Le Centre social protestant : poreux mais pas peureux ! C’est toujours avec une très grande reconnaissance que j’évoque les neuf années (1970-1979) où j’ai travaillé au Centre social protestant, un an vécu aux côtés de son fondateur, le pasteur Raynald Martin, au flair si créateur, puis huit ans à la direction de cette institution. Ces années ont élargi mon horizon, enrichi mes amitiés, fortifié ma foi. En 1970, la société genevoise, l’européenne aussi, dans laquelle était immergé le Centre social protestant n’était déjà plus celle qui avait vu sa naissance en 1954, pas plus que 2014 n’aura de ressemblance avec 1979. Mai 68 avait déjà entraîné des modifications irréversibles dans le tissu social, sa perception, la formation de ceux et celles qui y travaillaient, les relations avec les pouvoirs publics et même avec l’autorité ecclésiastique qui allait devoir affronter des années de vaches maigres. Le Centre social protestant, depuis 60 ans, ne dure qu’en se renouvelant en permanence. Peut-il en être d’ailleurs autrement pour un organisme vivant ? Tant qu’existeront des injustices dont sont victimes des créatures humaines faites à l’image de Dieu qui s’est donné à elles, comment sans cesse ne pas être pro-testants, acteurs de plus de justice faute de quoi l’amour n’est qu’un mot ? Mais avant de donner quelques exemples de renouvellement sans lesquels nous aurions été infidèles à notre mission, je tiens à dire que rien n’est possible sans la présence d’un ingrédient aussi nécessaire à la vie que le sel à la cuisine, la confiance, ce disque dur de toute vraie relation humaine. Comment aurais-je pu entreprendre quoi que ce soit, moi qui n’étais ni assistent social, juriste, secrétaire, comptable, téléphoniste, travailleur à la renfile ou aux boutiques, ni membre du Comité si je ne faisais pas confiance à ceux et celles dont les compétences que je n’avais pas permettaient d’accomplir la tâche quotidienne ? Je serais ingrat si je ne mentionnais pas ici le nom de celui dont la loyauté et les capacités professionnelles ont été l’une des raisons de mon acceptation d’assumer la responsabilité de la direction de l’entreprise : René Marti. Avec un administrateur tel que lui , ancien camarade du Collège, je savais les arrières assurés et l’avant possible. Sans lui, le déménagement en 1972 du siège du Centre social protestant de la Promenade Saint-Antoine à la rue du Village-Suisse, dans le nouveau complexe édifié par la Société de la Réformation et regroupant les Unions Chrétiennes de Jeunesse, la paroisse de la Jonction, un restaurant et un hôtel, n’aurait pas été possible, pas plus, que quelques années plus tard, l’installation d’un ordinateur, alors d’un poids impressionnant, facilitant la comptabilité et la gestion de l’institution. Désormais, nous avions pignon sur rue et une professionnalisation reconnue. Cette reconnaissance s’est renforcée par le développement du travail en commun entrepris dans telle ou telle activité spécifique, périodiquement ou de manière plus continue, avec les Centres sociaux protestants de Vaud, Neuchâtel et Jura. Nous n’étions plus seuls dans notre coin, de communes prises de position pour alerter les autorités civiles ou ecclésiastiques avaient plus de poids et d’efficacité. Je veux aussi mentionner ces institutions proches du Centre social protestant de Genève, nées elles aussi de la détection perspicace de Raynald Martin. Elles aussi ont contribué à faire du Centre un lieu rayonnant et multidisciplinaire : le Centre Protestant de Vacances, les écoles protestantes d’altitude de Saint-Cergues – où s’est tant investi Jean-Pierre L’Eplattenier – et celle de Leysin ; l’association Nicolas Bogueret, les maisons pour personnes âgées, Les Lauriers à la Servette et Les Bruyères à Champel.
J’en viens maintenant à un premier terrain où s’est imposée à moi la nécessité d’un changement de cap. L’une des tâches qui m’avait été confiée pendant mon année préparatoire était de superviser la gérance des baraquements au Lignon, où logeaient et mangeaient des dizaines de saisonniers étrangers, en majorité italiens. A leur arrivée massive en Suisse dans les années 50, les autorités genevoises avaient demandé à Caritas, à l’Armée du salut et au Centre social protestant de veiller à leur meilleur hébergement possible, ce qui fut fait. Mais un provisoire qui dure ne peut que mettre en évidence la dureté des conditions de vie qu’il était censé alléger. Plus la situation se prolongeait, plus les saisonniers vivaient difficilement, voire douloureusement, le fait de ne pas pouvoir vivre avec leur famille et de devoir être condamnés à ne pas pouvoir avoir un logement à eux, sans parler de conditions de travail souvent difficiles. A leur écoute, l’animateur issu des Vallées vaudoises du Piémont engagé par le Centre ne pouvait que répercuter leur insatisfaction. Même si nous ne l’avions pas voulu, nous étions devenus de simples « marchands de soupe », et que la soupe fût bonne ne résolvait rien. La situation s’est donc imposée, non sans tensions douloureuses, car il n’est jamais facile de s’amputer d’un membre et d’en inventer un autre, de renoncer à cette gérance et de créer un nouveau lieu où divers groupement de travailleurs étrangers ne seraient plus partie passive mais prenante et responsable. C’est ainsi qu’a été créé le Centre de Contact Suisses-Immigrés qui prit son envol sous l’impulsion efficace de Berthier Perregaux. Cette remise en question d’une des missions du Centre social protestant ne pouvait pas ne pas en entraîner une autre, intérieure celle-ci, la participation de délégués du personnel au Comité de direction pour renforcer notre cohésion et notre cohérence. Je tiens ici à exprimer ma reconnaissance aux membres du Comité pour la manière dont se sont engagés, nous ont fait confiance au moment même où les initiatives Schwarzenbach voulant déjà régler a minima les questions relatives aux réfugiés – secteur bien structuré par Maurice Gardiol – demandaient des prises de position courageuses. A la même époque, et dans un même souci de cohérence, nous avons ouvert la qualité de membres de l’Association à toute personne qu’elle que fût sa confession. Pas besoin d’être protestant pour protester en faveur de plus de justice. Un autre terrain d’expérience s’est ouvert à nous en fin des années 70. Confrontés quotidiennement aux victimes des injustices d’une société mitée par la cupidité, nous serait-il possible de vivre notre relation d’argent autrement que sur le mode de l’accroissement ? Serions-nous capables de mettre en œuvre un salaire unique pour tous les collaborateurs du Centre social protestant ? Rien que cela ! Un groupe de travail ad hoc a soumis des propositions tenant compte du fait que le budget de chacun comportait des données incompressibles et en même temps que le niveau d’études et la qualification professionnelle n’étaient pas des tabous. Nous en avons débattu lors d’un week-end à Bossey où j’ai été frappé par le fait qu’il nous a fallu presque une demi-journée pour oser nous communiquer le montant de notre salaire pourtant à peu près connu de chacun ! Au pays du secret bancaire, parler de son argent, c’est une montagne à gravir. Nous avons cependant décidé de jouer le jeu et nous nous sommes lancés dans cette aventure qui a duré deux ans. J’en ai tiré deux conclusions. D’abord qu’il a été enrichissant pour chacun de vivre cette utopie, aventureuse certes, mais féconde en solidarité. De nouveaux collaborateurs, notamment assistants sociaux, juristes, sont venus, acceptant de gagner moins que ce qu’ils touchaient ailleurs, tentés de 2
vivre cette expérience significative. Bien sûr, à la longue, il n’était pas possible au Centre social protestant de vivre en autarcie par rapport au marché du travail, du prix des logements, de l’augmentation générale des salaires. Ensuite que, même à salaire égal, la personnalité de chacun ne change pas d’un coup de baguette magique ; le retardataire reste retardataire, le râleur râle toujours, le serviable demeure, heureusement, serviable. Le mot français « centre » vient, via la latin, du grec kentron, aiguillon. Il désigne la branche pointue d’un compas dont l’autre va tracer la circonférence d’un cercle. Si la géométrie s’intéresse aux relations internes propres à celui-ci, à sa surface ses proportions, la spécificité d’un centre social réside en ce qui existe en dehors de lui : elle vise celles et ceux que la société marginalise, fragilise, voire exclut. Sa circonférence n’a qu’une seule qualité, sa porosité, cette capacité à faire passer au travers d’elle aussi bien les cris des souffrance les plus diverses des victimes d’une société qui se voit très vite menacée que les interventions à mener avec ces mêmes victimes pour retrouver quelque chose de leur dignité d’homme et de femme, de citoyens et de citoyennes, d’acteurs et d’actrices à part entière. Le combat actuel qu’entreprennent les Centre sociaux protestants romands contre le désendettement me paraît exemplaire de cette porosité créatrice. Cette saine (sainte ?) porosité m’a donné la joie de voir désigner pour me succéder un des membres du Comité, Dominique Lang, dont les connaissances et les compétences professionnelles n’étaient pas celles d’un pasteur. Encore une innovation. Sous sa direction avisée, le Centre social protestant ne pouvait que continuer à mener des combats courageux et créatifs, tel celui de la scolarisation des enfants clandestins ou, en collaboration avec la Ligue genevoise contre le cancer, l’accompagnement des personnes en fin de vie, action dénommée Domilys. A chacun et à chacune avec qui j’ai eu le plaisir de travailler, je tiens à redire ma reconnaissance de la confiance qui m’a été témoignée, et tiens à assurer les actuels collaborateurs professionnels et bénévoles, son directeur, les membres de son Comité, sa présidence, de ma très fidèle intercession. Jean-Marc Droin, mai 2013
3