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VISIONS
MICHEL BAUWENS, LA SOCIÉTÉ DES COMMUNS Du pair-à-pair à une économie post-capitaliste
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Fondateur de la P2P Foundation, un réseau de connaissance et un observatoire des pratiques pair-à-pair, Michel Bauwens théorise depuis 2005 le changement vers une société des communs et du pair-à-pair. Profitant d’un de ses passages en France, le 24 septembre 2016, dans les locaux du tiers-lieu Casaco, à Malakoff, nous avons tenu à rendre compte de sa vision de cette société « post-capitaliste » dont les technologies de réseaux numériques sont l’une des clés.
Qui est Michel Bauwens ? Fondateur et directeur de la P2P Foundation, Michel Bauwens est un théoricien d’origine belge. Il vit à Chiang Mai en Thaïlande et travaille avec des chercheurs du monde entier sur les productions en pair-à-pair, ainsi que sur les questions de gouvernance et de propriété. Donnant de nombreuses conférences sur les communs, il est directeur de recherche de la plateforme CommonsTransition.org qui élabore un programme de transition économique et politique vers une société des communs. Il a publié en 2015 aux éditions Les Liens Qui Libèrent Sauver le monde : Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer.
Photographies : David Tardé
L’entretien a été réalisé par Chrystèle Bazin le 24 septembre 2016.
Culture Mobile : Pourriez-vous, pour commencer, nous expliquer ce qu’est le pair-à-pair et partager avec nous votre vision d’une économie du pair-à-pair ? Michel Bauwens : Le pair-à-pair est, tout d’abord, une logique relationnelle. Elle se traduit par la capacité qu’ont les individus à régler leurs affaires directement entre eux, de gré à gré, sans intermédiaire, comme ce fut le cas au début de l’humanité, qui n’était alors composée que de petits groupes nomades. Depuis nos sociétés se sont complexifiés, nous avons créé des institutions, des organes de représentation, tout un tas d’intermédiaires et de règles hiérarchiques qui ont rendu marginaux les liens horizontaux. Ce qui est remarquable aujourd’hui, c’est le fait que les technologies de réseaux numériques permettent de renouer avec cette logique relationnelle des origines. Elles donnent à toute personne connectée dans le monde – ce qui représente quand même plusieurs milliards de personnes aujourd’hui – la capacité de communiquer sans permission, mais surtout de s’auto-organiser par le biais de cette communication. Il devient alors possible de créer et de distribuer de la valeur entre pairs en dehors de la logique du marché et de l’autorité de l’État. Ce n’est pas une utopie, cette société pairà-pair est déjà embryonnaire aujourd’hui. Ainsi, de multiples communautés productives travaillent depuis des années en pair-à-pair à travers le monde, par exemple sur les logiciels libres, mais c’est loin d’être le seul exemple. Je prétends que ce modèle qui est en train de naître au sein de ces nouvelles communautés nomades est aussi un modèle de société. Je fais l’hypothèse que la mise en réseau et le passage à grande échelle de ces micro-économies constitueront le cœur d’un nouveau système, celui d’une société post-capitaliste.
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Qu’entendez-vous par communautés productives ?
Les communautés productives, ce sont des individus, possiblement issus du monde entier, qui se connectent autour de la production d’un commun. Elles s’auto-organisent par ce qu’on appelle la stygmergie, c’est-à-dire le langage des insectes sociaux. Les fourmis ou les abeilles se comportent en fonction de signaux chimiques qu’ils reçoivent des autres. Chacun a une vision augmentée par celles des autres insectes avec lesquels il est relié. Dans la même logique, les membres d’une communauté productive ajustent leur comportement en fonction des données de l’ensemble du projet : en quelque sorte, les communautés s’autorégulent par la connaissance partagée. Ce fonctionnement permet de passer d’un système centralisé et hiérarchique à un système plus distribué et plus horizontal. Les communautés productives se composent d’une multitude de petits groupes de travail. Chez Linux, les groupes actifs comptent en moyenne quatre personnes. Cette autoorganisation rivalise aujourd’hui avec les entreprises privées et les États, par exemple un satellite totalement open hardware et open source est prêt à être a été envoyé en orbite au-dessus de la Grèce. C’est quand même extraordinaire qu’un groupe d’humains, en s’auto-organisant, puisse lancer un outil technologique d’une telle complexité. Nous avons, en fait, atteint un point dans l’histoire de l’humanité où les systèmes distribués peuvent surpasser les systèmes centralisés. Auparavant, la règle était «le gros mange le petit». Aujourd’hui, les petits peuvent se coaliser, un peu comme ces bancs de petits poissons qui se mettent en formation et qui dépassent ainsi la taille du gros poisson qui les chassait. Voilà qui résume ce que peut produire la mise en échelle du pair-à-pair. Et c’est une excellente nouvelle, car nous allons pouvoir à nouveau évoluer dans des petites échelles, plus conviviales, comme celle d’une famille, d’un groupe d’amis et ne plus être aliénés par les grands systèmes bureaucratiques et capitalistes. Ainsi, cette capacité qu’a le pair-à-pair à mettre en réseau des tribus d’affinité à grande échelle nous permet d’être à la fois grand tout en restant petit. Le pair-à-pair n’est pas un collectivisme qui supprime
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les libertés individuelles, mais un mode relationnel qui prend appui sur un individualisme moderne. Ce sont les liens entre les individus qui créent le collectif, et non le collectif qui façonne les individus. J’appelle cela du néo-tribalisme ou néo-médiévalisme, un système décentralisé, composé de guildes. Nous sommes en train de recréer des mécanismes que nous avons connus il y a 500 ans, mais ce n’est pas pour autant un retour en arrière, bien au contraire…
Comment la valeur circule-t-elle dans les communautés productives ? La société du pair-à-pair adopte-t-elle un régime de valeur différent de celui de la société capitaliste ? La société capitaliste ne reconnaît que la valeur marchande. Le secteur non marchand est occulté voire considéré comme un coût. Dans la logique capitaliste, une infirmière en mission humanitaire pour Médecins du Monde ne crée pas de valeur, une infirmière qui travaille pour un hôpital public est un coût. En revanche, cette même infirmière, si elle travaille dans une clinique privée, crée un surplus de valeur pour le marché. Pourtant dans les trois cas, elle fournit le même travail. C’est donc le système qui décide ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, qui décide par exemple que des citoyens qui s’organisent pour nettoyer une plage suite à une marée noire font baisser le PIB alors que le bateau qui l’a provoquée crée de la valeur, puisqu’il engendre une activité économique liée à la réparation de ses propres dommages. Il est temps de sortir de la dictature de la valeur imposée par le marché capitaliste et d’inventer un nouveau régime de valeur. L’étude «P2P value», récemment conduite auprès de 300 communautés productives, a conclu que 78% d’entre elles avaient opté pour une comptabilité contributive qui leur est propre et qui leur permet d’appliquer un système de valeur qu’ils ont bâti ensemble, à l’image de la communauté Sensorica qui fabrique des capteurs scientifiques ouverts. Les systèmes de valeur diffèrent d’une communauté à une autre, ils sont placés derrière une membrane qui protège leur fonctionnement interne et ils utilisent des licences pour
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interagir avec l’extérieur, à l’image des licences à réciprocité renforcée, qui permettent de faire respecter, en partie, leur système de valeur en dehors de la communauté. Par exemple, une entreprise commerciale peut utiliser les données cartographiques d’Open Street Map à condition de reverser à ce «Wikipédia de la cartographie» les ajouts ou modifications de données que l’exploitation de son service a engendrés. La valeur principale (les données cartographiques) est ainsi maintenue au sein d’Open Street Map. Je suis convaincu que nous sommes en train de vivre une transition d’un régime de valeur à un autre qui prend racine dans ses îlots pair-à-pair, comme nous l’avons connu au Xe siècle, lorsque nous sommes passées d’une économie de la conquête (pillage des ressources des territoires conquis) à une économie féodale (exploitation des terres et de la production agricole), grâce au réseau des monastères, une communauté en réseau qui a expérimenté des règles en contradiction avec le système de son époque et qui a permis de préparer le système d’après.
Quel rôle joue la technologie au sein de l’économie pair-à-pair ? Je pense notamment à tous ces logiciels et plateformes qui permettent de travailler ensemble à distance, de prendre des décisions de façon collaborative… Les technologies pair-à-pair ne sont pas forcément porteuses d’un changement vers une économie pair-à-pair. En effet, certaines plateformes, comme Facebook, utilisent le principe du pair-à-pair, permettant à 2 milliards de personnes de se connecter les unes aux autres, mais ce n’est qu’une vitrine. La majorité de l’activité de Facebook reste hyper centralisée et opaque. Par exemple, le réseau social décide des règles d’affichage des contenus sur les profils et ne les rend ni publiques, ni contributives. Les communautés productives utilisent, en revanche, des outils technologiques réellement pair-à-pair dans la forme et dans l’esprit, ils sont open source et interopérables, à l’image de Loomio, un outil de décision collaborative ou Co-budget, un logiciel de gestion collaborative.
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Néanmoins, la technologie de la blockchain (utilisée par le bitcoin afin d’enregistrer l’historique de toutes les transactions depuis la création de la crypto-monnaie), qui est pair-à-pair dans la forme et dans l’esprit, semble largement dépasser le stade d’outil. Avec elle, certains imaginent que nous pourrions nous passer des organismes de contrôle et de régulation, comme les banques, les notaires, voire les États… Je reste sceptique vis-à-vis de la blockchain, d’abord en raison de son coût écologique. Elle requiert une consommation d’énergie exponentielle, chaque transaction demandant à être vérifiée et inscrite dans toutes les versions parallèles de la blockchain. En outre, elle est étroitement liée au bitcoin, qui s’appuie sur une logique ultra marchande, ultra spéculative. Je pense que d’autres technologies plus adaptées à l’esprit des communautés productives vont apparaître, car l’intuition d’un registre comptable universel en pair-àpair me semble juste. Il existe, en fait, d’un côté, un pair-à-pair orienté «communs», celui d’un groupe d’humains qui crée un objet social commun, et de l’autre côté, un pair-à-pair «anarcho-capitaliste», celui du rêve d’un marché total, qui est très répandu dans les milieux du bitcoin et de la blockchain. Il y a, en somme, trois totalitarismes dont il faut se méfier. Celui de l’État conduit au fascisme ; celui du marché (ultracapitalisme dans un monde centralisé, anarcho-capitalisme dans un monde pair-à-pair) finit par concentrer les richesses dans quelques mains, car tout système compétitif associé à des ressources rares aboutit à une oligarchie ; et enfin, celui des communs mène à l’horizontalité absolue, dans laquelle toute décision
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est prise en assemblée, demandant à chacun de convaincre toute la collectivité pour agir. Le problème de ces trois situations réside dans l’absence de contre-mesure. Je ne suis donc pas partisan d’une société «100% communs», je suis favorable à un système pluraliste qui transformerait le triptyque «Capital / État / Nation» par celui de «Communs / Marché éthique / État partenaire». Sur la planète, nous sommes majoritairement des commoners, au sens que nous dépendons de communs physiques ou numériques pour vivre, mais nous n’en avons pas conscience. L’acquisition d’un imaginaire des communs et d’une identité de commoners prendra du temps, de la même façon qu’au XVIe siècle les paysans, qui ont été contraints à l’exode rural pour aller travailler dans les usines, ont mis 200 ans à se revendiquer comme ouvriers. L’identité est une construction. Selon l’étude sur les communautés productives «P2P Value», que nous avons réalisée, l’immense majorité (98%) des personnes interrogées au sein de groupes pair-à-pair ont un imaginaire social différent de celui de l’État-Nation. Ils ne sentent pas d’appartenance à une nation en particulier, ils ont une identité plus proche du «citoyen du monde». Leur activité s’inscrit dans une échelle locale, mais le projet, lui, revêt une dimension globale.
Frédéric Lordon est très critique vis-à-vis de cette idée de «citoyen du monde». Il y perçoit l’expression d’un individualisme libéral poussé à l’extrême : un individu tellement convaincu de sa souveraineté qu’il refuserait toute appartenance à une entité supérieure comme celle d’un État-Nation… Il dit en substance qu’il y a des groupes d’humains, mais que la communauté humaine est une pure construction et ne recouvre aucune réalité historique. Ainsi, en se revendiquant d’un groupe
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imaginaire, on se dédouane de toute souveraineté, ce qui reviendrait à une liberté individuelle totale… Je crois que c’est totalement faux. C’est une question de strates, nous appartenons à plusieurs groupes sociaux, à différentes échelles : famille, amis, quartier, etc. L’ÉtatNation n’est pas amené à disparaître prochainement, mais d’autres identités se créent indépendamment de lui et le transcendent. Pour une raison finalement assez compréhensible, l’État-Nation n’est plus en mesure de compenser les dérives du système capitaliste. En effet, environ tous les trente ans, explique Karl Polanyi dans La grande transformation, le marché essaie de se détacher de la société dans une dynamique d’autorégulation (capitalisme Smithien, néolibéralisme…). Ces périodes détruisent fortement le lien social, à l’image de la crise des années 1930. La Nation devient alors le foyer d’une mobilisation et d’une révolte sociales et l’État se trouve contraint d’intervenir pour «resocialiser» le marché, à l’exemple des Trente Glorieuses. Ce triptyque ne fonctionne plus. Les États ne peuvent plus discipliner le capital, car ce dernier est devenu transnational. Il est alors nécessaire de créer de nouvelles souverainetés transnationales pour jouer le rôle de contre-pouvoir. Ainsi, il faut créer du lien transnational, «translocal», «transglobal», car ce qui est en crise c’est l’échelle nationale et son pendant : l’international. De nouvelles forces transnationales se mettent d’ailleurs en place, à l’image des villes qui se sont coalisées pour faire barrage à Uber, des mouvements de citoyens qui se fédèrent à l’occasion des forums sociaux mondiaux, des COP, etc., ou des tribus économiques qui raisonnent à une échelle globale. Ces groupes s’organisent autour de coalitions génératives et non extractives, c’est-à-dire selon un système qui ne détruit pas les ressources qu’il exploite, mais au contraire qui fait de leur préservation et de leur développement la finalité de son activité. Qu’on se le dise, le capitalisme n’est sans doute pas plus éternel que l’ÉtatNation. Ils sont tous deux une construction relativement récente. Je ne prédis pas la fin des États-Nations, mais je constate leur affaiblissement. La construction d’institutions transnationales me paraît, dès lors, essentielle. En effet, je ne crois pas à une horizontalité absolue, en ce sens je rejoins Frédéric Lordon. Tout réseau, aussi horizontal et distribué
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soit-il, produit de la «verticalité». La société des communs a besoin d’institutions appropriées pour se développer et devenir pérenne. Il nous faut, en revanche, penser ces «verticalités», afin que le centre de gravité du système soit réparti et non centralisé en quelques points, comme c’est le cas dans le système actuel.
Effectivement, l’horizontalité ne garantissant aucunement l’égalité des rapports de force, j’imagine que le monde pair-à-pair n’est pas exempt de tensions... En effet. Dans les communautés productives, un noyau actif de contributeurs se forme en général au cœur d’une poignée de contributeurs occasionnels et d’une grande majorité de purs utilisateurs. Des tensions apparaissent régulièrement entre le noyau et les occasionnels, ces derniers contestant souvent la façon dont les plus actifs s’accaparent le travail collectif. Les comptabilités contributives permettent justement d’apaiser une bonne partie de ces tensions, en reconnaissant les micro-contributions. Ensuite de puissants rapports de force s’expriment entre les coalitions entrepreneuriales (les entreprises commerciales qui utilisent des communs et contribuent à leur production) et les communautés contributives. Par exemple, Linux est financé presque exclusivement par des sociétés extractives, comme IBM, qui va certes payer 2 000 personnes mais récupérer le travail de dizaines de milliers d’autres, extraire cette valeur et la transformer en capital.
La cohabitation entre les deux systèmes semble alors difficile à imaginer… Au niveau du logiciel libre, la cohabitation semble fonctionner, sans doute parce que c’est un travail immatériel qui ne demande pas beaucoup d’investissements financiers ou matériels. Dans la production physique, l’investissement préalable étant plus important, la captation de la valeur par les coalitions entrepreneuriales peut s’avérer plus
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problématique. Les licences à réciprocité renforcée apportent une réponse, puisqu’elle force les entreprises à rendre quelque chose aux communs. Autre garde fou, le principe «une firme = une voix» qui s’applique dans la Fondation Linux permet de diminuer le poids d’acteurs comme IBM.
Cela me fait penser à la Banque solidaire la Nef qui limite à moins de 5% le montant des fonds placés par un acteur, afin d’éviter tout chantage financier (demande de remboursement anticipé) qui mettrait en difficulté la structure… Enfin, il existe aussi des inégalités au niveau des associations qui gèrent les infrastructures, Wikimedia Foundation, Linux Foundation... Les communs peuvent même se révéler très inégalitaires, puisqu’ils sont basés sur la capacité à contribuer. Il est par conséquent, selon moi, nécessaire de recourir à un État partenaire ou en tous cas à un outil collectif qui va stimuler l’autonomie des individus, créer les conditions d’épanouissement des communs et veiller au respect d’une égalité entre les membres, d’une potentialité égale à contribuer aux communs. L’égalité n’est pas naturellement présente, il faut y travailler.
Est-ce à dire que le pair-à-pair va devenir un programme politique ? Nous avons, en effet, besoin de forces politiques pro-communs. Il y a déjà le Parti Pirate en Europe, Barcelona en Comú en Espagne, mais aussi une partie du courant des civictech, etc. Il est important de donner une voix politique aux commoners.
Tous les ingrédients semblent donc réunis pour voir émerger une société des communs : aspiration de la
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société civile, organisation économique, régime de valeur, force politique. Qu’est-ce qui manque finalement pour qu’elle s’impose vraiment ? Quel pourrait être le déclencheur ? Il y aurait une raison négative, celle de la crise systémique actuelle qui nous conduit à un désastre écologique et sans doute à des guerres. La montée des populismes et intégrismes dans le monde laisse présager d’une bascule vers des systèmes autoritaires et témoigne d’une incapacité du marché et des États à répondre aux besoins de la population. Dans ce genre de crises, nous avons tendance à nous tourner vers les communs, la mutualisation, l’auto-organisation, les échanges non marchands, les liens de solidarités de proximité, etc. Pour preuve, depuis dix ans environ aux Pays-Bas et en Flandres, on note une croissance exponentielle de l’auto-organisation civique. Il y aurait également une raison positive, celle, je pense, qui constitue la clé du changement : la production entre pairs est hyper productive et elle apporte des solutions face aux problèmes sociaux et écologiques qui nous assaillent. Le pair-à-pair vient détruire les monopoles des multinationales quant à la détention des connaissances, la fin de cette rétention des savoirs est une composante fondamentale pour la reconfiguration d’une société plus ouverte et plus égalitaire. Ensuite, quand le capitalisme considère la nature infinie et s’appuie sur une croissance tout aussi infinie, le monde pair-à-pair met en place une économie durable, en évitant l’écueil de l’obsolescence programmée, en mutualisant les ressources et les compétences, en relocalisant la production, en revalorisant le potentiel écologique ignoré par le système capitaliste : pureté de l’air, de l’eau, diversité biologique, etc. Selon une étude que nous avons réalisée avec Blaq Swans Collective, une économie pair-à-pair permet de créer 80% de ce que produit notre système actuel avec seulement 20% des besoins énergétiques utilisés par ce dernier. De façon pragmatique, la société pair-à-pair respectueuse des communs est plus efficace et plus équitable visà-vis des populations que le modèle capitaliste, c’est la raison pour laquelle elle devrait
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pouvoir s’imposer, à la condition, néanmoins, que nous réussissions à construire des mouvements sociaux et politiques suffisamment forts pour la soutenir.
Les travailleurs indépendants font pleinement partie du système pair-à-pair (auto-entrepreneurs, micro-taskers, etc.) et semblent amenés à se développer fortement. Certains prédisent même la fin du salariat. Aujourd’hui, pourtant, on pressent une très forte paupérisation de cette population à terme, car elle est en dehors de toute organisation de solidarité sociale ou presque… La société pair-à-pair sera-t-elle vraiment plus équitable ? Au Pays-Bas, il y a un million de travailleurs autonomes. Ces indépendants, pas toujours très indépendants d’ailleurs, n’ont aucune assurance chômage, une couverture maladie médiocre, et ils toucheront sans doute une pension de retraite très faible. Dans quinze ou vingt ans, une majorité de ces travailleurs va basculer dans la pauvreté. La France protège mieux ses travailleurs, mais la tendance à une paupérisation des classes moyennes en Occident est bel et bien entamée. Il faut donc s’organiser, il faut faire des assemblées des communs, créer des mutuelles du travail, comme Coopaname ou Smart en Belgique, trouver des relais dans les institutions, trouver des interstices et s’y engouffrer. Même dans les gouvernements et les collectivités les plus durs, socialement parlant, on trouve toujours des fonctionnaires de bonne volonté dont on peut faire des alliés. En Italie, par exemple, la «Réglementation de Bologne pour le soin et la régénération des communs urbains» donne le droit aux citoyens de proposer des espaces communs, et si le projet passe victorieusement le processus d’évaluation, la ville s’engage à accompagner ledit projet. Ce règlement a déjà été repris dans une centaine de villes italiennes. C’est un renversement de la philosophie étatique. En effet, ce sont les citoyens qui fabriquent du
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politique, l’État ne joue plus le rôle d’initiateur, mais celui de facilitateur. Autre exemple d’action pour les communs dans les villes, Michel Briand, ancien élu de la ville de Brest en France, a stimulé, avec son équipe, les communs numériques et ainsi redynamisé le secteur culturel local. La question clé aujourd’hui est : comment faire fonctionner l’État et le marché pour favoriser les communs ? Les commoners ont besoin d’un marché éthique, qui soit juste et solidaire, et un d’État partenaire qui octroie une légitimité et une légalité aux communs, et non plus un État qui favorise les multinationales et les «enclôtures». Bien sûr, c’est un combat de longue haleine qui nous attend. Aurons-nous suffisamment de temps ? C’est la grande question.
Pensez-vous que les villes seront les porteuses clés de ce changement de société ? L’échelle des Nations est très difficile, j’en ai fait la dure expérience en Équateur, où le gouvernement m’avait donné pour mission de préparer la transition du pays vers une économie de la connaissance ouverte. Les nombreux intérêts économiques des multinationales dans le pays ont, hélas, eu raison du projet. Il est plus facile d’agir à l’échelle des villes, en travaillant sur les communs urbains et sur l’articulation collectivité/ citoyens (autogestion par les citoyens et aide de la ville), comme on peut l’observer à Valence, à Madrid, à Barcelone, etc. Au niveau transnational, il est crucial de mailler les initiatives, de créer des communautés comme Enspiral afin de créer des connexions entre les artisans des communs. Une des pistes pour faire basculer les États-Nations vers la société des communs serait de convaincre les forces de gauche de s’emparer du sujet. Il s’agirait de dialoguer avec Jeremy Corbyn en Grande Bretagne, Bernie Sanders aux ÉtatsUnis, Podemos en Espagne, qui restent ancrés dans une idéologie keynésienne et qui ne comprennent pas encore les communs et les perspectives qu’ils ouvrent. En France, Jean-Luc Mélenchon a compris la nécessité de placer la transition écologique au cœur de son programme, mais le lien avec les communs lui échappe encore, contrairement à qui se passe avec certains penseurs européens, comme le philosophe slovène Slavoj Žižek.
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La transition vers la société des communs ne se fera donc pas sans une mobilisation politique… La vision du changement ne peut être que holistique, intégrale. Il faut, non seulement changer soi-même mais aussi que toutes les conditions de ce changement soient réunies, facilitées par une organisation politique (revenu universel, éducation, etc.). Partager et collaborer, cela s’apprend. Ce que le management était à l’ère industrielle, la facilitation le sera sans doute à l’ère des communs. Les femmes jouent également un rôle important dans ce virage vers les communs et le coopératif. Les tiers lieux sont d’ailleurs, pour la plupart, dirigés par des femmes. Ensuite, il faut se réapproprier les technologies et ne pas se laisser dominer par le capitalisme netarchique, symbolisé par Facebook. Enfin, il faudrait aussi une plus forte mobilisation des artistes, qui restent insuffisamment investis sur les communs, même si cela commence à changer avec des collectifs comme Furtherfield.org, ArtIsOpenSource, etc.
La difficile question du droit moral (responsabilité vis-àvis des œuvres créées) et du statut d’auteur (financement de la création) expliquent peut-être en partie ce manque d’investissement ? On retrouve les mêmes blocages dans le domaine académique. Il y a de nombreuses contradictions, par exemple, certains chercheurs adeptes des communs publient leurs travaux dans des revues confidentielles à 40 dollars l’article… Je connais un livre, Hacking Capitalism, qui coûte 150 dollars. Les artistes et intellectuels établis qui soutiennent les communs sont enfermés dans le système actuel, car ils en vivent. Ce sont les travailleurs précaires éduqués qui seront les vecteurs du changement, car ils n’ont rien à attendre ou presque du système actuel et tout à gagner du système émergent, qu’ils contribuent à construire. L’élection de Donald Trump vient, cependant, durement nous rappeler la
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nécessité de convaincre ceux qui travaillent au sein du système actuel et qui craignent son effondrement, que l’économie des communs leur sera aussi bénéfique, car la transition vers les communs passera d’abord par une transition écologique, et ce, dans l’intérêt de tous.
Écouter le poodcast tiré de l’entretien avec Michel Bauwens sur le site Culture Mobile.