Vidéo et architecture - Relever les usages, interpréter les lieux

Page 1

Vidéo et architecture - Relever les usages, interpréter les lieux Par Daniel Estevez, architecte, professeur à l’ENSA Toulouse, France. août 2010

Pour représenter l’espace architectural dans toute ses complexités d’usage, la vidéo apparaît comme un outil indispensable à l’architecte. Mais son utilisation pertinente dans le projet d’architecture suppose d’adopter une attitude de bricoleur. Cela signi e que l’architecte doit être à la fois précis et indéterminé. Les travaux cités dans cet article montrent comment cette stratégie de travail permet de rattacher la video aux grandes catégories opératoires de représentation en architecture.


Relever les usages, interpréter les lieux 68

Daniel Estevez, ENSA Toulouse Comment représenter les usages sociaux de l’architecture ? Peut-on rendre compte avec précision des caractères qualitatifs de la ville ? Nos expériences de représentation menées dans des lieux de grande mobilité défendent l’hypothèse qu’il est particulièrement pertinent d’utiliser la représentation vidéo dans ce but. Nous proposons ainsi un travail de prélèvement filmique dans l’espace qui s’apparente à une activité de relevé architectural des usages. Cette lecture active des lieux s’appuie sur une démarche de perception-conception de l’architecture dans laquelle les vidéogrammes sont utilisés comme des matériaux de recomposition de l’espace urbain perçu1. Ce sont des opérateurs de lecture de l’espace qui structurent nos démarches de projet urbain2.

Abstract. Per rappresentare lo spazio architettonico in tutti i suoi complessi usi, il video appare all’architetto come un mezzo indispensabile. Ma il suo utilizzo pertinente nel progetto d’architettura presuppone di adottare un’attitudine alla costruzione manuale. Questo significa che l’architetto deve essere contemporaneamente preciso e indeterminato. I lavori citati in questo articolo mostrano come questa strategia di lavoro permetta di collegare il video alle grandi categorie di lavoro della rappresentazione in

Dans notre travail, la vidéo doit tout d’abord s’éloigner de préoccupations cinématographiques. Il ne s’agit pas de produire un film mais d’interpréter un lieu. Nos vidéogrammes ne racontent rien. Ils ne constituent pas des éléments de récit et doivent être considérés comme une matière première filmique composée d’échantillons tous équivalents respectant un format commun. Ces échantillons anarratifs sont prélevés selon certains protocoles précis de prise de vue dans les espaces urbains étudiés. A la suite de ce travail de relevé, les collections d’échantillons sont ensuite recomposées dans l’espace de visualisation (split-screen) puis dans l’espace de projection (multidiffusion). Bien entendu, ces activités de prélèvement/recomposition livrent des lectures non exhaustives de l’espace, elles sont partiales et propres aux architectes participants à nos ateliers. Cette démarche n’a donc rien de commun avec une analyse. Elle ne constitue pas un préalable au projet architectural car le fait d’interpréter les sites et de porter une attention aigüe sur les lieux d’intervention équivaut selon nous à constituer la substance de chaque projet et parfois même le projet tout entier3. Le travail de prélèvement vidéo doit donc fournir le matériel de lecture des usages de l’espace : événements, situations, mouvements sont captés sans intentions préalables mais selon des règles et des formats identifiés. Il s’agit en fait d’instaurer une attitude de bricoleur chez l’architecte : être à la fois précis

architettura.

1

Voir les travaux de lecture d’espace dans

l’aéroport de Cagliari (Aéroports_Airspaces) http://aeroports-airspaces.over-blog.com/ categorie-11117189.html; 2

Voir les projets de l’atelier Mobilité Espace Re-

présentation 2010, ENSA Toulouse France, in http://aeroports-airspaces.over-blog.net/; 3

On citera l’exemple du projet d’infrastructure

fragmentée, conçue par Charlise Saint-Fleur en 2010 pour la ville de Port Au Prince. Dans ce travail, c’est le relevé vidéo de la rue principale de la capitale haïtienne qui a rendu possible une démarche de reconstruction urbaine fondée sur la réhabilitation prioritaire de cette avenue. Les vidéogrammes montraient en effet


69 avec précision la dynamique urbaine extraordinaire existante dans la rue après le séisme de 2010. Toute l’énergie de la ville, les matériaux disponibles, les pratiques de transport informel et de micro-commerce, toutes les données urbaines fondamentales de la reconstruction était présentes dans ce lieu et la vidéo les rendaient tout à coup tangibles et observables. La stratégie de projet urbain est apparue alors avec évidence : la ville doit se construire depuis la rue. Voir Charlise Saint Fleur, “Ayiti Nan Lari” in

http://aeroports-airspaces.over-blog.net/

categorie-11573541.html; 4

Levi-Strauss (1962), La pensée sauvage, Plon,

Paris, p.27; 5

Par ailleurs ces opérateurs de relevé vidéo

sont combinables et peuvent être coordonnés. Un plan peut par exemple être considéré comme fixe vis à vis de certains éléments de l’image mais en mouvement vis à vis d’autres. La composition en bi-écran des échantillons vidéo permet également de multiplier les combinaisons d’opérations par juxtaposition et de complexifier les descriptions; 6

Voir le travail vidéo de Morena Congia et Do-

natella Farina, in http://aeroports-airspaces. over-blog.com/article-orientation-37459640. html; 7

Jacques Rancière (2008), L’image intolérable

in Le spectateur émancipé, La Fabrique éditions, Paris, p.103.

et indéterminé. Dans cette démarche de disponibilité au déjà-là, les collections d’échantillons filmiques résultent de toutes sortes d’occasions provenant du site. Ces prises de vue vidéo constituent des matériaux de bricolage car “chaque élément y représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles; ce sont des opérateurs mais utilisables en vue d’opérations quelconques”4. Les protocoles filmiques que nous avons adoptés au cours de nos expériences sont reliés aux catégories instrumentales de la représentation de l’architecture dont un paradigme est le dessin géométral. Nos représentations vidéo s’effectuent en respectant trois modes uniques de prise de vues : le plan fixe, le travelling avant et le travelling latéral. Nous les considérons comme trois modalités de la pensée en géométral de l’espace. Le plan-fixe opère comme un plan, il a pour fonction de fixer les éléments physiques de l’environnement (immobilité) et d’en révéler les mouvements et variations (mobilités). Le travelling-avant est apparenté à la coupe (section verticale), il opère comme un instrument de pénétration de l’espace, décrit les intériorités et met en scène les épaisseurs, les profondeurs. Le travelling-latéral organise la visibilité de l’architecture et, tout comme une élévation, il exprime le visage de l’architecture et le paysage de la ville5. Ces dispositifs permettent aux participants à nos ateliers d’établir leur écriture vidéographique de façon très construite. Enfin, la mise en espace par multiprojection des différents échantillons constitue la dernière étape de représentation. Il s’agit au sens propre d’une composition critique car les vidéogrammes sont reconfigurés dans l’espace de la salle de projection. On peut alors faire voisiner des éléments qui étaient séparés sur les lieux réels ou séparer des espaces urbains pourtant adjacents dans la réalité6. La multiprojection transforme l’espace de projection lui-même en un échantillon virtuel, un espace à l’échelle 1, dans ce sens, elle accomplit alors le rôle assigné à la représentation par Jacques Rancière : “ Représenter c’est donner un équivalent, l’image n’est pas le double d’une chose”7.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.