Voile&Devoilement

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Voile

Dévoilement LE VOILE DANS TOUS SES ETATS CATALOGUE DE L’EXPOSITION ITINÉRANTE


Voile et devoilement page 3

Le voile patriarcal

Le voile naturel

page 46

page 110

Le voile paien ou profane page 8

Le voile culturel et esthetique page 70

Le voile politise page 88


Le voile dans tous ses etats

Le devoilement page 130

Le voile : un bout de tissu a reflexion

L

a discussion concernant le voile (en fait partie le foulard) devient rapidement émotionnelle, alors que personne ne parle des tenues très dénudées. Il n’y a en effet pratiquement aucune discussion sur le dénudement de la femme occidentale. Ne serait-il pas plus approprié de faire porter le débat sur l’ordre des genres, mais sans chercher à donner des recettes, puisqu’il n’y a pas de solutions toutes prêtes (prêtes-à-porter !). Nous ne pouvons faire que des constatations qui diffèrent selon les points de vue. Dans un premier temps, il est important d’essayer de retracer la longue histoire du voile en tenant compte des significations extrêmement variées qui lui ont été attribuées. La recherche minutieuse et particulièrement intéressante présentée dans le livre Verschleierte Wirklichkeit – Die Frau, der Islam und der Westen de Christina von Braun et Bettina Mathes (Aufbauverlag) a servi de guide à travers cette thématique très vaste.

Quelle signification vehicule le voile ? Cette question occulte les symboles multiples, contradictoires et variables du voile. Cela s’exprime déjà par la langue : en arabe le mot « voile » n’a pas une seule expression, tandis que dans les langues européennes les différentes formes de voilement d’une femme sont exprimées par le même mot. « Le voile (du latin velum rideau, tenture) est destiné à masquer tout ou partie du visage et parfois du corps. Il est souvent fabriqué dans

Le voile religieux page 24


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voile

et dévoilement

un tissu léger d’une certaine transparence, mais peut aussi être opaque. Le voile est un accessoire avec une tradition culturelle ancienne, attestée depuis l’antiquité et qui est emp­reinte d’une symbolique propre à chaque contexte culturel ou religieux. Il renvoie à l’image qu’il con­vient de donner de soi et au rapport au corps : il a pour but de marquer les différences sociales, la respectabilité, le sacré ». (explication wikipédia)

A qui de juger ce qui est acceptable et non-acceptable ? Le voile peut troubler dans la société occidentale puisqu’il semble faire partie d’un temps révolu. De plus, sa connotation est devenue politique ou religieuse par les événements des dix à quinze dernières années. Lorsqu’il cache l’expression du visage, il paraît se muer en un mur infranchissable. Mais le vêtement de l’autre peut aussi choquer lorsqu’il dévoile les seins, le ventre, les fesses… Pour mieux comprendre la longue histoire du voilement féminin, nous essayons ici de la présenter tout au long des différents chapitres de cette brochure. Pour ce faire nous avons choisi de détailler

les attributs du voile en païen ou profane, religieux, patriarcal, culturel et esthétique, politique et naturel tout en sachant que ces attributs sont parfois interchangeables ou peuvent être sous-entendus tous en même temps. Le dévoilement et la réflexion sur les symboles dans une société sécularisée va clore la réflexion. Le message qui retient toute notre attention est d’apprendre à connaître l’autre à travers la complexité et la multitude des facettes de son histoire, mais aussi de mon histoire – une histoire qui dans le cas des trois religions monothéistes a des sources communes et entremêlées et est souvent méconnue. Elisabeth Reichen-Amsler, conceptrice et animatrice diaconale, Service cantonal Eglise & Société de l’EREN


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Avec nos remerciements pour le soutien financier genereux de : La Loterie romande, le canton de Neuchâtel par le service de la cohésion multiculturelle, la Ville de Neuchâtel, la Grappilleuse, Ernst Göhner Stiftung, Dialog zwischen Kirchen, Religionen und Kulturen, SGG Schweiz. Gemeinnützige Gesellschaft, RKZ, Ref. Gesamtkirchgemeinde Biel-Bienne, Kath. Kir­ che Luzern, Christkatholische Kirche Schweiz, Cfd Bern.

Et les multiples collaborations  Les membres du comité qui m’ont entourée de leurs encouragements et conseils inestimables : Sibylle Kamber, Katja Mueller, Heinz Haab, Catherine Schallenberger, Les Chemins de Traverse, Maria Manaï, Maryse Perret, Willy Walther, Alina Mnatsakian, Mariette Mumenthaler, Alexandru Tudor, en Suisse allemande : Sœur Ingrid Grave, Zürich et Ilanz Les correcteurs  Norbert Martin, théologien  ; une traductrice  ; Jacques Dentan, journaliste ; Mariette Mumenthaler, enseignante. Mise en page du catalogue  Casalini Werbeagentur AG, Bern Graphisme  Entreprise de communication visuelle APW à Cornaux


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et dévoilement

Interviews filmés Kevin Udry, école d’arts appliqués, La Chaux-de-Fonds, 4e année en communication visuelle, Wolfgang Wackernagel, Eliyah Reichen Photographies  Ana et Christian Ghasarian, Wolf­ gang Wackernagel, Philippe Rosat, Christian Reichen, Pierre William Henry, Musée Bible+Orient, Fribourg Patronat  Werner van Gent, correspondant libre, entre autres pour SRF ; Athènes, Sakib Halilovic, Imam, Schlieren ; Georg Vischer, président IRAS COTIS, Bâle ; Emre Özdemir, président de l’association culturelle turque, Wädenswil

Autres ressources  Des personnes individuelles, choisies selon leur croyance ou non-croyance ; le Groupe cantonal de réflexion et de dialogue interreligieux ; des com­ munautés musulmanes ; la communauté israélite ; des com­ munautés chrétiennes de différentes confessions ; le Service de l’enseignement obligatoire par Jean-Claude Marguet ; Alix Noble Burnand, conteuse  ; Sœur Françoise, communauté Grandchamp, Areuse ; Tanja Krönig, communauté juive Bienne ; Dr hc lic phil Ria’fat Lenzin, Zürcher Lehrhaus, présidente Iras-Cotis ; Think Tank interreligieux des femmes ; Les Chemins de Traverse par Barbara Minder et Mathieu Amiguet, musiciens ; Compagnie de danse Tap’Nads ; Nicolas T. Bordier Berthoud et Grégoire Dufaux, peintres  ; Alina Mnatsakanian Zorik, art visuel et multimédia ; Wolfgang Wacker­nagel, philosophe ; Naïma Beltifa Serroukh, Magali Holz­hauer, nonne bouddhiste et bien d’autres personnes.


Voile et dévoilement

Conseil et soutien en matière de cultures étrangères  Iras-Cotis et le bureau de la cohésion multicul­ turelle Recherche d’objets  Soutien et consultation par Thomas Staubli, Musée Bible+Orient, Fribourg et Heinz Horat, Directeur, Historisches Museum, Luzern. Organisation Centre cantonal de la Formation Eglise & Société de L’EREN Eglise réformée neuchâteloise en collaboration avec un comité ad hoc. Pour tout renseignement Elisabeth Reichen-Amsler, conceptrice et animatrice diaconale, La Cure, 2325 Les Planchettes, 032 913 02 25 ou 078 703 48 41, e-mail : elisabeth. reichen@eren.ch

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Le voile

« païen ou profane » Introduction

Quelle est la signification du voile dans l’Antiquite ? Purement utilitaire ou poetique ? Ou protection de l’erotisme ? Ou alors voilement du numineux ?

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e voile fait profondément partie de la culture antique du Proche Orient où il est attribué non seulement à la déesse mais fait aussi partie de l’habillement de la femme mortelle. Pour cette dernière, il est alors purement utilitaire tout en indiquant son statut social ; c’est une protection contre le soleil et l’on peut aussi l’utiliser pour y emballer son enfant. Pour ces raisons, il est très long et touche presque le sol. Comme le sari indien, c’est une pièce d’étoffe longue de plusieurs mètres.1 Les plus anciennes références ont été trouvées en Mésopotamie et dans la région méditerranéenne. Différentes déesses mères, comme Ishtar, Isis ou plus tard Déméter ou Vesta sont souvent représentées voilées. Dans les textes babyloniens, on évoque la nuit en tant que la déesse voilée. Dans les textes des philosophes grecs, il est écrit que le mémorial de la déesse égyptienne Isis aurait porté l’inscription: « Je suis le tout, le passé, le présent et le futur, aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile » (Plutarque). Homère raconte que les mystères d’Eleusis adorent Déméter comme la « maîtresse du voile brillant ».

Le port du voile à Babylone (religion mésopotamienne entre le IVe millénaire av. J.-C. et le début de notre ère : Sumériens, Akkadiens, Babyloniens, Assyriens pour les principaux). Il est un habit de prestige ou exclusivité de la mère Déesse. Le costume sumérien primitif est resté très certainement pendant longtemps le costume ordinaire de Babylonie et d’Assyrie ; cependant une loi assyrienne attribuée au roi Téglath Thalazar 1er (1115-1077 av. J.-C.) prescrit: «  Les femmes mariées d’un a’ilu, les veuves ou les femmes assyriennes ne laissent pas leur tête sans voile… Quand elles se tiennent seules sur les places publiques en journée, elles se voilent en tous les cas. Une prêtresse qui s’est mariée est voilée sur la place publique ; celle qui n’est pas mariée reste sans voile… Une femme libre (harimtu) ne se voile pas, elle laisse sa tête sans voile, une esclave ne se voile pas. »2

1 Thomas Staubli Kleider in biblischer Zeit, Musée Bible+Orient, CH-Fribourg 2 Cité dans l’article Que dévoile le voile de Gaëlle Benhayoun et dans Verschleierte Wirklichkeit Christina von Braun


Le voile « païen ou profane »

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Buste d’une dame voilée, Syrie IIe s. ap. J.-C. Eternel féminin, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Ishtar dominant un lion 2340-2193 av. J.-C. Eva – Mutter alles Lebendigen, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

C’est la plus ancienne mention connue de cette coutume qui se perpétue aujourd’hui encore en Orient. Le voile attribué à une déesse symbolise son indépendance et l’inaccessibilité du sacré par principe. La même signification peut se trouver chez les prêtresses non-mariées de la Vesta romaine qui surveillent l’espace du rituel protégé des regards extérieurs par des rideaux. Tandis que dans l’espace profane le voile est porté par la femme mariée pour montrer son appartenance à un homme ; elle se démarque ainsi des prostituées auxquelles il est formellement interdit sous menace de punitions sévères de porter le voile.3 Le port du voile dans ces différentes situations montre communément que la femme est un être sexué. Même la déesse mère est représentée comme étant active sexuellement. Sa sexualité est comprise comme étant sacrée et a sa place dans le temple. La déesse elle-même est la personnification de la

3 Christina von Braun, Bettina Mathes Verschleierte Wirklichkeit

sexualité féminine et de l’érotisme. Elle est l’origine de tout le vivant et durant une période de l’Antiquité (première moitié du IIe siècle av. J.-C. en Babylonie et Syrie antique) la figure de « la déesse nue » est alors très présente. Sa nudité représente la puissance incorporelle et divine supérieure. Dans le culte d’Ishtar des chants rituels décrivent la beauté de ses seins et de sa vulve ainsi que l’acte sexuel avec son amant, le berger Tammuz.


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

« païen ou profane »

Presentation de quelques deesses de l’Antiquite voilees, nues ou avec parure

Religion egyptienne (IVe millénaire av. J.-C., disparaît au IVe s.) Isis et Hathor Isis est le nom grec d’Aset (ou Iset), la déesse protectrice et salvatrice de la mythologie égyptienne. Elle fait partie de la grande Ennéade d’Iounou (Héliopolis) considérée par les Egyptiens de l’Antiquité comme la première dynastie de leurs pharaons. Dans le mythe osirien, elle est l’épouse et sœur exemplaire qui, grâce à ses pouvoirs magiques et avec l’aide de sa sœur Nephtys, réussit à ressusciter Osiris, son frère et époux, le temps d’une union d’où naquit le dieu Horus. Isis semble avoir été aux temps anciens la personnification du trône ; son nom en hiéroglyphes signifie le siège. Dans les inscriptions, elle est représentée sous les traits d’une femme coiffée d’un siège (qui ressemble à un escabeau à trois marches). Plus tard, sa

représentation change ; on la voit comme une femme portant les cornes de la vache enserrant un globe lunaire (à ne pas confondre avec Hathor). On pense communément qu’elle est le symbole de la Lune, comme Osiris est celui du Soleil ; mais on la prend aussi pour la Nature en général, et pour la Terre, suivant Macrobe. Et pourquoi on parle du voile d’Isis Le voile sépare deux choses, il signifie la connaissance cachée ou révélée selon s’il est mis ou enlevé. Ce n’est pas pour rien que l’on attribue un voile aux déesses et qu’il sera repris dans les mythes, cultures et religions tout au long de l’Histoire. On trouve sous le voile l’idée de la Vérité. Après l’arrivée des Grecs en Egypte, la compréhension des divinités a évolué selon leur propre interprétation philosophique. Ainsi il est dit que sur le mémorial supposé d’Isis, près de Memphis, une statue recouverte d’un voile noir semble avoir été érigée.


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Le voile « païen ou profane »

Ishtar dominant un lion 2340-2193 av. J.-C. Sceau-cylindre Eva – Mutter alles Lebendigen, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Isis allaitante, Egypte 1069-656 av. J.-C. Eternel féminin, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Sur le socle de la statue, on pouvait lire l’inscription : « Je suis tout ce qui fut, tout ce qui est, et tout ce qui sera, et aucun mortel n’a encore osé soulever mon voile »4. Sous ce voile se cachent tous les mystères et le savoir du passé. Le retrait du voile ou des voiles d’Isis représente la révélation de la lumière et réussir à soulever le voile d’Isis, c’est devenir immortel. Cet homme qui réussit à soulever le voile de la déesse de Saïs (Egypte ancienne) que vit-il ? Il vit le miracle des miracles : lui-même, en son corps d’éternité.5 Il est dit de l’Egypte antique qu’elle ne voulut chercher ailleurs sa connaissance du monde que dans ses temples, elle ne voulut non plus l’imposer à d’autres. Pour cette raison, elle ne reçut qu’avec réticence quelques étudiants grecs à qui elle reprochait leur ignorance et leur bavardage. Il s’agissait entre autre d’Homère, Pythagore, Hérodote, Platon et Plutarque. Par un paradoxe de l’histoire, ce sont les Grecs qui chantèrent partout le nom de l’Egypte

et répandirent dans toute l’Europe le culte d’Isis et d’Osiris. Ils révélèrent les aspects de la sagesse des anciens prêtres. Respectueux, ils turent ce qu’ils avaient acquis de la Connaissance cachée dans les sanctuaires. Habiles de l’art de la parole, ils laissèrent le voile d’Isis recouvrir les secrets initiatiques dont ils devinrent héritiers.6

Religion mesopotamienne (IVe millénaire av. J.-C. jusqu’au début de notre ère Ishtar7 C’est le nom d’une déesse chez les Assyriens et les Babyloniens. Les Sumériens l’appelaient Inanna. Elle doit sa renommée à son activité culturelle et mythologique jamais égalée par une autre déesse du Moyen-Orient. A son apogée, elle est déesse de l’amour physique et de la guerre, régissant la vie et la mort. Elle semble avoir comme descendance Aphrodite en Grèce, Turan en Etrurie et Vénus

4 Plutarque 5 Novalis, Les Disciples de Saïs 6 Source : www.hermeticum.info 7 Source : article Parbola-Ishtar, www.digitorient.com/wp/wp-content/uploads/2008/12/Parpola-Istar.pdf, avril 2012


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

« païen ou profane »

Victrix à Rome. Elle a un aspect hermaphrodite (Ishtar barbata), comme beaucoup de déesses de ce type. Des sources mésopotamiennes nous présentent une image déconcertante et apparemment contradictoire de la déesse Ishtar. D’un côté, elle est l’auguste Reine du Ciel assise sur un trône avec une bordure d’étoiles et appelée « Ishtar des étoiles », la Reine des reines, la Dame des dames, la Déesse des déesses, la Très-Haute, et la Maîtresse des pays. Elle est Créatrice des dieux et de toute humanité, la Mère des hommes, la Mère compatissante de celles qui donnent naissance. Elle est la Pure, la Sainte, l’Innocente, la Sage et la Fille vierge de la Lune ou « Ishtar de la Sagesse », une épouse voilée, dont la caractéristique primaire est la pureté, la chasteté, la prudence, la sagesse et la grande beauté. Depuis les temps les plus anciens, ses épithètes constantes sont « Sacro-sainte » et « Vierge ». Elle est associée à la planète Vénus et sa représentation symbolique la plus courante était l’étoile à huit branches. Dans l’iconographie assyrienne, elle est souvent représentée comme une figure féminine entourée par une forte luminosité « dont le mystérieux éclat avive sa fascination ».

Le mythe de la Descente aux Enfers ou la danse des sept voiles d’Ishtar Selon ce mythe, après la mort de Tammouz, l’amant d’Ishtar, la déesse s’approcha des portes des enfers et voulut à tout prix que le gardien les ouvrît. Le gardien la laissa pénétrer dans le monde souterrain, en n’ouvrant qu’une porte à chaque fois. A chacune d’entre elles, Ishtar devait se dépouiller d’un vêtement, si bien qu’elle se retrouva nue après avoir passé enfin la septième porte. De colère, elle se jeta sur Ereshkigal, déesse des Enfers, mais celle-ci ordonna à sa servante Namtar d’emprisonner Ishtar et de déchaîner contre elle soixante maladies. Après la descente d’Ishtar dans le monde inférieur, toute activité sexuelle cessa sur la terre. Papsukkal, le dieu-messager, rapporta la situation au roi des dieux, Ea. Celui-ci créa un eunuque appelé Asu-shu-Namir et l’envoya vers Ereshkigal, en lui demandant d’invoquer contre elle « le nom des grands dieux » et de lui réclamer le sac contenant


Le voile « païen ou profane »

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Artemis Ephesia, héllenique tardif env. 100 av. J.-C. Seite 102, Werbung für die Götter, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

l’eau de la vie. Ereshkigal fut prise d’une rage folle en entendant ce qu’on lui demandait, mais elle ne pouvait que céder. Asu-shu-Namir aspergea Ishtar de cette eau, ce qui la ramena à la vie. Ishtar refit alors le chemin inverse en passant par les sept portes, (sans Tammouz puisqu’il doit être sacrifié à sa place, elle par contre doit être réhabilitée en tant que déesse dans la sphère au-dessus de la terre) en recevant une pièce de vêtements à chaque porte, et elle était entièrement habillée quand elle franchit la dernière porte.8 Buste d’Ashera, Judée 750-620 av. J.-C. Eternel féminin, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Pourquoi la danse des sept voiles ? Le culte d’Ishtar peut être défini comme un culte ésotérique à mystères promettant à ses dévots un salut par transcendance et une vie éternelle. Ce culte que l’on peut appeler un culte extatique tient caché son essence par le voile de ses symboles, ses métaphores et énigmes non expliquées aux gens exotériques. Le mythe de la Descente aux Enfers

8 http://fr.wikipedia.org/wiki/Danse_des_sept_voiles, mars 2012

est le pilier doctrinal du culte du Salut. Le rôle rédempteur du roi est exprimé par l’image du berger-roi, Tammouz, livré comme un substitut d’Ishtar aux Enfers, c’est-à-dire le monde matériel. Le symbole central du culte est l’Arbre sacré reliant le Ciel et la Terre, qui contient la clef secrète pour l’aventure psychique de l’Homme Parfait (matérialisé dans le roi humain Tammouz) et ainsi pour la vie éternelle. D’autres symboles importants sont la Ziggourat à sept étages, L’Arc-en-ciel, la Lune, pleine, déclinante ou croissante, l’Etoile à huit branches, la Vache sauvage à cornes, le Cerf, le Lion, la Prostituée, la Grenade, etc. Tous ces différents symboles servent à visualiser les aspects doctrinaux fondamentaux du culte et tout en véhiculant un code secret, ils veulent encourager la méditation dominant ainsi l’imagerie et la réflexion des fidèles.


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

« païen ou profane »

L’allégorie des habits Les « habits » et les « parures » d’Ishtar qu’elle doit laisser au fur et à mesure qu’elle avance dans sa descente sont à comprendre en référence à l’âme humaine comme une allégorie des pouvoirs divins ou vertus dont la présence ou l’absence dans l’âme résulte en salut ou en perdition. Chaque habit ou parure a une valeur symbolique dans le culte. En les remettant un après l’autre, elle se voile de ses mystères et de son pouvoir divin et avec le septième symbole ou voile, elle est rétablie dans son statut de déesse du Ciel.

Religion grecque antique (entre 700 et 600 av. J.-C.) Nous avons vu plus haut que Homère raconte que les mystères d’Eleusis adorent Déméter comme la « maîtresse du voile brillant ». Dans la mythologie grecque Déméter qui dérive de la « terre-mère » ou « la Mère de la Terre » est la déesse de la végétation. Les mystères d’Eleusis font partie d’un culte à mystères, de nature ésotérique (dans la religion grecque antique) effectué dans le temple de Déméter à Eleusis (à 20 km au sud-ouest d’Athènes). Ils sont consacrés à

9 Source : Thomas Staubli Werbung für die Götter, Musée Bible+Orient, p. 91-97

Déméter et sa fille Perséphone. Certaines représentations la montrent la tête couverte d’un voile. Une autre des nombreuses déesses grecques peut être nommée ici, c’est Artémis d’Ephèse. Elle a une longue histoire, dès 2000 ans av. J.-C. on peut dater le lieu d’origine de la déesse d’Ephèse. Elle est issue de la tradition archaïque des déesses orientales, déesses des « branches » ou de « l’arbre », représentées sur un scarabée (petite amulette) avec de grandes oreilles en tant que celles qui « enten­ dent ». Elle est la plus importante des déesses des parturientes. Le temple à son honneur érigé en 560 av. J.-C. à Ephèse est vu comme un miracle mondial et attire beaucoup de personnes de près et de loin. Artémis est représentée avec différents ornements sur la tête dont l’un le « nimbus » qui est un habit monté par-dessus de la tête et décoré avec des motifs d’animaux. On suppose qu’il s’agit de l’habit de la déesse se dévoilant connue en Syrie et en Anatolie9. Les testicules de taureau en-dessous


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Atemis d’Ephèse déesse de la fécondité et des parturientes Gravure du XVIIIe siècle

de sa ceinture sont une particularité d’Artémis d’Ephèse. Pour son culte, on offrait des taureaux, leurs testicules devaient augmenter la fécondité. Les copistes romains ne comprenaient plus ce symbole et ont représenté cette déesse ayant le corps tout couvert de mamelles ; elle devient ainsi une déesse-mère nourricière. Dans la Grèce antique, le voile fait également partie de l’habillement des femmes mariées de la société du niveau supérieur.

Royaume de Juda (au Proche Orient ancien de 931-587 av. J.-C.) Ashéra Elle est une déesse qui semble avoir été liée au culte de Yahvé 600 av. J.-C. Elle est probablement vénérée comme son épouse. « Son image se singularise par la fière présentation de ses seins. Les différents aspects du sein (nourriture, enfance, érotisme,

10 Othmar Keel L’Eternel féminin p. 42 Musée Bible+Orient

rédemption) sont présents dans l’ancien Israël »10. Les ostraca (assiettes qui servent à y inscrire des événements) de Kuntillet 'Ajrud datant du VIIIe siècle av. J.-C., dans le désert du Sinaï, portent ainsi l’inscription « Je vous ai bénis par YHWH de Samarie (ou notre gardien) et Son Asherah ». On trouve aussi la mention « YHWH et son Ashéra » sur une inscription datant de la monarchie tardive (vers -600) dans la région de la Shefelah (royaume de Juda). Le Pentateuque en parle quatre fois comme des idoles à détruire. Et le roi Josias par sa réforme religieuse, vers -622, « ordonna [...] de retirer du sanctuaire de Yahvé tous les objets de culte qui avaient été faits pour Baal, pour Ashera et pour toute l’armée du ciel [...]. Il supprima les faux prêtres que les rois de Juda avaient installés et qui sacrifiaient [...] à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute l’armée du ciel. [...] Il démolit la demeure des prostituées sacrées, qui était dans le temple de Yahvé [...] ».


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

« païen ou profane »

Longtemps les habitants et habitantes de Jérusalem se lamentèrent : « Mais depuis que nous avons cessé d’offrir de l’encens à la reine du ciel et de lui faire des libations, nous avons manqué de tout et nous avons été diminués pas l’épée et par la famine… »11

La Rome antique (dès le VIIe siècle av. J.-C- au Ve siècle) Le symbole du voile est étroitement associé au mariage : le verbe nubere signifie « voiler » et « se marier ». Son synonyme dans l’expression française ne perdure plus que dans le vocabulaire monastique, « prendre le voile ». Nupta, littéralement « voilée » signifie « épouse », nuptiae, « mariage » a donné en français noces et peut se comprendre comme le « voilement ». La nubilité est proprement la capacité à prendre le voile, à se marier. Les mariées romaines portaient un voile de couleur rouge-orange, appelé flammeum.

11 Jérémie 44, 18, source L’Eternel féminin (p. 54) 12 Copyright © Mythologica.fr 2001-2010

Vestale Une vestale (en latin virgo vestalis) est une prêtresse de la Rome antique dédiée à Vesta, divinité italique dont le culte est probablement originaire de Lavinium et qui est ensuite assimilée à la déesse grecque Hestia. Le nombre des vestales en exercice varie de quatre à sept. Choisies entre 6 et 10 ans, elles accomplissent un sacerdoce de trente ans durant lequel elles veillent sur le foyer public du temple de Vesta situé dans le Forum romain. Durant leur sacerdoce, elles sont vouées à la chasteté, symbole de la pureté du feu. Le soin principal des vestales est de garder et d’entretenir le feu sacré nuit et jour; outre la garde du feu sacré, les Vestales sont tenues de faire des offrandes et des prières le jour comme la nuit.12


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Dédicace d’une nouvelle Vierge Vestale Début 18e Alessandro Marchesini

Les deesses et femmes dirigeantes issues du matriarcat de l’Arabie preislamique Avant l’islam, l’Arabie était une mosaïque de peuples et de civilisations, mêlant les influences culturelles les plus diverses. Il y a peu de précisions sur l’Arabie préislamique, mais il s’est avéré que le matriarcat subsistait encore partiellement lors des invasions patriarcales.

Chameau monté par Al-Lat et Al-Uzza, période romaine 100-200 ap. J.-C. Eternel féminin, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Matriarcat signifie le pouvoir familial maternel (matria potestas), subordonnant le pouvoir politique masculin (droit de veto de la matriarche élue par son clan matrilinéaire), et garanti par la filiation maternelle. Ne pas confondre avec le pouvoir politique des femmes (gynarchie). Puisqu’il n’y a ni père ni mari, l’éducation de l’enfant est assurée par la collectivité du clan matrilinéaire, dont les oncles maternels.

On peut ajouter ici que les dieux nés d’une vierge sont des cultes typiques du matriarcat (donc cette société sans père, ni mari, mais pas sans oncles) : vierge étant synonyme de non-mariée, et un enfant né d’une vierge étant un enfant sans père. La reine de Saba Saba ou Sheba est un royaume légendaire qui aurait existé entre le Yémen et l’Ethiopie vers le XIIIe siècle av. J.-C. et dirigé par une grande reine. Elle a différents noms selon les traditions (Makéda, Ethiopie ; Balqama, Yémen ou Balqis/Bilqis dans l’islam – du grec ancien pallax ou pallakis : concubine ; Reine du Midi, Bible ; Cassiopée, en l’associant à la mythologie grec). Elle est décrite comme une femme sublime, d’une profonde sagesse et d’une haute intelligence ou alors comme une magicienne tentatrice (selon les sources à vision matriarcale ou patriarcale).


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

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Les trois déesses de l’Arabie Le patriarcat s’est installé progressivement par la guerre à partir de 3761 av. J.-C. (calendrier hébraïque). Les anciens panthéons matriarcaux (déesses-mères) sont conquis et assimilés par les nouveaux dieux patriarcaux originaires du Moyen Orient. Il a dû en être de même des divinités matriarcales arabes (Manat, Al-Uzza, Allat) patriarcalisées avec l’arrivée des nouveaux dieux conquérants (Hubal/Baal). Tout comme les grecs patriarcaux avaient assimilé les anciennes divinités matriarcales (Héra, Artémis, Hécate…), en laissant survivre de nombreux cultes matriarcaux (Mystères d’Euleusis, Artémis d’Ephèse…), les Arabes païens ont dû en faire de même. Les déesses Al-Uzza, Al-Lat et Manat forment une trinité dans l’Arabie pré-islamique. Leur culte est largement répandu : des Nabatéens (en arabe nabat signifie né d’un adultère) de Pétra dans le Nord, aux royaumes légendaires de l’Arabie Heureuse dans le Sud, y compris Saba jusque dans l’Est, en Iran et à Palmyre. Les trois sont vénérées sous forme de pierres aniconiques (non figuratives) non taillées, que l’on appelle des bétyles. C’est une pratique polythéiste classique de l’antiquité. Parmi leurs représentations variées, on trouve également du figuratif, en particulier des reliefs, parfois la

tête recouverte d’un voile. Elles sont alors des déesses très populaires du temps de Mohamed. Pour plusieurs ethnies Al-Lāt, Manat et Uzza sont comprises comme les filles d’Allah et intermédiaires entre Dieu et les hommes pour obtenir ses bénédictions. Elles semblent avoir été les trois divinités objets du culte le plus intense. Ces trois déesses sont citées dans le Coran dans la sourate L’étoile (sourate 53: 19-20), croyant que Mohamed recommandait à son peuple d’adorer ces trois divinités. Il est dit dans le Livre des idoles de Hicham ibn al-Kalbi que les Arabes les considéraient comme les « filles du dieu » (Allah dans le texte) et que selon qui Banū 'Attāb ibn Mālik du clan des Thaqīf en avait la charge et lui avait fait construire un édifice. On peut alors supposer que ce dieu était Houbal, divinité principale de la Kaaba. Manat serait l’aînée des trois « filles du dieu », elle était vénérée par tous les Arabes, y compris la tribu des Quraysh. Son temple fut détruit et brûlé, il s’agissait


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Ishtar (tampon dessin) Benni Mosimann, Bible+Orient Museum, Fribourg

d’éliminer les idoles comme cela fut le cas déjà dans les religions monothéistes antérieures.

La main de Fatima 1001 amulett, Benni Mosimann, Bible+Orient Museum, Fribourg

Kamsa – la main de Fatima – la main de Myriam Al-Lat possèderait une main célèbre, que beaucoup de gens du Moyen Orient portent aujourd’hui comme talisman porte-bonheur, sans savoir que c’est la main de leur ancienne déesse : la déesse Al-Lat pour les musulmans, et la déesse Elat pour les juifs. La main est utilisée dans les deux peuples. Elle est appelée « main de Fatima » chez les musulmans. Les juifs l’appellent la « main de Myriam ». Elle signifie la main protectrice pour chasser le mauvais œil. Fatima serait un autre nom pour Al-Lat. On l’appelle aussi Créatrice, la Source du Soleil et de l’Arbre du Paradis, l’Arbre de Vie. On dit que Fatima a existé dès le début du monde matériel. Mohamed a appelé sa propre fille Fatima.13

13 Source  : article MatriarcatArabe pré-islamique

Une reine juive exemplaire Esther Le nom d’Esther veut dire « la cachée » (ou le voilement). Elle cache au roi le peuple dont elle est originaire. Elle se voile ainsi une première fois et par la suite une deuxième fois en jeûnant pour sauver son peuple. Elle se voile pour être revêtue de l’esprit de sainteté: il s’agit ici d’un voilement, où ce qui est voilé voile encore autre chose, ou comme le dit le Psaume 45 : « Tout l’honneur de la fille du roi est dans son intérieur ». Le Livre ou le Rouleau d’Esther est le vingt-etunième Livre de la Bible hébraïque. Il fait partie des Livres historiques du Premier Testament selon la tradition chrétienne. Il rapporte une série d’évènements se déroulant sur plusieurs années : une Juive accède au trône de l’empire persan, le plus puissant de son temps.


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Le voile « païen ou profane »

Le voile

« païen ou profane »

Sous son règne, la population juive est menacée d’extermination par le décret du grand vizir Haman, mais en est sauvée par l’entremise d’Esther et de son oncle Mardochée. Une fête appelée Pourim est instaurée par les Juifs afin de commémorer annuellement ce miracle. Comme c’est souvent le cas, ce récit a ses racines dans une ancienne histoire babylonienne et rappelle la victoire de Mardouk et Ishtar, dieux babyloniens de la lumière, sur Ouman et Mashti, divinités élamites de l’obscurité (c’est un peuple conquis par les Babyloniens). Esther représente donc la lumière qui peut vaincre ce qui menace. Elle incarne la féminité. On peut lire dans le livre d’Esther: « Et Esther plaisait à tous ceux qui la voyaient ». Non seulement la beauté d’Esther est admirable, mais de plus, chacun trouve chez elle une résonance à laquelle il peut s’identifier. Elle peut rayonner sur toute humanité.

14 Article de Pierre Centlivres A seconde Vue p. 300

D’autres voilements païens ou profanes Les Bouddhas de Bamiyan (Afghanistan)14 Ils se présentent sans visage : leur partie supérieure, le front, les yeux, le nez, manquent. On pensait longtemps que leurs faces avaient été mutilées par des colonisateurs iconoclastes. Suite à des observations soigneuses de l’archéologue Zemaryalaï Tarci, leur face « a été taillée avec soin et ramenée en un plan vertical. Une rigole est aménagée dans l’angle formé par ce pan vertical et la plateforme qui surplombe la bouche ». On suppose qu’ils n’auraient jamais eu de visage mais qu’ils auraient porté d’énormes masques en bois peint, qu’on changeait selon l’occasion. « Mais derrière le masque, il y avait le vide qui renvoie au-delà de l’apparence au corps mystique de Bouddha. Cérémonie et masque représentaient donc un compromis entre une figure anthropomorphe


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Déesse se dévoilant, Syrie du Nord, 1750-1650 av. J.-C., Sceau-cylindre, Hématite Eva – Mutter alles Lebendigen, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

exprimant, selon un code formel, les mérites et les valeurs inhérents au Bouddha, et l’immatérialité de ces mêmes valeurs. Le regard masqué des Bouddhas suggérait la présence spirituelle du prototype. »15 Selon la doctrine des influents à Bamiyan « l’être sans visage était devenu un être à la puissance illimitée ».

Femme sculptée en ivoire, Syrie du Nord, IX-VIII s. av. J.-C. Eva – Mutter alles Lebendigen, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

Une autre histoire de masque (citée par Pierre et Micheline Centlivres)16 Jorge Luis Borgès réécrit une ancienne histoire dans l’Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité dont le héro se prétend l’incarnation de Dieu. Il tient son visage constamment couvert « pour ne pas éblouir les yeux des mortels par l’éclat de la divinité demeurant en lui ». Mais il s’avère que ce faux prophète cache sous son visage voilé une face défigurée par la lèpre…

Le masque du carnaval17 – « Voilé je fais peur à l’hiver » ! Au Moyen-Age, l’Eglise a christianisé le calendrier. On a récupéré alors les fêtes païennes et on les a rebaptisés. « Carne Levare Levamen », c’était en février, la période où l’on mangeait pour la dernière fois de la cuisine grasse (jusqu’au Mardi Gras), avant d’entrer en quarantaine, la « quadra­ gesima », le mot qui a donné « quaresimo » puis « carême », les quarante jours où l’on mangeait maigre jusqu’à Pâques. L’idée de cette fête pour l’Eglise des premiers siècles était la préparation à la fête de Pâques. Le Carnaval permettait aux gens de vivre des réjouissances issues des anciennes fêtes de l’hiver. Pour les Anciens, l’année débutait non en janvier, mais en mars. Le mois de mars était donc le premier mois de l’année, celui du renouveau de la nature et du réveil de la terre.

15 Ibid p. 302 16 Ibid p. 303 17 http://tecfa.unige.ch/tecfa/teaching/UVLibre/0001/bin59/scarna.htm (13-5-12)


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« païen ou profane »

Or, avant toute nouvelle création, le monde doit retourner au chaos primordial pour se ressourcer. Ce chaos était représenté par le Carnaval, au cours duquel un pauvre d’esprit était élu roi et revêtait des ornements royaux. Un âne était revêtu des vêtements épiscopaux et officiait à l’autel. Or, l’âne symbolise notamment « satan », c’est-àdire l’inverse de l’ordre assuré par l’Eglise. Au cours des fêtes du Carnaval, toutes les individualités disparaissent sous les masques et le maquillage, permettant ainsi la confusion qui symbolise le chaos.

La fonction du Carnaval Le Carnaval est une survivance des Bacchanales, Lupercales, Saturnales romaines, des fêtes grecques en honneur de Dionysos, des fêtes d’Isis en Egypte ou des Sorts chez les Hébreux. Ces fêtes se rattachaient aux traditions religieuses de la plus haute Antiquité. Pendant quelques jours, les esclaves devenaient les maîtres, les maîtres prenaient la place des esclaves, les servaient à table par exemple : devenait permis ce qui était habituellement interdit. Comme toute fête au sens plein du terme, le Carnaval est la négation du quotidien. Symbole même de la fête populaire, il instaure un temps pendant lequel il est possible de s’affranchir des règles et des contraintes du quotidien. Ainsi, il permet d’outrepasser les règles morales et sociales ce qui fait qu’il vaut mieux se voiler la face.


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Festons aux masques, feuilles et fruits Détail d’une mosaïque romaine. Napples no 9994 Provenance : maison du Faune, Pompéi (VI,12,2), Marie-Lan Nguyen (2011)

Masque de théâtre représentant un paysan. Terre cuite provenant de Boétie Fabriqué à Tanagra, début du IIIe siècle av. J.-C. MNB 506 Musée du Louvre, photo : Jastrow (2005)

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« religieux » Introduction

Dans la Bible hebraique, hébraïque il il est est dit dit que « Moise « Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu »1.

Q

uant à Mohamed, la tradition islamique raconte qu’il a crié en sentant Dieu se rapprocher : « Voilez-moi ! », et c’est pourquoi on l’appelle parfois également « l’homme voilé » (dû l-himar). Dans deux sourates du Coran, il est interpellé de cette manière : (73,1) « O, toi, l’enveloppé » ou (74,1) « O, toi, (Muhammad) ! Le revêtu d’un manteau ! » S’il est représenté sur un tableau ce qui est rare, il l’est généralement avec la face cachée. Ce sont des signes de respect devant Dieu, ils peuvent être autant symbole religieux qu’identitaire. En revanche la prise de voile des religieuses dans le christianisme devient le symbole de noces mystiques avec Dieu et signe leur entrée dans le clergé régulier. Le voile des religieuses peut également être, selon l’interprétation des différents ordres, le signe du baptême. Et qu’en est-il de la tonsure des moines ? Du voile des hommes ? De la kippah ? Quel est leur lien au religieux ?

1 Exode 3,6

Le voile en tant que signe religieux Historiquement le voile est bien plus ancien que celui qui est aujourd’hui attribué en général en tant que signe religieux à l’islam. Dans la controverse actuelle, la tradition du voile dans le christianisme (son histoire est largement développée dans le Voile «patriarcal ») est souvent passée sous silence. Les ressemblances malgré toutes les différences témoig­ nent des influences entre civilisations de toute la région méditerranéenne et du Proche Orient. L’ordre vestimentaire de ne pas sortir sans se couvrir la tête a été suivi comme une loi non-écrite jusqu’au milieu du dernier siècle. Avons-nous oublié que le christianisme était la seule religion qui a instauré une règle à propos du voile ? Et qu’il y a encore bien des pays en Europe où il est demandé aux femmes de se couvrir la tête avant d’entrer dans une église ? Se voiler peut donc revêtir – en dehors du sens de respecta-


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Moïse et le buisson ardent Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669)

bilité (voir le chapitre Voile « patriarcal ») – un sens spirituel et symbolique2. Comme en témoigne par exemple, le voile d’initiation qui enveloppe la fiancée. Ce voile avait toutefois davantage le sens symbolique de séparation, une symbolique d’ailleurs reprise par les latins et les juifs et conservée souvent jusqu’à nos jours. Dans la Rome antique, on distinguait le voile féminin traditionnel du voile religieux. Dans le chapitre du Voile « païen », on peut voir que plusieurs déesses grecques et romaines sont représentées voilées et le voile apparaît comme un objet essentiel dans les rites de sacrifice, autant chez les hommes que chez les femmes. D’après R. Lambin, les personnes se voilaient pour offrir le sacrifice dans l’intention de « signifier leur humilité, éviter d’entendre les paroles de mauvaise augure et de signifier l’âme cachée dans le corps ». Ces significations sont reprises largement dans le judaïsme, le christianisme et l’islam3.

MoIse dans la tradition biblique Un appel de Dieu En gardant les troupeaux de son beau-père, Moïse vécut une aventure singulière, que la Bible décrit comme une vocation : Dieu l’appelle de l’intérieur d’un buisson qui brûle sans se consumer, ce qui avait attiré son attention. Au milieu de la paix et du repos qui emplissent le désert survient soudain l’illumination. Ce buisson qui éclaire Moïse est en même temps révélation. Moïse comprend que cette lumière est la manifestation de l’être transcendant, l’être véritable. Pour s’en approcher, Moïse doit ôter ses sandales ou comme il est dit dans Grégoire de Nysse « les peaux mortes de ses pieds »4. Pour connaître l’être véritable il faut selon Grégoire « dépouiller les pieds de l’âme du revêtement terrestre des peaux mortes dont notre nature a été revêtue aux origines lorsque nous fûmes mis à nu pour avoir désobéi au commandement divin ».

2 Voir d’autres rites d’initiations tels que ceux des prêtresses romaines ou des vestales dans le chapitre Voile patriarcal. 3 Article : Que dévoile le voile, www.clinique-transculturelle.org (mai 2012) de Gaëlle Benhayoun 4 La figure de Moïse, article d’Eric Junod sur Moïse et l’exemple de la perfection selon Grégoire de Nyssé


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L’être humain est soumis à la corruption lorsqu’il se défait du lien fusionnel avec Dieu et ne peut pas connaître Dieu qui est incorruptible. « Toutefois la relation d’origine entre l’être humain et Dieu, la corruption, n’est pas totale. Elle est semblable à un vêtement qui recouvre l’être humain, mais qui cependant n’a pas détruit cette image de Dieu que Dieu a placée dans chacun. Il appartient donc à l’être humain de se dépouiller de cette tunique corruptible qui le retient vers le bas. La condition première de la connaissance de Dieu c’est la séparation d’avec le mal, le détachement d’avec tout ce qui est corruptible. »5 Moïse une fois dépouillé de ses peaux mortes est face à toute une série de miracles sur sa marche. Après son ascension sur la montagne où il pénètre dans la nuée qui auparavant lui a montré le chemin pour guider son peuple, il en ressort luimême reflétant sur son visage une lumière inaccessible. Moïse a pénétré dans l’incompréhensible de Dieu et éprouve lui-même l’inconnaissable de Dieu. Cette révélation va contrairement à ce qu’on pourrait penser augmenter son désir de Dieu et il atteint ainsi la connaissance ineffable de Dieu. Grégoire le dit ainsi : « voir Dieu ce n’est jamais trouver de satiété à ce désir ».

5 Ibid p. 91-92

On pourrait dire à la suite à ce développement que ce qui voile l’humain est la corruptibilité et pour que Moïse puisse se dépouiller de son voilement, il doit pénétrer dans la nuée – dans une sorte de brouillard, donc un double voilement pour accéder au dévoilement, à la connaissance, à la lumière. Un cheminement qui illustre si bien notre thématique du « Voile et dévoilement ».

Le voile dans le judaIsme La tradition du voile féminin est plutôt restée une coutume dans le judaïsme. Il n’y a pas de prescription fondamentalement théologique. Les écrits bibliques ou talmudiques le mentionnent sans homogénéité théorique. Dans la Bible hébraïque, on trouve certains passages faisant référence au voilement des femmes.


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Jacob argumente avec Laban Hendrick Jansz. Ter Brugghen, ou Terbrugghen (1588-1629), peintre néerlandais

Jacob et Rachel On peut citer l’exemple de Jacob qui devait se marier avec Rachel, sa bien-aimée, mais le voile permettait au père Laban de tromper Jacob. Il a voilé sa fille aînée Léa pour l’emmener à Jacob à la place de Rachel, puisqu’une loi voulait que l’aînée se marie la première. Jacob dit à Laban le matin ayant découvert la tromperie : « Que m’as-tu fait là ? Ne t’ai-je pas servi pour Rachel ? Pourquoi m’as-tu trompé ? »6 Isaac et Rebecca Rebecca se couvre devant Isaac : en se promenant le soir dans sa campagne pour méditer, Isaac voit des chameaux. Rebecca assise sur un des chameaux voit Isaac. Elle saute à bas du chameau et demande au serviteur d’Isaac qui l’a choisie et conduite du pays d’origine d’Abraham dans le pays d’Isaac pour devenir sa femme: « Quel est cet homme-là, qui vient dans la campagne à notre ren-

6 Genèse 29, 23-25 7 Genèse 24, 64 et 65

contre ? » le serviteur répond : « C’est mon maître » : alors elle prend son voile et se couvre. »7 Cantique des Cantiques (4,1 ; on situe ces poèmes soit au Ve siècle av. J.-C. à la période perse ou alors pour d’autres segments à la période hellénistique IIIe siècle av. J.-C., ou encore certains éléments sont attribués à Salomon 970 à 931 av. J.-C.) « Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes à travers ton voile, Ta chevelure est comme un troupeau de chèvres Dégringolant du mont Galaad… » On présente la fiancée voilée à son mari et elle se dévoile dans la chambre nuptiale. Le voile ici introduira non seulement une coutume ancienne mais également sa valeur séductrice en lien avec le jeu du voilement et du dévoilement.


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En hébreux, le mot pour fiancée signifie la voilée. Quand le fiancé lève le voile de sa bien-aimée, il dénude symboliquement sa chasteté. En d’autres mots : il s’unit à elle sexuellement au moment de lever le voile. Dans ce sens, le récit de Rebecca la décrit comme suit : « …elle était vierge et nul homme ne l’avait connue ».8 Ce n’est pas sur les textes bibliques que s’appuie, dans les premiers siècles avant notre ère, l’obligation faite aux femmes juives de se couvrir la tête. Seul un passage est cité dans Nombres 5, 18 suite à un probable adultère commis par la femme: « Le prêtre fera comparaître la femme devant le Seigneur et la décoiffera… ». Pour un certain nombre de rabbins, ce passage est interprété plus tard et signifie que les cheveux de la femme ne sont pas défaits mais découverts. D’autres interprétations proposent que les cheveux de la femme sont défaits en signe de pénitence, tel un geste de deuil. « Les écrits de la morale juive élaborent un code de conduite vestimentaire pour les femmes, reprenant les traditions locales de différents pays où la diaspora s’est établie. On retrouve dans le Talmud (les premiers écrits – auparavant l’enseignement se fait par oralement – datant du IIe siècle av. J.-C.) l’interdiction pour les femmes de garder la tête nue : « Les hommes ont parfois la tête couverte,

8 Genèse 24, 16b

parfois la tête nue ; les femmes l’ont toujours couverte, les enfants toujours nue ». Les talmudistes sont clairs : la jeune fille peut garder la chevelure apparente, mais une fois mariée, elle se doit de se voiler, par respect envers son mari, dans l’idée de ne pas susciter le désir chez d’autres que lui ». Comme le dit justement Gaëlle Benhayoun : « L’originalité juive, et surtout biblique, tient dans la conscience qu’une femme couverte est avant tout un fait social ». Dieu et la sexualité dans le judaïsme Le Dieu Yahvé chez les juifs n’est pas un modèle pour la sexualité humaine ; dans les rituels, on sépare rigoureusement ce qui relève de l’ordre sexuel et ce qui s’apparente au sacré. Les lois cérémonielles de la pureté ont la fonction d’assurer dans la religion juive la différenciation entre l’éternité divine et la mortalité humaine. Avec la différence sexuelle de l’humain, la différence entre


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Ste Thérèse d’Avila couvrant de son manteau une communauté de carmélites XVIIe siècle. Juan de la Miseria Couvent de Sainte Thérèse d’Avila

Sœur cistecienne, Norvège Elisabeth Reichen-Amsler, 2012

l’homme et Dieu est accentuée. Pour la circoncision, cette incomplétude et cette vulnérabilité de l’homme est inscrite symboliquement dans le corps masculin pendant que les lois de niddah (niddah= éteint, mais vient du mot « nadad » = se distancer, séparer, les lois de pureté familiale, Hannah Rockmann) se réfèrent au sang de la femme (menstruation et naissance) pour révéler la particularité de la féminité. Les rituels de purification sont parfois interprétés comme des prescriptions et perçus en tant qu’infériorisation du corps féminin pendant la menstruation et la naissance. Vu la place que le judaïsme accorde à la procréation, étant le plus haut bien, il est pourtant insensé de l’interpréter de cette manière. Le judaïsme connaît treize synonymes pour la pureté et pour l’impureté, six se référant à la sexualité et d’autres aux mets ou d’autres circonstances. Un homme marié doit vivre dans le rythme des lois de la niddah de sa femme. Un rabbin est ainsi

introduit aux plus intimes fonctions du corps de la femme. Ce qui fait dire à Susannah Heschel : « Les lois de niddah font du vagin un signe transcendantal de l’identité du genre et du statut juifs ».

Dans le christianisme Le christianisme n’introduit pas seulement le voilement de la femme mariée mais aussi le voilement de la tête et du visage des vierges pour démontrer ainsi leur renoncement à la sexualité9 et la reproduction sans que l’on puisse faire disparaître entièrement les autres significations. Tertullien écrit en 216 après J.-C. dans son texte De virginibus velandis de protéger la chasteté des jeunes femmes vierges avec un voile: « … car tu t’es mariée avec le Christ, à lui tu as donné ton corps ».

9 Christina von Braun et Bettina Mathes Verschleierte Wirklichkeit, p. 57/58


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« Du voile des vierges ». Tertullien de Carthage (160-222) écrivain de langue latine issu d’une famille berbère romanisée et païenne10. Citons ce texte un peu long mais qui vaut bien la peine d’être lu : « Nous sommes scandalisées, disent les filles mondaines, de ce que d’autres marchent voilées; et elles aiment mieux s’en scandaliser que de les imiter. Le scandale, si je ne me trompe, n’est pas l’exemple d’une bonne chose, mais d’une mauvaise qui porte au péché. Les bonnes choses ne scandalisent que les esprits pervers. S’il est vrai que la modestie, la pudeur, le mépris de la gloire, le désir de plaire à Dieu soient des choses bonnes, tous ceux qui se scandalisent d’un tel bien reconnaissent que le mal est en eux. (…) Toute vierge qui se montre subit une sorte de prostitution. Toutefois, souffrir violence dans sa chair est quelque chose de moins, parce que la faiblesse n’a pu la repousser. Mais si c’est l’esprit lui-même qui est violé dans la vierge, par la disparition du voile, elle a appris à perdre ce qu’il protégeait. O mains sacrilèges, qui ont pu arracher un vêtement consacré au Seigneur ! Qu’aurait fait de plus un persécuteur, s’il avait su que le voile est le témoignage de la vierge ? Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ;

elle est devenue différente d’elle-même. VII. Passons maintenant aux motifs pour lesquels l’Apôtre enseigne que la femme doit être voilée. Examinons s’ils convien­ nent aussi aux vierges, afin que si les mêmes motifs de se voiler la tête se rencontrent chez les unes et les autres, il soit indubitable que la communauté du nom s’applique également aux vierges. Si « l’homme est le chef de la femme », il l’est aussi de la vierge, ce qu’était la femme avant son mariage, à moins que peut-être la vierge ne forme une troisième espèce à part, ayant son chef à elle. « S’il est honteux à une femme d’avoir les cheveux coupés ou rasés », il ne l’est pas moins à une vierge. Au siècle antagoniste de Dieu, d’examiner s’il est honorable à une fille d’avoir les cheveux coupés, de même que la chose est permise au jeune homme. Puis donc qu’il ne convient pas plus à la vierge qu’à la femme d’avoir les cheveux coupés ou rasés, il lui convient également d’avoir la tête couverte. « Si la femme est la gloire de l’homme », à combien plus forte raison la vierge qui est à elle-même sa

10 Traduit par E.-A. de Genoude, la première partie de ce texte est citée dans le chapitre Voile « patriarcal ».


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Saint Éloi et les fiancés Petrus Christus, 1449 Galego : P. Christus, S. Eloi no seu obradoiro, 1449, MOMA, New York.

propre gloire! « Si la femme fut formée de l’homme et pour l’homme », cette côte d’Adam fut vierge d’abord. Si « la femme doit porter sur sa tête la marque du pouvoir que l’homme a sur elle », jamais elle ne doit le porter avec plus de justice que quand elle est vierge (…). »

La rencontre de Saint Antoine avec Saint Paul de Thèbes Stefano di Giovanni (1392-1450), env.1445, National Gallery of Art, Washington (D.C.)

Mariages virginaux Au IVe siècle un climat eschatologique et exalté se fait de plus en plus sentir. L’Avènement du Seigneur ne devait-il pas être proche ? Des comportements excessifs et irrationnels comme la vocation du martyre, l’obsession de la virginité, de l’ascèse et la fuite au désert sont manifestés. Beaucoup de jeunes filles choisissent de rester vierges pour ne pas être surprises impures au moment du Jugement Dernier. De nombreux couples pratiquent les mariages virginaux ou apotactiques, (du grec « je renonce ») et deviennent donc des ascètes qui renoncent à tous les biens terrestres.

Apotactiques est le nom d’une secte d’anciens hérétiques, qui pour suivre les conseils évangéliques sur la pauvreté par les exemples des Apôtres et des premiers chrétiens, renonçaient à tous leurs biens et maisons. Ils ne voulaient faire aucune erreur, voici également la raison de leur virginité. De ce mouvement de départ au désert sont nés les premiers monastères dans l’idée de créer le ciel sur terre (« nous devons être comme des anges », Jean Climaque, VIIe Siècle) ou le désir de créer une cité céleste. Le voile des moniales Le mot moine vient du grec monacos, qui veut dire solitaire. Il y a une différence entre le moine et la moniale et les autres religieux : les premiers vivent en retrait du monde pour se consacrer uniquement à la recherche et à la louange de Dieu, tandis que les seconds sont davantage en contact avec la société.


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La coutume chrétienne du voile des vierges consacrées s’inscrit dans la tradition antique de la « velatio capitis » qui marque l’offrande aux dieux d’enfants ou de jeunes filles, l’exemple type étant celui des vestales romaines. On cite souvent saint Paul qui, dans la première lettre aux Corinthiens (11, 2-16), rappelle aux femmes qu’elles doivent participer aux célébrations religieuses en ayant la tête couverte (voire aussi Voile « patriarcal »). Le voile est un élément du vêtement des moniales, c’est à dire des religieuses appartenant à un institut où elles prononcent des vœux solennels ou simples, en raison d’un indult. Le noviciat commence par la vêture qui comprend toujours l’imposition du voile par l’évêque qui coupe également les cheveux. Symboliquement, se couvrir la tête après avoir abandonné sa chevelure est un signe d’humilité et de renoncement à ce qui fait la beauté de la femme, les cheveux. L’un ne va pas sans l’autre. Un grand nombre d’institutions séculiers féminins ne requièrent pas le port du voile à proprement parler, mais celui d’une coiffe. Cette coiffe est souvent proche de celle que portent les veuves contemporaines11.

« Prendre le voile » Dans l’histoire, nombreux sont les exemples de femmes devenues très célèbres qui ont « pris le voile ». Nous citerons seulement deux ici : la première est Héloïse, une jeune femme noble qui tomba amoureuse de son tuteur, le philosophe et théologien Abélard. L’oncle de la jeune femme, opposé au mariage secret, décide de venger l’honneur de sa nièce en émasculant le mari et suite à cela, Héloïse prend le voile à Argenteuil en 1118 et deviendra abbesse. Un autre exemple de femme célèbre est Hildegarde de Bingen (1098-1179, sanctifiée récemment). Née à Bermersheim, près d’Alzey, en Hesse (ses ancêtres étaient barons du lieu), Hildegarde fut confiée, à l’âge de huit ans, aux bénédictines de Disi­bodenberg. A quinze ans, elle reçut le voile des moniales et, à trente-huit ans, fut élue abbesse en 113612.

11 Citation de Bernard Berthod, conservateur du musée d’art religieux de Fourvière Les voiles dévoilés, pudeur, foi, élégance. Colloque de la mode, Université Lumière, Lyon 2. 12 Source : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hildegarde-de-bingen/ mai 2012


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Héloïse prend le voile à Argenteuil Roman de la Rose (14es.)

Hildegard von Bingen empfängt eine göttliche Inspiration Miniatur aus dem Rupertsberger Codex des Liber Scivias

« L’habit fait la moniale » Selon les communautés, les moniales portent deux sortes de voiles. Soit le voile long et traditionnel qui se fixe sur la guimpe avec des épingles, soit le voile plus petit constitué d’un triangle de tissus ajusté de façon à obtenir une pointe au milieu du dos et noué derrière la nuque avec les deux pointes restantes du triangle. L’adoption du voile en pointe est récente pour les moniales (elle s’inscrit dans la volonté d’ouverture voulue par Vatican II, Concile de l’Eglise catholique romaine en 1962-1965). Cela se fait progressivement et amène également une simplification de l’habit monastique. La guimpe est une sorte de cagoule en toile blanche fine, qui recouvre la tête et le cou, ne laissant paraître que le visage (dans un passé récent elle couvrait aussi les épaules). Sur la guimpe, on fixe le voile long avec des épingles. Dans de nombreuses communautés modernes, cet élément vesti-

mentaire disparaît peu à peu. Un large bandeau blanc dissimulant le front va compléter la guimpe13. Dieu et la sexualité dans le christianisme L’union entre Dieu et l’humain sert d’exemple pour l’union des genres : « Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Eglises (…) Mais, comme l’Eglise est soumise au Christ, que les femmes soient soumises en tout à leurs maris. Maris aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise et s’est livré lui-même pour elle (…). C’est ainsi que le mari doit aimer sa femme, comme son propre corps ».14 La non-dissolution du mariage ne peut être plus clairement représentée par l’image de la tête qui se marie avec son propre corps. Le christianisme seul connaît cette image. L’éros vécu dans des relations humaines amène à l’expérience mystique avec Dieu. Ces images d’union sexuelle sont reprises pour la rencontre

13 Source  : www.sainte-liberté.fr/article-31583707.html Moniale et vie monastique féminine, 19 mai 2012 14 Paul aux Ephésiens 5, 23-28


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mystique avec Dieu par exemple chez Maître Eckhart qui interprète les sacrements de l’eucharistie comme la pénétration de Dieu dans l’âme, du Cantique des Cantiques où le « bien-aimé » signifie Dieu et le « je » représente l’âme. « Ensuite, il se révéla peu à peu à elle. S’il s’était révélé à elle d’un seul coup alors qu’elle éprouvait un tel désir, elle serait morte de joie. Si l’âme savait quand Dieu pénètre en elle, elle mourrait de joie, et si elle savait aussi quand il la quitte, elle mourrait de douleur… ».15 Contrairement à cette exaltation, dans la mystique juive l’amour vécu réellement amène à proximité de Dieu.

Le voile de la mariEe Le voile est – comme déjà mentionné – à l’image de la séparation, il donne une limite entre dedans et dehors, entre masculin et féminin. Il est aussi un symbole de la sexualité naissante et de virginité, et depuis que l’hymen a été « inventé » au 11e siècle, le voile symbolisera également l’hymen invisible de la jeune fille vierge. Dans de nombreux pays, la coutume veut que pour signifier que la femme est vierge, elle est enveloppée dans un voile blanc pour le

15 Jean-François Malherbe, Maître Eckhart Souffrir Dieu, cerf 16 Cit. Mémoire de Gaëlle Benhayoun

mariage. Le voile blanc exprime la virginité. Certaines analyses sont allées plus loin dans le symbolisme du voile blanc, il n’est pas seulement hyménal, mais aussi placentaire. L’image placentaire du voile rappelle le lien étroit entre l’enfant et la mère, « le cocon, la plénitude, la peur du non-voilé, c’està-dire celle de se libérer de l’enfance… Le voile représente la membrane problématique qui doit se déchirer mais que l’on veut garder intacte. En ce sens le voile comme symbole s’étend bien au-delà de ses frontières d’objet palpable, il dépasse sa réalité interne. Et l’objet-voile cesse de l’être pour parler un langage symbolique et représenter un autre monde » (cit R. Lambin). Toute cette symbolique du voile dégage de grandes notions clés, vérité et puissance, sexualité et virginité, séparation, limite et différence des sexes qui semblent être au-delà des époques, des lieux et des cultures, une universalité liée par la condition humaine16.


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Le voile « religieux »

La Vallée de la Paix John Everett Millais (1829-1896)

Le voile dans l’islam

Mariage Johanna und Max Photographe privé 1909

« Dans le Coran, seuls deux versets renvoient au voile tel qu’il est souvent porté par les femmes, c’est-à-dire ce châle qui cache les cheveux et le cou. Il s’agit de la sourate 24, « An Nour » (la Lumière), versets 3117 : « Dis aussi aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne faire paraître leurs charmes que ceux qui ne peuvent être cachés, de rabattre leur « voiles » (khimar) sur leurs poitrines, de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs (...). » Il s’agit également de la sourate 33 « Al-Ahzab » (les Coalisés), verset 59 : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de ramener sur elles un pan de leur voile (jilbâb). Elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées. » Comment comprendre ces versets ? Le ton est bien différents

des exhortations de Paul de Tarse, ce sont à la fois des prescriptions coraniques et une attribution aux musulmanes d’un signe distinctif, excluant ainsi du clan les prostituées et les esclaves. « Il s’agit là d’un compromis avec les mœurs de la société de l’époque, et non d’une prescription religieuse à caractère intemporel, pour se protéger des hommes qui les importunaient en les confondant avec des prostituées. » (Cit. L. Babes, le voile démystifié, Paris, Bayard 2004). Aujourd’hui, surtout le mot hijab est retenu (rideau, séparation, voir Voile « patriarcal »). Ce mot apparaît sept fois dans le Coran, mais un seul verset concerne les femmes, celles du Prophète (sourate 33, verset 53) : « quand vous demandez quelque objet aux épouses du Prophète, faites le derrière un voile. Ceci est plus pur pour votre cœur et pour le leur. » (cit. dans le mémoire de Gaëlle Benhayoun).

17 Le Coran, traduction de Régis Blachère, 1999, Pris, PUF, 12e édition.


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Le voile

« religieux »

Les fonctions distinctes du voile On peut en déduire qu’il y a plusieurs fonctions symboliques du voile musulman18. « L’attestation de soumission » devant Dieu et non les hommes, la « séparation » entre hommes et femmes et l’« identification » à certaines valeurs religieuses. Le voile marque ainsi leur spécificité religieuse, culturelle et sexuelle . Il peut être la « contestation » d’une certaine perception occidentale de la culture musulmane et de la place qui lui est réservée ou l’« instrument de liberté » pour naviguer entre les cultures. La valeur symbolique du voile porté aujourd’hui est devenue bien plus importante que les repères religieux : elle est polysémique, chaque femme qui choisit de le porter lui donne sa signification personnelle. Le trouble originaire de l’homme face à la femme Dans la version islamique de la Création, il est dit que le sexe d’Adam et Eve est séparé d’un voile de lumière. Quand tous deux transgressent l’ordre de Dieu et mangent du fruit interdit, alors le voile se lève et ils découvrent leur nudité d’où la nécessité de se cacher par un vêtement. La Chute du Paradis est racontée en trois temps : le voilement, le dévoilement et le revoilement. Quand Adam

trouve Eve sur son lit, il ne sait pas qui elle est. Elle lui dit qu’elle est son épouse et que Dieu l’a créée pour lui pour que son cœur trouve le repos. Quand Adam est sollicité par les anges de répondre à leurs questions : quel nom elle a et pourquoi elle est créée, il ne peut que dire le nom d’Eve. La symbolique de cette scène parle des différences fondamentales entre les sexes : Adam répond par le savoir nominal et Eve en tant qu’être de lien et de désir. L’interdit, érigé par la suite aurait bien pu naître de ce trouble originaire. On retrouve en effet dans le Coran cette valeur d’interdit dans les rapports entre femmes, hommes et hijâb. Cela semble se confirmer en plaçant dans son contexte la sourate 33, verset 59, déjà indiquée ci-dessus : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de ramener sur elles un pan de leur voile (jilbâb). Elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées ».

18 Nadine Weibel en cite cinq dans son livre : Par-delà le voile, femmes d’islam en Europe, Bruxelles, Editions Complexe, 2000


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Pique-nique scène

On peut dire avec les mots de F. Benslama que « l’interdit du voile trouve sa raison dans la menace la plus grave que fait courir l’extrémité du désir humain sur l’ordre social ». Il s’agirait donc19 « d’un effort des hommes de contenir les femmes dans le « voile » symbolique comme « une seule femme ». « Il y a là une question du rapport entre des hommes et des femmes à la différence fondamentale qui les sépare, cette différence des sexes avec laquelle chacun tente de composer. Masquer la femme sous le voile, c’est à la fois tenter de masquer l’angoissante question du rapport au phallus, tout en l’affichant au grand jour »20. Le voile, en dissimulant le corps de la femme, le rend absent ou mystérieux.

Muhammadi 1584, Persian-miniatures

Le Dieu invisible et le voile des hommes Moïse Nous l’avons vu plus haut dans l’histoire de Moïse que le voilement ou dévoilement signifie le degré de la connaissance de Dieu. Lorsque le judaïsme s’est instauré, il a pris de plus en plus de distance critique face aux autres religions environnantes. Les croyants ont pris conscience qu’on pouvait manipuler chaque image représentant des divinités selon sa volonté, la prendre et la déposer selon son humeur. « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saura me voir et vivre. » En absence d’images-culte, la foi biblique ne se dissout pas dans une non-représentativité. Dieu paraît même bien plus proche de l’être humain « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa » (Gn 1, 27). Et Dieu restera proche de l’humain. La forme biblique du décalogue révèle une foi précise

19 D’après E. Kaluaratchige : Voile et dénuder : retour du féminin à l’école de la République, 2006, Synapse 20 Citation du le mémoire de Gaëlle Benhayoun.


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attachée aux principes de la justice et à la mise en pratique d’un style de vie attentif à l’autre. Cette mise en forme est signifiée par le « tu » dans les Lois : chacun doit se sentir concerné, le destin du peuple et de l’individu seront désormais liés. Il s’agit en effet d’une autre qualité de lien que celui avec une effigie. C’est un lien qui peut se fortifier depuis l’intérieur « Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur… ». La rencontre avec le Dieu invisible transforme, métamorphose, change radicalement la vie, transfigure. Rencontrer Dieu exige un certain détachement, une certaine distance. Ainsi est représenté Moïse en descendant la deuxième fois de la montagne « … il ne savait pas, lui Moïse, que la peau de son visage rayonnait ! »21 Mohamed Les jours s’écoulaient et le Messager d’Allah attendait la suite de la révélation ; c’était alors que Jibril (Gabriel) revint pour la deuxième fois, Jabir ibn 'Abdullah a rapporté à ce sujet qu’il a entendu le Messager d’Allah dire : « Alors que je marchais, j’entendais soudain une voix venant du ciel. Alors, levant les yeux, je vis le même ange qui m’était apparu à (la grotte de) Hira, assis sur une chaise entre le ciel et la terre. Je fus tellement surpris que je retournai (chez

21 Exode 34, 17 22 Coran, Sourate 74 : verset 1-5.

ma famille) et je m’écriai : Enveloppez-moi ! Enveloppez-moi ! et on m’enveloppa. Alors Allah le Très Haut révéla les versets : O, toi (Mohamed) ! Le revêtu d’un manteau ! Lève-toi et avertis. Et de ton Seigneur, célèbre la grandeur. Et tes vêtements, purifie-les. Et de tout péché, écarte-toi (…)22. Mohamed reçoit une révélation similaire comme nous l’avons vu chez Moïse. Il est transfiguré, touché par Dieu. Pour cette raison dans l’art musulman ancien, les représentations visuelles des prophètes et surtout du Prophète sont souvent voilées. Dieu le tout Autre est au-delà de toute compréhension et imagination humaines. Dans la sourate 112 « AlIshan » (le Monothéisme pur), il est dit : « Il est Allah, Unique. Allah, Le Seul à être imploré pour ce que nous désirons. Il n’a jamais engendré, n’a jamais été engendré non plus. Et nul n’est égal à Lui. » Par ailleurs, il n’y a pas d’interdiction explicite d’images dans le Coran, hormis celle de pratiques païennes se référant aux idoles et à la divinisation (Coran V, 92).


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Trois fellahs 1835 Marc Charles Gabriel Gleyre (1806-1874)

Le voile des Touaregs

Touareg www.photos-de-voyage.info

Le voilement masculin de la bouche et/ou du visage est un phénomène occasionnel et circonstancié. Ses différentes variantes, formelles et interprétatives, permettent cependant de mieux comprendre les usages très anciens, imposés ou volontaires, du voile des femmes autour de la Méditerranée ainsi que ceux, plus récents, qui perdurent dans certaines cultures, lectrices scrupuleuses des écrits pauliniens ou du Coran. Le voile des hommes Touaregs connaît des codes précis. La tribu Imouchar appelle son voile tagoulmoust (il faut remarquer que le terme arabe de Tag ou Taj est proche de Tâj désignant la couronne du roi). Les voiles se distinguent par la qualité du tissu, par leur couleur et leur longueur. Il est composé de deux parties, une couvrant le front jusqu’aux yeux et l’autre partie masquant les narines et surtout la bouche. Le voile est mentionné à partir du

VIe siècle, sans doute il ne s’agit pas encore du voile touareg. Dans l’Ouest du Maghreb le voile est signalé dès 975. Des tribus sont décrites portant le voile dès leur enfance afin de masquer la bouche considérée comme une partie aussi honteuse semblable aux parties sexuelles, à cause de ce qui en sort de malodorant. Le voile est comme une peau pour cette raison le Touareg ne le quitte pas. Il ne serait pas non plus reconnu par sa famille et ses amis. Dans les recherches d’origines pré-islamiques du voile, on retrouve une piste chez les prêtres sabéens où le voile avait sa fonction première en rapport avec la bouche comme pour les Imouchars. Le voile était alors chez les uns et les autres comme un écran protecteur contre l’entrée des mauvais esprits et des génies nuisibles dans le corps à travers la bouche. C’est dans cette explication que l’on trouve, semble-t-il, l’origine de la considération de la bouche comme partie honteuse.


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Le voile « religieux »

Le voile

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Beaucoup de légendes ont parcouru le Sahara sur les motifs du voilement des Touaregs. Certaines versions de ces mythes sont d’origine biblique et attribuent le voilement à l’amputation du nez de l’ancêtre des Touareg puni par les anges après qu’il se fut moqué de son père Noé en état d’ivresse.23 L’ironie mauresque renvoie le Touareg à sa descendance de Ham qui contempla la nudité de son père Noé. Que le voile des Touaregs serait tout d’abord hygiénique en les protègent contre le soleil et le sable relève de la méconnaissance du statut des génies hérités de la science talismanique. Le voile est plutôt un écran protecteur d’ordre surnaturel. Il empêche les génies métamorphosés en grain de sable ou contenu dans le vent et l’air l’entrée dans le corps à travers la bouche.24 Et aujourd’hui serait-il devenu un article vestimentaire strictement « propre à un genre » ?

Tonsure25 La tonsure est une pratique adoptée par certaines Églises chrétiennes consistant à raser une partie des cheveux d’un clerc. Signe de renonciation au monde, elle est aussi, avec la prise d’habit et le changement de nom, un élément d’un rituel de mort et de renaissance qui efface les péchés antérieurs. L’origine de la tonsure est incertaine mais elle n’était certainement pas largement connue durant l’Antiquité. Ce rite est peut-être imaginé à partir de la tonsure du jeune enfant, rite initiatique romain qui est progressivement christianisé pour les clercs. • Saint Anicet (2e siècle), 11e pape serait à l’origine de l’institution de la tonsure pour les clercs à qui il défendit de se laisser pousser les cheveux. La longueur des cheveux était, à cette époque, une mode honorifique. La tonsure marquait donc un renoncement aux honneurs et aux frivolités.

23 Genèse 9, 20-25 24 Essai sur les origines des Touaregs : herméneutique culturelle des ... books.google.ch de Jacques Hureiki – 2003 – History – 28 mai 2012 25 Tonsure des moines, Histoire fr.wikipedia.org/wiki/ mai 2012


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Tonsure de moines Fresque

• Il est possible que la tonsure soit également, selon St Thomas D’Aquin, un signe de royauté. La couronne désigne la partie restante de la chevelure et symbolise la victoire spirituelle et la perfection de celui qui la porte. Elle peut éga­ lement rappeler la couronne d’épine qu’a reçue le Christ peu avant sa mort. Sa largeur varie selon le degré atteint dans la hiérarchie de l’Eglise. Elle était portée par les moines et par le clergé séculier, dans les ordres mineurs (petite tonsure) et majeurs (grande tonsure).

Herr Heinrich von der Mure Die Miniaturen der Manesseschen Liederhandschrift

La tonsure pourrait également être une référence à ce qu’aurait subi St-Pierre à Antioche, les habitants lui auraient rasé la tête en haine du nom chrétien. Depuis, la tonsure serait une marque d’honneur. Une autre origine potentielle proviendrait des premiers moines bretons qui auraient mêlé leurs traditions celtiques à certains rites chrétiens. Ainsi, ils auraient mélangé le rite de la tonsure celtique à

celui de la cérémonie de l’entrée dans l’état ecclésiastique. En fin de compte, ce rite s’est institutionnalisé et il est devenu obligatoire en 1031 (concile de Bourges). Cette obligation a été supprimée seulement en 1972 (motu proprio de Paul VI). Jérôme de Stridon, dans sa Lettre à Népotien, l’approuve dans la mesure où elle permet aux clercs de se distinguer des barbares et des soldats ; mais à condition que le crâne ne soit pas entièrement rasé, marque infamante des esclaves à Rome.


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La tonsure est d’abord adoptée par les moines avant de gagner les prêtres au VIe siècle. A partir du VIIe siècle, plusieurs sortes de tonsures entrent en concurrence : • la tonsure orientale, consistant à raser la tête tout entière, réputée fondée sur l’autorité de l’apôtre Paul ; • la tonsure celtique, consistant à raser l’avant du crâne, d’oreille en oreille, en laissant les cheveux longs derrière, réputée fondée sur l’autorité de l’apôtre Jean ; cette tonsure, typiquement irlandaise, venait peut-être des druides dont on sait qu’ils en portaient une. • la tonsure romaine, consistant à raser seulement le haut du crâne, le reste des cheveux formant une couronne, réputée fondée sur l’autorité de l’apôtre Pierre. La Règle de saint Benoît (VIe s.) mentionne la tonsure de manière accessoire, en parlant de ceux qui mentent à Dieu par leur tonsure (ch. 1,7).

Autrefois, la réception de la tonsure marquait l’entrée en religion. Ce petit cercle dégarni de cheveux était tellement synonyme de consécration religieuse qu’il suffisait parfois d’être tonsuré pour se déclarer moine. Il y eut d’ailleurs certains abus, d’où l’expression : l’habit ne fait pas le moine. Le don des cheveux symbole du don de soi Le dépouillement des anciens vêtements et la prise d’habit représentent le passage de l’homme ancien vers l’homme nouveau créé à l’image de Dieu. La tonsure symbolise une vie pure et parfaitement dépouillée qui élève l’intelligence jusqu’à la plus grande perfection, la plus haute conformité divine. Elle marque la mort de tous les désirs charnels. C’est une consécration totale que met en relief le rite de la tonsure. Lors de la cérémonie le prêtre demande : bénis ton serviteur qui est venu t’offrir en prémice la tonsure des cheveux de sa tête, geste symbolique signifiant l’offrande totale de sa vie et de son être.


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Der Jude von Trimberg Süßkind, 1305 et 1340 Codex Manesse

La kippah

Jewish Kippot © Photos8.org

D’où vient la kippah ? Cette coutume est relativement tardive. Elle est mentionnée une première fois au XVIIe/XVIIIe siècle en Pologne26. Une kippah (littéralement : dôme) est le terme hébraïque pour « calotte », appelée aussi en yiddish yarmoulké, ou parfois koppel. La loi juive requiert des hommes de couvrir leur tête en signe de respect et de révérence envers Dieu lorsque l’on prie ou quand on prononce le nom de Dieu en récitant une bénédiction, pendant l’étude et lorsque l’on est dans une synagogue ou une yéchiva (centre d’étude de la Thora et du Talmud). Traditionnellement, les hommes et les garçons juifs portent la kippah à tout moment, en symbole de leur conscience d’une entité « supérieure » et de leur soumission envers elle. Bien que cette pratique soit mentionnée dans le Talmud, il n’est pas fait mention d’une obligation à ce sujet ni dans la

26 Brockhaus Lexikon.

Bible, ni dans le Talmud. Cependant, au fil de l’histoire, le port de la kippah est devenu une coutume juive acceptée par toutes les communautés, ce qui, d’après la majorité des autorités halakhiques (l’institution juive), lui confère désormais un caractère obligatoire. Un Juif ne devrait donc pas marcher, ni même être assis, nu-tête. Même ceux qui ne se couvrent pas la tête en permanence le feront en signe de respect en assistant à des offices religieux comme dans un cimetière, dans une maison en deuil, ou à l’occasion d’un mariage. De nombreux hommes et garçons juifs portent une kippah même lorsqu’ils portent un chapeau. L’idée en est que lorsque le chapeau est enlevé, que ce soit par confort ou par politesse, la tête reste couverte. Bien que la plupart des Juifs ‘hassidiques portent la kippah noire traditionnelle, de nombreux Juifs portent des kippot (le pluriel de kippah) de différentes couleurs et avec divers motifs. Pendant les Fêtes Solennelles, beaucoup portent des kippot


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blanches. Certaines communautés ont confectionné des kippot avec des motifs qui sont de véritables œuvres d’art. Parmi les plus connues, on trouve celles réalisées par les artisans juifs du Yémen et de Géorgie, dont la plupart résident maintenant en Israël27. Cependant, les hommes suivent également par leur couvre-chef la mode ou coutume locale. Au Moyen-Age, le chapeau juif devient obligatoire dans les régions germanophone et de l’Europe de l’Est. Il devait désigner qui était juif. Dans les régions islamiques, on prescrivait aux Juifs le port de turbans jaunes. Lors des mouvements de la Réforme du XIXe siècle autant dans les communautés libérales que conservatrices, se couvrir la tête n’etait plus obligatoire ni pour les hommes, ni les femmes. C’est pourquoi les juifs traditionnels et orthodoxes mettent au moins une kippah pour aller dans le rue et à la maison. La kippah n’est pas considérée comme un couvre-chef masculin, mais un moyen de rappeler l’omniprésence de Dieu. Il est permis aux femmes dans les communautés égalitaires de porter la kippah. Encore aujourd’hui il est de l’usage dans de nombreuses régions de se couvrir la tête, la forme est dépendante selon les coutumes de la région et de la mode. Avec l’émigration, cette coutume est souvent exportée dans la nouvelle patrie.

27 Voir : www.fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/.../La-Kippah-calotte.htm 29 mai 2012.

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Jewish Boy wigth Head Kippah © Photos8.org

Jewish Man Wearing a Kippah © Photos8.org

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Le voile

« patriarcal »

Introduction

Dans la Perse antique un rideau (purdah) separe les femmes des hommes, comme ce sera le cas dans la peninsule arabique lorsque l’islam introduit le hijab (litteralement le rideau).

D

ans la lettre aux Corinthiens (1 Cor 11, 2-16), Paul de Tarse exhorte les femmes de la communauté chrétienne à se voiler parce qu’elles seraient l’effigie de l’homme, selon l’interprétation de la Genèse.

Pourquoi Paul insiste-t-il sur le voile des femmes ? Comment a-t-il pu susciter une si grande influence qui a perduré presque 20 siècles et qui se maintient en partie encore aujourd’hui ? Que signifie le voile de la « Vierge » Marie ? Simplement une coutume orientale ? Sa soumission à l’homme ? A Dieu ? Sa virginité et sa pureté ? Et que signifie-t-il pour les musulmanes ? Protection ? Dévotion ? Soumission ?

Les divinites feminines sont peu A peu ecartees Nous avons vu dans le chapitre concernant le Voile « païen » que les premiers concepts de divinités étaient avant tout féminins : des déesses mères de la fécondité et servies souvent par des prêtresses. Le monothéisme patriarcal juif a écarté peu à peu le divin féminin. Dans le christianisme – dans un ordre un peu différent – l’Apôtre

1 David Vauclaire Comprendre les religions d’Abraham, 2010

Paul, à Ephèse, se heurte à la déesse Artémis (Actes 19,26). Bien évidemment, la femme continue à être reconnue et considérée pour sa fécondité et créatrice de vie, par contre son indépendance est mise en question et elle devient possession de son mari.

Pourquoi cette marginalisation de la femme dans les religions Dans sa thèse, David Vauclaire1, avance que cela doit être la conséquence d’une certaine ambiguïté féminine. « Dans nombre de mythologies, la femme est successivement ou conjointement sainte et sorcière, maléfique et salvatrice… ». (Par exemple dans le christianisme, Eve et la Vierge Marie portent cet héritage ancien : la femme pure et impure, porteuse de vie ou de mort et véhiculées comme des modèles éducateurs).


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Artemis d’Ephèse, pop art Wolfgang Wackernagel

Structures patriarcales et fondamentalisme2 Il est indéniable que la recherche de l’ordre des genres est la clef la plus appropriée pour découvrir le fonctionnement d’une société. La complexité de l’histoire du voile et d’autres symboles comme la croix dévoile les mécanismes selon lesquels la relation entre l’Occident et l’Orient s’est développée. L’ordre des genres est le lieu où l’inconscient d’une culture se révèle avec la plus grande clarté. C’est aussi la raison pour laquelle les questions concernant le genre deviennent hautement émotionnelles et ce d’autant plus lorsque le religieux est de la partie. Pour la société occidentale la femme dans l’islam est devenue un thème favori quand il s’agit de la femme soumise, du mariage forcé, de l’excision et d’autres thèmes obscurs. Il est vrai que, dans les pays dits « islamiques », certaines pratiques appa-

2 Christina von Braun, Bettina Mathes Verschleierte Wirklichkeit

raissent aux yeux des occidentaux, comme misogyne, sexiste ou opposées aux droits fondamentaux de tout être humain. Toutefois beaucoup ignorent que ces pratiques diffèrent d’un pays à un autre et ne sont pas généralisées ; elles sont en outre associées sys­ tématiquement à l’islam alors qu’elles sont généralement le résultat de traditions, pour la plupart antéislamiques, voire chrétiennes (interdiction du divorce par certaines confessions chrétiennes et permis dans l’islam) ou juive (tabou lié aux menstruations, alors qu’en islam, le Coran rejette l’isolement de la femme au moment des menstruations). La femme dans l’islam est un thème extrêmement complexe et quiconque se donne la peine d’écouter les voix des femmes du monde entier souvent rapportées par des auteures palestiniennes, marocaines, égyptiennes, algériennes, turques, pakistanaises et encore bien d’autres se rendra compte que la « femme musulmane » est une étiquette bien vague qui en dit autant sur la personne


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que de cette « femme » tout court. Souvent il s’avère que les prises de position critiques n’ont rien ou peu à faire avec la religion. Par contre, on constate que la lutte pour les droits de la femme dans certains pays se heurte à des tendances fondamentalistes hostiles aux courants intellectuels et aux droits des femmes qu’elles soient de provenance juive, chrétienne ou musulmane. Le fondamentalisme se répand là où les fondements religieux manquent dans le sens où l’origine et l’enracinement historiques des textes sacrés ne sont pas pris en compte. Des réponses simplistes sont données à des questions complexes et des positions personnelles deviennent alors des vérités absolues. Dans les trois religions monothéistes, on observe des courants fondamentalistes et/ou ultraconservateurs. Il faut ajouter à cela que bien des débats séculiers sur la femme dans l’islam sont tout autant simplistes que ceux des fondamentalistes, et enferment à leur tour les femmes dans un autre carcan tout aussi malsain (l’interdiction du voile ne serait-elle pas qu’une nouvelle interdiction imposée à la femme par la société ?). Le monothéisme a été un terrain fertile pour développer la structure patriarcale de la famille et en même temps le fondamentalisme. Le pouvoir du père patriarcal réside dans l’acte de procréation paternelle qu’il investit

également dans le domaine spirituel. La manière de comprendre et de définir les rôles de l’homme et de la femme servait à rendre visible un ordre voulu de Dieu. Ainsi l’ordre social, c’est-à-dire, l’ordre vécu du genre est également sous l’influence des circonstances régionales et historiques, voire des conditions économiques. Ces dernières peuvent révéler une toute autre réalité et parfois même influencer la théologie (par exemple les femmes juives : dès qu’elles furent admises à l’éducation séculière, elles constituèrent une nouvelle génération qui influencera la réforme du judaïsme puisqu’elles revendiqueront par la suite le droit de devenir des rabbins).


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Die Erschaffung Evas Julius Schnorr von Carolsfeld, 1825

Un survol schematique de l’origine du concept des genres dans les trois religions monotheistes (il s’agit d’un bref résumé d’une thématique controversée et hautement complexe pour essayer de comprendre l’origine de la question des genres dans les trois religions monothéistes. Cependant cette thématique mériterait un approfondissement mais ce n’est pas sa place ici).

Judaisme : la femme partenaire, mais subalterne Le Dieu d’Israël est un Dieu masculin, mais pas sexué, il n’est pas phallique et ne représente ni virilité masculine, ni puissance sexuelle. C’est en premier le récit de la Création qui parle de la femme. Elle est alors présentée comme la parte-

3 David Vauclaire Comprendre les religions d’Abraham 2010

naire de l’homme, comme la moitié d’un tout qui est l’humain à la fois mâle et femelle. Le judaïsme prône une équité fondamentale entre l’homme et la femme, leur complémentarité est essentielle. Cependant selon le livre de la Genèse (Gn 17, 1-12) seuls les mâles reçoivent le signe de l’alliance avec Dieu par la circoncision. Dieu représente l’époux d’Israël, une métaphore du mariage mais cela se réfère à la communauté et non à l’individu. Ainsi la vie juive se fonde sur le mariage et il est considéré comme un commandement divin, un idéal de réalisation personnelle. C’est dans le cadre de la famille et du mariage que l’on doit rechercher la sainteté. La femme reçoit de la considération une fois mariée. Sa fonction reste sub­ alterne : elle est une aide assortie à l’homme (Gn 2, 18) qui la dominera (Gn 3,18)3.


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Le voile

« patriarcal »

Christianisme : la femme egale, pourtant subordonnee

Islam : la femme egale, pourtant inferieure

L’ordre des genres dans le christianisme est soumis à d’autres prémisses : vu que le Dieu des chrétiens a pris un corps de chair par son fils, Dieu s’approche de l’être humain, il devient comme eux, il s’est incarné. C’est ce message de salut du christianisme que l’on célèbre dans l’eucharistie, la réunification du corps divin et humain devient réelle.4 Le message du salut se reflète dans l’ordre des genres. Le Dieu chrétien apparaît, d’une part dans la mortalité humaine et la maternité et, d’autre part dans le dépassement de la mortalité. Afin de concrétiser ce message d’un Dieu qui s’engage pour le bien-être de chacun, le Christ met en avant le souci pour le plus petit et le plus faible. Il prend parti pour des femmes qui se trouvent dans des positions délicates (voire la lapidation de la femme adultère dans l’Evangile de Jean 8.3) et il est entouré de femmes qu’il traite à son égal, ce qui semble embarrasser la tradition patriarcale et fera qu’elle cherchera à réinterpréter les textes selon sa compréhension.

L’homme et la femme sont égaux selon le Coran et cela depuis leur création. Eve ne naît pas de la côte d’Adam et est aussi responsable que lui de la tentation. Pour l’islam chaque individu – mâle et femelle – est moralement et socialement responsable de ses faits et gestes. Chacun a le droit de participer à la vie politique et à la gestion du bien commun et d’assister à la prière. Mais là-aussi, six sourates stipulent la supériorité de l’homme par rapport à la femme. Elles concernent la tutelle, le divorce, la polygamie, la valeur limitée du témoignage de la femme et les droits à la succession. Ces sourates sont utilisées par le noyau dur, c’est-à-dire le patriarcat qui veut maintenir la femme dans un statut traditionnel. Cela explique une évolution tournée moins vers les valeurs émancipatrices de

4 Christina von Braun, Bettina Mathes Verschleierte Wirklichkeit, p. 99


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Sorcières au bûcher Scène de l’Inquisition, gravure médiévale

l’individu que vers l’adhésion à des communautés, qu’elles soient religieuses ou familiales.5 Voile « païen » et voile « religieux » Comment se fait-il que le voile païen et utilitaire soit confondu avec le voile religieux et que son aspect patriarcal soit si fortement accentué ? La réponse à cette question réside dans les origines du christianisme, dans les écrits de Paul de Tarse. « Paul et le voile des Femmes »6 Le passage de la première lettre de Paul aux Corinthiens (11, 2-16) lie tradition théologique et coutumes du monde. D’après Rosine Lambin, auteure de l’article, c’est le premier écrit issu des religions monothéistes qui lie le voile des femmes à leur relation à Dieu. Le christianisme impose donc en premier le voile aux femmes avec des arguments religieux. Ces derniers donnent un signe visible de

la subordination de la femme à l’homme, ce qui paraît contraire à la tradition théologique de Paul qui insistait aussi sur l’égalité fondamentale entre les baptisés. «  Dans les écritures monothéistes, la Bible hébraïque, le Nouveau Testament et le Coran, seule la première lettre de Paul aux Corinthiens (11, 2-16) justifie le port du voile par les femmes en l’appliquant aux rapports qu’ont les hommes et les femmes à Dieu. L’intérêt particulier de ce texte est d’avoir généré tout un discours sur la tenue des femmes et de leur avoir durablement imposé de se couvrir la tête dans tout le monde chrétien alors que le voile des femmes n’était auparavant qu’une pièce de vêtement d’origine païenne localisée dans les villes des pourtours de la Méditerranée aussi bien en Occident qu’en Orient. » Jusqu’à la fin du XXe siècle un voile ou un foulard est encore souvent porté par des femmes chrétiennes des trois grandes confessions issues de différents pays

5 David Vauclaire, Comprendre les religions d’Abraham, 2010 et Laure Adler et Isabelle Eshraghi Femmes hors du voile 6 Résumée de l’article Rosine LAMBIN, Paul et le voile des femmes, Clio, numéro 2-1995, Femmes et Religions, [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2005. URL : http://clio.revues.org/index488.html. Consulté le 02 février 2012.


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méditerranéens et de l’Orient chrétien. Par leurs commentaires, la plupart des Pères de l’Eglise garantissent la continuité du texte de Paul. De nos jours encore, les hommes doivent enlever leur chapeau en entrant dans une église. « Dans le Coran, Dieu dit à Mohamed d’ordonner aux femmes de se couvrir et de rabattre leur vêtement sur leur poitrine pour que les hommes les respectent (le voile de tête n’est pas mentionné), mais le texte n’inscrit pas cette démarche dans le rapport que doivent avoir les femmes à la divinité : le voile n’est ici que social. La coutume, citadine et païenne, du voile des femmes acquiert avec Paul un statut religieux et cultuel, ce que le judaïsme a évité et ce que le Coran n’a pas repris »7. Première épître aux Corinthiens, 11 : 2-16 (traduction œcuménique TOB) 2 Je vous félicite de vous souvenir de moi en toute occasion, et de conserver les traditions telles que je vous les ai transmises. 3 Je veux pourtant que vous sachiez ceci : le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; le chef du Christ, c’est Dieu. 4 Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. 5 Mais toute femme qui prie ou prophétise tête

7 Ibid

nue fait affront à son chef ; car c’est exactement comme si elle était rasée. 6 Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre ! Mais si c’est une honte pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle porte un voile ! 7 L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme. 8 Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, 9 Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. 10 Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance, à cause des anges. 11 Pourtant, la femme est inséparable de l’homme et l’homme de la femme, devant le Seigneur. 12 Car si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu. 13 Jugez par vousmêmes : est-il convenable qu’une femme prie Dieu sans être voilée ? 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu’il est déshonorant pour l’homme de porter les cheveux longs ? 15 Tandis


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L’apôtre Paul Rembrandt env. 1633

que c’est une gloire pour la femme, car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. 16 Et si quelqu’un se plaît à contester, nous n’avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus. Commentaire8 Vouloir légitimer le voile des femmes en utilisant ce genre d’arguments va affaiblir la théologie paulinienne, qui était pourtant très libératrice et profondément novatrice pour son époque. Apparemment, Paul n’a pas pu (ou su) se défaire entièrement des coutumes du monde dont il faisait partie, monde qui était très marqué par la soumission de la femme. « … il récupère en effet la coutume essentiellement païenne du voile des femmes pour contrôler les chrétiennes qui auraient pu croire que la liberté leur était offerte au même titre que les hommes. Il ne peut admettre que sa théologie puisse déboucher sur des conséquences pratiques : l’égalité entre

8 Ibid 9 Ibid

les sexes. »9 Cette mise au point de Paul semble être une sorte d’égarement de sa part; on ne peut rien en tirer. Ce n’est pas une règle générale, c’est le reflet maladroit d’une situation très particulière, à Corinthe, en un certain temps. Les commentateurs contemporains se sont souvent demandé si Paul faisait allusion aux coutumes juives, romaines, hellénistiques ou locales. Mais aucune coutume vestimentaire connue de l’époque n’est aussi tranchée que l’ordonnance de Paul. Les coutumes pratiquées dans les différentes régions du premier siècle de notre ère étaient très diverses et les femmes juives se coiffaient selon les coutumes du lieu vu que la Loi juive du Pentateuque ne donne aucune directive à ce sujet. « … les hommes avaient non seulement l’habitude de se couvrir lorsqu’ils lisaient ou officiaient au Temple, mais aussi lorsqu’ils sortaient. Dans le monde méditerranéen, les femmes mariées vivant dans les villes se couvraient généralement soit de leur


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manteau (himation, palla), soit d’un voile, pour sortir dans la rue. La mode variait cependant selon les régions. Dans les villes portuaires comme Corinthe, les femmes étaient soit couvertes soit découvertes. Dans les campagnes elles allaient souvent tête nue sans doute parce qu’elles avaient besoin de plus de liberté de mouvement pour accomplir leurs tâches, ce que les grands manteaux et les drapés dans lesquels les citadines s’enveloppaient aurait rendu difficile. »10 En contredisant ouvertement les coutumes juives (au v.4 par exemple, puisque les hommes juifs se couvraient et ne désapprouvaient pas la chevelure abondante), Paul a sans doute voulu démarquer la jeune communauté chrétienne des coutumes juives pour mieux l’ouvrir aux Grecs. Paul impose donc une loi nouvelle aux femmes dans I Corinthiens, « en les soumettant à la coutume du voile, le port de ce vêtement leur donne un statut inférieur par rapport aux hommes dans leur relation à Dieu : tous les baptisés sont égaux, en somme, sauf les femmes. Si l’homme a les mêmes droits religieux que la femme, la femme n’a pas les mêmes que l’homme. Le voile des femmes est un vêtement de trop dans la théologie de Paul sur la liberté et l’égalité souveraine des chrétiens »11 puisqu’il met une distance par rapport à Dieu. L’homme

10 Ibid 11 Ibid 12 Ibid

a le monopole du rapport direct avec la divinité et les femmes doivent passer par l’intermédiaire de l’homme pour accéder à une relation avec Dieu. Et « plus loin, dans I Corinthiens 14/34-36, Paul restreindra une fois de plus les libertés qu’il avait octroyées en interdisant aux femmes de parler dans les assemblées et abrogera leur droit de prophétiser pourtant mentionné dans I Corinthiens 11/2-16. Cette tension entre la tradition théologique de Paul et les coutumes de la soumission des femmes qu’il veut maintenir dans le christianisme naissant le conduit à soutenir des absurdités pour justifier le port du voile par les femmes. »12 Paul insiste sur la nécessité de la subordination de la femme, sur le fait que Dieu a établi un ordre dont la hiérarchie des sexes fait partie, en utilisant le mot grec kephalé tête, chef dans le sens de « supérieur » à plusieurs reprises. Autres curiosités : Dieu est tout à coup supérieur au Christ, et à bien d’autres endroits (Romains 9,5 ; I Cor 8,6 ;


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Adam et Eve et l’archange Gabriel Nidaros Cathedral, Trondheim, Elisabeth Reichen-Amsler, 2012

II Cor 4,4) il affirme l’égalité fondamentale entre le Christ et Dieu. Et quel rôle jouent les anges (v.10) dans son argumentation ? « Pourquoi la femme doitelle soudain se couvrir à cause d’eux dans I Corinthiens 11,10, alors que dans I Corinthiens 6,3 tous les chrétiens, sans distinction de sexe, devront un jour juger les anges ? (…) L’homme a soudain besoin du concours surnaturel des anges pour que les femmes se couvrent dans les assemblées. C’est la première étape que Paul choisit pour donner au voile féminin un statut religieux, c’est-à-dire pour le rendre nécessaire à la femme dans sa relation avec le divin »13. En outre, il emploie ici le mot exousia pour désigner la coiffure de la femme. Ce mot signifie puissance, liberté, pouvoir, autorité, indépendance et, en grec, n’a jamais le sens d’une domination subie. Le sens du passage laisse entendre que Paul donne à ce terme un sens opposé : la personne n’agit pas par elle-même, mais elle subit. Il aurait aussi pu utiliser un vocable différent, qui

13 Ibid

ne prête pas à confusion. Ce choix particulier pourrait indiquer une certaine hésitation de la part de Paul. Il ne désire pas rabaisser totalement la femme, mais ne désire pas non plus lui accorder sa pleine liberté. D’où cette hésitation, sinon confusion, entre sa théologie de l’égalité et la coutume du monde ambiant. (F. Godet, op. cit. : 137 ; Allo, op. cit. : 260, 264-265, 267, pense que la puissance est à la fois exercée et subie : la femme participerait à celle de son mari ; dépendante d’un seul homme, elle serait donc indépendante des autres ; son voile serait le signe, connu en Orient, d’honneur, de dignité et de respect qui la protègerait de la convoitise et des insultes.) Une nouvelle ambivalence apparaît encore avec les v. 11 et 12. La conclusion : « tout vient de Dieu » tente, mais sans vraiment réussir, de redonner une unité, une logique, au fait que la femme soit origi-


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nellement sortie de l’homme alors que la nature témoigne que c’est de la femme que sortent les hommes. « L’incapacité de Paul à justifier le port du voile par les femmes d’une manière cohérente et adaptée à sa théologie est, en revanche, compréhensible : d’une part, ce signe de la soumission des femmes à l’homme appartient aux coutumes païennes que Paul voulait justement combattre et, d’autre part, sa théologie n’est pas faite pour se plier à de telles coutumes. Le fait que le voile des femmes ne soit pas mentionné en tant qu’obligation dans la Bible hébraïque et qu’il n’ait fait l’objet d’aucun écrit dans les religions monothéistes jusqu’au commencement de l’ère chrétienne permet d’ailleurs de confirmer, grâce à de nombreux documents issus des diverses régions méditerranéennes, que le voile des femmes a une origine païenne (c’est l’une des plus anciennes règles juridiques d’Assur ; voir le chapitre du Voile « païen »). Paul est donc bien celui qui introduit véritablement le port du voile des femmes dans la tradition monothéiste en en faisant une loi religieuse qui implique la relation à Dieu (v. 13). Pourtant Paul insiste souvent dans ses épîtres sur le fait que les chrétiens doivent se comporter différemment des païens, mais il ne fait jamais mention du voile des femmes dans le paganisme à

14 Ibid 15 Traduit par E.-A. de Genoude

l’inverse de Tertullien qui, en reprenant le commandement de Paul, donne en exemple aux chrétiennes les païennes et les juives qui se voilent. »14 « Du voile des vierges ». Tertullien de Carthage (160-222) écrivain de langue latine issu d’une famille berbère romanisée et païenne15 «Dans la Grèce et dans plusieurs contrées barbares qui en dépendent, plusieurs Eglises voilent leurs vierges. Et de peur qu’on n’aille s’imaginer qu’elle est particulière aux idolâtres grecs ou barbares, cette pratique s’observe même sous notre ciel. Je ne cite pour exemple que des Eglises fondées par des Apôtres ou par des hommes apostoliques (…). Nous ne pouvons rejeter une coutume que nous ne pouvons condamner: elle n’est pas étrangère, puisqu’elle ne vient pas d’étrangers, mais d’hommes avec lesquels nous partageons les prérogatives de la paix et le nom de frères. (…)


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Une femme en prière Catacombe de Priscille, Rome (photo du domaine public)

XVII. Mais nous vous exhortons aussi, vous qui êtes mariées, et qui avez à pratiquer une autre chasteté, ne vous affranchissez jamais de la discipline du voile, pas même un seul moment. Mais surtout n’allez pas le détruire, parce que vous ne pouvez le quitter, en ne vous montrant ni tout-à-fait voilées, ni tout-àfait découvertes. Car il en est qui se lient la tête plutôt qu’elles ne la couvrent avec des mitres ou bandelettes qui leur cachent le front, il est vrai, mais qui laissent à découvert la tête proprement dite. D’autres, de peur sans doute de la trop charger, se couvrent la tête avec une coiffure légère, qui ne descend pas même jusqu’aux oreilles et ne cache que le sommet, de la tête. J’ai pitié d’elles, si elles ont l’ouïe assez dure pour ne pas entendre à travers un voile. Mais qu’elles le sachent bien : la femme tout entière n’est que tête. Les limites du voile finissent là où commence le vêtement ; tout l’espace que peuvent occuper les cheveux, ils doivent le remplir et envelopper les épaules ; car ce sont les épaules qui doivent être

soumises ; c’est à cause d’elles que « la femme porte sur sa tête la marque de sa sujétion. » Le voile est le joug des femmes. Les femmes de l’Arabie, toutes païennes qu’elles sont, vous serviront de juges ; elles qui, non contentes de se voiler la tête, se couvrent aussi le visage tout entier, de sorte que, ne laissant d’ouverture que pour un œil, elles aiment mieux renoncer à la moitié de la lumière, que de prostituer leur visage tout entier. Là, une femme aime mieux voir que d’être vue. Voilà pourquoi une reine de Rome (Messaline, épouse de l’empereur romain Claude, 25-48) les déclarait trèsmalheureuses, de pouvoir aimer plus qu’elles ne peuvent être aimées (…). Dieu a bien voulu nous déterminer aussi par ses révélations la grandeur du voile. Il arriva qu’un ange, apparaissant en songe à l’une de nos sœurs, frappait sur ses épaules, en même temps qu’il en louait la beauté : « Merveilleuses épaules, disait-il, et qui méritent bien d’être nues ! Il est bon que vous


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soyez couverte depuis la tête jusqu’aux reins, de peur que cette nudité de vos épaules ne vous devienne funeste. Ce qui est dit à l’une s’adresse à toutes les autres. » Mais quel châtiment ne mériteront point celles qui demeurent découvertes pendant le chant des psaumes, ou bien lorsque l’on parle de Dieu ? Celles qui, durant la prière, se contentent de placer sur le haut de leur tête quelque bande, quelque filet ou une simple toile, se croiront-elles véritablement voilées ? Il faut que, selon elles, leur tête soit bien peu de chose. D’autres, tout en portant un voile plus étendu que ces bandes ou ces rubans, n’abusent pas moins de leur tête, semblables à cet oiseau qui, tout ailé qu’il est, semble plutôt approcher des animaux terrestres, ayant une petite tête emmanchée d’un long cou, et que du reste il porte toujours fort droite. On dit que, quand il veut se cacher, il plonge sa tête tout entière dans des broussailles, mais qu’il laisse tout le corps à découvert. Ainsi en sûreté pour sa tête, mais à découvert dans la partie de lui-même la plus remarquable, il se fait prendre tout entier. Il en sera de même de ces femmes qui couvrent moins qu’il n’est utile. Il faut donc qu’en tout temps, en tout lieu, elles se souviennent de cette loi, toujours prêtes et disposées à entendre parler de Dieu. S’il est au fond de leur cœur, on le reconnaîtra facilement à leur tête. Que la paix et la grâce de notre Seigneur

16 http://www.tertullian.org/french/g3_09_de_virginibus_velandis.htm 12 mai 2012)

Jésus soient avec ceux qui préfèrent la vérité à la coutume, et qui liront ceci avec un esprit de paix et de douceur ! Quelles soient aussi avec Septimius Tertullien, auteur de cet opuscule !16 Paul et le paganisme Paul n’a pas pu s’empêcher, pour justifier le voile, d’emprunter certaines de ses idées au paganisme. Tout d’abord, le port du voile lui-même. Lorsque Paul dit au v.13 : « est-il convenable qu’une femme prie Dieu sans être voilée ? », nous sommes en droit de nous demander si Paul, citoyen romain et grand voyageur, pouvait ignorer l’existence du voile rituel dont à Rome, pendant la prière et le sacrifice, les hommes et les femmes se couvraient en signe de dévotion. Le voile sacrificiel romain est un élément indispensable du rite et signifie la consécration aux divinités de la personne qui le met, son initiation, sa mise à part, sa séparation d’avec le monde profane : c’est la consecratio capitis


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Femmes chrétienne voilées à Romont Vendredi Saint C Pierre William Henry, 2007

ou obnubilatio capitis. Le rituel vestimentaire du mariage romain où l’on voile la fiancée, conservé dans l’usage chrétien et étendu à la cérémonie de consécration des vierges chrétiennes au IVe siècle, exprime la même idée : la fiancée est initiée au culte domestique de son époux en signe de soumission à l’époux lui-même. Elle est, juste avant le mariage, recouverte d’un voile (conferreatio), le flammeum dont la couleur vive devait rappeler la flamme sacrée de la déesse Vesta. Les Romaines ayant une vie consacrée, comme les Flamines ou les Vestales, se couvrent également la tête. Les Vestales, vierges consacrées, utilisent leur stola, vêtement de la matrone (Pline Le Jeune), ou leur palla pour recouvrir encore un voile blanc rectangulaire, le suffibulum (Festus). Ce double voile significatif aura pour fonction de rendre leur consécration visible aux yeux de tous. En Italie au IVe siècle, les Pères de l’Eglise qui ont instauré la velatio des vierges comme rite de consécration ont

imité le rituel romain du voile des fiancées et des Vestales (note de l’auteure : « …en condamnant à haute voix le mode de vie des Vestales pour le comparer à celui des vierges chrétiennes, les Pères de l’Eglises ont, sans le vouloir, mis le doigt sur les similarités évidentes entre les deux institutions. A voir : Origène, Tertullien, Ambroise, Prudence »). Si la liturgie chrétienne du IVe siècle a assimilé aussi facilement le rite païen incontournable du voile de sacrifice impliquant aussi la soumission de la femme à son époux, n’est-ce pas parce que Paul a laissé la porte grande ouverte à de telles possibilités ? Paul, en liant le culte, Dieu et le voile au v.13 reprend un thème bien connu du paganisme romain. Ainsi, à cause du texte de I Corinthiens 11/2-16, le voile des femmes, en tant qu’intermédiaire entre le sacré et le profane, devient un signe chrétien. (…)


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Paul défend un comportement culturel qu’il considère comme voulu par la nature – les cheveux coupés des hommes, les têtes voilées des femmes – en passant par le chemin détourné des conventions vestimentaires, donc « anti-naturelles » par nature. (…) D’un point de vue historique, le texte de I Corinthiens 11/2-16 est d’une importance capitale : il est le reflet des luttes internes de la jeune communauté chrétienne qui cherche à se forger une identité propre. Le voile des femmes, quelle que soit son origine, devra, selon Paul, participer à cette identité. Au cours des siècles suivants, le voile deviendra le symbole de la vierge consacrée et le signe de la femme chrétienne dans tout le monde chrétien ; les rebelles de Corinthe avaient été vaincues. »

Dans l’islam (suite) L’exigence de pudeur entre les sexes touche les deux sexes. Cette exigence s’exprime par la séparation extracorporelle que symbolise le voile. La ségrégation des femmes se fonde parfois sur une compréhension du corps de la femme comme espace sacral (ce qui diffère du chris-

tianisme où le mariage est élevé au rang de sacrement – d’où le rapport avec l’idéal du mariage d’amour, l’idéal de la symbiose des sexes et le noyau familial). Le principe de la ségrégation entre les sexes permet aux pères, maris et frères de se préserver de la convoitise des autres hommes envers les femmes de la famille. Le hijab (litt. le rideau) sert à mettre une barrière non entre un homme et une femme, mais entre deux hommes. (Fatima Mernissi) Deux compréhensions de la ségrégation qui se mélangent La ségrégation des genres dans l’islam est liée à l’ordre social, d’un côté par les lois et de l’autre par l’architecture citadine, ce qui s’explique du fait que l’islam, dès ses débuts, n’a pas existé uniquement en tant que communauté religieuse mais, simultanément, en tant que communauté politique (au sens étymologique : politikos = de la cité).


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Un couple perse Miniature perse

Cela explique en partie la difficulté de faire évoluer ces données historiques. Ici, la ségrégation ne relève pas d’un fondement théologique, comme c’est le cas dans le judaïsme, mais d’un dévelop­ pement politique, lui-même fondé sur une base théologique. De par son origine, l’islam a deux conceptions de l’ordre des genres qui s’affrontent. La première repose sur la régulation pragmatique de la société, l’autre sur l’articulation d’une vision éthique. Plusieurs passages mettent d’ailleurs en avant un concept égalitaire des sexes (par ex. Surate 33:35). Une exhortation à ce que les femmes tout comme les hommes soient à égalité des défenseurs de la foi. Les femmes musulmanes affirmant que l’islam n’est pas une religion sexiste, se basent sur ce passage du texte sacré. On peut trouver ce concept égalitaire jusque dans les conceptions médicales. Tandis que la médecine grecque, à travers Aristote, défendait la

17 Christina von Braun Verschleierte Wirklichkeit, p. 103

théorie que la semence masculine, vu sa supériorité à la semence féminine, pouvait engendrer des fils, si elle réussissait à s’imposer dans la matière féminine ; en Syrie et en Perse, on suivait plutôt Hippocrate (460 av. J.-C.) et Aelius Galenus (ou Claudius Galenus, 129-199/217 ap. J.-C.), qui défendaient l’égalité des semences du père et de la mère, affirmant que le sexe de l’enfant résulte d’une « lutte » entre les deux semences, masculine et féminine. Il est fort probable que leur théorie d’engendrement ait été connue jusque dans la fameuse académie de médecine de Gundishapur (située aujourd’hui dans l’ouest de l’Iran) pour ensuite s’intégrer dans le hadith et ainsi imprégner la représentation musulmane sur l’origine des femmes et des hommes.17


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Le statut de la femme arabe avant l’islam Le statut de la femme a beaucoup varié selon les régions et les époques, les divers peuples, ethnies et tribus qui ont vécu en Arabie. Le voile intégral est d’origine perse et était répandu dans l’antiquité patriarcale, chez les Grecs et les Assyriens ; il est très antérieur à l’islam. Il a probablement été adopté par les musulmans lors de leur conquête de la Perse. Bien qu’il y eût des pratiques variables dans les ethnies d’Asie mineure, la manière dont furent traitées les femmes que Mohamed eut après Khadija, sa première épouse, montre que l’on témoignait un grand respect aux veuves. Elles recevaient des vivres en abondance. La femme était alors valorisée bien davantage que ce qu’a connu la loi islamique par la suite. Du temps de Mohamed il existait des autorités religieuses féminines et cela même dans sa propre maison. Après sa mort, Aïcha et Umm Salama servaient en tant qu’imams et Aïcha est proclamée exécutrice testamentaire par son père.

Le « voile » transforme en perruque Pourquoi une perruque ? La tradition juive affirme que la beauté est un don divin. Quelle est alors la signification du port de la perruque pour les juives orthodoxes ? En ce qui concerne le type de couvre-chef à proprement parler, le monde juif séfarade a plutôt gardé le foulard et ses nombreuses déclinaisons, alors que le monde juif ashkénaze – en contact avec l’occident – a opté pour les perruques, dès que celles-ci sont apparues. Sentiment de pudeur, signe d’appartenance et de piété, les formules sont diverses et ne doivent témoigner que de la volonté de celles qui les portent. Argumentation d’un homme « La couverture des cheveux n’a pas pour objet d’enlaidir une femme mariée. La beauté est un don


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L’arbre de vie Miniature juive

divin, et la tradition juive encourage aussi bien les hommes que les femmes à soigner leur aspect et à toujours être présentables. Couvrir ses cheveux a un profond effet sur la femme. Il crée une barrière psychologique, une distance cognitive entre elle et les étrangers. La perruque est parfaite pour cela, car elle permet à une femme de couvrir intégralement ses cheveux, tout en préservant sa beauté. Elle peut demeurer fière de son apparence sans compromettre son intimité. Et même lorsque sa perruque paraît si réelle qu’on peut la confondre avec de vrais cheveux, elle sait que personne ne la voit telle qu’elle est véritablement. Elle a créé un espace privé, et c’est elle seule qui peut y entrer. Peut-être dans d’autres religions la pudeur et la beauté ne se mélangentelles pas. Ce n’est pas l’optique juive. La vraie beauté, la beauté intérieure, a besoin de pudeur pour la protéger et lui permettre de s’épanouir. »18

Des règles Dès son mariage, la femme juive orthodoxe doit se couvrir les cheveux en tout endroit (pas seulement à la synagogue) et à tout moment (pas seulement shabbat) et ceci, même après un veuvage ou un divorce. Selon tous les décisionnaires, et pas seulement selon le Zohar, aucun cheveu ne doit dépasser, que ce soit à la maison ou au dehors. «  Trois catégories de vêtements ne sont pas conformes à la Halakha (la Loi juive) : les habits incorrects (du point de vue de la Halakha) ; les habits ostentatoires ; les habits négligés. Les vêtements incorrects sont interdits de peur que l’homme ne porte son regard sur des parties du corps de la femme qui auraient dû être couvertes. (…) Quant aux vêtements ostentatoires, trop voyants, ils attirent automatiquement l’attention. Une Bat Israël (fille d’Israël) doit toujours paraître digne et gracieuse certes, sans pour autant attirer le regard. (…) S’habiller de manière négligée traduit

18 http://www.fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/925954/jewish/Pourquoi-une-perruque160.htm, Aron Moss ; avril 2012


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un manque de Tsniout. (…) Un habit négligé est le signe d’un manque d’estime et de respect de soi alors que la Tsniout nous demande de réaliser combien la Bat Israël est importante et combien il est nécessaire qu’elle soit toujours protégée. »19 Du voile à la perruque, l’idée de pudeur dans le judaïsme20 Il n’existe pas de prescription biblique précise concernant le fait de devoir pour les femmes juives se couvrir la tête. Le verset sur lequel la tradition rabbinique se fonde pour établir cette conduite (Nombres 5,11-31 voir Voile « religieux » et ci-dessous) est comme toujours sujet à interprétation. La Bible indique essentiellement que l’usage correct pour une femme est d’avoir les cheveux « noués ou couverts ». Il s’agit d’abord du fait d’une tradition sémite vécue comme une règle de décence, dans des temps où la chevelure féminine était considérée comme une parure de séduction et où il était donc d’usage pour les femmes respectables et mariées de se distinguer des autres en dissimulant leurs cheveux aux regards masculins. Le Talmud et le code de lois juives, le Shoul’han ‘aroukh relatent plusieurs textes relatifs aux couvre-chefs féminins et à leur obligation. Ils doivent évidemment être compris dans le contexte culturel

de l’époque où ils ont été écrits. Le fait d’être suivi ou non, de façon stricte ou adaptée, dépend de l’obédience cultuelle des différents rabbins et de leurs communautés qui composent la richesse du paysage juif d’aujourd’hui. Une voix de femme Le voile de la femme dans le judaïsme aurait donc ses origines dans le livre des Nombres 5.18 : Le prêtre fera comparaître la femme devant le Seigneur et la décoiffera ; il mettra sur ses mains ouvertes l’offrande de dénonciation, c’est-à-dire l’offrande de jalousie ; tandis que lui-même aura à la main l’eau d’amertume qui porte la malédiction. (Traduction TOB) Toutefois deux questions restent ouvertes: pourquoi on a instauré un tel rituel spécialement pour de femmes? Que se passe-t-il si une femme jalouse accuse son mari d’adultère que cela soit fondé ou non ? Et pourquoi ce qui est d’abord le problème de

19 fr.answers.yahoo.com, Religions et spiritualité, avril 2012 20 Catherine Déchelette Elmalek, historienne, Lycée ORT, Lyon. Les voiles dévoilés, pudeur, foi, élégance, http://www.universite-mode.org/site/images/ dp_presse_colloque.pdf 19-5-12


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First Court of the Topkapi Palace Ottoman miniature painting, Mohammed bey, Badisches Landesmuseum (Inv. 1523/15b)

l’homme doit être inscrit dans le corps de la femme ? Et pourquoi les femmes doivent couvrir leurs cheveux, même quand il fait chaud et intenable sous la perruque et qu’elle a des démangeaisons ? Ne s’agit – il pas de pouvoir, de ce combat sans fin entre l’homme et la femme qui dès le début de la Bible fait problème ? N’y aurait-il pas d’autres exemples, se distançant de ces règles sévères interprétées par des hommes pour amener vers plus de confiance, plus de réciprocité ?21

Un harem « voile » Les projections sexuelles de l’Occident ont beaucoup investi leur voyeurisme fantaisiste dans l’Orient. Les harems en font partis. Le mot « harem » vient étymologiquement de sacré, interdit (harâm). Harim signifie épouse, ensemble des femmes de la famille et contient également la même racine que harem. Le corps féminin ou précisément, la chas-

21 Tanja Kröni, publiciste et poète 22 Christina von Braun Verschleierte Wirklichkeit, p. 67

teté féminine est alors comparée à ce lieu sacré, honoré et inaccessible22. Pourquoi faut-il un espace réservé aux femmes ? Pourquoi les protéger de l’extérieur ? Ce qui est protégé par le voile est la fécondité et la procréation de la femme. Le mot harem vient de cette signification religieuse et indique un lieu impénétrable aux regards étrangers, une sphère taboue et sacrée, où les fonctions sociales vitales se déroulent. En tant que représentante des aspects cachés de la divinité et de la procréation, la femme doit se voiler en dehors du harem, le voile signifie le harem. Le harem n’est donc pas un lieu d’excès sexuel selon une imagination occidentale courante, mais un lieu privé, où l’on peut se retirer, l’homme avec sa famille. Un monde clos, réservé à la femme, un monde qu’elle voile quand elle se rend dans l’espace


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public, est difficile à comprendre pour l’homme et la femme occidentaux. Ne parlons pas de l’homme ici, car son regard se pose d’une manière différente sur une femme voilée que sur celui de la femme occidentale. Quant à cette dernière, le voile lui renvoie un terrain devenu étranger qui évoque quelque part en elle une longue confusion oubliée entre l’obligation, le religieux, la morale, la protection, la sexualité ; mais aussi la loi patriarcal, dont elle pense avoir pu se défaire. Et il reste toujours en elle une part insaisissable, sa propre étrangeté, celle qui la diffère de la « norme masculine ».

Marie – une nouvelle deesse ? Marie, en grec Mariam, en araméen Maryam, en hébreu Myriam, fille juive de Judée, est la mère de Jésus de Nazareth. Les Eglises catholique et orthodoxe accordent une place spéciale à Marie, qu’elles appellent Sainte Vierge, Notre Dame (plus souvent chez les catholiques) ou Mère de Dieu (plus souvent chez les orthodoxes), et qui est l’objet d’une dévotion particulière.

23 Source : fr.wikipedia.org/wiki/Marie_(mère_de_Jésus) 15-5-12

De nombreuses interprétations sur l’étymologie de ce nom ont été données, mais à ce jour aucune ne s’est imposée. La racine égyptienne m.r.y (= aimer) semble pourtant crédible. Une autre interprétation, également très courante est : « noble, élevée ». En revanche, il convient de tenir pour purement poétique l’interprétation donnée à partir de l’hébreu mar yam (« goutte de la mer »), latinisée en stilla maris, qui a finalement donné Stella maris (« Etoile de la mer » se référant à 1 Roi 18, 41-45, le sacrifice du prophète Elie)23. Marie, la femme modèle, la vierge, la pure, la mère, la déesse, celle qui est représentée généralement portant un voile, soumise et en même temps élevée. L’iconographie mariale s’est basée sur les motifs connus des déesses antiques. En Egypte, les plus anciennes représentations de Marie se réfèrent à Isis allaitante.


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Natività Giotto di Bondone 1266-1337

Après le concile d’Ephèse en 431, Marie n’est pas seulement l’accoucheuse du Christ mais celle de Dieu. Ainsi elle acquiert un statut plus important, autonome. Peu après, elle se trouve en position de « trône vivant », trône de la Sagesse éternelle (sedes sapientae) présentant devant elle le fils de Dieu24. Le rôle de Marie a-t-il été tronqué ? Marie, une jeune femme sans histoire est élevée au-delà de la destinée que semblait avoir tracé pour elle la société traditionnelle dans laquelle elle vivait. Marie, décrite comme une jeune femme pauvre, une jeune fille encore, qui tombe enceinte sans être mariée : cela sent plutôt l’exclusion de la société. L’évangéliste Luc met en scène cette femme sans histoire, mère célibataire (dans un premier temps) qui met au monde l’enfant libérateur d’une société opprimée. Et c’est justement cet enfant, issu d’une conception miraculeuse imaginée sans homme qui jouera un rôle décisif pour toute une nouvelle

24 Source  : Eternel féminin, p. 137

tradition religieuse. L’ « élévation » de cette jeune femme est l’expression de l’espérance qu’un ren­ versement du monde est possible et qu’il a déjà commencé. Cela est exprimé par le « Magnificat » (Luc 1, 47-55) que l’évangéliste lui attribue – un psaume à l’espérance audacieuse ancré dans la longue tradition juive et chanté auparavant par Anne, la mère du prophète Samuel. Marie reçoit une autorité et un rôle actif pour l’humanité, à l’opposé de ce qu’est la vision patriarcale de la femme soumise, voire même exclue de par son statut. Il y a là une nouvelle manière de concevoir et d’enseigner le vivre-ensemble et la justice sociale. Elle incarne la féminité, le pendant d’un Dieu masculin. L’intégration du féminin à part entière dans une société basée sur des valeurs masculines constitue le signe d’un changement en profondeur du système de pensée dualiste : hommefemme, noir-blanc, bon-méchant, etc. Il n’y a plus lieu de penser de manière ainsi cloisonnée.


Le voile « patriarcal »

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« patriarcal »

Compte tenu des besoins des différentes époques ultérieures, des besoins de l’Eglise chrétienne, du peuple, et des modèles éducatifs, l’image de Marie sera adaptée selon la perspective du moment. Par conséquent, la pleine intégration du féminin et du masculin n’a pas pu se réaliser au sein des sociétés influencées ou dominées par les trois religions monothéistes. Ainsi, l’image révolutionnaire de cette jeune femme qu’était Marie a été trop souvent mal comprise. S’en est-on protégé de peur que la société perde sa stabilité ? A-t-on craint l’inconnu, ce « féminin » toujours caché au fond de l’être humain ? Son aspect « sauvage », comme d’aucuns l’appelle ? Ou peut-être encore craint-on tout simplement la force créatrice qui nous fait vivre ?26

25 Luise Schottroff, Lydias ungeduldige Schwestern, 1994

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L’Immaculée Conception Francisco de Zurbarán, 1661, Budapest

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«culturel et esthétique » Introduction

L’environnement culturel a une grande influence sur les habitudes vestimentaires autant pour les hommes que pour les femmes.

C

haque civilisation a sa manière de se vêtir liée à son climat, mais aussi à ses matières premières, ses liens commerciaux et ses croyances. Un habillement donne une identité individuelle et montre l’appartenance communautaire. Le voile à travers l’histoire n’a pas uniquement le rôle de soustraire la féminité au regard de convoitise ou le fait d’une appartenance religieuse ; il souligne aussi l’érotisme de la femme.

Un element unificateur Le voilement de la femme, aujourd’hui perçu comme une spécifi­ cité islamique, est en réalité un élément unificateur de la région méditerranéenne1 enraciné profondément dans le Proche Orient préislamique. Décrire le voilement comme coutume spécifique à l’islam déformerait les faits historiques ; on ne tiendrait alors pas compte des relations d’échanges et de continuité avec les autres cultures et les autres religions. On supprimerait ainsi tout un pan d’histoire.

1 Citation de Renate Kreile dans Verschleierte Wirklichkeit

Au moment de la naissance de l’islam au VIIe siècle, le port du voile fait partie des mœurs. Les chrétiens l’ont repris des syriens, des juifs et des grecs. Dans les territoires islamiques, le voile est d’abord porté par les femmes de Mohamed, plus tard par les femmes du niveau social supérieur. Il fait partie de l’habit civil et non sacral d’une manière généralisée dès le IXe siècle. Sa forme varie selon les régions comme c’est encore le cas aujourd’hui. De nombreuses femmes le portent selon la coutume, leur culture environnante, en tra­ vaillant dans les champs ou pour d’autres activités parce qu’il protège du soleil.

Une double inter­ pretation du voile Dans le chapitre sur le Voile « religieux », nous avons vu que les femmes croyantes se réfèrent aux versets coraniques de la sourate 33, verset 59 et


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Double hennin, vers 1500 Rogier van der Weyden (1399/1400-1464)

Hennin tronqué. Porträt einer Dame 2. Drittel 15. Jh Rogier van der Weyden (1399/1400-1464)

manifestent ainsi leur appartenance intérieure à Dieu (voir aussi l’expérience de Moïse et de Moha­ med se voilant face à Dieu). Ces versets ne contien­ nent pas des consignes aussi claires que la lettre de Paul aux Corinthiens 11, 3-16. Les savants isla­ miques étaient amenés à les discuter et interpréter dans le sens qu’il était indispensable de couvrir les cheveux des femmes. Ils le disaient dans le contexte ambiant, mais sans prendre en compte les différences entre les sociétés civiles actuelles. Le constat que la chevelure féminine n’exerce plus vraiment la même attirance en Amérique du Nord ou en Europe occidentale, comme cela est le cas au Proche Orient, en Afrique du Nord ou dans le souscontinent indien n’est retenu que par une minorité de savants, selon lesquels un habillement décent suffit, sans qu’on ait à se couvrir les cheveux. Dans cette perspective, le choix de l’une ou l’autre inter­ prétation appartient fondamentalement à chaque femme musulmane. C’est à elle de décider de sa

Portrait d‘une jeune femme Hennin conique Hans Memling, env. 1480, Musée Métropolitaine, New York

manière de se vêtir, selon sa propre responsabilité morale et religieuse, bien que l’attitude de la famille ait également une influence plus ou moins grande2.

L’obligation et le courage de porter le voile Cependant il y a certains pays (et cela pas uni­ quement dans les Etats islamiques) où les prescrip­ tions vestimentaires font partie de l’ordre public. Ainsi le port du voile en Arabie Saoudite ou en Iran n’exprime pas uniquement la foi des femmes. Tandis qu’en Europe, cela s’articule un peu diffé­ remment, car le port du voile exige un certain cou­ rage et la volonté de supporter les conséquences que la société occidentale fait peser sur ces femmes, puisque le voile y est interdit dans la plupart des situations professionnelles.

2 Vergesst nicht wir reisen gemeinsam. Informations- und Diskussionspapier zum muslimisch-christlichen Dialog, Dokument SKF, August 2011


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Le voile – un element etranger en Occident En Occident, le voile est aujourd’hui devenu un élément étranger de l’habillement. Que s’est-il passé ? La population occidentale l’a rendu étranger à elle-même. Il y a eu sublimation du voile de la mémoire culturelle et cela tient en particulier aux formes du couvrechef féminin qui pourtant ne se distingue que peu ou pas du tout du foulard musulman. Encore aujourd’hui, on peut trouver dans des campagnes retirées qu’elles soient allemandes, françaises, suisses, italiennes, etc. des femmes portant un foulard. Si cela est remarqué par le passant, il les attribue en général au costume local et ne sus­ cite pas forcément le sentiment qu’elles puissent être arriérées ou soumises. La même absence du jugement, – ou neutralité – touche aussi les sœurs religieuses, leur habit, dont le voile fait partie et est admis sur la place publique.

3 Christina von Braun, Verschleierte Wirklichkeit, p. 55

La haute-couture a pourtant réussi dans les années 1950 à attribuer au voile un certain sexappeal et beaucoup de femmes célèbres comme Brigitte Bardot ou Grace Kelly, ou encore les reines Elisabeth II et Fabiola aimaient se faire photogra­ phier avec un voile. Toutes ces significations mul­ tiples et contradictoires du voile s’expriment aussi dans la richesse des formes et de couleurs3. Pourquoi alors y a-t-il cette différenciation entre le voile des femmes occidentales et les femmes musulmanes ?


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Juives marocaines Article dans Monde diplomatique

Le niqab en Palestine C Pierre-William Henry, 2012

Arbre de Lulle Classificatory philosophical tree of Lully (Ramon Llull) 1500

Petit glossaire des voiles islamiques

L’etranger fait partie de nous

La burqa : voile intégral spécifique de l’Afghanis­ tan qui recouvre entièrement le visage et le corps et comporte un mince grillage devant les yeux Le chadri : une variante du tchador porté en Afgha­ nistan Le niqab : porté surtout en Arabie Saoudite, la péninsule Arabique, et partout dans les groupes où l’idéologie wahhabite prédomine, couvrant le visage à l’exception des yeux ; il peut aussi se porter avec un voile amovible pour les yeux Le tchador : voile porté en Iran, recouvre le corps de la tête aux pieds et peut s’accompagner d’un petit foulard entourant la tête Le hijab : foulard dissimulant la tête et le cou, laissant le visage découvert4

Rappelons ici que la culture occidentale se com­ pose de multiples cultures, chaque personne est comme un puzzle composé de différents person­ nages. Pour mieux pouvoir se mettre dans la peau de l’immigré et de ce qu’il vit quand il va devoir se confronter à une nouvelle culture, il faut aller aux sources de l’histoire des ancêtres lointains ou proches. La provenance, l’histoire, le contexte culturel, la religion et le sexe construisent l’identité de chaque être humain. De chercher, voir même transgresser les limites, fait partie de la formation d’une iden­ tité. Elle ne se fait pas une fois pour toutes, bien au contraire c’est un processus continuel et ouvert. Evidemment, cela dépend de la place que chacun donnera à ses découvertes dans son histoire de vie.

4 Stéphane Lathion, Islam et modernité, Identités entre mairie et mosquée


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Nom de famille Les noms d’une famille racontent des histoires sur des provenances lointaines. Cela témoigne que l’étranger fait partie de nous. Parfois l’accoutumance autant du nom que de la famille a effacé une prove­ nance étrangère. Parfois une partie de la famille a émigré dans un autre pays où ce processus d’acculturation a eu lieu dans l’autre sens. La migration et l’échange culturel ne sont pas un nouveau phénomène. L’émigré vu de la Bible hébraïque La Bible hébraïque est traversée par un souvenir qui s’appelle Egypte. On parle ici moins du lieu géographique que de l’expérience vécue dans un pays étranger. Le mot Egypte en hébreu est mizrajim, le sens de ce mot contient l’idée d’oppression, d’être à l’étroit. Tu n’exploiteras ni opprimeras l’émigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Egypte (Exode 22, 20). Des souvenirs pénibles et des souf­ frances sont liés au statut d’émigré et pour s’en sortir il fallait bâtir une nouvelle patrie depuis l’intérieur de soi-même. Mais une fois établi confortablement, il s’agit de ne pas oublier comment on aime­ rait être accueilli soi-même sur une terre étrangère, dans une autre culture.

L’expérience de l’inconnu fait partie des ques­ tions existentielles de l’être humain. Il n’est pas possible de connaître une autre personne totale­ ment, il restera toujours une part inconnue d’elle. Tout comme il est impossible de se connaître soimême complètement ; à tout instant de la vie : « d’une part, j’ai l’impression de me connaître et pourtant des parties de moi-même m’échappent. Pourquoi ai-je agi de la sorte ? Comment en suis-je arrivé là ? » Dans l’inaccessibilité au mystère de l’hu­ main apparaît le tout Autre Mystère, celui du divin5.

La Madone : icone de mode6 Le voile est utilisé dans l’Eglise pour couvrir des objets liturgiques. Il fait aussi partie du costume des religieux et religieuses. Couvrir la chevelure appa­ raît très tôt comme une marque de dévotion et un engagement à la virginité. Pour les religieux, le

5 Vergesst nicht wir reisen gemeinsam. Informations- und Diskussionspapier zum muslimisch-christlichen Dialog, Dokument SKF, August 2011 6 Expo Lyon  : La Madone aux habits selon les temps ecclésiaux, EMCC – Lyon 2011 et exposition Voiles d’Eglise au musée des Tissus de Lyon, 34, rue de la Charité, 69002 Lyon


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Johanna et Max Photographe privé 1911

voile est signe de renoncement et d’humilité ; la couleur noire accentue l’idée de renoncement au monde. De nombreux objets liturgiques sont voilés : autel, calice, ciboire, ostensoir. Des voiles sont aussi utili­ sés pour saisir les objets.

Infirmière à domicile Pro Juventute 1950

Confirmations canton de Neuchâtel 1960 Photographie privée

Pourquoi voiler les objets ? On distingue trois fonctions du voile : protéger, contre la poussière et les insectes les saintes espèces ; honorer et cacher, dans le but d’entre­tenir le mystère. Et pourquoi habiller la Vierge ? Il y a toute une polémique autour de la Vierge habillée. Certains la préfèrent sobre, d’autres en habit car la statue nue leur paraît froide. L’habil­ lage des statues relève de pratiques extrêmement populaires, qui ont prévalu pendant les deux der­ niers siècles.

Et pourtant cette pratique a été répandue dans la plupart des pays catholiques avec leurs statues exposées dans les plus importants sanctuaires à l’occasion de solennelles processions. Elles concer­ naient les dévotions des plus illustres, celles des souverains et des puissants. Les étoffes dont on les parait étaient des meilleures ateliers, tissées de soie, brodées d’or et d’argent. C’est une nouvelle histoire de l’art textile qu’elles déroulaient, depuis le Moyen-Age jusqu’à nos jours. C’est probablement au XIIe Siècle que le phéno­ mène trouve ses prémices, et au XIIIe déjà, cer­ taines Vierges de la Catalogne espagnole possèdent des mantos ou mantells qui adoptent la forme du vêtement porté par les rois dans les cérémonies. Dès le début du XIVe siècle, des rituels d’habillage des statues sont attestés lors de cérémonies excep­ tionnelles et au milieu du XIVe siècle, ce sont les Madones des principaux sanctuaires de l’Europe catholique-romaine qui commencent à disposer


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d’une garde-robe permettant de les changer plusieurs fois l’an, au rythme des fêtes liturgiques. Les inventaires consignaient alors des dons réguliers d’étoffes ou de vêtements destinés à parer les effigies. Des habits en héritage pour la Madone De nombreuses statues médiévales ont été mutilées pour être habillées. On leur enlevait la couronne et l’enfant ou un bras gênant pour l’habillage. Cela permettait aussi de les mettre dans une autre position que prévu, par exemple debout et les mains jointes sur la poitrine. De plus en plus les Vierges sont habillées comme des vraies femmes. En 1506 par exemple, Dame Catherine Hasting lègue par testament « à Notre-Dame de Walshingam sa robe de velours, à Notre-Dame de Doncaster sa robe de camelot orangé, à Notre-Dame de Belcrosse son camelot noir, à Notre-Dame de Him­ mingburgh une dentelle d’or de Venise ornée de perles. » Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les Vierges sculptées possèdent même des sous-vêtements, elles paraissent dans les processions affublées de précieux habits séculiers, de perruques frisées en che­ veux véritables et de bijoux, fardées et parfumées. L’Eglise a tou­ jours encouragé l’habillage des statues sans en définir les limites.

Cependant par ces ornements profanes, ces der­ nières incitaient plutôt à la lascivité et à la luxure. Le rôle des statues Le Concile de Trente, en 1563, va donc devoir discuter du rôle catéchétique de la représentation sacrée. Le décret ne contient pas d’instructions précises sur la question des statues habillées, mais appelle à la décence et à la dignité des figurations. Célébrées depuis le Moyen-Age, ces Vierges sont les symboles de l’unité catholique-romaine d’une région. Jamais elles ne sont présentées à leurs fidèles sans robe ni voile. L’Eglise post-tridentine a ainsi légitimement encouragé le culte de ces icônes vénérables et considérées comme des reliques. Dès 1600, les artistes réalisaient des manne­ quins aux bras articulés, aux visages et mains stu­ qués et peints, au buste simplement épannelé, le bas du corps remplacé par des liteaux de bois. Sans vêtement les statues étaient incomplètes.


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Portrait of an Unknown Woman in Russian Costume Kokochnik. Ivan Argounov 1727-1802

Le jour du décès William Adolphe Bouguereau (1825-1905)

Mais alors il devient plus facile de les manipuler, de l’amener en procession, elle n’est plus habillée pour accentuer le réalisme, mais elle redevient souveraine et porte des attributs de sa dignité. L’art religieux des XVIIe et XVIIIe siècles s’exerce aussi à travers les parures des statues.

Voile, 1816. Description Portrait of Princess Charlotte Augusta of Wales vers 1816 Richard Woodman (1784-1859)

La dévotion pour la Vierge ne s’arrête pas à son habillage – elle est vivante, « réanimée » L’exemple de la Vierge noire de la Daurade (à Toulouse, d’autres exemples pourraient être cités ici) est une création destinée à survivre aux angoisses de mort, conscientes ou inconscientes, propres à chaque être humain. Elle est la figure de représentation de celle qui a donné vie à un être humain et qui l’a sauvé précocement de la mort. A ce titre, elle représente une femme sacrée. La vierge habillée ne serait pas un objet animé, mais réanimé par la charge émotionnelle projetée dans le tissu.

Le voile dans la mode, de la revelation a la seduction7 Le voile s’exprime dans la mode et se traduit dans les défilés actuels. Voiles chrétiens et voiles orientaux se métamorphosent sur les podiums. Entre pudeur et séduction, conventionnalisme et rébellion, le voile et ses manifestations définissent une approche de la féminité. Le voile devient un marqueur de société, exploite et détourne les imagi­ naires en résonance avec les cultures environ­ nantes : culture de rue, bonne société new-yorkaise, virginité chrétienne, glamour hollywoodien, Orient onirique et fantasmé ou revendications identitaires. Y aurait-il une interprétation à ce voilement occasionnel ?

7 Jean-Philippe Evrard, cabinet Martine Leherpeur Conseil, colloque : Les voiles dévoilés, pudeur, foi, élégance... 2008


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Acculturation ou déguisement Il arrive fréquemment lors d’un séjour prolongé dans un pays étranger qu’il y ait le désir de s’habiller de la manière des indigènes. Cela peut être un choix libre soit par souci d’une intégration rapide, soit pour se fondre dans la société locale. Ce choix de l’habit de l’autre permet à la fois d’une façon plus concrète ou métaphorique de se mettre dans la peau de l’autre. Mais il donne également une protection par la conformité, par exemple en ce qui concerne le voilement intégral : il dissimule toute forme, tout contenu. Sous le vêtement d’emprunt se cache parfois le désir de l’autre, la captation magique d’une autre histoire et d’une autre culture8. Et comment est reçue l’acculturation de la part de la population indigène ? Ce n’est pas toujours lié à un accueil positif, ni en tant que signe de respect. Le vêtement indigène exprimant parfois l’appartenance religieuse et ce même habit porté par un étranger peut être compris par la popu­ lation comme une usurpation du symbole.

8 Pierre Centlivres A seconde vue, thèmes en anthropologie, 2009, Infolio, p. 307 9 http://www.dailymotion.com/dancememory#videoId=xhyiy2

Du symbole religieux a un objet de mode

Au defile de mode musulmane : « Sois belle mais decente »9 Iranian Fashion Une créatrice de mode Mahla Zamani, à Téhé­ ran, s’inspire des vêtements traditionnels perses. Elle y met du style et de la couleur à ce qui se présentait depuis de longues années uniquement en noir. Est-ce une révolution de la mode en Iran ? Il ne s’agit aucunement d’une histoire politique, mais d’une recherche stylistique approfondie à tra­ vers plusieurs siècles d’habillement. Chaque vêtement est un musée mouvant, explique la créatrice de mode, et chaque civilisation possède son habit traditionnel et spécifique ; elle donne ainsi l’exemple d’une civilisation de femmes Qashqai 400


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Ecole en Palestine (tcharchaf) C Pierre-William Henry, 2007

ans auparavant qui fabriquaient leurs souliers dans la même couleur verte que leur habit. Elle se voit en quelque sorte en tant que facilitatrice pour accéder à une nouvelle période de l’habillement en Iran.

Iranian Woman Fashion www.freeonlinefashion.com/ clothing/iranian-woman-clothsfashion

www.lotus-journal.com Depuis 2000, Mahla Zamani crée des défilés en Iran pour des femmes uniquement. Elle a égale­ ment créé le premier magazine de mode persan, Lotus, un magazine de grande qualité, une sorte de Vogue locale qui a eu l’approbation du Ministère de la Culture et Guidance islamique. Elle introduit le site « Lotus » avec ces paroles : « Le future de l’Iran appartient à ceux qui connaissent bien notre passé »10. Une mode issue de la tradition La mode islamique n’a pas besoin d’être maus­ sade, voilà le message des jeunes créatrices de mode. Le manque d’inspiration pour les habits de tous les jours a fait que jusqu’à présent les jeunes

10 http://www.china.org.cn/video/2010-08/05/content_20647655.htm

filles en particulier se tournent vers l’habillement occidental. Cette tendance est en train de changer. Il y a un renouveau dans quelques maisons de mode iraniennes paradoxalement à travers leur recherche dans le style des siècles passés. Une étude a démontré que beaucoup de femmes iraniennes seraient en faveur d’une mode orientée plutôt dans la tradition islamique, si elle leur était présentée d’une manière attrayante. Le design doit être moderne et pratique pour qu’elles puissent le porter en dehors de leurs maisons. Habillement attractif et règles vestimentaires Une autre créatrice de mode, Shadi Parand, pense qu’un habillement attractif n’est pas contraire aux règles vestimentaires islamiques. En les observant, il est même possible de créer quelque chose de très beau. La mode consiste à s’habiller de manières différentes. C’est un processus de transformation et de changement continuel. Une femme peut être


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couverte intégralement et tout de même avoir une belle apparence et une présence agréable au regard. Toutefois s’habiller à la manière occidentale est très en vogue en Iran et dans bien d’autres pays. Il se peut qu’il faille du temps pour donner le goût aux différentes populations, d’intérioriser les propo­ sitions de cette nouvelle génération de créatrices de mode islamique moderne.

D’autres magazines et webzines feminins Alâ, le magazine de mode qui porte le foulard11 Lancé il y a quelques mois en Turquie, le magazine Alâ dépasse déjà les tirages d’Elle ou de Vogue. Il répond aux attentes des musul­ manes turques. Comment être élégante, sans attirer l’attention et tout en respec­ tant les règles de la mode islamique ? Astuces et petits secrets sont distillés depuis juin 2011 dans les pages d’Alâ, un magazine de mode unique en son genre, car dédié aux musulmanes de Turquie. II est possible d’être glamour, de porter des talons hauts et d’être chic

11 Article dans le Temps du 13 février 2012 par Delphine Nerbollier

tout en respectant les valeurs de l’islam, explique la rédactrice en chef, Esra Sezis, embauchée via Twitter, il y a un an. De l’aveu de cette jeune femme de 24 ans, élé­ gante avec son foulard noir et sa tenue aux tons bruns, la tâche est toutefois difficile vu le nombre de règles qui encadrent cette mode dite tesettür : usage limité des couleurs, jupes et robes à hauteur des chevilles, manches descendant jusqu’aux poignets, absence de décolleté, vêtements suffisamment am­ples pour ne pas mettre en valeur les formes et port du foulard islamique. Face à la concurrence des autres magazines féminins qui tirent à moins de 20 000 exemplaires chacun, Alâ affiche un très bon démarrage avec 30 000 pièces vendues par mois en Turquie et 5000 en Allemagne. « Elle, Vogue et Marie Claire n’apportent pas de réponse aux fem­ mes qui vivent de manière conservatrice en Tur­ quie», explique Mehmet Volkan Atay, fondateur du magazine. Le potentiel est d’autant plus grand que


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Magasin en Malaisie Ana Ghasarian, 2011

plus de 60 % des habitantes de ce pays portent soit le traditionnel foulard porté lâche (başörtüsü), le turban plus strict qui ne laisse passer aucune mèche de cheveux ou le çarşaf, drap noir qui couvre l’en­ semble du corps. « Nos lectrices sont généralement urbaines, diplômées et de milieux assez favorisés, comme celles de Elle ; mais leur plus, c’est leur intérêt pour l’islam. Du coup, notre lectorat est plus anatolien que celui des autres magazines fémi­ nins », ajoute Mehmet Volkan Atay. Publicitaire de métier, il s’est inspiré du magazine britannique Emel, destiné lui aussi aux femmes musulmanes, pour lancer Alâ. Audrey Hepburn selon la mode de 1956 Extrait « Entertainement »

« Hijab et city » Parler de tout, sans tabous. Ce leitmotiv pourrait être celui de Khadija et Mariame Tighanimine, créatrices du site hijabandthecity.com, webzine féminin participatif, conçu par et pour les musul­ man(e)s.

Depuis 2008, les deux sœurs de 30 et 23 ans squattent la toile avec un objectif bien précis : mettre au placard les clichés. « Au moment du lancement de notre premier blog, on a été bien accueillies, raconte Khadija. Notre blog était un espace fresh, funky. Les gens n’avaient pas l’habitude de lire des billets sur les sujets qu’on proposait. » Et pour cause : parmi les traditionnelles rubriques mode, cuisine ou encore sorties des magazines féminins, les visi­ teurs peuvent consulter des articles spiritualités ou encore célibat, mariage & cie. Liberté de ton On est «hijab» et « city » à la fois, c’est-à-dire qu’on est des musulmanes avec une culture occidentale, explique Khadija, en référence au nom du site ins­ piré de la série culte Sex and the city. On n’est pas une fédération de femmes voilées. Cette liberté, les deux sœurs l’utilisent pour pousser des coups de gueule.


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En ligne de mire : les débats autour de l’islam. Il y a des stéréotypes qui nous collent à la peau, ça en devient pathétique, déplore Khadija. « Les gens pensent qu’on est plus politisées parce qu’on porte le voile. Mais ce n’est pas parce qu’on est musulmane d’origine maghrébine qu’on doit forcément publier un article sur le voile à l’école, par exemple. » Pourtant, en 2009, les blogueuses, elles-mêmes voilées par conviction religieuse, se sont intéressées au débat sur le voile inté­ gral, en recueillant le témoignage d’une femme portant le niqab. « On était les premières à en parler. Le plus important pour nous, c’était de leur donner la parole ». Créer des ponts Autour du site, une communauté s’est créée, avec un esprit hijab­ andthecity. Régulièrement, les sœurs Thighanimine organisent des brunchs et des soirées, « pour se réunir, festoyer, se voir dans la real life », explique Mariame. « On crée des ponts, on ouvre le débat. On a une audience extrêmement diversifiée, avec des personnes qui ne sont pas du tout musulmanes, rapporte Mariame. Les femmes viennent d’horizons socio-économiques très différents. On a des étudiantes, des cadres, des femmes au chômage etc. Il y a même des hommes qui nous lisent ».

En 2010, le site a enregistré en moyenne 90 000 visiteurs uniques par mois, avec une audience en constante hausse. « A notre échelle, on essaye de faire bouger les choses, conclut Mariame ».12

Henne – une autre maniere de se voiler ? La femme, le henné et ses aspects multiples Les femmes de l’Orient se décorent magnifique­ ment avec le henné généralement pour de grandes occasions comme un mariage, mais parfois pour toutes sortes de fêtes. Il peut être appliqué sur les cheveux pour les teindre, les pieds et les mains. Il fait partie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Mauritanie et en Inde, de l’arsenal de la séduction féminine, sous forme de signes mystérieux sur les mains ou dans la coloration des cheveux. Le henné est un arbuste épineux de la famille des Lythracées, dont les feuilles produisent des

12 http://www.liberation.fr/societe/01012324180-on-est-hijab-et-city-a-la-fois, le 7 mars 2011


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Le voile «culturel et esthétique »

Tchador au Maroc Christian Reichen, 2012

Tchador (OTR_256_yazd.jpg) © followyoureyes/http:// freeimagefinder.com

teintes telles que le rouge et le jaune utilisés en teinture textile et corporelle. On extrait de ses petites fleurs un parfum très apprécié. Le henné pousse à l’état naturel dans les régions tropicales et subtropicales d’Afrique, d’Asie du Sud et d’Austra­ lasie, sous des latitudes comprises entre 15 et 25° (N et S) de l’Afrique au Pacifique. Ce colorant dont l’usage est très ancien, puisqu’on en retrouve sa trace sur les momies égyptiennes. Il est utilisé à des fins multiples (henné = sym­ bole de protection et de fécondité) : cosmétique et esthétique, il embellit, nettoie et purifie la peau. D’après des analyses en laboratoire, il aurait des vertus antifongiques et astringentes. Ses fleurs sont exploitées en parfumerie.13

13 fr.wikipedia.org/wiki/Henné, consulté mai 2012

Le voile de l’homme Nous l’avons vu dans le chapitre sur le Voile « patriarcal » qu’il était impensable jusque dans les années 50 ou 60 que les hommes sortent sans couvre-chef. Coutume largement répandue dans toute l’Europe, le couvre-chef symbolise l’autorité ou l’appartenance à une classe sociale; dans son usage religieux, il peut aussi symboliser l’élévation de l’âme vers le ciel quand sa forme est accentuée vers le haut. A travers les âges le couvre-chef a changé régu­ lièrement de forme, allant d’un bonnet (romain) à des capuchons pointus (Moyen-Age) passant par les tricornes et ensuite la perruque au XVIIIe siècle ; puis dès 1870, les hauts-de-forme appa­ raissent, suivis par le chapeau melon après la Première Guerre mondiale. Dès les années 1970, la casquette se popularise et reste à la mode jusqu’à nos jours.


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Le voile «culturel et esthétique »

Le voile

«culturel et esthétique »

D’où vient le mot « chapeau » ? Le mot chapel médiéval viendrait du mot normand Cap, venant lui-même de caput (tête). Selon le dictionnaire de l’Académie fran­ çaise de 1694, le chapelet était aussi une couronne de fleurs portée autour de la tête au Moyen-Age « une couronne de fleurs qu’on met sur la teste dans quelque resjoüissance, dans quelque feste solennelle ». Par la suite on peut lire dans ce même dictionnaire précité : « …les Prestres à la procession portoient un chapeau de fleurs sur la teste ».14 Mais pas seulement dans l’Occident, également dans l’Orient cette coutume est largement maintenue et répandue dès l’Antiquité et dans beaucoup de pays conservée jusqu’à aujourd’hui. Le fez ou tarbouche de Fès Le fez est un couvre-chef rigide masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône tronqué, orné d’un gland noir fixé sur le dessus. Il serait originaire de la Grèce antique, et a été très largement porté par les Byzantins au Moyen-Age. L’hypothèse historique grecque se heurte toutefois à une autre origine du Fez : ce célèbre chapeau de feutre cylindrique et sans rebord, doit son nom à la ville marocaine Fès dont il est originaire. Fabriqué à partir de laine (feutrine) sa

14 http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapeau, consulté mai 2012

teinture rouge vif est obtenue à partir de baies cultivées dans la région. Les Ottomans ont adopté le fez (grec) lors de la conquête de l’Anatolie pour remplacer le turban jugé trop vieillot. Appelé également fez en Turquie, tarbouch en Egypte, ce couvre-chef symbole reli­ gieux et identitaire, adopté par de nombreux étrangers, se répand dans l’Empire Ottoman qui s’étend de l’Algérie à la Syrie. Durant le règne du Sultan Mahmoud Khan II (1808-1839), la mode européenne a progressivement remplacé les vête­ ments traditionnels portés par les membres de la cour ottomane. Le changement a été rapidement adopté par la population et les domestiques les plus âgés, suivis par les membres de la classe diri­ geante et les classes émancipées à travers tout l’Empire. Même si la mode des pantalons et des vestes européennes était progressivement adoptée, elle ne s’étendit pas aux couvre-chefs pour une rai­ son simple : les chapeaux à visière ou à larges bords tels que les chapeaux haut-de-forme sont


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Couvre-chef et voile de l’homme, Palestine 2007 C Pierre-William Henry, 2007

incompatibles avec la prescription de l’islam faite aux hommes de toucher le sol du front pendant la prière. Le sultan émit donc un décret royal qui indiquait que le fez dans sa forme modifiée ferait partie intégrante du costume de l’Empire turc, quelle que soit la religion de ses sujets. De nos jours, il est de plus en plus rare de le voir porté.15

Photo of a Bedouin man in Israel wearing a Fez © Steve Evans aka «babasteve»/ http://br.newikis.com

Le turban Le turban est un couvre-chef, d’origine asiatique, composé d’une longue écharpe enroulée autour du sommet de la tête ou d’un chapeau. Il prend de multiples formes, couleurs et tailles, la longueur de tissu excédant rarement cinq mètres. Les Perses de l’antiquité portaient un chapeau conique parfois entouré de bandes de tissu, ce qui peut être considéré comme l’origine du turban moderne. Le turban se compose souvent de plu­ sieurs pièces selon le pays. Il faut distinguer par exemple entre le turban tarboush tel qu’on le porte

15 fr.wikipedia.org/wiki/Fez_(coiffure), consulté mai 2012

en Egypte et celui qui est en usage en Syrie ou dans d’autres contrées orientales. En Egypte, le turban semble se composer de trois objets, premièrement la petite calotte appelée takia, ensuite le tarbouch qui est un bonnet ou une calotte en drap souvent rouge, couvrant la tête et garni au sommet d’une houppe de soie bleu foncé, et enfin la longue pièce d’étoffe qu’on roule autour du tarbouch. • Le turban – appelé dastar – est étroitement associé au Sikhisme. Il est communément porté au Rajas­ than, en Inde. • Le turban ne fut commun chez les Turcs que pour les sultans de l’Empire ottoman. • Dans la culture arabe classique, le turban était un élément culturel et spirituel important, mainte­ nant remplacé dans les pays du Golfe persique par le keffieh. A noter que pour certains musul­ mans, il est aussi le linceul qui ne les quitte pas. Si la mort vient à les surprendre lorsqu’ils sont


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Le voile «culturel et esthétique »

Le voile

«culturel et esthétique »

seuls, ce turban, qui doit faire deux fois leur taille et être plus large que les épaules, permet à celui qui les trouve de les enterrer selon le rite de l’islam, dans un linceul à même la terre.16 Qu’est-ce un hoodie ? C’est un sweat-shirt avec une capuche et un cordon de serrage pour régler l’ouverture du capuchon ; il peut aussi y avoir une ferme­ ture éclair verticale sur le devant. Ce style de vêtement et sa forme peut être retracée jusqu’à l’Eu­ rope médiévale où les moines portaient une longue tunique ou robe avec un capuchon. Le sweat-shirt à capuche a d’abord été produit aux Etats-Unis à partir des années 1930 et commercialisé par les ouvriers qui devaient endurer des températures extrêmement froides tout en travaillant dehors dans l’Etat de New York. Le sweat à capuche a ensuite gagné en popu­larité au cours des années 1970 ; deux principaux facteurs contribuent à son succès : la culture hip-hop développée à New York à cette époque et le désir de l’anonymat instantané grâce au capuchon. La haute couture a repris et mis en avant ces nouveaux vêtements, comme Norma Kamali et d’autres concepteurs très médiatisés. Le sweat à capuche est de plus

16 fr.wikipedia.org/wiki/Turban- juin 2012

en plus apprécié au fil des années, notamment de par son aspect emblématique dans le film avec le blockbuster Rocky. Dans les années 1990, le hoodie avait évolué pour devenir un vêtement populaire et en même temps un symbole de l’isolement. Les jeunes hommes, souvent planchistes ou surfeurs, ont fait du hoodie leur signe distinctif et identitaire. Par la suite, il a acquis une image négative, étant associé à la difficulté d’être adolescent aux com­ portements anti-sociaux. Angela McRobbie, pro­ fesseur de communication au Goldsmiths College au Royaume-Uni, fait remarquer qu’en le portant, outre l’anonymat, la capuche préserve le mystère et cache l’angoisse. L’origine du hoodie est le noir américain de la culture hip-hop mais à ce jour le hoodie est totalement intégré et constitue un élé­ ment clé de l’économie mondiale. Loisir et sport l’ont adopté. Il est très présent dans la culture Rap qui raconte l’expérience de l’exclusion sociale et


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Ansegisus und Hl. Bega Peter Paul Rubens circa 1612/1615

dans laquelle il est considéré comme un signe de protestation. L’adoption de la capuche n’a ni âge, ni sexe, ni ethnie, elle est portée par toutes sortes de personnes à travers le monde.17

Voile et seduction

Girl wearing a Hoodie © Helga Weber, http://www.flickr.com

Séduire du latin ancien subducere se traduit par soulever, retirer et du latin ecclésial seducere par amener à part, à l’écart. Pour soulever ou retirer quelque chose, il faut que l’objet ou la personne du désir soit enveloppé ou voilé. Tandis que amener à part ou à l’écart un objet ou une personne désirés, cela veut dire de le ou la dissimuler du regard des autres. Ce sont deux actions inverses mais à chaque fois, il y a séduction et voilement soit à l’origine soit comme finalité. Une séduction exemplaire par le voilement se trouve dans le livre d’Osée : Dieu veut séduire Israël, Il l’amène à l’écart, Il se révèle

17 en.wikipedia.org/wiki/Hoodie 18 www.collevalenza.it/Francese/Art005.htm, consulté juin 2012

ou se dévoile par sa compassion et soulève le voile de l’ignorance à son peuple élu. Malgré tout, Dieu continue à aimer Israël (son épouse), à rester fidèle ; il ne l’abandonnera pas à son destin mais, poussé par sa compassion (c’est un retournement), il projette de la séduire à nouveau, de reconquérir son cœur, et dit : « C’est pourquoi je vais la séduire, la conduire au désert et je parlerai à son cœur (Os 2, 16) ». C’est dans cette tentative pour récupérer l’amour de l’épouse qui s’est montrée infidèle que s’insère le thème important du désert, comme voie de change­ ment de penser (soulever le voile de l’ignorance). Osée voit le désert comme le temps de la jeu­ nesse d’Israël, un temps où, à travers les privations, l’insécurité quotidienne, elle a vécu sa foi avec pureté, son abandon à Dieu, le temps où elle recon­ naissait en Lui son unique Epoux. Ainsi, Osée fait appel à l’amour tendre et miséri­ cordieux d’un Dieu qui se dévoile dans sa durabilité et fidélité.18


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Le voile

« politisé » Introduction

Pourquoi le voile cree-t-il autant de controverses ? Compte tenu de l’histoire du voile, que peut signifier l’expression « voile islamique » ? Comment en est-on venu a donner au voile un role actif dans les debats concernant la liberté sociale ?

D

Le voile vu comme « corps etranger »

Quelles sont ces craintes. Quelles sont aussi les revendications ou motivations des femmes qui désirent porter le voile – ou de celles qui ne désirent pas le porter ?

Il est difficile pour la pensée occidentale de comprendre le port du voile quelles qu’en soient les raisons. Il fait l’effet d’un « corps étranger » et évoque une société « inadaptée ». On peut se poser la question : inadapté à quoi ? Quelle est la mesure ? Toutefois, dans la plupart des pays islamiques, il symbolise la « patrie » et la « sécurité » dans la oumma (du mot arabe umm : mère, mot qui désigne aussi la communauté, la nation). Evidemment le plus difficile à comprendre est le port du voile inté­ gral. Bien que le voile ait fait partie des communau­ tés chrétiennes occidentales et soit toujours recom­ mandé, dans certains pays, pour aller à l’église, l’argumentation de Paul (voir le chapitre du Voile « patriarcal ») s’appuie essentiellement sur l’ordre des genres symbolisé dans le récit de la Genèse. Il est souvent interprété à partir d’une compré­

ans la société occidentale, le voile est perçu comme signe visible d’appartenance à une religion qui suscite des craintes.

La perspective historique nous a montré que l’attribution du voile spécifiquement à l’Islam sème la confusion. Dès lors, il vaut mieux considérer le voile comme un élément parmi les nombreux symboles culturels, cultuels ou identitaires. D’où la question suivante : Quelles valeurs sont importantes dans telle société et quels symboles peuvent être utilisés dans le respect de la liberté de chacun, et sans aucune ambiguïté ?


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Le voile « politisé »

Une procession de flagellation (1812-1819) Francisco de Goya (1746-1828)

Capriotes noires à Romont, Vendredi Saint © Pierre-William Henry, 2007

hension patriarcale. Les arguments de Paul n’ont cependant pas été utilisés à des fins politiques ; c’est la différence essentielle entre l’Orient et l’Occident concernant le port du voile. Une autre dimension politique s’ouvre également dans les débats autour du voile et du dévoilement, au-delà de la question des genres1. Ce n’est qu’à partir des attentats du 11 septembre que l’on trouve le débat autour du foulard au centre des diver­ gences politiques. Derrière l’émulation sur le voile se cache la peur du terrorisme. Le voile est alors le symbole visible de l’ennemi invisible, les soi-disant « réseaux dormants », c’est-à-dire l’adversaire qui s’introduit comme un corps étranger dans une société et y vit sans histoires jusqu’au jour où il déploiera ses qualités dangereuses. Pourquoi cette peur ? Qu’est-ce qui a pu produire ce clivage entre l’Orient et l’Occident ? Et qu’en est-il de l’héritage religieux et culturel commun au MoyenOrient ?

1 Christina von Braun, Edith Mathes Verschleierte Wirklichkeit p. 79 2 Ibid p. 230

Orient et Occident : deux logiques differentes du savoir2 Le débat sur le voile va aider à décrypter la rela­ tion entre l’Orient et l’Occident. Tous deux ont des conceptions différentes qui engendrent certaines exclusions mais qui peuvent également créer des liens. La relation différente entre l’écriture et l’ora­ lité a produit (nous l’avons vu dans le chapitre du Voile « patriarcal ») des logiques de pensées dis­ tinctes. Cette différence se remarque aussi au niveau de la cohésion sociale et de l’ordre des genres. La transmission des traditions et du savoir par voie orales créent une flexibilité et une capa­ cité d’intégration. Une dominance de l’écriture par contre favorise le caractère figé du fondamenta­ lisme et de l’orthodoxie ainsi que la mise en avant du principe masculin dans la religion et dans le savoir.


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Le voile « politisé »

Le voile

« politisé »

Comment alors est-il possible que l’Occident ait pu développer un élan si progressiste vu que c’est justement son système d’écriture qui l’a éloigné de l’oral ? D’où puise-t-il sa force du renouvellement que l’Europe a développé après la Renaissance dans les domaines de la science et de la technique ? Il y a plusieurs réponses à cela. Sa floraison est due à la transmis­ sion du savoir de l’Orient. Les Arabes ne sont pas uniquement les transmetteurs de la pensée grecque, ils sont eux-mêmes de vrais vecteurs culturels. Ils gardent vivantes les disciplines qu’ils ont adoptées et enrichies de leurs propres questionnements. Les Euro­ péens commencent à s’intéresser aux sciences naturelles et à la phi­ losophie de leurs ennemis musulmans en l’an 1100. A ce moment, ces disciplines sont au sommet du savoir. Avant que les Européens ne fassent eux-mêmes des progrès, ils doivent réapprendre leur ancien savoir des Arabes.

Le savoir et la colonisation arabe Avec la colonisation au VIIe et VIIIe siècle du territoire méditerranéen par les Arabes, leurs diri­ geants ont fondé des écoles et des universités et cela bien avant les premières universités chré­ tiennes. On y étudie les trésors du savoir égyptien, grec, romain, syrien et perse, un savoir qui est lar­ gement réprimé et oublié pendant longtemps dans le christianisme occidental. Les colonisateurs islamiques considèrent les juifs et les chrétiens comme faisant partie de la famille des croyants ; ainsi les scientifiques des trois religions travaillent ensemble pour traduire en arabe les textes en langues étrangères. Les textes d’Aristote sont traduits intégralement en arabe et commentés richement. De même pour les œuvres d’Hippocrate et de Gales.


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Orient et Occident – un même foyer Ancienne cartographie

Peu à peu s’est constituée une littérature arabe des sciences naturelles, de la logique et de la méta­ physique et en même temps se développe le voca­ bulaire technique. Des manuels représentatifs des médecins arabes comme Razès (865-932), Avi­ cenne (980-1037) – son canon de la médecine par exemple est traduit en latin au XIIe siècle et indis­ pensable à la formation des médecins européens au-delà du XVIIe siècle – et Averroès (1126-1198) s’orientent avant tout d’après les observations cli­ niques et ne sont pas vraiment soumis aux réflexions dogmatiques de la religion. Sous la domination isla­ mique, les fondements religieux et l’interprétation radicale du monde par la science n’ont pas connu des positions aussi contradictoires que dans l’Eu­ rope chrétienne du début de la modernité. La science pratiquée dans les pays musulmans n’a pas l’obligation d’apporter des preuves religieuses.

Le développement de la médecine au Moyen-Age montre typiquement la différence entre les deux logiques : dans le christianisme, la médecine et les soins du malade sont soumis au dogme religieux. La guérison de l’âme est prioritaire. En supportant la maladie, le croyant peut prouver sa crainte de Dieu. Le savoir arabe est arrivé avant tout par l’Espagne qui de 715 jusqu’en 1492 est dans cette croyance. Juifs, chrétiens et musulmans y vivent et travaillent ensemble et atteignent un haut degré de développe­ ment. Des villes comme Tolède, Séville, Cordoue et Grenade sont des centres du savoir et de l’art. L’incorporation du savoir arabe se fait progressi­ vement et s’étale sur plusieurs générations. Ces sources d’origine se sont effacées et oubliées avec le temps.


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Le voile

« politisé »

La structure specifique de la pensee occidentale

Secularisation et politisation3

Le développement de l’imprimerie en Occident, la mesure du temps et la rationalité des Lumières renversent les premières logiques du savoir. Le monde islamique refuse l’imprimerie pendant longtemps et l’Empire Ottoman l’introduit seulement au XVIIIe siècle. On explique cela avec la sacralité de la transmission orale, ce qui est impensable dans le christianisme, où dès le début ou presque, l’écriture est le véhicule de la transmission. Faire abstraction et dépasser sa corporalité par l’alphabet grec (Voile « patriarcal ») va être le moteur principal pour le progrès occidental. Les acquis de la technique moderne sont donc le résultat d’une structure spécifique dans la logique du savoir occidental.

Par le processus de la sécularisation chrétienne l’islam est mis devant une situation similaire à celle des communautés juives autour de 1800 vivant dans l’espace culturel chrétien. Elles devaient alors trouver une nouvelle définition pour vivre leur corps sur les plans social et religieux. Elles ont réagi à trois niveaux différents. D’abord par l’orthodoxie, qui est apparue comme telle au moment où d’autres formes d’expression du judaïsme sont apparues. Une deuxième réaction a été une prise de distance par rapport à la commu­ nauté religieuse. Dès lors, une définition culturelle de la judéité s’est développée, de laquelle est issue le nationalisme juif et, plus tard, le sionisme. La troisième forme de réaction a consisté à redéfinir la religion juive en tant qu’expression de sa foi, en analogie au christianisme, même si, à cause de

3 Ibid p. 333


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Stanza della Segnatura im Vatikan für Papst Julius II., fresque murale: L’école d’Athènes, 1509-1510 Raphael (1483-1520)

cette définition, la religion risquait de devenir une affaire privée. Evidemment cette évolution avait des conséquences graves pour la communauté juive. Pour la première fois, leur exégèse devenait concurrentielle, et non plus conciliable, en parti­ culier pour les juifs engagés. Un développement similaire peut être observé dans l’islam, en contact avec le processus de sécula­ risation du christianisme. Peu importe si cette confrontation a eu lieu au travers de la colonisation (Egypte) ou par l’introduction de la pensée occiden­ tale dans la culture (Turquie). Dans les deux cas, il s’agit du « phénomène de la re-personnalisation » de la société. Il s’agit d’une nouvelle détermination de la personnalité islamique dans le nouveau contexte de l’Etat nation4. Dans ce processus de sécularisa­ tion forcée, l’interprétation orthodoxe de l’islam prend son origine et débouche sur l’islam politique. « L’islam radical est le produit des temps modernes et en même temps il est son ennemi déclaré »5.

4 Ibid, note 676 Allam « Islam in einer globalen Welt » 5 Ibid, note 677 Dan Diner « Revolutionizing the Wider Middle East »

En conséquence les enseignements de l’islam sont nouvellement interprétés et en parallèle se fait un détachement de la religion qui trouve partielle­ ment son expression dans un nouveau nationa­ lisme. Comme dans le judaïsme du XIXe siècle, on peut constater que ces différents développements sont difficilement conciliables. Nilüfer Göle parle d’un islam moderne caractérisé par deux courants différents. L’un des deux est défini par « l’islam culturel ». Celui-ci s’engage contre l’appauvrisse­ ment de l’islam par une politisation et s’oppose à une « profanation par la sécularisation ». Dans ce concept, on donne le privilège à la religion par rap­ port à l’Etat ; dans son centre se trouve l’individu. L’autre courant qui représente « l’islam politique » voit l’ordre de la société selon le droit islamique. L’islam politique est un courant de haut en bas qui se réfère essentiellement à l’Etat – paradoxalement, il ne diffère pas beaucoup du processus de sécula­ risation provoqué par Atatürk à travers la loi.


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Le voile

« politisé »

L’islam culturel part cependant de la « personnalité islamique et son identité » et lutte surtout pour l’indépendance du domaine spirituel. Malgré les différences foncières entre la Turquie et l’Egypte, les deux pays présentent des phénomènes similaires, en particulier dans l’ordre des genres et le rôle qui est donné à la femme. Comme en Egypte, la Turquie voit dès le milieu des années 1980 réappa­ raître le voile et comme en Egypte, l’islamisme se répand à nouveau dans les villes en particulier pour s’intégrer dans les lieux où les valeurs et les symboles principaux de la société sont élaborés. Autant en Egypte qu’en Turquie, les universités sont la plaque tour­ nante de ces changements.

Le corps social dans les trois religions du livre6 Le mot templum signifie littéralement « ce qui est détaché du lieu », la coupure entre profane et sacré. Ce qui veut dire que le temple dédié à Dieu n’est pas le monde, mais le lieu attribué à la transcendance. Pour les trois religions du livre, les deux dimensions

6 Ibid p. 291

– le sacré et le monde – sont liées l’une à l’autre. La représentation du lieu séparé en tant que dimen­ sion divine qui est en interaction avec la dimension profane de la communauté des croyants. L’analogie du corps social et du corps organique joue un rôle important, par conséquent le corps féminin est mis en point de mire dans les trois religions. Dans le judaïsme, par l’observation des 613 lois – qui se réfèrent presque exclusivement à la régle­ mentation du corps organique – les croyants s’uni­ fient en un corps social, même s’ils vivent dans des pays éloignés. Ainsi la communauté devient un templum terrestre : Dieu habite parmi son peuple, le temple est le lieu de la rencontre entre Dieu et son peuple (ce qui est une nouveauté par rapport aux religions antiques où les dieux étaient inaccessibles au peuple). Mais il y a tout de même une séparation entre Dieu (incorporel) et le corps social (son lieu d’habitation).


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A la plage, Malaisie Ana Ghasarian, 2011

Dans le christianisme, l’humanité du Christ, Fils de Dieu, devient la tête de la communauté des croyants qui forment le corps. Cela change la com­ préhension de la corporalité : la communauté et le Fils de Dieu forment ensemble un corps entier. Elle sera toutefois influencée par la philosophie grecque qui hiérarchise la tête et le corps pourtant intimement liés. Dans l’islam, le corps social est d’un autre ordre. Comme dans le judaïsme, il est en lien très étroit avec le credo, le rituel et la pratique, mais il est aussi d’emblée lié au système de règles du corps politique. La oumma représente le corps de la com­ munauté des croyants musulmans mais aussi le peuple. Ce mot est étymologiquement apparenté avec mère, umm, (selon les recherches du scienti­ fique Ludwig Ammann, spécialisé en islam) et on peut le retrouver dans le mot ‘amma – guider et imam – le guide et immat – la manière de vivre. Cela s’explique probablement par le rôle de la mère :

7 Ibid p. 290

elle qui donne naissance à ceux qui constitueront le peuple oumma, et c’est encore la mère qui est à la base de la socialisation culturelle, puisque c’est par elle que le petit enfant apprend la première sociali­ sation ; le corps féminin devient ainsi dans un sens symbolique et figuré le foyer du peuple.

L’allegorisation du corps feminin7 Dans les deux territoires culturels, l’Occident et l’Orient, la désignation allégorique du corps féminin a des conséquences importantes pour les femmes. L’allégorisation du féminin est souvent liée à un rôle paradoxal de la femme : d’une part, elle repré­ sente une communauté et d’autre part le corps féminin symbolise ce qui est exclu, ce qui est mis à part. Dans la société occidentale, toutes les allégo­ ries communautaires étaient féminines : par exemple Ecclesia (la communauté des croyants), Marianne,


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Le voile

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Britania, Germania ou Helvetia en tant que Nations. La féminité joue ici un rôle prédominant tout en gardant sa double symbolique. Avec l’évolution de la société, elle se déconstruit pour trouver un nouveau sens. Toutefois, le contrôle sur le corps féminin semble rester central que cela soit par le voilement ou par le dévoilement.

L’historique de la segregation feminine8 Même si dès le début, l’islam se sert d’un système de règles autant pour la communauté religieuse que politique, on ne trouve ni dans le Coran ni dans les Hadiths des indications affinées à ce sujet. Le codex se développe peu à peu. Souvent, on s’appuie sur la réglemen­ tation existante de la région conquise, les religions dominantes dans ces régions étant le judaïsme, le christianisme et le zoroastrisme. La religion la plus importante dans le territoire perse était le zoro­ astrisme monothéiste environ VIe s. av. J.-C. Il est surtout observé au niveau de la classe dirigeante. Cette religion demandait la totale soumission de la femme à l’homme.9 A Byzance, le christianisme

8 Ibid p. 302 9 Ibid, note 597 Ahmed Women and Gender in Islam 10 Ibid p. 305

devient la religion dominante dès 330 et beaucoup de chercheurs attribuent la répression contre les femmes dans cet empire à des coutumes orientales. Mais pourtant, dans la société grecque, précurseur de l’empire byzantin, le système du pouvoir patriar­ cal oppresseur des femmes est bien développé. Dans les deux empires, les femmes sont soumises à la ségrégation, il y a une séparation entre le monde extérieur des hommes et le monde intérieur des femmes qui caractérisera peu à peu l’ordre des genres dans l’islam. En Egypte par contre, les femmes jouissent d’une liberté beaucoup plus grande, elles ont la capacité juridique, mais avec la conquête de l’Egypte par les Grecs et la diffusion des mœurs grecques et romaines, la plupart des Egyptiennes perdent leurs droits. Tout ceci est mis en place avant l’introduction de l’islam. Ce dernier va intégrer ces lois dans sa dogma­ tique. Il continuera ainsi une tradition qui se renou­ vellera avec les différents conquérants de l’Egypte.10


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A l’école, Malaisie Ana Ghasarian, 2011

L’Empire Ottoman : la lutte pour le voile11

Revendication féminines, Malaisie Ana Ghasarian, 2011

L’histoire du voile du christianisme et de l’islam est étroitement liée à la rencontre ou plutôt la riva­ lité mutuelle. Cela devient particulièrement visible dans les affrontements guerriers entre les Empires byzantin et ottoman qui se terminent par la conquête de Constantinople en 1453 par les Ottomans. L’Empire byzantin s’est séparé au IVe siècle de Rome et de Constantinople (devenue Istanbul). Le christianisme byzantin est beaucoup plus lié aux traditions orientales et musulmanes que les Eglises occidentales et la pratique du voilement en fait tout naturellement partie. De ce point de vue, en ce qui concerne la séparation des genres, l’Empire byzan­ tin n’est pas différent des sociétés islamiques. Lors de la conquête par les Ottomans, il y avait des harems très élaborés, dans les palais des dirigeants et dans des maisons aisées de Constantinople; ils

11 Ibid p. 75 12 Ibid p. 76

étaient gardés par des eunuques. Cela plaît telle­ ment aux nouveaux dirigeants qu’ils continuent eux-mêmes cette tradition des harems. Lorsque le sultan Mehmet devient en 1453 le nouveau sou­ verain de Constantinople, il va devoir modifier le voilement des femmes musulmanes, qui ne se dis­ tinguent plus assez des femmes chrétiennes. Il ordonne un foulard crème ou blanc et un voile de visage transparent (appelé niqab par la suite) de la même couleur. Les femmes chrétiennes cependant doivent porter du noir. Il s’agit d’une ingérence importante dans les coutumes vestimentaires puis­ que les femmes byzantines portaient alors un voile clair qui couvrait la tête, le cou et les épaules. Le voile noir n’était utilisé que pour le deuil. Des règles vestimentaires pour tous12 Dans le nouvel Empire ottoman, non seulement les femmes sont soumises à des règles vestimen­ taires, mais aussi les hommes. Ils sont obligés de


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porter un turban en public, sa couleur indique leur nationalité ou leur religion. La couleur blanche est réservée au sultan et aux Turcs. Le vert est réservé aux hommes qui peuvent prouver leur parenté avec le prophète Mohamed. Les juifs ont des turbans jaunes, les grecs des bleus et les arabes en ont de toutes les couleurs. Les autres n’ont pas le droit de porter des turbans, mais ont un chapeau. La barbe est également soumise à des règles très strictes puisqu’elle doit indiquer la position sociale de l’homme. Elle est portée par les hommes de la couche sociale élevée, la moustache par contre par des hommes de la couche sociale inférieure. Les règles du sultan Mehmet ne seront que les premières d’une longue liste, qui s’étendra sur cinq siècles. C’est ainsi que les diri­ geants musulmans d’Istanbul gardent l’identité musulmane. A un certain moment, on oblige les femmes musulmanes à porter des vêtements colorés, afin de les distinguer des femmes chrétiennes, en une autre occasion, leurs vêtements seront foncés et elles porteront un tcharchaf noir « le seul et honorable vêtement musulman ». Mais celui-ci sera une fois encore aboli, car le sultan ne supporte plus toutes ces silhouettes emmitouflées (Franger Akkent). La version élaborée du voile devient un phénomène citadin à Istanbul ou à

13 Ibid p. 77

Bursa, qui montre le statut social des femmes. Dans les campagnes, les femmes portent toutefois un simple foulard noué sous le menton. De nouvelles ordonnances avec l’arrivée de voyageurs exogènes13 Des infractions contre les prescriptions du voile­ ment ne sont que très rarement punies jusqu’au XIXe siècle. Dès la moitié du XIXe siècle, le contrôle du port du voile s’intensifie ; c’est le moment où les européens voyagent plus fréquemment en Turquie et commencent à y habiter. Sous ces regards étran­ gers, les voiles traditionnels, transparents et colo­ rés doivent laisser la place à des tissus opaques et sombres. C’est à ce moment que la Turquie adopte le tcharchaf (une sorte de cape qui couvre aussi le nez et la bouche) connu surtout en Perse. Toutefois après quelques difficultés d’acceptation de cette nouvelle ordonnance, il est devenu si populaire que le sultan se voit dans l’obligation de le défendre. Dans un


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Réunion de femmes palestines C Pierre-William Henry, 2012

décret de 1881, on peut lire : « Suivant cette loi il est défendu aux femmes de porter le tcharchaf dans des lieux publics animés ; par contre elles peuvent le porter dans des lieux dépeuplés et en allant en visite. » La raison de ce décret renouvelé plusieurs fois serait due à la mouvance permissive des femmes comme si elles étaient sans voile et de plus elles ressemblaient à des chrétiennes endeuil­ lées. Pour cette raison le sultan Abdulhamid II a « des doutes que ces femmes soient des musul­ manes » – selon la formulation du décret de 1892. La dispute autour de la forme juste du voilement se termine seulement avec la fondation de la République turque le 29 octobre 1923. Mustafa Kemal Atatürk fait alors du dévoilement de la femme une condition de la modernisation nationale selon le modèle occi­ dental. « Il vise la différence la plus profondément ancrée dans le monde de l’Orient musulman et dans le monde moderne occidental, à savoir l’isolement

social. De rendre la femme visible est un signe d’un changement de civilisation. » (Nilüfer Göle) Un nouveau profilage par l’attachement à l’écrit Le profilage du monothéisme sur le territoire arabe se fait en parallèle avec l’ordre symbolique des genres. Comme il est d’usage dans l’Occident, le père représente la loi et la paternité spirituelle. Mais contrairement à l’Occident, son pouvoir n’est pas compris comme un pouvoir abstrait. Les deux concepts du père spirituel et biologique se super­ posent. Aujourd’hui cela se vit différemment. L’is­ lam s’est peu à peu détaché de sa tradition orale et devient de plus en plus attaché aux textes, ce qui engendre des attitudes fondamentalistes. Il se met généralement en place là où on cherche à anticiper une crise définie comme étant issue d’un détache­ ment de l’ordre divin, par peur d’une sécularisation.


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De la segregation au feminisme Les engagements féminins et féministes au Moyen-Orient sont aussi variés que leurs contextes sociaux et politiques. Il serait vain de penser à une uniformité des engagements tant les revendications et les courants politiques ainsi que les pratiques politiques des mili­ tantes sont diverses. La majorité des féminismes au Moyen-Orient a néanmoins été marquée par de grandes étapes historiques qui peuvent apporter certains éléments de comparaison. Trois vagues Au début du XXe siècle, des femmes s’organisent pour revendi­ quer des droits en Turquie, en Iran, en Egypte, au Liban, en Syrie, en Palestine, etc. Ces pionnières s’appuient sur des idées nationa­ listes et modernistes de l’époque. Leur objectif est d’ouvrir l’espace public aux femmes. La scolarisation des filles et le rôle des femmes dans le progrès national sont des revendications partagées par de nombreux mouvements de femmes.

Dès 1906, en Iran, à Téhéran, des femmes mani­ festent dans la rue pour revendiquer leurs droits de citoyennes. En Egypte, le premier journal à se revendiquer féministe est publié en 1925. En Syrie, Nazîra Zayn Al-dîn publie un ouvrage inti­ tulé Pour ou contre le voile dans lequel elle défend le libre choix de porter ou non le voile. Ce premier temps des mobilisations des femmes au MoyenOrient voit naître la première conférence des femmes arabes (Le Caire, décembre 1944), qui débouche sur la formulation de revendications poli­ tiques adressées à leur gouvernement : restrictions concernant la polygamie et la pratique masculine du divorce, âge légal du mariage à 16 ans, éduca­ tion mixte, soins médicaux pour les populations défavorisées. Cette première vague s’appuie sur une approche nationaliste du féminisme.


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Réunion de femmes en Palestine C Pierre-William Henry

La deuxième grande étape a lieu entre 1945 et 1980. Des Etats autoritaires (Iran, Egypte, Irak, Syrie) accordent des droits aux femmes. Se met en place un féminisme d’Etat, qui est assimilé à la deuxième vague. Les gouvernements accordent certains droits, tout en limitant les formes de reven­ dication. Ainsi, Nasser en Egypte accorde le droit de vote aux femmes, mais dissout toutes les organi­ sations féminines. Depuis les années 1980, dans certains contextes, un autre mouvement politique de femmes a émergé : le féminisme islamique. En Iran, en Jordanie, au Koweït, certaines militantes s’appuient sur une relecture du Coran pour défendre leurs droits. Elles en dénoncent la lecture patriarcale et se mobilisent contre les discrimina­ tions politiques, sociales, économiques et juridiques entre les sexes. Ce tour d’horizon historique, lacunaire et géné­ ralisant, permet néanmoins de souligner la diver­ sité et l’histoire complexe des mouvements fémi­

nistes au Moyen-Orient, qui sont souvent occultées par des images « choc » de manifestantes partici­ pant aux mobilisations politiques récentes dans les mondes musulmans. Alliance iranienne Mettons en lumière maintenant les mouvements de femmes iraniennes qui ont été particulièrement actifs lors de la campagne électorale de 2009. Plu­ sieurs organisations et des militantes revendiquant l’égalité des droits, ont saisi ce temps politique fort pour former une alliance appelée « Union des mouvements de femmes pour la présentation des revendications dans les élections ». Pour la première fois, 700 militantes et plus de 40 associations ont agi ensemble pour porter la question des femmes dans les débats électoraux. Certaines pouvaient être associées aux mouvements du féminisme islamique iranien, d’autres s’inscrivaient dans une démarche laïque. Comme elles le revendiquaient dans leurs


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tracts, ces femmes, issues de formations politiques différentes (réformistes, conservatrices modérées et laïques), venaient aussi de structures différentes (ONG, syndicats, partis politiques, engage­ ment individuel…). L’objectif de ce rassemblement hétérogène, sans étiquette poli­ tique autre que celle de militantes pour les droits des femmes, était d’apporter dans les débats électoraux leurs revendications quant à la situation des femmes en Iran. Sans soutenir un candidat à l’élection présidentielle, elles présentaient deux mesures clés pour réduire les inégalités sociales, économiques et législatives qui pèsent sur les femmes en Iran. D’abord, elles appelaient le futur président de la République islamique d’Iran à signer la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’encontre des femmes, sans réserve. Ce texte avait déjà été présenté au sixième parlement sous la présidence du réformateur Khatami et ratifié par les députées, mais il avait été ensuite rejeté par le Conseil des Gardiens. Deu­ xième mesure : elles encourageaient le futur président, quelle que soit sa couleur politique et ses soutiens dans la population, à suppri­ mer les lois institutionnalisant les discriminations envers les femmes et à s’engager sur le respect du principe d’égalité entre les sexes.

Mouvement vert En Iran, les mouvements de femmes rassemblent différentes générations, mais restent limités aux classes moyennes, instruites et urbaines. Ils s’ap­ puient largement sur l’utilisation d’Internet (Face­ book, Twitter et blogs) et des téléphones portables pour organiser les mobilisations collectives et diffu­ ser leurs revendications politiques. Les femmes ira­ niennes avaient massivement participé aux mani­ festations et au Mouvement vert qui avaient contesté le maintien au pouvoir d’Ahmadinejad, suite aux élections de 2009. De nombreuses militantes ont, par la suite, été arrêtées et emprisonnées, d’autres ont été placées en résidence surveillée (comme Zahra Rahnarvard, féministe musulmane, universi­ taire et épouse du candidat réformateur Moussavi). Enfin, certaines ont dû choisir l’exil, comme Shirin Ebadi et Parvin Ardalan, rédactrice du journal féministe Zanân et membre de la Campagne Un million de signatures.14

14 Source  : altermondes.org/spip.php?article967 Par Lucia Direnberger | Université Paris 7 Denis Diderot


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Peregrinatio in terram sanctam Erhard Reuwich in Bernhard von Breydenbach, 1486 (rainbowfish)

« Beyrouth-Damas 1928 : voile et dévoilement » de Leyla Dakhli : critique de son article L’article « Beyrouth-Damas 1928 : voile et dévoi­ lement » s’intéresse aux enjeux du débat exalté sur le port du hijâb (voile islamique vu comme une injonction religieuse) qui s’est imposé à la fin des années 1920 dans les deux capitales levantines alors sous mandat français. Plus particulièrement l’auteure s’appuie sur la réception de l’ouvrage Al-sufûr wa-l-hijâb (Pour ou contre le voile) de Nazîra Zayn al-dîn, jeune théologienne musulmane alors âgée de 20 ans. Le début du XXe siècle fut tourné vers l’émanci­ pation nationale à laquelle les femmes étaient active­ ment associées, en tant que symbole de modernité. L’auteure s’interroge sur les causes et les conséquences du changement de cap et polarise la « question féminine » autour de la tenue vestimen­ taire. Elle explique que dans les années 1920-1930,

la politique source de division communautaire et confessionnelle a « renforcé la spécificité du statut des musulmanes » ; le propos s’est alors centré sur « les interdits visant particulièrement les femmes musul­manes dans leurs représentations communes ». C’est dans ce contexte que l’ouvrage de Nazîra Zayn al-dîn est paru, comme réponse au carcan, symbolisé par le hijâb, imposé aux femmes musul­ manes. Dans son traité, la jeune femme démontre à son père (un cheikh druze considéré comme une autorité religieuse au Liban) la nécessité de l’éman­ cipation des femmes par la religion. Mais elle défend surtout « le droit pour chaque musulman et musulmane de ne pas suivre aveuglément les pres­ criptions des oulémas » ; « elle n’est pas simplement contre le port du hijab, elle est pour que chaque femme puisse envisager de le porter ou de l’ôter en conscience ». Son succès (première édition épuisée en deux mois) par la qualité de son travail, est apprécié par certains oulémas respectés et stigma­ tisé par d’autres.


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Le voile

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Par-delà la question du voile, l’œuvre de Nazîra touche au droit des femmes puisqu’elle établit un fondement individuel à la pratique religieuse et revendique une égalité entre l’homme et la femme dans l’interprétation des textes. Elle participe ainsi à un mouvement plus large de conquête politique et sociale pour les femmes dans la région. Toutefois, la portée de ce mouvement se heurte à la conjoncture poli­ tique et sociale. Dans le contexte du Levant colonial, les tenants du dévoilement, associés à la modernité et à l’ennemi occidental, ont dû céder le pas devant les indépendantistes, érigés en garants d’une tradition retrouvée ou réinventée, associant l’imposition du port du voile à la « vraie » tradition. Cet article, d’une qualité remarquable, n’est pas sans rappeler les débats actuels sur le port du voile, tant en Europe qu’au MoyenOrient. Nul doute qu’une traduction de l’ouvrage de Nazîra susciterait l’intérêt de plus d’un lecteur. Deux questions restent tout de même en suspens : dans la mesure où Nazîra était de confession druze (branche hétérodoxe issue du chiisme ismaélien), on peut se demander si d’une part, son analyse évoque des particularismes culturels et religieux druzes et, d’autre part, si cet élément a entravé la diffusion de son message chez les musulmanes sunnites orthodoxes.15

Trois femmes musulmanes feministes16 Amina Wadud (née le 25 septembre 1952 à Bethesda [Maryland], Etats-Unis) est professeur d’études islamiques à l’université du Common­ wealth de Virginie et elle est l’une des figures de proue du féminisme musulman. Elle avait fait sen­ sation, en mars 2005, en dirigeant la prière du ven­ dredi devant une assemblée mixte, contestant ainsi la fonction exclusivement masculine de l’imamat. Tenante de positions libérales, elle refuse toute interprétation littérale du Coran, prône l’égalité entre hommes et femmes, et se dit même en faveur de l’autorisation du mariage homosexuel entre musulman-e-s. Se disant consciente que « pour cer­ tains, le féminisme islamique est un oxymore », elle s’affirme pourtant comme simultanément « pro-foi et pro-féministe ».

15 Source : Nora Benkorich, Femmes engagées au Moyen-Orient, La Vie des idées, 10 décembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees. fr/Femmes-engagees-au-Moyen-Orient.html 16 Informations wikipédia, mai 2012


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Femmes en Palestine C Pierre-William Henry

Fatima Mernissi, née en 1940 à Fès, est une sociologue, écrivaine et féministe marocaine. Elle s’inscrit dans l’une des premières écoles privées mixtes du pays et poursuit ses études à Rabat, puis en France et aux Etats-Unis. Depuis les années 1980, elle enseigne à l’université Mohammed V de Rabat. Fatima Mernissi mène en parallèle à sa car­ rière un combat dans la société civile : elle a fondé les « Caravanes civiques » et le collectif « Femmes, familles, enfants ». Elle a reçu en mai 2003, avec Susan Sontag, le prix littéraire du Prince des Asturies.

rôle des femmes. Elle est devenue avocate des dis­ sidents et a milité pour faire évoluer son pays, notamment dans le domaine du droit des femmes. Elle a enseigné le droit à l’Université de Téhéran et œuvre pour la défense des droits des enfants et des femmes. Elle est le porte-parole officieux des femmes iraniennes qui ont joué un rôle clé dans la campagne présidentielle de Mohammad Khatami et depuis, elle se bat pour que les femmes aient un plus grand rôle dans la vie publique. Depuis 2009, elle vit en exil.

Shirin Ebadi, née le 21 juin 1947 à Hamadan en Iran, est une avocate iranienne. Elle a reçu le Prix Nobel de la paix en 2003. C’est la première Iranienne à recevoir ce prix. Elle fut la première femme en 1974 à devenir juge en Iran. Elle a dû abandonner son poste en 1979 à cause de la révo­ lution iranienne, lorsque des religieux conserva­ teurs ont pris en main le pays et fortement limité le

Le voile en tant que moyen d’Emancipation : une histoire paradoxale17

17 Verschleierte Wirklichkeit p. 320

Est-ce qu’il faut déposer son héritage culturel pour devenir indépendant ? Ou juste le mettre en question pour le redéfinir ?


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Nous l’avons vu, la politisation du voile n’intervient qu’à partir de la confrontation avec l’Occident sécularisé. Dès lors, ce premier est de plus en plus instrumentalisé plutôt dans un but d’identité antico­ lonialiste. Paradoxalement, c’est à travers le discours occidental que la nouvelle valeur du voile apparaît comme « symbole de résis­ tance ». Dans ce mouvement autour d’une nouvelle signification, « le voile est finalement trempé de multiples significations » (voir aussi les mouvements féministes plus haut). Il faut aussi tenir compte du fait que l’émancipation de la femme en Orient est imprégnée d’une stigmatisation occidentale. Dès la fin des années 1920, les femmes sont admises dans les universités. Sou­ vent le voile est porté par des femmes venant d’un milieu campa­ gnard. Il leur sert de protection dans le monde cosmopolite et leur permet de garder leurs propres valeurs. Dans ces mêmes années, les frères musulmans commencent à s’organiser dans un esprit antioccidental. Ils refusent la vision occidentale de la femme et pré­ tendent que « l’Occident utilise les femmes et la sexualité pour son profit »18 ce qui ne peut pas être démenti entièrement (voir chapitre le Voile « dévoilé »).

18 Ibid, note 644 Leila Ahmed, Women and Gender in Islam

Le voile devient alors signe de la lutte contre le colonialisme, il fonctionne comme une protection qui permet d’apprivoiser la modernité et son proces­ sus transformateur. Ainsi, le voile devient une « patrie portative » pour les femmes elles-mêmes. Cette patrie ne signifie pas « régression ou être arriérée » mais permet une auto­ détermination féminine. Nous avons pu constater que dans l’Antiquité et au Moyen-Age, surtout dans les pays arabes, le voile est prescrit aux femmes de milieux citadins et aisés. Paradoxalement, dans l’histoire récente, il est porté pour surmonter les différences de milieu. Il s’agit alors d’un bout de tissu qui ne signifie pas un état rétrograde mais une transition. La revendication de certaines féministes occidentales contre le voile implique que les femmes occidentales se donnent le droit de mettre en question les valeurs qu’elles ont reçues et de se libérer de leur héritage culturel ou de le redéfinir. Dans leurs revendications, les


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Vente de tschador en Palestine © Pierre-William Henry, 2008

femmes musulmanes devraient également se défaire de leur héritage culturel19. Une telle exigence donne l’impression d’une imposition colonisatrice, qui, pour l’islam, n’est pas intégrable.

Le voile masculin politise20

L’homme portant un keffieh, Ramallah, Palestine © Pascale Mannaerts

Il s’agit du keffieh ou kéfié qui est la coiffe tradi­ tionnelle des paysans arabes et des Bédouins. Il permettait de distinguer les citadins des ruraux. Aujourd’hui, le keffieh est porté par toute la popu­ lation arabe de la péninsule arabique, de Palestine, d’Irak, de Jordanie, de Syrie et dans une moindre mesure en Afrique du Nord. Le keffieh est devenu l’emblème des Palestiniens. Issu de la région appelée anciennement « al-Hijaz », « al-Iraq », « al-Yaman », « Accham » et « Filistin », il s’est généralisé au point de devenir un élément de costume commun à tous les bédouins et à tous les paysans d’Arabie et du Moyen-Orient.

Ce terme keffieh a une étymologie commune avec le mot cofia en espagnol, le français coiffe et le por­ tugais coifa. Le mot a été emprunté aux Italiens au Moyen-Age qui faisaient du commerce dans les ports d’Egypte et de Syrie. Au cours de la révolte arabe de 1936-1939 menée par Aziz Ben Bou Da Oud, contre la pré­ sence anglaise en Palestine, le keffieh revêtait une importance capitale pour les Palestiniens. En effet, les révolutionnaires portaient alors le keffieh, qui leur servait à se protéger le visage et à ne pas être reconnus par les Britanniques. Mais cela les rendait bien évidemment plus repérables dans les villes et les arrestations se mul­ tipliaient, les porteurs du keffieh étant considérés comme des opposants. C’est alors que toute la population fut appelée à porter le keffieh. Les cita­ dins abandonnèrent le tarbouche (signe de distinc­ tion sociale) pour porter le keffieh, qui était, comme écrit plus haut, une coiffe paysanne.

19 Ibid, note 653 Fadwa El Guindi, Veiled Activism. Egyptian Women in the Comtemporary Islamic Movement 20 Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Keffieh, juin 2012


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Le voile

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Il fut popularisé par Yasser Arafat dans les années 1960, lorsqu’il se fit remarquer comme leader de l’OLP. Le keffieh reste le plus important symbole des activistes palestiniens. Pour les Palestiniens, sa couleur indique aujourd’hui la fraction à laquelle se réfère le por­ teur (Hamas, Fatah, FPLP...). (Le keffieh vert et blanc est le symbole du Hamas, le keffieh noir et blanc est le symbole du Fatah, le keffieh rouge et blanc est le symbole du FPLP). Son port est donc bien souvent assimilé à un soutien à la cause palestinienne. C’est ainsi que dès les années 1980, le keffieh fut adopté en Europe en priorité par des militants de mouvements anarchistes. Le keffieh est devenu un objet de mode à la fin des années 2000, prenant des couleurs n’ayant pas de lien avec le keffieh originel (bleu, rose, vert, jaune), apparaissant même dans des défilés de grands créateurs de mode parisiens. Le véritable keffieh est rouge et blanc ou noir et blanc, admettant quelques légères variantes (noir et gris, gris et blanc, rouge et noir, ...).

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Le Keffieh, Palestine C Pierre-William Henry

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« naturel » Introduction

Il n’y a pas que des voiles en tissus, des voiles symboliques ou spiri­ tuels, le voile est tout d’abord une creation de la nature :

l

es voiles de lumière, les voiles d’eau, de brumes, de brouillard, de nuées, neige, « la nature aime à se voiler » dit Pierre Hadot dans son récit philosophique Le Voile d’Isis et il en « découle que la nature a des secrets, des qualités et vertus occultes, que les hommes ne peuvent la représenter que sous un voile appelant au dévoilement ». C’est un peu comme dans la philosophie spéculative védique, la Māyā est l’illusion d’un monde physique que notre conscience considère comme la réalité. Et il y a la chevelure que Paul de Tarse appelle le voile naturel, alors que dans l’Antiquité, on situe la sexualité dans la chevelure. Pourquoi ce désir de vouloir dévoiler absolument ? Et quel message véhiculent les cheveux ? Comment comprendre l’acte de les raser de force, par signe d’appartenance ou de religion ? Ou de les laisser pousser et ne plus les couper selon la coutume de certains sages orientaux ?

La chevelure : une gloire pour la femme (Paul de Tarse) 1e Epître aux Corinthiens, chapitre 11, versets 13-16 : Jugez par vous-mêmes : est-il convenable qu’une femme prie Dieu sans être voilée ? La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu’il est déshonorant pour l’homme de porter les cheveux longs ? Tandis que c’est une gloire pour la femme, car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. Et si quelqu’un se plaît à contester, nous n’avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus. Paul trouve l’image du voile dans la « nature ». Il n’interprète pas les cheveux longs comme expression culturelle de la représentation féminine, mais il conçoit cette coutume comme un voilement naturel. Dans son explication, il ne semble attribuer aucune force magique ou sexuelle aux cheveux comme il était d’usage dans les temps antiques. L’exigence de les couvrir, afin de ne pas les exposer à des pouvoirs


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Sapins voilés Wolfgang Wackernagel, 2012

démoniaques, serait-elle un héritage archaïque de la compréhension antique ?

XXIII – La Chevelure

Chevelure abondante Eternel féminin, Bibel+Orient Museum, Fribourg

O toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir ! Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! Comme d’autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ; Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire A grands flots le parfum, le son et la couleur Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur. Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé ! Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m’enivre ardemment des senteurs confondues De l’huile de coco, du musc et du goudron. Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde ! N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal


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La magie de la chevelure1 Dans les temps antiques, on pensait que la chevelure de la femme était le siège de sa sexualité, thème exprimé, par exemple, dans le mythe grec de la Gorgone-méduse. Les longs cheveux symbolisaient la magie sexuelle et la fécondité, ils étaient séduisants et dangereux – une ambivalence sous-jacente dans les religions monothéistes. A cause de ces interprétations, de nombreuses cultures avaient des rituels spécifiques: les cheveux devaient être couverts, en particulier ceux de la femme mariée. Pourquoi était-ce d’abord la femme mariée ? La force magique de la chevelure était mise en lien avec la femme sexuellement active. Les vierges n’étaient pas considérées comme des êtres sexués. La Gorgone Dans la mythologie grecque, la Gorgone était une créature terrifiante. Le nom vient du mot grec Gorgos, ce qui signifie «terrible». Il s’agissait de trois filles de divinités marines : Sthéno « la puissante », Euryale, « grand domaine » et la plus célèbre, Méduse, qui était mortelle, contrairement à ses deux sœurs qui ne connaissaient ni la mort ni la vieillesse. On les représentait comme des jeunes

1 Verschleierte Wirklichkeit, p. 62/63

femmes, souvent avec des ailes et de grandes dents; leur chevelure était constituée de serpents. Selon Ovide (Les Métamorphoses), seule Méduse possédait de tels cheveux. Bien que les descriptions des Gorgones varient dans les récits de la littérature grecque, le terme se réfère principalement à l’une des trois sœurs, Méduse, aux cheveux de serpents venimeux. Son visage était d’une telle laideur que, quiconque la regardait mourrait pétrifié. Poséidon, attiré par la couleur dorée des cheveux de cette Gorgone, s’était uni à elle dans le temple d’Athéna et cette dernière lui donna cette apparence comme châtiment. Selon une autre version, Méduse était une jeune fille tellement fière de sa beauté et de sa chevelure, qu’elle avait osé rivaliser avec Athéna. Celle-ci, pour la punir, changea ses cheveux en serpents et métamorphosa son regard. Le masque de Méduse est souvent représenté sur des boucliers dans la peinture des vases attiques :


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Die Perlenwägerin Johannes Vermeer 1665

au départ, il peut orner le bouclier de n’importe quel guerrier ; à partir du milieu du Ve siècle av. J.-C., il se rencontre le plus souvent sur des vases et sur des sculptures, comme ornement de l’égide d’Athéna. Cette représentation apotropaïque vise à préserver du mauvais œil. Pour cette même raison, elle est fréquente dans les mosaïques décorant les riches villas romaines.2

Medusa Michelangelo Merisi da Caravaggio 1571-1610

Le sacrifice de la chevelure : une offrande aux dieux grecs3 L’acte de couper les cheveux, dans un contexte où les cheveux longs sont valorisés, a une charge symbolique. La plupart des études sur les rêves et plusieurs essais sur la psychanalyse freudienne parlent même de l’acte de couper les cheveux courts comme équivalent à une castration.4 Ce sacrifice peut être volontaire comme symbole de deuil ou dans un contexte religieux : les moines bouddhistes se rasent la tête en signe du non-atta-

2 Source : wikipedia.org/wiki/Gorgones 25-6-12 3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Femmes_tondues juin 2012 4 http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Frubrique64&lang=fr.html

chement (voir ci-dessous). Dans la Grèce antique, une coutume répandue voulait que les jeunes filles coupent leurs cheveux longs en offrande à Artémis le jour de leur mariage : « La vierge Hippè a relevé sur le haut de sa tête Les boucles de son abondante chevelure, En essuyant ses tempes parfumées. C’est que déjà pour elle est arrivé le temps du mariage. Et nous, bandeaux qui tenons la place de ses cheveux coupés, Nous réclamons ses grâces virginales. Artémis, puisse par ta volonté le jour de son mariage Etre aussi celui de la maternité… » (1 Anthologie grecque, VI, 276)


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La coutume est répandue. L’oblation de la chevelure (partielle ou totale) à l’occasion d’un passage d’âge (mariage pour les filles, puberté pour les garçons) en l’honneur des divinités protectrices de la jeunesse (le plus souvent Artémis pour les filles et Apollon pour les garçons) se pratique dans toute la Grèce et à toutes les époques. Voici une autre évocation, celle de Timaréta dans une épigramme anonyme qui complète le tableau esquissé avec Hippè : « Au moment de se marier, Timaréta, t’a consacré ses tambourins, Le ballon qu’elle aimait, la résille qui retenait ses cheveux, A toi La Marécageuse. Et ses boucles, elle les a dédiées, comme il convenait, Elle vierge, à la déesse vierge Artémis, avec ses vêtements de jeune fille. En retour, fille de Léto, étend la main sur la fille de Timarétos (…) Et veille pieusement sur cette pieuse fille. » (4 Anthologie grecque, VI, 280)

5 Doko, une nonne de Kosetsu-ji, le 20 juillet 2012

Une dernière mèche pour Bouddha5 Dans la plupart des religions, la femme voile sa tête, ou plus, afin de cacher sa féminité. Dans la tradition du bouddhisme zen sôtô, l’une des grandes écoles du bouddhisme japonais, il faudrait plutôt dire que la femme « dévoile » sa tête. En effet, dans cette tradition lorsqu’une personne, homme ou femme demande à entrer dans la Voie du Bouddha, donc à recevoir les préceptes et à devenir un enfant du Bouddha et que le Maître accepte sa requête, la personne se rase la tête, sauf une seule dernière mèche au milieu, qui symbolise la dernière mèche qui sera coupée par le Bouddha, ou son représentant, soit la personne qui est habilitée et certifiée pour le faire. Cette dernière mèche signifie que l’on coupe tous les attachements et que l’on place la pratique du zen au cœur de sa vie. L’appartenance à une communauté religieuse est inscrite.


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La tonsure de Childéric III, dernier roi des Francs 714-755 Artiste inconnu

Bouddhiste zen sôtô rasée Photo personnelle

Dans le bouddhisme zen sôtô, il n’y a aucune obligation, ni celle de recevoir l’ordination de moine, ni celle de se raser la tête, néanmoins, c’est une expérience profonde que de se mettre à nu au moins une fois. Certaines femmes se rasent la tête pour l’ordination et ensuite laissent repousser leurs cheveux. L’ordination n’est pas un privilège, ni une promotion et bon nombre de personnes la pratiquent en tant que laïcs. La tête rasée peut avoir plusieurs significations : en se rasant la tête, on montre son vrai visage, sans décoration, tel qu’il est. Rien de caché, tout est visible. En se rasant la tête, on tranche tous les attachements, surtout l’attachement à soi-même, cause de la souffrance humaine. On dit aussi qu’en se rasant la tête, on coupe la racine des désirs. Malheureusement, ou heureusement, nous sommes des êtres humains et nos cheveux de même que nos désirs repoussent. Nous devons alors raser à nouveau, encore et encore.

C’est une discipline ou plutôt une pratique ininterrompue. Dans les temples au Japon les moines et nonnes se rasent mutuellement, deux par deux, les jours en 4 et en 9 (4, 9, 14, 19, 24, 29). Le fait de se faire raser la tête et de raser la tête d’une autre personne est symbolique, rien ne se fait tout seul et rien n’est fait pour soi-même. Il s’agit donc d’un acte de partage, détaché de tout égoïsme. La tête rasée qui permet de montrer son vrai visage sans décoration peut être considérée comme représentative de la pratique du zen sôtô qui est dépouillée de tout artifice superflu et permet à l’essentiel d’apparaître. Le sacrifice de la chevelure : une stigmatisation ou humiliation Contrairement à l’offrande de la chevelure pour marquer l’évolution de la personne, le châtiment de tonte de la chevelure d’une femme est également


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ancien et présent dans plusieurs cultures : on en trouve des exemples dans la Bible, en Germanie antique, chez les Wisigoths (Goth : ce nom viendrait de giessen verser, visi- sage ou élite), dans un capitulaire carolingien de 805 et il était déjà utilisé au Moyen-Age contre les femmes adultères. Bien qu’il ait différentes significations selon le contexte d’application, ce châtiment a une connotation sexuelle marquée, et vise à faire honte à la coupable ainsi punie. Symboliquement, outre l’humiliation, la violence faite aux femmes au niveau du pouvoir séducteur de leur chevelure correspondrait à une réappropriation de leur personne par la communauté nationale, en leur infligeant une marque publique et une sorte de purification. La tonte est ressentie comme d’autant plus punitive à une époque où le paraître prend plus d’importance; symboliquement, elle frappe également là par où la tondue a fauté, par son pouvoir de séduction. De plus, la tonte est un châtiment visible plusieurs mois. « Durant la première moitié du 20e siècle, des femmes ont aussi subi cette punition dans plusieurs pays d’Europe comme l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne et la Norvège. En France, durant la Deuxième Guerre mondiale et l’année suivante (de 1943 à 1946 précisément), près de 20 000 femmes ont été tondues lors de manifestations

6 Renée Larochelle Le silence des agnelles, septembre 2006.

populaires parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir pactisé avec l’occupant allemand. Dans son mémoire de maîtrise en histoire, Julie Desmarais s’est penchée sur la représentation des femmes tondues à travers un certain nombre de récits, de romans et d’études historiques écrits entre 1942 et 2005. En parcourant son corpus, l’historienne a découvert que la progression de la perception du rôle des femmes dans la société au fil des années influençait leur représentation dans le discours littéraire. De coupable, la femme tondue serait ainsi devenue victime. En Inde, en 2004, des femmes provenant de familles converties au christianisme ont été tondues par un groupe radical hindou. La tonte se révèle être ainsi une sanction intemporelle visant à contrôler et à soumettre des femmes contrevenant à certains principes autorisés par la communauté.»6


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Samson et Dalila Gravure Gustave Doré (1832-1883), histoires bibliques

Des exemples dans la Bible Esaïe 3.16-24 L’Eternel dit : Parce que les filles de Sion sont orgueilleuses, et qu’elles marchent le cou tendu et les regards effrontés, parce qu’elles vont à petits pas, et qu’elles font résonner les boucles de leurs pieds, le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, l’Eternel découvrira leur nudité. En ce jour, le Seigneur ôtera les boucles qui servent d’ornement à leurs pieds, et les filets et les croissants ; les pendants d’oreilles, les bracelets et les voiles ; les diadèmes, les chaînettes des pieds et les ceintures, les boîtes de senteur et les amulettes; les bagues et les anneaux du nez ; les vêtements précieux et les larges tuniques, les manteaux et les gibecières ; les miroirs et les chemises fines, les turbans et les surtouts légers. Au lieu de parfum, il y aura de l’infection ; au lieu de ceinture, une corde ; au lieu de cheveux bouclés, une tête chauve ; au lieu d’un large manteau, un sac étroit ; une marque flétrissante, au lieu de beauté.

2 Samuel 14.25-26 Il n’y avait pas un homme dans tout Israël aussi renommé qu’Absalom pour sa beauté; depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête, il n’y avait point en lui de défaut. Lorsqu’il se rasait la tête, – c’était chaque année qu’il se la rasait, parce que sa chevelure lui pesait, – le poids des cheveux de sa tête était de deux cents sicles, poids du roi. Juge 16.15-22 Samson et Delila Elle lui dit : Comment peux-tu dire : Je t’aime ! puisque ton cœur n’est pas avec moi ? Voilà trois fois que tu t’es joué de moi, et tu ne m’as pas déclaré d’où vient ta grande force. – Comme elle était chaque jour à le tourmenter et à l’importuner par ses instances, son âme s’impatienta à la mort, il lui ouvrit tout son cœur, et lui dit : Le rasoir n’a point passé sur ma tête, parce que je suis consacré à Dieu dès le ventre de ma mère. Si j’étais rasé, ma force m’abandonnerait, je deviendrais faible, et je serais comme tout autre homme. – Delila, voyant qu’il lui avait


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ouvert tout son cœur, envoya appeler les princes des Philistins, et leur fit dire : Montez cette fois, car il m’a ouvert tout son cœur. Et les princes des Philistins montèrent vers elle, et apportèrent l’argent dans leurs mains. – Elle l’endormit sur ses genoux. Et ayant appelé un homme, elle rasa les sept tresses de la tête de Samson, et commença ainsi à le dompter. Il perdit sa force. Elle dit alors : Les Philistins sont sur toi, Samson ! – Et il se réveilla de son sommeil, et dit : Je m’en tirerai comme les autres fois, et je me dégagerai. – Il ne savait pas que l’Eternel s’était retiré de lui. Les Philistins le saisirent, et lui crevèrent les yeux; ils le firent descendre à Gaza, et le lièrent avec des chaînes d’airain. Il tournait la meule dans la prison. Cependant les cheveux de sa tête recommençaient à croître, depuis qu’il avait été rasé. Ces trois récits montrent l’importance de la chevelure. La chevelure exprime une vitalité maîtrisée, ou non-maîtrisée. Par sa chevelure volumineuse, Samson manifeste une grande force vitale. Généra­ lement cette abondance de vitalité est soumise aux mœurs, à la culture. Les cheveux sont coiffés, retenus par des bandeaux, cou­ verts, coupés ou rasés. Sauf dans des situations spécifiques, par exemple pendant un deuil, les cheveux sont défaits, emmêlés voire

même arrachés. Néanmoins, une coif­fure bien soignée, comme celle des déesses, indique le statut de la personne dans l’ordre établi.7 Cependant les « filles de Sion » semblent s’adonner à l’idolâtrie en abusant de bijoux païens. La tonte des cheveux serait alors un souhait éducatif. Au Moyen-Age, l’association aux longs cheveux défaits et ébouriffés ainsi que l’érotique féminin sont sujets d’une diabolisation qui fait de nombreuses victimes.

Le voile lumineux : la tete aureolee (symbole de sainteté et de l’élévation) Serait-ce un phénomène de voile naturel ? L’auréole en religion est une aura stylisée, fréquemment représentée par un cercle ou un disque plus ou moins flou ; dès la Renaissance, elle prendra la forme d’une ellipse (un cercle vu en perspective).

7 Othmas Keel, Silvia Schroer, Eva – Mutter alles Lebendigen, Frauen- und Göttinnensymbole aus dem alten Orient, 2010 Bibel+Orient Museum, Freiburg, CH, p. 34


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Fuite en Egypte Giotto di Bondone 1266-1337

Auréoles, monastère cistercien, Norvège Elisabeth Reichen-Amsler

Iconographie religieuse Une auréole (aussi nommée halo ou aura) est un anneau de lumière disposé au-dessus d’une personne ou d’un personnage. Elle est souvent utilisée en religion pour indiquer la sainteté et est représentée par une lueur jaune, dorée ou argentée, placée autour de la tête. A l’origine, comme le montrent les plus anciennes représentations picturales, l’auréole était bel et bien un disque (et non un cercle), évoquant ainsi le disque solaire Rê (Egypte ancienne) ; un disque figurait notamment au-dessus de la tête de personnages divins tels que Horus ou Hator. Dans certaines représentations religieuses, l’auréole est parfois carrée ou en forme de losange. Le carré était destiné aux représentations de personnes encore vivantes, alors que le cercle était destiné aux morts (art byzantin). L’auréole est l’expression de la lumière solaire et par extension de la lumière spirituelle et de son rayonnement. L’auréole est

centrée sur la tête du personnage représenté. L’auréole ou le nimbe exprime le caractère sacré ou l’aura de la personne représentée. Puis suivant les vicissitudes de l’histoire artistique, l’auréole devient un halo lumineux, une flamme, une étoile. On retrouve cette utilisation conventionnelle dans plusieurs religions, notamment dans le christianisme, dans le bouddhisme et l’islam (miniatures perses). Son utilisation existe déjà pendant l’empire romain (représentation des dieux et des empereurs). Hypothèse physiologique Selon le médecin Bernard Auriol, ces représentations auraient leur pendant réel via un « phénomène psycho-physiologique» résultant de la dévotion. Ainsi, certaines émotions (admiration, désir, amour, etc.) et certaines modifications de la con­ science (états d’éveil paradoxal) engendrent une dilatation pupillaire. Lorsque la personne, remplie d’admiration, regarde l’objet de son admiration,


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ses pupilles se dilatent et rendent flou le contour de l’objet observé. Il apparaît entouré d’un halo à cause de ce phénomène perceptif. Ce même phénomène est à l’origine de l’usage de la belladone chez les belles italiennes : la mydriase, que contiennent certaines parties de la plante, dilate les pupilles. Elle donnait ainsi au regard cet aspect fascinant, exprimant désir ou admiration.8

Arbre sEfirotique Les Sefirot sont dix puissances créatrices énumérées par la Kabbale dans son approche mystique du mystère de la Création. Chaque Sefira est l’émanation d’une énergie du Dieu Créateur des Juifs. Ces puissances divines manifestent dans la création du monde fini le Pouvoir Suprême du En Sof, l’Infini. Les traités de Kabbale présentent souvent les Sephirot sous la forme d’un Arbre de Vie.

8 http://fr.wikipedia.org/wiki/Auréole 24 juin 2012

Kether – Couronne Dans la Kabbale, Kether ou Keter (la couronne) est la Sefira la plus élevée de l’arbre de vie. Le sens du mot étant la couronne, Kether est interprétée comme le couronnement des Sefirot, qui se situe à leur tête et les domine. D’après le Bahir (premier écrit appartenant à la littérature de la cabale), « la première Sefira est appelée Kether, la couronne, puisqu’une couronne se porte sur la tête. La couronne fait ainsi référence aux choses qui sont au-delà de ce que l’esprit a la capacité de comprendre. » Kether est tellement abstrait qu’il est désigné dans le Zohar comme « la plus cachée des choses cachées ». Sa nature est complètement incompréhensible à l’homme. Il est aussi décrit comme la compassion absolue, et le Rabbi Moshe Cordovero le décrit comme la source des treize attributs de la miséricorde.


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Voile et voile Wolfgang Wackernagel, 2012

Dans les représentations à monde multiple, c’est Kether qui est lié au Malkouth (royaume) du monde supérieur.9 Les trois voiles L’arbre de vie est traditionnellement divisé en quatre sections, séparées par trois voiles horizontaux. • Le premier voile est celui de l’initiation. L’initié qui franchit ce voile, au début de son travail, prend conscience du monde non-matériel, et peut commencer à maîtriser le domaine spirituel et mental.

• Le troisième voile est celui de la conscience ellemême. Il traverse la non-Sefira de la connaissance, et sépare les trois Sefiroth du monde mystique des trois Sefiroth métaphysiques. L’initié qui le franchit atteint sa nature divine, mais perd son individualité propre : c’est le domaine de l’extase mystique. Un quatrième voile, le voile de l’existence, sépare l’arbre de vie lui-même du non-créé primordial, l’Ain Soph Aur. L’initié qui le franchit atteint Dieu, mais perd son existence (c’est pourquoi il est écrit que nul ne peut voir Dieu et vivre).10

• Le deuxième voile est le Paroketh, probablement l’illusion. Il sépare les trois Sefiroth du monde psychique de celles des domaines supérieurs. L’initié qui le franchit, atteint la petite illumination et prend conscience de sa nature profonde.

Arbre de vie avec les noms des Séfirot en hébreu Puck Smith, 2005 (image basée sur le diagramme, page 155, Bahir)

9 fr.wikipedia.org/wiki/Kether et fr.wikipedia.org/wiki/Sephiroth_(Kabbale) 10 http://fr.wikipedia.org/wiki/Arbre_de_Vie_(Kabbale)#Les_trois_voiles consulté le 24-6-12


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MAYA le voile de l’illusion11 « Confucius et toi, vous n’êtes que des rêves; et moi, qui dis que vous êtes des rêves, je suis moi-même un rêve ». Tsouang-tseu

Introduction Un ami indien, inconditionnel du sari, avait coutume de dire : « Le sari est le vêtement le plus sexy du monde. Il couvre tout, c’est pourquoi il révèle tout ». Et il ajoutait encore : « Le sari est un peu comme le voile de māyā, qui cache et révèle la création »12. Le sari est en effet un voile, une draperie d’une seule pièce, qui mesure plusieurs mètres de long. En les religions orientales, la notion de voile ne se réfère pas aux codes vestimentaires ou à la ségrégation entre les sexes, comme c’est le cas dans les cultures monothéistes, mais très spécifiquement à la connaissance, à la cognition et à l’éveil spirituel. Rappelons d’emblée que Māyā est aussi le prénom de la mère du Bouddha historique, Siddharta Gautama. Le terme bouddha est un adjectif, utilisé comme titre honorifique13, qui signifie éveillé.

Ainsi, Māyā désigne, d’une part, le voile de l’illusion, et, d’autre part, celle qui a enfanté celui qui mène à l’éveil. Par conséquent, la quête ne consistera pas à lutter contre l’illusion ou à la détruire, mais à s’en servir pour regarder au-delà. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Dans les traditions hindouistes et bouddhistes14, les réponses à ces questions philosophiques, que nous considérons comme abstraites, sont toutefois intimement liées à tout un ensemble de pratiques d’exploration de la conscience visant à atteindre l’éveil. Bien que le vocabulaire et les doctrines varient passablement dans les différentes formes du bouddhisme et de l’hindouisme, Māyā représente toujours l’illusion cosmique par excel­lence, laquelle voile et recèle tout à la fois la connaissance véritable.

11 Article par Norbert Martin, théologien 12 Propos de tables de Peter Kambar Manickam, étudiant indien rencontré aux USA en 1971. Notes personnelles. 13 Tout comme « Christ » veut dire oint, élu, dans la tradition chrétienne. 14 Il y a toute une variété de pensées hindouistes et bouddhistes, d’où le pluriel.


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Watercolor Illustrations of different styles of Sari & clothing worn by women in South Asia M. V. Dhurandhar, 1928

Premiere approche La racine sanskrite dont le terme māyā est issu correspond aux notions de mesure (au sens géométrique aussi) et d’origine – ce qui, en français, a donné mètre, matrice ou mère. De plus – et cet autre sens est aussi dérivé de l’idée de mesure – māyā a aussi le sens figuré de convention, conventionnel, convenu. Lorsqu’il répondait à des questions concernant la réincarnation ou d’autres thèmes métaphysiques sensibles, Géshé Rabten, fondateur du monastère tibétain du MontPèlerin dans les années 1970, jouait sur ce sens du mot māyā : « Tout n’est que conventions », disait-il. « Parmi ces conventions, choisissez celles qui vous aideront le mieux à vivre, et surtout à développer votre cœur et la compassion »15.

15 Ces propos m’ont été rapportés par l’un de ses disciples. 16 D’après Wikipedia, recherche Māyā.

Mais ce n’est pas tout. A côté de cette richesse première, māyā a encore tout un éventail de sens dans la pensée orientale : « Māyā régit et perpétue l’illusion de la dualité dans l’univers phénoménal (notre univers de tous les jours). C’est une déité. Pour les mystiques hindous et bouddhistes en particulier, cette manifestation est réelle, quoique insaisissable. L’erreur que nous commettons – mais c’est une erreur tout à fait naturelle – consiste à la considérer comme une vérité ou comme une réalité fondamentale. Chaque personne, chaque objet physique, du point de vue de l’éternité, n’est qu’une goutte d’eau dans un océan sans limites. Le but de l’éveil spirituel consiste à dépasser cette fausse dichotomie entre soi et l’univers, et donc à faire l’expérience de l’unité fondamentale qui soustend toutes choses ».16


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Bien qu’apparemment abstraites pour nous, ces notions font partie intégrante de plusieurs cultures orientales, dont celles de l’Inde et du Tibet. Comme nous l’avons déjà relevé plus haut, ce sont des notions vitales. En effet, se libérer « de cette fausse dichotomie entre soi et l’univers » signifie se libérer de la souffrance, en coupant littéralement ses racines. Nous relèverons toutefois certaines différences intéressantes entre les conceptions hindouistes et bouddhistes de Māyā.

MAyA dans l’hindouisme Dans l’hindouisme, Māyā apparaît comme la puissance cosmique grâce à laquelle l’univers se manifeste et s’organise. C’est ainsi que se crée l’illusion, l’apparence cosmique qui amène les humains à prendre les phénomènes pour des noumènes, c’est-à-dire pour des réalités fondamentales. Māyā, c’est aussi la nature, selon Râmana Maharshi, le monde, selon Shrî Rāmakrishna, mais toujours avec un petit brin de magie, selon Swâmî Ramdas. On raconte souvent l’histoire de cet homme terrifié à la vue d’un serpent qu’il aperçoit dans la pénombre ; il s’enfuit à toutes jambes, afin de sauver sa vie. Or, ce qu’il a pris pour un serpent n’était en

réalité qu’une simple corde, qui traînait sur le sol. Il aurait pu prendre cette corde inattendue, qui aurait pu lui rendre bien des services, eût-il été capable de la voir telle qu’elle est. Prendre les choses pour autre chose que ce qu’elles sont réellement constitue la caractéristique-clef de l’ignorance. Māyā dans toute sa splendeur, Māyā qui crée l’égarement. On se perd, littéralement, dans un théâtre d’illusions, que le sanskrit nomme à juste titre samsara – tourner en rond.

MAyA dans le bouddhisme et dans le Vedanta Le concept de māyā prend un sens apparemment négatif dans le bouddhisme. Māyā désigne alors l’absence de nature propre des phénomènes, c’està-dire que les phénomènes – ce qui se passe dans le flot de l’existence – n’ont pas plus de consistance


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Voile de brume Wolfgang Wackernagel, 2012

que le spectacle d’un film ou l’étoffe d’un rêve. On l’appelle alors vacuité. Par conséquent, tout ce qui est perçu d’une manière ou d’une autre, c’est-àdire toutes choses est de la nature de māyā. Un exemple parlant est le reflet de la lune dans l’eau. Pour que l’on puisse parler d’un reflet de la lune dans l’eau, il faut un lac, une nuit de clair de lune et… une conscience qui perçoive. Le philosophe allemand, Arthur Schopenhauer, dans son ouvrage intitulé Le monde comme volonté et comme représentation17, décrit cet aspect de māyā de manière très précise et avec une grande finesse poétique : Soleil voilé au Maroc Christian Reichen 2012

« C’est la Māyā, le voile de l’illusion, qui recouvre les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable, où de loin le voyageur croit apercevoir une nappe d’eau, ou bien encore à une corde jetée par terre qu’il prend pour un serpent ».

MAyA et l’Occident Selon la pensée orientale, il ne peut rien nous arriver de meilleur que de perdre nos illusions. Les illusions nous conditionnent, nous limitent et, de plus, sont toujours source de souffrance. Se libérer de ses illusions mène à l’éveil – plénitude ineffable, indicible, vécue comme enchantement du monde. En Occident, la perte des illusions a une connotation totalement différente. Au lieu d’être comprise comme la sortie d’un mirage, la perte des illusions apparaît plus fréquemment comme l’écroulement d’un idéal et de l’espoir qui s’y rattache. En d’autres termes, la perte des illusions provoque un désenchantement du monde et, bien souvent, un constat d’échec douloureux.

17 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Gallimard, Paris 2009.


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Des changements de perspectives se profilent néanmoins à l’horizon, dans nos diverses manières de penser; nous y reviendrons ciaprès. Dans une conversation informelle à propos de ce qui est – ou n’est pas ! – au-delà des phénomènes, un ami tibétain me disait à peu près ceci : « Il n’y a pas de choses en soi, de substances ou de soi que l’on puisse réifier ou imaginer comme dotés d’existence propre. Tous les phénomènes qui se produisent sont interdépendants, toujours en lien les uns avec les autres. En dehors de cette interdépendance, il n’y a… ‹ rien› »18. Et, naturellement, en tibétain authentique, il éclata de rire, d’un grand rire vaste et lumineux qui remplissait tout l’espace. Il n’était vraiment pas nihiliste ! Pour lui, c’était vraiment drôle. Et, finalement, cela devint très drôle pour moi aussi, tellement son rire était contagieux. Or ce « rien », tout apparent, c’est ce qu’on appelle nirvāna ou śūnyāta (vacuité). Le nirvâna n’est pas le néant au sens occidental. Lorsque nous disons : être ou ne pas être, avec Shakespeare, ou lisons L’être et le

18 Tenzin Yandak, moine au monastère tibétain du Mont-Pèlerin.

néant de Jean-Paul Sartre, nous n’avons jamais affaire au nirvâna, car ce dernier n’appartient pas au domaine du langage et des mots. Les notions d’être et de néant sont des concepts. Le mot nirvana n’est pas vraiment un concept, mais un poteau indicateur, il nous oriente vers… le nirvana indicible et ineffable. Depuis que nous, occidentaux, avons suivi (culturellement parlant) la devise de Descartes – « Je pense donc je suis » – nous nous sommes donnés une définition tacite de l’esprit. L’esprit est toujours en mouvement… et il pense constamment. Nous avons bien de la peine à l’imaginer au repos, tranquille, sans pensées. Nous n’arrivons pas à concevoir une conscience non occupée, sans objet. En effet, les pensées s’en vont, s’en viennent, comme sur un fond de silence, dont nous ignorons jusqu’à l’existence. Vous l’aurez deviné : le langage fait lui-même partie des voiles de Māyā.


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Jeu de lumière voilée Wolfgang Wackernagel, 2012

Dans les années 90, Paul Watzlavic est venu à Neuchâtel pour un séminaire sur le langage du changement19. Lorsque nous lui avons demandé : « Qu’est-ce qui est réel ? », il nous a répondu : « En vérité, pas grand’chose… ». Dans ces propos, qui se veulent bien plus qu’une simple boutade, il y a un parfum de Māyā. La physique quantique nous donne une réponse analogue, tout en mettant en lumière un champ fondamental, dont nous ne savons encore que très peu de choses, lequel semble bien constituer l’unité sous-jacente à tout ce qui existe20, mais dont la pensée orientale a eu l’intuition depuis des millénaires. Mais, dans la première partie du XXe siècle, Albert Einstein avait déjà eu cette intuition remarquable. Donnons-lui la parole : « L’être humain fait partie de ce tout que l’on appelle ‹ univers ›. C’est un élément limité dans le temps et l’espace. Il se vit lui-même, avec ses pensées, ses

senti­ments et ses émotions comme étant séparé du reste de l’univers – une sorte d’illusion d’optique au sein de la conscience. Cette illusion nous emprisonne ; aussi notre but sera-t-il de nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à inclure toutes les créatures et toute la nature dans sa beauté »21. En Occident, nous avons exploré le monde des phénomènes jusqu’à ses confins ultimes, qui semblent bien flous. De son côté, et d’une manière tout aussi pratique et systématique, l’Orient a étudié et exploré très minutieusement le monde intérieur, le monde de la conscience. Ces deux démarches ont longtemps donné l’impression d’être opposées, sinon contradictoires ou incompatibles. Il semble cependant que nous arrivions à un point où ces deux quêtes commencent à faire sens l’une pour l’autre et à se rejoindre. Il est très intéressant, pour notre propos de relever que cette

19 Ce séminaire avait été organisé par l’Institut de recherches herméneutiques de la Faculté de Théologie de l’Université de Neuchâtel. 20 Voir The Field, de Lynne MacTaggart, traduction française Le champ, éditions Ariane, Quebec. 21 Cité dans The Ocean of Now, David Ellzey, édité par l’auteur, traduction française privée de Norbert Martin.


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rencontre se fait précisément au travers des multiples voiles de Māyā. En outre, depuis la seconde moitié du XXe siècle, des occidentaux ont atteint des états d’éveil, sans avoir de liens avec des philosophies ou des religions orientales22. Enfin, la démarche méditative se développe chez nous rapidement dans une perspective laïque, de laquelle toute dimension religieuse est absente23. Quelque part, une boucle s’est bouclée : le message original du Bouddha Siddharta Gautama tenait plus d’une approche cognitive, même assez technique, plutôt que d’un discours religieux24. En guise de conclusion… désillusion ou éveil spirituel Zen, bouddhisme, advaïta, vedanta et hindouisme jouissent d’un florilège d’expressions évoquant une pleine conscience, illimitée. Bodhi, satori, illumination, réalisation de soi, ou tout simplement éveil sont les plus courants. Ces expressions sont d’ailleurs de plus en plus couramment utilisées en Occident. Elles désignent toutes un état de conscience, où le sentiment de séparation a disparu ou, tout au moins, fortement diminué. Un état de conscience ouvert, vaste, où l’esprit est libre, tranquille, en paix avec lui-même, et où le cœur exprime spontanément amour et compassion envers toute vie et envers toutes choses.

Aurores boreales : des voiles de lumiere Une aurore polaire (également appelée aurore boréale dans l’hémisphère nord et aurore australe dans l’hémisphère sud) est un phénomène lumineux de voiles extrêmement colorés qui se déploient dans le ciel nocturne; le vert est prédominant. Provoquées par l’interaction entre les particules chargées du vent solaire et la haute atmosphère, les aurores se produisent principalement dans les régions proches des pôles, dans une zone annulaire justement appelée « zone aurorale » (entre 65 et 75° de latitude). En cas d’activité magnétique intense, l’arc auroral s’étend et commence à envahir des zones beaucoup plus proches de l’équateur. Les régions les plus concernées par ce phénomène sont le Groenland, la Laponie, l’Alaska, l’Antarctique, le nord du Canada et l’Islande.

22 Voir les œuvres de Lester Levenson, Byron Katie Mitchell et Eckart Tolle par exemple. 23 Le cahier spécial de cet été de la revue Clef comprend un dossier sur la méditation laïque comprend un article du philosophe français André Comte-Sponville qui pratique quotidiennement le zazen. 24 Sutta Pitaka, Majjhima Nikaya, Uppakkilesa Sutta.


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Aurore boréale (A red aurora of this magnitude is rare, and in this image it complements the green colour) Image taken at Hakoya island, outside Tromsoe, Norway. October 25th, 2011 by photographer Frank Olsen

Les aurores boréales ont été observées depuis toujours, et ont probablement beaucoup impressionné les peuples. Par exemple, Pline l’Ancien écrit : « On a vu pendant la nuit, sous le consulat de C. Caecilius et de Cn. Papirius (an Rome env. 70), et d’autres fois encore, une lumière se répandre dans le ciel, de sorte qu’une espèce de jour remplaçait les ténèbres. »25, 26

25 http://fr.wikipedia.org/wiki/Aurore_polaire 26 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre II, XXXIII, Dubochet, Le Chevalier et Cie, 1850

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Le voile

« dévoilé » Introduction

3e approche : une societe sans limites

L

a société occidentale s’est de plus en plus individualisée. Les idéaux de l’individualisation sont devenus son credo.

Et quels sont ces idéaux ? Comment les concrétiser pour qu’ils soient crédibles et vivables dans une communauté? Y a-t-il des limites à donner à une société ? Comment répondre aux questions autour du port du voile ? Quels sont les codes éthiques du dénudement en partant des droits de la femme et/ou de la revendication des femmes à l’autodétermination de leur corps ? Et quelle place donner aux symboles religieux dans l’espace publique conformément à la liberté individuelle et religieuse ?

Voilement et denudement 1 Aux yeux de l’Occident, le voile de la femme musulmane est souvent compris comme un signe de soumission au joug patriarcal. Cette vision révèle l’usage idéologique du corps féminin dans l’histoire occidentale. Pour comprendre les dimensions culturelles et historiques du débat autour du voile, il est important de ne pas

1 Christina von Braun, Bettina Mathes Verschleierte Wirklichkeit p. 19

perdre de vue le dénudement du corps féminin dans l’Occident qui s’est opéré avec une grande vitesse au cours du siècle dernier. La représentation de Marianne aux seins dénudés, montant aux barricades de la République, auraitelle dans cette posture jouée le rôle du symbole de la liberté et de l’égalité ? Le dénudement, est-il vraiment le signe d’une émancipation de la femme libérée des projections et de la pression sociale ?

Le voile et le devoilement : des symboles universels Le voile n’est pas uniquement un habit qui voile et dévoile mais un symbole datant de la nuit des temps du mystère qui se soustrait au regard. Il a un lien étroit avec le regard justement, le visage, la face, le face-à-face.


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Naissance de la Vénus Sandro Botticelli (1445-1510)

Dans nos recherches à travers les différents aspects du voile – païen, patriarcal, religieux, culturel, politisé ou naturel – nous retrouvons sous le voile l’idée de la vérité. On lève le voile pour mettre au jour un secret. Le dévoilement a une valeur initiatique et révélatrice. Rien ne se trouve voilé qui ne sera dévoilé (Evangile de Matthieu 10, 26, TOB). Nous avons ôté ton voile ; aujourd’hui ta vue est perçante (Coran) ou souvenons-nous de la déesse Isis : L’homme qui réussit à soulever le voile de la déesse, que vit-il ? Il vit le miracle des miracles – lui-même… Cette considération est retenue dans le récit poétique de Novalis. Il incite à réfléchir sur la Nature en tant qu’un ensemble communicant, fluide, aux multiples aspects qui révèlent une vérité supérieure, une réflexion qui va approfondir et aiguiser le regard sur soi-même et la société.

2 fr.wikipedia.org/wiki/Les_Disciples_à_Saïs, consulté juin 2012

Les Disciples à Saïs2 Ce récit fait parler un disciple découvrant l’enseignement fondamental de son maître sur la Nature. Il décrit d’abord son maître, puis les différentes conceptions de la nature qui amènent à s’y fondre ou au contraire à vouloir la dominer et enfin la perplexité du disciple. Et voici le récit du maître pour illustrer son enseignement du dévoilement: Hyacinthe est heureux avec Rosenblütchen (Bouton-de-Rose), figure de la nature innocente, puis se détourne de ce bonheur pour chercher la vérité et, au bout de son parcours, parviendra à soulever le voile d’Isis, la sagesse de la nature... qui n’est autre que Rosenblütchen! Les moyens de parvenir au dévoilement de la nature sont commentés par trois disciples: la voie du penseur, la voie du poète et enfin la voie de l’homme simple.


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L’ambigüité du voilement et du dévoilement Il y a ambigüité d’une part parce que le voilement risque de faire sombrer dans l’ignorance ou de se retirer dans le secret d’initié exclusif et, d’autre part, parce que le dévoilement peut être une révélation trop éblouissante ou déstabilisante. Le conte du roi nu illustre par son ironie cette ambiguïté. Ce roi, en voulant s’approprier la qualité de tout -savoir à propos de ses sujets, donc le dévoilement total des pensées de son peuple, par un nouveau voilement éblouissant se dévoile ainsi lui-même :

Les habits neufs de l’empereur de H.-C. Andersen (1805-1875) quelques extraits L’auteur nous raconte l’histoire d’un roi qui aimait tant les vêtements, qu’il dépensait tout son argent pour sa toilette. Il ne pensait qu’à cela. Un jour, arrivèrent deux fripons qui se prétendaient tisserands et se vantaient de tisser la plus magnifique étoffe du monde. Non seulement les couleurs et le dessin étaient extraordinairement beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette étoffe possédaient une qualité merveilleuse : ils devenaient invisibles pour toute per-

sonne qui ne savait pas bien exercer son emploi ou qui avait l’esprit trop borné. « Ce sont des habits inestimables, pensa le roi. Grâce à eux, je pourrai reconnaître les incapables dans mon gouvernement : je saurai distinguer les habiles des niais. Oui, il me faut cette étoffe. » Alors les tisserands se mirent à l’œuvre et curieux de l’avancement des travaux, le roi les visita dans leur atelier et… il ne voyait rien sur leur métiers à tisser. « Bon Dieu ! pensa-t-il, serais-je vraiment borné ? Il faut que personne ne s’en doute. Serais-je vraiment incapable ? Je n’ose pas avouer que l’étoffe est invisible pour MOI. » Et ainsi les soi-disant tisserands continuaient de jouer leur jeu jusqu’au jour où le roi devait se vêtir pour la prochaine grande procession. Ils lui conseillèrent de présenter à cette occasion sa nouvelle garde-robe au peuple. Et voilà, le jour arriva et le roi est vêtu sous les exclamations de ses courtisanes : « Grand Dieu ! Que cela va bien !


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Le Désespéré Gustave Courbet

Quelle coupe élégante ! Quel dessin ! Quelles couleurs ! Quel précieux costume ! » Tandis que le roi cheminait fièrement à la procession sous son dais magnifique, tous les hommes, dans la rue et aux fenêtres, s’écriaient : « Quel superbe costume ! Quelle traîne ! Quelle coupe ! » Nul ne voulait laisser deviner qu’il ne voyait rien sous peine de passer pour un niais ou un incapable. Sauf un petit enfant observa : « Mais il me semble qu’il n’a pas du tout d’habits. » – « Seigneur Dieu ! Ecoutez la voix de l’innocence ! » dit le père. Et bientôt, on chuchota dans la foule en répétant les paroles de l’enfant. « Il y a un petit enfant qui dit que le roi est nu ! Il n’a pas du tout d’habits ! », s’écria enfin tout le peuple. Le roi en fut extrêmement honteux, car il comprit que c’était vrai. Cependant, il se raisonna et prit sa résolution : « Quoi qu’il en soit, il faut que je reste jusqu’à la fin ! »

3 Citation : Frank Robert, photographe

Face a face Le visage est-il le voilement ou le dévoilement de l’autre ?3 « Les autres sont des visages. Ni tête, ni gueule, le visage est apparition de l’autre en tant qu’autre : en sa vulnérabilité, sa fragilité ; en son caractère unique et original ; en son caractère significatif… Nier l’irréductibilité et la nudité d’un visage, c’est ainsi sans doute faire violence à l’autre : violence politique, historique, religieuse (visages cachés, voilés, têtes rasées, rendues anonymes- …). Ambiguïté, dès lors, de certaines manières de cacher un visage : masque, visage fardé, altérités niées… Toutes les victimes du racisme ont le même visage… »


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L’humanite du visage, un aperçu sur la pensee d’Emmanuel Levinas4 Il s’agit pour Lévinas de donner sens à l’humain à partir de sa faiblesse, de la nudité de son visage, nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort, dissimulée dans son être, écrit Lévinas dans la préface de son texte Totalité et Infini. Comment apparaît l’humain? Par son visage et par sa parole. Si l’humain a un sens, il le trouve dans l’appel que me lance le visage de l’Autre. Si le visage a un rapport à la vision, il est pourtant ce qui déborde la représentation, la chosification comme dit Sartre, qu’opère le regard. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! écrit Lévinas5. Et on sait bien aujourd’hui comment identifier un homme à la forme de son nez par exemple, faisant de celle-ci le signe de son appartenance à une race, ce qui est en quelque sorte négation de son humanité. L’existence de l’autre homme ne m’est pas donnée dans ce qui l’exprime (parole et visage), et c’est bien pour cela qu’il lui est

possible à chaque instant d’être sincère ou de me trahir. Le visage est cette réalité par excellence, où un être ne se présente pas par ses qualités.6 Ce qui veut aussi dire que le visage se présente dans sa nudité, la preuve en est que nous ne cessons d’user d’artifices pour faire bonne figure comme on dit. Les choses et les mots ont une signification par référence à d’autres choses et d’autres mots, dont on dit précisément qu’ils sont les signes. Mais le visage de l’autre homme ne tient pas sa signification en référence à autre chose. Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte… le visage est sens à lui seul. Toi c’est toi.7 L’essence éthique est le visage et le langage qui met en relation les hommes et les femmes. Le visage et la parole de l’autre, sa présence irréductible à une idée, me mettent en demeure de répondre, de sorte que même ne pas lui répondre

4 philo.pourtous.free.fr/Articles/Julien/lhumanite_du_visage.htm, article de Julien Saiman consulté en juin 2012 et raccourci 5 Éthique et Infini Ed. Le Livre de Poche p. 79 6 Difficile Liberté Ed. Le Livre de Poche p. 326 7 Éthique et Infini Ed. Le Livre de Poche p. 80


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Le magicien Hieronymus Bosch (circa 1450-1516)

est encore une réponse. Pas de moralisme ici, être responsable, c’est être vraiment en relation à l’autre. Le visage de l’autre éveille le moi à son unicité d’être irremplaçable tout en restant dans la logique de l’espèce, où il peut lui-même être substitué à n’importe quel autre. Le je n’existe vraiment qu’en répondant au tu qui le questionne. Mais en même temps qu’il me fait accéder à la subjectivité, le visage de l’Autre me met en question dans mon être même: en disant je, j’ai aussi à répondre de mon droit d’être. – La philosophie d’Emmanuel Lévinas nous montre en quoi la question de l’être de l’homme est avant tout une question éthique. On est d’abord dans le face à face, dans cette relation dont les termes échappent - sinon d’où viendrait la nécessité de se parler? Ainsi, contre la tradition rationaliste, Lévinas place l’éthique à la place de la philosophie première. Ce qui est premier ce n’est pas l’être (ni le discours sur l’être), mais c’est la relation à l’autre.

8 Laure Adler, Isabelle Eshraghi, Femmes hors du voile p. 15

Le pouvoir du regard

Le regard Voir. Et être vu. Pourquoi faire disparaître le visage. Du visage émane la lumière.8 Sans accès à l’expression du visage dont les cheveux donnent en quelque sorte le « cadre », la communication non-verbale ne peut avoir lieu. Mais ce qui irrite le plus est le voile intégral. Il est inimaginable pour les occidentaux de ne pas avoir le contact par les yeux – serait-ce d’abord le problème du non-voilé ?

L’importance du regard Ibn Arabi (philosophe musulman de la tradition soufi) voyait le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine.


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Actes 3, 2-8 Pierre et Jean montaient ensemble au temple, à l’heure de la prière : c’était la neuvième heure. Il y avait un homme boiteux de naissance, qu’on portait et qu’on plaçait tous les jours à la porte du temple appelée la Belle, pour qu’il demandât l’aumône à ceux qui entraient dans le temple. Cet homme, voyant Pierre et Jean qui allaient y entrer, leur demanda l’aumône. Pierre, de même que Jean, fixa les yeux sur lui, et dit: Regarde-nous. Et il les regarda attentivement, s’attendant à recevoir d’eux quelque chose. Alors Pierre lui dit : Je n’ai ni argent, ni or; mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ de Nazareth, lève-toi et marche. Et le prenant par la main droite, il le fit lever. Au même instant, ses pieds et ses chevilles devinrent fermes; d’un saut il fut debout, et il se mit à marcher. Il entra avec eux dans le temple, marchant, sautant, et louant Dieu. Le regard attentif, le regard qui reconnaît l’humanité de l’autre, qui l’accepte, qui le traite comme son égal, ce regard guérit. Il a le pouvoir de remettre debout, par l’acceptation de l’autre tel qu’il est, l’autre, avec ses doutes, ces doutes qui l’enfoncent, qui le paralysent, pour faire place à la relation du face à face.

9 J.L. Charvet, L’éloquence des larmes, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 85 et p. 79

« Le regard voile par les larmes : on voit A l’interieur. » Pour le mystique, la larme est le signe de l’amour, le signe que notre humanité soudain se lie à sa divinité, le signe de ceux qui s’aiment9. De quelle vérité sur la chair humaine l’eau des larmes, issue du plus invisible en elle, est-elle donc l’annonciatrice ? Ceux qui semaient dans les larmes, dans l’allégresse moissonneront, dit certes le psalmiste (126, 5). Dans cette perspective, loin de ne signifier qu’une douleur à endurer en espérant une compensation à venir, les larmes seraient le signe, sur le visage humain, d’un éveil au plus haut secret qui habite chacun. Elles portent ce secret invisible d’une certaine visibilité. Elles donnent libre cours à toute une gamme d’émotions : désespoir ou joie, révolte ou compassion. Elles voilent la face. C’est une façon d’accéder à l’intelligence du cœur, dont


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Les larmes Extrait, Roger van der Weyden

les pleurs de joie de Pascal sont la meilleure expression, et de découvrir la portée mystique des larmes. Les émotions se situent au point névralgique de la rencontre de l’âme et du corps […]. Les larmes jouent ici un rôle majeur : elles revêtent certes des significations différentes selon les circonstances où elles sont versées, mais à chaque fois, elles constituent aussi, et par excellence, le point où l’invisible et le visible s’unissent.10

Un voile interieur11 Lors d’un voyage au Proche Orient, la psychologue et psychanalyste Doris Laufenberg fait une belle expérience. Elle cherche à se recueillir dans une mosquée et demande la permission aux gardiens qui la lui accordent même si elle ne porte pas le voile. En quittant les lieux après une longue

méditation, le jeune homme musulman de la mosquée lui dit qu’il l’a observée mais qu’il ne l’a pas vu prier. En lui répondant qu’elle priait toujours en silence, tournée vers l’intérieur, il lui dit : Ah, je comprends, tu portes ton voile à l’intérieur de toi-même.

Le regard voile et actif La femme voilée s’oppose au regard extérieur et voyeur. Le regard voilé gardera ainsi un certain pouvoir face au regard que l’on dit libéré de la culture occidentale, ce qui est difficilement acceptable par cette dernière qui aimerait elle-même garder le pouvoir. Le pouvoir érotique du regard voilé est chanté dans des poèmes et chansons. Il est souvent décrit être l’arme de la beauté d’une femme. En contrepartie, au regard actif de la femme voilée est exigée la prohibition du regard de l’homme. L’homme musulman, tout comme la femme, doit baisser son

10 Catherine Chalier Traité des larmes. Fragilité de dieu, fragilité de l’âme http://www.esprit-et-vie.com/article.php3?id_article=1944, p. 30 11 Verschleierte Wirklichkeit, p. 66


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regard à l’approche d’une femme étrangère, de cette manière la neutralisation des sentiments assurée par le voile peut être maintenue lors d’une rencontre en public12.

La hierarchie des genres : une clef de lecture13 Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. (Lettre de Paul aux Corinthiens 11, 8-9) Pour comprendre le regard occidental sur la femme orientale, il est utile de voir ce qui est fondamental dans l’ordre occidental des genres. Du point de vue du discours de la théologie chrétienne sur l’origine des genres, le rôle de la femme est interprété en étant l’effigie de l’homme (voir Voile « patriarcal »), ou autrement dit la copie de l’original. Ainsi imprégné par l’ordre symbolique des genres dans son regard sur l’autre, cette interpré­tation aura encore ses effets dans la pensée sécu­larisée.

12 Ibid p. 164 13 Ibid p. 152-154 14 Ibid note 272

Le jugement porté sur le voile islamique puise sa source dans une longue lutte pour dépasser cette interprétation et il se base sur la supposition que le dénudement signifie la liberté. L’indignation sur la soi-disant non-liberté anticonstitutionnelle dont le voile (ou foulard) serait le symbole, représente en même temps une attirance. Selon des remarques faites lors des disputes autour du foulard en Autriche14, il est rapporté que le voile porté par une musulmane suggèrerait immédiatement le côté religieux ou politique de ce symbole. Cela voudrait dire que la force suggestive de son effet ne devrait pas être minimisée (…). Cet avis se base sur l’affirmation que le corps dénudé n’aurait aucun impact sur le spectateur. L’affichage du corps féminin dénudé sur les publicités et sa commercialisation seraient simplement ignorés. On semble oublier que la visibilité du corps de la femme est l’expression de l’ordre du genre symbolique basé sur la différenciation entre


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La Marianne Eugène Delacroix 1798-1863

voir et être vu. Ou exprimé plus simplement (selon John Berger) : les hommes agissent et les femmes se montrent. Les hommes regardent les femmes et les femmes se regardent elles-mêmes à travers ce regard extérieur. Cela ne détermine pas seulement les relations entre les hommes et les femmes mais aussi entre les femmes elles-mêmes. Son observateur intérieur est donc masculin. Ainsi, elle se fait elle-même objet, surtout un objet du regard. Aujourd’hui les femmes ont appris à poser ce même regard sur l’homme, alors que la fonction symbolique jouée par le corps dénudé dans l’espace public ne change que très peu. Le regard actif, Malaisie Ana Ghasarian, 2011

Comment en est-on venu au dEvoilement de la femme occidentale ? Le siècle des Lumières va faire évoluer le débat dans la société avec ses espaces publics critiques. Des changements politiques s’en suivent et avec eux la Révolution française. De nouveaux symboles laïcs seront introduits comme par exemple la figure allégorique de Marianne aux seins dénudés, symboles de nourrice de la Nation et d’émancipation, montant sur les barricades de la République française. A-t-elle eu une influence dans cette posture sur les mouvements des femmes revendiquant l’égalité des sexes ? Et qu’en est-il de l’utilisation du corps féminin dénudé, apparemment libre mais exposé et exigé par le pouvoir du regard de la science, de la technique et du domaine publique ?


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Les techniques de visualisation se sont développées davantage en Occident : on peut voir la « vérité ». La société occidentale ne croit que ce qu’elle voit, elle veut tout dévoiler, tout mettre à nu. La nudité de la femme occidentale n’a que peu en commun avec le naturel ou la liberté. C’est le résultat de bien des contraintes sociales qui font porter à la femme la nudité comme un nouvel habit. La difficulté de la femme occidentale d’accueillir l’idée que l’on puisse porter un voile (foulard) résiderait-elle dans le fait qu’elle subirait une soumission sournoise et difficilement reconnaissable ? La société occidentale est loin d’avoir résolu tous les problèmes du processus d’émancipation, par exemple la ségrégation des genres sur le marché du travail, les disparités salariales pour un même travail, la violence conjugale, le harcèlement sexuel, le mobbing… Il s’agit là de problèmes présents, mais souvent refoulés – en témoignent les campagnes de sensibilisation – et pourtant montrés du doigt en ce qui concerne la femme musulmane.

15 Verschleierte Wirklichkeit, p. 155

Le bikini : porteur d’un message politique15 Le 6 juillet 1946, cinq jours après les expériences-test de la bombe atomique sur Bikini-Atoll, le créateur de mode et de voiture Louis Réard présente dans une piscine parisienne le plus petit costume de bain consciemment baptisé du même nom. Le monde est à la fois indigné et enthousiasmé. Les images du bikini-costume de bain et du champignon atomique de Bikini-Atoll se trouvent ensemble à la une de la presse mondiale. Ainsi la bombe sexuelle et la bombe atomique dominent le monde. Aujourd’hui, cette signification politique n’est plus guère connue, le bikini fait partie de la culture occidentale. Le corps féminin dénudé compte comme un acquis hautement valorisé, un symbole de liberté, de l’émancipation des femmes, de même que la rationalité ou la domination de la nature appartient aux acquis masculins. L’association du


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Bikini Mosaic (« bikini girls » mosaic, ancient Roman villa near Piazza Armerina in Sicily Villa Romana del Casale, Photo de M. Disdero, Juin 2006

corps féminin dénudé avec une bombe sexuelle symbolise la soumission de la nature féminine à la raison masculine et va érotiser en même temps cette soumission. Le succès du bikini repose alors sur l’assimilation du corps féminin et de la nature.

L’assimilation nature et mere nourriciere et leur devoilement16

Venus von Willendorf Author Matthias Kabel

Au centre de la théorie organique, la terre est comprise comme un gentil être féminin de bienfaisance qui se soucie des besoins de l’humanité dans un univers bien planifié et ordonné. Mais une autre image féminine de la nature est tout autant connue, celle de la nature sauvage, indomptable qui déclenche des tempêtes, des inondations et aussi des sécheresses. Ces deux images contradictoires sont liées au genre féminin. Avec la révolution scientifique, la rationalisation et la mécanisation,

16 Ibid p. 161 17 Ibid, note 282, Carolyn Merchant, historienne 18 Ibid p. 165-167

la métaphore de la terre en tant que mère nourricière a peu à peu disparu. Pour la deuxième métaphore, celle de la nature dérangeante et sans loi, la pensée moderne n’a qu’un seul moyen : le contrôle par une intervention violente. En effet, l’image d’une nature produisant de la nourriture aurait pu entraver les formes de l’intervention humaine qui agit sous les nouvelles métaphores de la domination et du contrôle.17 Depuis la Renaissance, les explorations de la nature sont appelées des dévoilements. Par contre la violence agissante dans ce processus est voilée.

Devoilement et liberte de la femme18 L’invention du bikini n’a que peu à faire avec la liberté féminine. Malgré son début explosif en 1948, il ne sera montré que sur les écrans de cinéma ou dans des magazines de mode ou pour


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hommes par des stars-bombes sexuelles américaines, italiennes ou françaises jusque dans les années 1960. Cependant dans les années 50, marquées par le puritanisme et sa morale stricte, les stars se laissant photographier en bikini étaient garantes de grands succès cinématographiques. A certains endroits (jusque dans les années 1968, par exemple dans la ville de Passau en Allemagne), le port du bikini était défendu avec la raison qu’il n’est ni moral ni conforme au sport de la baignade. La première raison pourtant ne semble pas être la moralité, mais « l’imperfection » du corps féminin. Seulement au moment où le corps féminin peut commencer à concurrencer celui des stars, les bikinis vont s’introduire de plus en plus. Ce n’est donc pas un hasard que la deuxième naissance du bikini vers la fin des années 60 se soit faite à la suite de l’introduction victorieuse de la Barbie (1959), de l’invention de la pilule (1961), lors de la soi-disant révolution sexuelle, où des mouvements féministes revendiquaient la dépénalisation de l’avortement. Seulement, dans les années 70, lorsque les solariums deviennent de plus en plus nombreux et que la chirurgie plastique rend l’adaptation aux nouvelles normes du corps féminin possible, le bikini passe dans les mœurs. Le dénudement devient une

19 Ibid, note 294 20 Ibid, p. 168

forme d’habit, écrit John Berger19. Au lieu d’un voile, la femme occidentale porte un naked veil. Contrairement à la femme musulmane, elle montre son corps, mais ce dernier est souvent soumis à l’exigence de la conformité.

L’art du devoilement20 Aphrodite, la déesse grecque, représente l’image archaïque de la nudité féminine. Une de ses fameuses représentations est nommée Pudica (Vénus Capitoline, l’une des copies les mieux conservées de la Vénus de Cnide de Praxitèle IVe siècle av. J.-C.). Grâce à son geste pudique de vouloir couvrir les parties sexuées (ou honteuses), elle est dévoilée dans sa fragilité et sans protection au regard externe. Sa vulnérabilité est accentuée dans cette posture. En créant des statues nues, le sculpteur les fait contraster avec les femmes réelles qui ne sont pas vraiment visibles puisqu’elles ne se montrent


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Descente de la croix Roger van der Weyden, 1436 Musée del Prado, Madrid

que voilées dans l’espace public. Le nu féminin dans ce contexte ne représente donc pas la femme réelle, mais exprime l’imagination d’un idéal désiré, la puissance divine supérieure au regard voyeur de l’homme.

Publicite : la tyrannie du look Sexy or sexy, that’s the question – slogan de Tally Weijl : est-ce la liberté de la femme occidentale ?

Le visage du Christ dévoilé, Vendredi Saint à Romont C Pierre-William Henry, 2007

La publicité, féminine en particulier, met un voile sur la femme réelle afin de l’inciter à suivre des modèles stéréotypés. Tout le monde doit être mince, peau tendue, talons hauts, poitrine épanouie, cheveux colorés selon le goût du jour, etc. Selon la psychothérapeute Elise Ricarcat, ces messages insistants, adressés aux femmes par les industries des médias, de la mode et de la beauté

21 Article L’Impartial Guérir de la tyrannie du look 5 avril 2012 22 Verschleierte Wirklichkeit, p. 60

peuvent la mettre dans un état de fragilité et de constante insatisfaction, voire même d’insécurité psychique21. En voulant se modeler selon les exigences de la mode, la femme ne devient-elle pas étrangère à elle-même ? Le voile musulman qui paraît si contraignant à la femme occidentale, aurait-il un certain avantage ?

Devoilement : dans le christianisme22 Même si l’histoire du voile a une longue tradition dans le christianisme, c’est l’annonce du dévoilement qui se trouve au cœur de la Bonne Nouvelle chrétienne. Cela se manifeste par le voile du temple se déchirant au moment de la mort de Jésus le Christ. Il s’agit du voile qui sépare le Saint des saints, l’espace dans le temple réservé à Dieu, et ce


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voile le rend inaccessible aux yeux de l’homme. Les prêtres ne pouvaient y accéder que selon des règles rituelles très strictes. Mais à la mort de Jésus le rideau se déchire de haut en bas et Dieu est alors dévoilé23. Il n’est plus caché au fond d’un temple, il est possible dès à présent pour chaque être humain de le rencontrer. L’Apocalypse de Jean, le dernier livre du Nouveau Testament, reprend ce thème du dévoilement. Le mot apokalypsis vient du grec et sa traduction littérale est dévoilement : kalypto = une sorte de cape ressemblant à un voile et apo = loin, enlevé. Elle dévoile une situation politico-sociale intenable et en même temps elle révèle une espérance profonde. On pourrait dire que toutes les trois religions du livre sont des religions révélées, puisqu’elles sont fondées sur la Parole révélée de Dieu. Mais autant la religion juive que la religion islamique se basent sur un Dieu non-personnifiable puisqu’il n’est pas permis de le représenter. Il reste en quelque sorte voilé pour le croyant. La réception de la Parole révélée demande et à Moïse et à Mohamed de se voiler pour dévoiler le divin en eux. Le christianisme suit une autre logique. L’idée du dévoilement exprime que la vérité du Christ ou le secret de Dieu peut être com-

23 Article de Pierre Bühler, professeur de théologie dans Forum, L’Impartial 5 avril 2012 24 Gaëlle Benhayoun Que dévoile le voile, www.clinique-transculturelle.org

pris et vu sans être voilé. C’est un changement fondamental dans l’inaccessibilité du sacré, par rapport aux religions polythéistes qui ont vénéré des déesses voilées tout autant que le judaïsme qui ne peut appeler Dieu par son nom, ni le représenter en image. L’attitude des sociétés de culture chrétienne se base primairement et inconsciemment sur la signification salutaire de la révélation (dévoilement).

Le devoilement dans l’islam24 (un récit théologique et non historique, extrait de la Chronique de Abû Ga’far at-Tabarî 839-923) « La première scène coranique dans laquelle le voile est mentionné est une scène fondatrice pour la pensée islamique, et c’est celle d’un dévoilement. Cet épisode se situe avant le commencement de la révélation, période où le futur prophète eut des doutes sur


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Im Moment der Aufklärung, zu dem die Göttin der Erkenntnis, Minerva, das Licht spendet, finden die Religionen der Welt zusammen. (Die aufgeklärte Weisheit als Minerva schützt die Gläubigen aller Religionen) Daniel Chodowiecki 1791 (1726-1801)

Vénus Capitoline L’une des copies les mieux conservées de la Vénus de Cnide de Praxitèle (IVe siècle av. J.-C.)

sa raison et s’en ouvrit à son épouse. Cette année, Mohamed, en quittant la montagne, vint auprès de Khadija et lui dit : O Khadija, je crains de devenir fou. – Pourquoi ? Lui demanda celle-ci. – Parce que, dit-il, je remarque en moi les signes des possédés : quand je marche sur la route, j’entends des voix sortant de chaque pierre et de chaque colline ; et dans la nuit, je vois en songe un être énorme qui se présente à moi (…) ; je ne le connais pas et il s’approche de moi pour me saisir (…). Khadija lui dit : avertis-moi si tu vois quelque chose de ce genre. (…) Or, un jour, se trouvant dans la maison avec Khadija, Mohamed dit : O Khadija, cet être m’apparaît, je le vois. Khadija s’approcha de Mohamed, s’assit, le prit sur son sein et lui dit : le vois-tu encore ? – oui, dit-il. Alors Khadija découvrit sa tête et ses cheveux et dit : – le vois-tu maintenant ? – Non, dit Mohamed. Khadija dit : réjouis-toi, ce n’est pas un démon, mais un ange.25

Dans cette histoire d’origine, il y a un triple mouvement de l’opération féminine : « voilée initialement, dévoilée pour la démonstration de la vérité originaire, voilée une nouvelle fois par l’ordre de la croyance en cette vérité de l’origine, car la vérité instituée aspire à recouvrir le néant par lequel elle est passée. »26

La sEcularisation Le terme sécularisation signifie-t-il bannir les Eglises et les religions dans le secteur privé ou s’agit-il d’une sacralisation du domaine public ? Les Droits humains sont-ils nés du christianisme ou contre les Eglises et les religions ?

25 Tabari M. 1980, Mohammed, sceau des prophètes : une biographie traditionnelle, Paris, Sindbad 26 Citation de F. Benslama dans mémoire de Gaëlle Benyahoun


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Historiquement et actuellement, le voile est utilisé pour la cause politique. Des deux côtés, politique et religieux, il y a émulation, le débat requiert un nouvel ordre de la vision mondiale et rationnelle. Il ne s’agit pas de créer une société homogène, mais une société qui arrive à accueillir beaucoup de différentes stimulations culturelles et qui réussira à les intégrer. Pour qu’un pays fortifie et développe sa culture Il lui faut ouvrir ses portes et ses fenêtres, toutes grandes, A tous les courants intellectuels, scientifiques, et artistiques, En stimulant la circulation des idées, d’où qu’elles viennent, De façon à ce que la tradition et l’expérience propre Soient constamment mises à l’épreuve, Et soient corrigées, complétées et enrichies par celles et ceux qui, Dans d’autres territoires, en d’autres langues Et en des circonstances différentes, partagent avec nous Les misères et les grandeurs de l’aventure humaine. Mario Vargas Llosa

Usages et gestion politiques des voiles27 Le port du voile n’est pas toujours un acte relevant d’un strict choix individuel sans connotation politique : imposé, interdit ou volontairement arboré comme un symbole d’appartenance et de démarcation, il peut être inscrit dans une stratégie politique qui dépasse son caractère de choix individuel. Pour ceux qui en défendent le port et en préconisent l’imposition, c’est une façon de marquer la présence des mouvements auxquels ils appartiennent dans l’espace public et de montrer leur influence sur la société et dans le champ politique. L’imposer, lorsque ces mouvements accèdent au pouvoir ou acquièrent une grande influence au sein de la société, relève d’une stratégie d’hégémonie culturelle et socio-politique. L’interdire relève de la même logique d’hégémonie des adversaires politiques et idéologiques de ces mouvements dont

27 Mohamed-Cherif Ferjani, professeur des universités, GREMMO, CNRS, Université Lumière Lyon 2.


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Le hijab, Palestine C Pierre-William Henry 2012

on veut bannir la visibilité et l’accès à toute forme d’expression publique. Les sociétés démocratiques soucieuses du respect des droits humains et des choix des individus quant à la manière de s’habiller se trouvent piégées par les enjeux des usages politiques du voile et des stratégies hégémoniques de ceux qui cherchent à l’imposer ou à l’interdire. Peut-on ignorer ces enjeux et les stratégies dont ils relèvent ? Comment respecter le droit de ceux qui le défendent sans faire le jeu de ceux qui l’inscrivent dans une stratégie peu respectueuse des droits humains ? Comment peut-on l’interdire sans faire le jeu des régimes autoritaires qui inscrivent son interdiction dans une stratégie aussi peu respectueuse des mêmes droits humains ? Entre les lois françaises et belges qui interdisent au nom du principe d’égalité le port des signes ostentatoires de prosélytisme ou d’appartenance – avec la difficulté de déterminer quand un signe devient ostentatoire et quand il relève du prosélytisme et de concilier

28 Verschleierte Wirklichkeit, p. 16

cette interdiction avec la liberté de conscience et d’expression –, et l’indifférence qui va jusqu’à tolérer l’intolérable au nom de la liberté, il y aura sans doute un autre chemin à prendre. Il reste la difficulté de déterminer quand un signe devient ostentatoire et quand il relève du prosélytisme et de concilier cette interdiction avec la liberté de conscience et d’expression.

Poser son voile28 Le dévoilement peut être vécu comme une aliénation de son propre corps. Cela peut générer un inconfort, une impression d’être mal habillé, un déséquilibre. Que le voilement de la femme musulmane en public ne représente ni la libération, ni la soumission de sa sexualité, mais qu’il indique plutôt un rapport spécifique à celle-ci relèvent des commentaires de femmes turques. Lorsqu’elles devaient


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déposer leur voile en 1923 avec la fondation de la République, elles l’ont éprouvé comme une neutralisation de leur identité sexuelle. Si une femme se montre dévoilée en public, elle va devoir domestiquer son énergie sexuelle différemment, par exemple en se montrant émancipée et égalitaire, ce qui peut être perçu comme asexuée. Ou dit autrement : si la femme dépose son voile, elle cherche à se protéger autrement pour se rendre intouchable ou inaccessible. Le dévoilement dans les cultures musulmanes suppose alors une nouvelle attitude propre et intériorisée. Il est difficile de juger ce qui est plus tolérable : ce qui émane du lien à une religion ou des prohibitions d’un acquis politique ? Ce ne sont pas deux entités identiques ni par l’histoire, ni par la culture. Au vu des défis de la globalisation culturelle, il apparaît toutefois utile d’approfondir les connaissances des différentes religions. La religion peut devenir un moyen de pouvoir de la politique, cela est démontré par les tendances fondamentalistes dans toutes les religions. Elles peuvent contribuer à attiser des émotions surtout si le savoir perd en importance et est remplacé par la conviction que la vérité de la religion se base sur un pouvoir transcendantal. Il est alors d’autant plus important de connaître les textes saints et d’entrer en

29 Verschleierte Wirklichkeit, p. 90-93

discussion avec différentes lectures à travers les siècles.29 La religion n’est pas une valeur éducative ou culturelle que l’on accepte aveuglément. De vouloir simplement la classer comme étant une valeur culturelle signifie sous-estimer son pouvoir, l’histoire des religions en est une preuve.

Petit historique du devoilement dans differents pays musulmans En Egypte, on considère que la première remise en cause du voile a lieu à la fin du XIXe siècle : Qasim Amin, appartenant alors au courant de pensée moderniste et qui cherche à interpréter l’islam pour le rendre compatible avec la modernisation de la société, s’exprime en faveur d’une évolution du statut de la femme dans son ouvrage Tahrîr almar’a (La libération de la femme) publié en 1899. Il plaide notamment pour l’éducation des femmes, la


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Déesse se dévoilant, Syrie ancienne, env. 1850-1720 av. J.-C. (dessin) Eva – Mutter alles Lebendigen, Benni Mosimann, Bibel+Orient Museum, Fribourg

réforme de la procédure de divorce et la fin du voile et du confinement des femmes. En ce temps-là, Amin fait référence au voile facial (burqu’ah : voile de mousseline blanche qui recouvrait le nez et la bouche) que portent les femmes de classe aisée en ville, qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes. Le hijab d’alors est plutôt lié à l’isolement des femmes. En 1923, Huda Sha’arawi, considérée comme l’une des premières féministes, retire son voile facial en rentrant d’une rencontre féministe à Rome, lançant ainsi, d’après de nombreux auteurs, un mouvement de dévoilement (al-sufûr). En Turquie et en Iran, le dévoilement est imposé au début du XXe siècle par Mustafa Kemal Atatürk et le chah d’Iran, qui voient l’adoption de la tenue occidentale comme un signe de modernisation. En février 2008, le Parlement turc, dominé par le Parti pour la justice et le développement, vote une loi autorisant les femmes à porter le voile dans les Universités.

Cet amendement est annulé par la Cour constitutionnelle qui interprète la laïcité dans le sens de l’interdiction du voile sur la base de l’article 2 de la Constitution. En Tunisie, Habib Bourguiba interdit le port du voile dans l’administration publique et déconseille fortement aux femmes de le porter en public (sans compter toutes les femmes, sous sa dictature et celle de son successeur, qui sont envoyées en prison pour avoir porté le voile dans la rue). Au Maroc à l’avènement de l’indépendance, le roi Mohammed V, père du roi Hassan II, demande à sa propre fille d’ôter le voile en public, comme symbole de la libération de la femme. Au cours des dernières années de la guerre d’Algérie, les Français organisent des cérémonies de dévoilement collectif censées démontrer l’œuvre civilisatrice de la France en Algérie en faveur de l’émancipation des femmes algériennes. Elles ne rencontreront que peu de succès.


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En Afghanistan, le port du voile est rendu facultatif en 1959 par décret royal pris par Mohamed Zaher Chah. Les femmes des milieux aisés, intellectuels ou diplomatiques seront nombreuses à Kaboul, notamment, à profiter de cette largesse. Les talibans, au pouvoir de septembre 1996 à novembre 2001, rétablirent l’obligation du port du tchadri. A la libération du pays par les Américains, les Britanniques et les Français notamment, des femmes à Hérat, Mazâr-é Sharîf et particulièrement Kaboul abandonnèrent à nouveau le tchadri pour ne conserver qu’un simple foulard sur la tête. Dans les écoles, les collèges et les lycées, les élèves portent un uniforme veste/pantalon généralement noir et un foulard blanc; les femmes professeurs portent un uniforme vert clair ou gris et aussi un foulard. A partir des années 60, le port du voile ne fut ni imposé et ni fortement recommandé dans la plupart des pays à majorité musulmane, à l’exception de l’Arabie saoudite. Depuis la révolution islamique de 1979, le port du voile en public est redevenu obligatoire pour toutes les femmes en Iran tandis que l’Arabie saoudite oblige les femmes non musulmanes à porter l’abaya (vêtement porté au-dessus des autres) sans qu’elles soient obligées de se couvrir les cheveux.

Aujourd’hui Le hijab se diversifie au fur et à mesure que cette nouvelle manière de se couvrir la tête se répand, si bien que hijab ne désigne plus seulement la tenue traditionnelle, mais l’ensemble des nouvelles manières adoptées de se voiler. Le terme renvoie à une diversité de phénomènes : le hijab n’est pas le même et n’a pas le même sens d’un pays à un autre (voir aussi Voile « culturel »).


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En route, Maroc Christian Reichen 2012

Contestation de l’interprEtation traditionaliste30 Plusieurs penseurs libéraux contemporains, spécialistes de l’islam, se sont employés à remettre en question l’obligation du hijab par différents moyens : Une analyse des sources religieuses elles-mêmes Ils contestent le sens donné par les traditionalistes à certains termes coraniques dont aucun ne se réfère explicitement aux cheveux. Ils rappellent en outre que les trois versets du Coran utilisés par certains théologiens pour affirmer que le voile des femmes est une obligation ont été révélés pour remédier à des situations spécifiques. Il s’agit premièrement d’imposer le respect de l’intimité et du domicile du Prophète de l’islam, Mohamed, et deuxièmement d’une exhortation aux femmes de Moha-

30 Source : wikipedia.org/wiki/Hijab, mai 2012

med de s’habiller d’une certaine façon afin d’être reconnues et de ne point être importunées et à couvrir la poitrine (entre les seins). Ils remettent également en cause l’authenticité du hadith invoqué par les défenseurs du voile à l’appui de leur démonstration et notent encore que, si elle existe, cette prescription n’est assortie, ni dans le Coran ni dans les hadith, d’aucune sanction. Une analyse du contexte socio-culturel Les libéraux estiment que les Anciens ont tenu le voilement pour une évidence, parce qu’ils baignaient dans un contexte socio-culturel où les normes vestimentaires d’inspiration bédouine étaient très ancrées. Si les oulémas qui leur ont succédé (depuis ceux des grandes écoles jurisprudentielles sunnites, chiites, ibadites jusqu’à ceux d’aujourd’hui) n’ont jamais songé à prendre leurs distances avec les Anciens sur cette question, c’est justement, selon les libéraux, parce que leur mode


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d’apprentissage et de pensée consiste à assimiler les arguments développés par ces Anciens sans les remettre en cause, alors même que l’évolution de nos sociétés contemporaines nécessiterait une réévaluation de la signification de cette norme vestimentaire. De tous les éléments ci-dessus, ces libéraux déduisent que le voile n’est pas un principe fondamental de l’islam, et encore moins une prescription. On peut citer par exemple l’historien Mohamed Talbi, Iqbal Baraka (journaliste égyptienne), Muhammad Sa’îd al’Ashmawi (ancien magistrat et spécialiste du droit musulman et comparé) ou encore Gamal El Banna (frère du fondateur des Frères musulmans). En revanche, les libéraux s’accordent tout de même avec la majorité des théologiens sur l’obligation de bienséance dans les vêtements et de pudeur dans les attitudes (aussi bien pour les hommes que pour les femmes).

L’application contradictoire des droits humains Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion… (Article 18) Les applications des droits humains ne sont pas très claires concernant le voile. En 2004 en Turquie, par exemple, la cour européenne pour les droits humains a déclaré que l’interdiction de porter un foulard dans les universités turques n’est pas une violation des droits humains. En 2005 une jeune musulmane du Bangladesh obtient le droit par une cour anglaise de porter le voile intégral dans son école qui avait pourtant opté pour un uniforme. Ce verdict a été commenté comme suit par le directeur d’une école anglaise : Cela confirme le droit des écoles de prescrire un uniforme et le droit des élèves de ne pas respecter la prescription. Contradictions ? Ces usages montrent que la notion d’Etat séculier est pour le moins très ambiguë.


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Libertés, Maroc Christian Reichen 2012

SEculier versus laique La laïcité est un signe de sécularisation de l’Etat, mais un Etat séculier n’est pas nécessairement laïc, comme c’est le cas de l’Angleterre, de l’Inde ou de l’Ile Maurice. Est laïc tout individu qui n’est pas clerc. La laïcité est un terme emprunté à l’Eglise catholique par les philosophes des Lumières, Descartes, Voltaire, Diderot, Montesquieu, etc. pour combattre l’emprise de l’Eglise catholique sur l’Etat français, y compris l’enseignement. Un gouvernement laïc n’a pas de religion d’Etat – comme le catholicisme en France avant la révolution. L’Etat ne reconnaît plus aucune religion, aucune race, et aucune communauté particulière. La laïcité est un principe intégrateur fondé sur l’athéisme, qui présuppose un peuple homogène dit citoyen. La citoyenneté est un des fondements de la République qui a suivi la Révolution française.

A côté de la laïcité, le principe séculier est un principe politique qui n’a pas non plus de religion d’Etat. Le système séculier reconnaît cependant toutes les religions, toutes les races, toutes les communautés et cultures. Il traite tous ses citoyens de manière égale, en ce qui concerne la religion, et n’avantage aucun citoyen appartenant à une religion particulière.31

Les symboles religieux Quelle place, quelle visibilité à donner ? Aujourd’hui la société semble avoir mal à sa religion, elle ne connaît plus très bien ses racines. Nous avons pu constater que tout ce qui imprègne encore aujourd’hui l’Occident a de nombreuses racines en Orient : le monothéisme, l’alphabet, les grandes religions du livre, à savoir le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’Orient est le giron du monde selon la métaphore de l’historien Jules Michelet.

31 www.lexpress.mu/.../archive-31081-le-ramayana-saj-et-la-laicite.html 30 nov. 2004, consulté 15-7-2012


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L’origine de la croix, symbole du christianisme, est également orientale. Des voix se sont levées pour contester sa présence sur la place publique et dans les écoles laïques. Le voile (le foulard) et la croix sont devenus les symboles de rencontre entre Orient et Occident. Quels sont les éléments créateurs de liens et quels sont ceux qui ont favorisé barrières et séparations ? Quels sont les changements, de part et d’autre, provoqués par un positionnement différent qui jette un voile culturel sur l’échange transculturel tout autour de la Méditerranée ? Quelles sont les origines de ces positionnements différents ?

32 Verschleierte Wirklichkeit, p. 435

Nous avons tenté de traiter ces questions tout au long de ces chapitres, le sujet est passionnant et sans fin. Dans l’approfondissement et l’élargissement continus de la vision, le désir de saisir cette thématique du voile et du dévoilement se veut être un pont entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes. Non seulement entre l’Occident et l’Orient, mais aussi au sein même de chaque société. Il est important pour chacun de retrouver ses racines. Il ne s’agit ni de se positionner pour la tradition ou pour la modernité, ni de forcer telle femme à porter ou ne pas porter le voile. C’est une dynamique qui intègre les deux aspects, traditionnel et moderne, qui l’emportera. Cette dynamique repose sur une société capable d’intégrer des impulsions culturelles diverses, et non sur la création d’une société homogène.32


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Symboles et espace public Ana Ghasarian, 2011

Des solutions possibles 33  : • réflexion sur la manière de se comprendre, chacun dans son contexte par son histoire culturelle et religieuse • réflexion empathique, ne pas créer des limites exclusives mais être à l’écoute de l’autre, l’inclure dans sa réflexion • trouver une nouvelle identité, chacun dans sa différence et dans cette vie commune qui est multiculturelle

33 Propositions de Christina von Braun dans son interview à la radio DRS2 octobre 2010

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Voile

DĂŠvoilement


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