principe opacite article cesr estevez tine 2004

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Auteurs Daniel Estévez Architecte, Ingénieur Enseignant, Chercheur Li2a Mail : daniel.estevez@toulouse.archi.fr Gérard Tiné Artiste, Plasticien Enseignant, Chercheur Li2a Mail : gerard.tine@toulouse.archi.fr

Adresse Laboratoire d’Informatique Appliquée à l’Architecture (Li2a) Ecole d'Architecture de Toulouse 83, Rue Aristide Maillol BP 1329 31106 Toulouse cedex 1 tel : 05 62 11 50 50 (standard) tel : 05 62 11 50 47 fax :05 62 11 50 49

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Projet et projections : les efficiences du principe d’opacité Le vrai coupable, c'est Hegel, qui avait écrit : "Une œuvre d'art est d'autant plus parfaite que son contenu et son idée correspondent à une vérité plus profonde" Philippe Junod, Transparence et opacité, p.54

célèbre essai "Transparence et opacité"3. Le plus souvent cette opacité renvoie à l’expérience matérielle, concrète, on pourrait dire picturale du dessin. L’expérience picturale du dessin signifie, comme nous le verrons, que chaque dessin ré-agit, qu’il n’énonce pas une idée pré-conçue mais qu’il est au contraire l’occasion d’un travail de conception. L'artiste Richard Serra exprime parfaitement cette idée lorsqu'il écrit : "Le dessin crée son propre ordonnancement, dessiner une ligne c'est avoir une idée. Plus qu'une ligne c'est habituellement une construction. Les idées se composent dès que l'on trace une seconde ligne. Dessiner est pour moi un moyen de poursuivre un monologue intérieur avec ce que je fais, à mesure que je le fais."4 Aujourd'hui la mécanisation de la mimesis atteint une forme d'automatisation débouchant sur une profusion d'images numériques. Nous ne sommes pas, malgré cela et comme nous tenterons de le montrer dans ce texte, condamnés à la transparence. Le fait même de sa démocratisation suggère que la perspective (avec son cortège d'images et maquettes 3D) peut tout aussi bien être rendue à la manipulation, à la disponibilité, à la trituration et finalement à une certaine abstraction (dessiner c’est aussi abstraire). On entrevoit encore la possibilité de remettre l’objet architectural à distance de la

Dessins de projet : le dessein Cette fenêtre ouverte (même si…) La perspective porte partout l’évidence avec elle. Elle capte et emporte d’abord le regard vers une perception mimétique du dessin. Alberto Pérez-Gomez a raison de rappeler, à cet égard, « qu’avec les dispositifs perspectifs on assiste à une assimilation de l’image à l’objet représenté » dans un procédé général de mimesis mécanisée1. En d'autres termes, la perspective en tant que système projectif, relève initialement d’un principe de transparence : celui de la fenêtre ouverte Albertienne. Cela signifie par conséquent qu'une certaine distanciation entre spectateur et objet de la représentation n’est jamais immédiatement acquise avec la perspective. Pour cette raison, son utilisation dans les tâches conceptuelles du projet d'architecture réclame que cet outil projectif soit finalement malmené, déformé, exagéré comme en témoigne le travail graphique de nombreux architectes contemporains2. Cette distanciation implique en effet qu’à certains moments le dessin perspectif soit pris en quelque sorte pour lui-même, comme dessin. Ce phénomène peut être rattaché à une notion générale d'opacité de la figuration au sens où Philippe Junod définit ce terme dans son 1

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Carpo Mario, Alberti's Media Lab, intervention au colloque Perspective, Projection, Projet, Tours, CESR, 12-14 juin 2003. 2 On citera par exemple Zaha Hadid, Coop Himmelblau, Peter Eisenman…

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Junod Philippe, Transparence et opacité. Essai sur les fondements de l'art moderne, Éditions l'Âge d'Homme, Lausanne, 1976. Serra Richard. Écrits et entretiens 1970-1989, Daniel Lelong Éditeur, Paris. p.73.


perception mimétique. Une distance qui maintienne et préserve l'occasion de ce colloque intérieur de la conception dans la représentation dont parle Serra. Mais au cours de ce colloque intérieur, de quoi est-il question ? De rechercher le placement des lignes du dessin ou bien de représenter, selon le principe du témoin oculaire, une scène comme si j'étais là pour la voir ? Toute figuration graphique ne procèdet-elle pas d'une composition graphique qui déborde la forme attendue des objets localisés dans une étendue mesurable ? Le dessin profondeur

comme

surface

d'une

On pourrait dire que le dessin d’architecte fonctionne à la fois comme simulation et analogon du réel. Analogon : il propose un équivalent figuré de l'objet représenté et se préoccupe de contrefaire la profondeur spatiale (à partir d'un recours aux systèmes projectifs). Simulation : il construit une surface réactive en isolant par son subjectile simultanément un morceau d’espace (donnant par là accès à la mesure, à la géométrie) un morceau de matière (accès à la trace, picturalisation) et un morceau de temps (diachronie du tracé, cycle inscription/lecture/ajustement). Le dessin intervient dans ce cas en tant que surface imageante au sens que Bernard Noël donne à cette expression lorsqu'il affirme : "toute image a besoin d’un lieu, d’un temps, d’une réalité."5

1. Profondeur et surface. (Axonométrie, étude mobilier aéroport de Toulouse Blagnac, Gérard Tiné, 1997)

À l'instar des perspectives, les représentations en géométral manifestent avec insistance cette dualité, profondeur et surface, du dessin. Dans un dessin géométral, le traitement de la profondeur d'une scène ou d'un objet est établi comme on sait par la coordination de différentes vues codifiées (plans, coupes et élévations). On notera de surcroît que la notion de profondeur n’est jamais totalement absente dans un plan ou une coupe donné. On distingue en effet par leur codification particulière (pochage, épaisseur de trait...) les ouvrages physiques sectionnés de l’ensemble des objets situés en arrière du plan de section. Le plan, comme la coupe, réalise donc l’articulation de ces deux catégories d’informations (section et arrière-plan, Figure 2) en vue de préciser certains aspects de l’organisation verticale de l’édifice, pour le plan, ou de sa configuration horizontale, pour la coupe6. Cependant, à l'intérieur même de ces jeux serrés de règles et de conventions qui 6

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Noël Bernard, Journal du regard, POL, 1988

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Estevez Daniel, Dessin d'architecture et infographie, CNRS Éditions, Paris, 2001, p.140


gouvernent le système projectif du géométral, peuvent se déployer des activités de simulation liées justement à ses propriétés de surface. Ces logiques graphiques incidentes et opaques apparaissent d'ailleurs sans nécessairement provoquer de rupture de la cohérence projective et conventionnelle du géométral. Dans l'exemple présenté cidessous (Figure 2, en haut), le plan respecte parfaitement les codes habituels de représentation, il s'agit d'une représentation exacte au sens projectif du terme. Pourtant ce dessin des pochés noirs, s'il organise bel et bien la forme projetée des parois et des poteaux (épaisseurs, profils, intervalles, distance), constitue tout à la fois une composition d'éléments graphiques strictement surfaciques. L'organisation de ces pochés est en outre mise en rapport avec la représentation linéaire des tracés de fond de scène et à celle des pointillés figurant des tracés situés au-dessus de la section (Figure 2, en bas). Il faut donc voir ici l'exemple d'une appréhension picturale du plan dans laquelle surfaces et lignes, blancs et noirs, droites et courbes sont agencés selon des dynamiques qui, en quelque sorte, leurs sont propres.

2.

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La picturalisation du code graphique. (Extrait de plan, clinique Ambroise Paré, Toulouse, Gérard Tiné, 1992)


montre Philippe Junod, la séparation non moins classique entre dessin et couleur. Et cette séparation prescrit également une conduite réglée : "Dessiner d'abord, colorier ensuite, tel sera d'ailleurs le programme de tout l'enseignement classique, depuis l'Academia del disegno de Vasari à l'atelier d'Ingres. C'est que longtemps, dessin fut synonyme de conception, de projet."9 Dans un tel système doctrinal, on voit comment les relations entre conception, figuration et réalisation sont simplement organisées dans la chronologie limpide de leur déroulement linéaire. En outre -et cela constitue le problème le plus aigu posé par le principe de l'idée interne- ces relations associatives procèdent d'une appréhension essentiellement communicationnelle des activités d'élaboration du projet.

La tentation de l’hypertransparence Représentation et transparence : l'idée préconçue Assimiler figuration et conception, comme nous tenterons de le faire sous certains aspects ici, suppose également de problématiser le modèle d'une représentation transparente qui agirait comme une fenêtre ouverte sur l'idée créatrice interne. Ce thème classique de "l'idée interne" propre au sujet concepteur est issu comme on sait de la théorie platonicienne de l'idée, dont la généalogie, depuis Aristote, Cicéron, Sénèque ou Plotin, est bien décrite par Erwin Panofsky dans son Idea. La notion d'idée interne repose en fait sur "l'antériorité et la supériorité de l'intelligible par rapport au sensible, c'est-à-dire à la réalisation", elle débouche donc sur la scission d'un phénomène unique, la conception, en deux moments distincts, l'intention et son exécution. Alberti lui-même s'est montré sensible à cette doctrine en conduisant la théorie picturale à faire sienne la séparation entre conception préalable et exécution. En témoigne notamment la pratique de la construction perspective "[qui] impose l'élaboration d'une stratégie préalable à toute exécution (et point n'est besoin de souligner le côté éminemment mental, puisque mathématique, de cette première épure)"7. On a pu ainsi postuler pendant des siècles, et en dépit du démenti que pouvait constituer l'expérience concrète de la création artistique, "[…] qu'il fallait concevoir complètement une œuvre avant même de la mettre en chantier"8. Du point de vue de l'activité graphique et picturale, cette opposition historique entre théorie et pratique, entre idée et exécution fondera par exemple, comme le

Du côté de Shannon, communicationnel

Junod Philippe, op. cit. p.122 Mattelart Armand, Mattelart Michèle, Histoire des théories de la communication, Éditions La Découverte, Paris, 1997, p. 31-33

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modèle

Claude Elwood Shannon a proposé en 1948 son fameux schéma théorique du système général de la communication. Dans ce schéma fondateur, dont l'objectif explicite était d'améliorer la mesure du rendement de la transmission de signaux électriques, l'information est définie comme une quantité mesurable. En résumé, la communication se fonde sur la chaîne réversible des constituants suivants : "(1) la source qui produit un message, (2) l'encodeur, ou émetteur, qui transforme le message en signaux afin de le rendre transmissible, (3) le c a n a l qui est le moyen utilisé pour transporter les signaux, (4) le décodeur, ou récepteur, qui reconstruit le message à partir des signaux et (5) la destination, qui est la personne ou la chose à laquelle le message est transmis."10. Un tel modèle conduit à considérer l'efficacité d'une opération de communication comme un résultat de l'isomorphisme entre message émis et 9

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le

Junod Philippe, op. cit. p.109 Junod Philippe, op. cit. p.108

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message reçu. Le b r u i t, aléatoire et accidentel, provenant du canal peut en effet perturber la forme des messages transmis et diminuer alors le rendement de la communication. Des procédures de vérifications intégrées du message permettent, en s'appuyant essentiellement sur la notion de redondance, de lutter contre l'ambiguïté ou l'équivoque des informations communiquées. Si le schéma shannonien, émanation d'un principe scientifique de transparence absolue, n'a pas durablement inspiré le champ des sciences humaines sur le terrain de la communication intersubjective humaine ; il a connu en revanche des applications tout à fait primordiales dans la sphère des diverses technologies de communication. Et c'est finalement dans le domaine de la communication homme/machine que nous pouvons identifier aujourd'hui sa postérité instrumentale. Car l'activité de commande, de contrôle et de rétroaction, en quoi consiste de fait le dialogue homme/machine, ne saurait se satisfaire, par définition, d'ambiguïté ou d'équivoque. En matière de DAO par exemple, on sait bien que "la gestion informatique interne des images ou dessins est de nature synchronique, cela pour la simple raison que tout logiciel infographique doit garantir à l’utilisateur la correspondance permanente, continue, ininterrompue, entre l’image visualisée et sa structure de données respective"11. Les machines transparentes sont donc plus que jamais à l'œuvre dans la représentation et la conception du projet. Elles procurent aujourd'hui à la mimesis mécanisée un essor nouveau et parfois radical. Cependant, il ne faut pas négliger le risque de dégradation des savoirs figuraux et conceptuels que contient potentiellement le rattachement pur et simple du dessin d'architecte au paradigme communicationnel. Car l'un des paradoxes qui régit la figuration, dans l'activité de conception du projet, est que celle-ci n'est pas réductible à une représentation-écriture répondant à une 11

perception-lecture. Le dessin, comme message, possède en effet une résistance sui generis, une opacité, qui le différencie de la communication transitive. Ainsi du point de vue du message figural, la difficulté de lecture, qui fait obstacle à la communication, peut être parfois ce qui rend plus dense et plus féconde la saisie de la forme du message. "Le but de l'art, écrit Chklovski en 1917, c'est de donner une sensation de l'objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l'art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception."12 Hypertransparence hyperstandard.

et

production

Les théories de l’information et de la communication proposent, nous venons de le souligner, des procédés de communication transparents. Et c'est bien l'absence de bruit, la non ambiguïté, la précision qui forme le premier réquisit de la production automatisée. Pierre Bézier a parfaitement montré ainsi que l'une des principales propriétés requise par la CFAO industrielle, consiste dans la précision et la complétude des descriptions : "Il faut que le mode de définition [des produits] puisse décrire, avec une approximation satisfaisante, toute forme d’un objet industriel, y compris les zones d’importance secondaire dont la réalisation était laissée naguère à l’initiative de spécialistes comme les maîtres-modeleurs ou les compagnons mouleurs"13. Aujourd'hui, la CFAO est directement invoquée par les concepteurs d'une architecture paramétrable à fort caractère d'innovation technologique que l'on désigne sous le nom d'architecture non standard. L'enjeu affiché par ces démarches de conception est de conduire la production architecturale vers "la généralisation du 12

Chklovski V. cité par Philippe Junod, op.cit. p.298 13 Bézier Pierre, L’utilisation des courbes et surfaces en CAO. Hermès, Paris, 1988. p.26

Estevez Daniel, op.cit. p.151

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Mais sur ce point encore, les propositions de l'architecture non standard sont paradoxales car elles semblent proposer une surrégulation projective du dessin à travers la possibilité de définir des systèmes de contraintes géométriques invariantes sur les objets conçus. Il s’agit donc d’augmenter la cohérence projective du dessin au détriment, par exemple, de sa réalité en tant que surface plane. L'avenir de la représentation du projet, néanmoins, ne s'épuise pas dans la transparence communicationnelle. D'autres modalités de la figuration architecturale peuvent être identifiées qui ménagent une meilleure place au principe d'opacité.

singulier" en développant le prototypage d’éléments préfabriqués complexes. Le principe technique d'associativité, défendu par Bernard Cache, gouverne le processus d'élaboration du projet : "L'associativité est la constitution du projet architectural en longue chaîne de relations de dépendance […] sur la base d'un petit nombre d'éléments primitifs qu'on dénommera des parents originaires"14. Bien entendu, nous sommes ici en présence d’un procédé fondé sur la transparence de réalisation des projets dont «les objets sont des instances dans des séries pré-établies»15. Une telle volonté de transparence doit se prémunir contre les inconsistances informationnelles du dessin : "Le dessin d'un projet par insertion de composants demande de concevoir d'abord un modèle de relations qui pourra s'appliquer dans toutes les situations où l'on aura à créer un composant de ce type."16 Ainsi, voilà l'idée créatrice interne rendue suffisamment intelligible et rationnelle pour qu'on puisse la rebaptiser modèle. Elle se conçoit bien, s'énonce clairement et transforme la figuration en "un process qui passe sans heurt de la conception à la fabrication". Comme ce fut le cas pour la perspective, la géométrie projective est à nouveau convoquée dans la représentation du projet : "[…] l'architecture générale [du pavillon de L'Orme] est celle d'une cube projectif dont les faisceaux d'arêtes convergent vers un point fini dans chacune des trois directions de l'espace. Ce pavillon peut être dit associatif en ce que la manipulation de ces trois points de fuites déforme toute son architecture et déclenche le recalcul de tous les éléments jusque dans les moindres détails techniques."17 14

Cache Bernard, Beaucé Patrick, Objectile, Vers une architecture associative, in Architectures Non Standard, catalogue de l'exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2003, p.138 15 Cache Bernard, Géométries du simulacre (Platon et Le Sophiste), intervention au colloque Perspective, Projection, Projet, Tours, CESR, 12-14 juin 2003. 16 Cache Bernard, Beaucé Patrick, Objectile, Vers une architecture associative, op.cit, p.138 17 Cache Bernard, Beaucé Patrick, Pavillon de L'Orme, Batimat 2001, op.cit., p.142

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Les opacités de représentation du projet

l'opacité, la lecture topologique apprécie le dessin dans ses rapports de situation des composants graphiques placés sur la feuille (voisinages, intervalles). La figure ci-dessus (Figure 3) illustre ces principes. Les différents schémas qui y sont présentés proposent des configurations graphiques qui ne sont pas toutes équivalentes sur le plan de leurs modalités de lecture privilégiées. Ainsi, par exemple, chacun des premiers croquis sera interprété plus favorablement comme une superposition de rectangles contigus (aspect topologique). Plus difficile en effet de voir dans ces schémas les croquis perspectifs de la rencontre d'un sol horizontal et d'un mur frontal (schéma haut gauche) ou d'un sol, d'un mur et d'un plafond (schéma haut droite). Inversement c'est une lecture projective qui est favorisée dans le dernier schéma (bas droite) qui semble représenter les figures de deux parois verticales, l'une frontale au premier plan à droite et l'autre, fuyante, à gauche. L'interprétation topologique de ce dessin, comme juxtaposition de quatre polygones différents, est moins immédiate. Moins immédiate mais possible cependant car en fait, à chaque fois, l’image vient avec tout. Elle vient avec ses figures et ses fonds, le corps des figures et le dessin de leurs intervalles. Et ce dessin des intervalles a autant d’importance que le dessin des corps de figure. Son apparition relève de la même décision formelle qui organise simultanément les figures et les fonds. Les intervalles, pour peu qu’on s’y intéresse, adviennent en tant que découpe bidimensionnelle de la surface du plan de l’image. Rien n’est devant, rien n’est derrière : tout dans le même plan, côte à côte, dans un rapport signifiant de contiguïté. Le fond et les figures partagent les limites dessinées de la configuration de leur surface d’expression.

la

Lecture projective et lecture topologique du dessin. Quelle est la nature des regards qui sont mobilisés par l'architecte dans son activité de figuration des projets ? Nous proposons ici de distinguer deux grandes modalités de lecture, repérables dans les usages du dessin perspectif mais qui débordent en fait largement cette technique de représentation. Nous les nommons lecture projective et lecture topologique du dessin. Ces modalités relèvent des catégories transparence et opacité qui organisent en fait toute opération de figuration architecturale dès lors que celle-ci contribue à la conception du projet.

3. De la lecture topologique à la lecture projective (croquis, Gérard Tiné, 2001)

Mobilité projectif/topologique anamorphose

Dans l'ordre de la transparence, la lecture projective de l'image utilise celle-ci comme système mimétique (imitation), dans celui de

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et


Représenter implique une relation étroite et interactive entre voir et savoir. L'acte de représenter nécessite donc un dispositif par où le voir organise "sa façon de voir" si ce n'est sa "manière de voir" qui peut alors évoluer vers une "manière de concevoir". Pour le dessin projectif traditionnel de l’architecte (géométral, perspective, axonométrie...), toute lecture topologique engage une manière de voir le dessin où toutes les surfaces sont perçues dans un bord à bord qui divise le plan du support. Nous avons vu comment les schémas décrits dans la Figure 3 se présentent en effet comme des rectangles divisés par une ou plusieurs lignes qui délimitent un agencement de surfaces polygonales, à la manière d’une marqueterie. Et tout comme le marqueteur qui aboute ses pièces de bois, l'architecte sera attentif au dessin et à l’ajustement topologique du bord à bord des surfaces. Car l’enjeu est aussi que se recompose, in fine, la perception d’une image comme vue en volume et en perspective.

profondeur représentée de l’espace perspectif. Passer de la lecture projective à la lecture topologique d’une image est une formidable mise à plat de la profondeur figurée qui convoque sur le même plan, le dessin de la surface des pleins, des vides, des intervalles entre les objets ainsi que le dessin de leur superposition. Tous les dessins, toutes les images construites selon les systèmes projectifs s’offrent à ces lectures topologiques. Cette possibilité renforce le principe d’anamorphose immanent à la perspective de manière cruciale. Car, dès que le point de vue du spectateur change dans sa position, en hauteur ou dans un déplacement latéral, c’est tout l’agencement des lignes et des surfaces de l'espace représenté qui se reconfigure autrement. La lecture topologique y est extrêmement sensible. La lecture projective, malgré ces changements, peut toujours quant à elle maintenir la reconnaissance et l’identification de l’objet représenté quand bien même, dans son rapport figure/fond, l'image est tout autre. L'opacité du cadre Chacun a fait l’expérience du cadrage photographique où le moindre déplacement du cadre, par le déplacement du corps et de l’œil, bouleverse et transforme le dessin des configurations des surfaces ainsi que les proportions de leur extension dans le cadre. Pour le photographe, la valeur d’un cadrage consiste en ce rassemblement, dans le cadre, de la dispersion initiale de l’étendue selon un agencement de distribution topologique. Quand ce montage est atteint, l'étendue est alors rendue en un splendide espace composé et immobilisé dans l’image cadrée de la photographie : splendide surface d’anamorphose, une autre façon de produire "l’arrêt sur image". Dans la conduite du projet d'architecture, la valeur d’un dessin projectif (que son support soit physique ou numérique) peut tenir à cette conscience-là. L’ensemble du dispositif

4. L'intarsio, marqueterie, art Toscan. Nature morte. Fin du XVème siècle. Pise, sacristie du dôme.

Dans la durée de ce travail de marqueterie graphique, la transparence projective du dessin à l’objet s’opacifie de toutes ses qualités substantielles en traces, découpes, textures, couleurs, etc. L'enjeu plastique de la construction graphique et/ou picturale de l’image s'intensifie. Alors, concrètement, peut s’évaluer, en position, proportion et configuration dans le plan de l’image, la place qu’occupe chacune des surfaces qui se composent, pour ce point de vue, dans la 9


projectif, à certains moments de l’évaluation des modes d’apparition des espaces, dans le dessin des pleins, dans celui des vides mais aussi celui des intervalles et des chevauchements, doit pouvoir être perçu et évalué selon cette lecture topologique. Celleci opère alors, depuis la construction projective du point de vue, comme un fabuleux cadrage d’anamorphose. De ce cadrage, on sait pourtant que, dans l’espace et le temps du déplacement, il se dispersera et se recomposera selon un jeu de positions qui peuvent être projetées sans être véritablement programmées. Tant et si bien qu'au-delà de certaines limites, il disparaîtra peut-être dans quelques angles morts.

disparition/apparition est cependant tenue par les relations propres à l’arrangement de l’anamorphose initiale. Une réapparition de l'anamorphose survient chaque fois que les conditions du point de vue sont à nouveau réunies. L'anamorphose, comme principe de figuration, peut ainsi contribuer à porter le dessin projectif, traditionnel ou numérique, à la hauteur des ambitions plastiques et architectoniques du projet d’architecture. Cette ambition consiste, en effet, à penser moins un projet descriptif des états de faits, statiques et mesurables, qu'à penser la conception d’une mobilité perceptive des effets d’apparitions et de disparitions qui se composent, se rencontrent et se perçoivent dans l’usage des espaces habités.

Mobilité apparition/disparition L'apparence visible n'est pas, disait Fiedler, un simple attribut de l'être, c'est pourquoi il affirmait que "la seule distinction pertinente n'est pas celle de l'apparence et de la réalité, mais celle de l'apparaître et du non apparaître".18 Nous tentons de montrer que, dans la conduite du projet d’architecture, le dessin projectif n’est pas assujetti à l’ordre d’un point de vue qui le sommerait de prendre en charge la représentation mimétique des objets ou des espaces. En fait, l’enjeu du dessin projectif doit être élargi conformément à l'approche Fiedlerienne. Il doit s'ouvrir à d’autres exigences conceptuelles. Notamment à celles qui s’inscrivent dans une approche et un contrôle du mode d’apparition des objets et des espaces, comme arrangement de séquences perceptives cohérentes et singulières à certains endroits de point de vue et même hors point de vue, hors champ. On peut établir une analogie avec la manière dont une anamorphose exige un placement précis de l’œil pour que l’apparition de la figure se compose. Au-delà ou en deçà de ce point, elle se décompose dans une sorte de disparition. La séquence perceptive de la 18

Le projet immédiatisé La réflexion de l’architecte, pendant le temps du projet, opère dans un écart irréductible et somme toute fructueux entre l’objet à édifier et le dispositif de représentation projectif qui en autorise l’élaboration19. Car le projet d’architecture pose ce paradoxe que, en raison de la matière et de la dimension des objets, il est impossible de se trouver dans un rapport i m m é d i a t à la manipulation conceptuelle et factuelle des éléments d’architecture. Le peintre, le sculpteur, le graphiste, le photographe élaborent leur réflexion plastique et formelle dans un rapport de conception immédiat à la manipulation des matières et matériaux constitutifs de l’œuvre. Si le dessin semble inséparable du projet d’architecture tout au long du processus de conception en tant que dispositif médiateur, se peut-il alors qu’il soit lui-même consubstantiel au caractère plastique de l’espace architectural ? L'hypothèse du 19

voir Léglise Michel, "Conception assistée : Modélisation et interprétation", in Modélisation architecturale et outils informatiques, Entre cultures de représentation et du savoir-faire, Collection ACFAS Les cahiers scientifiques n° 95, Canada, mai 2000, pp. 51-66.

Konrad Fiedler cité par Philippe Junod, ibid., p.147

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principe d'opacité est que les réflexions plastiques de l’architecte, au cours de ses investigations architectoniques, agissent depuis ou à partir de la mise en œuvre graphique du dessin projectif. La relation dessin-architecture offre ce cas singulier d’une conduite de conception, investie dans une pratique de manipulation et dont la dimension plastique opère simultanément dans un rapport médiat à des matériaux, des mesures, des espaces en projet et à la fois dans un rapport immédiat à des matières, des outils, des supports qui sont ceux de l’espace graphique, pictural, voire sculptural. Le rapport médiat c'est l’utilisation d’un ensemble de dessins et d’images qui ne possèdent aucune des propriétés physiques, matérielles et plastiques de l’objet projeté mais qui en proposent des représentations segmentées dont la mise en correspondance en valide la totalité. Le rapport immédiat c'est le matériau graphique, les outils graphiques, l’espace plan du support qui font irruption selon des exigences plastiques étrangères à la seule représentation descriptive des objets projetés. Le risque est grand et parfois couru qu’il puisse y avoir comme une sorte d’opacification de la transparence du dessin projectif. Mais dans ce cas, il offre une ressource de réflexion et d’action immédiate. Alors s'élabore une réaction plastique à la construction d’une figure possible. Et l'on pressent qu’elle pourrait construire un moment du projet, une sorte d'apparition, un arrêt sur image. Mais cette contamination entre projet et image ne participe-t-elle pas de la nécessaire distance conceptuelle et perceptive que nous évoquions au début de ce texte ? Ne seraitelle pas une sorte de détour, voire de détournement de la mobilité graphique en vue d'explorer des corrélations d’univers d’objets et de concepts jusqu'à leurs confins. Et tout cela afin que se lève des fragments de projet sous forme de figure graphique immédiate dont le contenu plastique est consubstantiel à la mise en forme qu’autorise le dessin.

N'avons-nous pas d'ailleurs observé jusqu’où la plastique graphique du plan -avec son jeu de poché, de lignes, de surfaces et de pointsréglée par les ruses de la rigueur géométrique des tracés, motive la plastique de la distribution des objets et des volumes architectoniques. Et même, au-delà, comment ce jeu détermine aussi le dessin fugace de l’apparition-disparition des pleins et des vides dans la conception perceptive de l'espace habité, de sa matérialité et de sa lumière. La mobilité analogique/numérique : "forcener le subjectile" "[…] oui, le papier peut se mettre en œuvre à la façon d'un multimédia.[…] Le papier résonne. Sous l'apparence d'une surface, il tient en réserve un volume, des plis, un labyrinthe dont les parois renvoient les échos de la voix ou du chant qu'il porte lui-même, car le papier a aussi la portée, les portées d'un porte-voix. Mis en œuvre dans une expérience engageant le corps, et d'abord la main, l'œil, la voix, l'oreille, le papier mobilise donc à la fois le temps et l'espace. Malgré ou à travers la richesse et la multiplicité de ces ressources, ce multimédia a toujours annoncé son insuffisance et sa finitude."20 Nous devons abandonner l'idée selon laquelle les subjectiles électroniques de la figuration lui fournissent un continent entièrement neuf, qui s'opposerait aux supports traditionnels censément limités par leur finitude, leurs insuffisances, leur passivité. La réflexion de Derrida nous enjoint à considérer que la mobilité propre au travail créateur tend à se déployer à partir et à travers les limites et les opacités de ses supports quelles que soient leurs natures. La figuration qui porte la conception c'est celle qui transpose, qui ne cherche pas directement la réponse au problème posé

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11

Derrida Jacques, Papier Machine, Éditions Galilée, Paris, 2001, p. 243


mais reformule et épaissit les questions, quitte parfois à paraître les obscurcir. Transposer la question dans une autre forme, voilà la tâche de l'activité de figurationconception pour l'architecte. Et admettre qu'une forme nouvelle fait apparaître des données nouvelles : "Une forme artistique est légitime lorsqu'elle est nécessaire à l'apparition de quelque chose que l'on ne saurait représenter sous aucune autre forme."21 Le déploiement des activités de figuration-conception réclame donc la multiplication des supports, des évènements, des situations propres à occasionner de nouvelles prises sur l'objet qui s'élabore. Car il est bien évident que le principe d'opacité postule que chaque système de moyens techniques de figuration apparaît révélateur d'une ontologie, et qu'ainsi : "[…] il n'y a pas de donné interne étalé devant le regard de l'esprit. L'intention n'existe pas en dehors de sa réalisation."22 Les logiques graphiques propres à l'outil de figuration définissent donc aussi la base de son opacité. C'est peut-être la part d'opacité contenue dans les systèmes d'informatique graphique eux-mêmes qu'il convient à présent de rechercher. Oui, le numérique peut se mettre en œuvre à la façon d'un morceau de papier.

21

Junod Philippe, op.cit., p.241 Georges Gusdorf, Le peintre et le monde, in : Revue de métaphysique et de morale, janv-mars, Paris, 1959, p..22 22

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