Fictions
UKIYO Images du monde flottant TEXTES Diana Vreeland Dit du Genji de Murasaki Shikibu Mémoire Sidney Figeys
Images par pages Maroki Mori Fondazione Prada Peter Lindbergh Anne veronica janssens Philip-lorca dicorcia Ludovica gioscia Sabrina Transiskus Matt Shlian Anne-Sophie Berger Silvia Bachli Koichiro Doi Kirin J.Callinian & Cara Stricker Vincent Gapaillard Jean-Pierre Raynaud Linder streling Julia Björkeheim Iris Van Herpen
Inspirations Martha Rosler Robin collyer thomas ruff andrea crews vanessa beecroft made in Usa aspen dan graham jonhatan monk
« L’invention imaginative se réfère plus particulièrement à l’activité créatrice de l’imagination se laissant libre cours dans la production et la transformation de figures, voire de fictions » Hegel, Cours d’esthétique I
lewis van dursel metahaven daniel vandevelde maureen moore
La trace écumante et fugace des instants esthétiques.
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SOMMAIRE
En couverture, photographie de Peter Lindbergh pour le Harper’s Bazaar de 1994, Son travail, principalement en noir et blanc, adopte un langage pictural qui emprunte à la fois aux débuts du cinéma allemand et à la scène artistique berlinoise des années 1920.
FASHION GOES GRAPHIC Liquide Baroque
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Ludovica Gioscia
Paper Craft
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Sabrina Transiskus Matt Shlian
Lignes Noires Silvia Bachli
Wall Flower
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Koichiro Doi
Obscure Object of Desire
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Vincent Gapaillard
esthétique de l’éphémère édito 30 Introduction 32 Le destin de la mode dans les sociétés modernes 40 Ukiyo 52 Le renouveau constant 64 Les cycles de mode et les nouvelles technologies 116 Présentisme 138 Digital Natives 158 L’université des désastres 172 Extrait: Du vêtement à l’architecture, M. Nader 180
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Scissors Sister Linder Sterling
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Au Carré Anne-Sophie Berger Jean-Pierre Raynaud Julia Björkeheim
Mineral Vegetal
57-133-153-175 166
Iris Van Herpen
Dress the city Ito Toyo Hussein Chalayan Christo & Jean-Claude
182-186-187
Nihilisme
Glaciations
t o i éd
Nous vivons dans un monde où nombre de choses sont régies par des cycles, les saisons, les crises économiques, les glaciations… La mode et les tendances s’inscrivent-elles aussi dans ces cycles temporels ? Au niveau des tendances on peut remarquer une accélération des cycles, due en partie, à l’utilisation croissante des nouvelles technologies. Cette accélération va de pair avec la société de consommation dans laquelle nous vivons. Avec le développement d’internet, une nouvelle génération a vu le jour. Après celle des X, rescapés de mai 68, voici celle des Y, aussi appelés ‘pouces et poucettes’ en référence à l’utilisation des pouces pour les claviers d’ordinateur et les smartphones. Cette génération Y-internet est en quête d’esthétiques nouvelles et d’expériences innovantes à mesure que grandit le nihilisme ambiant. Cette nouvelle génération d’élèves ‘mutants’ dotés d’un cerveau modifié, les fameux ‘Digital Natives’ (DN), possèdent le numérique comme langue maternelle. Selon Lamarck, père de la théorie transformiste, le cerveau de cette génération se transforme pour s’adapter aux nouvelles technologies. Les DN ont du mal avec les raisonnements ‘pas à pas’ ; ils ne sont concentrés que par les écrans. Ils privilégient les accès au savoir et les approches aléatoires. Pour évoluer, ils ont besoin de plaisir immédiat et de récompenses fréquentes et les grandes marques de luxes leur promettent cela. Les DN sont confrontés à d’énormes masses d’informations numériques. Avec cette accélération des images, on peut remarquer une accélération de la transmission de l’information qui va de pair avec les cycles de modes ; plus l’information va vite, plus les cycles s’amplifient. Cette nouvelle génération sur-connectée se fragmente en petits groupes appelés « tribus » qui sont autant de services et de blog sur la toile. Ainsi, les tendances se diversifient ; elles se radicalisent dans chaque groupe et ceux-ci deviennent de plus en plus nombreux. Dès lors, suivant ce constat, la question qui nous vient à l’esprit est : Où cela s’arrêtera-t-il ? Allons-nous toujours nous diversifier davantage jusqu’à une implosion ou un revirement complet sera-t-il ainsi provoqué ?
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introduction
Par ce mémoire, je veux mettre en évidence l’importance des cycles de mode dans notre société actuelle. Ceux-ci sont intrinsèquement liés à l’évolution technologique et culturelle du monde dans lequel nous vivons. Plus que jamais la mode sert de miroir aux évolutions de notre monde. Après l’armement, il s’agit de l’industrie la plus florissante et elle ne connaît pas la crise. Pourquoi la mode a-t-elle acquis autant d’importance aujourd’hui ? Nombre de blogs et de revues spécialisées pullulent sur internet ; nous sommes inondés de références stylistiques et pourtant, il y a peu de théoriciens qui s’intéressent à ces pratiques. Avec l’arrivée d’internet, la mode a subi une accélération spectaculaire. Les tendances ne se renouvellent pas tous les 10 ans, comme c’était le cas avant l’arrivée du ‘cyber-style’ mais bien, toutes les secondes, comme autant de clics sur la toile.
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Certains y voient le déclin des tendances, une trop vive accélération précipitant sa chute ; tandis que d’autres espèrent un avenir virtuel radieux. Sommes-nous devenus des clones virtuels des tendances, subissant leurs aléas et provoquant leur chute ou la mode s’inscrit-elle dorénavant au singulier dans une esthétique de l’éphémère, nous poussant à nous réinventer chaque jour ? En d’autres termes, s’agit-il d’une évolution positive ou négative (proche de « l’université des désastres » de Paul Virilio) ?
Miroir
Toile
liquide baroque
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Parures de guerre
Séduction
Obscurantisme
Le destin de la mode
dans les sociétés modernes(socio)
« Cover a big cork bulletin board in bright pink felt, banded with bamboo, and pinwith colored thumb-tacks all your various enthusiasms as your life varies from week to week ? » Diana Vreeland
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La mode s’était éteinte avec la fin de l’Antiquité. Même si les grecs et les romains pratiquaient l’art du vêtement avec ardeur, les codes étaient très hiérarchisés. La frivolité était plus admise au théâtre que dans la vie publique même si certaines romaines dérogeaient à cette règle . En général, une seule même toge était appliquée aux hommes et aux femmes, la seule différence étant une ceinture pour les vêtements féminins. Les parures de guerre étaient cependant élaborées dans un souci pratique mais aussi pour sublimer les corps.Avec l’apparition des premiers romans courtois , on remarque un changement des mœurs dans la société. En effet, au lieu d’être dirigée vers la guerre et les romans d’aventure, un nouveau style de vie mais aussi, un nouveau courant d’idées voit le jour dans cette Europe qui commence à sortir de l’obscurantisme du Moyen Âge ; il s’agit de la séduction.La mode avec ses variations et ses jeux subtils de nuances doit être considérée comme la continuation de cette nouvelle poésie de la séduction. « La préciosité du costume est l’extension et le double de la stylisation de l’amour ». Ainsi, les plus belles femmes et les plus beaux hommes à courtiser seront ceux qui auront les plus beaux atours . Ces parures revêtent l’influence de la personne ; étant riche, celle-ci a pu s’offrir un vêtement différent et plus précieux que les autres mais elles revêtent aussi une idée nouvelle pour l’époque : le goût personnel.Auparavant, les puissants se contentaient de s’habiller d’une façon pratique pour faire la guerre. Avec l’apparition du roman courtois, tous veulent plaire et c’est dans cette optique qu’ils se différencient le plus possible des autres, la notion de ‘style’ apparaît. « L’amour courtois a contribué au processus d’individualisation des êtres et à la promotion de l’individu mondain relativement libre de ses goûts, détaché de la norme ancienne. »Pour un souci de reconnaissance des êtres mais aussi de valorisation des corps et donc de séduction, le vêtement féminin et masculin se transforme d’une manière générale pour que les atours de chacun soient mis en valeur. Pour les femmes, la taille sera resserrée, le décolleté plongeant, les cheveux noués et la jupe longue est évasée. Pour les hommes, l’habit se transformera en culotte pour le bas ou ‘haut de chausse’, montrant ses attributs masculin et la carrure élargie par les coutures des épaules. Dorénavant la silhouette est sexualisée . « Le costume de mode est devenu costume de séduction dessinant les attraits du corps, révélant et cachant les appâts du sexe, attisant les charmes érotiques : non plus seulement symbole hiérarchique et signe de statut social, mais instrument de séduction, puissance de mystère et de secret, moyen de plaire et d’être remarqué dans le luxe, la fantaisie, la grâce maniérée. » Ce revirement de situation dans l’esprit d’une société montre qu’on est passé des temps obscurs à l’âge moderne par la séduction, l’esthétique et la sensualité. Cette nouvelle ère du vêtement et de la parure coïncide avec la redécouverte des valeurs antiques, notamment la sublimation des corps. En effet et ce, grâce à l’imagerie de la religion chrétienne, la vie et les corps anatomiques sont célébrés. Dans le style gothique des cathédrales , les corps des statues sont plus fins, les traits moins grossiers et les corps plus ressemblants au monde réel. La vie est célébrée dans toute sa diversité. Il est important de comprendre que la mode a pris une telle importance en Occident par le biais de la religion chrétienne. « Par le dogme du dieu-homme et la revalorisation-légitimation qu’il permet de la sphère terrestre, des données sensibles et visuelles, la religion de l’incarnation a incontestablement favorisé l’apparition de la mode. Tout comme le christianisme a rendu possible, au moins comme cadre symbolique, la possession et l’exploitation moderne de la nature. » Dans le cas de la religion chrétienne, il semble donc qu’un lien intime lie l’homme religieux à l’homme frivole. L’art chrétien promulgue une glorification stylistique des créatures terrestres ; il en va de même sur le paraître vestimentaire. Suite à ces transformations et malgré les vicissitudes de la Renaissance, la mode est entrée dans une nouvelle ère faste et glorieuse. Il s’agit du cycle que Gilles Lipovetsky appelle la « mode de cent ans » en opposition directe à la guerre de cent ans.
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Les règles de la couture sont éditées à la Renaissance ; la Haute Couture et la confection ‘industrielle’ (comme ce que la Renaissance permettait) sont créées . Dans ce système bipolaire, la création de luxe s’oppose à la production de masse. La Haute Couture monopolise l’innovation ; c’est elle qui lance la tendance et les ateliers de confection suivent son modèle. C’est une nouvelle organisation de l’éphémère mais en même temps, le début des sociétés bureaucratiques modernes. La mode va reposer sur un système tellement stable de confection que ce modèle va perdurer de la Renaissance aux années 1960. Le prochain cycle est celui que Gilles Lipovetsky a appelé « la mode ouverte ». Des transformations culturelles et sociales sont en cours dans les années 1960 et elles affectent beaucoup les maisons de couture. Une nouvelle organisation voit le jour, celle « d’une organisation bureaucratique orchestrée par des créateurs professionnels, une logique industrielle sérielle, des collections saisonnières, des défilés avec mannequins à des fins publicitaires. » Comme le dit Lipovestky, la mode a trois têtes : son visage bureaucratique-esthétique, l’autre industriel et le visage démocratique et individualiste. Les maisons de Haute Couture ne prospèrent plus que par leur prêt-à-porter, leurs contrats de licence, leurs parfums. Parallèlement, la Haute Couture n’habille plus les femmes dans du sur-mesure dernier cri. Elle produit la propre image de la marque, une image éternelle, délétère en réalisant des chefs-d’œuvre d’exécution dans une pure gratuité esthétique. Par leur gratuité et leur somptuosité, ces créations transcendent la réalité éphémère de la mode elle-même. « Paradoxes de la Haute Couture qui conjoint la mode et l’absolu, le frivole et la perfection, qui ne crée plus pour personne, qui joue autant plus la folie esthétique désintéressée qu’elle correspond mieux aux intérêts du marketing » Le luxe suprême ne représente plus la mode, ni son incarnation. Il n’est plus qu’une vitrine publicitaire de pur prestige n’assumant pas les dépenses éphémères et ostensibles qu’il produit. Nous sommes toujours sous l’influence de ce merchandising aujourd’hui.
Gandeur et misère de l’éphémère
« A présent nos routes pour toujours vont s’écarter quand dans ma détresse j’eusse certe souhaité suivre celle de la vie » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Ce merchandising produit des effets pour le moins surprenants. En Occident, l’industrie du luxe vestimentaire est une des plus lucratives au monde, juste après celle de l’armement. Depuis la révolution organisationnelle entamée dans les années 1960, les créateurs sont en passe de devenir de véritables héros nationaux , à l’image des super tops qui défilent pour eux. Une véritable industrie se développe autour de l’idée du ‘mieux paraître’. Néanmoins, le triomphe de l’éphémère serait pour Gilles Lipovetsky, la ruse qu’emprunte la raison pour s’affirmer pleinement. Selon lui, c’est dans la mode que s’incarneraient la vérité et la destinée de la modernité occidentale depuis le XIVème siècle. Aux trois faces de la mode énoncées par Lipovetsky s’ajoutent les membres du corps : le Présent, le Changement, le Nouveau et l’Individu. Par un changement social induit par ce système de « mode achevée » qui réunit le corps entier de la mode, la société deviendrait plus souple, plus ouverte aux mutations et les individus plus autonomes.
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L’euphorie perpétuelle
« Au bruit du vent qui des champs de Miyagi répand la rosée c’est au jeune lespédèze que vont toutes mes pensées » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Dans la mode, le rapport entre l’individuel et le collectif est souvent conflictuel. En effet, si celle-ci correspond à la transformation incessante à tendance cyclique des préférences individuelles, elle correspond aussi à une préférence collective. Comme disait Durkheim, tout se passe comme si nos choix individuels se conformaient à ce goût collectif, aux « courants d’opinion ». Aujourd’hui, ce goût collectif est mis en doute. A mesure que l’ère individualiste s’accentue on ne s’habille plus en fonction d’une norme impérative et uniforme. Le processus est resté au premier stade et le mouvement collectif n’a pas été franchi. On ne peut plus parler de ‘style’ au sens large, car chacun réinvente la mode à sa façon. A cause de cette individualité, la mode n’a jamais été aussi représentative du futile et du superficiel. Elle représente ce qu’il y a de plus fantaisiste et de frivole en nous. Par cette séduction de la frivolité, elle est l’instrument de la consolidation des sociétés libérales. Le progrès de l’individualisme est devenu narcissique.
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Uniforme
L’ere du vide « Dussé-je à l’instar du grillon-grelot user de toute ma voix longue nuit ne suffirait à tarier ce flot de larmes »
Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Avec le narcissisme ambiant né de l’individualisme exacerbé de notre société, on remarque une disparition des grands buts existentiels. La contre-culture s’épuise et rares sont les causes capables de galvaniser les énergies. L’ère révolutionnaire est close. Seule demeure la quête de l’ego et de son intérêt propre, l’extase de la libération personnelle, l’obsession du corps et du sexe. « Dans cette ultime frontière qui s’effondre sous nos yeux à une vitesse prodigieuse. Le processus de personnalisation impulsé par l’accélération des techniques, par le management, par la consommation de masse, par les médias, par les développements de l’idéologie individualiste, par le psychologisme porte à son point culminant le règne de l’individu, fait sauter les dernières barrières. »
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Notre société postmoderne se caractérise par l’incroyance et le néo-nihilisme. Les grands mythes révolutionnaires ont échoué et une nouvelle philosophie individualiste et hédoniste s’est installée. Ne pouvant compter les uns sur les autres pour résoudre ces révolutions, les hommes se sont retournés vers eux-mêmes et ont préféré subvenir à leur propre quête du bonheur éternel. Notre époque est le reflet flagrant de cette perte d’idéologie. Les groupes se résorbant, il n’y a plus que du vide à la place de l’espace révolutionnaire qui emplissait nos esprits. Dans cette nouvelle société vouée essentiellement à l’hédonisme, tout devient irritation et supplice lorsque nous ne sommes pas satisfaits. Ainsi, notre monde n’a jamais été autant torturé émotionnellement que maintenant. Nous sommes régis par la frustration de ne pas avoir un bonheur parfait. Une des définitions du bonheur est donnée par Bruckner : « Par devoir du bonheur j’entends donc cette idéologie propre à la deuxième moitié du XXème siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas. » L’éphémérité est la condition existentielle d’une situation d’entre-deux qui tend à rapprocher les opposés en favorisant le passage de l’un à l’autre, entre voilement/ dévoilement, déformation/réformation, pliement/dépliement. L’homme fait de son passé et de son futur un éternel retour du présent. Une soif intense pour le nouveau qui n’est autre qu’un ancien plaisir retrouvé. Modes, tendances en vogue, sont au rendez-vous pour ancrer l’éphémère. Devenu permanent, l’éphémère n’est plus une mode éphémère. Ce rapport fugitif de l’homme aux choses a été mis en valeur par le travail de nombreux artistes dont Alvin Toffler (1928). Il a abordé cette notion avec « la robe de mariée en papier » puis a appliqué cette éphémérité à son oeuvre plus connue d’architecte . Depuis les années 1960, nous passons du prêt-à-porter au prêt-à-jeter, la valeur d’un bien est évaluée en fonction de la durée de son usage. Ainsi, rien n’empêche qu’une robe, destinée à être portée une seule fois, ne puisse être faite en un matériau jetable, puis recyclable. Paco Rabanne a défié ainsi la sacralité de ce vêtement en habillant Christine Perreau-Saussine le jour de son mariage en juillet 1967 d’une robe de papier , comme le prédisait Alvin Toffler. C’est le triomphe de l’objet éphémère.
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Paper craft
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Obsession
Fugitif
Euphorie
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le monde flottant(philo)
« Use a gigantic shell instead of a bucket to ice your champagne? » Diana Vreeland
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Contemplation
La philosophie japonaise, une des plus anciennes au monde, comporte plusieurs principes fondamentaux et plusieurs branches distinctes. Celle qui m’intéresse ici est celle des « mondes flottants » , en japonais, « ukiyo ». Cette philosophie prône un monde des plaisirs des sens et de l’esprit, le monde ludique et hédoniste de l’époque d’Edo (apparition de Tokyo). Une des définitions du mot Ukiyo ou Ukiyo-e (qui peut se décomposer en plusieurs mots) est celle donnée en 1665 par l’écrivain Asai Ryôi dans la préface de l’ouvrage « Contes du monde flottant » (Ukiyo monagatari) : « vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable, ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo. »
La mélancolie de l’éphémère « Quand lune d’automne au séjour des nues déjà est brouillée de larmes peut-elle luire limpide au logis ceint de roseaux»
Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Cette philosophie repose sur une esthétique consistant à capter l’éphémère, en particulier celui du désir. On pourrait apparenter ces notions à la mélancolie chez nous mais au Japon, elle n’a pas ce potentiel mortifère propre à la fixation de l’objet perdu. La mélancolie au Japon est précisément la conscience du passage du temps, de l’impermanence des choses, le « mûjo ». Aussi, il existe deux types d’éphémère : l’un négatif, fortement mélancolique (dans le sens occidental où nous l’entendons), qui ronge l’être jusqu’au néant et l’autre positif, qui résulte de la philosophie du zen, le « temps-existence ». Cet éphémère positif nous permet d’accepter le fluant et le flottant de l’existence d’une vie-passage.
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Fixation
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Le dit du genji « Au souffle accordé du vent qui sèche les arbres le son de la flûte je ne connais les paroles qui puissent me retenir» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Cette conscience du présent et du flux temporel transparaît dans la culture aristocratique d’Heïan avec le roman de Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji. Un moment dans le livre illustre bien la philosophie d’Ukiyo, quand le Prince radieux contemple un tout petit insecte, l’éphémère, métaphore de la fragilité et du transitoire de la vie. La culture d’Edo a été envahie par les images du monde flottant (ukiyo-e) ; ces estampes sont un exemple parfait de l’ouverture du bouddhisme au temps du plaisir. Asai Ryôi en parle dans son poème (cité plus haut). Cet éphémère positif relève d’un sentiment d’immanence du cosmos ; tout est dans la contemplation et celle des « belles dames » n’est pas exclue. La mélancolie ici est une sorte de frisson existentiel, un temps intensifié, réduit à un présentisme certain. Cette mélancolie du présent renvoie à un autre terme de la philosophie japonaise, « aware » qui signifie être sensible à telle émotion, développer une empathie avec l’être de l’éphémère. Cette nouvelle philosophie est apparue au Japon où elle a influencé bon nombre d’artistes comme Sesshu , Hokusaï , Okakura , Utamaro et Ogata Korin. Ces mêmes artistes ont influencé par après les peintres occidentaux, mettant ainsi le japonisme au centre des préoccupations des nabis. Le japonisme est interne à l’invention du moderne, il s’agit d’une nouvelle conscience plastique du temps, dans un espace où tout flotte. Il y a une esthétique de l’évanescent et de l’inachevé fait de vides et de pleins, des résonances spirituelles du seul trait de pinceau. Cette esthétique vise l’image du vide, l’au-delà des apparences. Zéami l’appelle « fleur du vide » dans le Nô. Les estampes représentent souvent des femmes. Les geishas sont présentes partout dans les ukiyo-e. Dans les peintures d’Harunobu et d’Utamaro, le monde flottant est d’abord celui du féminin. Le trait est précis et fluide, souvent courbe, les étoffes des kimonos retombent comme une seconde peau, un suspens érotique anime l’image et fait se mouvoir le tissu, montrant ça et là une certaine nudité. Utamaro, avec ses portraits de jeunes filles, crée une sorte d’angoisse sexuelle flottante. Les geishas étaient confinées dans le quartier d’Yoshiwara d’où certains portraits d’Harunobu et Utamaro sont tirés.Depuis la culture d’Edo, le « maniérisme indifférent » qu’est l’acceptation de l’éphémère, a traversé les siècles, les styles et se transforme du zen au virtuel. On trouve partout une véritable énergie de l’éphémère qui influence l’art et les modes de vie par sa fluidité et sa légèreté. Toyo Ito appelle cela « les images post-éphémères », propres à une culture des flux et des images virtuelles. L’énergie du présent, l’éphémère de l’impermanence nous poussent à capter le temps présent.
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« Lorsque nous nouâtes du jouvenceau les cheveux pour toute une vie auriez-vous fait le serment de l’engager par ces liens » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Lorsque la nouai profond était mon dessein puisse la couleur de pourpre ne s’affadir parmi cette chevelure » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Sur mes doigts pliés lorsque je compte le nombre de nos rencontres je m’aperçois que ceci point n’est votre seul sévice » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Vos sévices à vous jusqu’à ce jour en silence je les ai comptés or faut-il donc à cette heure que je lâche votre main » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Lignes Noires
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FĂŠminin
NuditĂŠ
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Le renouveau constant et son impact sur l’image féminine dans les coulisses des foires aux créatures(histoire)
« Tie an enormous bunch of silver balloons on the foot of your child’s bed on Christmas Eve » Diana Vreeland
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Sur l’île de Pâques, aussi appelée Rappa Nui, les équipes du Capitaine Collet ont collecté dans les années 1850, des statues de bois qui semblent être la suite des monolithes géants, les Moaïs . Il semble qu’au déclin de la civilisation pascuane, les artisans ont représenté leurs ancêtres avec des formes qui différaient des géants de pierre. Les monolithes étaient massifs et ‘bien portants’ ; ils étaient immenses en taille et étaient constitués de pierres volcaniques taillées dans un seul et même bloc et pouvant peser plusieurs dizaines de tonnes. Les statues du déclin sont plus petites (plus ou moins un mètre), en bois et elles sont complètement décharnées. Les traits sont creusés et par cette maigreur on peut apercevoir les côtes des hommes représentées dans les nervures du bois. Avec la fin de leur monde, les pascuans ont représenté dans ces statues la vision de leur avenir ; partir et vivre ou rester et tenter de survivre. N’avons-nous pas nous aussi nos statues du déclin ? Les nôtres ne sont pas en bois mais bien composées de chair et d’os. Ces filles qui arpentent les podiums des défilés sont adulées telles des déesses. Elles sont le reflet visible de ce que la société veut se cacher à elle-même . Le renouveau constant que nous impose la mode sur notre corps n’est pas le fruit de lobbies mal attentionnés mais bien, notre propre reflet sur la société. Ashley Mears, ancienne mannequin, devenue sociologue s’est plongée dans ces univers aussi visibles que méconnus. Elle nous parle ainsi de la violence et des humiliations endurées face à la notoriété et aux rétributions espérées. Les interchangeabilités des corps sont la norme exclusive dans ce monde de l’image et il est primordial d’avoir un ‘look’, un ‘je-ne-sais-quoi’ à la frontière du beau et du laid. Les mannequins sont sous le régime de la privation et de la souffrance physique (et psychologique) que leur impose le milieu. Il s’agit de se faire valoir autant que possible. Les restrictions sur le corps sont la représentation de ce que la société imagine comme étant ‘beau’. Les souffrances corporelles liées à la beauté ont toujours été à la pointe de l’esthétisme dans toutes les cultures. Selon le constat de Mona Chollet, le beau est le plus souvent allié à l’esthétisme féminin. En Occident, l’intelligence est le plus souvent associée au masculin et la beauté des corps au féminin, « en somme les femmes sont enfermées dans le regard des hommes » mais on peut aussi définir que si « les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent être regardées. » Ainsi, les souffrances du corps sont le plus souvent attribuées aux femmes. Dans certaines parties du monde, on ne veut même pas voir les femmes pour que le monde visible, le monde public reste celui de l’intellectuel, du religieux et non pas du beau.
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Pierres volcaniques
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Privation
Les métamorphoses du corps selon France Borel
« Dût-elle mépriser la haie du rustre des monts veuille à l’occasion la rosée du moins donner à l’oeillet une pensée » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Les manipulations du corps humain sont les pleins impressionnantes qui soient, allongement des crânes, mini-pieds, taille et poumons étranglés, scarification, pose de prothèses en bois dans les lèvres, allongement des cous… Ces phénomènes ‘esthétiques’ sont communs à toutes les cultures et selon France Borel, « le corps est produit de l’imaginaire collectif » , cet imaginaire collectif est régi par les notions de désir et de séduction. Avec le vêtement, il y a un double mouvement de dissimulation et de dévoilement de la surface support ; au-delà de toutes les cultures, il existe un refus du corps nu, du corps ‘naïf’, même les corps les plus dénudés ont toujours un artifice esthétisant. L’homme affirme sa liberté et sa supériorité en façonnant son corps, en le modelant de sorte que la souffrance physique lui permette de ressentir la réalité de son corps. Par cette douleur, il domestique son corps. Le travail sur le corps masque une volonté de maîtriser le temps et de refuser la mort. Le corps métamorphosé est constitué en objet, il devient spectacle mais aussi langage. Le spectacle du corps, ce surplus d’énergie est le signe selon France Borel de la naissance d’une civilisation. « La gastronomie, l’érotisme, les soins du corps sont autant de techniques destinées à sublimer, dépasser et rendre culturels les besoins élémentaires. » Par cet érotisme, ce désir de possession d’un corps par l’imaginaire, les bonnes mœurs et donc la société sont menacés. Les autorités ont essayé de tous temps de restreindre ce goût pour l’artifice et les métamorphoses. Les lobbies de la consommation ont quant à eux opté pour une toute autre procédure, celle de la canalisation des goûts. En produisant une norme générale des artifices, ils assurent la cohésion de la société.
Possession
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Surface
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all w o w r fl e
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ĂŠnergie
Cohésion
Surplus
Les cycles de mode et les nouvelles technologies
du modernisme au postmodernisme(histoire) « Paint a map of the world on all four walls of your boys nursery so they won’t grow up with a provincial point of view? »
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Le postmodernisme est défini par Yvonne Giordano comme étant une « sensibilité contemporaine, ne privilégiant aucune autorité ou méthode ». Il s’agirait donc d’une norme de liberté ne supportant aucune norme. D’où le paradigme de la société dans laquelle nous vivons : les repères sont supprimés, la loi principale étant qu’il n’y a aucune loi ; il semble que les êtres soient ainsi poussés à rechercher l’individualité. Cette société libérale a vu le jour à la fin des années 60, suite aux révolutions culturelles. On notera aussi que cette ère libérale se déclenche avec la fin du modernisme mais aussi avec le post-industrialisme. En effet, les effluves de l’industrialisme se sont dissipés quand les techniques de communication ont explosé, proposant ainsi de nouveaux métiers. Avant le postmodernisme, le modernisme avait déjà enclenché cette nouvelle liberté. Durant le modernisme, il s’agit en fait d’un effort constant pour s’arracher aux traditions. Le progrès étant prédominant et la course pour l’atteindre d’une constance absolue. Le culte de l’individu est devenu à lui seul la norme et les problématiques sociétales autour de celui-ci sont nombreuses. Au plus nous aspirons à un respect des droits humains, au plus l’humain se déshumanise par la perte des liens sociaux. On assiste depuis déjà quelques générations à un étiolement des valeurs traditionnelles, famille, Eglise, école… Nombre d’entres nous préfèrent communiquer à distance (par le biais d’internet) que réellement, physiquement. Le modernisme se caractérise principalement par un flux permanent d’évènements qui se désagrègent et se dissolvent au même moment qu’ils émergent. On peut facilement appliquer cette définition à la mode et au renouvellement des tendances. Aujourd’hui, grâce au flux d’internet, les évènements se renouvellent à chaque fois qu’un individu est connecté ; si bien que ce renouvellement est infini, exponentiel et aussi rapide qu’un clic. On pourrait définir plus simplement la modernité par ses conséquences telles que : l’accélération du temps, la contraction de l’espace ainsi que l’exigence de liberté individuelle. Dans cette exigence de liberté individuelle et dans cette perte de repère précis que présente la nouvelle modernité, Gilles Lipovetsky nous dit : « La mode et l’éphémère sont censés envahir tous les domaines de la consommation. » Le principe de plaisir et celui de réalité, au lieu de s’opposer, sont confondus chez le consommateur postmoderne. Ce principe de plaisir immédiat induit un certain éclectisme dans les aspects de la consommation. La culture est devenue post-culture ; elle est contenue dans des styles de vie. Une tenue vestimentaire ou autres suffisent à définir un style de vie. Tous les biens sont touchés par un processus de stylisation. La culture artistique ne constitue plus un monde à part. L’opposition entre culture savante et culture populaire s’abolit. Cette nouvelle individualité s’incarne par les pensées du philosophe Gilles Lipovetsky. Pour ce dernier, nous ne sommes plus dans un individualisme autoritaire, signe d’une époque moderne, mais dans un individualisme hédoniste qui conduit « à la légitimation de l’expression de soi, au droit à l’individu à se gouverner lui-même, à vivre pour lui-même » .On a souvent opposé l’individualisme de Lipovetsky au tribalisme de Michel Maffesoli. La recherche de Michel Maffesoli repose sur un paradoxe essentiel qui est « le va-et-vient constant qui s’établit entre la massification croissante et le développement des microgroupes, que j’appellerai tribus » . Cependant, Lipovetsky conteste cette opposition individualisme moderne tribalisme post-moderne car pour cet auteur, l’individualisme ne signifie pas la fin d’appartenances collectives mais bien, la mise en pratique du principe d’autonomie dans des appartenances de groupe. L’individu répond à des besoins individuels en s’affiliant à plusieurs tribus parfois de façon éphémère.
Tribalisme
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Autonomie
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Les rhizomes et internet
« Des fleurs qui se mêlent en ce jardin je ne sais quelle est la plus belle mais pour moi il n’est aucune qui vaille l’oeillet d’été » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Il existe une théorie bien connue qui se rapproche de la notion de postmodernisme : celle des rhizomes.Aujourd’hui, nous ne pouvons plus percevoir le monde sous un système hiérarchique simple comme le modèle moyenâgeux de l’arbre généalogique. Les modes de pensées ont évolué au fur et à mesure que la technologie prenait de la place dans nos vies. Nous sommes depuis quelques années sous le joug du système de « la toile » et tout notre mode de pensée doit être articulé dorénavant sous ce nouveau système en réseau. Internet nous a conduit vers un nouveau mode de pensée, une nouvelle génération. Selon Gilles Deleuze nous sommes arrivés au point où cela n’a plus d’importance de dire « je ». « Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés » .Deleuze nous met devant l’évidence de l’importance des réseaux démultipliés sur internet ; les groupes se fragmentent pour créer des micro-tribus à mesure que les lignes ADSL deviennent de plus en plus nombreuses. Dans une forme plus théorique, il explique ce système de rhizome par « un système radicelle, ou racine fasciculée, (…) Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires qui prennent un grand développement ». Un rhizome est en constant devenir et c’est la nature même de toute chose éphémère ; il est sans cesse évolutif. Il n’a pas de commencement ni de fin, il a un milieu par lequel il pousse et il déborde. Il peut prendre plusieurs formes ; la toile d’internet : pas de reconnaissance des personnes, on reste dans le virtuel et le sens des échanges, même logiques peut nous échapper . Le réseau rétinien : niveau biologique d’un rhizome. Le réseau humain :comme le dit Maffesoli, est difficile à maîtriser mais il permet la création de microgroupes (internet) qui sont le résultat de sentiments d’appartenances en fonction d’une éthique spécifique.
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Système
Racine
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Les éternels retours « De rosée se couvrent la manche dont l’essuyais et l’oeillet d’été car voici venu d’automne le vent qui souffle en tempête » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Deleuze nous dit que « La plupart des méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une direction par exemple linéaire, tandis qu’une unité de totalisation s’affirme d’autant plus dans une autre dimension, celle d’un cercle ou d’un cycle ». Il nous présente la dimension moderne des cycles. Un des cycles les plus représentatifs de notre société postmoderne est celui qui est attribué à la mode. Il n’existe pas à proprement parler un cycle prédéfini mais bien plusieurs cycles. Avant de parler de cycle, notons qu’il faut d’abord définir le concept de mode. La mode n’est pas seulement représentative par le vêtement. Elle n’habite pas seulement le vêtement. Elle reste insaisissable. La mode peut être comme dans les recherches de Philippe Besnard, la mode d’un prénom. On peut ainsi définir la mode comme étant « la transformation, à tendance cyclique, du goût collectif » ou bien « une diffusion verticale dans le mouvement de transformation des goûts à tendance cyclique ». Un prénom ou tout bien de mode se propage aussi vite qu’une contagion. Il s’agit dorénavant d’un mouvement planétaire dû aux nouveaux moyens de communication. Le caractère cyclique est un des phénomènes distinctifs de la mode. Les stades de ces cycles seront qualifiés au début d’un cycle de « précurseur », « pionnier », « dans le vent », « in » et à l’inverse, la fin d’un cycle de « à la traîne », « désuet », « classique », « out ». On attribue les appellations « in » et « out » à Diana Vreeland, pionnière de l’industrie des magazines et précurseur du métier de rédactrice en chef mode. Chaque mode peut se réinventer et ainsi, à la fin d’un certain nombre de cycles, un cycle plus ancien se voit remis au goût du jour, faisant ainsi une boucle dans le temps. C’est notamment le phénomène du « vintage ». Ces boucles temporelles sont (avant internet) de l’ordre de 10 ans, comme ainsi prophétisé dans le premier volet Golden eighties de la série documentaire Fashion ! d’Olivier Nicklaus. Chaque mode vieillit avec le temps, l’innovation cesse d’être innovation et l’on découvre que son existence a achevé un cycle qui cède alors la place à un autre cycle. Ces cycles de mode dans leur ensemble constituent une série d’innovations achevées. En fait, il existe deux types de cycles dans la mode ;
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le cycle de type I : dans des intervalles de temps déterminés, on considère comme autant de cycles de ce type les oscillations de certains paramètres du style d’un vêtement à partir les uns des autres, comme par exemple l’oscillation des couleurs, … Dans les recherches sur le vêtement, on considère que tel ou tel trait stylistique se transforme à partir d’un point donné et jusqu’à un certain terme ; après quoi, le mouvement s’inverse. Ces cycles sont basés sur les magazines de mode et le degré de popularité de ces magazines constitue un modèle de référencement. Dans le second type ; le cycle de type II : concerne l’acceptation du public face à ces modes. L’acceptation n’est effective que quand elle est visible sur une grande partie du public. Le nombre est minime au début, c’est le groupe référent de cette acceptation, un groupe-test. Ainsi, le nombre des participants explose jusqu’à décroître lors de l’acceptation d’une autre mode. Chaque style sera suivi ou pas et selon le nombre élevé d’adhérents, il sera possible de rencontrer à nouveau ce style dans une nouvelle boucle de cycle. Dans nos sociétés postmodernes, on remarque une réduction significative du temps de durée d’un cycle de type II suite à l’accélération de son usure morale. Aujourd’hui, on peut cependant constater que les prévisions d’Alvin Toffler dans son ouvrage de 1970 (selon lequel nous entrerions dans l’ère du provisoire, fabriqué par des méthodes provisoires, afin de satisfaire des besoins provisoires ) ne se sont que partiellement réalisées. En effet les modes changent, elles s’accélèrent parfois très rapidement mais elles restent un phénomène constant. Le taux de renouvellement de la mode, ces cycles seront plus ou moins longs en fonction du temps d’évolution d’une société. Si les technologies le permettent la mode s’accélèrera à un rythme effréné. Il est bon de s’interroger sur la spécificité du médium de la mode. Celle-ci ne saurait être définie uniquement par son caractère cyclique. Il semble que celle-ci soit induite par ce phénomène mais pas seulement. Elle est induite également par les phénomènes socio–culturels, par les innovations technologiques et par les évènements économiques. Ainsi, on peut remarquer une suite stylistique à la découverte du sida, qui a engendré une tendance plus sombre, minimaliste et la période « grunge » des années 90 représentée par la chef de file Anne Demeulemeester et par les « 6 d’Anvers », Walter Van Beirendonck , Marina Yee , Dries Van Noten , Dirk Van Saene , Dirk Bikkembergs et Martin Margiela .
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Contagion
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Dick Hebdige et le sens du style « Alors que l’araignée clairement par son manège indiquait ce soir pourquoi voulez-vous que j’aille laisser passer un jour de plus » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Les styles émergents sont le fruit de situations sanitaires, économiques ou culturelles différentes. Les styles inattendus et novateurs apparaissent quand la société est en période de crise ou à l’inverse, d’âge d’or. Selon Dick Hebdige, les nouvelles tendances apparaissent lorsqu’un groupe d’une sous-culture introduit ce nouveau style dans la tendance générale. Bien sûr, ces sous-cultures sont influencées elles aussi par les changements économiques, culturels et sociaux. Ainsi, « certaines caractéristiques du punk étaient directement empruntées au style rude boy et rasta » . Le but des punks, de cette tribu, était d’être détestés par la société ; c’était donc logique pour eux d’emprunter les codes et les symboles d’autres groupes qui ont été détesté avant eux et de les mixer afin de créer leur propre style, en reprenant des codes néofascistes par exemple. Après l’arrivée des immigrés en provenance de la Jamaïque, des réactions diverses sont survenues dans la société anglaise allant de l’imitation au racisme. Ainsi, des sous-cultures distinctes ont vu le jour à partir de ce nouveau groupe d’immigrants (mods, punks, skinheads...) .Selon Dick Hebdige, ces sous-cultures correspondent à « des conjonctures différentes qui les situent de façon distincte par rapport aux formations culturelles existantes (culture des immigrants, culture des adultes, autres sous-cultures, culture-dominante) » ou incarnant « un moment distinct, une réponse spécifique à un ensemble spécifique de circonstances ». A chaque fois que les conjonctures le permettent un nouveau groupe influencé par un événement spécifique ou par d’autres groupes voit le jour et ainsi un nouveau cycle est mis en marche. Cependant, à mesure que de nouveaux groupes apparaissent, les anciens groupes refusent de disparaître ; on voit ainsi plusieurs tribus se diversifier en même temps. Elles portent toutes leurs particularités. Comme les cités nobles du moyen âge, elles sont fières de montrer leurs « couleurs » et l’appartenance à une de ces tribus est vécue comme une affirmation personnelle. Cependant, avec internet, les personnes ne sont plus fidèles à leurs tribus, elles se permettent des trahisons et il est de bon ton désormais de multiplier les expériences et de faire valoir ses multiples différences . Les médias jouent un rôle primordial dans cette différenciation de ‘classes de styles’, on pourrait même parler de castes. On observe souvent le même schéma évolutif, un nouveau style voit le jour sous le joug
d’influences environnementales. Un groupe réduit se forme autour de ce nouveau style (souvent chez les plus jeunes). Ensuite, le groupe s’élargit dans une classe plus modeste (aujourd’hui très rapidement grâce aux réseaux sociaux) jusqu’à toucher toute la population. Dans le cas des punks, il s’agit de ce schéma précis mais ce n’est pas toujours la norme. En effet, le même schéma peut se produire mais dans le style inverse du sablier, le style commence par un styliste qui a un ‘coup de génie’ et se répand au reste de la population par les classes les plus proches du monde de la mode. Dans ce schéma précis, on remarque néanmoins une « tension fondamentale entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui sont condamnés à des positions subalternes et des existences de seconde classe ». Malgré cette différenciation de classes, il semble que les nouvelles tribus de styles incluant un nouvel état de cycle peuvent subvenir en même temps dans différentes classes. Certains punks venaient de la classe moyenne, classe qui normalement n’est jamais à l’opposé complet ni dans le sens du style. Selon Bennett , la classe sociale d’origine s’approprie ces nouvelles tendances et il n’est pas rare que les sous-cultures ne fassent pas partie du schéma de transmission des tendances.
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O
bscure bject f desire 130 ukiyo-E
Imitation
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Transmission
« En serions-nous à ne laisser passer de nuit sans nous retrouver pourquoi voudriez-vous donc que j’aille craindre le jour » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Votre indifférence je ne l’ai maudite assez aux lueurs de l’aube cet oiseau impatient qu’à-t-il donc à me presser» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Mon infortune assez je ne l’ai pleurée encore et déjà la nuit qui va s’éclairant redouble mes larmes et mes sanglots» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Une nuit peut-être verrait s’accomplir mon rêve à gémir ainsi sans jamais fermer les yeux j’ai laissé couler le temps» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
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« Tie black tulle bows on your wrists »
Diana Vreeland
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Avec l’époque contemporaine, le rapport au temps a considérablement changé. Il y a une dizaine d’années, Francis Kukuyama décrivait le moment présent comme celui de « la fin de l’histoire ». Le temps ‘n’a plus le temps’ d’écrire son histoire. Tout se passe dans le présent, les changements sont si rapides que nous n’avons plus le temps de penser à notre passé mais nous ne sommes plus capables non plus d’entrevoir notre avenir qui nous paraît être pessimiste. Patrick Servan-Schreiber insiste sur cet avenir pessimiste dans le titre de son ouvrage « Aimer (quand même) le XXIème siècle ». La préface, écrite par Edgar Morin, commence par cette interrogation « Le XXIème siècle commence en catastrophe. Nous conduit-il vers l’abîme ou vers la métamorphose salvatrice ? » Nous sommes plutôt conditionnés à penser au pire mais bien souvent dans l’histoire humaine, l’imprévu est survenu. Pour illustrer ce propos, plus loin Edgar Morin nous parle du principe de Patmos, « là où croit le péril, croît aussi ce qui le sauve ». Il serait bon de penser à une métamorphose radicale de notre société et non à sa perte. Mais comment en sommes-nous venus à penser à cette prophétie apocalyptique du déclin de l’humanité à son apogée ? Aujourd’hui, « nous vivons sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction » , nous sommes sous le joug du logique et du réaliste, nous simplifions notre monde pour le rendre plus accessible. Or le réel n’est pas une chose aussi simple qu’une rhétorique mathématique ; nous ne devons pas restreindre notre mode de pensée à celle d’un homme qui se voit catapulté du Moyen Âge à notre époque contemporaine. Pour cet homme, le monde qu’il découvre est nouveau et il apprend à se servir des outils mais sans les comprendre vraiment, sans trouver le nouvel état d’esprit que cette nouvelle technique sous-entend. L’homme d’aujourd’hui n’a pas changé des siècles passés ; il se sert de ce qui est à sa portée, sans comprendre, sans chercher au-delà. Comme le dit Edgar Morin « nous sommes toujours dans la préhistoire de l’esprit humain ».Ce nouveau mode de pensée doit être entamé dès l’enfance. L’école ne doit plus être une institution archaïque dont les socles sont vissés dans un siècle sans informatique ; elle doit se réformer au fur et à mesure que ses étudiants se transforment et transmutent eux-mêmes. Michel Serre en parle très bien dans « Petite Poucette », mais je parlerai des notions d’éducation dans le chapitre consacré aux Digital Natives. Nous devons repenser les connaissances et la société sous un mode de pensée plus complexe, Edgar Morin fait une belle métaphore avec une tapisserie ; « nous ne voyons que les fils séparés d’une tapisserie. Si vous ne connaissez que les fils individuellement, et même si vous les identifiez chacun de manière parfaite, vous ne connaîtrez jamais le visage de la tapisserie. Et cela aussi bien dans les domaines technologiques que scientifiques ou politiques » . L’éternel présent dans lequel nous sommes entrés favorise la montée en puissance de la mondialisation. Ce présent n’est pas orienté vers une fin. Avec la mondialisation, le temps devient de plus en plus petit, réduit à un instant, à une minute, une seconde, et l’espace virtuel se dilate indéfiniment parallèlement aux réseaux informatiques. Notre espace-temps n’est plus celui scientifique, elliptique et sphérique mais bien un espace-temps virtuel, momentané et multiple à l’image des rizhomes, ramifications complexes en toile d’araignée. Le jeu aujourd’hui n’est plus à la révolution, mais à la multiplication des connexions, des clics, autour d’un monde toujours actuel. Le présent a ses particularités ; ainsi, il ne peut être défait d’un phénomène qu’on peut appeler la vitesse ou l’accélération. Par son fondement même, le présent est changeant et toujours en mutation. La contraction du temps sur le présent est liée à son accélération. Les profits vont à celui qui va le plus vite. Une des caractéristiques de la crise économique en Europe est l’incapacité des petites entreprises à se renouveler toujours plus vite et à acquérir les ‘dernières technologies’ qui sont rapidement dépassées. Les individus, comme les marchandises, sont poussés à changer de plus en plus vite, à accepter de se régénérer, d’apprendre de nouvelles techniques, d’être dans le ‘flextime’ ou de multiplier les contrats d’interim, l’éternel présent n’aidant pas à la prolongation des contrats. Nous sommes menés par
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l’urgence. Les valeurs morales sont, elles aussi, en mutation à cause de cet éternel présent. La fidélité, l’obstination, la persévérance et la constance sont balayées par le temporaire et le réversible. Ce constat s’applique bien évidemment aussi au système esthétique. Les codes sont abandonnés et les styles se confondent dans un idéal du changement. La mode est directement influencée comme nous par cet éternel présent, elle est constamment en changement et ce changement se fait de plus en plus rapidement à l’image des pays en voie de développement qui subissent un rythme effréné de leur taux de croissance. A l’idée obsolète de carrière succède la volonté de multiplier les expériences. Un nouveau sentiment apparaît, celui de la brièveté de la vie ; une vie réussie n’étant plus celle de l’aboutissement d’un projet mais une vie pleine d’expériences inédites et inconnues. L’impossibilité de se projeter dans l’avenir nous confronte directement à l’indéterminé, l’incertain. Les promesses sont dérisoires et nous sommes dans une angoisse perpétuelle du lendemain. « Le projet se transmute en précaution ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser d’un monde en expansion virtuellement et qui se veut être cosmopolite, la perte d’avenir participe à la renaissance des esprits tribaux. La prévalence du présent encourage les particularismes, les nationalismes, le tribalisme et les identités communautaires. Parallèlement, l’homme contemporain rêve d’explorer plusieurs expériences au cours de sa vie ; il participe donc à plusieurs communautés diverses et se laisser tenter par des tribalismes éclectiques. A l’image des ‘tableaux’ de Pinterest, il épingle les ‘pins’ des expériences tribales et des envies auxquelles il aimerait participer dans un avenir plus au moins proches (le peu d’avenir que l’éternel présent lui permet d’entre-apercevoir). Michel Maffesoli propose de valoriser ces formes de vies : vivre au présent, c’est vivre à fond chaque instant ; c’est lui donner la plus grande intensité possible sans entrer dans un calcul des fins qui conduirait à limiter l’ambition du moment. Les nouvelles expériences sont valorisées virtuellement, à l’image du nouvel défilé de Nicolas Formichetti (maison Thierry Mugler), les mannequins sont scannés pour donner une image virtuelle de la mode, tout se passe sur nos écrans. La réalité n’est plus physique elle est virtuelle et tous les fantasmes sont permis .
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Bienvenue dans un monde utile « De l’arbre-balai ignorant les sentiments à Sonohara sottement par les chemins m’en était allé errant »
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La perte des valeurs associée à un nihilisme exacerbé et au présentisme nous renferme sur nous-mêmes comme jamais auparavant. La pop culture a viré au populisme culturel, à la ‘junk pop’ . Depuis Mai 68, nous vivons dans une société du luxe, d’une abondance hyper-connectée. Selon Nietzsche, Dieu est mort mais depuis cette destruction, nous l’avons remplacé par les menus plaisirs individuels, chacun porte en lui son Dieu de frustration. Tel Narcisse qui se trouve de plus en plus moche à force de se regarder. « Aujourd’hui en l’absence de toute règle établie, chaque individu dépense une énergie considérable à tenter de définir les siennes, qui pourraient lui redonner de la consistance. Et poser ses propres choix, puisque personne n’est là pour décider à sa place » . Le nihilisme signifie que Dieu est mort, il n’y a plus de totem au centre de la société pour lui insuffler sa verticalité d’âme. Dieu est mort et nous sommes tous devenus des petits roitelets que la média sphère se doit de divertir. Un roi doit être diverti car il n’est lui-même fondé sur rien : tel Hercule, il soutient le monde mais sous ses pieds, il n’y a que du vide. S’il se rend compte de ce vide, il s’effondre. Nous sommes dans cette position, nous sommes constamment confrontés au vide et nous devons être divertis. La médiasphère nous a engloutis et a remodelé le monde dans la superficialité. Depuis le début des années 1970, le milieu culturel n’a plus eu besoin d’accepter des artistes en son sein, il pouvait en créer de toutes pièces pour servir la médiasphère. Comme le dit Philippe Nassif, « L’Antéchrist est un ventre mou qui n’enfante plus que des sous-produits de consommation débilitants, des erzats d’artistes et penseurs se revendiquant maladroitement dans la droite lignée des maîtres de la pop culture, des représentants neuneus et cyniques de la ‘fame society’ » . Les personnalités intéressantes ne se démarquent plus désormais car la médiasphère ne permet plus cette différenciation puisque tout le monde est devenu un être unique et potentiellement intéressant. Contre ce nihilisme ambiant et cette attitude du plaisir sans conscience de celui-ci, Philippe Nassif propose de revenir aux chemins spirituels orientaux. A l’image des Ukiyo-e, il propose de découvrir un nouveau mode de pensée basé sur la philosophie du zen et ceci afin de « trouver une verticalité capable de nous extirper de notre surplace existentiel » , ces nouveaux personnages, il les appelle les « punks par le haut » .
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Taguieff contre le bougisme libéral « Laissant sa défroque s’en est allée la cigale et moi dessous l’arbre plus encore désormais pour elle je languirai »
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Le progrès comme avenir radieux et positif n’est plus de mise. L’univers utopique qui était promis aux hommes, cet hédonisme parfait, n’existe plus. Suite aux traumatismes du XXième siècle, le monde s’est désenchanté. L’ère postmoderne a été celle d’une sorte de catastrophisme permanent. « La fin de la croyance au progrès, c’est la fin de l’espérance dans le monde moderne que seule l’idée de progrès s’était montrée capable de réenchanter. Car l’adhésion à la doctrine du progrès fournissait la certitude que le futur devait nécessairement apporter une amélioration continue et régulière de l’existence humaine ». Contre ce triomphe du progrès, en opposition parallèle, on voit apparaître la certitude d’une catastrophe éminente, voire d’une ‘fin brutale’, à trop de progrès coïnciderait un chaos réparateur de trop d’accélérations. Cette vision produit de la frayeur et de l’angoisse qui fait encore plus se replier l’homme sur lui-même sur son nihilisme, se sentant en dehors de cette vision et donc de la frayeur . Notre époque souffrirait d’une crise collective de dépression ou de mélancolie. Dépourvus de tout projet, souffrant d’une indifférence relativiste face à tous les critères de goût, persuadés que l’avenir n’a rien de bon à apporter, les hommes perdent du même coup la volonté d’agir. Nihilistes sans le savoir, ils renoncent à l’exercice de leur responsabilité. L’homme contemporain se doit donc d’être dans une bulle d’esthétisme et de beauté, profitant des bonheurs et des expériences de la vie à l’abri de ses frayeurs et de ce constat alarmant. Malheureusement, il lui faut pour survivre sortir de cette bulle et se confronter à la verticalité des idées pour acquérir une nouvelle sérénité qui lui permette d’affronter ces catastrophes.Cependant, dans sa bulle, l’homme contemporain est soit dans la dépression la plus profonde, soit il croit encore à un idéal du progrès technologique qui repousse les pouvoirs physiques de l’être humain et puis permet d’atteindre une finalité dont lui-même ne sait rien, ni du moment où elle arrivera. Avec ce ‘nouvel homme’ suit un nombre incalculable de progrès ; la communication instantanée d’un point à l’autre de la planète abolit les distances, la chirurgie esthétique abolit les effets de l’âge, la médecine repousse de plus en plus la proximité de la mort, le libéralisme assure une aisance sans borne… Les élites qui ne sont par conséquent pas dans le camp des mélancoliques chroniques, ne jurent plus que par l’amélioration indéfinie de leur confort individuel. Du fait de leur fonction (mondiale), ils ont pris un mode de déplacement nomade pour répondre au mieux à leur tâche. Leur habitat est à 10 000 pieds au-dessus de nos têtes et ils ne sont ‘physiquement’ présents que sur les pages internet qui sont les espaces des dialogues avec leurs abonnés. La page internet est devenue leurs lieux non-lieux. Les échanges de marchandises ou de communication se sont faites de tous temps dans des endroits de passages. Les nomades sont le type-même de l’être qui se trouve toujours au carrefour de plusieurs civilisations et permet les échanges entre celles-ci. Au XXième siècle, les échanges seront toujours associés à des endroits de passages, des gares, des métros, des trams, des stations essences, des grands magasins et des routes désertes. Aujourd’hui, les échanges ne se
font plus par le biais de caravanes nomades mais par celui des clics de souris. La page internet est devenue l’image du monde global, un lieu universel de rencontre mais qui reste sur le format ‘page’ le même pour tous, comme les gares sont les mêmes dans tous les pays. Les lieux de passages, de transport sont comparables à la page internet. Ce nouveau lieu de passage est le lieu emblématique du « bougisme », terme employé par Taguieff pour parler de la frénésie contemporaine au progrès technologique. « Le bougisme est le degré zéro du progressisme, ce qui reste du progressisme quand on a éliminé de celui-ci son rapport aux fins de l’humanité. Mais il fonctionne en même temps comme un ultra-progressisme, en tant que machine à détruire toute trace du passé et à légitimer sa totale éradication » . Par bougisme, il faut entendre une attitude mentale dont le but consiste à se préserver de l’ennui et d’une détresse profonde (ne pas sombrer dans l’autre peuple, mélancolique), en se persuadant que le sens de l’existence est de s’agiter sans cesse. Ce mouvement perpétuel implique aussi une éternelle fraîcheur, la perte de sens étant ici complète, on se bouge, on se renouvelle mais on ne sait pas pourquoi ni pour qui. « L’impératif d’éternelle fraîcheur appartient à la fois à l’éthique moderne de l’authenticité et au culte progressiste du nouveau. Immaturité et inachèvement sont symboliquement sanctuarisés et, à ce titre, érigés en valeurs suprêmes. Le salut n’est plus seulement la santé, sa nouvelle résidence privilégiée se trouve dans l’immaturation indéfiniment préservée » . Le bougisme est un progressisme centré sur le présent, il fait partie du présentisme. Le passé n’a plus de traces, il n’intéresse plus et il vaut mieux ne pas s’intéresser à l’avenir lointain, de peur de s’apercevoir des catastrophes à venir, il ne reste plus qu’aujourd’hui. Si le monde est dans ce perpétuel mouvement, il faut donc bouger avec lui au risque d’être en-dehors du monde, d’être ‘excommunié’. Le bougisme sert donc de légitimation à la mondialisation libérale, cette mondialisation étant la seule perspective présentée à l’homme par les êtres transnationaux. Elle ne permet pas à l’homme de se poser les questions essentielles, de se demander pourquoi, d’être dans la verticalité de l’instant. « Il n’y a pas de réponse au « pourquoi ?», la mondialisation en marche est sans pourquoi. Elle est bonne parce qu’elle est bonne et/ou parce qu’elle est, qu’elle est donc nécessaire, voire fatale. Il convient de l’accompagner, voire de l’accélérer – c’est-à-dire, selon les maîtres mots de son orthodoxie médiatique : « dégraisser », « alléger », « assouplir », aller vers « plus de flexibilité », « adapter » et « s’adapter ». » Les dictats de la société de consommation sont simples, aller toujours plus vite, consommer plus, échanger de façon rentable. Le bougisme a ceci de particulier de ne pas instituer une norme dogmatique précise, si ce n’est d’être toujours en mouvement sans savoir où l’on va. Dès lors, avoir des objectifs de vie particuliers ou avoir des goûts différents devient une hérésie.
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Utopie
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L’instantanéisme « La rosée tombée sur ses ailes la cigale cache dessous l’arbre ainsi fais-je de ma manche trempée de larmes secrètes » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Le bougisme va de pair avec l’instantanéisme, cette valeur ajoutée de l’instant permet d’interagir directement avec le présent. Il s’agit du caractère de ce qui est instantané. Déjà dans les années 50, Sartre parlait de cet instantanéisme et présupposait des conséquences que celui-ci pourrait avoir mais pour lui, il n’était pas en vigueur ces années-là. « Il s’agit d’un système de pensée s’attachant principalement à la valeur de l’instant. Nous avons échappé à l’instantanéisme dans la mesure où l’instant serait la seule réalité en soi bornée par un néant d’avenir et un néant de passé » . Aujourd’hui nous sommes dirigés par cette valeur de l’instant. Chacun de nos gestes en est dicté et il ne faut pas perdre une seule minute. L’instantanéisme ne permet pas une réflexion consciente sur nos problèmes. Tout va tellement vite que la moindre information est véhiculée et automatiquement approuvée sur internet et dans les médias en général, peu importe que celle-ci soit justifiée ou non.En journalisme et dans les médias, l’instantanéisme des communications audio-visuelles sert à l’embrasement collectif alors que l’imprimé obligeait à un déchiffrement plus individualiste et plus lent. Sur les blogs notamment, un nouveau genre de journalisme 2.0 est apparu, celui-ci ne prône plus une analyse approfondie des différents sujets mais bien un rendu brut de l’information, sans point de vue critique. Il en va de même sur les blog ‘mode’ qui sont l’emblème de cette manne d’informations sans aucune analyse pointue. Aucun bloggeur ne se permettra de critiquer le style de quelqu’un puisque dans la seconde d’après un nouveau style apparaît, une nouvelle personne et le point de vue critique précédent (si tant est qu’il y en ait un) est aussitôt mis à plat par ce ‘nouveau genre’. L’utilisation des blogs et autres comptes Twitter ou Cover It Live ! pour relayer l’information est ouvertement discréditée par de nombreux professionnels du journalisme qui affirment qu’en utilisant ce type d’outils, ce que le journaliste gagne en termes de réactivité, il le perd en termes de recul et d’esprit critique, qualités essentielles dans l’exercice de la profession. L’immédiateté qui consiste à transmettre une information sans prendre au préalable suffisamment de recul par rapport au cours des évènements est le piège que tend internet au journaliste. C’est le paradoxe d’internet, on est tenté de trouver le point qui ‘buzz’ dans une course à l’exclusivité où chacun cherche à dire la même chose avant les autres. Finalement internet n’est plus que la somme des mêmes informations relayées à quelques secondes d’intervalle sur des sites d’information concurrents (par sites d’information, je reprends aussi les blogs ‘mode’). La situation est donc la suivante : pour obtenir un produit exclusif, le journaliste a deux solutions ; produire une information distincte de celle que produisent les journaux concurrents, une belle analyse, un regard décalé sur l’actualité ; ou précéder la concurrence, dépêcher une information avant que les autres ne le fassent. La première option (ce que l’on appelle le journalisme de niche) génère une exclusivité durable et est vue comme un travail d’analyse critique, intelligent et bien fondé mais cette option reste très coûteuse. La deuxième option génère une exclusivité éphémère ; elle ne génère que des scoops et elle est beaucoup moins chère que la première. Aujourd’hui, dans les bureaux des rédactions, des journalistes sont embauchés pour ne faire que ça, rechercher des scoops sur internet. Il va de soi que la presse actuelle serait tout aussi au fait de cette immédiateté si elle ne disposait pas d’internet. Ce n’est pas internet qui nous conduit à ce mode de fonctionnement mais bien le mode de fonctionnement de la société aujourd’hui. La logique marchande nous conduit à produire toujours plus, toujours plus vite et avec des moyens toujours plus réduits.
« Ai-je deviné car j’ai cru reconnaître sous la blanche rosée qui en avivait l’éclat fleur de la belle du soir » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Si venez plus près pour sûr la reconnaîtrez celle que dans l’ombre du soir avez entrevue fleur de la belle-du-soir » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Je crains qu’on ne dise que je vais de fleur en fleur mais il m’est cruel de passer sans la cueillir la belle de ce matin » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Vous n’attendez point que se lève et se dissipe brouillard du matin à croire que votre coeur à la fleur guère ne tient » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
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Digital natives
nouvelles technologies, nouvelle morale(philo)
« Own, as does one extremely smart woman, twelve diamond roses off all sizes »
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L’omniprésence du présent et l’importance accordée à l’instant ont créé un nouveau mode de fonctionnement des activités humaines. Tant et si bien que l’humain a muté. On peut situer cette mutation au moment du développement d’internet. Une nouvelle génération a vu le jour. Après celle des X rescapés de mai 68, voici celle des Y, aussi appelés ‘pouces et poucettes’ (référence à l’utilisation des pouces pour les claviers d’ordinateurs et des smartphones) ou ‘digital natives’ (ceux qui sont nés avec le digital). Cette génération Y-internet est en quête d’esthétiques nouvelles et d’expériences innovantes au fur et à mesure que grandit le nihilisme ambiant. Tant d’heures passées devant les écrans ont ainsi forgé une génération d’élèves ‘mutants’ dotés d’un cerveau modifié dont le numérique est la langue maternelle. Lamarck a prouvé dans ses études que la fonction crée ou modifie l’organe. Le cerveau des DN est donc modifié pour faciliter l’utilisation d’internet. Leur aptitude cognitive n’est plus la même que celle de leur aînés. Comme le cou de la girafe de Lamarck (père de la théorie ‘transformiste’ et de la génération spontanée) s’allonge à force d’aller chercher les feuillages hauts perchés, les jeunes sachant surfer acquièrent peu à peu un cerveau d’un nouveau type façonné par le numérique. On reconnaît un vrai Digital Native au fait qu’il privilégie les accès au savoir et les approches aléatoires (notamment hypertextuelles) par opposition à un rapport à la connaissance plus classique et systématique et qu’il a du mal avec le raisonnement ‘pas à pas’. Pour évoluer, le DN a besoin de plaisir immédiat et de récompenses fréquentes. Les industries du luxe lui promettent cela. En se démocratisant sur internet, elles permettent au jeune utilisateur d’être concentré numériquement (ce qui est plus facile pour lui) sur les produits et les désirs compulsifs qu’elles proposent. Le DN a le goût des tâches multiples et simultanées, il préfère le visuel au textuel et son activité préférée est le jeu. A la période de Noël, nombre de marques proposent des jeux pour les plus grands surfeurs. Sur le site officiel de la maison Jean-Paul Gaultier, on pouvait ainsi découvrir comme jeu interactif, un calendrier de l’avent qui proposait aux utilisateurs diverses récompenses et prix.
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Mark Prensky et Michel Serres « Sur la voie que suit cet ascète vous aussi laissez-vous guider et pour la vie à venir ne brisez des liens si forts » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Nous le savons tous, l’apprentissage se fait durant les premières années. Pour que le cerveau puisse muter il faut donc, selon Marc Prensky et Michel Serre, changer les habitudes scolaires dès le plus jeune âge pour accélérer cette mutation due au numérique. Pour exploiter les nouvelles structures mentales de ces petits mutants, l’école doit donc s’adapter et changer de paradigme. Mais comment donner des envies de jouer et d’espérer un avenir radieux quand depuis son plus jeune âge on se voit confronté à des images de morts ? « Les pouces et poucettes sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est ‘mort’ et l’image la plus représentée celle de cadavres. Dès l’âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres » . Ils n’ont plus les mêmes valeurs, les mêmes espaces ni les mêmes rêves que nous. Tout se trouve dans leur voisinage direct, la connaissance est à un effleurement de doigt sur leur smartphones. Ils habitent le virtuel, leur monde évolue à une vitesse que seul leur cerveau modifié peut comprendre. Grâce aux sciences cognitives et aux neuro-scanners, on sait aujourd’hui que l’usage de la Toile, Facebook, Wikipédia… n’excitent pas les mêmes neurones que l’usage d’un livre. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois.
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Par rapport à ce savoir extérieur si facile à trouver (wikipédia étant consultée bien plus dans la vie d’un étudiant que la bibliothèque universitaire), Michel Serre compare l’ordinateur (la mine de savoir) à la décapitation de Saint-Denis. Dans ce miracle, Saint-Denis ramasse sa tête après avoir été exécuté au mauvais endroit pour se rendre au sommet de la butte Montmartre. L’ordinateur est comparable à la tête de Saint-Denis, il renferme le savoir mais il est externe à lui . Mais que faire donc avec le moignon qui reste à la base du cou, que reste-il si on enlève le savoir à l’homme ? Il reste le vide, l’éphémère, l’imagination, la créativité. « N’ayant plus à travailler dur pour apprendre le savoir, puisque le voici, jeté là, devant elle, objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé, elle peut se retourner vers le moignon d’absence qui surplombe son cou coupé » .Montaigne dit qu’il préféra une tête bien faite à une tête bien pleine, voilà le grand schéma de notre siècle. Il nous faut une tête bien faite, capable d’un raisonnement logique. Etant dépossédés de notre savoir, il ne nous reste plus qu’à fixer nos existences sur notre passion, notre créativité, sur l’instant éphémère des fantaisies, nous permettant ainsi de refaçonner une nouvelle tête. Aujourd’hui, on ne reconnaît plus les gens à leur savoir immense où à leur grande science. Les plus connus sont ceux qui savent communiquer le vide, l’esthétisme nouveau qui s’évapore de leur personne par le trou laissé à la place du cou. « Je pense, j’invente si je me distancie ainsi de ce savoir et de cette connaissance si je m’en écarte. Je me convertis à ce vide, à cet air impalpable, à cette âme, dont le mot traduit le vent. Je pense encore plus doux que ce doux objectivé ; j’invente si je parviens à ce vide. Ne me reconnaissez plus à ma tête, ni à son dense farci ni à son profil cognitif singulier, mais à son absence immatérielle, à la lumière transparente qui émane du décollement. A ce rien. Etrange, quasi sauvage, l’égo se retire de tout cela, même de cela, vole dans le vide, dans sa nullité blanche et candide. L’intelligence inventive se mesure selon la distance de son savoir » .
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ĂŠgo
Transparence
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Le désordre a son importance dans le vide
« Les liens du passé à mon triste sort présent j’ai pu mesurer comment donc me fierais-je à ce qu’avenir prépare » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Les schémas rizhomatiques d’internet et des parcours que nous suivons en général tous les jours nous semblent aller de soi aujourd’hui mais il n’en a pas toujours été ainsi. Boucicaut, fondateur du Bon Marché à Paris classifia d’abord ses marchandises suivant un catalogue précis et un réseau linéaire. Chaque chose était à sa place et rien ne devait se mélanger à autre chose. Son entreprise était au bord de la faillite quand il eut un éclair de génie, il décida de mettre un désordre volontaire dans son ordre. La ménagère qui venait dans son magasin acheter des légumes était dorénavant obligée de passer devant les étales de tissus et de dentelles. Elle se laissait tenter. Les ventes crevèrent le plafond et Boucicaut venait d’inventer les schémas des magasins modernes. Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas. Indispensable à l’action, la check-list peut stériliser la découverte. Il faut donc changer de raison pour apprécier le vide et l’éphémère. Le labyrinthe des puces électroniques correspond mieux au chemin rhizomatique pris par l’information. Sur les blogs, c’est le fourmillement des idées qui prédomine et les plus séductrices sont souvent celles auxquelles ne correspond aucune logique, si ce n’est l’engouement personnel. Nous sommes entrés dans l’ère de la personne. Poussée à son paroxysme, cette ère ne va-t-elle pas s’effondrer sur elle-même ?
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Réseau linéaire
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Mineral Vegetal
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Vertu
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L’universite des desastres Virilio contre Rifkin(philo)
« Bring back from Central Europe a huge white baroque porcelain stove to stand in your front hall »
Diana Vreeland
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L’avenir est incertain, imprévisible, indéterminé. Nous n’envisageons plus l’avenir comme une promesse ou une attente, celui-ci devient danger, menace, risque… Le projet se transmute en précaution. L’éternel présent ne s’ouvre sur un espace universel et cosmopolite qu’en apparence. La prévalence du présent encourage les particularismes, les nationalismes, le tribalisme, les identités communautaires. La puissance des moyens de communication et de transmission offre une réalité qui se lit désormais par l’image. Par la vitesse technologique désormais supérieure au temps humain, au temps réel, Paul Virilio voit l’autodestruction politique, sociale et peut-être physique de l’homme. Il va jusqu’à prophétiser un monde rempli de catastrophes virtuelles ou réelles. Ce qu’il appelle « l’accident universel » est le risque d’une catastrophe virtuelle dont les conséquences pourraient aller jusqu’au court-circuit de la connaissance et de la conscience mondiale. Pour étayer sa théorie, Paul Virilio met en évidence les notions de progrès qui ont échoué. Selon lui, depuis 1990, 70% des catastrophes sont des accidents artificiels dus à la technique. Pour contrer cette évolution catastrophique, il propose de créer une « université des désastres » dont la pensée permettrait de faire face aux accidents majeurs et d’aller au-delà des dégâts potentiels. Internet est devenu un panoptique mondial. Le risque avec un internet publicitaire, interactif, surveillé, live, transformé en un univers parallèle posé comme un miroir de notre monde, c’est la perte de recul, de la distanciation, et de la prise de temps face à l’événement. Pour répondre à ces questions, il a mis en œuvre avec Raymond Depardon une exposition à la Fondation Cartier, ayant pour titre Terre Natale, Ailleurs commence ici. Dans Terre Natale, Le photographe et cinéaste Raymond Depardon filme l’enracinement de populations et de langues qui se meurent. Et dans Ailleurs commence ici, Paul Virilio prédit le déracinement et l’augmentation du phénomène migratoire dans le monde. Ce phénomène migratoire est accentué par la perte des tribus ancestrales ayant leur langage propre, comme le met en évidence Raymond Depardon mais aussi la création de nouvelles tribus, proches de celles que l’on rencontre sur internet. On trouve d’un côté les ‘nomades partout chez eux’ et de l’autre ‘les sédentaires habitant nulle part’. Au présent en tant que passé de Raymond Depardon répond le présent en tant que futur de Paul Virilio. Parallèlement à cette migration constante, la vitesse fait vivre notre monde dans l’instantané. Réfléchir à la vitesse emballée du monde a mené Paul Virilio à s’interroger à la possibilité de « la perte de contrôle » de l’accident à grande vitesse aux conséquences incontrôlables (par exemple un accident de type informatique,
ferroviaire, ou nucléaire). Les rythmes emballés des médias, les informations qui circulent presque plus vite que la lumière sur la Terre, les écrans omniscients nous font vivre dans un présentisme et un instantanéisme certain. « Nous vivons tous en ubiquité, réagissant à coups d’affects collectifs, selon les rythmes inconnus qui n’ont plus rien à voir avec les rythmes terrestres, diurnes ou saisonniers ». Par la « dromologie » (littéralement la science de la vitesse), Paul Virilio considère les effets rythmiques, physiques, intellectuels de l’accélération effrénée sur nos vies, qu’elles soient fantastiques ou catastrophiques. La vitesse nous mène au cœur des nouvelles technologies, elle nous mène aussi aux dépens négatifs de celle-ci. Nous ne pouvons plus nous en passer et elle peut nous mener à notre perte. Le cyberespace est une nouvelle fabrique d’images en temps réel échappant à sa fonction première : la libéralisation du savoir. Le panoptique mondial qu’est internet ne permet plus les réflexions critiques et les jugements de valeurs, il est dans l’émotionnel permanent. « L’inflation virtuelle et visuelle remet en cause l’intelligence de notre rapport au monde. Elle est la menace redoutable de l’aveuglement de l’humanité».Jeremy Rifkin constate lui aussi ces migrations et cette importance de la vitesse. L’inventeur de la troisième révolution industrielle a un constat moins alarmiste que Paul Virilio, même s’il est d’accord sur le fait que le monde court à sa perte s’il continue ce schéma. Pour lui, il faut réformer tous les systèmes de pensée des valeurs monétaires et technologiques mais aussi prendre conscience de ce qui fait notre monde aujourd’hui. Dans l’idéal d’un nouvel ordre économique et social qu’il propose, les vastes réseaux d’intérêts évoluant dans le cyberespace transgressent les frontières nationales et abolissent les distances géographiques. Ce nouvel ordre répond aux attentes de Virilio dans le sens où les migrations ne se feront plus avec les individus mais virtuellement, avec leurs biens ou leurs réflexions. Cependant, cet idéal positiviste d’un cyberespace qui permettrait par exemple de gérer les réseaux électriques par internet, est entaché par les ségrégations économiques des individus. Aujourd’hui, 20% des plus favorisés de la population mondiale (nous) sont au stade où l’accumulation de propriété a cédé la place à la consommation d’expériences culturelles et d’épanouissement personnel (comme la mode). Sont connectés, ceux qui peuvent se le permettre, ceux qui peuvent se payer l’accès au cyberespace, aux réseaux et aux univers virtuels qui constituent la nouvelle dimension immatérielle de l’existence humaine.
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Parallèle
« D’autres avant moi en des temps lointains déjà ont erré ainsi par les routes de l’aurore que je ne savais encore » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« De la crête des monts ignorant le sentiment la lune qui va toute là-haut dans le ciel peut-être s’éteindra-t-elle » Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« La fleur qui s’éploie sous la rosée vespérale le destin un jour a voulu que l’aperçûtes au hasard des grands chemins» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
« Si j’avais trouvé de l’éclat à la rosée des belles-du-soir ce n’était qu’une illusion de l’heure crépusculaire-» Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu
Pudeur
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L’éphémère est l’impression de ‘provisoire’ dans laquelle baigne maintenant notre vie quotidienne. Il se manifeste par une atmosphère, une sensation d’instabilité. Bien sûr les philosophes et les théologiens ont toujours soutenu que l’homme était une créature éphémère. Se référant, entre autres, aux travaux d’Abraham Moles et Elisabeth Rohmer sur la psychologie de l’espace, nous assimilons l’Homme à un bulbe d’oignon, un pivot central autour duquel se compose une succession de coquilles dont le rayon est tributaire d’une demande croissante en matière de Protection, Pudeur et Parure. Bien entendu, ces sphères d’action vont de la peau humaine jusqu’au vaste univers en passant par le vêtement, l’architecture, l’urbain, etc. Conséquemment l’éphémère vestimentaire, ci-dessus soulevé, ne cesse de nous inciter à le retrouver dans une construction de plus en plus fragile, transitoire, modelable etc. Que larchitecture, oeuvre humaine permanente par excellence, devienne sujette à cet éphémère, nous ramène à lui assigner les attributs vestimentaires, en l’occurence, la soumission aux diktats de la mode. Sachant que celle-ci est gouvernée par une politique du désir, un appétit incommensurable pour le renouveau, l’objet architectural semble s’y mettre en défiant le temps. Non plus pour y imposer sa présence physique, mais plutôt pour incarner la dimension saisonnière d’un incorporel, fragment de temps que nous baptisons ‘vie’. Néanmoins justifier de cette observation doit passer, en preier, par la confrontation d’un discours architectural savant pour lequel; la construction est la dimension existentielle de l’homme qui ne peut en aucun cas être assimilée à une mode ‘intermédiaire’. Ainsi, comment, en nous basant sur les passerelles sensibles tissées entre habit et habitat, pouvons-nous élargir l’éphémérité aux sphères architecturales et urbaines et quelles sont les limites de cette intervention sur le facteur temps ? Sachant que Protection et Pudeur sont des fonctions utilitaires dites encore passives de par le besoin vital qu’elles remplissent, c’est dans la parure où se concentre le génie humain qui tend à faire du corps naturel un corps culturel. C’est aussi grâce à la parure, esthétique du moment et lutte contre un temps qui passe et une mort prochaine, que le vêtement tend à épouser l’éphémère. Plus la dimension sociale de celle-ci est grande, plus son changement prend la forme d’une mode, ici pour partager l’avis d’Alain Séguy-Duclot. Néanmoins, nous soulignons que cette mode s’est progressivement faite une place dans le monde architectural en s’adossant, d’abord aux arts décoratifs, puis aux enveloppes interne et externe du bâtiment. Gilles Lipovetsky en réserve une bonne part de son ‘Empire de l’éphémère’ où les aspirations de la mode ont nettement glissé dans l’avenir de l’objet design et plus loin, dans la configuration spatiale. L’effet ‘tendance’, alors principe structurel de nos sociétés d’hyperconsommation, n’a pu épargner la construction d’une durée
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de vie de moins en moins longue. Avec douceur, l’éphémère estampe les limites étanches entre les diverses sphères en se créant des étapes charnières combiant, et l’objet vêtement et l’objet architecture. A vouloir répondre aux exigences d’un vécu nomade d’une citoyenne du monde, l’architecte Ito Toyo nous propose ses Pao 1 et 2 pareillement à ‘l’archietcture de la mode’ d’Hussein Chalayan et son costume de voyage. Dans ces deux exemples, où le vêtement architecturé ne dépasse pas encore l’enveloppe vestimentaire, nous retrouverons la tente nomade que certains bédouins combinent à leurs habits le jour pour en faire un habitat éphémère à la tombée de la nuit. En revanche, le citadin tend progressivement à faire de sa demeure l’abri nocturne qui, selon les nécessités, risque de ne pas l’être à plusieurs nuits, reprenons par là l’essentiel justificatif que donne Ito Toyo à sa tente futuriste. Malgré l’apparence moderne due à la composante matérielle, le pao est une réplique près de la hutte primitive. Si l’espace de la ville est considéré par Deleuze et Guattari comme l’exemple tangible d’un espace strié parallèlement à l’étendue saharienne dite espace lisse, cet habit/ habitat est la combine par excellence de ces deux espaces. En effet ; « chez le sédentaire, le tissus-vêtement et le tissu-tapisserie tendent à annexer tantôt le corps, tantôt l’espace extérieur, à la maison immobile : le tissu intègre le corps et le dehors à un espace clos. Tandis que le nomade en tissant indexe le vêtement et la maison même sur l’espace du dehors, sur l’espace lisse ouvert où le corps se meut. » A une échelle plus large, un espace strié où s’entrelacent les divers réseaux, se forme une texture épaisse que Bruno Queysanne nomme le tissu de la ville. Confortable et envoûtant nous nous y mettons à l’abir du temps toujours menaçant de la précarité de l’instant. Y demeurant, nous durons encore un peu. Défiant la fragilité textile, ce tissu semble se développer le long des façades de la ville pour lui conférer, ambiances, couleurs et mouvements. Une parure éphémère dont l’incessante métamorphose est d’emblée une condition sine qua none de sa survie. Entre murs-rideaux, façades dentelles et décorations occasionnelles, le textile inonde matériellement et métaphoriquement les espaces de la ville. Dans une logique qui revivifie les principes de l’art textile avancés depuis la fin du XIXe siècle par l’architecte allemand Gottfried Semper, adoptés ultérieurement par Wagner, Loos, Wright... et Frampton pour une tectonique revisitée, les habits de la ville sont alors sujets d’une véritable parure vestimentaire que nous résumons dans trois formes d’esthétiques: l’effacement, la déformation et l’irrégularité infinie. Effacer, c’est voiler ou encore dissimuler pour révéler des lieux tour à tour valorisés. Si le voile des femmes efface le détail des lignes pour les réduire à un contour global, il ne fait qu’accentuer le désir du dévoilement en éveillant les curiosités. Parce que l’imaginaire
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fuse à s’opprimer dans le carcan du fantasme, il est de plus en plus attachés aux dessous du voile. Au sein de la ville, étalage de vitrines, parure des fêtes et panneaux publicitaires transformés en écrans lumineux la nuit, tendent à masquer le durable sous le voile de l’éphémère. Sachant qu’à un moment précis un dévoilement aura lieu, nous venons en groupe célébrer la mise à nu. Cependant, pour ressusciter le pouvoir séducteur, un voilement nouveau est désormais en place. L’homme est ainsi partie intégrante d’un processus de voilement/dévoilement cyclique. Sont peut-être les intentions derrière une esthétique ambiguë que suggèrent les voiles de Christo et Jean-Claude en emballant reliefs et édifices. Autant d’estompages et d’effacement comme pour révéler la face cachée du monde par le biais des masses symboliques. Quant à la déformation, c’est en maxiisant les plis de la matière que les masses solides deviennent légères, fluides et mouvementées. le pli, trait commun entre l’architecture et le vêtement, s’actualise dans l’enveloppe pour la doter d’une propriété textile: la capacité à se plier à l’infini. Le lond de ces inflexions, terme que nous empruntons à l’architecte Bernard Cache, s’observe la dynamique du stable. Le temps qui coule est ainsi présagé dans le passage continu d’un pli à un autre. Parce que la migration du regard entre les facettes des plis est point instantanée, le temps est conséquence d’un mouvement entre les lieux. « Le temps semble donc coller à la peau du mouvement. Il nous paraît, au contraire, que le temps n’est qu’accessoire dans le mouvement. Il est nécessaire mais d’une façon secondaire, d’une manière qui n’a pas grand chose à voir avec ce que le mouvement a d’essentiel ». Devenu accessoire, le temps est désormais parure d’un corps fixe dont l’aspect sculptural exige que l’on tourne autour pour le contempler. Comme une sculpture baroque, l’objet architectural est submergé par une forêt de plis qui déforment pour réformer le corps de l’édifice. N’est-ce pas la besogne d’un 4 corps à baleines, celle d’imposer une courbe étrangère à la ligne droite ou encore un plan incliné aux surfaces planes ? Dès lors, la métaphore textile appliquée à l’objet architectural moyennant le concept opératoire du pli nous plonge dans un interminable processus de déformation/ réformation dont la conséquence sur le paysage architectural est l’irrégularité infinie. Dans la vague naissante des sculptures architecturales de la ville d’aujourd’hui, les singularités irrégulières tendent à multiplier nos références annonçant ainsi la ‘nouvelle harmonie’ dont parle Deleuze dans son ouvrage dédié au pli ou ce que Christine Buci-Glucksmann qualifie de ‘baroque contemporain’, art d’un temps mondialisé. L’éphémère est alors cette transition d’une référence à une autre. Nombreuses, elles risquent de nous mettre au danger d’une apparente éclipse de la référence. Tout est fonction d’un meilleur point de vue au-delà
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duquel l’image de la ville nous paraîtra difforme ou chaotique, principe retrouvé dans la logique du perspectivisme baroque. Grâce au point de vue, le chaos s’arrache de son sens pour contrecarrer un formalisme superficiel vide de significations. Le chaos n’existe pas, c’est une abstraction parce qu’il est inséparable d’un crible qui en fait sortir quelque chose (quelque chose plutôt que rien). Le chaos serait un pur Many, pur diversité disjonctive, tandis que le quelque chose est un One, non pas une unité déjà mais plutôt l’article indéfini qui désigne une singularité quelconque. Le chaos serait l’ensemble des possibles, c’est-à-dire toutes les essences individuelles en tant que chacune tend à l’existence pour son compte; mais le crible ne laisse passer que des compossibles, et la meilleure combinaison de compossible. Suivant une approximation physique, le chaos serait les ténèbres sans fond. A fortiori, l’éphémère est condition existentielle d’une situation d’entre-deux qui tend à rapprocher les opposés en favorisant le passage de l’un à l’autre. Entre voilement/dévoilement, déformation/réformation, pliement/dépliement, etc. de ses différents degrés d’intériorité ou encore d’enveloppement, l’homme fait de son passé et son futur un éternel retour du présent. Une soif intense pour le nouveau qui n’est autre qu’un ancien plaisir retrouvé. Modes, tendances en vogue, sont au rendez-vous pour ancrer l’éphémère. Devenu permanent, l’éphémère n’est plus une mode éphémère, pour reprendre les termes de Gilles Lipovetsky. Nonobstant, force est de constater que ce temps accessoire n’est point perceptible en dehors du lieu. Il existe, quelque part, une composante spatiale qui permet son retour, qui garantie à la parure son support. Ainsi, l’étélage d’une vitrine se renouvèle d’une saison à une autre mais l’espace de la vitrine reste là. Du vêtement à l’architecture: Une esthétique de l’éphémère. Meddeb Nader
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UKIYO Diana Vreeland, Dit du Genji de Murasaki Shikibu, Maroki Mori Fondazione Prada, Peter Lindbergh, Anne veronica janssens, Philip-lorca dicorcia, Ludovica gioscia, Sabrina Transiskus, Matt Shlian, Anne-Sophie Berger, Silvia Bachli, Koichiro Doi, Kirin J.Callinian & Cara Stricker, Vincent Gapaillard, Jean-Pierre Raynaud, Linder streling, Julia Bjรถrkeheim, Iris Van Herpen, Martha Rosler, Robin collyer, thomas ruff, andrea crews, vanessa beecroft, made in Usa, aspen, dan graham, jonhatan monk, lewis van dursel, metahaven, daniel vandevelde, maureen moore
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