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penser la société du numérique
VISIONS
ÉRIC SADIN, L’ÂGE DE LA MESURE DE LA VIE Une alerte contre l’emprise du tout algorithmique
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C’est le 18 septembre 2015 au Café de l’Industrie que nous avons rencontré Éric Sadin, dans un lieu né au moment de la naissance du World Wide Web dans les années 1990, aujourd’hui très loin de l’esthétique froide du digital. Nous sommes partis du livre que le penseur a sorti en mars 2015 : La vie algorithmique, Critique de la raison numérique (Editions L’Echappée). Cet entretien, revu et complété a posteriori, démarre sur le constat d’un état de fait : l’expansion d’un «âge de la mesure de la vie» qui prend peu à peu la place de ce qu’on a appelé «l’âge de l’accès». Puis il se transforme en un débat d’idées entre deux hommes de réflexion qui s’apprécient et parfois divergent, moins sur le fond que sur les nuances d’une situation et les façons de lutter contre.
Qui est Eric Sadin ? Éric Sadin est écrivain et philosophe, il alterne la rédaction de textes littéraires et théoriques. Il a publié plusieurs ouvrages, notamment une trilogie explorant l’état contemporain de nos rapports aux technologies numériques : Surveillance Globale – Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (Climats/Flammarion, 2009) ; La Société de l’anticipation (Inculte, 2011) ; L’Humanité Augmentée – L’administration numérique du monde (L’échappée, 2013) (Prix Hub Awards 2013 de «l’Essai le plus influent sur le digital»). Il est intervenant régulier à Sciences Po Paris, et intervient dans de nombreuses universités et centres de recherches en Europe, en Amérique du Nord et en Asie. Il a été professeur à l’école supérieure d’art de Toulon, et visiting professor à L’ECAL de Lausanne et à l’université d’art IAMAS (Japon). Fondateur et rédacteur en chef de la revue éc/artS (Pratiques artistiques & nouvelles technologies, 1999-2003), il a organisé trois colloques : Globale Paranoïa – Formes et puissance de la surveillance contemporaine (Paris, Palais de Tokyo, 2008) ; Physique/virtuel (Médiathèque d’Orléans, 2005) ; Textualités & nouvelles technologies (Saison de la France au Québec, Musée d’art contemporain de Montréal, 2001). Lauréat de la Villa Kujoyama et Prix Pompidou 2005 pour la conception d’une version multimédia de son livre Tokyo paru la même année chez P.O.L., il a publié un nouvel essai en mars 2015 : La Vie algorithmique – Critique de la raison numérique (L’échappée). Photographies : David Tardé
L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 18 septembre 2015.
Culture Mobile : Ton livre, La vie algorithmique, est sorti en mars 2015, avec en sous-titre «Critique de la raison numérique»… Éric Sadin : Ce sous-titre, «Critique de la raison numérique», aurait pu en être le titre, tellement c’est le cœur de l’affaire.
Le point départ de cet ouvrage, justement, c’est ce que tu appelles dans ton premier chapitre «la totalisation numérique», qui en donne en quelque sorte le contexte. Qu’est-ce que cette «totalisation numérique» ? Que cette mise en chiffres du monde ? Comment s’articule-t-elle et quel est son impact ? Il est important de mettre en perspective les phénomènes que nous vivons, afin de déceler les mouvements à l’œuvre. Or, sans aller jusqu’à remonter aux lointaines origines du phénomène et au premier recensement des populations à la fin du XIXe siècle par l’ancêtre d’IBM, il y a eu un moment important dans l’histoire du numérique, qui a duré trois à quatre décennies, et qui a vu la numérisation progressive de l’écrit au cours des années 1960 et 1970 via les ordinateurs, du son au cours des années 1980, de l’image fixe et animée lors de la décennie suivante. Ce phénomène, loin de s’interrompre, ne fait que s’amplifier. Or, depuis une dizaine d’années, ce mouvement de numérisation des différents champs symboliques, l’écrit, le son et l’image, est accompagné d’un autre mouvement
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de numérisation, qui n’était pas massivement à l’œuvre dans le siècle précédent. C’est ce que je nomme un mouvement de «numérisation post-symbolique», basé sur des capteurs qui récoltent des données à la source même de notre vie au quotidien. Ce sont des données de tous ordres, météorologiques, de transports, de présence et d’activité dans les domiciles, les lieux professionnels, etc. Et là, ce sont bel et bien des phénomènes du réel qui sont captés et transformés en données, saisis sous forme numérique à la source. Or ce mouvement de numérisation-là s’étend aujourd’hui très rapidement et de façon massive, rendu possible par l’extension des objets connectés. Il s’agit de capteurs, appelés à être portés de plus en plus fréquemment sur ou dans notre corps, à infiltrer nos environnements urbains, culturels, domestiques, professionnels, voire intimes. Pour résumer, entre le mouvement de numérisation symbolique et ce mouvement de numérisation post symbolique, s’opère tendanciellement une réduction de la totalité du monde à des codes numériques, binaires. Ces codes sont traités, avec une capacité de stockage de plus en plus grande, à la mesure de l’augmentation considérable des volumes de données qui sont générées, et qui sont analysées et traitées en rapport à des fonctionnalités dont nous allons discuter…
Cette numérisation, qui auparavant ne concernait que nos données symboliques, l’écrit, le son, l’image fixe et animée, s’attaque donc désormais à tous les aspects de notre vie quotidienne. Il y a là un phénomène de numérisation de tout et de n’importe quoi, qui crée en quelque sorte une nouvelle intelligibilité du monde. Estce à dire que tout devient traduisible en chiffres, sans exception ? Y compris le geste que je viens de faire, prenant ma tasse de café et la portant à mes lèvres ?
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À terme, oui. Nous n’y sommes pas encore, mais c’est bien là que se situe la tendance. Il y aura toujours des trous, mais nous allons vers la numérisation intégrale du monde. Ce phénomène concerne bien sûr les manifestations délibérées des individus, intentionnelles, comme l’écriture, la musique ou la création d’images, qui tendent à n’être plus que numériques, mais il s’étend aujourd’hui grâce à la saisie de nos gestes, de nos manifestations même sans intention de notre part. Ce qui est ainsi saisi en temps réel, sans cesse et partout, c’est le cours des choses, ce sont les phénomènes de la vie tels qu’ils sont, tels qu’ils se développent. Ces phénomènes sont saisis, puis stockés sous forme de données, qui sont analysées, traitées et enfin utilisées. La numérisation se joue selon un double mouvement : elle touche dans un premier temps à la fois ce qui relève du langage, du sonore, de l’image, et s’y agrège désormais la captation et le traitement des phénomènes du réel. C’est-à-dire, par exemple, mon sommeil… Dans une émission de radio, lorsque j’ai dit qu’il y a désormais des puces dans le matelas, quelqu’un m’a répondu que ce n’était pas nouveau. J’ai mis une seconde à comprendre la blague. Les nouvelles puces dont je parle, créées par l’homme celles-là, mesurent, quantifient voire analysent toutes les données concernant mon sommeil…
Au contraire des puces à vraies pattes qui se contentent de nous gratter… Sauf que je crains que les nouvelles puces du lit soient plus sournoises, et plus difficiles à éradiquer ! De la même façon que ce matelas, la balance, la voiture, l’ascenseur, tous connectés, deviennent des objets d’évaluation de nos usages et comportements. L’automobile, par exemple, est un objet d’auto évaluation par des capteurs. Tous ces objets mesurent et rendent visibles un certain nombre d’états de faits nous concernant, qui auparavant ne laissaient aucune trace. Ces états de fait, ces phénomènes du réel, qui n’ont rien à voir avec le langage et notre création de symboles, la culture ou l’administration qui ont été les premiers concernés par la digitalisation, sont enregistrés sous forme numérique, analysés et traités. La tendance est à la captation et au traitement de toutes les données de notre environnement, toutes celles, individuelles et collectives,
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qui touchent à l’être humain. Il y a là, dans cette prise nouvelle sur notre monde tel que celui-ci se déploie au quotidien, comme une opération de bouclage de la numérisation, à laquelle plus rien ne semble devoir échapper.
Ce dont tu parles, ce sont les objets connectés, dont la prolifération se résume à la connexion de tout et n’importe quoi, mais aussi le Big data, c’est-à-dire les systèmes d’enregistrement, de mesure, de traitement et d’analyse en temps réel de nos usages de ces objets comme d’ailleurs de nos connexions plus classiques. C’est bien cette dualité, des objets connectés et du Big data, qui aboutit ou devrait aboutir à terme à une numérisation tendanciellement intégrale ? C’est ça. Le mouvement que nous avons décrit à très grands traits rend possible une génération continue et exponentielle de données, ce que est nommé, dans le dictionnaire d’Oxford, Big data depuis 2008. Ce mouvement traduit un état de fait : l’extension phénoménale du volume de données produites par l’humanité, ainsi que la mise en place d’un certain nombre de techniques permettant cela ; techniques de stockage de plus en plus gigantesques, de traitement à des vitesses toujours plus accélérées, agrégées à ce que je nomme la «sophistication algorithmique», c’est-à-dire la capacité à pouvoir plier ces informations-là, quasiment à la vitesse de la lumière, à des intentionnalités. Car ce sont bien les algorithmes qui permettent de plier le traitement des données à des intentions bien précises. Voilà, pour résumer, l’architecture de ce phénomène de numérisation.
Dès, lors qu’est-ce que ce phénomène induit comme
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environnement ? Des logiques de traçage ? De profilage ? Tu parles dans ton livre des maisons connectées, ou encore des smart cities, et là tu nous décris une architecture de numérisation et de traitement via des algorithmes nourris d’intentions précises. Quelles sont ces intentions ? Pourquoi ? Comment ? Pour le dire autrement : à qui profite le crime ? Avant de voir à qui profite le crime, je rappelle ce qui est l’essence majeure de ce phénomène : nous allons vers un témoignage de plus en plus étendu de nos comportements individuels et collectifs. Demain, toutes les données pouvant être captées seront captées. De fait, nous assistons à une mise en visibilité de plus en plus complète des phénomènes du réel comme ils se passent, en temps réel. Il s’agit donc d’une augmentation de nos connaissances. Il y a une dizaine d’années, le terme d’économie du savoir était à la mode. Personne ne comprenait ce que cela signifiait. Maintenant, selon moi, c’est plus clair. L’économie du savoir, c’est l’économie de la connaissance, et l’économie de la connaissance, qu’on pourrait également appeler économie de la donnée, c’est notre faculté à connaître de plus en plus finement ce qui se passe en temps réel, rendant ainsi possible une plus grande maîtrise du cours des choses. Cette meilleure connaissance peut s’avérer très positive, par exemple en ce qui concerne les avions de ligne, qui ne cessent de transmettre par des capteurs des informations sur l’état de leur mécanique, de leur maintenance, aux serveurs des services de logistique dans des aéroports. Air France peut ainsi suivre en temps réel l’état d’un A380, l’usure de ses réacteurs, de ses ailes, de tous ses systèmes de fonctionnement ; et quand l’avion arrive sur le tarmac, les services de maintenance interviennent avec une rapidité et une précision sans commune mesure avec ce qui était possible il y a ne serait-ce que dix ans. Cette connaissance en temps réel accroît donc notre capacité d’action, en termes de sécurité, mais pas seulement :
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dans le champ du commerce, du marketing, ce sont les mêmes types de systèmes qui augmentent et précisent la connaissance des comportements des individus, permettant de leur suggérer, en temps réel, les produits et services les mieux ajustés à chaque situation qu’ils vivent. Car une balance connectée ne se contente pas de transmettre des informations par rapport à notre poids ; grâce à ses applications, elle va nous proposer des compléments alimentaires, des séjours à la montagne, en fonction de critères dont on ne sait rien. Ce témoignage rationnel, cette capacité de traitement, cet accroissement de nos capacités d’action que permet la balance connectée induisent une tendance à la marchandisation intégrale de la vie. C’est bel et bien une relation commerciale à des marques, des produits et des services qui est ainsi rendue plus fluide, continue car quasiment de tous les instants…
Ces propositions des marques deviennent donc selon toi continues, permanentes, en rapport direct à chacun de nos actes, comme s’il s’agissait non pas de simples intentions commerciales mais de suggestions naturelles en correspondance totale et immédiate à nos désirs avant même que nous ayons besoin de les manifester… Car ce système naît des données que nous générons, de leur traitement et donc de cette nouvelle connaissance en temps réel de notre quotidien…
Je mets tout de même des guillemets à ce terme de «connaissance». Il y a des données, qui peuvent être transformées en informations, mais une vraie connaissance suppose selon moi d’être digérée, et c’est
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parce que je l’ai digérée qu’elle me donne une vision du monde… Justement, le système digère ces informations…
Les entreprises qui font vivre le système dont tu parles digèrent des données, qu’elles transforment en informations sur les choix des personnes, mais sans aller selon moi au-delà, c’est-à-dire sans transformer ensuite ces simples informations en véritables connaissances, ce qui nécessiterait une prise en compte du contexte historique, géographique, social voire intellectuel et spirituel du moment de captation. La nuance me semble importante, car elle sépare le modèle idéal du Big data, tel que rêvé par ceux qui s’en servent, de sa réalité concrète, bien plus imparfaite, qui laisse donc de l’espace pour ignorer les propositions de marques qui, de fait, ne connaissent pas vraiment les individus auxquels elles s’adressent… Si l’on reprend tes termes, la connaissance que permet le Big data n’est-elle pas une connaissance très partielle, bien loin d’une vraie connaissance de celui qui utilise les services en question
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et plus largement de l’être humain ? J’entends. Mais cette connaissance fine et complexe que tu évoques a tendance à s’affaiblir, au profit d’une connaissance fonctionnelle, purement utilitariste. Car il y a de la connaissance utilitariste : c’est ce type de connaissance qui permet de se saisir de l’information pour l’utiliser afin de répondre à des objectifs opérationnels, fonctionnels. La connaissance dont tu parles, capitale dans l’histoire de l’humanité, pour l’anthropologie et la constitution des individus et des sociétés, connaissance entendue dans le sens de développement de soi et de la civilisation, est cruciale. Mais elle perd peu à peu de son importance au profit d’un utilitarisme généralisé, qui se traduit par la cartographie de nos usages et comportements à des fins fonctionnelles et commerciales, de régulation optimisée, fluidifiée et sécurisée des existences individuelles et collectives. C’est de la connaissance !
C’est effectivement un certain type de connaissance… … Qui gagne…
… Et qui aboutit potentiellement à une confusion de la carte et du territoire, au profit d’une logique utilitariste. Or cette confusion est une aberration. Même si la carte et le territoire interagissent, la carte n’est jamais le territoire. Donc cette connaissance dont tu parles, cette cartographie numérique sont incomplètes ; elles ne sont que des réductions digitalisées de nos vies, même si elles fonctionnent, qui plus est de façon pour nous invisible…
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Absolument.
En tout cas en théorie… Tu as raison de parler de réduction. Ce qu’on appelle la réduction numérique, c’est la réduction de symboles à des chiffres. Eh bien, ce que je constate aujourd’hui, et que j’analyse dans mon dernier livre, c’est la façon dont cette réduction numérique entraîne une réduction cognitive. On ne peut tout réduire à des données. Or ces mêmes données deviennent l’organe privilégié d’intelligibilité du réel. Dès lors, bien d’autres dimensions du réel, et tout particulièrement le sensible, sont oubliées.
De fait, et sur ce point tu rejoins d’autres analyses, comme par exemple celle de Bernard Stiegler, la tendance que tu pointes du doigt aboutit à la création de ce qu’on pourrait appeler un «homme réflexe», ou d’un «homme sans qualité», du nom du roman de Musil qui trouverait là sa fin... Autrement dit : le mouvement que tu décris n’a-t-il pas pour conséquence des êtres humains fonctionnant sur le mode du feedback, donc tels des machines réflexes ? J’ai du mal avec ces notions trop schématiques, tels l’homme réflexe, ou l’homme robot. En revanche, il est temps, dans nos représentations, de nous défaire de ce moment historique qui nous imprègne encore beaucoup, qui date à peu près du milieu des années 1990 et a duré une dizaine d’années : celui de l’émancipation par Internet, et de ce qu’on a appelé l’âge de l’accès. Car ce moment-là, marqué par toute une utopie, et qui a presque relevé de l’ordre de l’enchantement, est bel et bien passé. Notre perception de
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la société que créent les nouvelles technologies reste totalement imprégné par cet âge de l’accès, alors que nous vivons un moment très différent. À cet âge de l’accès, dont le champ continue certes à s’étendre, par exemple grâce aux smartphones, s’agrège en effet un autre mouvement, un autre moment : celui de l’âge de la mesure de la vie. Au-delà du recueil de traces afin de savoir qui fait quoi sur la toile, ce nouvel âge est celui de la connaissance quantitative, mais aussi factuelle et de plus en plus précise, des comportements individuels et collectifs. Via les applications, donc avec notre assentiment, cela induit en retour un «accompagnement algorithmique de la vie», tant sur le terrain du travail que celui de notre vie quotidienne, voire intime. Ce que j’appelle l’accompagnement algorithmique de la vie, c’est l’orientation de nos existences, de façon plus ou moins affichée, et bien souvent oblique ou subreptice, par des suggestions d’ordre commercial. Votre profil indique par exemple que vous aimez les belles chaussures, et voilà que vous passez devant un magasin de chaussures ; l’application vous suggère donc, via la géolocalisation, d’y entrer pour profiter d’une promotion correspondant à votre historique. L’arrivée des smartphones, en 2007, avec notamment cette fonction de géolocalisation, puis la vague des applications ont permis ce type de pratique commerciale, qui depuis se généralise et prend désormais une ampleur considérable grâce aux objets connectés et au Big data. Les applications et les Big data : tels sont en effet les deux grandes clés des business modèles à la source de cet accompagnement algorithmique de la vie, par la suggestion et la recommandation, notamment dans la santé avec les applications médicales, selon des critères d’ailleurs tout sauf clairs. Pourquoi ton application, suite aux 10.000 pas que tu aurais fait aujourd’hui, te conseille-t-elle tel remontant à base de zinc ou de calcium ? Tu ne sais même pas d’où ça vient, qui te propose cet adjuvant… Qui parle ? C’était la grande question de Nietzsche : qui parle ? Et la deuxième grande dimension de l’accompagnement algorithmique de la vie, enjeu selon moi plus important encore que la destruction d’emploi via l’automatisation, ce sont les modes d’organisation professionnelle tels qu’ils sont induits, par exemple, par ce qu’on appelle en anglais les «data driven manufactures».
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De quoi s’agit-il plus précisément ? Qu’y a-t-il derrière ces usines pilotées par les données, et donc par les algorithmes ? Il s’agit de l’évaluation, en temps réel dans le champ du travail, de la production, des performances des ouvriers et cadres, des capacités des sous-traitants, des potentialités d’achat des clients, puis de la régulation de ces critères par des systèmes opaques. Ces mesures et les régulations qui s’en suivent s’opèrent dans l’invisibilité, sans aucune communication sur les intentions sous-jacentes et sans qu’ait pu se mettre en place quelque processus de négociation. L’évaluation et la régulation des industries passaient auparavant par le contremaître, qui contrôlait et surveillait, mais qui était aussi le relais des interrogations et protestations des ouvriers. Sa présence garantissait le respect des lois du travail et permettait l’expression de controverses, ce qui n’est pas négligeable au regard de la démocratie. Mais dès lors que le contremaître disparaît et que tous les processus des usines s’automatisent, ce verrou saute. Ainsi s’installe subrepticement une gestion algorithmique du travail, et plus largement de toutes nos existences, sous couvert d’innovation et de transformation numérique des entreprises. Il s’agit d’un changement majeur du point de vue social et politique, qui mériterait d’être discuté sur la place publique. Or il est présenté tel un bienfait, cool en quelque sorte, et surtout comme une évolution naturelle et donc inéluctable du travail, correspondant au cours normal des choses, et ne supportant en conséquence aucune contradiction. Il y a donc dans le champ du travail deux enjeux majeurs à débattre : l’emploi bien sûr, car au contraire de ce qu’affirmait le directeur de la banque publique d’investissement que j’ai entendu à la radio, il y a bel et bien une destruction d’emplois et pas uniquement des logiques d’ajustement, de remplacement d’emplois par autant d’autres ; et puis ces questions de quantification, d’évaluation et de régulation de plus en plus automatisées des modes et processus du travail en tant que tels qui, dès lors qu’ils se réduisent à des données sur des tableaux, se donnant comme objectifs, annihilent toute opposition.
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Il y a donc selon toi d’un côté ce qu’on appelle le quantified self, qui est une forme de mesure de notre quotidien intime avec notre assentiment, via les montres dites intelligentes, la balance connectée, et toute une série d’applications pour smartphones. Et il y aurait de l’autre côté cette automatisation du travail, géré, piloté, mesuré, orienté de moins en moins par des contremaîtres ou des cadres, et de plus en plus par des algorithmes. Sachant que le point commun, entre ces deux facettes de ce que tu appelles la vie algorithmique, c’est la façon dont leurs initiateurs nous les présentent comme une évolution naturelle de notre quotidien, comme pour nous faire oublier qu’elle sont de l’ordre du contrôle et de l’orientation de nos comportements, qui plus est invisibles alors que ce contrôle et cette orientation étaient hier bien repérés et visibles… Le storytelling de ces opérations est clair : pour notre confort et notre sécurité, c’est de façon naturelle qu’elles se mettraient en place. Oui, et le grand souci, c’est que ce storytelling est repris tel quel par le pouvoir politique. C’est un paradoxe : nous parlons là de processus de quantification, de marges de négociation qui se réduisent, de marchandisation intégrale de la vie, et pourtant la
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plupart des social-démocraties du monde – dont bien sûr en France le gouvernement socialiste – soutiennent avec des fonds publics ce mouvement au nom de l’innovation. Elles financent une nouvelle économie dont la majeure part des productions ont pour objectif d’instaurer cette quantification et cette mesure généralisée de tout, et ce dans tous les territoires de la vie. Au nom de l’emploi et des sacro-saints points de croissance, le pouvoir politique est à la botte du techno pouvoir et de son économie des startups. Jamais il ne s’interroge sur les dommages collatéraux de ce soutien aveugle, et plus largement d’une telle évolution. Il ne veut pas voir, qu’au travers de ce qu’on appelle l’économie des données, se construit sous nos yeux un modèle de civilisation basé sur la quantification et la régulation continues de la vie.
Ton constat est clair, et alarmant. Mais ce que tu décris là, est-ce le réel, ou n’est-ce pas plutôt le réel tel qu’il serait fantasmé par les startups et leurs maîtres, GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et autres NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ? Les outils de mesure intégrale et d’orientation de nos vies sont-ils vraiment si efficaces ? Leurs suggestions, très imparfaites, ne passent-elles pas souvent à côté de la plaque ? Et n’estil pas assez facile de les ignorer ? Mes deux garçons, par exemple, ne me semblent absolument pas sous l’emprise du quantified self et des objets connectés, montres intelligentes ou autres, dont ils n’ont que faire… Tes fils ont quel âge ?
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19 et 23 ans… Ils auraient 12 ans, tu comprendrais. 1,7 million d’euros ! Je voudrais bien savoir qui a gagné cet appel d’offre pour les écoles… 1,7 million pour les tablettes et les applications éducatives à la rentrée de septembre 2016, destinées à des enfants de cinquième. Cet équipement en applications, allant de pair avec de nouvelles tablettes, va induire une connaissance de plus en plus continue du temps passé sur ce matériel, des usages et degrés d’attention, aussi bien des élèves que des instituteurs. Cette introduction de la quantification dans le monde éducatif est d’ores et déjà de l’ordre des faits, et elle est le résultat d’une pression du techno pouvoir sur le pouvoir politique. Il y a aujourd’hui des débats sur les programmes, mais il n’y en a pas sur l’introduction des tablettes, comme si c’était la panacée, et comme si c’était inéluctable.
Certes, mais le rapport que tu fais entre l’introduction de tablettes à l’école et la mesure et l’orientation des usages des élèves et des instituteurs n’est-il pas un peu caricatural ? Toi-même, tu expliques que les jeunes devraient apprendre le codage. Comment apprendre le codage sans matériel et sans applications pour cet apprentissage ? Je ne suis pas certain que les tablettes soient le meilleur outil pour apprendre à coder…
Cela se discute. Mais sous un autre prisme, pourquoi ces tablettes ne pourraient-elles pas être préparées afin de ne pas tracer les usages de tous ? Il y a également des logiciels de blocage de publicités. A t’entendre, j’ai
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le sentiment que le souci viendrait de l’introduction de tablettes et d’applications éducatives dans l’école, là où il me semble que cela dépend de ce que sont ces outils, comment ils sont utilisés, avec quelles contraintes et dans quel contexte… Le décervelage par les écrans ne date pas d’aujourd’hui, la télévision a ses lettres de noblesse en la matière, mais ce n’est pas parce qu’elle peut décerveler sans recul que l’on va interdire aux écoles de regarder tel ou tel programme de TV dans le cadre bien délimité d’un certain nombre d’enseignements… On ne peut pas faire d’équivalence entre ce qui a pu se passer avec la télévision et avec ce moment de l’âge de la mesure de la vie…
Je m’interroge : cette introduction de tablettes et d’applications à l’école est-elle à ce point un méfait, pour mieux contrôler élèves et instituteurs à l’insu de notre plein gré… Il faut saisir ici la place du lobbying pour vendre des solutions éducatives aux politiques qui acceptent les offres par précipitation et crainte d’être largués au regard de ce mouvement qui semble inéluctable. C’est cela, dans l’Éducation nationale, la vérité qui offusque actuellement tant de professeurs qui devraient davantage se faire entendre. La place laissée au techno pouvoir dans l’enseignement publique est une honte de la République.
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Ce qui m’étonne, dans ton propos, c’est le peu de cas que tu fais de l’hygiène et de l’orientation d’usages de ces outils par chacun d’entre nous, l’instituteur dans sa classe comme le citoyen lambda. Moi-même, par exemple, j’utilise Facebook sous un pseudonyme (Léo de Javel) avec des infos farfelues, par exemple sur mon âge (110 ans), et un usage de l’ordre non de la vie privée mais de l’approfondissement de thématiques, liées aux nouvelles technologies, à l’art contemporain, à la science-fiction, etc. Toi-même tu utilises Facebook pour communiquer sur tes livres, sans jamais mettre des photos de toi sur la plage… Cela va de soi, je n’y mets jamais rien d’intime… Facebook n’est pas mon problème…
Tu en parles néanmoins dans ton livre. Certes, mais Internet n’est plus mon souci. Mon problème, c’est la continuité de saisie des gestes de notre quotidien, et ce qu’elle induit : la marchandisation intégrale de la vie et la régulation de nos comportements via des systèmes qui nous plient de façon explicite ou non, directe ou indirecte, à adopter tel usage, telle attitude, donc tel produit ou tel service plutôt que tel autre.
Mais est-ce si neuf ? N’y a-t-il pas toujours eu des moutons de panurge et des gens pour refuser la loi
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du troupeau et résister, des gens pour dire non, pour détourner les outils ? Est-ce que le système intégral dont tu parles n’a pas en vérité des failles de partout ? Je ne suis pas certain que l’orientation des comportements dont tu parles, si elle correspond à une tendance de cet âge de la mesure de la vie, soit si difficile à contrer, si ce n’est à ignorer… Ne crées-tu pas toi-même une sorte de contre storytelling du storytelling dominant ? Il faut distinguer trois choses : le factuel, les signaux faibles, et ce qui relève d’un potentiel et reste donc aujourd’hui fictif. L’extension des objets connectés, c’est du factuel. Maintenant il y a des bikinis connectés… Nous allons vers une numérisation tendanciellement intégrale du monde appelée à infléchir de multiples manières les comportements, principalement ordonnés par des intérêts privés, c’est cela qu’il faut saisir.
Certes, mais tout le monde ne les porte pas ces bikinis connectés, et on en rigole aussi pas mal, non ? C’est comme cette banane connectée dont j’ai parlé dans une rubrique du Digital Society Forum ! On en rigole, mais les entreprises infestées de capteurs, c’est une réalité. Il y en a de plus en plus, de capteurs dans les usines, et plus largement partout dans notre environnement urbain. Nous avons parlé de quantified self ; il y a de plus en plus d’individus qui le pratiquent, là via une balance connectée, ici via une montre ou un bracelet connecté pour le jogging. Des gens acquièrent avec enthousiasme de tels objets, puis ils les utilisent
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sans le moindre recul…
Sont-ils si nombreux, surtout en France et plus largement en Europe ? Aux Etats-Unis, et dans une moindre mesure chez nous, leur nombre augmente de façon considérable. Et il y a même eu, en juin dernier à la Gaîté lyrique, une «implant party» : super cool ! Des individus qui s’infiltrent des puces dans leur corps ! De l’ordinateur au smartphone, et du smartphone à l’implant, la tendance des puces à se rapprocher toujours plus de l’être humain, de passer de la main à la peau, et de la peau au corps luimême, est une tendance forte, nourrie par de gros investissements en R &D. Les Google Glass ont été temporairement mises de côté, afin qu’elles soient améliorées et puissent être mieux acceptées par le grand public : elles sont loin d’avoir disparu de l’horizon.
C’est vrai que tu es inquiet (rires). Avec les Google Glass, tu tenais une belle proie, un parfait exemple de tout ce que tu critiques dans ces tendances… On n’en a pas fini avec les outils de réalité augmentée, qui ont encore un fort potentiel commercial, et qui sont de véritables objets de suivi de notre quotidien, de délation permanente grâce aux informations que nous recueillons sur chacun via cette augmentation – qui induisent en vérité une réduction de nos capacités multisensorielles d’appréhension du réel...
Oui, une totale réduction de notre imaginaire en temps réel… Ces outils, dont les lunettes connectées sont encore l’un des meilleurs exemples, se rapprochent toujours plus du corps, plus profondément. Il y a d’ailleurs déjà des lentilles connectées. Il y a des faits. Il y a des signes faibles. Ces signes faibles, j’en perçois deux :
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d’une part l’extension des objets connectés, dont on ne sait pas jusqu’où elle va aller ; d’autre part la capacité des systèmes à prendre la main à notre place et à décider du cours de nos existences de façon non seulement automatisée mais autonome. Je pense évidemment à la voiture sans pilote. La voiture devient de plus en plus un écosystème, au sein duquel nous vivons une grande part de notre temps. Elle a une histoire, porte un certain nombre de valeurs de liberté, de virilité. J’ai revu récemment le film Easy Rider, qui à la fin des années 1960 met en scène les motos des personnages comme le plus bel emblème de la liberté. Eh bien, ces engins, dès lors qu’ils seront sans pilote vont être transformés, et porteront d’autres valeurs. Ce seront eux, nos pilotes, en toute autonomie, et ils nous feront des suggestions via leurs capteurs et leurs algorithmes ; sentant par exemple en nous un état de fatigue, la voiture d’un nouveau genre nous suggérera de nous arrêter pour acheter un médicament dans une pharmacie. Nous n’y sommes pas encore, mais la tendance est là, et elle est forte, ne serait-ce qu’au niveau des investissements, et pas seulement de Google. Evidemment, tu peux dire : je ne veux pas de cette voiture. Mais aurons-nous le choix ?
Dans un futur encore assez lointain où 90% des voitures fonctionneraient de la sorte, comme dans le film Minority Report, j’imagine que nous n’aurons plus le choix… Mais la question reste aujourd’hui pour le moins ouverte, non ? Oui, mais là, nous abordons un autre double enjeu : d’abord notre capacité à refuser le caractère supposé inéluctable de ce mouvement, par exemple vers l’extension à tous des objets connectés ou la généralisation de la voiture sans chauffeur ; et ensuite notre capacité à poser le débat et à remettre en cause ce même mouvement. Je remarque juste, pour revenir à l’exemple que je donnais tout à l’heure, l’assentiment très fort d’une large part de la population vis-à-vis des outils de quantified self, qui séduisent vraiment, ne
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serait-ce que parce qu’ils sont à la mode et sont servis par toute un système marketing, relayé par les médias, d’une puissance extraordinaire…
Et parce qu’ils proposent peut-être aussi, malgré tout, des services utiles… Certes, mais la pression sociale à l’usage de ces objets est forte. Car le techno pouvoir dispose de moyens marketing immenses, ses objectifs sont adoubés par le pouvoir politique, et tout, notamment dans le discours médiatique ambiant, concourt à présenter l’avènement de ces technologies et applications comme inéluctable. Alors, maintenant oui, il nous revient de développer des effets de conscience, et de ne pas répondre positivement à ces tendances, dans nos achats, nos comportements, et de susciter des débats nous permettant d’affirmer ce dont nous ne voulons pas.
Effectivement, là où tu as raison et où tu rejoins d’autres penseurs comme Bernard Stiegler, Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, c’est sur cette nécessité d’une prise de distance. Les technologies dont tu parles, cet édifice qui se construit à partir des objets connectés, du quantified self et des Big data nous fait perdre tout recul par rapport à notre quotidien, à nos choix les plus intimes. Il y a en elles comme une injonction à toujours réagir et accepter des offres dans l’immédiateté. Ce qui disparaît, dès lors, c’est la faculté d’interprétation, mais aussi la poésie, la part sensible de nos vies, qui suppose
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du temps, une culture, un décalage… Ce qui disparaît, c’est l’imprévisible, l’incalculable… Absolument. Car il demeure du sensible, il demeure de l’incalculable, et cela nous devons le faire valoir. Car c’est le calculable, la prédiction, la prévision, l’organisation rationnelle de nos vies qui caractérisent massivement le moment historique que nous vivons. Nous pouvons faire valoir d’autres modalités d’existence, d’autres modalités d’organisation, et d’autres rêves et aspirations que de vouloir tout quantifier et tout transformer en business ! Le modèle de civilisation vers lequel nous pousse la vie algorithmique ne me fait pas du tout rêver !
Pour toi, le cœur de la question, est-ce la technologie ou est-ce le capitalisme ? C’est celle d’une économie politique, qui s’appuie certes sur des technologies, mais qui a surtout des incidences sociales et comportementales gigantesques. Il est temps d’arrêter de concevoir le technologique comme un champ isolé. Il convient au contraire de l’associer systématiquement, sur tous les territoires qu’il investit, à ses motivations et à ses ressorts économiques et politiques. C’est ce large mouvement, incluant la question technologique au cœur de son contexte, qu’il faut décrypter et analyser de façon approfondie avec toutes ses conséquences sociales et juridiques, pour débattre et ensuite agir. Ce travail essentiel, le pouvoir politique devrait le faire, et il se positionne bien au contraire en esclave du techno pouvoir et de ses logiques économiques.
Certes, la technologie est tout sauf neutre, elle change nos habitus et visions du monde, contrairement à ce qu’exprime la langue de bois d’un Eric Schmidt, tête parlante de Google…
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… Comment peut-on accorder le moindre crédit à quelqu’un comme Eric Schmidt…
La technologie n’est donc pas neutre, mais il possible de se l’approprier. Tu ne condamnes pas la technologie en tant que telle ? Bien sûr que non !
Tu condamnes la mise en place, la pratique d’un certain type de technologie, qui aboutit à cet âge de la mesure de la vie ? Et cet âge de la mesure de la vie est en train de supplanter l’âge de l’accès, qui pourtant se développe encore comme je l’ai souligné. C’est une tendance montante, et elle prend des proportions sans pareil aujourd’hui. Pour ce qui est de l’information, des services et des systèmes basés sur les données et in fine sur la connaissance des usages du numérique et du tout connecté, cette logique de l’âge de la mesure de la vie devient ultra majoritaire. Ce modèle-là, il est massivement à l’œuvre depuis une dizaine d’années. Il y a une dizaine d’années, on parlait de commerce en ligne, de requêtes et de mots clés sur la toile, de publicités ciblées, de suivi personnalisé, etc. Tout ça se développe aujourd’hui, mais selon un registre qui évolue et dont la dominante est désormais cette mesure et cette orientation en temps réel de notre quotidien. Le modèle majeur, c’est la saisie d’informations de partout, par des capteurs installés autant dans les voitures, les rues, les bureaux, les maisons des particuliers, les usines, les entrepôts, etc., jusque dans les campagnes, sur les arbres, les animaux, mes vêtements, mon corps… Partout ! On n’est plus dans ce qu’on appelait le commerce en ligne : le commerce, qui nécessitait de se connecter, s’installe partout l’air de rien, et devient ainsi permanent, mais aussi bien moins visible, tout comme la publicité. L’enjeu, pour garantir ses profits, s’est déplacé vers cet âge de la mesure de la vie. L’enjeu majeur, c’est le président François Hollande
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qui a été faire des courbettes au patron de Withings, chantant le bonheur de ses balances et autres objets connectés, les puces sur mon réfrigérateur, sur ma grand-mère, sur le bikini de ma compagne. C’est ça le modèle majoritaire aujourd’hui. C’est à celui-là que je m’oppose !
Mais qu’est-ce qui te fait dire que c’est le modèle absolument majeur, en lieu et place d’autres modèles, comme par exemple celui d’Internet. Même si le danger que tu pointes du doigt est réel, la situation n’est-elle pas en pratique bien plus complexe ? Ta juste dénonciation ne te fait-elle pas exagérer la réalité au détriment de ce que l’on constate sur le terrain ? Après tout, toi comme moi ou mes deux garçons sommes capables d’utiliser une balance Withings sans acheter tous les produits ou services qu’elle nous propose soi-disant pour notre bien-être. Tu pourrais même suivre l’une ou l’autre de ses suggestions sans pour autant te transformer en crétin congénital, non ? Je ne parle pas de crétins… Une balance connectée fonctionne grâce à une application qui multiplie les suggestions…
N’empêche qu’il y a quelque chose de l’ordre du crétinisme dans la perspective de suivre à la lettre
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les suggestions d’une balance connectée ! Cela me rappelle un film de Jerry Lewis où l’on voit une femme qui regarde toutes les publicités à la TV et essaye tous les produits correspondant dans l’instant. De la même façon que tu peux regarder les pubs sans tomber dans cette caricature du film, ne peux-tu utiliser des objets connectés en gardant une distance par rapport à eux, sans devenir forcément une sorte de fourmi ne suivant plus que ses phéromones ? J’ai envie de te dire : nous devons l’espérer. Nous devons y œuvrer, parce que cela ne va pas de soi. Tu évoques tout cela comme s’il allait de soi que nous sommes dotés de capacités de prise de distance. Mais cela va de moins en moins de soi. Nous devons retrouver cette capacité de prise de distance, voire d’opposition et de contestation, d’un point de vue individuel et collectif.
Les jeunes que je vois et que j’écoute autour de moi, non seulement mes enfants mais par exemple mes étudiants me semblent cultiver cette prise de distance, parfois d’ailleurs avec plus de légèreté que de conscience politique. L’alerte que tu lances est nécessaire, mais je n’adhère pas au caractère totalisant de ton discours. Les désirs manipulatoires des profiteurs de l’âge de la
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mesure de la vie ne sont pas forcément les désirs des gens qu’ils veulent recruter pour utiliser leurs objets et répondre positivement, et dans l’instant, à leurs suggestions. Je me souviens d’une discussion avec Jean Baudrillard, vers la fin de sa vie, au moment où il a sorti son livre sur la « réalité intégrale » : Le Pacte de lucidité ou l’intelligence du mal. Je lui avais demandé : le fait que vous puissiez vous exprimer, et faire entendre votre voix, ne montre-t-il pas que la réalité ne peut être totalement « intégrale » ?… Question perverse de ta part !
Mais il y a toujours des failles, des bugs, et il en est ainsi dans tout le monde réel, y compris dans le monde numérique. Il y a des espaces de liberté et de résistance, il y a des hackers… Tu décris une tendance, qui est très clairement à l’œuvre, mais pourquoi sous-entendstu que tous tombent dans le panneau de la mesure de soi sans lucidité, sans ignorer ce mouvement ? Tu as dit qu’il y a une tendance ? Elle est majoritaire, ou potentiellement majoritaire. Elle est structurante de la société vers laquelle nous allons, et c’est ça qui m’importe. Qu’il
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puisse subsister, à la marge, d’autres dispositifs, d’autres modèles, je n’en doute pas, et c’est bien ces alternatives que nous devons pousser. Qu’il y ait, en particulier dans les entreprises et plus largement dans la société, quantité de personnes qui refusent ce mouvement vers la mesure de tout et le suivi continuel qui va avec, je n’en doute pas non plus, et nous devons soutenir et accompagner avec encore plus de vigueur ces gens-là. Mais ces alternatives, ces rejets et ces résistances sont minoritaires et vont selon moi l’être de plus en plus. La vague est puissante. Je le répète : elle emporte dans son mouvement la majorité de la population, et elle est structurante d’autres valeurs pour nos sociétés, valeurs quantitatives et normatives que je récuse. En outre, il est temps de s’opposer aux techno discours enthousiastes dont nous avons été gavés, abreuvés comme au biberon depuis une quinzaine d’années. Il est temps de mettre le ola ! Et de faire valoir d’autres discours, fondés sur le travail, l’analyse, la recherche, la lucidité et la conscience, de transmettre d’autres points de vue que ces techno discours uniquement orientés par la quête de profit, et l’objectif d’instaurer une extrême rationalisation du monde.
Je suis content de constater que tu soulignes de façon claire et nette un problème lié au capitalisme contemporain. J’ai lu, de la plume d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, des analyses proches de celles que tu développes maintenant. Ils décrivent un nouvel état de fait, qui s’impose à tous, une sorte de nouveau gouvernement par les chiffres, par la statistique, par les algorithmes, notamment via le Big data. Et ils expliquent que l’enjeu, c’est d’imposer à ce nouvel état de fait un
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état de droit. Ce qui suppose une prise de recul… Une prise de conscience aussi, c’est juste… Et puis des débats. Car il faut rendre visible un phénomène pour bien des gens complètement invisible…
Nous partageons ces enjeux. En revanche, peut-être ne sommes-nous pas totalement d’accord sur l’ampleur réelle du phénomène de mesure de l’âge de la vie et le contrôle qui va avec, sur la capacité de tous à l’ignorer, à lui résister… Je ne sais pas si tu réalises à quel point le modèle de la Silicon Valley se réplique aujourd’hui partout dans le monde. Hier, à peine arrivé en Suisse, je vois un panneau : «Suisse, terre d’innovation». Tout le monde veut sa Silicon Valley, sans réfléchir au sens de tout ça, avec une passion… Il est temps de nous interroger sur ce terme d’innovation. Pourquoi l’innovation serait-elle bonne en soi ? L’innovation, c’est juste ce qui apporte de la nouveauté à l’économie… Mais si cette nouveauté, qui porte un modèle économique en train de devenir dominant, c’est de tout quantifier de nos vies, de rendre marchands nos moindres gestes, cette innovation-là est-elle souhaitable ? Car là se situe bien ce que j’appelle «l’esprit de la Silicon Valley», c’est-à-dire se contrefoutre de toutes les règles, de tous les acquis historiques. Or cet esprit et le modèle économique afférent sont en train d’envahir la planète entière. Comme le disait dans une émission de radio le directeur général de la Banque publique d’investissements : c’est formidable, les startups sont là pour faire bouger les lignes. Il explique donc que la bonne nouvelle, c’est que tout, en particulier les acquis sociaux et notre état de droit, tout va être démantelé par ce mouvement des startups ! Bref, l’esprit de la Silicon Valley qui souffle désormais partout et sur tous les secteurs économiques, c’est «disruptif». Car la disruption est devenu le grand terme à la mode. Ce modèle économique, ouvertement destructeur de nos acquis
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sociaux et juridiques historiques, est en train de gagner la planète.
Certes, il souffle, mais selon plusieurs modes, plus ou moins désirables ou indésirables, et cela reste possible de s’abriter de ce vent de la Silicon Valley, de lui opposer des résistances. Qu’il y ait des trous ? Qu’il y ait des individus qui ne se retrouvent pas dans cet esprit ? Qu’il y ait des possibilités d’agir contre ? Je dis oui : je suis à 100% d’accord pour faire ce constat avec toi. Mais d’abord, prenons la mesure du phénomène ! Lisons Les Echos ! Partout, il ne s’agit que d’insuffler des milliards de dollars dans des startups du monde entier pour développer ce business modèle de l’innovation fondée sur la quantification et la marchandisation de la vie. En a-t-on suffisamment conscience ?
Soit, mais ces mêmes technologies peuvent être courtcircuitées, servir à des hackers, et susciter d’autres modes d’êtres et de comportements, non plus de l’ordre du conformisme, mais de l’intelligence collective, non ? Il y a tout de même une part d’utopie dans le vent qui anime certaines startups. Evidemment que toutes les technologies ne sont pas équivalentes, que le nucléaire et l’informatique individuelles fonctionnent selon des logiques différentes, et qu’elles ne portent pas les mêmes valeurs politiques. Mais dès lors, comme tu l’affirmes, que tu ne juges pas la technologie négative
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en tant que telle, il devient de notre ressort de nous approprier la technologie et de la tirer dans notre sens. C’est-à-dire dans un sens contraire à celui vers lequel tire par exemple un Chris Anderson… Quelle horreur…
… Un Chris Anderson pour lequel il n’y aura plus besoin demain de théorie, donc de pensée, puisque les chiffres règleront tout avec bien plus de pertinence ! C’est contre ces gens-là, pour nous «désautomatiser» comme le dit Stiegler, que nous pouvons nous emparer de ces mêmes technologies… Et c’est un enjeu majeur ! C’est bien plus qu’un enjeu majeur ! Je m’adresse à la Nation (rires)… Car les marges se réduisent, et c’est grave…
Ne fantasme pas : nous ne sommes pas tous encore des «hommes sans qualité»… Je m’explique. Tu as parlé de hacking, de possibilités de réappropriation. Je te suis, nous devons œuvrer à cela. Des artistes, des hackers, des développeurs de logiciel libre, des citoyens lambda créant leur propre site selon d’autres règles ont eu un grand rôle dans les années 1990 et 2000 pour que cette ère de l’interconnexion via les écrans de l’Internet puisse réellement être un âge de l’accès, avec bien d’autres motivations que marchandes et commerciales. Et puis nous avions de vraies capacités à construire des dispositifs pour le coup vraiment collaboratifs, c’est-à-dire non dévoyés, à l’inverse de
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la plupart des projets qui s’affublent de l’étiquette d’économie collaborative aujourd’hui, dans le sillage de Airbnb ou Uber. La structure de l’Internet permettait ce type d’activités, de mise en commun d’idées, de compétences, de volontés. J’affirme qu’aujourd’hui la marge se réduit. Je pense en effet qu’on ne saisit pas suffisamment la puissance actuelle des systèmes de régulation de la vie, en œuvre dans le champ du travail, dans ce qu’on appelle les smart cities, et dont les objets connectés sont le vecteur en plein dynamisme. On peut effectivement décider d’acheter ou non ces objets. Mais force est de constater qu’ils deviennent de plus en plus omniprésents, au même titre que les puces et les capteurs qui pénètrent tout, des vaches aux lampadaires en passant par nos vêtements. La tendance à la quantification, à la mesure et à l’orientation numérique de nos vies n’est pas visible, mais c’est une invasion ! Et ce n’est que le début de cette histoire ! Or, les modalités de saisie et de traitement de l’information qui sont au cœur de ces systèmes se prêtent beaucoup moins au détournement que l’Internet d’hier.
Certes, ce n’est pas faux, mais le détournement n’est-il pas toujours envisageable, même si ce sont d’autres générations qui en auront les clés. Ne dramatises-tu pas un peu ? Non, je ne dramatise pas du tout. Une balance connectée…
… Cela sert aussi à se peser. Oui, mais une balance ou un bracelet connectés ne servent pas à faire un feu d’artifice. Il y aura sans doute quelque jeune type doué pour hacker tous ces trucs, dans le sens de les mettre à mal. Mais justement, le mal sera peut-être déjà fait : tous ces objets, toutes ces puces et ces capteurs seront déjà au cœur de notre environnement, et leur machine de mesure, de traitement et d’orientation de tous nos actes fonctionnera. Et puis ce genre de hacking sera plus compliqué encore qu’hier, à l’âge de l’accès, et sera moins que jamais accessible à l’ensemble des citoyens, pour peu qu’ils aient conscience
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de ce qui se passe et l’envie d’y remédier. Nous sommes aujourd’hui selon moi à un tournant décisif que personne ne perçoit à sa juste démesure. Or moi, je le vois. Je vois que les capacités à détourner les bracelets connectés, les objets et applications de la santé connectée, les objets et applications d’ordre éducatif se réduisent. Je parle là, je le répète, de ce qui me semble majoritaire et structurant de nos sociétés. Si nous n’y prenons garde, si nous n’agissons pas maintenant pour limiter cette expansion de l’âge de la mesure de la vie, nous aurons demain de moins en moins de possibilités de changer ce monde.
Tu veux dire que nous n’aurons plus aucune liberté ? Que nous goberons tout ? Que nous ne pourrons en aucune façon ignorer les suggestions aimables nées de ce système de puces, de capteurs et d’objets dialoguant avec nous pour mieux nous faire avaler leurs produits et services de marques ? Le réel ne se résume pas au numérique. Nous mangeons, nous élevons nos enfants… Le système que je décris n’est pas extérieur au réel : le problème est justement qu’il en devient le cœur ! Qu’il investit jusque notre intimité !
Bien répondu ! C’est juste. Mais peut-on agir contre cette tendance sans dramatiser ? Sans exagérer la précision, l’ampleur et le degré d’acceptation actuels de ce système qui effectivement se met en place ! Tu dis toi-même que mon constat est juste. Je ne dramatise pas ; je focalise mon regard
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sur un souci majeur, qui prend de l’importance et sur lequel nous sommes d’accord. Cette focalisation est nécessaire à une prise de conscience, individuelle et collective, à la constitution de débats et d’un vrai mouvement d’opposition à cette tendance. Car aujourd’hui, je le dis encore, ce système s’étend sans discussion ni négociation avec les citoyens qui en sont les premières cibles. Le débat n’a pas lieu !
Tous deux parlons, comme le font d’autres penseurs qui m’inspirent, comme Evgeny Morozov ou Bernard Stiegler avec son association Ars Industrialis par exemple. Le débat n’est peut-être pas assez audible, mais il a lieu… Je dirais qu’il est inaudible pour la majorité des gens. Ce débat est trop marginal…
Des actions se mettent également en place, pour construire un autre modèle de société. Je pense à ce qu’il se passe à Plaine Commune, communauté d’agglomération de la Seine-Saint-Denis, où s’expérimente désormais une extension du modèle des intermittents du spectacle à l’ensemble de la population, avec la création de véritables plateformes de délibération… Nous pourrions également parler des expérimentations en cours à Utrecht aux Pays-Bas ou en Finlande, autour de l’idée d’un revenu universel. Pourquoi pas ? Mais quel est l’impact réel de ce type d’expérimentations par rapport à la French Tech et l’expansion massive, à coup de milliards de dollars, de l’esprit de la
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Silicon Valley d’un bout à l’autre de la planète ? Que peut faire ton pot de terre contre cet immense pot de fer ? Au contraire de ces louables expériences, terriblement minoritaires, l’expansion de l’âge de la mesure de la vie, porté par cet esprit de la Silicon Valley est, je le répète encore, majoritaire et structurante.
Je ne suis pas certain du tout que l’esprit de la Silicon Valley soit majoritaire et structurant au fin fond de la Bretagne. Et puis, en ce qui concerne ces expérimentations, il faut bien commencer un jour, non ? Et on ne peut débuter une histoire en étant, comme tu le dis, tout de suite majoritaire et structurant ! 20 milliards d’euros pour la French Tech ! Dix milliards de l’Etat, dix milliards de la Caisse des Dépôts, plus de l’emprunt qu’ils lèvent pour les startups sans s’interroger une seule seconde sur le modèle de civilisation qu’ils bâtissent ainsi.
Pourquoi ne pourrions-nous pas lancer, y compris avec la BPI, une deuxième vague du numérique, plus critique, plus éthique, plus consciente de la société qu’elle créerait avec les nouveaux outils du numérique ? Une vague ne créant pas seulement de l’automatisation mais de la «désautomatisation» ? Pourquoi serait-ce totalement impossible ? Ou inimaginable ? C’est possible, et c’est imaginable. C’est d’ailleurs exactement ce que je dis ! Appelons à l’éclosion d’autres modèles ! Ce que tu nommes «dramatisation», c’est la façon dont
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je me focalise sur une évolution dangereuse vers cet âge de la mesure de la vie, dont je concentre mes analyses sur ce qui pose éminemment problème d’un point de vue social, éthique, juridique et de civilisation. Qu’il y ait des types formidables qui tentent de hacker ces systèmes, ou qu’à la marge se développent de petits projets, par exemple avec du bio et des outils numériques en logiciel libre, c’est très bien, mais ce n’est pas mon problème, du moins pour le moment. Je considère que l’urgence, aujourd’hui, est de rendre visible l’ampleur de ce phénomène de l’âge de mesure de la vie, et de susciter des débats sur ce mouvement d’une puissance incroyable.
Je comprends cette position. Je sais, car tu l’as écrit, que tu ne partages pas le point de vue d’un Bernard Stiegler sur ce qu’il appelle le pharmakon, c’est-à-dire cette capacité de la technique à détruire ou à l’inverse à construire nos singularités comme nos sociétés. Cette ambiguïté fondamentale du numérique, dont le potentiel ne cesse d’augmenter, impose selon le philosophe une thérapeutique de ces technologies, à l’instar du feu qui nécessite du soin et du savoir-faire, sauf à ce que partout se multiplient les incendies. C’est peut-être sur ce constat d’une ambiguïté de la technologie et de la nécessité d’en construire une thérapeutique que nos points de vue divergent. D’où mon sentiment que ton analyse manque de nuances et simplifie parfois trop la situation…
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Je pense effectivement que la situation est très grave. Mais je ne vois pas où tu veux en venir : soit on accepte ces évolutions, soit on se bat contre elles… Le pharmacologique ne revêt plus aucune pertinence passé un certain seuil dans la nature des dispositifs, qui ne recouvrent plus aucune ambivalence. C’est exactement ce passage de seuil que nous vivons aujourd’hui avec l’âge de la mesure de la vie, et qu’il faut savoir distinguer.
Je n’en suis pas si certain. Je ne sais pas si tu as lu le livre d’Alexis Escudero, La reproduction artificielle de l’humain (Le Monde à l’envers, 2014). Mais dans ce bouquin à charge contre la marchandisation de la vie, de nos corps, et les théories du genre qui selon lui en sont le vecteur, ce personnage très proche des activistes anti technologies de Pièces & Main d’œuvre en arrive, au nom de son anticapitalisme, à admettre une proximité de fait avec les troupes de La Manif pour tous, donc avec une certaine vague réactionnaire voire un certain type acceptable d’obscurantisme religieux… Le risque, c’est qu’au nom d’une juste opposition à un «essentialisme» technologique, l’on revienne, mine de rien, à un «essentialisme» religieux. Peut-être. Mais ce n’est pas du tout là où je situe mes analyses et prises de position.
J’ai peur que tu n’ouvres le champ à ce type de pensée
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réactionnaire… Non. J’en appelle à l’action, pas à la réaction. Je suis d’accord avec toi lorsque tu expliques que nous devons nous emparer des outils du présent pour nous opposer à la tendance à la mesure de la vie que je décrypte.
Et sur ce chemin là, nous pouvons avancer avec d’autres. Je veux bien, mais nous ne sommes pas obligés de dîner tous au même restaurant, ni de faire ensemble des promenades en forêt.
Personnellement, j’ai plutôt envie de telles promenades en forêt (rires)… Tous ensemble ? Je ne sais pas. Mais quoi qu’il en soit, et avec qui que ce soit, l’appel à l’action individuelle et collective, à la vigilance, à la mobilisation, à la ressaisie du politique me semble aujourd’hui la première urgence. Car le constat que nous avons fait témoigne tout de même d’un effritement du pouvoir politique, comme capacité à décider via la délibération, du cours collectif de nos destins. Aujourd’hui plus que jamais, la politique est sous la botte d’un néo-libéralisme désormais porté par l’innovation technologique ; se pose dès lors la question de l’intégrité de nos responsables, de la viabilité, du sens même de notre démocratie.
Écouter le podcast tiré de l’entretien avec Éric Sadin sur le site Culture Mobile.