« Les communautés à l’oeuvre », outils d’une exposition ouverte (revue Plan Libre #183)

Page 1

Tiphaine Abenia Daniel Estevez

« Les communautés à l’oeuvre », outils d’une exposition ouverte Architecte, ingénieure, enseignante EPFL Architecte, ingénieur, professeur des ENSA Aux côtés de l’architecte Christophe Hutin, Daniel Estevez et Tiphaine Abenia sont commissaires associés de « Les communautés à l’oeuvre », proposition du pavillon français à la XVIIe Biennale Internationale d’Architecture de Venise en 2021 en réponse au thème proposé par l’architecte Hashim Sarkis : « How will we live together ? »

PL 183 p.13

E NQUÊTE

Mai 2021

POUR UNE DÉFINITION

extensionnelle amène à considérer sans discrédit construc-

Si le premier, lié au tonitruant monde du visible, cor-

EXTENSIONNELLE

tions anonymes et ordinaires, infrastructures considérées

respond au chemin d’action le plus court. Le second,

D E L’ A R C H I T E C T U R E

comme extérieures au champ architectural et structures

silencieux et à peine perceptible, montre pourtant une voie

pensées en dehors de toute préoccupation esthétique.

de traverse où l’accompagnement de petits faits génère de

ET DE LA VILLE

puissantes transformations du monde. L’anecdote comme « Comment vivrons-nous ensemble ? » telle était la

ANECDOTES

fait d’efficience pour la conception architecturale.

question posée par le commissaire général Hashim Sarkis pour la XVIIe biennale internationale d’architecture de

Parcourant les pages du catalogue de l’exposition

Venise. La réponse du pavillon français ne tient pas dans

« Les communautés à l’œuvre », on apprend qu’une résur-

POUR LA RECONSTRUCTION

une définition façonnée a priori, dans une vision unique et

gence causée par un tuyau d’eau endommagé peut donner

DES POUVOIRS D’AGIR

théorique du vivre ensemble. Nous proposons au contraire l’identification et la documentation d’une multitude de cas

naissance à un jardin humide public, que les lignages familiaux entre les habitants d’une cité peuvent guider la

L’architecte classique réalisait ses dessins à partir de

qui forment matière à réflexion. Les cas choisis relèvent de

transformation de leurs 93 maisons, qu’entre des murs en

sa connaissance de la pratique constructive commune aux

OUTILS GRAPHIQUES

situations construites hétérogènes, leur sélection n’obéit

ruine peut se loger l’héritage de la vie quotidienne de tout un

gens de métier. Il n’était pas tenu de décrire lui-même ces

à aucun cadrage historique, géographique, typologique

quartier, que des chevaux qui paissent en cœur de capitale

questions implicitement admises. Dans ce cas, il s’établissait

ou encore formel. On pourrait les qualifier de “singularités

peuvent éclairer tout un pan de l’activité économique non

alors un consensus basé sur la confiance entre les acteurs de

quelconque” selon l’expression de Agamben dans son livre :

formelle d’un bidonville.

« La communauté qui vient ». La mise en dialogue de ces différentes situations tient

Ces observations, ces points de départ, s’apparentent

l’édification. Cette organisation sociale et humaine définit ce qu’on nomme une situation conventionnelle.

à des « presque rien ». Ce sont des anecdotes, des « petits

Le dessin prescriptif qui règle tous les détails de la

au fait qu’elles posent chacune l’action des communautés

faits survenus à un moment précis en marge des événements

construction est d’invention plus récente. Il remonte à l’avè-

habitantes au centre de leur transformation. S’écartant de

dominants ». Elles entrent en résonance avec le courant de

nement de la géométrie descriptive de Monge marquant une

la collection homogène, les cas rassemblés dans l’exposition

recherche de la microhistoire, lequel propose d’éclairer une

lutte doctrinale qui a produit la domination de la figure du

« Les communautés à l’œuvre » portent ainsi un propos sur

compréhension du monde à partir d’enquêtes minutieuses

concepteur généraliste et unique sur celle des anciennes

la multiplicité et le divers.

menées sur des individus ou des lieux circonscrits ( 1 ). Ces

et multiples corporations. La déqualification des corps de

En logique, un concept peut être approché par sa défi-

anecdotes situent l’acte perceptif comme une construction

métiers s’est notamment opérée par l’usage académique

nition théorique (approche intensionnelle) ou par toutes les

active et créatrice de connaissance. L’exploration des maté-

d’un dessin unifié et ultra-codifié rendant obsolètes les

choses ou individus particuliers s’y rapportant empirique-

riaux d’une situation, la captation de ces anecdotes, leur

graphismes techniques de métier (trait de charpente, sté-

ment (approche extensionnelle). Nous privilégions, dans nos

extraction au sein d’un environnement au bruit informa-

réotomie…). Cette éradication des graphismes spécifiques

travaux, cette seconde approche. Elle s’écarte du modèle

tionnel continu et leur interprétation constituent autant

typologiste qui repose sur la définition d’un type moyen compris comme forme d’abstraction idéale et négligeant la

d’opérations qui s’avèrent précieuses pour la conception. Matériau empirique par excellence, l’anecdote est en effet si

a marginalisé les situations conventionnelles de projet au profit de situations prescriptives fondées sur la subordination

variabilité interne d’un regroupement. Cette approche exten-

précise qu’elle ne peut être anticipée a priori. Elle naît néces-

la reconstruction d’un pouvoir des métiers, mais aussi celle

sionnelle considère au contraire l’irréductibilité du monde,

sairement de l’interaction du concepteur avec la situation

des pouvoirs communautaires de production de la ville peut

refusant la synthèse et la moyenne. Elle intègre par ailleurs

étudiée. Ténue, infime, elle se situe en deçà du seuil de percep-

passer par la réactualisation des situations conventionnelles.

une exigence de neutralité. Aucune situation n’est exclue a

tion immédiat. Elle demande une acuité des sens, implique

hiérarchique et la contractualisation juridique. De nos jours,

Bien entendu, une bonne part de l’architecture verna-

priori. Dans la poursuite des travaux de Venturi, Scott Brown

souvent des temps longs d’enquête, un certain ralentis-

culaire populaire (milieu rural par exemple) relève encore

et Izenour, comme des plus récentes études menées sur

sement pour pouvoir être saisie. Le philosophe François

de ce paradigme. Les chantiers participatifs dont l’en-

les Da-me buildings par l’atelier Bow-Wow, l’approche

Jullien oppose au concept d’efficacité celui d’efficience ( 2 ).

gouement progresse aujourd’hui, font toutefois émerger de


nouvelles situations conventionnelles. Plus horizontaux et

Dans plusieurs des cas d’étude présentés, en parti-

s’assemblent, les éléments langagiers s’articulent, mais

moins formalisés, ces chantiers possèdent parfois certaines

culier ceux du Grand Parc à Bordeaux, comme ceux des

les faits ne peuvent s’assembler et s’articuler a posteriori

propriétés sociales provenant des domaines de l’éducation

différentes actions de l’atelier de master Learning From, on

dans la forme d’un discours. Il y a ou bien assemblage

populaire, de l’entraide, mais aussi du community organizing

notera que les projets recourent à l’usage de prototypes.

de matériaux bruts ou bien montage d’éléments fictionnels.

ou de l’action politique… Les décisions concernant les

Leur rôle est précisément celui d’un échantillon. Il s’agit

Le langage cinématographique doit choisir entre la compo-

actes constructifs du projet peuvent ainsi donner lieu à des

de permettre aux habitants de faire l’expérience directe du

sition des faits et la narration des intrigues.»

négociations et des délibérations collectives. Nous avons

projet en cours afin de pouvoir en altérer les principes dans

souvent expérimenté cette démocratie de la technique dans

le temps réel de la construction-conception.

nos travaux d’atelier en milieu informel (master Learning

Le travail de restitution de chaque situation à Soweto, à Mérignac, au Grand Parc de Bordeaux, à Détroit

Pour nous, l’échantillon est toujours un outil d’expé-

se déploie alors à travers l’interprétation subjective que

From). Dans ce type de chantiers temporaires, le dessin

rience qui saisit les processus en cours et capte des forces.

chaque spectateur peut faire de ce faisceau de documents

entre dans un nouveau rapport à l’action, il devient un sup-

L’exposition du pavillon français cherche à en faire une

sans montage, projetés en plans continus, de ces peintures

port d’argumentation, de clarification, il intervient comme

démonstration scénographique par son agencement de pro-

en mouvement provenant de chaque situation documentée.

outil de délibération horizontale. ÉCHANTILLONNER Dans le pavillon français les architectes ne s’in-

jections vidéo multiples. En paraphrasant Aldo van Eyck, on

En tant qu’objets filmiques fabriqués, ces descriptions sont

devrait dire que ce qui forme chaque échantillon ici c’est un

conformes à la logique pragmatiste. Elles agencent des pro-

moment, avec sa durée précise, et un lieu, avec sa situation

cessus d’action : construction collective d’une cour, d’une

précise. Ainsi sont-ils enregistrés dans chacun des vidéo-

maison, d’une extension d’immeuble, d’un jardin, d’un parc…

grammes : ce tableau d’échantillons devient un matériau

Et puis, à partir de ces arrangements de forces prélevées sur

téressent pas à la représentation, mais à la présence. Ils

architectural premier avec lequel chaque spectateur, en se

place, elles cherchent à engager un processus présent. Une

affirment que les vidéos exposées sont des choses, des faits

déplaçant, construit l’architecture de l’exposition.

exposition en acte. Il s’agit toujours de “voir les choses à

perceptifs produisant leur propre effet. L’exposition est ainsi

travers les choses”. Dans cette mécanique, la représentation

un agencement de documents destinés à proposer une expé-

LES DOCUMENTS

architecturale en vidéo plonge au milieu des faits pour fabri-

rience perceptive spécifique. Ici, la représentation s’assigne

S O N T L’ A R C H I T E C T U R E

quer un objet d’interprétation, une installation qui cherche

un but objectif, celui « d’organiser des faits » sous forme d’images visuelles. Elle s’appuie entièrement pour cela sur un principe d’échantillonnage filmique.

à sortir de l’architecture... par l’architecture. L’installation proposée par le pavillon français adopte la formule de l’écran partagé pour les projections

DESSINER PAR LA VIDÉO

Qu’est-ce qu’un échantillon ? Pour la recherche

vidéographiques. Cela ne permet pas seulement de docu-

scientifique dite “qualitative-interprétative” prélever un

menter avec densité les situations d’architecture abordées

Le premier procédé par lequel on peut tenter de trans-

échantillon vise, selon le chercheur Alvaro Pires à « consi-

mais aussi de les organiser par un assemblage visuel non

former la représentation de faits réels en faits autonomes

dérer une petite quantité de quelque chose pour donner un

narratif. La projection renonce au montage. Ne proposer

qui puissent être utiles à l’appréhension des projets est celui

éclairage sur quelque chose d’autre ». Échantillonner c’est

aucun montage dans la représentation des faits est une

du plan vidéo en continu. Nous nous référons notamment

ainsi observer systématiquement une chose afin d’aller au-delà de l’observation : lorsque je goûte une cuillère de

manière de ne pas faire entrer les échantillons vidéo dans l’ordre d’un discours, de renoncer à l’explication. Cela signi-

documentaire Five, lequel inspire largement le protocole

potage, ce n’est pas pour vérifier que cette cuillerée ci est

fie aussi maintenir autant que possible l’individualisation

de représentation vidéo des échantillons filmiques de l’exposition. Rappelons que cette œuvre documentaire, film numérique en cinq plans-séquences successifs, donne à voir

aux expériences du cinéaste Abbas Kiarostami dans son

plus ou moins salée mais pour vérifier que tout le potage

des faits-situations documentés car le montage, procédé

est correctement salé. L’échantillon est donc à la fois un

narratif par excellence, tendrait au contraire à atténuer

fait objectif, c’est-à-dire un événement isolé en un lieu et à un moment précis, mais il peut être également considéré

l’autonomie des faits, leur singularité propre, comme l’a

des actions banales dans leur accomplissement complet.

observé Rancière : « cette individualisation se perd quand on

Le film Five capte des faits tellement ténus (l’ombre portée

comme la représentation d’un fait plus général.

veut la fragmenter en éléments d’un langage. Les matériaux

d’un passant, le flottement d’un morceau de bois, le reflet

PL 183 p.14

E NQUÊTE

d’une flaque…) qu’il fonctionne comme une “peinture numé-

part comme un outil de description mesurable et d’autre

rique en mouvement” ou un ready-made vidéographique. Si

part comme un outil de manipulation.

le caractère anecdotique des situations enregistrées leur

Dans le domaine de la création musicale contem-

Mai 2021 orienter l’action dans le temps. L’axonométrie rend possible une concomitance des vues (plans, élévations et parfois coupes), permettant de livrer une lecture entière et cohé-

donne la valeur d’un fait autonome, c’est précisément

poraine, la notion de « partition ouverte » élaborée par le

rente de la situation, tout en maintenant des ambitions de

parce que ces faits filmés activent inévitablement le regard

musicien et urbaniste Christopher Dell propose de considé-

clarté et de lisibilité propres à ce système de représentation.

du spectateur qui tend à les interpréter subjectivement, à

rer le travail de notation musicale sous un angle performatif

Éclatée, nous l’employons pour décomposer et comprendre

combler les vides narratifs laissés par l’auteur et à produire

éloigné d’un fonctionnement descriptif allant même jusqu’à

les infrastructures imbriquant plusieurs niveaux et fonc-

par là une expérience perceptive. Ce même mécanisme

abandonner toute visée de représentation. La partition

tions, mobilisant alors la force analytique de cet outil (The

“méta-narratif” observé chez Kiarostami, nous cherchons

ouverte utilise alors paradoxalement le diagramme en tant

Florence House). L’axonométrie permet aussi d’accompa-

à l’intensifier en multipliant les faits filmiques en plan-

« qu’enregistrement de traces non représentationnelles dans

gner une pensée des séquences de mise en œuvre d’un projet

séquence dans l’installation vidéo du pavillon français.

un espace de représentation », elle relève d’une logique de

(Beutre). Elle rend intelligible les relations entre structures

Ces plans sont constitués en particuliers de nombreux

notation relationnelle désormais constituée « d’assemblages,

primaires et secondaires, parle du dialogue entre conception

travellings avant qui pénètrent les architectures décrites.

de cut-ups, de tissus de relation, de connexions sérielles »

institutionnalisée et gestes d’appropriation non formels

On peut faire une analogie entre ce mouvement de caméra

qui entraîne un élargissement des lectures possibles de la

(El Elefante Blanco). Auguste Choisy avançait que « dans

traversant et la technique de représentation en coupe ver-

musique et produit donc un effet performatif. Le cas du

ce système, une seule image, mouvementée et animée

ticale qui forme l’une des trois composantes du géométral

projet du Fun Palace, par l’architecte Cédric Price, est cité

comme l’édifice lui-même tient lieu de figuration abstraite».

de l’architecte. Dans les deux cas, on est en présence d’une

comme un cas d’architecture performative dont la concep-

Cette aptitude de la représentation à traduire une pensée

démarche dissensuelle au sens de Jacques Rancière : « Ce que

tion est elle-même basée sur l’usage de diagrammes. : « De

dynamique explique, par exemple, qu’elle ait été utilisée pour

dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où

ce point de vue, le diagramme exerce un effet performatif : il

documenter les transformations attachées à trois décennies d’occupation de l’ambitieux programme expérimental pour

il n’y a pas de régime unique de présentation et d’interpré-

ne se limite pas à l’organisation, mais il produit également,

tation du donné imposant à tous son évidence. C’est que

à l’aide de représentations imagées de phénomènes com-

le logement social PREVI. Nous la mettons ainsi au service

toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur,

plexes, des expériences concrètes, il rend visible différents

d’une appréhension de la conception architecturale entendue

reconfigurée sous un autre régime de perception et de signi-

aspects d’un problème ou d’une situation ».

non comme une entreprise de parachèvement, mais comme

fication. » Des situations architecturales, fendues en leur

Le catalogue de l’exposition du pavillon français

l’agencement, en tout temps, d’une séquence ininterrompue de petites interventions. Ces transformations incrémentales

intérieur par le mouvement de caméra, se fragmentent en

souligne l’usage qui peut être fait des diagrammes dans une

une multitude d’écrans partagés. Il s’agit d’une autre façon

opération de réhabilitation sociale d’un habitat collectif

peuvent tout autant relever d’un registre additif (extension,

de dessiner l’architecture en considérant les processus qui

dans le quartier de Beutre à Mérignac (33). Les concepteurs

recouvrement, réunion), que soustractif (déconstruction,

y sont à l’œuvre autant que les objets qui la construisent.

y utilisent en effet le dessin technique codifié selon des

décloisonnement, dépose, élargissement des ouvertures).

principes sériels de comparaisons systématiques. Ces gra-

Penser le projet comme la poursuite d’un existant et situer

DIAGRAMMES Le terme diagramme possède une double origine

phismes techniques fragmentés permettent alors d’envisager

la fin d’une intervention comme un nouveau commence-

le projet en le considérant toujours comme une multiplicité

ment potentiel impliquent, dès lors, que les systèmes de

hétérogène dont on veut conserver les particularités.

représentation manipulés soient à même de capter et de

étymologique, comme représentation échantillonnée d’abord et puis comme tracé graphique. Cette étymologie permet

retranscrire ces phénomènes de rémanence, de transformation A X O N O M É T R I E I N C R É M E N TA L E

de saisir l’intérêt du diagramme pour la description de l’architecture sur le registre à la fois intelligible de la mesure

et d’altération. L’axonométrie permet d’accompagner la mise en œuvre de tels registres en déplaçant la visée du

Parmi les systèmes projectifs parallèles mesurables,

dessin d’architecture : d’un tracé fixateur à un tracé où les

(échantillonnages) et sensible de la perception (figura-

l’axonométrie est l’un des procédés de représentation auquel

tions). De ce point du vue le diagramme fonctionne d’une

nous avons recours pour décrire les situations étudiées et

lignes deviennent des attentes supportant l’adjonction de nouvelles transformations dans le temps ●


E NQUÊTE

Captation vidéo, documentation des KTT à Hanoï © 2021, Christophe Hutin Architecture

PL 183 p.15 Mai 2021 Fresque habitée, collage pour la salle du Tout-Monde © 2021, Christophe Hutin Architecture


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.