Focus on Carin Smuts

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Carin SmutS energy and people

Afrikaaner exerçant dans les townships du Cap, en Afrique du Sud, Carin Smuts développe une démarche participative et sociale. Son travail sur les « entre-deux » privilégie les interactions humaines, dans un pays encore violent. Construite sur les rêves des habitants, son architecture se vit comme une forme d’émancipation.

An Afrikaaner working in the Cape Town townships in South Africa, Carin Smuts has developed a participatory and social approach. Her work on the “in-betweens” favors human interactions, in a country that is still violent. Built on the inhabitants’ dreams, her architecture sees itself as a form of emancipation.

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Studio de Carin Smuts, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 2005.

l e S idée S Colle C tive S Sont plu S ri C he S , plu S généreu S e S . »

l’architecture de

idées fortes, et c’est pourquoi on pourrait l’appeler « architecture significative ». l ors d’une conférence à j ohannesburg, l’an dernier, vous évoquiez ainsi les « espaces entre-deux » comme un point central de votre réflexion. v ous avez exploré ce thème dans la plupart de vos projets, de façon particulièrement évidente dans le centre artistique et culturel Guga S’Thebe, à l anga (lire p. 37), ou dans la prison Helderstroom du district de Caledon. Que signifie ce concept « d’entre-deux » et quelle est son utilité dans les projets ?

C Arin SmuTS Si l’on en revient aux traditions, où que l’on soit dans le monde, on observe que les interactions sociales se déploient dans les entre-deux. Dans les villages traditionnels sudafricains, par exemple, les habitants dormaient dans des huttes, mais toutes les autres activités se déroulaient dehors, entre les huttes. On peut faire la même constatation dans les formes d’habitat spontané l’activité se déploie en dehors des cabanes, car à l’intérieur, on ne fait guère qu’y dormir, c’est trop exigu. De ce fait, cette notion nous a toujours interpellés comment favorise-t-on l’interaction sociale par l’architecture ? La réponse se trouve notamment dans ces entre-deux, qui constituent un lieu d’échange naturel.

La société moderne pousse à l’insularité, en plaçant les gens dans des boîtes. Faire franchir aux autres sa porte d’entrée pour qu’ils pénètrent directement dans votre maison, c’est pour moi en parfaite contradiction avec la volonté d’espaces sociables satisfaisants. Cette question de l’entre-deux renvoie par ailleurs à celle de la sécurité de l’espace public dans ces endroits, rien ne peut arriver, car chacun est sous le regard de l’autre. Si l’on place ces espaces en retrait ou hors de la vue, c’est là que se produisent les

l A r CH T e CT ure D A ujour D H ui The architecture of CS Studio defends several powerful ideas, that’s why we can call it a significant architecture. During a lecture last year in johannesburg you spoke about “in-between spaces” as a central issue in your thinking. you’ve explored this topic in most of your projects and it’s particularly obvious in the Guga S’Thebe art and culture centre in l anga (see p. 37) or in the Caledon Helderstroom prison. What does this “in-between” concept mean and what is its usefulness?

C Arin SmuTS. If you go back to tradition anywhere in the world, you can observe that social interactions happen in the inbetweens. In traditional South African villages people used to sleep inside the huts, but all the other activities took place outside the huts, in between them. If you observe informal settlements you can also make the same comment: there is activity outside the huts because inside people mostly sleep, it’s too cramped. So for us, it has always been an intriguing concept: how do you favour social interactions through architecture? The answer is notably found in these in-betweens, which are places for a natural exchange. Modern society encourages insularity, by placing people in boxes. Letting others go through your front door so that they directly enter your house is a complete contradiction of the desire for satisfactory social spaces. Moreover, this issue is also linked to security in public places because in these spaces people watch each other so nothing can happen. If you put this kind of space in the rear or out of site, rapes occur, drugs are sold, cars are vandalized. The “in-between” offers protection because there are always eyes watching and light. A sociologist, AbdouMaliq Simone, has reflected on the role of observation in Africa, and how important it is for security, especially for young people.

ÉCouTer – rÊver

« Écouter est essentiel, car c’est pour nous une source d’information. Ce n’est pas seulement prêter l’oreille, c’est aussi voir, observer, sentir par le toucher ou l’odorat... nous écoutons en posant des questions, en dessinant des croquis, en construisant des maquettes, en jouant, etc. l’écoute permet de prendre conscience de la complexité du contexte dans lequel on travaille. »

liSTeninG – Dre AminG

“This is the most important aspect as it gives us information. listening is not only what we hear, it is what we see, feel, observe, smell, etc. We listen through asking questions, doing drawings, building models, playing games, etc. it is also the tool that allows access to the complexity of a context you are working in.”

l A r CH i T e CT ure D A ujour D H ui CS Studio défend des
«
“Colle C tive ideaS are ri C her, more generouS.”
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Studio de Carin Smuts, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 2005.

DiverSiTÉ

« les mouvements migratoires sont un phénomène mondial, qui appelle au respect de la diversité culturelle. il importe, pour la stabilité du lien social, de reconnaître et d’encourager la différence. Quand on travaille avec d’importants groupes humains dans des processus participatifs, le manque de confiance fait naître des tensions. la création architecturale peut y remédier. »

DiverSiT y

“The migration of people is a global phenomenon. This must lead to respect for cultural diversity. identifying difference and encouraging difference is important for the stability of social life. Working on large groups of people in a process of participation, tension is felt due to missing trust. This needs to be changed and architectural processes can do this.”

viols, le trafic de drogue ou le vandalisme sur les voitures. L’entredeux offre une protection, car il y a toujours des yeux qui regardent et de la lumière. Un sociologue, AbdouMaliq Simone, a réfléchi au rôle de l’observation en Afrique et à son importance pour la sécurité des jeunes, notamment.

AA. vous parlez d’enfants. C’est là un thème particulier de votre architecture, pas seulement à travers l’éducation ou les équipements pour la jeunesse, mais comme un objectif et un moyen de donner vie aux projets d’architecture. Par exemple, hier, au moment d’entamer notre atelier sur la rénovation urbaine à Kliptown (lire page 40), la première chose que vous avez faite a été d’impliquer les enfants dans la réalisation de mosaïques et d’autres activités de création. Quelle est la place de l’enfance dans votre conception de l’architecture ?

CS. Les enfants représentent l’avenir et nous pouvons leur donner une raison d’être à travers une démarche pratique. Souvent, nous leur demandons de recycler des morceaux de faïence ou de récupérer des objets cassés, pour leur faire prendre conscience que l’on peut valoriser les déchets. Nous pensons que s’ils commencent cette démarche en étant petits, cela deviendra une habitude. On leur inculque le sens du recyclage. À Hawston, où nous avons travaillé avec la communauté des habitants, nous avions environ 380 enfants, qui au début étaient assez agressifs. Ils avaient 12 ou 13 ans. Mais lorsqu’ils ont commencé à dessiner, ils se sont pris au jeu. Il est très important que les enfants apprennent dès le plus jeune âge qu’on peut rêver, et je pense que ces activités à base de récup’ et leur participation à un projet créatif les a fait évoluer vers une autre dimension.

AA. you talk about children and it is a specific theme of your architecture, not only through education or youth facilities, but as an aim and a means of giving life to architectural projects. for instance yesterday, when we started our urban renewal workshop in Kliptown (read page 40), the first thing you did was to involve children in making mosaics and in other creative activities. What is the place of childhood in your vision of architecture?

CS. Children represent the future, and we can give them a raison d’être through a practical approach. We often ask them to recycle pieces of pottery or pick up broken objects, to get them to be aware that you can use waste. We think if you start when they’re young, it becomes a habit. You instil a sense of recycling in them. In Hawston, where we worked with the community, we had about 380 children and they were initially quite aggressive. They were 12 or 13 years old, but when they started drawing, they got involved. It’s really important that children learn from a very young age that they can dream, and I think the picking up and making something creative also makes them evolve towards another dimension.

you emphasize the importance of dreams in architecture, the importance of getting involved people’s dreams, but how can architects intervene here? By listening?

Yes, but think the interesting thing about dreams is that people project their wishes in them. When we’re in a meeting, we say to the others: imagine you’re in a helicopter 10 years from now and you’re flying over this place, what do you want to see? It’s not just about asking them questions, but about prompting them to dream and to draw these dreams. It’s also to encourage people to listen. Sometimes we build models with unusual materials as we did in Gothenburg, Sweden. With the participating teachers, architects and immigrants, we used pasta to build models: lasagne, spaghetti... The result was incredible! So I think there are

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Prison de / of Helderstroom, Caledon, Afrique du Sud / South Africa, 2001-2009.

AA. vous insistez sur l’importance du rêve en architecture, de s’en remettre aux rêves qu’ont les gens. m ais comment les architectes peuvent-ils intervenir sur ce plan ? Par l’écoute ?

CS. Oui, mais à mon sens, ce qu’il y a d’intéressant dans le rêve, c’est que les gens y projettent leurs souhaits. En réunion, nous disons à nos interlocuteurs : imaginez que vous survolez cet endroit en hélicoptère dans dix ans, que voudriez-vous y voir ? Il ne s’agit pas seulement de leur poser des questions, mais de les pousser à rêver et à dessiner ces rêves. Il s’agit aussi d’encourager les gens à écouter. Parfois, nous construisons des maquettes à partir de matériaux insolites, comme nous l’avons fait à Göteborg, en Suède. Avec les enseignants, les architectes et les immigrés participant, nous avons fait des maquettes avec des pâtes : lasagnes, spaghetti... Le résultat était incroyable ! Il y a donc différentes façons d’écouter en situation collective. Écouter, c’est aussi bien entendre, sentir, goûter. L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa a observé la disparition de ces aspects sociétaux, parce que la société moderne est tellement obnubilée par l’image, les écrans d’ordinateur ou les consoles de jeu des enfants que la tridimensionnalité du réel se perd. Cette démarche d’écoute peut permettre une prise de conscience.

À vous entendre, il semble que l’architecture constitue pour vous une façon de créer une dynamique sociale. e n ce sens, votre agence va au-delà de la démarche constructive conventionnelle, et cesse de réaliser des boîtes. v ous produisez de l’architecture en impliquant les gens dans un processus créatif. Peut-on dire pour le moins que ces processus sont aussi importants que le bâti ?

Oui, je le crois. En 1989, nous avons travaillé dans le township de Langa avec des gangs responsables de la mort de 38 enfants. Nous avons passé deux ans à formuler des rêves et des idées.

different ways of listening in collective situations, and listening is also about hearing, smelling, tasting. The Finnish architect Juhani Pallasmaa observed the disappearance of these societal aspects, because modern society is so terribly obsessed with the image, the computer screen, children’s game consoles that the threedimensional quality of the real is lost. This listening approach can raise awareness.

AA. l istening to you, it seems that, for you, architecture is a way to create a social dynamic. in this sense, i think your studio goes beyond the conventional construction approach and stops building boxes. you produce architecture by involving people in a creative process. Can we say at least that these processes are as important as buildings?

CS. Yes, I think so. In 1989, we worked in the township of Langa with gangs that had killed 38 children and we spent two years formulating dreams and ideas. These gangs were so bored that they had fights just to keep busy. The killing then stopped. Once the school was built, young people started to attend, to do something with their lives. Then suddenly, two years ago, somebody was responsible for destroying the building, which had welcomed 1,300 children. There’s always an evil impulse in any society. It’s true everywhere in the world, not just in South Africa.

Among the tools that you use, there are the workshops. i n this form of dialogue, where learning, designing and building are brought together, what method do you use to materialize a project?

An individual idea has only one dimension, but collective ideas are richer, more generous, and you reach solutions by consensus. As an architect, you can’t assume you know every context. Workshops permit you to listen to your user or client so that

enTre-DeuX « en lien avec la problématique vernaculaire, il y a l’importance traditionnelle des entre -deux, ces espaces où l’interaction sociale se déploie librement. la société moderne pousse à l’insularité, enfermant les individus dans des compartiments et ignorant l’interaction sociale, fondement de l’existence. l’architecture peut favoriser cette interaction. »

in-Be TWeen “linked to the lessons of the vernacular is the traditional importance of the spaces in between. The space where social interaction happens freely. modern society tends to be insular, placing people in boxes. The importance of social interaction for the very existence of human beings is denied. Architecture can facilitate social interaction.”

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Espace polyvalent / multi-purpose centre, Wesbank, Kuilsriver, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 2006-2008.

Ces gangs crevaient tellement d’ennui qu’ils se faisaient la guerre pour s’occuper. Les meurtres ont alors cessé. Une fois l’école construite, les jeunes ont commencé à s’y rendre, pour faire quelque chose de leur vie. Et puis soudainement, il y a deux ans, quelqu’un a provoqué la destruction du bâtiment, qui accueillait 1.300 enfants. Dans toute société, il y a une pulsion néfaste. Et c’est vrai partout dans le monde, pas seulement en Afrique du Sud.

AA. Parmi les outils que vous utilisez, il y a les ateliers. Dans cette forme de concertation, où l’on est à la fois là pour apprendre, concevoir et construire, quelle est votre méthode pour concrétiser un projet ?

CS. Une idée individuelle n’a qu’une seule dimension, alors que les idées collectives sont plus riches, plus généreuses, et font émerger des solutions par consensus. L’architecte à lui seul ne peut prétendre connaître chacun des contextes où il intervient. Les ateliers permettent de se mettre à l’écoute de l’usager ou du maître d’ouvrage, de façon à distinguer la complexité ou les différentes strates contextuelles. Il faut habituellement deux ans d’atelier avant d’atteindre le point à partir duquel nous pouvons passer à la phase de construction. Mais chaque atelier est différent et surtout imprévisible. Plus jeune, j’avais le désir de contrôler et garantir leur déroulement. Mais il ne le faut pas, vous devez avoir la sagesse d’aider les gens à agir selon leurs propres désirs.

même si vos interlocuteurs ne veulent pas la même chose que vous ? Comme notamment le projet de follainville-Dennemont ( y velines), en france comment cela s’est-il passé ?

Il s’agissait de créer un centre multiservice dans cette commune regroupant deux villages. Nous avons travaillé de manière vraiment poussée avec les enfants et les habitants ; 38 adultes ont pris part aux ateliers. Ils n’avaient jamais travaillé

you can distinguish complexity or different contextual layers. We usually run workshops that last two years before reaching a point where we can start the construction process. But every workshop is different and above all unpredictable. When was younger, I wanted to control and guarantee their progress. But you can’t, you have to have the maturity to help people act according to their own desires.

AA. even if they want something that you don’t? Thinking of your project in follainville-Dennemont, in france. Can you tell us what happened?

CS. This project concerned a multi-service centre for a commune of two villages. We worked quite extensively with the children and residents and 38 adults participated in the workshops. They had never worked together before. The mayor was very encouraging. We had four models. The children chose the one they liked, as did the adults, and they chose the same one, the most complex, broken into several spaces. The mayor opposed it because he considered that a shop could only be in a box and it could not be divided into different spaces. Finally the project was dropped after the 2008 election.

How can architects deal with this kind of situation?

Perhaps we have to be more skilful so as not to be manipulated by politicians. It’s really difficult and this is our biggest struggle. think we architects have to get past conservative thinking. We have to be skilful even at the psychological level!

reC yCler, revAloriSer, reCrÉer « le monde produit encore et encore. imaginez la masse de déchets que génère l’humanité, la pollution que nous causons ! l’architecture est toute indiquée pour apporter une réponse créative à ce problème planétaire. revaloriser un immeuble désaffecté, un débris, un matériau... en chaque chose il y a une leçon sur la nécessité de réutiliser. »

reC yCle, re- uSe, re-Cre ATe “There is so much that has been produced globally. Think of all the waste the world generates, the pollution that we create. Architecture is well placed to creatively address this global problem. The transformation of a disused building, a piece of scrap, a material... everything gives us lessons on the need to remake.”

ensemble auparavant. Le maire nous a beaucoup encouragés. Nous avions quatre maquettes. Les enfants ont choisi celle qu’ils aimaient, les adultes aussi, et leur choix s’est porté sur le même projet, le plus complexe, éclaté en plusieurs espaces. Mais le maire s’y est opposé, car il a jugé qu’un commerce devait tenir dans une boîte, et ne pouvait être réparti dans différents espaces. Finalement, le projet a été abandonné après l’élection de 2008.

De quelle façon les architectes peuvent-ils affronter ce genre de situation ?

Peut-être devons-nous être plus perspicaces, pour ne pas nous faire manipuler par les politiques. C’est très difficile, c’est là notre plus gros combat. Je pense que nous, architectes, avons à surmonter des conservatismes intellectuels. Nous devons même nous montrer adroits sur le plan psychologique !

e n plus de cette dimension collective, on ressent une impression de multiplicité dans votre travail. Par exemple, dans votre projet pour le port de Gansbaai, les plans d’aménagement ressemblent à un diagramme regroupant une myriade d’interventions, modestes ou ambitieuses...

Il s’agissait d’un projet très stimulant car habituellement, les pouvoirs publics sont très conservateurs dans leur manière de rénover ou d’agrandir un site. Le port est le lieu où les pêcheurs gagnent leur vie. Nous voulions faire ressortir cet aspect. Nous avons donc intégré certains des principes déjà utilisés sur des projets comme la prison Helderstroom, en recourant à des couleurs très vives sur des tuiles et des mosaïques, pour essayer de donner une certaine cohérence aux bâtiments. Les autorités ont été très ouvertes et nous avons tenu le budget. Il s’agissait de créer un espace où tout le monde, pêcheurs et visiteurs, pourrait venir, interagir et apprécier la présence de l’autre.

in addition to this collective dimension, there is also a sense of multiplicity in your work. for instance, in your Gansbay Harbour project, your plans look like a diagram, with a constellation of modest or ambitious interventions...

It was a very stimulating project because the government usually renovates and expands sites in a very conservative way. The harbour is where fishermen earn their living. We wanted to make this aspect emerge. So we incorporated some of the principles that we had already used on projects like the Caledon Helderstroom prison, employing some very bright colours on tiles and mosaics, to try to create a certain coherence. The government was very open and we kept to the budget. It was about making a space where everyone, fishermen and visitors alike, could come and interact with and enjoy each other’s presence.

This example suggests that your goal goes beyond architecture and relates more generally to the issue of empowerment. What does this word mean for you?

I think you can relate it to emancipation. A highly intelligent woman, Zora Mehlumakulu [a community leader in the Langa township. Editor’s note], told me one day that to succeed, emancipation had to first be individual. Empowerment is how you help people find power in themselves. We try to bring out individual respect and a sense of initiative. Empowerment is about breaking social myths, because we work with people who believe in a certain set of values and rules that they inherited from their parents. We speak a lot about integration but what does this mean if we’ve already decided that the immigrant who has the grocery on the corner is not part of our community? This term integration at the moment is a massive challenge all over the world. Architects and urban planners can play a very important role in this, because the sooner we respect it and learn from it, the sooner we’ll find solutions.

fAire « C’est l’aspect le plus important de l’écoute, car c’est dans la réalisation qu’on voit s’il y a compréhension. faire, même sous sa forme la plus modeste, montre qu’il y a de l’espoir. »

mAK inG “it is the most important aspect of listening as through making one starts seeing if there is understanding. making, even the smallest thing, shows that there is hope.”

Espace touristique / tourism gateway, Hawston, Afrique du Sud / South Africa, 2009- en cours / ongoing.
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Logements pour touristes / tourist accomodation, Grootvadersbosch, Afrique du Sud / South Africa, 2012.

AA. Cet exemple laisse penser que votre objectif dépasse l’architecture et s’inscrit dans une optique d’autonomisation, ou empowerment. Qu’est-ce que ce mot signifie pour vous ?

CS. Je crois qu’on peut relier ce terme à celui d’émancipation. Une femme de tête, Zora Mehlumakulu [une responsable communautaire du township de Langa. NDLR], m’a dit un jour que pour réussir, l’émancipation devait d’abord être individuelle. Il s’agit d’aider les gens à puiser dans leurs propres forces. Nous essayons d’introduire en chacun du respect et le sens de l’initiative. L’empowerment consiste à faire tomber des mythes sociaux, car nous intervenons auprès de personnes qui croient en un système de valeurs et de règles hérité de leurs parents. On parle beaucoup d’intégration, mais à quoi cela rime-t-il si l’on a déjà décidé que l’immigré qui tient l’épicerie du coin n’appartient pas à sa communauté ? Ce terme d’intégration constitue aujourd’hui un immense défi planétaire. Les architectes et les urbanistes peuvent ici jouer un grand rôle, car plus vite nous le prendrons en considération et en tirerons des leçons, plus vite nous trouverons des solutions.

v ous vous êtes aussi intéressée à l’émancipation économique. Deux de vos projets en sont de bons exemples : l’espace touristique Hawston Tourism Gateway et la réserve de Grootvadersbosch. Quels processus différents avez-vous mis en place dans ces deux endroits ?

Au cœur du projet de Hawston, il y a une communauté, étouffée par la drogue, la prostitution, tout cela lié à un vaste réseau criminel international. L’objectif est de libérer cette communauté que, manifestement, les touristes évitent. Aussi, si nous pouvions faire quelque chose pour en transformer l’image, faire venir du monde et montrer que 95 % de ses habitants sont créatifs et actifs, qu’il n’est pas nécessaire de stigmatiser toute la ville...

AA. you also approached the issue of economic emancipation. Two of your projects are good examples of this: Hawston Tourism Gateway and Grootvadersbosch nature reserve. What are the differences in the processes you used on these two sites?

CS. At the heart of the Hawston project, there is a community and the purpose is to liberate this community, which is controlled by drugs, prostitution... it’s connected to a huge international crime network. Obviously, tourists avoid it, so if we can do something that changes its image, people can come from around the world and see that 95% of the inhabitants are extremely creative and active, that you don’t have to stigmatize the whole town.

Grootvadersbosch is a real challenge because it’s a nature reserve on which there is no community. We have to work very hard to convince the government to open up the site. The idea is to reconfigure some of the housing units to welcome more people and use the space efficiently. By working with poor communities, you learn that people can be very inventive about the way they use space. So we would like to open this reserve and make it accessible to families. What we’re trying to build is a sort of tourism that can accommodate everybody, rich and poor alike.

you use recycling in most of your work. Perhaps the most radical project on this theme is the house of the artist Willy Bester, in Cape Town. it was a very fruitful collaboration.

Willie Bester is internationally known for his sculptures in recycled materials. There’s a political story behind his work, his choice of recycling is not gratuitous. We also worked together on the Laingsburg community centre, where he trained four young people with whom we made the handrails from scrap they found on the neighbouring farms, and the result is extremely beautiful.

ÉmAnCiPATion ÉConomiQue « la débâcle économique mondiale, les catastrophes naturelles ou causées par l’homme ont mis en lumière le rôle que peut jouer l’architecture pour libérer les individus et les aider à être actifs économiquement. Car la crise se manifeste par des millions de destructions d’emplois dans le monde. »

eConomiC emP

oWermenT

“The global economic collapse, manmade and natural disasters have brought a focus on the role architecture can play to facilitate or liberate individuals so that they can be economically active. The collapse is evident in millions of jobs being lost worldwide.”

En ce qui concerne Grootvadersbosch, cela constitue un vrai défi, car il s’agit d’une réserve naturelle sur laquelle aucune communauté n’est présente. Il nous faut batailler pour convaincre les pouvoirs publics d’ouvrir le site. L’idée du projet est de reconfigurer certaines habitations désaffectées pour y accueillir plus de monde et valoriser efficacement l’espace. On apprend en travaillant avec les communautés pauvres avec quelle inventivité on peut tirer parti de l’espace. Nous voudrions donc ouvrir cette réserve et la rendre accessible aux familles. Nous tâchons d’élaborer une sorte de tourisme où chacun pourrait trouver son compte, les riches comme les pauvres.

vous utilisez le recyclage dans la plupart de vos réalisations. l a maison de l’artiste Willie Bester, au Cap, est peut-être à cet égard votre projet le plus radical. Cela a été une collaboration très féconde.

Willie Bester est internationalement connu pour ses sculptures en matériaux de récupération. Il y a une histoire politique derrière ses œuvres, son choix du recyclage n’est pas gratuit. Nous avons aussi travaillé ensemble pour le centre communautaire de Laingsburg, où il a formé quatre jeunes. Nous avons fabriqué avec eux les rampes d’accès à partir de rebuts récupérés dans les exploitations agricoles des environs. Et le résultat est extrêmement beau.

l e recyclage peut être vu comme une façon de mettre la vie au cœur de l’architecture. Peut-être est-ce aussi le résultat d’une certaine joie de vivre...

Pour moi, l’architecture doit être source de plaisir. Chaque fois que nous entrons en réunion, j’exhorte tout mon bureau à y aller avec entrain. Si nous faisions notre travail sans enthousiasme, comment les gens pourraient-ils aimer ce que nous réalisons ?

recycling can be seen as a sort of way to put life at the heart of architecture. Perhaps it’s also the result of a certain joie de vivre.

For me, architecture should be a source of pleasure. Whenever we go to a meeting, I encourage everyone in the office to be enthusiastic. If we don’t enjoy what you do, how can people like what we build? A lot of people find that incredibly stressful to work in our office because there’s a fair amount of disappointment – you can design beautiful things that will never be built. And even in difficult situations, I often say that you can actually improve people’s social environment while having fun.

If we look at the global economy that has collapsed, there is so much to do for everybody. No one should sit at home with talent and not use it. think there’s a real problem when everybody says that only your education level, supposed necessary to be a useful human being, counts. It isn’t true! You just have to devote yourself to what you know how to do. Pick up a spade or a pencil, weave a rug, do something else. The important thing is to do.

Do you mean that without actually doing, the participatory process is less efficient?

Yes. We believe that without this materialization phase, this process is risky. I have a colleague, Nabeel Hamdi, who teaches participation as a subject in England at Oxford Brookes University. He really addressed this issue and said: “Even if you simply install a tap, do something! Don’t just talk.” People often hold workshops for the sake of holding a workshop. We set academic goals, students make a booklet that looks nice in the library but doesn’t mean anything to the users concerned. I’m also thinking of a woman in Thailand, Patma Renkovic, who works in the slums and builds pathways because when she asked people what they wanted, they replied: “We want pathways, because at night when we walk, our

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Espace polyvalent / multi-purpose centre, Zolani, Nyanga township, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 1997-2002.

Beaucoup de gens estiment particulièrement stressant de travailler dans notre agence, parce que les sources de déception sont nombreuses on peut concevoir de superbes projets qui ne seront jamais réalisés. Et même dans les situations difficiles, je répète souvent que l’on peut améliorer l’environnement des gens tout en s’amusant.

Avec l’économie mondiale qui a sombré dans la crise, il y a tant à faire, pour tout le monde. Personne ne devrait rester dans son coin à gaspiller son talent. Je pense que c’est un vrai problème de ne plus être jugé que par le niveau d’études, prétendument nécessaire pour être un humain utile. C’est faux ! Il suffit de se consacrer à ce que l’on sait faire. S’armer d’une bêche ou d’un stylo, fabriquer un tissu ou quoi que ce soit d’autre ! L’important, c’est de faire.

AA. e st-ce à dire que sans ce passage à l’acte, la démarche participative est moins efficace ?

CS. Oui. Nous pensons que sans cette phase de concrétisation, ce processus est risqué. Un de mes collègues, Nabeel Hamdi, enseigne à l’université Oxford Brookes, en Angleterre, sur le thème de la participation. Il a vraiment réfléchi à la question et voici ce qu’il dit : « Même s’il ne s’agit que d’installer un simple robinet, faites quelque chose ! Ne vous contentez pas de parler ! » Souvent, les gens font des ateliers pour faire des ateliers. On s’y fixe des objectifs académiques, les étudiants réalisent une brochure qui « fait bien » dans une bibliothèque, mais qui n’a aucun sens pour les utilisateurs concernés. Je pense aussi à Patma Renkovic, cette femme qui travaille dans les bidonvilles, en Thaïlande. Elle construit des allées. Pourquoi ? Parce que lorsqu’elle demande aux habitants ce qu’ils veulent, ils répondent « Nous voulons des allées, parce que la nuit, quand nous marchons, nous nous salissons les pieds. » La deuxième chose qu’ils demandent, ce sont des robinets. C’est pourquoi je dis qu’il est parfois plus important de faire un petit quelque chose que de réaliser des centaines d’ateliers.

l es constructions de CS Studio parlent à l’imagination de façon très puissante. e n les voyant, peuvent surgir bien des choses échappées de l’esprit. Toute architecture n’a-t-elle pas le pouvoir de créer sa propre mythologie ? Comment suscitez-vous ces processus créatifs et imaginatifs ?

Au moment de la concertation menée pour le projet de Laingsburg, nous avons eu recours à la poésie pour délier les langues des participants. En septembre 1981, une grave inondation avait englouti l’essentiel de cette ville rurale. Les gens ont tout perdu, famille, maison... Pour cause d’apartheid, les populations blanches ont été indemnisées, mais pas les Noirs ni les métis. Ce projet s’est donc présenté comme un symbole d’apaisement. Diana Ferrus est venue à de nombreuses reprises, elle a écouté et enregistré les histoires des uns et des autres. Elle a écrit des poèmes, qui ont été intégrés au bâtiment. Nous sommes comme un chef d’orchestre : nous avons toute la connaissance et l’introduisons dans un ensemble composé avec les idées d’autres personnes. D’où la richesse de la démarche. Et c’est pourquoi j’aime travailler avec des gens de l’extérieur. J’aime inviter des artistes, des poètes, des écrivains, des anthropologues... Tous insufflent un supplément d’imaginaire. Notre démarche relève également d’une forme d’empathie : tâcher de comprendre l’autre, de traduire ses idées dans une forme tridimensionnelle. Ce qui, in fine, renvoie toujours à un travail sur la mémoire, les symboles et le récit. •

feet get dirty.” The next thing they asked for was taps. That’s why say that sometimes doing something small is more important than holding hundreds of workshops.

AA. The buildings of CS Studio are very powerful in terms of imagination. When you see them, many things that come from the mind spring forth. Doesn’t it have the power to create its own mythology? How do you prompt these kinds of creative and imaginative processes?

CS. When we had our dialogue for the Laingsburg project, we used poetry to get people to open up. In September 1981, there was a major flood which washed most of this rural town away. People lost everything, their families, homes. Due to apartheid, white people were compensated, but not Black and Coloured people. So this project became a symbol of healing. Diana Ferrus came on many occasions and listened to and recorded people’s stories. She wrote poems, which were incorporated into the building. We’re like a conductor, we have all the knowledge and put it into a composition of other people’s ideas. Hence the richness of the approach. And that’s why like working with outside people. I like bringing in artists, poets, writers, anthropologists, they all bring more imagination to the story. I also think our process is about empathy. Empathy means trying to understand people, trying to convey their ideas through a three-dimensional form. Ultimately it is always about a work on memory, symbolism and narrative. •

inTÉGrATion

« l’enjeu est de retenir les leçons de l’architecture vernaculaire, pour en tirer des solutions contemporaines adaptées. l’architecture traditionnelle obéissait à un système de valeurs complexe, l’architecture moderne est mue par le capitalisme et l’appât du gain. »

inTeGrATeD livinG

“The challenge is to learn lessons from the vernacular, but to produce contemporary appropriate solutions. Traditional architecture was driven by a complex set of values, modern architecture is driven by greed and capitalism.”

G R E A T D U T C H R O A D S T U D 3
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RECUEILLIS PAR DANIEL ESTE vEZ LE 25 NOvEMBRE 2012 À JOHANNESBURG
ET
PROPOS
PHOTOS MELANIE CLEARY CHRISTOPHE HUTIN ROBERT LEMERMEYER GINO MACARINELLI
ALAIN UYTTEBROUCk
INTERvIEW BY DANIEL ESTE vEZ 25 NOvEMBER 2012 IN JOHANNESBURG PHOTOS MELANIE CLEARY CHRISTOPHE HUTIN ROBERT LEMERMEYER GINO MACARINELLI AND ALAIN UYTTEBROUCk
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Espace polyvalent / multi-purpose centre, Zolani, Nyanga township, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 1997-2002.

« La maison de l’architecte [pour lui-même] procède d’un mouvement d’autofécondation. Sa valeur démonstrative tiendra autant à la rumination viscérale d’un intérieur domestiqué qu’à l’expression publique d’un art poétique. » C’est en ces termes que l’historien de l’architecture Jacques Gubler abordait, dans « Une maison, histoire et contrepoint » (in Viollet-le-Duc et la montagne, Pierre Frey et Lise Grenier, Glénat, 1993), la thématique de la maison que l’architecte construit pour lui - même, à propos de v iollet-le-Duc (villa La vedette, Lausanne), d’Auguste Perret (immeuble au 25 bis, rue Franklin, à Paris) et de Frank Lloyd Wright (maison d’Oak Park, Illinois, États-Unis). Celle de Carin Smuts, issue de la transformation par restructuration en profondeur d’une villa des années 1950 au Cap, sur Ocean v iew Drive, est à la fois un logement, une agence d’architecture et un laboratoire d’expérimentation de la discipline. C’est une sorte de biographie spatiale et constructive, lieu permanent d’invention. Ses formes, matériaux et couleurs se réfèrent aux autres œuvres de l’architecte et contrastent fortement dans ce voisinage bourgeois, qui semble tout entier voué à jouir de la situation exceptionnelle. Les revêtements, en particulier, ont tant choqué les résidents du quartier que l’un d’entre eux s’est senti le droit de taguer le mur sur rue avec les mots « Blikkiesdorp on Ocean v iew », indiquant qu’il voyait là l’irruption du township dans la « ville blanche ». L’architecte n’a pas effacé l’inscription et l’a même utilisée pour baptiser la maison. Même si une telle réception spontanée et improvisée de « l’expression publique d’un art poétique » peut être dérangeante, tout en déniant à l’œuvre ses qualités, l’idée de créer délibérément des espaces où s’exprimeraient les sentiments des usagers de l’architecture contemporaine de nos villes mériterait d’être considérée.

“An architect’s house [built for him or herself] originates in a movement of self-fertilization. Its demonstrative value will be a visceral reaction to a domestic interior as well as a public expression of poetic art.” It is in these terms that the architecture historian, Jacques Gubler, referred, in “Une maison, histoire et contrepoint” (in Viollet-le-Duc et la montagne, Pierre Frey and Lise Grenier, Glénat, 1993), to v iollet-le - Duc (villa La vedette, Lausanne), Auguste Perret (building, 25 bis, rue Franklin, in Paris) and Frank Lloyd Wright (Oak Park house, Illinois), on the topic of the house that an architect builds for him or herself. Carin Smuts’ house, an in-depth structural transformation of a 1950s villa on Ocean v iew Drive in Cape Town, is a home, an architect’s office and a laboratory for the discipline. It is a sort of spatial, constructive, biography; a place of permanent invention. Its shapes, materials and colours are very much in keeping with the architect’s other works and in sharp contrast with the middle - class neighbourhood whose sole raison d’être seems to be to reap the benefits of its extraordinary location. The cladding, in particular, shocked the local residents so much that one of them felt legitimate in airing his view by spray-painting the street-facing wall with the words “Blikkiesdorp on Ocean v iew”, indicating what he felt to be the eruption of a township in the “white part of town”. The architect did not remove the graffiti and even named her house after it. Although such a spontaneous, improvised reaction to “the public expression of poetic art” can make us uncomfortable and is a denial of the qualities of the work, the idea of deliberately creating areas in which the users of the contemporary architecture of our cities can express their views deserves consideration.

« BliKK ie SDor P on oC e A n v ie W », l e C AP / Cape Town 2005
lA
m A i S on De l’A rCHi T eCT e / T He A rCHi T eCT ’ S Hou S e
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Guga S’Thebe est un centre communautaire emblématique du travail de Carin Smuts initié pendant les années de l’apartheid. C’est l’une des plus belles réussites dans son genre. Ce type de projet, pour lequel l’architecte offre ses prestations et s’engage afin de réunir les fonds nécessaires à sa réalisation, trouve son origine dans une éthique personnelle et le choix de conduire sa carrière sur plusieurs fronts en parallèle. Chacune de ces réalisations repose sur un très long travail de préparation et d’identification des besoins, et la construction découle d’une prise en compte pragmatique des conditions locales de disponibilité de la force de travail et des matériaux. Elles renvoient évidemment aux expériences d’Adolf Loos et des Siedlungen viennoises. Les techniques constructives sont négociées avec les entreprises, de manière à employer un maximum de main-d’œuvre disponible sur place, et cela en dépit de sa faible qualification. Chaque fois que c’est possible, l’architecte recycle et transforme des éléments déjà présents sur site. Le choix des matériaux s’effectue toujours en évaluant leur impact environnemental et leur adéquation avec la force de travail disponible. Évidemment, le béton armé n’est utilisé que lorsqu’il est absolument indispensable. L’espace, les formes et les couleurs sont bien sûr pensés pour répondre aux besoins, mais n’en plongent pas moins leurs racines dans les traditions tribales des populations, qui ont été urbanisées par le xx e siècle. La silhouette de Guga S’Thebe ne doit rien aux algorithmes sophistiqués qui permettent à Frank Gehry de créer 75 % de volume inutilisable (Bilbao), mais se réfère aux cultures vernaculaires de ses usagers bâtisseurs. Une très forte attention est portée aux espaces intersticiels que Carin Smuts appelle les « entre-deux » ils procurent une qualité urbaine et d’utilisation très élevée, spécialement là où les surfaces sont comptées.

Guga S’Thebe is a community centre, emblematic of the work initiated by Carin Smuts during the apartheid period. It is one of the most beautiful examples of its kind. For this project, the architect offered her services on a pro bono basis and collected the funds necessary to carry out its execution. This approach reflects her personal ethics and is a conscious decision to pursue a career on several fronts at the same time. Each of these works is the result of a long period of preparation and identification of needs. The approach is pragmatic: local conditions, such as availability of workforce and materials, are taken into account in the construction. These works are an evident reminder of Adolf Loos and his experiments with the v iennese Siedlungen. The construction techniques are negotiated with building companies with the aim of recruiting as much local labour as possible, despite poor qualifications. Wherever possible, the architect recycles and transforms elements already on site. Materials are selected for their low environmental impact and their compatibility with the knowhow of the workforce available. It is evident that reinforced concrete is only used when absolutely necessary. Space, forms and colours are designed to meet needs but are nevertheless rooted in the tribal traditions of the local populations that became urbanized by 20th-century life. The profile of Guga S’Thebe owes nothing to the sophisticated algorithms with which Frank Gehry can create a building with 75% of unusable volume (Bilbao). Guga S’Thebe reflects the vernacular cultures of those who built it and those who use it. Carin Smuts places much importance on the interstitial spaces that she calls “in-betweens”: they add an urban quality and enable intensive use, especially where surface area is limited. P. F.

C en T re C ommun A u TA ire / C ommuni T y C en T re GuGA S’T HeBe Langa, Le Cap / Cape Town 1996-1999
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Global Award for Sustainable Architecture 2008 Design and Health International Academy Awards 2010

AT elier le A rninG from SK y / W orKSHoP

En novembre 2012, l’ École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Toulouse a collaboré avec Carin Smuts lors d’un atelier intitulé « Learning from Sky ». L’intervention consistait à réhabiliter l’orphelinat Sky, qui accueille 80 enfants à k liptown, l’un des quartiers les plus défavorisés de Soweto, dans les environs de Johannesburg. Le projet proposait de partir de l’existant pour l’améliorer. Une fois les problèmes techniques identifiés, il s’agissait de les résoudre par l’expérimentation, tout en améliorant l’hygiène, le confort, le plaisir et en créant des lieux hétérogènes. Les études menées en amont par les étudiants leur ont permis de s’adapter précisément au contexte et aux habitants. Cet atelier, organisé dans le cadre d’une session de formation professionnelle, a permis à 100 personnes de la communauté de k liptown de recevoir un certificat attestant de leurs compétences acquises pendant la session, ce qui devrait également assurer le prolongement de ce travail et la maintenance du site après l’atelier. Mêler enseignement et intervention en milieu réel, voilà une expérience que Carin Smuts privilégie. « Les gens pensent toujours qu’on ne peut apprendre qu’en recevant quelque chose d’une personne qui en sait plus que vous expliquet-elle. En fait, je pense que c’est la pire façon d’apprendre. Il est préférable que chacun découvre de lui-même, sinon vous n’entendrez que l’opinion d’une seule personne et vous n’en tirerez aucune leçon. C’est ce que j’aime dans ce que propose le studio “Learning from”, car il permet aux étudiants de se confronter à des situations très difficiles, où ils doivent utiliser des dynamiques contradictoires provenant des différentes personnes impliquées. Ici, par exemple, vous avez l’orphelinat Sky avec toute sa complexité, les gens de la communauté, les étudiants, etc. Dans l’atelier, chacun tente de trouver une manière d’être, qui soit à la fois utile et pertinente c’est alors que nous apprenons les uns des autres. Pour être efficace, il faut être à l’écoute. »

In November 2012, the École nationale supérieure d’architecture (ENSA) in Toulouse worked with Carin Smuts during a workshop called “Learning from Sky”. The intervention consisted in rehabilitating the Sky orphanage, which houses 80 children in k liptown, one of the most disadvantaged districts of Soweto, near Johannesburg. The project suggested starting from what already existed to improve it. Once the technical problems were identified, it was a question of finding solutions through experimentation, while improving hygiene, comfort and pleasure, as well as creating heterogeneous sites. The studies carried out beforehand by the students enabled them to adapt precisely to the context and inhabitants. Through this workshop organized within the framework of a professional training session 100 people from the k liptown community received a certificate attesting to the skills they acquired during the session, which should also prolong this work and the site maintenance after the workshop. Mixing teaching and intervention in a real environment was an experiment that Carin Smuts favoured. “People always think that you can only learn by receiving something from someone who knows more than you do”, explains the South African architect. “In fact, I believe this is the worst way to learn. It is preferable that each person should discover for himself, otherwise you hear only the opinion of a single person and you don’t learn from this. This is what I like in what the Learning From studio offers, since it enables students to face very difficult situations where they must use the contradictory driving forces from the different people involved. Here, for example, you have the Sky orphanage with all its complexities; the people of the community, students, etc. In the workshop, each one tries to find a way of being that is both useful and relevant. It is only then that we learn from each other. To be effective, you need to be able to listen.” DE ET / AND CH

http://learning-from.over-blog.fr/

Projet réalisé dans le cadre des Saisons croisées France - Afrique du Sud 2012/2013. Project built within the context of the France - South Africa Seasons 2012/2013. www.france-southafrica.com avec le soutien du with the support of the groupe Lafarge. Un atelier dirigé par a workshop supervised by Daniel Estevez et / and Christophe Hutin.

Architectes invités / guest architects: kinya Maruyama, Japon / Japan et and Carin Smuts, Afrique du Sud South Africa. Enseignant vacataire / temporary teacher: Nicolas Hubrecht.

Étudiants / students: Alexandre Le Foll, Antonin Ducasse, Bastien Mesquida, Caroline Toma, Clément Ouaine, Judith Sedeno Fuente, Laurence Page Saint-Cyr, Marine Riom, Meryem Bouhaddou, Roméo Mivekannin, Sarah Landry.

K L ip T own, sowe T o, banL ieue de / near Johannesburg, 2012
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Une partie importante de l’activité d’un bureau d’architecture indépendant en Afrique du Sud est orientée vers la commande publique, dont l’accès est conditionné à l’acceptation d’un cahier des charges contraignant en matière de quotas et d’égalité des chances. Réaliser un simulateur d’évacuation de sous-marin pour la marine sud-africaine suppose un effort d’adaptation considérable. Dans ce type de commande, Carin Smuts se plaît à mettre en œuvre une démarche analogue à celle des projets communautaires, dont elle se défend d’être une spécialiste. Cependant, la même attention préside aux besoins des usagers, à leur culture et aux moyens de satisfaire les exigences des programmes. On sait que les sous-mariniers observent une étiquette très précise et exigeante, qui leur permet de supporter les conditions d’extrême promiscuité qui règne à bord. Le cercle intime de l’individu est réduit au strict minimum le contact physique, même fortuit est rigoureusement proscrit. Ce monde à part pose un problème paradoxal à l’architecte. D’une part, elle doit livrer un bâtiment construit selon les règles de l’usage et de la stabilité, et accorder espaces, formes, matériaux et couleurs pour procurer un confort satisfaisant. Dans le même temps, elle doit simuler les conditions du rapport homme-machine le plus cruel et le plus inconfortable qui soit. v u de l’extérieur, le résultat ne détonne pas dans la petite bourgade victorienne de Simonstown. Il est permis de se demander si l’architecte en charge d’un tel programme n’avait pas en tête son recyclage à des fins plus créatives... Un jour, une fois, dans un futur lointain ?

In South Africa, the public sector is a major part of an independent architect’s business. Specifications for these contracts are restrictive in terms of quotas and equal opportunities. So, designing a submarine escape simulator for the South African Navy required considerable flexibility. Carin Smuts enjoys approaching this sort of project in a similar way to her community projects, in which she refuses to admit she is a specialist. Yet, it is evident that she always pays the same attention to users’ needs, to their culture and to the means of complying with the demands of a program. Submariners are able to bear living in extremely close quarters on board thanks to their very precise and exacting etiquette. Each person’s private space is limited to a strict minimum and all physical contact, even accidental, is absolutely forbidden. This very different world raised a paradoxical problem for the architect. On one hand, she had to deliver a vessel built according to the rules that govern its use and stability while using spaces, shapes, materials and colours to maximize comfort. On the other hand, she had to simulate the cruelest, most uncomfortable conditions experienced in man-to-machine relationships. From the outside, the result is not out of place in little v ictorian Simonstown. One would even be forgiven for wondering if the architect capable of such a design might not have in mind recycling it for more creative purposes... One day, once, down the line? P. F.

Simul AT eur D ’É vAC u AT ion D ’un S ou S -m A rin SuBm A rine e SCAP e S imul AT or base nava L e siMons T own / nava L base, Le Cap / Cape Town, 2007-2010
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Dans le même secteur que l’école Wesbank (lire page 47), celui des townships de Western Cape, le marché à la viande (1998) exprime tout au contraire l’ouverture la plus totale. La structure métallique se résume à un abri, édifié comme « à toutes fins utiles ». Dessous, se sont installés les étals des commerçants, mais aussi un restaurant et stand de vente à emporter, point de rencontre et de convergence. Un point d’où l’on a une vision large de cette ville qui s’élabore en dehors de toute planification et de toute infrastructure. Le squelette du marché à la viande, laissé à la libre appropriation des utilisateurs, suggère dans ses premières images, prises à la fin du chantier, une certaine analogie avec les «folies», structures rouges disséminées dans le parc de la v illette et conçues par Bernard Tschumi, dont le potentiel d’usage et de signification ne s’est révélé qu’avec le temps et l’occupation des surfaces avoisinantes.

By contrast, the meat market (1998), in the same neighbourhood as the Wesbank school (see p. 47) in the Western Cape townships, is all about openness. The metallic structure is a simple shelter, built with a “just in case” attitude. Underneath, the market stalls are set up and there is also a restaurant and takeaway stand, used as a meeting point. From this point, there is a far-reaching view of the town, spreading, sprawling, with no regard for planning or infrastructure. The skeletal meat market, which lets its users decide how to use it, is reminiscent of Bernard Tschumi’s red pavilions in the Parc de la v illette in Paris. Their potential use and meaning have only become apparent with time and with the use of neighbouring areas. P. F.

rCHÉ À l A vi A nDe / C en T r A l me AT m A
e T guguL e T hu, Le Cap / Cape Town , 1996-1998 44 45
mA
rK

Cette école a été conçue comme une réaction aux conditions environnantes, principalement la menace que font peser les gangs sur les élèves. Elle est clairement voulue comme une enceinte fermée, pour ne pas dire fortifiée. L’ensemble de ses équipements est pensé pour une occupation intensive, plusieurs classes se tenant successivement dans les mêmes locaux au cours de la journée. Ce parti pris de fermeture est exploité dans une poétique des circulations et des coursives qui ménage des espaces intersticiels bien qualifiés, dont on imagine aisément l’appropriation possible. Pourtant, sans aller jusqu’aux idées panoptiques de Jeremy Bentham, l’architecte a étudié avec grand soin les conditions du contrôle des enseignants sur les élèves, dans toutes les circonstances de la journée, pendant et hors temps scolaire. Ici, comme ailleurs, les maçonneries de Carin Smuts méritent une mention spéciale. Elles sont faites de briques de terre cuite, réalisées à proximité et montées en un double mur ventilé, capable de s’opposer au ruissellement des pluies qui, sous ce climat, frappent le plus souvent à l’horizontale.

The mark of this school is the way in which it seems to be a reaction to its surroundings, namely the gangs that threaten its pupils. It is overtly intended to be seen as an enclosure, perhaps even a fortification. All the facilities are designed for intensive occupation with several classes being taught successively in the same building over the course of the day. The artistic theme of enclosure is extended to the corridors and passageways which create distinct interstitial spaces whose uses are easy to imagine. Yet, without taking things as far as Jeremy Bentham’s panoptic ideas, the architect carefully studied the way in which teachers exert control over pupils throughout the day, during lessons and free time. Here, and everywhere, Carin Smuts’ masonry deserves a special mention. The architect uses terracotta bricks, made nearby. She erects them in a double ventilated wall capable of resisting the heavy rainfall which, in this climate, often hits horizontally. P. F.

Pour Aller PluS loin

Découvrez l’Afrique du Sud en compagnie de créateurs, artistes et architectes, en écoutant l’émission villes-Mondes Johannesburg sur www.franceculture.fr/emission-villes-mondes

Villes-Mondes, chaque dimanche de 15 à 16 heures sur France Culture.

We SBA nK , ÉC ole P rim A ire / P rim A ry SCHool KuiL sriver, Le Cap / Cape Town 1999-2000
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école primaire / primary school, Wesbank, Kuilsriver, Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, 1999-2000.

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