bœuf), l’actrice nous quitte vivement et m’abandonne à un imbécile et un fat… Le petit Marquis, vexé de n’avoir été pris en considération par le Vicomte, l’entreprend aussitôt. - Ecoutez-moi ! L’autre l’interrompt d’un geste de la main. Un valet tend un plateau d’argent sur lequel se trouve un pli. Le Vicomte déchire l’enveloppe. - Une invitation de cette chère Abbesse… Quel malencontreux oubli de ma part ! Il fait une grimace. - Elle m’ennuie ! Ses élégies, ses gloussements, sa prose … Tout cela me lasse. Il agite la dentelle de son mouchoir. - Renvoyez l’invitation ! Le Marquis réagit. - Comme vous y allez ! S’il s’agit de l’Abbesse dont nous avons, je crois, connaissance commune. Elle n’est pas quelqu’un à prendre à la légère. - Une grue ! Une courtisane maison qui se donne des airs évaporés… Leurs regards se croisent. Silence hypocrite. Le Marquis insiste. - Quel prétexte pour renvoyer cette invitation ? Le Vicomte se tourne vers le valet. - Faites dire à l’Abbesse que c’est mon jour de bordel… Mademoiselle Arnoux a raison. La grossièreté du mufle a démesurément enflé depuis son admission à l’Oeil-de-Bœuf. Le Marquis s’esclaffe. - Vous bousculez allègrement cette pauvre Abbesse. - Bah ! Nous vivons des temps qui nous bousculent, alors bousculons… - Au fond, vous dites vrai. 128
La conclusion du Vicomte ne veut rien dire et l’assentiment flagorneur du Marquis n’est pas dénué d’intérêt afin de l’amadouer. - A propos de l’Oeil-de-Bœuf … - Hé bien ? - Vous avez été admis et moi pas… - Je sais. - Je ne comprends pas. - Vous ne comprenez pas quoi ? - A la suite de notre entrevue commune avec le Prince de Montbarrey, qu’a-t-il bien pu se produire pour que nos sorts respectifs divergent ? La bouche en cul de poule du Vicomte susurre. - Sans doute, intriguez-vous de façon médiocre ? La remarque est vraie. Elle fait mouche et le mot « médiocre » est de trop pour un Chauffiac, les nerfs à fleur de peau. La mâchoire crispée, il s’approche du Vicomte et siffle entre ses dents. - Quels gages supplémentaires avez-vous promis au Prince afin de plaider votre cause auprès de Chérin. Vous savoir ainsi admis à l’Oeil-de-Bœuf tandis que moi… Je m’en mordrais presque les lèvres. L’imbécile de Chauffiac vient de commettre une faute irréparable. Le genre de commentaire qui vous assassine avant de vous fermer définitivement les portes de Versailles. Bien sûr, on le pense tout haut. Mais, jamais, ô combien jamais on ne prononce ces phrases, même tout bas ! La réponse du Vicomte est cousue d’avance. - Gages supplémentaires, dites-vous ? Marquis, un peu de tenue ! Il se trouve que mes quartiers de noblesse remontent plus loin que les vôtres. En quoi la noblesse de Pons remonte plus loin que celle de Chauffiac ? Indémontrable, sauf à faire la demande auprès de Chérin. Sachant que le secret et la caution du Roi sont les maîtresmots de son métier, la requête du Marquis est vouée à l’échec. Que répondre au Vicomte ? Chauffiac, frustré et que plus rien ne 129
semble devoir arrêter, s’enfonce dans le marécage de son incompréhension. - Je vous entends Vicomte ! Mais de ce pas, je vais m’en enquérir auprès du Prince de Montbarrey. L’autre a un rictus rempli de mépris. - Il ne tient qu’à vous de programmer l’heure de votre suicide ! Le grossier Vicomte prise son tabac et tourne talons. A coup sûr, il s’en va propager la bourde du Marquis. Ses jours au château sont désormais comptés. Le pavanant Prince de Montbarrey est un acharné du tapis vert et se veut un modèle d’élégance. Sous sa perruque fournie, son visage est pommadé et ses joues colorées. Il est pour ainsi dire tout amidonné. Polissé, le nouveau Ministre de la Guerre de Louis XVI a la noble indifférence des joueurs incorrigibles, accablé d’avoir trop perdu. A ses côtés, une beauté retient un bâillement. La table à laquelle il se tient n’est ni au reversi ni à la bassette mais au pharaon(4). La règle est des plus simples. Un jeu de cinquante deux cartes oppose un banquier à des adversaires en nombre illimité que l’on surnomme les pontes. Le banquier délimite deux espaces où les joueurs déposent leurs mises. Il tire deux cartes qu’il pose sur chacune d’elles. La carte la plus forte désigne le côté gagnant. Le banquier paye alors les jetons des pontes qui ont choisi le bon côté et ramasse les jetons de l’autre côté. S’il tire deux cartes de même valeur, il ramasse toutes les mises. Montbarrey tient la banque. Les enjeux sont élevés, l’empilement impressionnant des ivoires sur le velours du tapis l’atteste. L’empressement des pontes arc-boutés autour de la table suffit à m’en convaincre. Parmi eux, la « société intime » de MarieAntoinette tient bonne place. Sont là, Polastron, Vaudreuil, le Chevalier de Parny (son livre de poésies érotiques sous le bras), Eszterhazy (le gandin étincelant et présomptueux) et le Duc de Polignac (ses beaux habits pleins de dentelles, son teint de cire et
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les pastilles qu’il suçote). Les mises s’élèvent à plusieurs milliers de livres. Un croupier tend un jeu de cartes au Prince de Montbarrey. - N’est-ce point là le Marquis de Chauffiac ? Sous ses pommades odorantes à souhait, le Prince grimace un sourire. Surpris et flatté, Chauffiac réalise que le Prince s’adresse à lui sans pour autant lever les yeux qu’il a rivés sur les piles de jetons. Le marquis se rengorge : le Ministre l’a remarqué. Pourtant, il se méprise, en réalité l’autre ne lui accorde aucune considération. L’entrain forcé de sa voix n’est que l’effet d’une diversion à l’égard des pontes, à peine de quoi distraire deux ou trois d’entre eux qui lorgnent brièvement le Marquis. Toujours sans le regarder, le Ministre continue. - Seriez-vous à ma recherche ? Tout sourire, Chauffiac acquiesce. Burlesque, à cause de sa coiffure enfarinée, Montbarrey calcule ses gestes afin d’éviter que la poudre ne tombe sur ses épaules, de quoi lui donner de l’hésitation dans ses allures et de la contrainte dans ses expressions. - Finissons ce tour et je vous accorderai quelques instants de mon temps. Le Marquis galvanisé est tout rouge de contentement. Le Ministre bat les cartes. Sous une apparence sereine, il semble vouloir ignorer le climat pesant qu’imposent les joueurs à l’entour de la table. - Mais n’est-ce point là le Premier Commis de Chérin ? Décidément, il en rajoute… Je salue mais ne dis rien. Son monologue cherche davantage à agacer les autres joueurs et à masquer son inquiétude. C’est compréhensible : la table joue gros, très gros. - Hé bien monsieur le Commis, vous ne dites rien ? L’enjeu vous accapare tant que ça ? La fausse assurance de Montbarrey m’agace. Bonne manière oblige, les pontes manifestent leur impatience en se raclant la gorge. Impassible, le Prince continue de battre le jeu. 131
- Gros monde ce jour à l’Oeil-de-Bœuf. Près d’une douzaine de personnes à ce que l’on m’a rapporté. N’est-ce pas, Marquis ? L’autre naïf glousse. - C’est exact, monsieur le Ministre. Le Prince se retourne. Jambes croisées sur son fauteuil, il fait face aux pontes et pose délicatement le jeu sur la table. - A nos jeux, messieurs ! Polignac, à vous l’honneur… Joues pincées à cause de ses suçotements, le Duc dissimule à grand frais son anxiété. Il fait craquer ses doigts avant de couper. - Va ! D’un geste sec, le Ministre prend le jeu à sa main et tire une première carte. - Roi de pique. Sa main nonchalante jette la carte devant les jetons empilés à gauche. Murmures d’allégresse difficilement contenus pour tous ceux qui ont misé de ce côté. Le Polignac exulte, il est quasiment assuré de gagner. Ceux qui ont misé à droite ravalent leur amertume. Eszterhazy fait grise mine. Le hussard Hongrois n’a plus rien d’étincelant ni de présomptueux. - Marquis, à vous de tirer la deuxième carte ! La requête de Montbarrey surprend son monde, moi compris. Cela n’est pas l’usage mais, après tout, le banquier est le maître. Chauffiac, retrouve de sa superbe et interroge les pontes du regard. Le Ministre s’adresse à eux. - Messieurs, votre avis ? Entre les mines graves des uns et les mimiques disgracieuses des autres, on s’interroge, on soupèse mais tout cela n’est que théâtre dès lors qu’il s’agit de la volonté d’un Ministre. Les pontes opinent du bonnet. Montbarrey pointe du menton. - Marquis, à vous l’honneur. L’autre, émoustillé par temps de considération, retient son souffle. Sa main tremblante tire une carte et l’envoie sur le tapis vert. - Roi de cœur ! Les joueurs, habituellement pleins de retenue, ne peuvent retenir un cri. A gauche, le Duc de Polignac crache sa pastille ; à droite, 132
Eszterhazy se console : deux cartes de même valeur, le banquier ramasse toutes les mises… Tout le monde perd sauf le Ministre qui s’enrichit ! Montbarrey, de marbre, se contente d’observer le croupier compter la pile de jetons qu’il vient de gagner. La somme est énorme. Chauffiac complimente. - Joli coup, monsieur le Ministre. - Indispensable, Marquis ! Indispensable ! Derrière l’éclat des bons mots et la fantaisie des dentelles, nous avons toujours besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Plutôt que remercier Chauffiac, car c’est grâce à sa main que le Prince vient de gagner, celui-là ne songe qu’à son propre intérêt. La mine joviale du Ministre encourage la témérité de Chauffiac. - Si vous le permettez monsieur le Ministre, je voulais m’entretenir avec vous des présentations à l’Oeil-de-Bœuf de ce jour … - Je suis au courant. Vous n’avez point été retenu. - Ah ! - Ah, quoi ? - L’arrangement convenu… Montbarrey hoquette. - « L’arrangement convenu », dites-vous… Savez-vous à qui vous vous adressez en ce moment même ? - Oui, monsieur le Ministre. - En ce cas que signifient ces mots incongrus « d’arrangement convenu » ? Le Prince prend un air parfaitement offusqué. Troublé, le Marquis en perd les étriers. - Ne pourrais-je remplacer avantageusement ce Comte inconnu ?... Je veux dire le Comte Durandel… - Vous vous moquez Marquis ! C’en est assez. Dorénavant, je vous prie de ne plus m’importuner. Il lève un doigt. - Je vous suis gré d’une chose… Lueur d’espoir ? 133
- Me remettre en mémoire ce Comte Durandel. Une bien curieuse affaire ! Je vais mener mon enquête car j’ai ouï dire que le Roi semble s’en émouvoir. Le Ministre de la Guerre s’extirpe de son fauteuil et se retire. Sa pratique de l’intrigue est du niveau de la Marquise de Cambis : attendue et de bas étage. Il veut se prévaloir de cette affaire afin de se valoriser auprès du Roi. Quant à Chauffiac, le noir est absolu. Son compte réglé, il se tient anéanti, lamentable, les bras ballottant tandis qu’indifférent, je le croise pour la dernière fois.
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Tableau 6 : Les rues de Paris, en cet hiver de l’annÊe 1778
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Tableau 6, Chapitre 1
Ce matin, quand la Première femme de Chambre de la Reine m’entreprend, je suis à mille lieux de songer à la mission qu’elle me confie. Son air est grave et inhabituel. - Ce pli est à remettre en main propre à Monsieur Voltaire(1). - Vraiment ! Elle glisse un courrier entre mes mains et s’accroche vivement à mes poignets. - Puis-je compter sur vous ? J’acquiesce. - A quelle adresse ? - A Paris, rue de Beaune, chez le Marquis de Villette. Prenez grand soin d’y apporter cette lettre. Je la regarde, étonné. - Cela n’a rien de grandement compliqué ! - Je n’en doute pas Julien mais cette lettre est écrite de la main de la Reine. C’est pourquoi, je vous demande d’agir au mieux et au plus vite. La surprise est de taille. - En ce cas… - Ai-je besoin de vous dire que tout cela doit rester secret entre nous ? - Avez-vous besoin de me le préciser ?
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Belle preuve de confiance ! Non pas de la Reine (elle ne me connaît pas) mais de Madame Campan. Nous sommes le premier jeudi du mois. Avant de remplir cette étrange obligation, je pénètre la Galerie des Glaces et dois accomplir la tâche qui incombe à ma fonction de Premier Commis. Comme à l’habitude, je déclame. - En ce premier jeudi du mois de l’an 1778, le Généalogiste du Roi, avec l’assentiment de sa Majesté, nous fait part que les personnes, dont les noms suivent, sont priées de rejoindre, séance tenante, l’antichambre du Roi. Je m’exprime avec sang-froid. A annoter car - et c’est le moins que l’on puisse dire - on s’agite fort à Versailles. La situation a pris une surprenante tournure : le mystérieux Comte Durandel, par mon entremise, est devenu « une affaire » à part entière. Son nom résonne sous tous les plafonds du château. Plus qu’occuper les conversations, le Comte obsède son monde : on suppute, on imagine, on invente, on affabule. Au total, on s’échauffe depuis les écuries jusqu’au sommet de l’Etat. La Marquise de Cambis s’en mêle, le Prince de Montbarrey assuré de son nouveau titre de Ministre - enquête, Chérin est sur les épines, le Roi s’émeut et, face à moi, l’affluence des courtisans menace. L’assistance est à son comble, la Galerie des Glaces est aussi remplie qu’un œuf ! Moi, le Premier Commis du Généalogiste du Roi, suis accroché au pinacle du lieu. Le fait est sans précédent et mérite d’être inscrit dans les annales de Versailles. Suis-je impressionné ? La question vaut d’être posée. Honnêtement, oui, mais le reflet d’un miroir me renvoie mon image. Tout va parfaitement, j’ai l’air impavide, ma voix calme livre son habituel et exaspérant décompte. - Ce jour, trois noms. Les mines sont graves. Tous les regards sont si perçants à mon
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endroit que j’éprouve le besoin de faire allusion au faible nombre. - Seulement trois, pas un de plus… Le silence est assourdissant. J’enchaîne. - Le Marquis de Bièvre. Une consolation pour ce pauvre Marquis depuis qu’il a été abandonné par sa maîtresse Mademoiselle Raucourt du Théâtre français, celle qui s’est jetée dans les bras amoureux non pas d’un rival mais d’une rivale, demoiselle Virginie. Le pétillant Marquis va se requinquer, les nouvelles conquêtes vont affluer. - Anne Pierre Marquis de Montesquiou Fezensac. Une évidence : Bièvre et Montesquiou franchissent l’entrée de l’Oeil-de-Bœuf au beau milieu d’une indifférence absolue. Tandis que je m’apprête à annoncer le troisième et dernier nom, la Marquise de Cambis, entourée de quelques seigneurs d’importance qui l’encouragent, ose m’interrompre. - Sieur Julien, ne nous dites pas que le dernier nom de la liste est celui du Comte… Quel toupet ! Je la prends de haut et fais celui qui l’ignore. Inébranlable, ma voix puissante repart de plus belle. - Le Comte Durandel. Le tollé qui s’ensuit est indescriptible. Les talons battent le parquet, on claque des mains, on demande après Maurepas, on réclame Necker, on crie après Chérin, on exige audience chez le Roi. Tout cela doit s’accomplir séance tenante. Les courtisans sont en fureur, on frôle l’émeute. Un véritable capharnaüm. Quelques blondins profitent de la situation, hurlent encore plus fort et tentent d’attraper les pans de mon frac. J’esquive et parviens à m’échapper bien que poursuivi par quelques étalons (les plus acharnés du troupeau). La course est de courte durée. Le jarret de ces messieurs n’est guère entrainé et les talons, sur un parquet aussi glissant, ne sont point favorables à ce genre de gymnastique… Avec peu d'effort, je grimpe quatre à quatre les marches de
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l’escalier qui conduit à l’étude de Chérin. J’ouvre brusquement la lourde porte en chêne et bouscule le valet de cœur (Lancelot). Je traverse le « boyau » qui tortille entre les antichambres, j’escamote allègrement les empilements de livres, j’évite de justesse le valet de pique (Lahire) et oblige le valet de carreau (Hector) et de trèfle (Ogier) à s’agripper aux étagères. La poussière volète en tous sens. Les valets toussent, mouchent et râlent. Heureux hasard, le Généalogiste est absent. Cela m’arrange même si je sais qu’un entretien est inévitable. En l’instant, l’occasion qui m’est offerte d’aller à Paris - et ainsi échapper à la Cour – est, plus qu’un soulagement, une délivrance. Les afféteries qui prédominent la vie quotidienne des courtisans sont oppressantes.
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Tableau 6, Chapitre 2
Je n’ai qu’un passage pour m’échapper sans être aperçu : franchir la grille de la cour royale. Je me range derrière les volets intérieurs (toujours clos) des fenêtres de l’étude orientées au midi. Elles ouvrent sur la cour marbrée. Par les petites embrasures prévues à cet effet, je jette un œil afin d’observer les allées et venues des carrosses. Ils sont d’importance tant par leur nombre que par leur prestige puisqu’il s’agit rien moins de ceux du Roi, de la Reine, des Princes de sang, des Ducs et Pairs de France qui, seuls, ont le droit de pénétrer ce lieu. Là encore, un heureux hasard : le carrosse du Roi quitte à l’instant le château. La discrétion n’est pas de mise. C’est tout à mon avantage. Huit compagnies de gardes français et suisses sont rangées en haies d’honneur. La voiture rutilante - un chou coloré à la feuille d’or et aussi boursoufflé qu’une crème chantilly - est tirée par huit chevaux. Le Premier Gentilhomme de la Chambre, un capitaine des gardes, un chef de brigade et l’exempt des gardes du corps le cortègent, sans oublier les deux officiers qui, l’épée à la main, ouvrent la route. Se fondre au milieu de cette chatoyante parade est un jeu d’enfant. Au faste du château et de ses jardins, on imagine naturellement que l’entour présente un cadre approprié. Rien de cela. La ville de
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Versailles est un cloaque. La plupart des quartiers, sans eau et sans lanterne, sont cernés par des terrains vagues et des cours à fumier. Si les rôdeurs pullulent, les gens équivoques y polissonnent avec ardeur. Les bicoques donnent l’impression d’être adossées les unes contre les autres afin de tenir droites. Les toits sont éventrés et les murs suintent à cause de la pluie. Dans ces taudis, des logeurs, sans scrupules, louent leurs chambres au monde des besogneux. Il ne manque pas : commissionnaires, gardes-bosquets, palefreniers, rémouleurs, maçons, colporteurs, paveurs, chaudronniers, charretiers, marchands de chansons, éperonniers, valets de chiens, tournebroches, porte-falots… Le petit peuple s’entasse, en surnombre, dans ces masures insalubres. La ville attire tous les gens sans aveu, sans feu et sans lieu. Les richesses du château fascinent. Les pauvres hères sont sûrs d’une aumône. Les aventuriers, les femmes de petite vertu et les usuriers foisonnent, assurés, eux aussi, d’y trouver leur compte. Quant, au détour d’une rue, on a la surprise de découvrir un hôtel de qualité - là où descendent les ambassadeurs, les prélats, les officiers généraux -, l’illusion est de courte durée. Avant tout, Versailles abonde de cabarets occupés par une populace abjecte. D’un pas leste et rapide, je rejoins le bâtiment « des Coches pour la Cour »(1) et grimpe aussitôt dans une voiture en partance pour Paris. La course de Versailles à Paris est pénible et laborieuse. La route est encombrée de toutes espèces de charrettes, de carrosses, de piétons et de cavaliers ; en conséquence, les accidents sont fréquents. On traverse d’abord le boulevard de la Reine qui n’a rien d’une allée ordonnée et ombragée d’arbres centenaires. Ce n’est qu’une succession de fondrières, de mares de boue et d’ordures qui jonchent ses abords. Seuls, les chiens errants y trouvent leur compte et coursent des volailles qui s’ébattent en toute liberté. La puanteur de l’avenue est telle qu’elle oblige les
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voyageurs à porter un mouchoir au nez. Je vérifie avoir bien en poche le pli écrit de la main de MarieAntoinette à destination de François-Marie Arouet, celui que l’on surnomme Voltaire. Son retour à Paris est retentissant. On le célèbre au point de le comparer à l’être universel, l’aigle du siècle, l’illustrissime poète… Quels qualificatifs ! Le vieil homme accumule les hommages et les visites de courtoisie sont légions. L’Académie française comme la Comédie française ne sont pas en reste. Il est vrai qu’une absence longue de vingt-huit années favorise la mystification. Dès lors, il n’est point difficile d’imaginer le contenu de la missive de la jeune Reine dont le naturel est charmé par tout ce qui fait l’évènement. Il s’agit assurément d’une invitation à Versailles, sans doute au prétexte de la représentation d’une de ses pièces au théâtre de la Cour. La mission qui m’est confiée présente cependant un aspect curieux : pourquoi faire transiter ce message par le biais de sa femme de chambre, à la limite du secret ? L’invitation aurait pu être officielle, quoi de plus naturel en somme ! La rumeur, colportée par les alcôves de la Cour, fournit sa réponse. Elle est convaincante. Louis XVI refuse de recevoir « l’écrivain du siècle », au motif qu’il est un des plus grands ennemis de la religion catholique. Je la crois vraie sachant les convictions religieuses du Monarque. C’est sans compter l’archevêché qui intrigue pour aviser aux moyens d’éloigner cet antéchrist. Pris dans mes pensées, je ne porte aucune attention aux grognements des voyageurs à cause des secousses brutales de la voiture (la route est percluse de nids de poule) ; car une autre question demeure : s’il s’agit d’une invitation, à quel jeu se livre la Reine ? Sauf à s’opposer délibérément à son époux.
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Tableau 6, Chapitre 3
Le coche dépose ses voyageurs devant le bâtiment des « Coches pour la Cour », situé dans le quartier du Gros Caillou(1). Depuis le perron de l’entrée principale, j’enfonce mon tricorne et relève le col de mon manteau. Sous le ciel gris, le crachin est de mise après les pluies de la nuit. Je longe la rive gauche de la Seine et remonte le port de la Grenouillère. Sur le fleuve, on devine les barges qui, enveloppées par la brume, remontent le courant. Leurs ombres progressent laborieusement. Lourdement chargés en farine, charbon de bois et chaux, les rameurs sont à la peine. Leurs gestes sont cadencés au rythme des « han ! » et des encouragements de l’homme de barre. L’effort fourni est louable : ce sont eux qui assurent une grande part de l’approvisionnement de la ville. Toutes les barges s’en iront jusqu’aux berges du port au blé(2), en amont de l’Hôtel-de-Ville. Aux abords du fleuve, je croise l’échoppe de la mère Frouton. La nausée guette. Rien ne surprend autant que la puanteur dégagée par sa boutique. La Frouton, le souffle court, transporte de lourdes carcasses de viande. Son faciès est aussi rougeoyant que celui des forts des halles. A se demander si la maritorne est du même sexe que les élégantes de la Cour. Sous son baraquement recouvert d’une toile grossière, noircie par la fumée, la mère a un œil à sa besogne et l’autre sur sa clientèle. Tandis qu’elle découpe des
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portions de viande à l’aide d’un couteau rouillé, elle m’aperçoit. - Que le bon Dieu me patafiole ! C’est Sieur Julien que v’là ! Elle essuie ses doigts épais et sanguinolents sur un tablier crasseux. - Un bout d’temps qu’on t’a point vu par ici. Viens donc trinquer à la commère(3) ! - Plus tard, la mère, plus tard ! C’est un peu tôt pour moi. Il est vrai que le clocher d’une église sonne seulement les dix coups du matin. Un geste de dépit et la Frouton retourne servir ses clients. A l’aide d’une louche peu ragoutante, elle démoule une purée de lentilles et de pois dans des assiettes ébréchées, posées à même les genoux des preneurs. Mon estomac crie famine sauf qu’à son échoppe, je préfère celle du Café Italien. L’endroit est plaisant, réputé pour être un lieu de causeries et de débats sur les écrits et les pensées de Rousseau, Voltaire ou Diderot. On est facilement pris à partie par ses voisins de table qui veulent votre assentiment. Le ton monte vite, les invectives fusent, parfois l’occasion de quelques gourmades. La salle est vaste et les murs, ornés de glaces, sont tendus de taffetas. En son centre - ce qui fait l’originalité du lieu - un énorme poêle en faïence qui, surmonté d’un génie, représente un globe aérostatique. Je commande du vin blanc et du poulet. A côté de ma table, un gros capucin au crâne rasé lit son journal. Le moine se laisse distraire par ma présence. - Ici la nourriture est émerveillable. Bonne collation, Monsieur ! J’acquiesce. - Moi aussi, je vous souhaite une bonne collation… Une autre voix me surprend. Le vœu est féminin sauf que cet organe à la fois sec et caressant est reconnaissable entre mille tellement il grince à mes oreilles. A ma grande surprise, je découvre la présence de la Marquise de Cambis. - Bonjour Sieur Julien ! La courtisane est recouverte d’une longue pelisse et d’une large capuche qui n’ont d’autre fonction que de la dissimuler. Une femme qui appartient à la Noblesse ne se compromet jamais dans 144
un café, seules les actrices s’y aventurent. Embarrassé par sa présence, je me lève mais elle m’oblige à me rasseoir et en fait tout autant. Découvrant ma gêne, elle se penche à mon oreille. - Commandez-moi une tasse de chocolat et une gaufre au sucre. - Madame, que me vaut l’honneur de votre présence en ces lieux ? Vous m’avez suivi ! - Assurément Sieur Julien. Voilà un long moment que je veux m’entretenir avec vous mais la chose est impossible à Versailles. Je trouve que cet endroit convient à merveille. - Que voulez-vous ? Ma question est sèche. Je suis sur mes gardes tellement je me méfie de l’affriolante Marquise (celle qui est tout près de loucher à cause de son combat entre le dévergondage de ses sens et la pudeur de son sexe). La Cambis se complaît dans l’intrigue. - Je vous en prie Sieur Julien ! Continuez… Elle désigne mon assiette. Sa présence inopinée coupe mon appétit. Elle retire ses gants tandis que l’on dépose un plateau qui contient sa commande. - Je veux m’entretenir avec vous du Comte Durandel. Je l’aurais parié ! - J’attends toute la vérité sur cette affaire. Je me tais. - Or, je suis sûre que vous la savez ! - Monsieur Chérin… Elle me coupe la parole. - Taisez-vous ! Je ne veux pas entendre le nom du généalogiste et encore moins que vous n’êtes qu’un simple commis dans l’impossibilité de me répondre. Le louchon de la Marquise est appuyé. La convoitise est proche. La Marquise se fait pressante. - Dites-moi qui est le Comte ? Le chocolat refroidit et les ongles de la Marquise picorent la gaufre. J’esquive. - Mais pourquoi le Comte vous tient-il tant à cœur ? - Répondez d’abord à ma question ! 145
La Cambis n’est pas compliquée à deviner. Elle veut la primeur de l’information à des fins obscures qui m’importent peu mais assurément calculées à son avantage. Son intuition lui donne un coup d’avance sur les autres : elle a deviné que j’ai la réponse. J’opine du bonnet sans pour autant répondre à sa question. - Ah, Madame ! Force est de constater que Durandel doit beaucoup compter à vos yeux, puisque à l’écoute de son nom, vous vous êtes trouvée indisposée. L’allusion à son évanouissement (que je persiste croire avoir été feint) la contrarie. Le louchon est de braise, elle s’encolère. - Sieur Julien, je ne vaux pas les frais d’un mensonge. Je vous somme de me répondre ! Je ne peux me permettre d’être désobligeant. La Marquise est d’une autre condition que la mienne. Cela ne me trouble pas pour autant. Mon imagination fertile me permet d’échapper à sa question. - Madame, j’ai un message de sa part. Il est à votre attention. - Un message de sa part ? A mon attention ? - Oui. - Ah ! Pour une fois, la surprise que je lis sur son visage est sincère. Le poing devant la bouche, je baisse les yeux en signe de soumission. - Je suis toute ouïe, Sieur Julien ! La curiosité l’emporte. Elle a mordu à l’hameçon. Reste à ce que mon imagination soit à la hauteur de sa surprise. - Hé bien voilà, le Comte Durandel vous fait dire ceci : les femmes qui appartiennent aux ordres les plus distingués agissent et parlent avec la décence et la dignité de leur état. Vous en êtes. Je fais une pause volontaire. Elle hoche la tête. - Quelques soient leurs penchants et leurs mœurs, elles attendent autant d’égards des hommes bien élevés que les plus vertueuses de leur sexe. Vous en êtes aussi. Je fais une seconde pause. Elle fronce les sourcils, à moitié convaincue. - Elles ont l’hypocrisie des mêmes vertus et prétendent aux 146
apparences des mêmes respects. Toujours et encore, vous en êtes… La Marquise est perplexe. - Je ne comprends pas ! - Vraiment ? Je soupire. - Vous m’obligez. - Hé bien, faites ! - Dit autrement, le Comte vous considère comme la plus grande putain du royaume… Je crois que je garderai longtemps en mémoire le souvenir de la rage subite qui illumine son louchon. Offensée au-delà de l’imaginable, elle m’aurait volontiers giflé mais à cause de l’endroit et, après tout, je ne suis que le messager du Comte, elle ne peut faire autrement que se contenir. Tout agissement lui est interdit, sinon ouvrir son éventail et ventiler son visage empourpré par la colère. J’en profite pour me lever, jeter quelques piécettes sur la table et m’éloigner au plus vite de la vénéneuse Marquise, celle dont on dit qu’elle a aussi les inconvénients de la dépravation… L’air de la rue me fait grand bien et pour l’avoir prise à son propre piège, j’éclate de rire. Quel plaisir ! Quelque soit la rue empruntée, Paris surprend à chaque fois. Les extrêmes cohabitent dans l’indifférence. La laideur côtoie la beauté, la misère et le lustre font bon ménage. Les odeurs nauséabondes se livrent à une lutte perpétuelle contre les plus délicats parfums, les ajustements piqués d’or se frottent aux haillons infestés par la vermine. Le cynisme, la débauche et les invites au libertinage des uns font bon ménage avec la commisération, l’austérité et le jansénisme affichés des autres. Voilà tous les contrastes qui font la particularité de la capitale. Je le remarque bien, surtout moi qui suis né à Quimper. Le ventre de Paris est incertain. La ville est constituée de vieux
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quartiers surpeuplés, de bouts de rues mal fréquentées et d’un réseau de boyaux inextricables et insalubres. Les échancrures des corniches et les saillies des toits sont si rapprochées que la lumière a du mal à filtrer. Les rayons du soleil ne passent jamais. Toutes ces voies aux noms étranges (Pet au Diable, Tire Boudin, Trop Va Qui Dure…) étourdissent le voyageur étranger tellement elles fourmillent de gens qui y survivent(4). Pourtant, ces ruelles oppressantes s’accommodent du flux et des embarras causés par les voitures parce qu’elles débouchent toujours sur de grandes artères : Saint-Denis, Saint-Honoré ou Dauphine. Le confinement fait alors place à l’espace. On passe de la nausée à l’éblouissement. A cause de la pluie de la nuit, les gargouilles hautes de cinquante pieds déchargent leurs jets continuels et noirâtres sur le dos des malheureux laquais, debout derrière les voitures, ou sur celui des passants qui s’aventurent au milieu de la chaussée. Les rigoles s’enflent vite et débordent au point de former par endroit une rivière. L’épaisse poussière des rues(5), qui fait tant suffoquer Paris, se transforme en un amoncellement de boue qui n’a pas son pareil. Une puanteur insupportable. Les chevaux, crottés jusqu’au poitrail, dérapent et patinent sur la glaise ou sur des pavés de silex. Ils font jaillir des étincelles. Les charrettes surchargées des maraîchers ou les voitures à tonneaux (celles qui livrent l’eau à domicile) se mettent souvent en travers et obstruent le passage. Devant moi, une lourde limonière, qui transporte des pierres de taille et des pièces de charpente, est à la peine. Elle racle tellement fort le sol que ses roues s’embourbent. Le charretier s’énerve. Il fouette à tour de bras, crie, jure et commet l’inéluctable. Son attelage chute. Tout le monde accourt. On dételle la paire de bœufs dont les vagissements serrent les cœurs. Les pattes des bêtes s’entortillent dans les traits. Spontanément, une grappe humaine se forme, démêle les brides et tire afin de redresser l’équipage. De l’autre côté, des centaines de mains font contrepoids pour empêcher la charrette de basculer. Dès qu’il pleut, les encombrements prennent une tournure 148
infernale ; seuls les piétons parviennent à se faufiler. Mais quelle infortune ! Les femmes sous le parapluie n’osent plus avancer, à moins qu’un Savoyard(6) approche son pont à roulettes qu’il jette en travers de la chaussée. Pour trois deniers, il offre la main aux dames, les soutient par le bras et espère qu’une voiture, menée train d’enfer, n’approche trop vite. Parfois, la situation est si critique que le Savoyard utilise sa force : il soulève la dame par les bras et l’installe sur une hotte qu’il porte à même le dos. Et que dire des souliers légers ou des vêtements ! Guère épargnés par les éclaboussures(7)… Perruques à marteaux sur la tête, habits galonnés et bas blancs, les petits maîtres poudrés se donnent la main et passent d’une porte cochère à l’autre, sur la pointe des pieds. Chacun pousse des petits cris ridicules à l’idée d’échapper aux giclures boueuses des rigoles. De temps à autre, ils mésestiment les gerbes de fange que soulèvent les roues des fiacres. Au mieux, les bellâtres se contenteront d’être mouchetés, au pire… Le rire des compagnons décrotteurs est si communicatif qu’il déteint sur moi. Ceux-ci sont à l’affût. Avec leurs brosses et leurs boîtes à cirage en bandoulière, ils réparent une partie des dommages. Ils soulagent les éclaboussés et leurs bourses de quelques piécettes. Les entrées des portes cochères sont envahies d’immondices entreposées par les valets que de vieilles mendiantes fouillent. Elles s’activent avant l’arrivée de l’entrepreneur des boues(8) dont on entend la clochette approcher. A son passage, je prends la précaution de me réfugier entre les bornes en pierre qui servent de contrefort aux constructions. Au risque de se faire écraser par les moyeux des roues s’ajoutent les lourdes pelletées des « retrousseurs » qui font facilement déborder le clapots boueux de leurs charrettes(9). Je traverse le Pont-Neuf. Ce sont deux traits d’union avec, en son milieu, la pointe de l’île de la Cité. L’un relie la « Ville » (la rive droite) et l’autre « l’Université » (la rive gauche). Contrairement au pont au Change et à celui de Notre-Dame, le Pont-Neuf n’a jamais été bordé de maisons. Ses trottoirs hauts de quatre marches 149
offrent une particularité qui n’existe nulle part ailleurs : les attractions y foisonnent. Les joueurs de marionnettes dans leurs opéras à roulettes et les montreurs de verres optiques font le bonheur des badauds. Deux apôtres peu recommandables occupent le pont. Le premier - connu sous le nom de Reynald - est le plus roublard des charlatans. Après avoir vanté les mérites de la lotion qui empêche les cheveux de grisonner ou celui de « la pommade du Pérou » qui efface les rides, il vend un produit miracle. Un onguent qui guérit de tout : brûlures, coliques, catarrhes, fluxions… - Ces flacons sont préconisés par les magnétiseurs, la Faculté de Paris et celle de Saint-Antoine de Padoue ! Les arguments tentent d’effacer les réticences d’esprits crédules. Comme ils sont légions, les affaires sont prospères. Quand Reynald l’édenté parvient à empaumer une commère, il s’agenouille et se confesse suffisamment fort pour qu’on l’entende. - J’vais vous dire la vérité : c’est de l’onguent miton-mitaine… Peut-être qu’il ne fait pas de bien mais j’vous jure qu’il ne fait pas de mal ! Faute demi-avouée, faute demi-pardonnée… Le prêche de ce camelot est un attrape-nigaud consenti. Le second quidam est un tireur de cartes. Les saillies de son langage n’ont pas leur pareil pour attirer le chaland. Il donne l’illusion de perdre au jeu grâce à l’aide d’un comparse. - C’est du beau, mon cadet ! Tu me gagnes encore, le jean-fesse ! La chance m’abandonne, encore un as ! Le croyez-vous ? Gageons que vous vous trompez… Malpeste ! Tu es un gredin ! Un sorcier qui lit dans mon jeu ! Ah, le roué ! Il va gripper toute ma mitraille. Pour du guignon, c’est du guignon, j’en réponds ! Jerni de jerni !... Je ne quitte pas la partie, un gaillard de mon espèce ne fuit jamais devant la malchance ! Il sert son boniment jusqu’à attirer suffisamment de joueurs. - Dame de cœur, cette fois par la Mardi vous avez menti ! A moi la mise ! 150
A coup d’allers-retours de fortune, propres à étourdir les plus circonspects, le bonhomme dépouille prestement les gâtes sauces. Son langage fait alors place à la grossièreté. - Alors les compères, les gros enflés ! Les rouges trognes ! Vous n’avez plus de picaillons ni de quibus(10) ? Rien dans la fouillouse ? Il lance une pièce d’argent en l’air. - Messeigneurs, je suis votre serviteur. Je gage un écu. Oui-da : un bon écu du roi ! Pas du bronze mais du bel argent, du pur ! Il est à vous. Morbleu ! La troupe, on se secoue ! On approche ! Je ne vends pas un chat en poche ! Qui veut parier ? La foule se bouscule autour du bonhomme. Les jurons repartent de plus belle. - Mais c’est qu’il m’empaumerait le drôle ! La peste soit du paltoquet ! Que le diable lui crache au cul ! Je m’amuse des regards imbéciles que l’autre détrousse. Le Pont-Neuf s’élargit en son milieu, devant la statue d’Henri IV à cheval. Au pied, pour cinq sous, les écrivains publics rédigent des lettres dans leurs échoppes mobiles tandis que les marchandes d’oranges, surnommées les dames d’Henri IV, chantent, et pour cause : « Pour l’amour d’Henri IV ». A cause du monde qui encombre le pont, je suis obligé de raser les murs des pompes de « La Samaritaine » (11). En dessous du Pont-Neuf, un établissement de bains borde la grève. Il s’agit en réalité d’un bateau amarré toute l’année durant. Pris dans les fumées des baraques foraines de la « Vallée de la Misère »(12) que les vents d’est rabattent, l’embarcation pompe l’eau de la Seine et alimente des petites cabines réparties sur le pont. Je me laisse distraire par les mouvements des bateaux-lavoirs et ceux des moulins-bateaux qui croisent sous le pont. Au loin, en amont, je distingue les inamovibles pataches(13). Ancrées toute l’année au milieu du fleuve, elles filtrent les accès au port au blé situé derrière l’Hôtel-de-Ville. De l’autre côté, en aval, le débarcadère Saint-Nicolas(14) s’active. Ses quais ne 151
désemplissent plus. Je traverse la place de Grève, située devant l’Hôtel-de-Ville. Audessus de ma tête, le clocher de l’église Saint-Jean(15) ne supporte pas la comparaison avec les tours de Notre-Dame qui, au loin, dominent un enchevêtrement de toitures tarabiscotées, de fenêtres en forme d’ogive et de pignons où rampent gouttières et gargouilles. On entend les buissons rouillés des girouettes qui crissent à cause du vent. La plupart des maisons ont conservé leurs tuiles rousses, leurs façades penchées, leurs balcons de fer ouvragé et cet air mystérieux que prennent les vieilles bâtisses. Au beffroi de l’Hôtel-de-Ville, par-dessus les innombrables lucarnes et les multiples clochetons qui, chaque jour, abritent les échevins, les conseillers, les quartiniers(16) et les payeurs de rentes, l’horloge déclenche les coups sourds de son mécanisme. En retard, je dois me presser afin de rejoindre la maison où loge Voltaire. Sur le quai, les petits métiers grouillent et s’égosillent. Les voies éraillées des harengères revendent la marée : des poissons encore vivants et des huitres à l’écaille, empilées dans les brancards. Leurs criailleries s’emmêlent à celles des négociantes de peaux de lapin et de vieux chapeaux tandis que les marchandes d’eau-devie, de café et de beignets jacassent autour de vieux fourneaux qui enfument les ruelles et noircissent les façades. Le timbre rauque d’un vinaigrier parvient à recouvrir tout ce capharnaüm. L’homme interpelle ainsi les femmes aux fenêtres de leur logis. Sa voix va crescendo au fur et à mesure de son approche. Avec une lenteur calculée, il pousse sa brouettetonnelet et contourne une borne qui précède un alignement de fiacres. Un panneau indique le prix de leurs courses. Si dans Paris elles ne coûtent que trente sous, au-delà des vieux remparts, les prix sont élevés. Pour Passy, c’est deux livres, au château de la Muette, trois livres(17). Les fiacres ont mauvaise réputation. Les intérieurs dépareillés dégagent souvent une odeur infecte. Leurs chevaux étiques et éreintés qui, sans vergogne, écrasent les pieds d’un passant 152
distrait, avancent aussi lentement que les piétons. Quant aux cochers, ils ne valent guère mieux. Jaquettes trouées et déchirées, ils ont l’apparence de pouilleux. Leurs trognes patibulaires font horreur. Dès midi, l’alcool les rend odieux et mal embouchés. Deux qualités sauvent leur réputation désastreuse : ils sont dociles à jeun et connaissent les moindres recoins de la capitale(18). Les portefaix se tiennent aux bornes des fiacres. Malgré une apparence peu engageante (les visages charbonnés rappellent qu’ils sont aussi des ramoneurs), leur honnêteté vaut leur force. On n’hésite pas à leur confier des lettres et des paquets de valeur(19). La probité de ces commissionnaires est reconnue. Hommes de peine, forts comme des bœufs, ils sont les seuls capables de retourner un chariot renversé. Le petit peuple parisien est musard et badaud ; parfois sot, il s’assemble plus prestement au devant d’un mulet muni de cymbales qu’au discours d’un bon prêcheur. Un marmiton laisse-til choir sa tourtière ? Il suffit à suspendre les activités de tous ces gens. On s’attroupe, on s’interroge, on se presse les uns contre les autres. Gouailleur et bon enfant, chacun y va de sa blague gros sel qui fait rire son monde. Etrange concert : les savetiers coassent, les ravaudeuses miaulent, les fripiers aboient et les marchandes de brochures piaillent. Il suffit du tintement discret d’une clochette pour que tous se taisent. C’est un enfant de chœur revêtu d’un surplis blanc. Il précède un dais porté par un bedeau. Un prêtre, le ciboire pieusement tenu entre les mains, ferme la marche. Les gens s’agenouillent devant le viatique que l’on apporte à un mourant. Parfois, la frénésie générale est suspendue au son aigu d’une trompette. Il signale un objet perdu. Le silence est absolu dès lors que vous entendez les tambours des colporteurs. Leurs roulements précèdent l’annonce des numéros gagnants de la loterie. Tous les bruits et les sons de ces ruelles se confondent, se travestissent, montent et descendent. C’est « la symphonie baroque des camelots et des gagne-deniers ». Ce concert sonne juste : celui de la vie à la recherche son pain quotidien. 153
Dieu que j’aime ces gens ! Simples, ils prennent la vie comme elle vient. Si la journée leur a souri, ils sont insouciants du lendemain ; dans le cas contraire, ils sont grognons mais guère plus. Les difficultés quotidiennes leur ont appris à se contenter de peu. Pourtant, j’ai un mauvais pressentiment. La licence dans laquelle le peuple vit, réunit toutes les conditions d’une insurrection. Les petites gens sont facilement malléables. Le pain trop rare et trop cher à la suite de la « guerre des farines »(20) est une méchante alerte. Après cette longue mais finalement salutaire traversée de Paris (loin des afféteries de Versailles), je parviens rue de Beaune.
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Tableau 6, Chapitre 4
- J’ai pour ordre de remettre cette lettre en main propre à Monsieur Voltaire. Introduit auprès du Marquis de Villette, impressionné par les initiales de Marie-Antoinette qui incruste le cachet de cire, ce dernier acquiesce et me rend le pli. - Allons retrouver mon épouse. Nous remontons un large corridor encombré de visiteurs et de complimenteurs plus ou moins prestigieux qui piaffent dans l’attente d’une rencontre avec le maître. Tout au bout, nous pénétrons une pièce qui fait office d’antichambre. Deux femmes se tiennent assises. Le Marquis s’approche de l’une d’elles et chuchote à son oreille. Ses joues tournent à l’écarlate, elle pousse un « oh ! » de surprise, se lève vitement et s’en va gratter ses ongles sur une porte avant de disparaître par derrière. Quelques instants plus tard, la Marquise de Villette ressort et, d’un signe de la main, m’invite à entrer. J’avoue un pincement au cœur. Il n’est pas donné à n’importe qui d’approcher Monsieur Voltaire. En fait, je suis déçu. Assis derrière une table, je découvre un vieillard. Menu et sec, il se tient engoncé dans une pelisse doublée d’hermine, bien trop grande pour lui. A la tête, il porte une grande perruque de laine à l’ancienne (du temps de Louis XIV) et pardessus un bonnet rouge fourré. Il faut m’y résoudre : Monsieur
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Voltaire reçoit tout son monde en robe de chambre et en bonnet de nuit… Le philosophe converse avec une jeune fille. - Ma santé est bien délabrée, si vous saviez mademoiselle ! Sauf qu’à l’avenir, je ne penserai qu’à vous. C’est pourquoi, cette nuit, je n’ai travaillé rien que pour vous ! comme si j’avais retrouvé mes vingt ans… Interrompu par notre entrée, son regard perçant me dévisage tandis que la Marquise se penche à son oreille. Aussitôt, il renvoie la demoiselle qui, offusquée mais résignée, se retire. - L’actrice que vous venez de recevoir est une comédienne de bas niveau. C’est une oratrice pathétique ! Au commentaire peu amène de la Marquise, Voltaire prend un air malicieux. - J’en conviens ! Mais nous avons fort bien joué la comédie et l’un et l’autre(1)… Il me tend un bras décharné. - Allons, monsieur, donnez-moi cette lettre. Voltaire décachète l’enveloppe, lit la lettre et, sans dire mot, tourne le dos en direction d’un arrière-cabinet, situé dans une souspente. Comme si la lettre de la Reine n’avait jamais existé, il dicte à une personne, que je suppose être un copiste, les corrections de sa dernière tragédie(2). Puis subitement, il fait demi-tour vers moi. Sous son in folio de cheveux, je découvre ses yeux brillants comme des escarboucles. Le maître s’empare d’une pince épilatoire et arrache les poils de son menton. On dit de lui qu’il n’a point de barbe et ne se fait jamais raser. Je viens d’avoir l’explication(3). - Monsieur, vous direz à la Reine que je suis un homme fatigué et malade. Je n’aspire qu’à me mettre au lit… Il soupire. - Comme en définitive, les honneurs fatiguent rarement la vanité, je me rendrai volontiers à son invitation… Mais je n’irai qu’à une seule condition ! Voltaire s’interrompt et lève une main tremblante, tordue par les rhumatismes. 156
- Avoir l’assentiment du Roi. Allez le lui dire ! Tandis qu’il me fait signe de me retirer et que je mémorise au mieux son propos, il rajoute : - Dire que j’ai été le chantre immortel de son aïeul(4) ! Louis XVI n’éprouve que de l’indifférence et de l’ingratitude à mon endroit… Je salue. Sans le savoir, je fais partie des derniers privilégiés à l’avoir rencontré(5).
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Tableau 6, Chapitre 5
- Foutredieu ! Le poing frappe maladroitement le livre grand ouvert des registres de l’Oeil-de-Bœuf. - Mordieu ! Le second coup de poing, mieux asséné, soulève l’épaisse poussière qui niche par toutes les aspérités du bureau. - Malpeste ! Le troisième coup de poing est si fort que le nuage se répand en volutes avant de retomber sur les clercs du Généalogiste, de quoi occasionner un concert d’éternuements, de quintes de toux et de reniflements. Derrière son bureau, Chérin enrage. Assis à son côté, je me tiens impavide, appuyé sur un accoudoir et les jambes croisées. - On me rapporte que vous avez encore cité le nom de ce maudit Comte Durandel ! - Assurément. - Qu’est-ce à dire ? Je ne réponds pas et me contente d’un geste vague. - C’est à n’y rien comprendre ! Chérin désigne le livre des registres. - Depuis que je suis le seul habilité à reporter les noms sur le livre des registres, je n’ai jamais reporté le nom du Comte. Voyez par
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vous-même ! Silencieux, j’acquiesce. Le Génalogiste insiste comme pour se rassurer. - Je n’ai écrit que deux noms, celui de Bièvre et celui de Montesquiou. Jamais, je n’ai porté le nom du Comte ! C’est comme l’appel précédent. Là aussi, vous aviez cité le nom Durandel. J’approuve, la mine impassible. - Sieur Julien, montrez-moi les enveloppes ! Je hausse un sourcil. - Voulez-vous dire celles qui contiennent les noms des personnes admises à l’Oeil-de-Bœuf ? - Oui ! Je hausse le ton. - Voulez-vous dire celles estampillées de vos attributs de Généalogiste du Roi et que je décachète à la Galerie des Glaces ? - C’est cela ! - Vous déraisonnez. - Non ! La panique s’est emparée du Généalogiste. Sa trogne colérique n’est qu’une façade. Le bonhomme est en réalité tout affolé au point d’oublier le protocole. - Vous connaissez la règle : une fois leur lecture achevée, j’ai pour devoir de brûler l’enveloppe et son contenu. Pour toute réponse, je n’ai droit qu’à un gémissement tandis que l’on ouvre brusquement la porte du cabinet. Sans avoir pris la peine de frapper, l’impétrant se dirige droit sur le bureau du Généalogiste. - Monsieur Chérin ! Au nom du Roi… L’individu, surpris par l’atmosphère empoussiérée, ne peut aller plus loin. Il est pris dans une rafale d’éternuements ininterrompus. Je souris tellement le personnage a la réputation d’être imbus de lui-même. Il s’agit du Duc de La Rochefoucault-Liancourt. Le Grand Maître de la Garde-robe de Louis XVI se prend pour le phénix de Versailles, la modération en moins et la jactance en 159
plus(1). Pris de cours par cette entrée inopinée, le Généalogiste se lève précipitamment, resserre les cordons de sa robe de chambre, replace le manchon qui trône sur son crâne et bredouille son salut. Le Duc sonne trompette (il se mouche) et s’essuie les yeux avant de reprendre. - Monsieur Chérin, je suis ici à la demande expresse du Roi. Le Généalogiste simule un semblant de révérence et marmonne. - Monsieur le Duc, je suis aux ordres de sa Majesté. - Le nom du Comte Durandel doit certainement vous dire quelque chose ? - Hé bien, justement… - Ne m’interrompez- pas ! Et écoutez la volonté de Sa Majesté. Elle attend vos explications. Elle veut toute la lumière sur ce mystérieux Comte. - Mais… - Demandez audience au secrétaire de la salle du Conseil. Le Roi vous y recevra. Faites au plus vite, ce sera le mieux. - Mais… - Arrêtez de bêler ! Cette affaire est remontée aux oreilles de Sa Majesté. Et pas qu’une fois ! Plusieurs personnes bien intentionnées se sont empressées de le tenir informé jusqu’au point de le contrarier. - Ah ! - Sachez qu’à ce jour, elle irrite notre Monarque. D’un seul coup, la mine du Généalogiste tourne couleur plâtre. - Mais je n’y suis pour rien ! - Comment cela, pour rien ? Le Duc hausse les épaules et prend un air offusqué avant de grimacer un sourire. - Je souhaite pour vous une explication autrement plus convaincante. A vous entendre, Monsieur ! Tandis que l’autre tourne talon, Chérin prend son faciès de jésuite bilieux. L’odeur de chien malpropre envahit la pièce. Son émotion est mal contrôlée… Ses ongles noirs s’en vont gratter la teigne qui 160
champignonne entre ses cheveux épars. - Sieur Julien, je suis au plus mal ! Je vais être démis de ma fonction. C’est certain ! Son mouchoir crasseux essuie son visage. Il toussote, crachote et enfin se mouche. Pour un peu, je l’aurais presque pris en pitié. - Arrêtez de jouer au traîne-malheur ! Lahire, Lancelot, Ogier et Hector vous regardent… - Ce ne sont point eux qui iront défendre ma cause au Conseil ! - Assez de jérémiades, Monsieur ! Je vous accompagnerai et serai à vos côtés au jour de l’audience. - Ah bon ! - J’ai mon idée. Le regard par en dessous, je devine dans les yeux de Chérin une lueur d’espoir sans pour autant qu’il ait le courage de me pousser dans mes retranchements afin d’en savoir plus.
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Tableau 7 : La salle du Conseil du château de Versailles, en cet hiver de l’année 1778
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Tableau 7, Chapitre 1
J’ajuste mon jabot, rehausse mon frac et cale droit ma perruque. Le poing fermé devant la bouche, je me rengorge et bombe le torse. Je m’apprête à vivre un grand moment. L’affaire est d’autant plus plaisante ou grave (tout dépend de quel côté l’on se place) que ce premier jeudi du mois, je ne pourrai exercer la prérogative de ma fonction de « Premier Commis du Généalogiste du Roi ». L’appel à l’Oeil-de-Bœuf n’aura pas lieu. C’est une première. Est-ce pour autant contrariant ? Pas vraiment. Aucun cas (même s’il est de force majeure) ne peut empêcher l’exercice de ma fonction ; sauf à être convoqué chez le Roi. C’est le cas ! Je me soumets. Au signe convenu, j’agite les dentelles du mouchoir que je secoue de la main. Les deux valets se précipitent à l’encontre des lourdes poignées en bronze. Les dos courbés peinent à ouvrir les lourds battants des portes qui donnent accès à la Galerie des Glaces. Comme à chaque fois, je ne peux contenir un frisson. La magnificence du lieu y est certes pour quelque chose mais l’affluence sans précédent des courtisans qui l’encombrent en est tout autant la cause. Le brouhaha de la Galerie s’efface d’un coup. Des paires d’yeux, par centaines, me fixent. Les courtisans, au fait de l’affaire du « mystérieux Comte Durandel », sont sur les
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épines. Ils savent que, ce jour, je dois me rendre chez le Roi afin d’être entendu. Soyons honnêtes. J’ai occulté un détail qui, avouons-le, n’en est pas un. Je ne suis pas seul devant l’entrée de la Galerie des Glaces, à mes côtés, Bernard Chérin… Autant dire que le bonhomme est en vilain état, si vouté au physique que l’on croit à un bossu, si délabré au moral qu’il veut s’appuyer à mon bras… L’idée d’affronter le Roi est un effort si proche de l’insurmontable qu’il donne l’effet du coupable que l’on conduit au bûcher. Il est vrai que ces derniers jours ont été rudes. Enfermé dans son cabinet, il n’en sort plus (de jour comme de nuit). Il ne reçoit plus, se lamente sur son sort et implore le ciel. Dans un coin de son bureau, il s’est aménagé une sorte de prie-Dieu et s’agenouille dès que l’angoisse le tenaille au ventre. Autant dire qu’il y passe ses nuits, les insomnies sont légions… Plus d’une fois, je l’ai retrouvé au petit matin, assoupi dans son fauteuil, ronflant comme un sonneur. Le plus surprenant est que, pas un seul instant, il n’a eu ni la volonté ni l’énergie de se reprendre afin de recouvrer ses esprits et solutionner son problème. Face à la Galerie des Glaces, les deux valets nous annoncent. - Le Généalogiste du Roi, Bernard Chérin ! Le Premier Commis du Généalogiste du Roi, Sieur Julien ! Je claque des talons (comme à mon habitude), l’autre, c’est plutôt des dents… - Cela va aller, Monsieur ! Mon encouragement est dénué d’effet. Sous la perruque neuve (il la met rarement) mais déjà de travers (les postiches le contrarient), il gémit. - Si vous le dites… - Relevez les épaules que diable ! L’allure du personnage est désespérante. Quoique revêtu d’un frac flambant neuf (pour l’occasion), son style reste indécrottable, informe et approximatif. Le jabot de guingois est élimé, des boutons manquent à la chemise, la culotte est tachée, les bas sont troués et les pointes des chaussures sont éculées. Mais après tout, 164
peu m’importe, ainsi en ai-je décidé ! Je tressaute façon cabri… Le geste impérieux de celui qui se met en jambes (cela procure toujours son petit effet). Nous avançons. L’équipage que nous formons a-t-il fier allure ? Assurément, non. La paire est dépareillée, un baudet et son étalon… A ma démarche énergique, je dois tirailler le Généalogiste qui à force de traînailler des pieds en laboure le parquet. Seul, le bruit dissonant de nos talons rompt un silence de plomb qui, des caves aux paratonnerres du Château, recouvre entièrement Versailles. Les grandes dames de la Cour - celles qui donnent le bras des courtisans -, nous dévisagent. Leurs regards vipérins nous sondent. Les éventails se replient, une succession de « clacs » comme autant de morsures de serpents. Nous sommes porteurs du message qui hante tous les esprits de la Cour comme celui de son Roi (au dire du Duc de Liancourt). Savons-nous toute la vérité sur le mystérieux Comte ? En découvrant la physionomie anémique de Chérin, certains ont toutes les raisons d’en douter. Quelques mines déconfites l’attestent. En revanche, il n’échappe à quiconque mon assurance (quoique naturelle et habituelle). Les paupières à demi-baissées s’entrecroisent, elles en conviennent. On s’efface sur notre passage quoique les courtisans de devant, pressés par ceux de derrière, ont du mal à reculer. Dans notre dos, on se marche sur les pieds, la meute s’empresse. Si d’aventure, l’un de nous deux susurrait une phrase ou un seul mot, il y aurait matière à créer une émeute. Ces gens, si avides, sont capables de s’entredéchirer. La primeur d’une information n’a pas de prix pour les intrigants. Oui, mais voilà… Si explication il y a, le Roi en sera le premier informé. Devant l’estrade qui précède l’entrée du salon de l’Oeil-de-Bœuf, je suis obligé de marquer un temps d’arrêt. Chérin manque de
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glisser et s’accroche fermement à mon bras sans trop chercher à comprendre. La Marquise de Cambis nous barre résolument la route, le louchon haineux ; comment pourrait-il en être autrement ? Mon salut s’appuie d’une remarque désobligeante. - Madame, faites place ! La Cambis est au bord de l’esclandre, toute décidée à laisser éclater sa rage. J’insiste et salue à nouveau. - Mon maître ici présent est attendu chez le Roi. Il serait du plus mauvais goût, Madame, de devoir faire patienter sa Majesté. Ses lèvres, tremblantes de colère, persiflent. - Misérable petit commis… Des mains prévenantes et anonymes l’enlèvent et l’éloignent au plus vite. C’est heureux pour elle. En osant se mettre en travers de notre chemin, la Cambis s’est exposée au pire pour elle. Le prix de sa colère, déplacée en ces lieux, en vaut-il la chandelle ? Pour moins que ça, d’autres ont fini au couvent. Si l’exactitude est la politesse des Rois, en retour, on ne fait jamais attendre un Roi. Elle pouvait être la cause de notre retard. Côte à côte, l’étalon et son bourricot, nous pénétrons la salle du Conseil. Derrière nous, deux gardes suisses referment les portes miroirs de la Galerie des Glaces. J’avoue un pincement au cœur…
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Tableau 7, Chapitre 2
Derrière l’imposante table ciselée qui, pour l’essentiel, meuble la salle du Conseil, nous découvrons, un peu étonnés, la présence d’une seule personne. Elle se tient debout, les bras appuyés au dos d’un fauteuil. - Ne serait-ce point notre cher Généalogiste que j’aperçois là ? Le ton est chaleureux et la question serait presque réconfortante. Nous saluons avec respect Jean Frédéric Phélypeaux, Comte de Maurepas(1), à ce jour un des personnages les plus importants du royaume. Proche du Roi(2) pour toutes les affaires de la France, il est son indispensable conseiller. Depuis toujours, l’homme fréquente les allées du pouvoir mais, aujourd’hui, il est âgé(3) et les décisions politiques qu’il impose à l’influençable Louis XVI ne sont pas forcément de bon-aloi(4). - Pour le bon plaisir du Roi, Monsieur ! Au son de sa voix, je sens que Chérin reprend de l’assurance. La présence de Maurepas peut-être un atout dans l’épreuve qui nous attend. Le conseiller du Roi a du charme, du maintien et au fond, sa réputation d’honnête homme rassure. Pour avoir haï la Marquise de Pompadour (sans s’en cacher), il s’est attiré la sympathie de Louis XVI. Cependant, Madame Campan qui a souvent l’occasion d’entendre ses recommandations auprès de
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Marie-Antoinette est plus réservée : « La force de Maurepas ? Son absence d’opinion ! ». Pourtant, pour l’avoir souvent observé dans les parcs de Versailles, il donne à ses promenades l’apparence de la réflexion. Après tout, n’est-ce pas un jeu ? Les langues bien pendues disent « qu’ainsi, il économise sa pensée »… Il ne se veut pas d’ennemis. A la Cour de Versailles, voilà qui tient de la gageure. Tout en ce joli monsieur, de taille délicate mais bien prise, annonce le conciliateur. Voilà la raison qui explique le soulagement de Chérin. Les battants de la porte de la Chambre du Roi - ceux qui donnent accès à la salle du Conseil - s’ouvrent tout en grand. Je tressaille. Un nombre surprenant de gens se ruent dans la pièce. Ils vont, viennent et bavardent, parfaitement indifférents à notre présence… Certains prennent place autour du gigantesque plateau marbré ; d’autres ne font que passer, les talons claquent comme les portes à l’entour que l’on ouvre ou referme. Difficile dans ce charivari de distinguer qui que ce soit, à commencer par le Roi, jusqu’à ce qu’un garde suisse donne de la voix. Il frappe sa hallebarde sur le parquet et exige le silence. Le balai des allées et venues retombe d’un coup, le temps de découvrir, sous nos yeux éberlués, une douzaine de personnes assises devant la table. La plupart me sont inconnues à l’exception tout de même du Roi, de la Reine, de Montbarrey, de Liancourt et de Maurepas. Rien de moins ! Impressionné, je soupire. Le Généalogiste, accroché à mon bras, se contracte. La partie n’est pas jouée d’avance… Nous y allons d’un salut tellement ampoulé qu’il est aux limites de la révérence. - Hé bien mon ami, seriez-vous souffrant ? A la question du Roi qui ne s’encombre ni d’un bonjour ni d’une quelconque phrase d’introduction, Chérin voit là une occasion inespérée : chercher à apitoyer. De quoi plaider des circonstances atténuantes à une affaire dont il n’a, pour l’instant, la moindre
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explication à fournir… - Ah, Sire ! Le choriza, la goutte et les rhumatismes réunis ne font jamais bon ménage… Le mensonge est épais… - Qu’attendez-vous pour vous soigner mon bon Chérin ? Le Roi semble être d’excellente humeur, de bonnes dispositions que le Généalogiste s’empresse d’arroser. - Je ne fais que cela Sire ! Je suis à la lettre les conseils bienveillants de vos médecins. - Mais « mon bon », que nous vaut votre visite de ce matin ? Surpris de la méconnaissance du Roi sur le motif de notre présence, Chérin se détend. A l’inverse, je me méfie. Les sautes d’humeur inexpliquées du Monarque sont réputées. Quant à la présence du Ministre de la Guerre et du Grand Maître de la Garderobe, je crains le pire. Ces deux-là ne courront pas à notre avantage. Bien au contraire. - Sire !… Je ne crois pas si bien dire : Montbarrey et Liancourt sont si pressés d’en découdre, que l’un et l’autre ont pris la parole en même temps. Le Roi sourit benoîtement à ses deux courtisans. Ceux-là grimacent et se donnent des airs de politesse ; Montbarrey se démet et Liancourt se lance. - Sire, il s’agit d’une affaire qui fait grand bruit à la Cour. - Mon Dieu, Liancourt ! Il y a tant d’affaires qui font grand bruit à la Cour que j’avoue m’y perdre ! J’ajouterai ne pas m’en préoccuper outre mesure. Si peu en valent la peine… La remarque rassérène, elle est de bon sens. - Certes, mais celle-ci est des plus mystérieuses… - Ah, je crois savoir ! S’agissant de la présence de mon Généalogiste, ne s’agirait-il pas de ce mystérieux Comte ? Chérin m’enserre le poignet. Pour avoir le sujet en mémoire, c’est que le Roi a été largement renseigné. Liancourt a la mine aussi fausse que réjouie. - Tout à fait, Sire ! Il s’agit bien de ce mystérieux Comte qui répond au nom Durandel. Appelé depuis des lustres à l’Oeil-de169
Bœuf mais à chaque fois absent, à notre grand désespoir comme celui de la Cour ! Le Roi prend un air gourmand. A l’évidence la curiosité l’aiguillonne mais elle n’est pas du goût de Maurepas. - Sire, je suis de votre avis ! Cette affaire, sauf à exciter les curiosités, n’a point d’importance. Nous en avons d’autrement plus graves. Aussi, permettez-moi de me retirer. A ces mots, Maurepas repousse son fauteuil, salue leurs Majestés et quitte la salle. Dans tout le royaume, il est assurément le seul à pouvoir se permettre une telle attitude. Le Roi ne dit mot et se contente d’acquiescer. Chérin pousse un léger gémissement, je le partage : nous avons sans doute perdu un allié de poids. Abandonné de son conseiller, Louis XVI reprend l’initiative. - Il est vrai que cette affaire attise notre curiosité. Elle est surprenante car j’avoue que ce nom ne m’évoque rien. Ses doigts tapotent le marbre. - Dites-moi, mon bon Chérin, à moins que ma mémoire ne me fasse défaut, il me semble que vous n’ayez jamais soumis ce nom à mon approbation ? - Assurément, Sire ! Le sourire épais, Louis XVI se tourne vers Montbarrey et Liancourt. - Messieurs, je ne suis en rien concerné dans cette affaire. Je plaide non coupable ! Rires autour de la table. A l’exception de la Reine. Les lèvres pincées et le visage fermé, elle se tient à distance. Le Roi, toujours l’air bonhomme, croise ses mains qu’ils portent sous le menton et s’adresse à Chérin. - Hé bien, mon bon ami, nous vous écoutons. Qui est donc ce mystérieux Comte ? L’autre se racle la gorge, retire un mouchoir glissé au revers de sa manche, fait semblant de s’éponger un front sec et, la voix mal maîtrisée, se lance. - Sire, c’est à n’y rien comprendre ! Moi non plus, je n’ai jamais ouï dire quoique ce soit sur le Comte Durandel. Ce monsieur n’est 170
point de ma connaissance. Sur mon honneur, je n’ai jamais écrit son nom sur le livre des registres de l’Oeil-de-Bœuf et encore moins sur le contenu des enveloppes dont la lecture est assurée par mon Premier Commis, ici présent. C’est sans parler des mesures prises ces derniers mois à mon étude. Je suis le seul habilité à reporter les noms des personnes qui siéent à votre Majesté. Perplexe, Louis XVI regarde ses mains et se pince le nez. - Fichtre ! Voilà qui ne nous avance guère… Ce bougre de Chérin ne trouve rien à répondre sauf à écarter ses bras en signe d’impuissance. Des murmures de désapprobation se font entendre. Montbarrey en profite. Il passe à l’offensive. - Monsieur Chérin, nous nous voyons dans l’obligation de constater que vous êtes à l’origine d’un désordre qui, mois après mois, échauffe les esprits de la Cour. A vous entendre, vous nous révélez votre incapacité. En somme, vous avouez être incapable de résoudre une affaire qui vous concerne en premier chef… L’attaque est mordante. Le propos sévère de Montbarrey fait mouche. Le Roi approuve. Il se renfrogne et ne fait pas de détail. - Monsieur, votre insuffisance est caractérisée. Finis les « mon bon Chérin », « mon bon ami »… La remontrance est un coup de semonce. L’atmosphère chaleureuse du départ devient subitement glaciale. Le Généalogiste pressent que la disgrâce n’est pas loin. Fataliste, il s’accroche désespérément à mon bras et ne trouve rien à répondre. - Sire, il est pourtant simple de vérifier la probité de mon maître ! La salle est stupéfaite ; tant par la nature de la remarque que par celui qui ose prendre la parole en plein Conseil. Cette fois-ci, des voix s’élèvent. Et pour cause : moi, Julien, viens de commettre un acte sacrilège. Jamais un subalterne, sous-fifre de quelque service que ce soit, n’a eu l’outrecuidance de s’exprimer en réunion du Conseil. - Qu’on le fasse sortir ! A la remarque désobligeante mais attendue de Montbarrey, une voix ferme et féminine se fait entendre. 171
- D’abord, écoutons-le. La Reine… La Reine vient à mon secours ! Sa demande prend tout le monde de court. Personne ne trouve rien à redire. Quant au Roi, il se contente de saluer son épouse. Je prends mon courage à deux mains, je repousse le bras de Chérin et salue Marie-Antoinette. - Majesté, afin de prouver l’honnêteté de mon maître, il suffit de découvrir le contenu de l’enveloppe, les noms que je devais annoncer ce jour pour l’Oeil-de-Bœuf. Ainsi, vous saurez si le Généalogiste du Roi a inscrit ou non le nom du Comte. L’argument porte tandis que j’extirpe de sous mon coude le maroquin en cuir rouge, frappé des trois lys. Louis XVI s’empare du document qu’on lui apporte. Il casse les cachets rouges estampillés des attributs du Généalogiste et déplie l’unique feuille. Il consulte la liste. Surpris, il la tend à la Reine tandis que son regard de myope essaie de me deviner. A son tour, MarieAntoinette prend un air étonné et repose la feuille qui fait le tour de la table. Le Roi m’interpelle. - Que dois-je comprendre ? Le nom du Comte n’apparaît nulle part… Sa voix devient brusque. - Si le nom n’est pas inscrit, je ne vois plus qu’une seule solution : l’imagination délirante du Premier Commis de mon Généalogiste ! J’obtempère. - Sire, vous avez raison ! Versailles me connaît sous le nom de Sieur Julien. En réalité, je m’appelle Amédée Lecamus. J’avoue ma culpabilité. Le Comte est une affabulation dont je suis le seul responsable. Lui et moi-même ne formons qu’une seule et même personne… - Quel est ce jeu ? Quelle est cette manigance ? Quelle mascarade ! Le remue ménage qui s’ensuit n’est pas pour autant du goût du Roi. 172
- Faites silence ! Puis, il se tourne vers moi, l’air furibond. - Savez-vous qu’une telle impertinence mérite la Bastille et l’envoi aux galères ! - Sire, je le sais. Mon calme apparent accroît son courroux. Le rouge de la fureur aux joues est subitement interrompu par Marie-Antoinette. - Quelle idée, monsieur, vous a pris de vous livrer à une telle farce ? En m’appelant monsieur, j’y vois un signe d’encouragement. - Majesté, ce n’est point une farce, ni un jeu, ni une manigance et encore moins une mascarade. Rien de tout cela. L’accès à l’Oeilde-Boeuf est à ce jour dévoyé. Trop de vos courtisans y pourvoient alors que par leur conduite, ils ne le valent pas. A l’inverse, la vie que je mène mérite toute votre considération. Oh, bien sûr, je n’ai pas d’ancêtres célèbres, je ne possède aucune terre, je n’ai ni le titre de Comte ni de quartiers de noblesse… Je ne suis rien ! Pourtant, je crois être méritant. Je crois en Dieu, je ne blasphème pas, j’honore mes parents et je protège comme il se doit Marie et Suzanne. J'ai travaillé durement quinze ans à Quimper et j'ai gagné honnêtement ma vie. Je rêve modestement de voyager à l'étranger. Je n’ai jamais tué, je suis ennemi de la luxure, je n’ai jamais fait de mal à autrui, je ne suis pas médisant, je ne commets l’œuvre de chair qu’à bon escient et je ne jalouse pas autrui… Ma conduite n’est pas irréprochable, loin s’en faut. Mais j’essaie d’approcher au mieux ces règles de vie qui, en bien des endroits, dépassent celles de ceux que je cite pour entrer à l’Oeil-de-Bœuf. C’est pourquoi je me crois digne d’être retenu afin d’encore mieux vous servir. La Reine plisse son joli front. - N’est-ce point présomptueux de votre part ? - Nullement, Majesté, c’est pourquoi je m’en remets à votre décision et celle du Roi. Je tends une lettre à Marie-Antoinette. - Majesté, voilà ma vie. En quelque sorte, ce sont là mes états de 173
service. Le Roi, la bouche à demi ouverte, est tout esbaudi. Il manifeste une évidente incompréhension. - Quelle idée saugrenue ! Je ne comprends traître mot à votre discours. A moins d’être sot, pensiez-vous sérieusement « monter dans nos carrosses »(5) ? - Assurément, Sire ! Perplexe, il se retourne vers la Reine. - Ma bonne amie, quelle histoire ! Que dites-vous de cela ? Marie-Antoinette prend un air complice. - A la réflexion, cette affaire n’en est pas franchement une. Si l’impertinence de monsieur Julien est avérée, il ne mérite pour autant les galères. Aussi, mon cher époux, j’ai une prière à vous faire, avant toute décision hâtive à son encontre, accordez-moi de m’entretenir en privé avec lui. Bougon, le Roi se pince à nouveau le nez. A mon propos déroutant s’ajoute la question de comment résister à la demande d’une épouse à qui il est redevable(6) ? Après un temps de réflexion, le Monarque se lève (tout le monde en fait autant). - Madame, je cède à votre demande. - J’espère que vous ne le prenez pas comme un caprice de ma part ? - Non. Les propos de ce commis méritent peut-être réflexion, quand bien même je considère sa démarche comme une provocation. Maintenant, est-ce pour autant une « affaire » comme me l’ont suggéré mon Ministre de la Guerre et mon Maître de la Garde-robe ? La Reine s’empresse de le couper. - On peut aussi appréhender cette histoire d’une autre façon : une niche que l’on s’est ingénié à monter en épingle… - Je me range à votre avis. La séance est levée ! Chérin, la mine hilare, a repris une belle assurance ; Montbarrey et Liancourt ont toutes les pâleurs d’une colère rentrée.
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Une fois la salle du Conseil vidée de ses occupants, je me retrouve en tête-à-tête avec la Reine. J’avoue être impressionné. - Monsieur, vous avez bien de la chance de m’avoir trouvée sur votre chemin. Votre malheureuse initiative aurait pu tourner court… - Majesté, je crois en ma bonne étoile. Alors parfois, je force un peu le destin. En effet, vous venez de me sauver d’un mauvais pas… - Madame Campan y est pour beaucoup ! Mais racontez-moi plutôt votre entretien avec Monsieur Voltaire. Tandis que je narre mon entrevue, je réalise qu’elle écoute d’une oreille distraite. Sans prévenir, elle m’interrompt. - A vous deviner, je vous crois aussi rebelle que malicieux. De ceux dont l’astuce consiste à ne pas transgresser les règles établies mais qui ont le culot ou le courage de nous montrer les limites de nos habitudes et de nos usages. N’est-ce pas ? Je hoche la tête. - A votre manière, vous approchez les fables de Monsieur de La Fontaine. Votre façon à vous de nous renvoyer à nos petits travers… La Reine soupire. - J’obtiendrai votre grâce auprès du Roi mais ce sera au prix d’un de mes caprices… Je n’ose lui demander lequel mais elle continue. - Celui de recevoir Voltaire. - Vous me gênez ! - Il ne faut rien exagérer. Le Roi n’admettra jamais la présence du philosophe à Versailles, je ne le sais que trop(7). En revanche, je comprends tout le bien que dit Madame Campan sur vous. - Vous me flattez. - Non. La simplicité ne fait pas que l’on vous remarque mais elle fait que l’on vous estime(8). - Je remercie Sa Majesté. - Vous n’avez pas à me remercier, je crois que vous êtes de cette étoffe. 175
La Reine a décidément le pouvoir des mots ! Lâchés du trône, leurs poids écrasent ceux à qui ils s’adressent. J’avoue être sous son charme...
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Index
Tableau 1 Chapitre 1 (1) La grande galerie du château de Versailles, plus connue sous le vocable de « Galeries des Glaces », était destinée à éblouir les visiteurs de Louis XIV au faîte de son pouvoir. Conçue par l’architecte Jules Hardouin-Mansart, six années furent nécessaires pour la construire (1678 à 1684). (2) Le plafond de la Galerie des Glaces : pas moins de 1.000 m² de peintures qui proviennent des ateliers de Charles Le Brun. Trente gigantesques compositions illustrent les réalisations du règne de Louis XIV (elles mettent en scène le Roi lui-même). Près de la moitié d’entre elles consiste en des toiles marouflées (c’est-àdire collées sur la voûte après avoir été exécutées) et concernent les scènes les plus prestigieuses. Elles ont été peintes par Le Brun alors âgé de 60 ans au début des travaux. L’autre moitié est peinte directement sur la voûte. (3) Longue de 73 m et large de 10,50 m, éclairée de 17 fenêtres et revêtue de 578 miroirs. (4) La Maison du Roi - le château de Versailles - comptait plus de 9.000 personnes. (5) Ainsi définissait-on les jeunes galants.
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(6) Pas pour tous ! René de Chateaubriand, pour l’avoir vécu, écrira : « Pas fier de rester mais humilié de sortir… » (Si l’on n’est pas appelé). (7) Dès lors que vos « Preuves » avaient été agréées, vous étiez amené à « monter dans les Carrosses ». Ces voitures suivaient les chasses à courre de Louis XVI. Ainsi, vous étiez présenté au Roi. (8) « Prendre le tabouret chez la Reine » était l’équivalent de « monter dans les carrosses » mais pour les femmes uniquement. Plusieurs sièges étaient placés autour de Marie-Antoinette. Ces dames étaient présentées et, selon l’expression consacrée, elles « faisaient leur cour à la Reine ». (9) La pratique de l’Oeil-de-Bœuf aura des conséquences désastreuses. Voilà qui expliquera, entre autres, la désaffection de la Noblesse à l’égard du couple royal pendant la Révolution. Plutôt que de soutenir son Roi, elle l’abandonnera en émigrant à l’étranger. Chapitre 2 (1) Les salons parisiens étaient les lieux incontournables de la culture (littérature, théâtre, poésie, peinture, philosophie etc…). La bonne société se réunissait, l’occasion de souper avant d’écouter les « esprits forts briller ». Certains de ces salons étaient célèbres : celui des Choiseul-Stainville, d’Elisabeth Vigée Le Brun ; à la veille de la Révolution, celui de Madame de Staël, fille de Necker. Talleyrand qui fréquentait volontiers cette société dira dans ses mémoires « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. » (2) Comprendre : « il est indispensable ». (3) Comprendre : « on ne parle jamais argent » (quand bien même c’est une obsession pour les courtisans). (4) Une fois admis à la Cour, les Nobles dépensaient des fortunes pour assurer le train de vie quotidien à Versailles. Ils n’hésitaient pas à s’endetter lourdement. Pas question de montrer aux autres
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que l’on pouvait être « dans la gêne ». (5) Comprendre non pas « le plaisir de… » mais « l’obligation, la contrainte de… ». (6) Les mauvaises langues de la Cour la surnommaient la « jument blanche ». A chacun son interprétation… (7) Très souvent, sur décision du Roi et afin de gratifier un de ses sujets, une pension était une rémunération qui lui était versée à vie. (8) Madame Adélaïde (1732-1800) était la propre tante de Louis XVI, l’une des filles de Louis XV. Le personnage (qui restera vieille fille) était une figure de la Cour. Etre « Dame d’Honneur » était un titre honorifique. « Douairière » : ainsi parlait-on des femmes âgées, riches et veuves de l’aristocratie. (9) Le jeune frère de Louis XVI. Bien après la Révolution et l’ère Napoléonienne, il deviendra Roi : Charles X. (10) Ainsi parlait-on de la voix. (11) La Comtesse du Barry, de son vrai nom Jeanne Bécu. Roturière et courtisane, sa beauté (et son « savoir-faire » au lit…) émut si fortement Louis XV qu’il en fit sa maîtresse « officielle ». Elle eut droit aux « Honneurs de la Cour ». On imagine la fureur de la haute Noblesse. (12) Madame Adélaïde comptait une quinzaine de « Dames d’Honneur » (les noms sont authentiques). Pour l’essentiel, elles étaient dévotes. (13) Mme Adélaïde était surnommée la « Loque » par son père Louis XV. Est-ce un hasard ? Elle n’était pas réputée pour sa finesse. (14) La Fronde parlementaire puis la Fronde des Princes seront une succession de soulèvements qui, à force d’intrigues, de complots et de renversements d’alliances, avaient pour objectif d’éliminer Mazarin. Elles visaient aussi à affaiblir la Monarchie à leurs profits. Encore enfant, Louis XIV, obligé de fuir Paris, la vivra douloureusement.
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Chapitre 3 (1) Ancien ministre de Louis XIV. (2) C’est La Fontaine qui a popularisé cette expression dans sa fable « La Laitière et le Pot au lait » et qui signifie : ne pas être plus avancé. Tableau 2 Chapitre 1 (1) Dans son journal, Louis XVI annote : 189.851 pièces de gibiers abattus entre 1775 et 1789 auxquelles s’ajoutent 1.274 cerfs forcés en chasse à courre. (2) L’affaire est authentique. Louis XIV, informé quelques années plus tard, fera enfermer Lauzun à la forteresse de Pignerol. Il y passera 10 ans, emprisonné dans le donjon. (3) Un coussin de drap d’or qui sert de support au bonnet de nuit et aux mouchoirs. (4) L’équivalent de notre petit déjeuner. (5) Authentique. (6) Les toilettes de l’époque que l’on nommait aussi « lieux à l’anglaise ». Chapitre 2 (1) Charles Joseph de Ligne était une figure marquante de cette époque. Ami de tous les puissants (Marie Thérèse d’Autriche, Joseph II, Frédéric de Prusse, Catherine de Russie, Madame du Barry, Marie-Antoinette…), il était aussi à l’aise sur un champ de bataille que dans les salons de Vienne, de Versailles ou de Moscou. Chapitre 3 (1) Depuis le réveil du Roi, on distingue six Entrées différentes : l’Entrée familière, l’Entrée du bouillon, la 1ère Entrée (la Faculté, les valets de Garde-robe, le porte-chaise d’affaires), la 180
Grande Entrée (les Princes de sang, les ambassadeurs, les grands officiers etc…), l’Entrée de la chambre (les courtisans qui ont été appelés à l’Oeil-de-Bœuf) et l’Entrée du cabinet. (2) Ainsi parlaient ceux qui étaient évincés de l’Oeil-de-Bœuf. (3) L’Ecole des Pages, à partir de l’âge de 10 ans, formait les futurs officiers du royaume. Pour être admis, il fallait apporter les preuves que l’enfant appartenait à une famille dont la noblesse militaire remontait au-delà de 1550. Les Pages se répartissaient en plusieurs corps : les Pages de la Grande et de la Petite Ecurie, ceux de la Chambre du Roi, de la Maison de la Reine et des frères du Roi. Tous étaient soumis à une instruction et une hiérarchie particulièrement sévères entre les anciens, les semis et les nouveaux arrivants. (4) Si certains carreaux du salon de l’Oeil-de-Bœuf ont résisté à l’épreuve des siècles, on peut avoir la surprise de découvrir les noms de certains d’entre eux : Grignon, Cacqueray, Tilly, Becdelièvre, d’Hozier, Talmont, Bigny… (5) Etienne Maurice Falconnet, célèbre sculpteur du XVIIIème, protégé de Madame de Pompadour. (6) Authentique. Chapitre 4 (1) En cette fin de XVIIIème siècle, on commençait à redécouvrir les bienfaits thérapeutiques de l’eau sur le corps. L’idée qu’elle pouvait aussi nettoyer n’avait pas cours. A Paris, les rares possesseurs de baignoire n’effectuaient aucun geste de lavage pour la simple raison que personne ne savait… La toilette consistait à s’essuyer avec des linges. Les points de vue développés par Madame Campan reflétaient la pensée générale. (2) Le pharaon était un jeu de cartes très prisé à Versailles et les enjeux atteignaient souvent des sommes considérables (le jeu et l’argent allaient naturellement de paire). (3) Excédée par la rigueur du protocole, la Reine avait obtenu de Louis XVI que la Princesse de Lamballe (son « amie de cœur »)
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prenne la charge de Surintendante de la Reine. Furieuse, Madame de Mouchy (surnommée Madame Etiquette par MarieAntoinette), perdant une partie de ses prérogatives, avait donné sa démission. (4) Elle est l’épouse du Duc d’Orléans, cousin du Roi (le futur Philippe Egalité qui votera la mort de Louis XVI). Leur fils, Louis Philippe 1er règnera de 1830 à 1848. (5) Elle est l’épouse de l’un des frères du Roi, le futur Louis XVIII. (6) L’histoire est authentique (racontée par Madame Campan dans ses Mémoires). Chapitre 5 (1) L’histoire est vraie. (2) Tout cette affaire est authentique. Chapitre 6 (1) Ces contraintes, protocole oblige, étaient obligatoires. (2) Histoire authentique. Madame Adélaïde avait 45 ans en 1777. Ce qui pour l’époque était considéré comme âgé compte tenu de la durée moyenne de vie. Tableau 3 Chapitre 1 (1) Célèbre pour son journal. Chapitre 2 (1) La Pompadour n’aura pas l’occasion d’y habiter. Elle décèdera avant la fin de sa construction. En revanche, la favorite suivante de Louis XV, la du Barry en profitera largement. Chapitre 3
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(1) Le Comte de Provence deviendra Louis XVIII et le Comte d’Artois, Charles X. (2) Le Duc de Chartres, cousin du Roi et de ses frères, deviendra par la suite le Duc d’Orléans à la mort de son père. Il n’aura de cesse d’intriguer contre son cousin Louis XVI. Durant la Révolution, il se fera appeler Philippe Egalité et votera la mort de Louis XVI. Il sera décapité l’année suivante. (3) Les dentistes n’existaient pas. Seule médecine existante : arracher les dents afin d’éviter les infections. (4) Cette bague est au musée Carnavalet à Paris. (5) Surnom donné à Polignac, du prénom de son mari. Chapitre 4 (1) L’histoire est authentique. (2) Un exemple parmi tant d’autres : « La Lamballe, de la main droite fourrageait le buisson de Vénus, qui s’humectait souvent d’une douce sérosité. Sa main gauche frappait avec ménagement et cadence une des fesses royales. La Lamballe tire de ses poches une espèce de gode miché, qu’elle applique à cette partie qui fait nos délices ». Informée, la Princesse n’attachera aucune importance à ces pamphlets. (3) « Je n’ai pas été épargnée : on m’a très libéralement supposé les deux goûts, celui des femmes et des amants. » se contente-elle d’écrire à sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse. Chapitre 5 (1) Petit bureau à tiroirs, surmonté d’un gradin très en vogue au XVIIIème siècle. Ce meuble est destiné à l’écriture et plus spécialement aux dames. (2) Elisabeth Vigée Le Brun, artiste peintre, tenait à Paris un salon devenu célèbre. Toutes les personnalités du monde des Arts s’y rendaient volontiers. Portraitiste de talent, elle réalisera par la suite de nombreux tableaux de la Reine. (3) L’abbé Jacques Delille, chantre d’un nouveau genre (la poésie
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didactique), protégé de Madame Geoffrin, de Marie-Antoinette et du Comte d’Artois, faisait partie des personnalités à la mode dans les salons parisiens. (4) Contrairement à Vigée Le Brun qui a laissé un grand nombre de tableaux célèbres, Bérin semble être passé aux oubliettes. (5) François Racine de Monville était Grand Maître des Eaux et Forêts (en Normandie). Passionné de botanique et d’horticulture, il créa entre 1774 et 1789 « le Désert de Retz » (dans la forêt de Marly) où se mêlaient des pavillons d’agrément et des « fabriques » aux essences rares. L’endroit était célèbre au point que les grands s’y bousculaient : le Roi Gustave III de Suède, Marie-Antoinette, la Comtesse du Barry, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson. (6) Issu d’Héribrand d’Alsace établi en Hainaut, le Prince de Ligne est d’abord et avant tout cosmopolite. (7) Homme d’élégance et de manières efféminées qui aime faire le galant auprès de ces dames. (8) Comprendre : un nouveau caprice de Marie-Antoinette. (9) Moine vivant en communauté. (10) Toutes ces coiffures, aux noms évocateurs, sont le fruit de l’imagination débordante de Léonard. Elles atteignaient des hauteurs inimaginables. (11) Les actrices avaient très mauvaise réputation : des filles entretenues et des mœurs dépravées. Tableau 4 Chapitre 1 (1) En Mai 1776. (2) Plus qu’un ministre des finances, il était l’équivalent de ce que serait aujourd’hui un 1er ministre (3) Authentique (4) On notera au passage, l’incroyable légèreté de Louis XVI. Les finances de l’Etat sont au plus mal et contrairement à son aïeul
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Louis XIV (qui avait vécu une situation comparable et avait pris directement les choses en main), il confie le soin de régler la situation à un inconnu à ses yeux. (5) Personnages ridicules, pédants et vaniteux. Chapitre 2 (1) Le souper était l’équivalent du dîner pour nous aujourd’hui. Et le dîner, l’équivalent du déjeuner. (2) Donnée par la ville de Paris au XVIème siècle. (3) On goûte toujours les vins et les viandes avant de servir le couple royal. Chapitre 3 (1) La pairie, composée des pairs de France, était un office de la Couronne afin de distinguer les vassaux les plus importants du Roi. Chapitre 4 (1) L’un et l’autre étaient délégués du congrès américain. (2) Chacune des années de la vie multiple de 7 ou 9 que les Anciens disaient critiques Tableau 5 Chapitre 1 (1) Elle devient Dame d’Honneur de la Duchesse d’Orléans, l’épouse du Duc dont elle deviendra la maîtresse. Gouvernante des enfants du couple, elle élèvera le futur Roi Louis-Philippe. Ces « Mémoires » sont célèbres. (2) Elle deviendra Dame de Palais de Marie-Antoinette qui appréciait son amitié. Chapitre 2
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(1) Authentique. Marie-Antoinette détestait Madame du Barry. Elle ne pardonna jamais les mauvaises plaisanteries qu’elle ne cessait de débiter sur ses charmes, genre d’injures qu’une femme ordinaire n’oublie pas aisément (qu’est-ce donc quand elle règne ?). (2) Jean de La Fontaine (3) L’histoire est authentique. Chapitre 3 (1) Ce courrier est authentique. Il a été rédigé par Joseph, l’un des frères de Marie-Antoinette, à l’attention de leur autre frère l’Archiduc d’Autriche Léopold. (2) Célèbre guinguette parisienne. C’est à cet endroit que la fameuse du Barry dansait encore la veille du jour qui la vit passer dans la couche de Louis XV. (3) Le Joseph en question deviendra par la suite Joseph II, Empereur germanique (à la mort de son père François Joseph 1er). (4) Jeux de cartes très prisés à la Cour de Versailles. Tableau 6 Chapitre 1 (1) Voltaire, âgé (il a 84 ans) et atteint d’une fatigue extrême, s’est laissé convaincre par sa nièce (amante ?) Madame Denis de quitter Ferney pour revenir à Paris. Arrivé le 12 février 1778, la ville lui a réservé un accueil triomphal. Chapitre 2 (1) Des voitures assuraient quotidiennement les transports entre Versailles et la capitale. Chapitre 3 (1) L’endroit se situait à cheval entre le 7ème et le 15ème 186
arrondissement du Paris d’aujourd’hui et longeait la Seine. Le nom de « Gros Caillou » aurait correspondu à un dolmen qui se trouvait dans l’actuel rue Saint-Dominique et délimitait les seigneuries de Saint-Germain-des-Prés et Sainte-Geneviève. (2) Ce port ressemblait à une berge sablonneuse. Il se trouvait à l’emplacement actuel du quai de l’Hôtel-de-Ville. (3) Boire plusieurs chopines d’un vin de mauvaise qualité. (4) A cette époque, Paris comptait un peu plus de 600.000 habitants. 20% d’entre eux venaient et allaient sans laisser d’adresse. Plus de 20.000 personnes ne savaient pas comment et de quoi elles pourraient se nourrir le jour même et où elles coucheraient la nuit suivante. Enfin, près de 200.000 Parisiens étaient en situation précaire, notamment les domestiques qui étaient payés à la journée. (5) La plupart des rues étaient en terre. Seules les grandes artères étaient pavées. (6) Surnommés ainsi du fait de leur origine, ils occupaient un rôle essentiel dans les petits métiers de la rue : hommes de peine, portefaix, ramoneurs, commissionnaires, décrotteurs de chaussures … (7) Les fabricants de tissus avaient saisi l’opportunité : les étoffes « couleur boue de Paris » étaient à la mode et rencontraient un grand succès. (8) D’où l’origine du mot « éboueur » utilisé aujourd’hui. (9) L’entretien des pavés et l’enlèvement de la boue coûtaient une fortune (à la charge des caisses royales). (10) Argent, fortune. (11) Cet édifice, aujourd’hui disparu, était situé au mi-chemin entre la rive droite et l’île de la Cité. C’était une pompe destinée à contenir l’élévation des eaux de la Seine et à alimenter Le Louvre et Les Tuileries. (12) Aujourd’hui, quai de la Mégisserie. (13) Après avoir descendu le cours de la Seine jusqu’à Paris, les bateaux de marchandises acquittaient une taxe d’octroi à des bateaux fixes (les pataches) qui contrôlaient le trafic du fleuve. 187
(14) Le port de Saint Nicolas était situé devant les Tuileries. C’était ici que l’on débarquait les approvisionnements pour le Louvre et les Tuileries. (15) Aujourd’hui, cette église se situe à l’intérieur de l’Hôtel-deVille (le bâtiment ayant été reconstruit et agrandi). (16) Officiers de ville préposés à la surveillance et aux tâches administratives d’un quartier. (17) Le prix des courses était rigoureusement réglementé (ordonnance de 1787). (18) Les ancêtres de nos taxis parisiens n’avaient pas une bonne réputation. Disséminés dans différents quartiers, les deux mille fiacres attendaient à des places qui leur étaient déterminées. Ils sillonnaient les rues de la capitale et étaient essentiellement utilisés par la petite bourgeoisie. Il arrivait qu’à certaines heures il était impossible d’en trouver un seul de disponible. Quelques siècles plus tard, la tradition demeure… (19) Ils étaient, en quelque sorte, les ancêtres de nos coursiers motorisés d’aujourd’hui. (20) Troubles provoqués par l’édit de Turgot (1775) libérant le commerce des grains à l’intérieur du Royaume (droits de douanes qui entravaient sa libre circulation). Si la mesure en soi était positive, elle n’avait pas prévu les effets en cas de mauvaise récolte. Ce qui arriva l’année suivante. Conséquence : des marchands s’accaparent du peu qui existait et font grimper les prix du blé à tel point qu’ils réussirent à créer les conditions désastreuses de la famine et le soulèvement du peuple. Chapitre 4 (1) La remarque de Voltaire est vraie. (2) Intitulée « Irène », cette tragédie sera effectivement la dernière écrite par Voltaire. (3) Authentique. (4) Le Siècle de Louis XIV, écrit par Voltaire en 1751, dresse un portrait flatteur du Monarque.
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(5) Voltaire mourra le 30 mai 1778. Il sera enterré selon les règles de l’église, par l’abbé Mignot (son neveu), à l’abbaye de Scellières (diocèse de Troyes), juste avant l’arrivée d’une lettre d’interdiction de l’évêque. Chapitre 5 (1) Au soir de la prise de la Bastille (14 juillet 1789), à l’exclamation de Louis XVI : « Mais c’est une émeute ! », Liancourt aurait répondu : « Non, Sire, c’est une révolution ». Tous les historiens s’accordent à dire que cet échange de propos n’est qu’une invention et une affabulation. Tableau 7 Chapitre 2 (1) A la mort de Louis XV, cet homme d’État français (1701-1781) devient aussitôt ministre et principal conseiller de Louis XVI, il mourra à 80 ans, toujours au service du Roi. (2) Dans son testament, son grand-père (Louis XV) lui avait recommandé plusieurs noms afin de l’aider à gouverner (rappelons que Louis XVI n’avait que 16 ans à la mort de Louis XV). Il n’en a retenu qu’un seul, Maurepas. (3) En 1778, il a 77 ans. (4) Notamment sa première mesure : Maurepas procède à la restauration des Parlements (véritable contre-pouvoir au Roi) qui avaient été humiliés par Louis XV. La bourde est énorme, dès lors les Parlements n’auront de cesse de laminer l’autorité du Roi. Leur comportement sera les premiers ferments qui conduiront à la Révolution. (5) Dès lors que vos « Preuves » avaient été agréées, vous étiez amené à « monter dans les Carrosses ». Ces voitures suivaient les chasses à courre de Louis XVI. Ainsi, vous étiez présenté au Roi. (6) Notamment de lui faire un enfant…
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(7) En dépit de la volonté de Louis XVI (son interdiction de faire venir Voltaire à Versailles), Marie-Antoinette écornera l’ordre en décidant de faire jouer « Irène » à la Cour. Furieuse, elle lui déclara « qu’il se donnait en ridicule et que son aveugle haine au plus illustre écrivain des temps modernes ne pouvait se concevoir d’un souverain dont on s’accorde à reconnaître le jugement ». Le Roi finit par accepter la présentation de la pièce et promit d’y assister. Pourtant, il ne viendra pas, prétextant que la chasse avait été plus longue que prévue… (8) Cette phrase de Marie-Antoinette est authentique.
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