Le Délit

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Les 10 ans du Quartanier: Page 16 Le mardi 12 novembre 2013 | Volume 103 Numéro 09 Le mardi 12 novembre 2013 | Volume 103 Numéro 09

Quelque chose depuis 1977 Pour un flirt depuis 1977


Volume 103 Numéro 09

Éditorial

Le seul journal francophone de l’Université McGill

rec@delitfrancais.com

Consentement ? Sophie Blais & Camille Gris Roy Le Délit

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ans un article publié dans le quotidien montréalais The Gazette début novembre, on apprenait que trois joueurs des Redmen, l’équipe de football de McGill, étaient accusés d’agression sexuelle. Les faits datent de l’automne 2011. Les trois joueurs - dont certains jouaient encore jusqu’à hier dans l’équipe de l’Université – iront en cour le mois prochain, en audience préliminaire, pour répondre à des accusations de «viol avec arme et séquestration». Cette affaire a été l’occasion de relancer le débat sur la culture du viol dans le milieu du sport, et de se questionner sur les services en place à McGill pour répondre à de telles situations. C’est aussi l’occasion - et c’est ce qui pourtant semble être «passé à la trappe» d’une certaine manière - d’avoir une vraie discussion sur la culture du viol à l’université et chez les jeunes en général, dans tous les milieux de la société. En se focalisant sur le fait que les accusés sont des joueurs de football, on omet une partie du problème. La culture du viol est partout: voilà le réel souci. Oui, il est possible que le milieu du sport véhicule des normes et des attitudes qui perpétuent la culture du viol. Mais l’absence de consentement qui caractérise le viol se retrouve partout, pas seulement chez les sportifs, mais chez tous les autres étudiants aussi. Un étudiant lambda qui apprendra cette histoire des joueurs du Redmen pourra bien s’indigner de l’affaire. Il dira ne pas se reconnaître dans ces jeunes joueurs de football. Et pourtant, peutêtre aura-t-il lui même déjà contribué à promouvoir la culture du viol. Combien d’étudiants à McGill peuvent affirmer n’avoir eu que des rapports sexuels consensuels? Consentir à une activité sexuelle, cela veut dire l’accepter sans force ni contrainte. La loi prescrit qu’une personne prenne toutes les mesures possibles pour s’assurer du consentement. Le consentement n’est pas valide en vertu de la loi si une ou les deux personnes impliquées ne sont pas en mesure de prendre une décision - par exemple sous l’influence d’alcool ou de drogues. Le 24 octobre dernier, une motion pour bannir la chanson «Blurred Lines» de Robin Thicke dans le bâtiment de l’Association Étudiante de l’Université

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McGill (AÉUM) avait été proposée au Conseil législatif de l’association. Une demande maladroite et pas forcément efficace: on préfère la censure, solution radicale, au lieu de justement discuter du problème et tenter de sensibiliser les étudiants qui écoutent cette chanson. Mais l’histoire témoigne d’un malaise général vis-à-vis de toutes ces chansons, ces produits de la culture pop qui perpétuent la culture du viol. Le Centre d’agression sexuelle de McGill SACOMSS (Sexual Assault Centre of the McGill Students’ Society) a dénoncé le manque de réponse de la part de McGill à cette «culture du viol, en général». «McGill doit être responsable de faire face aux préjudices causés au sein de sa communauté. Quand l'administration cessera-t-elle de faire des déclarations vides et commencera-t-elle à prendre des mesures concrètes pour mettre fin à la perpétuation de la culture du viol sur notre campus?» dit SACOMSS dans son communiqué officiel en réponse à l’affaire exposée par l’article de la Gazette. «Actuellement, il n'existe pas de politique pour mandater des services de soutien et des campagnes de sensibilisation ou de plan sur la façon dont McGill devrait répondre aux agressions sexuelles» explique SACOMSS. C’est effectivement d’abord et avant tout des campagnes de sensibilisation qui seraient bénéfiques à la communauté mcgilloise. L’affaire remise a l’ordre du jour par la Gazette montre que les crimes de harcèlement et d’agressions sexuelles sont des réalités auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement, et ce même au sein d’une université d’enseignement supérieur réputée telle que McGill. *************************** Référendum de l’AÉUM Du 6 au 15 novembre, les étudiants de premier cycle sont appelés à voter pour le référendum de la session d’automne de l’AÉUM. Trois questions sont à l’ordre du jour, et le conseil de rédaction du Délit s’est positionné sur chacune d’entre elles. Midnight Kitchen Le Délit vote «oui» au référendum d’existence de Midnight Kitchen (MK) et se positionne en faveur d’une augmentation des frais allant à MK, qui passeraient de 2,25 dollars à 3,25 dollars par session. Nous acceptons aussi que de tels frais soient indexés à l’inflation pour les cinq années à venir.

Le conseil de rédaction estime que Midnight Kitchen est un service essentiel et réellement utile pour beaucoup d’étudiants. Mise à part sa cotisation par semestre, l’étudiant n’a rien à payer pour les services offerts. Il peut aussi laisser une contribution volontaire s’il le veut. L’association MK estime qu’une augmentation des frais est vitale pour son bon fonctionnement, sans quoi elle serait vouée à disparaître. «Victime de son succès», MK accueille de plus en plus d’étudiants. Nous soutenons donc le «oui» pour cette motion. Garderie de l’AÉUM Le conseil de rédaction du Délit a décidé de voter «oui» au référendum d’existence et à l’augmentation des frais semestriels de la garderie de l’AÉUM. L’augmentation d’un dollar – qui ferait passer les frais de 1,50 à 2,50 dollars – permettrait de ne pas diminuer le nombre d’enfants que le service de garde peut accueillir. Il est important de noter que les frais de cotisation étudiants n’ont jamais changé depuis la création de l’infirmerie de la garderie en 2009. Un plus grande participation financière de la part de tous les étudiants est aujourd’hui vitale. Le Délit vote aussi à l’affirmative pour l’indexation des frais à l’inflation pour les cinq prochaines années. Nouvelle Constitution pour l’AÉUM Après délibérations, Le Délit choisit de s’abstenir quant à la mise en place d’une nouvelle Constitution pour l’AÉUM. En effet, si beaucoup des changements ne concernent que la forme (des définitions plus précises, des détails légaux modifiés), un changement plus notable nous laisse perplexes. En effet, les membres du Conseil législatif de l’AÉUM ne pourront devenir membres du Conseil d’administration de l’association (Board of Directors, BoD) qu’après un vote majoritaire à l’Assemblée générale (AG) semestrielle. Auparavant, de telles décisions étaient prises au sein du Conseil législatif. Le BoD est le corps décisionnel le plus puissant de l’AÉUM – il a entre autre l’habilité de prendre des décisions financières. Le Délit s’inquiète qu’un tel choix signe l’arrêt de mort du BoD, puisque que le quorum n’est généralement jamais atteint aux AG. Sans le quorum, le Conseil législatif occuperait les fonctions jusqu’à l’AG de la session suivante. C’est d’ailleurs ce qui a eu lieu le 11 octobre dernier. Devant une décision si floue, le conseil de rédaction décide de voter blanc. x Le Conseil de rédaction

rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Camille Gris Roy Actualités actualites@delitfrancais.com Alexandra Nadeau Sophie Blais Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com Thomas Simonneau Joseph Boju Société societe@delitfrancais.com Côme de Grandmaison Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Théo Bourgery Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com Camille Chabrol Romain Hainaut Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Claire Launay Anne Pouzargues Coordonnateur Web web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatric des réseaux sociaux/ vidéos réso@delitfrancais.com Mathilde Michaud Journalistes Léo Arcay, Léa Bégis, Émilie Blanchard, Virginie Daigle, Gilles Dry, Gwenn Duval, Léa Frydman, Luce Hyver, Luiz Kazuo Takei, Stéphany Laperriére, Léa Marcel, Claire McCusker, Édouard Paul, Esther Perrin Tabarly, Scarlett Remlinger, Baptiste Rinner, Philippe Robichaud, Hossein Taheri Couverture Image : Camille Chabrol & Romain Hainaut Montage : Romain Hainaut The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Anqi Zhang bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert

Conseil d’administration de la Société des publications du Daily (SPD) Lola Duffort, Benjamin Elgie, Jacqueline Brandon, Camille Gris Roy, Théo Bourgery, Samantha Shier, Anqi Zhang, Boris Shedov, Hera Chan, Amina Batyreva L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.

Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill.

Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec). Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et du Carrefour international de la presse universitaire francophone (CIPUF).

x le délit · le mardi 12 novembre 2013· delitfrancais.com


Actualités

CAMPUS

Poser des limites

actualites@delitfrancais.com

Conseil législatif de l’AÉUM Anne Pouzargues Le Délit

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Sa proposition a été vivement soutenue par le conseil, et notamment par Katie Larson, présidente de l’AÉUM, qui a déclaré être ravie que le SPF mette en place une action «qui ne soit pas directement liée au développement durable». Le projet a été accepté à l’unanimité – exceptée pour une abstention.

Discrimination et résidences Le conseil a commencé par la présentation du projet d’Emily Yee Clare, ancienne vice-présidente aux affaires universitaires pour l’année 2011-2012. Elle a encouragé le conseil à financer le Sustainability Projects Fund (SPF), qui propose de mettre en place dans les résidences étudiantes de McGill des activités de sensibilisation aux problèmes de discriminations raciale, sexuelle et religieuse.

Retour sur 4Floors La majeure partie du temps de parole a ensuite été consacrée à un retour sur l’événement d’Halloween «4Floors», la soirée déguisée organisée chaque année par l’AÉUM. Cette année, l’association avait pris les devants dans le but d’éviter tous costumes discriminatoires ou jugés non conformes à l’espace sécuritaire (en référence aux blackface qui avaient dérangé les festivités de l’année dernière). En effet, l’AÉUM

udget, costumes et espace sécuritaire (safe space): tel était le programme du dernier Conseil législatif de l’Association Étudiante de l’université McGill (AÉUM).

avait mis en place une campagne pour sensibiliser les étudiants et les inciter à ne pas dépasser certaines limites lors du choix de leurs costumes. Selon Joey Shea, vice-présidente aux affaires universitaires, et Brian Farnan, vice-président aux affaires internes, la soirée s’est globalement bien passée. Quelques incidents ont cependant eu lieu: Joey Shea a évoqué le cas d’un étudiant venu déguisé en basketteur, et portant une perruque afro. Même si la vice-présidente a déclaré que cet étudiant était expressément venu dans le but de perturber la soirée, on peut cependant se demander où se trouvent les limites de l’espace sécuritaire. Retour sur le budget Enfin, le Conseil législatif est revenu sur le budget de l’année 2013-2014. Cette Université d’Ottawa

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année encore, l’AÉUM doit faire face à un sérieux déficit, lié selon Tyler Hofmeister, vice-président aux finances et aux opérations, aux «négociations avec l’Université McGill et au prix du loyer du bâtiment Shatner». Les charges du conseil ont également augmenté à cause de son adhésion à la Table de concertation étudiante du Québec (TaCEQ). Le budget de l’année a été approuvé avec 21 voix et 8 abstentions. Enfin, le conseil a évoqué l’Assemblée Générale extraordinaire, et a émis le souhait de voir plus d’étudiants participer à l’événement, qui aura lieu le mercredi 13 novembre à 17h30 à la cafétéria du bâtiment Shatner. Rappelons que si le quorum n’est pas atteint, l’AÉUM éprouvera des difficultés à renouveler le permis d’alcool du bar Gerts.x University of Ottawa

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CAMPUS

Remplir les casseroles L’organisation bénévole Midnight Kitchen en référendum. Alexandra Nadeau Le Délit

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e compte à rebours a commencé pour Midnight Kitchen (MK). La période de référendum de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) se terminant le 14 novembre, il ne reste que quelques jours aux étudiants mcgillois pour se positionner sur les questions proposées par MK. Les étudiants sont invités à voter pour décider s’ils veulent que MK continue d’exister, s’ils acceptent une augmentation de 2,25$ à 3,25$ des frais qui leur sont chargés par session, et s’ils sont d’accord que cette augmentation soit ajustée à l’inflation. Un comité du OUI a été formé pour inciter les étudiants à voter en faveur des questions proposées. Kelly Schieder, bénévole pour ce comité, se dit confiante par rapport au référendum. En entrevue avec Le Délit, Kelly Schieder explique que si les frais chargés aux étudiants ne sont pas augmentés, MK aura de réels problèmes budgétaires. «Avec environ 250 personnes qui bénéficient des services à tous les jours, un nombre qui ne cesse d’augmenter, nous sommes rendus à un point où nous n’avons plus assez de

nourriture à offrir aux étudiants en fin de service», dit-elle. MK compte utiliser ce revenu monétaire supplémentaire pour offrir en priorité une meilleure qualité, quantité et diversité d’aliments. Introduire un service de petit-déjeuner serait une autre priorité. Ensuite, le nombre d’heures de travail des employés rémunérés serait augmenté, afin qu’ils puissent s’investir davantage au sein de MK. Il est également projeté d’exploiter

davantage la salle 302 du bâtiment Shatner où les services d’alimentation se trouvent, afin que plus d’activités y soient organisées et que la communauté se sentent plus impliquée au sein de MK. Opinions étudiantes Natacha, une étudiante en deuxième année à McGill, dit qu’elle utilise les services de Midnight Kitchen (MK) car elle paie pour

Camille Chabrol / Le Délit

CAMPUS

Contestation sur deux roues Divest McGill manifeste pour le désinvestissement. Sophie Blais Le Délit

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ous nous dites de descendre de nos vélos, nous vous disons de cesser d’investir dans les énergies fossiles!» C’est à vélo que le groupe Divest McGill a entrepris une action le mercredi 6 novembre sur le campus de McGill. Environ 25 participants, à vélo pour la plupart mais aussi certains à pied, faisaient partie du cortège qui a traversé le campus, scandant des slogans et brandissant des banderoles orange. Malgré le fait que les participants soient allés à l’encontre du règlement stipulant que le cyclisme est prohibé sur le campus, la sé-

curité de McGill n’est pas intervenue et a laissé la petite manifestation prendre place. Les manifestants se sont rassemblés devant le bâtiment des Arts, où l’organisatrice Lily Schwarzbaum a fait un court discours. «Quand on parle de démonter [l’industrie des énergies fossiles], il s’agit de démonter le groupe le plus puissant du monde. […] On se bat pour notre survie», dit-elle. Divest McGill est un groupe créé par des étudiants mcgillois, qui exige que l’Université mette fin à ses investissements dans les industries d’énergies fossiles. Ce n’est pas la première fois que Divest McGill organise une action sur campus, la plus récente remontant à la

Luiz Kazuo Takei / Le Délit

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semaine d’avant (voir l’article du Délit «Contre-Nature», volume 103, no 08). Les vélos à McGill «McGill se considère un campus vert, et se montre fier de cette réputation. Mais l’Université continue d’investir dans l’industrie des énergies fossiles et interdit même le cyclisme sur le campus», explique Lily Schwarzbaum, organisatrice de l’événement, en entrevue avec Le Délit. Le but de l’action était donc «d’éclairer cette hypocrisie», rajoute-elle. Pour Amina, une des participantes, les barrières installées à l’intersection des rues Milton et University, de même que l’interdiction de faire du vélo sur le campus, sont une source de frustration. Depuis leur installation début septembre les barrières ont fait beaucoup parler d’elles au sein de la communauté mcgilloise. Victime de vandalisme, elles se sont faites démonter récemment. À la place, un groupe de travail a été formé, composé de 13 personnes dont des représentants étudiants, de membres de l’administration et d’un professeur. Ce groupe va se pencher sur la question du cyclisme sur le campus, afin d’élaborer des recommandations pour le printemps prochain. Quant aux prochaines actions de Divest McGill, Lily Schwarzbaum dit au Délit: «On va continuer de faire parler [de désinvestissement] sur le campus, [..] [le désinvestissement] n’est pas une question, cela concerne notre avenir». x

ce service dans ses frais de scolarité, et parce qu’elle aime bien la nourriture végétalienne servie. Elle a déjà voté dans le cadre du référendum, en faveur de toutes les motions proposées par MK. Natacha aimerait que MK offre suffisamment de nourriture aux étudiants, et que les portions soient plus grosses. Elle explique que parfois, une incertitude règne quant à la quantité de nourriture disponible pour tous ceux qui attendent en file. Thomas, étudiant en première année, vient à MK environ trois fois par semaine, car, financièrement, cela lui permet d’économiser un peu de sous. Il aimerait que davantage de publicité soit faite afin de promouvoir les services de MK, car beaucoup d’étudiants ne savent pas qu’ils existent. Sandra et Marion, deux étudiantes de Belgique en échange à McGill, apprécient les services de MK. «C’est vraiment bon, et c’est pas cher», disent-elle. Elles soulèvent qu’elles n’ont pas un tel service dans leur université d’origine, mais que les prix pour la nourriture sur le campus ne sont pas aussi chers qu’à McGill. Selon elles, puisqu’il est assez dispendieux d’acheter de la nourriture des cafétérias de McGill, MK est un service essentiel et accessible pour les étudiants du campus. x

BRÈVE Médecine contre la Charte Alexandra Nadeau Le Délit

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’Association des Étudiants en Médecine de l’Université McGill se positionne contre le projet de loi 60 nommé «Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodements». Le projet de loi a été officiellement déposé par le gouvernement Marois la semaine dernière, donnant suite à l’initial projet de loi sur la Charte des valeurs québécoise. Dans un communiqué de presse, les étudiants en médecine de McGill expriment leur désaccord face à la Charte, car ils ont une «ferme croyance en l’importance d’un environnement où les individus sont libres de porter des ‘‘signes religieux ostentatoires’’». Ils jugent que porter de tels signes n’altère en rien le travail fait par ceux qui œuvrent dans le domaine de la santé. Un droit de retrait à la charte pour les établissements du réseau de la santé est possible, mais il est toutefois limité. Carl White Ulysse, président exécutif de l’Association des étudiants en médecine de l’Université McGill explique au Délit que «le droit de retrait est quand même soumis à une approbation gouvernementale, puis, en plus, ce n’est pas renouvelable indéfiniment. Au final, c’est une période de transition, ce n’est pas un vrai droit de retrait. Éventuellement, les hôpitaux vont être soumis à cette charte-là. C’est un problème pour nous». En effet, les hôpitaux devront respecter des conditions strictes pour pouvoir prolonger ce droit de retrait qui, de toutes façons, pourrait être refusé par le gouvernement, comme le dit Carl White Ulysse. x

x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com


CAMPUS

Mettez la main à la pâte! Des entrepeneurs inspirants. Esther Perrin Tabarly Le Délit

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l’occasion de la Semaine de l’innovation à McGill, la McGill Entrepreneurs Society (MES), en partenariat avec l’École de technologie supérieure (ÉTS) et le Quartier de l’innovation de Montréal (QI), tenait le vendredi 8 novembre la conférence «S’inspirer, s’engager, et innover sur le campus», où une foule d’entrepreneurs était invitée. «L’innovation, c’est quoi?» demande Emir Aydin, président de la MES. «C’est mélanger deux choses qui ne vont pas traditionnellement ensemble, non pas inventer, mais réinventer», commente la présidente-directrice générale du site web E180.com, Christine Renaud. «C’est aussi laisser tomber les stéréotypes, créer de nouvelles opportunités», ajoute Natalie Voland de Quo Vadis, une agence immobilière «responsable». Stéphane

Dupupet, agent de développement pour le Regroupement économique et social du Sud-Ouest, n’est pas d’accord: «On part de rien, on fait beaucoup avec peu». Ce que sont venus montrer tous ces entrepreneurs, vendredi, c’est que tant de métiers et d’entreprises peuvent encore être créées. Christine Renaud, par exemple, a lancé un site de rencontre peu commun, «non pas pour rencontrer l’âme sœur», dit-elle, mais pour «échanger des idées, des savoirs» au-dessus d’une tasse de café avec un inconnu. Natalie Voland, elle, a repris l’agence immobilière de son père et en a fait une vaste propriété louée à des artistes et des petits meneurs de projets, une plateforme de travail et de rencontres. Perry Niro, de Finanso, se spécialise dans la récolte de fond pour les start-up. Claude Faribault a parlé de LivingLab Montréal, dont le but est d’écouter les gens de la ville et d’améliorer la qualité de vie, petit

bout par petit bout. Il n’y a pas de mauvaises idées, beaucoup de travail certes, mais autant d’opportunités pour changer les choses à petite échelle. Des étudiants entrepreneurs Emir Aydin a pris la parole pour mentionner la place de l’étudiant dans l’innovation. McGill a la tradition de la recherche, mais ce qu’il lui manque dit-il, c’est «une culture de l’entreprise». Il est difficile à vingt ans de trouver un tremplin pour lancer ses idées, et pourtant la jeunesse est l’avenir: l’université devrait jouer ce rôle selon Emir Aydin. Voilà où intervient la MES. «Engagez-vous!», c’est ce que conseille à tous Diana Cheptene, en troisième année à McGill et vice-présidente marketing du MES. La MES travaille sur de nombreux projets pour motiver l’innovation à McGill: des rencontres comme celle-ci avec des entrepreneurs, un carnet d’adresses de talents

étudiants, et, au programme, la création d’un espace de rencontre sur le modèle de la Maison Notman, un centre d’innovations technologiques du web à Montréal. «Ce qu’on a tendance à oublier, c’est que la MES est ouverte aux étudiants de toutes les faculté!» souligne Diana. Le message qui est passé vendredi est que, pour tous les étudiants ambitieux, le secret du succès n’est pas seulement la formation académique, mais aussi ce qu’ils en font. Toute expérience qui sort du cadre strict de l’Université est la bienvenue sur un curriculum vitae. «C’est à l’Université de Waterloo que sont nés Blackberry, OpenText, Desire2Learn, Maple Soft...”» raconte Emir Aydinr. Sans oublier que Mark Zuckerberg était encore à Harvard quand il a créé Facebook. La conclusion: variez les expériences, pensez, créez faites une différence, bref, soyez innovateurs. x

CAMPUS

Démocratie et technologie Al Gore fait le point sur les failles de la société. Léa Frydman Le Délit

L

a salle Pollack de McGill était remplie ce mardi 5 novembre: Al Gore, ancien vice-président américain et co-lauréat du prix Nobel de la Paix en 2007, donnait une conférence sur les nouvelles technologies et ses enjeux dans la démocratie. Collaborateur important au documentaire oscarisé Une vérité qui dérange, Al Gore est venu rendre compte de la fragilisation, du renforcement, des possibilités et des mutations qu’opèrent les nouvelles technologies à l’échelle mondiale. «Le changement en nature et en multiplicité des avancées techniques aujourd’hui bouleverse les perspectives de la démocratie et de la gouvernance», assuret-il. Les grandes firmes multinationales participent à une économie mondiale, qui mêle les niveaux de pouvoir. Certaines de ces grandes compagnies disposent de capitaux qui excèdent les budgets des États eux-mêmes. Aussi, des flux d’argent considérables permettent la sous-traitance des ressources dans des pays qui ne sont plus maîtres de leur propre économie. Tel est le constat qu’Al Gore livre, entre deux anecdotes du temps de sa jeunesse. Il s’agit alors de distinguer les différentes opportunités que cette technologie nous offre. Elle facilite l’accès à la connaissance, note Al Gore, mais de différentes manières qui ont toutes leurs propres vices. La télévision, par exemple, installe une relation unilatérale entre information et audience. Le spectateur reçoit, seulement, et n’est en mesure ni de débattre ni d’analyser, puisque la télé joue sur l’immédiateté. C’est grâce à Internet qu’Al Gore voit l’humanité se projeter vers une plus grande démocratisation. Demeure un problème de tri, nous dit-il, mais qui, bien orchestré, ne devrait pas en rester un.

5 Actualités

Camille Chabrol/ Le Délit Internet, pour sa part, est un média «participatif» et «collaboratif». Al Gore associe l’invention de ce nouveau média à celui de la presse écrite: c’est un moyen de redonner du pouvoir, tant politique que de réflexion, aux populations oppressées, quelles qu’elles soient. Il faut une réorganisation et une redistribution d’Internet, pour que chacun y ait accès. «Parce que lorsque nous raisonnons ensemble nous prenons de meilleures décisions», dit Al Gore. Redéfinir le progrès La «pensée mondiale» devrait avant tout redéfinir la notion de progrès conçue par la société. Al Gore explique que le progrès est trop vite associé au rendement, laissant de côté le bien-être humain et la santé de la planète. La pollution, la déforestation et l’amas de déchets sont autant de conséquences directes de l’obsession du profit financier. Alors que les individus sont conscients de la

nécessité de changer leurs habitudes de vie, ils trouvent encore difficile de les modifier. Simon Kuznets lui-même, contributeur à la création de l’indicateur du produit intérieur brut (PIB), prévenait en son temps les dangers d’utiliser son invention comme un guide politico-économique. Précisément parce qu’il laisse de côté les coûts sociaux et l’impact environnemental dans les pratiques humaines. «Le fait que vous anéantissez progressivement votre futur n’est pas mentionné dans votre fiche de comptes», dit Al Gore. La dénonciation du système capitaliste ne s’arrête pas aux dommages sur la planète. La vie personnelle de chacun des habitants est, elle aussi, affectée. À l’abord du sujet de la surveillance technologique, Al-Gore parle d’une «politique de harcèlement». Non seulement la technologie corrompt la notion de vie privée des individus qui l’utilisent, mais elle brouille aussi sa propre efficacité. La sur-

veillance téléphonique contre le terrorisme ou la fraude, c’est un jeu dans lequel le gouvernement «cherche une aiguille dans une botte de foin». Étendre son rayon à l’échelle mondiale, c’est «empiler le foin pour chercher à enterrer l’aiguille, quand, parfois, elle est juste sous nos yeux», dit le conférencier. Pourtant, le système capitaliste n’est pas remis en question lors de la présentation. L’ancien vice-président des États-Unis continue à défendre l’économie de marché parce qu’elle constitue «le moins pire des systèmes», et cela malgré ses crises économiques, ses inégalités, et ses perturbations. «Le pouvoir corrompt, oui», mais c’est tout de même le capitalisme qui demeure «la structure la plus adéquate avec la liberté individuelle», dit-il. Al Gore nous parle d’«espoir» et d’un moment pour choisir de s’engager, pour faire de notre planète «ce qu’elle devrait être», et ce par un engagement individuel et politique. x

x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com


CAMPUS

Syndicats: la solution? Quelles possibilités pour de meilleures conditions de travail en journalisme? Léa Marcel

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lusieurs panels se sont tenus dans le cadre de la Semaine du travail à McGill, du 4 au 8 novembre. L’un d’entre eux concernait les «stratégies des médias pour les syndicats». Plusieurs intervenants travaillant dans le secteur des syndicats des journalistes étaient présents, dont Mariève Paradis, journaliste indépendante et présidente de l’Association des Journalistes Indépendants du Québec (AJIQ); David Tacium, hôte de l’émission «Labour Radio» pendant six ans; et Lisa Djervahirdjian, conseillère syndicale pour le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) dans le service communication. Un métier difficile Une des réalités sur laquelle les invités s’accordaient tous est le fait que le métier de journaliste comporte de nombreux risques. Les journalistes sont quotidiennement confrontés à des conditions de travail très dures, intensives, et compétitives. Mariève Paradis, journaliste indépendante depuis 2005, dépeint la précarité dans laquelle les journalistes indépendants sont souvent plongés. Afin de vivre de leur métier, les journalistes indépendants doivent travailler au minimum 40 à 50 heures par semaine, et cela dans un environnement très compétitif. Elle dénonce le fait que les

salaires des journalistes indépendants n’ont toujours pas augmenté depuis 20 ans, et que depuis 25 ans les journalistes luttent afin que le gouvernement fasse passer une loi donnant à ce métier un statut d’artiste. Pourtant ces demandes restent ignorées Lisa Djervahirdjian explique pour sa part que les journalistes indépendants ne sont pas les seuls à souffrir de conditions de

Luce Hyver / Le Délit

travail précaires. En effet, les journalistes employés dans une compagnie font parfois face à la censure, la manipulation de leurs écrits, et doivent gérer une très lourde compétition, les poussant à travailler de nombreuses heures supplémentaires afin d’être considéré comme «un des meilleurs». Certains, après avoir travaillé sans compter, se retrouvent même à se faire renvoyer sans explication par leurs patrons. Les droits des journalistes sont donc ainsi bafoués. Le métier de journaliste est donc un métier à risque, dont les perspectives ne sont pas des plus attrayantes, étant donné que les droits des journalistes sont peu reconnus. Par ailleurs, suite à l’apparition d’Internet, de plus en plus d’individus se lancent dans le journalisme indépendant. Se syndicaliser Cependant le tableau n’est pas tout noir. Pour Mariève Paradis, l’avenir du journalisme indépendant est dans le syndicalisme. Afin de faire face aux grandes entreprises de presse, il est primordial que les journalistes s’unissent et parlent d’une même voix. La technologie et Internet sont d’ailleurs dans ce cas de précieux outils afin de mobiliser des membres au sein de syndicats. Parfois, les journalistes n’ont ni le temps ni l’argent de s’investir et de devenir membres d’un syndicat, mais cette action est nécessaire et a d’ailleurs fait ses preuves. Mariève explique qu’au printemps der-

nier, plusieurs syndicats journalistes se sont unis face à Transcontinental (TC) Média, une compagnie ayant tenté d’instaurer un monopole journalistique envers leurs contributeurs, via un contrat qu’elle qualifie «d’immonde». Suite à l’insurrection et aux protestations de plusieurs syndicats unis, TC Média a dû renoncer à son projet. Lisa Djervahirdjian insiste sur le fait qu’il est essentiel de préserver l’existence et l’authenticité du métier de journaliste. Cela est possible, dit-elle, en s’assurant que les membres des syndicats récoltent des informations sur le terrain et entreprennent un travail de fond sérieux, les rendant ainsi essentiels à la société de par leur travail de qualité. Le syndicat pour lequel Djervahirdjian travaille participe également à instaurer des clauses professionnelles assurant que le journaliste possède une liberté totale d’expression sans interférence possible de la part de son employeur. Les syndicats sont donc réellement un moyen d’avancer vers le progrès et la reconnaissance sociale, politique et économique. Être journaliste, c’est être confronté à l’insécurité et à la précarité. Cependant, via les actions des syndicats, les conditions de travail peuvent s’améliorer. David Tacium, à travers la diffusion de «Labour Radio», met justement en valeur l’importance des syndicats, en dépeignant l’histoire et les actions de plusieurs groupes marchant vers le progrès social. x

Limites à l’expression Droit de grève, étudiants et syndicats: quel pouvoir face aux employeurs et au gouvernement? Claire McCusker

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ne conférence sur les problèmes actuels dans le monde du travail a été organisée le mardi 5 novembre dans le cadre de la Semaine du travail à McGill. Trois conférenciers ont essayé d’expliquer les enjeux reliés au monde syndical: Jamie Burnett, agent des griefs à l’Association des étudiants et étudiantes diplômé(e)s employé(e)s de McGill (AÉÉDEM), ainsi que Thomas Lafontaine et Caroline Jacquet, respectivement responsable aux affaires externes et responsable à la convention collective du Syndicat des étudiant(e)s employé(e)s de l’UQAM (SÉTUE). Formule Rand et limites à la grève La formule Rand a été mise en place au Canada par le juge Ivan Rand en 1946. Cette formule avait mis fin à une grève des travailleurs pour la compagnie automobile Ford à Windsor en Ontario. Lorsqu’elle est incluse à la convention collective entre l’employeur et le syndicat, la formule rend les cotisations syndicales obligatoires pour tous les employés, qu’ils fassent partie du syndicat ou non, pour éviter que certains ne bénéficient des avantages du syndicat sans en faire partie. Au lieu de collecter les cotisations personne par personne, le syndicat les reçoit de l’employeur qui les prélève directement du salaire de chaque employé. Ce système a permis aux syndicats de se concentrer sur d’autres actions que la collecte de fonds. Toutefois, la formule Rand rend les syndicats et les employés non-syndiqués suscep-

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tibles de subir des pénalités financières par l’employeur. En effet, en cas d’arrêt de travail ou de grèves illégales, les cotisations syndicales pourraient ne plus être versées par l’employeur. La formule Rand laisse croire que les syndicats ont échangé leur droit de grève contre une stabilité financière accrue. Grève illégale Une grève légale doit prendre place durant la négociation de la convention collective (une fois tous les trois ou quatre ans) et uniquement toucher les sujets reliés à la convention collective (tels que les salaires ou les régimes de retraite). Si la grève sort de ce cadre (grève de solidarité par exemple), on parle alors de grève illégale et les pénalités de la formule entrent en force. La grève du syndicat des employés non-académiques de McGill, (MUNACA, McGill University Non-Academic Certified Association) commencée en septembre 2011, était légale. Plus grande liberté pour les étudiants? En 2012, plusieurs associations étudiantes au Québec ont déclaré une grève «générale et illimitée» lors du débat sur la hausse des frais de scolarité. Était-elle légale? En réalité, cette grève n’en était pas une du point de vue juridique, mais était plutôt un «boycott», comme mentionnée lors de la conférence. Les étudiants, n’étant pas salariés, n’ont pas de droit de grève. Ils ne sont pas non plus sous la juridiction de la formule Rand et de ses pénalités dans le cas d’une grève illégale. Ceci pourrait donc permettre une plus

grande liberté d’action aux associations étudiantes, qui pourraient, en principe, ne pas être pénalisées financièrement. Injonctions et réglementation En 2012, la loi 78, une loi spéciale adoptée par le gouvernement libéral de Jean Charest, tente de bâillonner le mouvement étudiant en criminalisant d’une certaine façon les manifestations. En 1999, la grève des infirmières syndiquées de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec fut également soldée par une loi spéciale, la loi 72. Même résultat pour les grèves d’Air Canada, de la poste canadienne, et du secteur de la construction. Si les gouvernements emploient des lois pour miner un mouvement de grève, les employeurs peuvent pour leur part limiter le droit de grève en utilisant des injonctions à travers le système judiciaire. Par exemple, lors de la grève de MUNACA, McGill a fait une demande d’injonction interlocutoire. Celle-ci limitait l’accès au campus universitaire des membres de MUNACA pour piqueter, malgré que les piquets de grève n’empêchaient personne d’aller en classe. D’après Thomas Lafontaine et Caroline Jacquet, les lois spéciales et les injonctions sont tout autant de tactiques visant à réduire le droit de grève. Des solutions pour l’avenir La non-application de la formule Rand aux étudiants leur a donné un avantage durant les grèves étudiantes du Printemps 2012 Printemps érable. Doit-on donc

essayer d’abolir la formule Rand? Le problème, dit Jamie Burnett lors de la conférence, est qu’abolir la formule Rand ne redonnera pas le droit de grève aux syndicats: «on ne peut pas retourner en arrière». Il ajoute que, sans cette formule, les syndicats perdraient en influence. D’autres stratégies peuvent être efficaces pour augmenter le pouvoir de négociation des employés et étudiants. D’abord, une meilleure information et une meilleure éducation sont nécessaires. Les membres des syndicats ont besoin d’être informés sur le fait qu’ils en sont membres, et sur les bénéfices qu’ils peuvent en tirer. Ensuite, une meilleure collaboration est requise entre les différents syndicats et associations, qui doivent s’entraider et jouer sur les forces de chacun. Aussi, il faut créer une certaine émotion, c’est-à-dire favoriser un sentiment d’appartenance au groupe ainsi qu’une grande liberté d’action. Ceci est un facteur clé pour la force et la réussite d’un mouvement. Il faut aussi ouvertement présenter les demandes du mouvement au reste de la société et ouvrir une discussion sur la réelle étendue des demandes. Le droit de grève fait partie d’une démocratie en bonne santé. Le gouvernement québécois ne semble toutefois pas toujours de cet avis. Par exemple, la Commission Ménard, mise en place récemment pour enquêter sur les événements du «Printemps érable», a très peu de temps pour dresser un bilan et très peu de marge de manœuvre pour faire la lumière sur les pouvoirs des associations étudiantes. x

xle délit · le mardi 12 novemrbe 2013 · delitfrancais.com


MONTRÉAL

Vérité masquée Anonymous se lève une fois de plus «contre la corruption et la tyrannie». Léo Arcay Le Délit

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es partisans d’Anonymous ont manifesté partout à travers le monde, notamment à Londres, au Mexique et au Brésil, le 5 novembre dernier. Le mouvement est né en référence à une œuvre phare pour le mouvement, V pour Vendetta. À Montréal, une cinquantaine de personnes arborant le masque rieur de Guy Fawkes ont défilé dans le centre-ville entre 19h30 et 22h. Le mouvement Anonymous prône une désobéissance pacifiste pour dénoncer les abus de pouvoir des élites politiques et économiques du monde entier. Les manifestants ont occupé la rue, pris des photos devant des hôtels de luxe et des locaux de firmes d’envergure nationale et multinationale comme la Banque Royale du Canada ou encore McDonald’s. Bien que le règlement P-6 de la ville de Montréal interdise le port de masques lors des manifestations, la police a choisi de ne pas intervenir. Plus d’une dizaine de voitures ont toutefois activement suivi la marche, à la grande joie des contestataires masqués qui ont profité de l’occasion pour les provoquer. Après avoir posé devant le Quartier Général de la police de la rue Saint-Urbain, ils ont fait face à une voiture de patrouille. «Dégagez le passage, la rue appartient aux véhicules», a dit le conducteur. «Non, la rue appartient aux citoyens!», réplique un

activiste. En dépit de cette altercation, la marche s’est déroulée sans encombre. Depuis près d’une dizaine d’années, Anonymous opère au moyen de manifestations, mais surtout d’attaques informatiques contre des sociétés ciblées comme ennemies des valeurs défendues par le mouvement. L’organisation dénonce l’emprise de ces grandes compagnies et des gouvernements sur les moyens de communication et de surveillance ou encore sur l’éducation. Elle se veut également protectrice de la liberté d’expression. Selon ses membres, quelques grandes familles contrôlent l’ensemble de l’humanité, et la maintiennent en position inférieure depuis des siècles. Ces «hacktivistes» (contraction de hacker, pirate informatique, et d’activiste) veulent que le monde prenne conscience de cette manipulation. Ils disent toutefois que les dirigeants essaieront à tout prix d’empêcher cela. «Ils savent qu’on est en train de se réveiller, [...] ils ne veulent pas ça», explique un manifestant au Délit. Seule la naissance d’Internet aurait pu permettre l’apparition d’un tel mouvement de protestation, selon les membres d’Anonymous, puisque les médias peuvent être manipulés. Le masque est pour eux un symbole d’unité et de rébellion. «L’individu n’est pas important, c’est le message qu’[il] apporte et le collectif qui [sont] importants ici. Nous sommes tous un», commente un autre manifestant.

Camille Chabrol / Le Délit La nature même du collectif, qui se veut anonyme et accessible à tous, rend impossible toute forme de hiérarchie. De ce fait, les membres défendent des causes variées. Beaucoup dénoncent une corruption de la démocratie moderne. «On nous donne le choix d’élire [un politicien], mais une fois élu, nous n’avons aucun choix sur les décisions que cette personne prend. Le gouvernement impose ses lois à la population et, quand on veut protester, on nous envoie la police avec les matraques. Ce n’est pas correct, […] le gouvernement se doit de nous écouter!» lance un énième homme masqué. Certains évoquent les inégalités dans le monde, notamment dans les pays en

voie de développement, et les injustices des «grosses corporations qui font travailler des enfants pour augmenter leurs profits». D’autres encore dénoncent la surproduction et la surconsommation au détriment de l’écologie. Les partisans d’Anonymous expliquent que le but de ces manifestations est d’informer un maximum de personnes de tout ce que les classes dirigeantes leur cachent. Le mouvement Anonymous annonce que des événements semblables se reproduiront à la même date, les années suivantes, jusqu’à ce que «la majeure partie de la population le sache» et qu’un changement puisse être possible. x

OPINION

Petite crise du système Théo Bourgery Le Délit

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l n’aura fallu que d’une lecture erronée pour que le monde de l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) et de l’Association étudiante de la Faculté des Arts (AÉFA) tombe dans une crise bureaucratique. Quelle mouche a piqué Justin Fletcher, président de l’AÉFA, de mal lire le livre I des règlements de l’AÉUM, article 6.2, qui précise que «le président de l’Assemblée générale [The Speaker] doit convoquer une Assemblée générale (AG) extraordinaire trois semaines après réception d’une pétition en faveur d’une AG extraordinaire»? Remettons-nous dans le contexte. Le 30 octobre dernier, Le Délit avait rapporté que Justin Fletcher, lors du Conseil législatif de l’AÉFA, s’était dit «outré» de devoir changer l’heure du conseil du mercredi 13 novembre, afin d’accommoder l’AG extraordinaire. Il avait accepté de tenir le conseil plus tôt, souhaitant cependant «plus de remerciements de la part de l’AÉUM» (voir «un conseil de l’AÉFA version accéléré», vol.103, n°8). Ce que Justin Fletcher ne savait pas, c’est que l’AÉUM était en plein droit, si on se réfère au règlement présenté plus haut. Par le biais de Ben Reedijk, représentant de l’AÉFA au Conseil législatif de l’AÉUM, il s’est donc platement excusé.

Bataille virtuelle Seulement l’histoire ne s’arrête pas là. Samuel Harris, Vice-président aux affaires externes de l’AÉUM, s’est senti obligé de relater la scène sur son mur Facebook, en signant «le Comité Exécutif de l’AÉUM». Fureur sur la toile. Fletcher commente du tac au tac: «estil approprié de mettre cela sur Facebook?» puis rajoute que «de telles manières sont dignes d’amateurs». Les corps étudiants des deux Associations rentrent alors dans une guerre virtuelle. Pour preuve, Joey Shea, Vice-présidente aux affaires académiques de l’AÉUM, écrit sarcastiquement qu’elle souhaite présenter une motion afin d’obliger tous ceux présents aux Assemblées générales à applaudir Justin Fletcher, tandis que Stefan Fong, vice-président Clubs et services, se dit prêt à affronter l’AÉFA à une bataille de regards. De telles histoires ne m’intéressent guère. Mais elles trahissent un mal plus grave, celui de la mauvaise gérance des associations par ses membres exécutifs, qui se laissent emporter dans de triviales affaires en laissant de côté un professionnalisme qui est déjà dangereusement absent. Ne peuvent-ils pas se contrôler, ou du moins régler cela à huis clos, au lieu de mettre au grand jour la cacophonie qui règne au sein de l’exécutif ? Une sorte d’officialisation du désordre administratif.

x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com

Ce mal s’est déjà manifesté à plusieurs reprises, alors que le quorum aux AG n’était jamais atteint ou que les membres des Conseils législatifs de diverses facultés ne faisaient, pour autant dire, aucun effort dans leur travail. Juste cette année, Enbal Singer, Vice-présidente aux affaires internes de l’AÉFA, lançait lors du conseil du 30 octobre: «je vais aller vite puisque je suis fatiguée.» Et un représentant d’un département de constater que ces réunions sont une perte de temps (voir «un conseil de l’AÉFA version accéléré», vol.103, num. 8). Alors que l’article 24.3 de la constitution stipule que «[…] les Assemblées générales […] doivent être publicisées largement par l’[AÉUM] avec tous les moyens nécessaires», la présidente de l’AÉUM, Katie Larson, a avoué ne pas avoir rempli sa mission lors de l’AG du 11 octobre 2013. Elle avait alors décrété que des annonces dans les auditoriums n’étaient qu’une perte de temps. Faute de ne pas avoir essayé, le quorum n’a pas été atteint. Une fois de plus (voir «Une AG qui n’est est pas une», sur le web). Des réformes nécessaires Il faut avant toute chose reformer le système, simplement pour qu’une meilleure cohésion se fasse sentir entre les associations, et que les étudiants aient enfin accès à une politique étudiante digne de ce nom. Cela doit d’abord se faire au niveau interne: une plus grande communication entre les diffé-

rents exécutifs, avec un(e) président(e) qui a une vue d’ensemble de la situation et évite des débordements, comme celui qui a eu lieu sur Facebook. Au niveau externe, il est d’une importance cruciale que les potentiels leaders, lors des élections annuelles fin mars, se présentent avec leur propre équipe de Viceprésidents. Aujourd’hui, un président et un vice-président peuvent avoir des idées politiques complètement divergentes, au risque de bloquer le système. En d’autres termes, il s’agit de voter pour un président national, puis pour ses ministres. Ça ne peut mener qu’à une confusion générale. Une nouvelle ratification de la constitution est donc primordiale afin d’atteindre, sur le long terme, une plus grande efficacité. Il est des devoirs de tout élu de représenter les étudiants. La réputation de ces derniers est, entre autres, maintenue par ces exécutifs; de telles gamineries comme celles sur la toile sont tout simplement inadmissibles. Qui plus est, c’est une honte pour le corps étudiant qui a tous les droits de se sentir bafoué. Nous ne sommes qu’en novembre, et déjà l’ambiance est aux tensions. Le changement est possible, encore faut-il une direction puissante et ferme pour qu’enfin l’AÉUM et l’AÉFA puissent remplir leurs fonctions en toute efficacité. À commencer par des présidents capables de contrôler leurs troupes et leurs propres tempéraments. x

Actualités

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Société

Une nouvelle

societe@delitfrancais.com

Édouard Paul et Côme de Grandmaison Le Délit

En marge des mouvements écologistes act de briser l’illusion de la civilisation.

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’écologie occupe une place grandissante dans notre société. Partout, il s’agit de sensibiliser les citoyens au développement durable. Ainsi, à McGill, les élèves sont encouragés à adopter un comportement éco-responsable. Par exemple, le Conseil Inter-Résidences (IRC) dispose d’un Vice-président à l’environnement, chargé des questions d’écologie pour les résidences et qui organise chaque année l’événement «Fight the Power», qui consiste à réduire au maximum la consommation d’énergie dans chaque résidence. La gagnante remporte un prix de 1000 dollars et des «infrastructures vertes», comme des lampes à basse consommation. De plus, chaque cafétéria sur le campus pratique le tri sélectif. McGill a également une politique environnementale qu’on peut consulter sur le site Internet de l’université. Celle-ci stipule que McGill doit par exemple «empêcher la surconsommation d’énergie et autres ressources, et réduire la production de déchets et l’émission de substance toxiques pour la biosphère». L’Université a également signé deux conventions environnementales propres au milieu universitaire: la «déclaration de Talloires» et la «déclaration d’Halifax». Narrer les bonnes histoires Cependant, ce type de politiques n’est pas soutenu par tout le monde. Ainsi, le Dark Mountain Project s’oppose aux politiques environnementales traditionnelles, les jugeant inutiles et hypocrites. Il s’agit d’ un réseau d’écrivains, d’artistes et de penseurs «qui ont arrêté de croire aux histoires que notre civilisation se raconte.», lit-on dans leur manifeste publié en 2009. À la genèse de cette prise de conscience on trouve deux hommes, Paul Kingsnorth, poète et ancien rédacteur en chef adjoint de la revue environnementale britannique The Ecologist, et Dougald Hine, un entrepreneur et ancien journaliste britannique. Parmi ces «histoires» qu’on se raconte

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figurent celles des écologistes traditionnels, et ce pour deux raisons. Dans une entrevue donnée au quotidien britannique The Guardian, Kingsnorth explique que la première est l’échec de l’écologisme, qui n’a pas su empêcher ce qu’il appelle un «écocide» (génocide écologique). La seconde est que «les environnementalistes n’étaient pas honnêtes avec eux-mêmes». En effet, selon Kingsnorth, ces derniers prétendaient qu’en continuant à militer, l’avenir, menacé de chaos par les activités humaines, deviendrait soudain plus beau, comme si «l’impossible pouvait arriver». Ainsi l’action des activistes et partis écologistes est, selon lui, comparable à des soins «palliatifs», donnés trop tard: la Terre est condamnée dans notre modèle de civilisation, quoi qu’on fasse. Kingsnorth explique ensuite que ce refus de faire face à la réalité, le fait de se cacher derrière des histoires, n’est pas qu’un problème lié à l’environnement, mais qu’il s’applique aussi à l’art. En effet la réponse à la destruction de la planète ne doit pas être seulement «politique, scientifique ou technologique, mais aussi culturelle», comme l’explique le site dark-mountain.net dans la section «Forum Aux Questions». Ainsi le problème à l’origine de l’écocide actuel semble culturel: la civilisation s’est inventée une place à part, l’homme s’est séparé de la nature, dans une logique de progrès qui n’est en fait qu’anthropocentrique. De son côté, Dougald Hine, en entretien avec Le Délit, ne voit pas son projet comme une initiative invitant activistes écologiques et autres à se ruer vers l’action mais au contraire à ne pas se précipiter. De plus, il ajoute que la plupart des gens impliqués dans le projet sont déjà engagés dans une forme d’action. Ce qui semble plus vital encore que le militantisme pur, selon lui, est avant tout de comprendre que la culture a ses propres impacts et conséquences. Cette double prise de conscience a mené Kingsnorth et Dougald Hine à écrire: Uncivilization: The Dark Mountain

Manifesto (Décivilisation: Manifeste de la Montagne Noire, ndlr). Ce manifeste explique que les histoires religieuses, laïques, politiques et économiques qui façonnent notre civilisation sont présentes à chaque instant au travers des médias; elles «façonnent notre capacité à naviguer dans la réalité» et sont, en fait, les différentes versions de la même grande histoire, qui veut perpétuer notre civilisation et continuer à transcender les barrières posées par la nature. Monsieur Hine définit le terme «décivilisation» répété plusieurs fois dans le document, comme étant bien plus un processus qu’un objectif. Le projet Dark Mountain veut créer de la place pour une culture «décivilisée» («uncivilised»), qui cherche à combattre le solipsisme de l’être humain et le rendre conscient de sa place réelle sur cette Terre. Déconstruire les mythes Cet ouvrage, qui a rassemblé des milliers de personnes dans le monde entier, se fait la critique de la notion de progrès communément admise. Les auteurs refusent l’idée selon laquelle l’humanité tend vers le meilleur et qui définit l’avenir comme «une version améliorée du présent». Ainsi l’idée sur laquelle se fonde ce mouvement est que la planète ne va pas mourir, mais notre civilisation oui. Selon Dougald Hine, la mission du Dark Mountain Project n’était pas de propager un ensemble de solutions, mais il avoue tout de même qu’un des points de départ de l’ouvrage a été de supposer que l’être humain devait être rendu conscient que l’histoire de son exceptionnalité était illusoire. Nous ne pourrons pas maintenir ce rythme de vie détaché de la nature, et rien ne changera cette course vers l’inéluctable. Pas même le commerce équitable ou le tri sélectif. Il faut donc, selon les auteurs, redessiner notre vision de la société, et éradiquer son socle, qui est le mythe du progrès, reposant lui-même sur le mythe de la nature: «le premier nous dit que nous sommes desti-


éco-logique

tuels, le Dark Mountain Project propose

nés à l’excellence; le second nous dit que cette excellence est gratuite. ». En effet nous sommes la première espèce à avoir dompté la nature, d’une certaine manière, en maîtrisant ses ressources et bâtissant nos villes. Les auteurs font également cet effarant constat: nous sommes la première espèce à être capable d’éliminer la vie sur Terre. Selon les auteurs, parler de progrès au vu des horreurs que notre civilisation a créées est une aberration: les guerres mondiales, les génocides, l’exploitation sans réserve de toutes les ressources naturelles disponibles sont là pour rappeler que le chemin que nous empruntons ne peut être le bon. Cependant, pour Dougald Hine ce projet n’a rien d’utopique: il n’existe pas un idéal, précédant la civilisation, auquel nous pourrions retourner. Il s’agit tout d’abord de remarquer les solutions cachées dans la société dans laquelle nous avons évolué. Des milliers de personnes partagent ces idées, et se regroupent sur des forums en ligne, mais aussi lors d’un festival annuel, le Dark Mountain Festival. Lorsque Monsieur Hine revient sur les débuts de son entreprise il explique que le point de départ a été tout simplement de créer une publication qui puisse abriter une future conversation sur le sujet. Il s’agissait de créer un espace de rencontre entre tous les différents acteurs afin de mener une réflexion collective. C‘est dans cet esprit-là que le festival annuel a pris forme. Le dernier a eu lieu dans un bois du Sud de l’Angleterre, et proposait des activités et des réflexions aux personnes conscientes que nous ne pouvons pas continuer à vivre et consommer au rythme actuel. D’ailleurs, il paraît que si nous vivions tous comme des Américains, il nous faudrait cinq planètes. En réponse à une des questions du Délit, Dougald Hine a décrit le rôle du projet comme essayant d’identifier les aspects obscures de notre époque et de chercher d’autres possibilités au sein de cette obscurité. Selon lui, «si le rôle d’un prophète

est de décrypter les signes d’une époque, que ceux qui ont intérêt a préserver le statu quo préfèrent ignorer, alors le rôle du projet Dark Mountain a, en effet, un côté prophétique». Phagocytés par la machine politique Enfin, selon Monsieur Hine, le changement de mentalité dans notre société ne pourra pas se faire à travers les institutions politiques, parce que «lorsque les écologistes ont commencé à faire partie des grands courants politiques, ils se sont retrouvés de plus en plus à devoir justifier leurs arguments en termes de raisonnements économiques appuyés par des preuves scientifiques». Comme le disait précédemment Paul Kingsnorth, ils étaient imprégnés des fausses histoires structurant notre civilisation. Cela avait pour conséquence de devoir LES

HUIT PRINCIPES DE DÉCIVILISATION (traduits par Le Délit)

LA

1) Nous vivons à une époque d’effilochage social, économique et écologique. Tout autour de nous, il y a des signes montrant que notre mode de vie est déjà passé dans l’Histoire. Nous affronterons cette réalité honnêtement, et apprendrons à vivre avec. 2) Nous rejetons la croyance selon laquelle les crises convergentes de notre époque peuvent être réduites à un ensemble de «problèmes» nécessitant des «solutions» technologiques ou politiques. 3) Nous croyons que les racines de ces crises reposent dans les histoires que nous nous sommes racontées. Nous cherchons à contester ces histoires qui soutiennent noter civilisation: le mythe du progrès, le mythe du rôle central de l’Homme, et le mythe de notre séparation de la «nature». Ces mythes sont plus dangereux du fait que nous avons oublié que ce sont des mythes.

renoncer à l’argument de base du mouvement qui s’adresse aux racines sociales et culturelles de la destruction environnementale. Aujourd’hui, comme le dit Dougald Hine, le mouvement écologiste se divise en deux mouvements distincts, les «néo-verts,» orientés sur une résolution technologique au problème, et qui sont obsédés par l’ingénierie géologique, et ceux qui ne sont pas prêts à suivre les néo-verts dans cette folie. Dougald Hine voit son projet Dark Mountain comme un moyen de créer de la place pour que les gens qui ne sont pas prêts à suivre les «néo-verts» puissent trouver d’autres approches qui aient un sens. Le concept de décivilisation cherche à faire basculer notre vision de l’humanité, d’une perspective égocentrée vers une perspective écocentrée.x 4) Nous réaffirmerons le rôle de la narration comme allant au-delà du simple divertissement. C’est à travers les histoires que nous tissons la réalité. 5) Les humains ne sont pas la finalité de la planète. Notre art commencera par la tentative de sortir de la «bulle» humaine. Avec une attention toute particulière, nous nous impliquerons de nouveau dans le monde non-humain. 6) Nous célébrerons l’écriture et l’art qui sont ancrés dans la mesure du temps et de l’époque. Notre littérature a été dominée pendant trop longtemps par ceux qui habitent les citadelles cosmopolites. 7) Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories ou d’idéologies. Nos mots seront fondamentaux, basés sur les éléments. Nous écrivons avec de la saleté sous nos ongles. 8) La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin totale du monde. Ensemble, nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, les chemins qui mènent au monde inconnu au-delà de nous-mêmes.

Romain Hainaut / Le Délit

Société

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LANCEMENT

Standpoints à McGill Un projet qui remue les idées. Scarlett Remlinger Le Délit

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a «première tribune étudiante nord-américaine» est née après des mois de préparation. En effet, Standpoints est maintenant opérationnelle, ce qui marque la concrétisation d’un projet ambitieux pour Bernard d’Arche, le fondateur du Think Thank, et ses associés. Leur projet a fait ses débuts cet été au moment où Standpoints ne s’appelait encore que «le projet» et où il n’était encore qu’à l’état de PowerPoint. Après beaucoup de temps investi et de nombreuses étapes réalisées, le travail porte enfin ses fruits. Les trois co-fondateurs de Standpoints disent avoir l’impression «que [leur] enfant a enfin vu le jour». L’objectif de Standpoints est de rassembler un grand groupe de jeunes passionnés afin de discuter, de débattre et de partager leur propre standpoint. Tout commence par l’écriture d’un essai critique de la part d’un étudiant. Le texte est ensuite relu et édité par quatre éditeurs, et éventuellement par un membre exécutif pour paraître sous la forme d’un article sur le site internet. Les articles peuvent porter sur des sujets allant de la politique, à l’art, l’actualité, la religion. La tribune cherche à susciter l’intérêt des lecteurs et à défier les opinions des professionnels en la matière. Poussant l’idée un peu plus loin, Standpoints compte utiliser ce foisonnement intellectuel pour créer des rencontres où seront invités des professionnels afin de discuter des sujets reliés aux articles. Ces rencontres ne se feront pas sous la forme de conférences traditionnelles, mais prendront plutôt la forme d’interactions, ayant l’aspect de questions-réponses. En premier lieu, un étudiant se chargera de présenter l’invité et le sujet pour enfin laisser place aux interventions de ceux venus assister à la rencontre. «Les thèmes sont sérieux, mais nous voulons que l’échange se fasse

Philippe Dumais & Philippe Robichaud La CAF

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dans une ambiance décontractée», précise Bernard d’Arche au Délit. Le point central est donc l’échange, qui permet d’approfondir le sujet grâce à l’interaction entre les invités et le public. Même si les rencontres se feront soit en anglais soit en français, le tout sera rendu très accessible par le fait que Standpoints cherche à être entièrement bilingue, au moins dans ses

payante, et plusieurs groupes se succèderont: le duo de jazz/bossa nova «Duo Nouveau» ouvrira la soirée, suivi du DJ Valentin Giniès, puis Rombo, aux platines, sonnera les douze coups de minuits.. Enthousiaste, le directeur Bernard d’Arche lance pour conclure: «si la soirée vous tente, venez nombreux, et si le club vous intéresse, écrivez nous!». x

Luce Hyver / Le Délit

Annonce: CAF

ppel à tous les francophones, francophiles et franco-curieux de McGill! La Commission des affaires francophones – CAF pour les intimes – est sur pied pour une nouvelle année au sein de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) afin, entre autres, d’aider avec l’organisation de tout événement qui promet de faire vivre la langue maternelle de près d’un cinquième de la population mcgilloise. Somme toute, la CAF est un service offert par l’AÉUM qui s’applique à faire retentir la culture et l’identité francophone au sein du corps étudiant. En organisant des activités culturelles, politiques et littéraires primordialement francophones, la CAF a pour but de favoriser l’existence du fait français en articulant divers niveaux d’échanges entre programmes, origines, et intérêts. L’Université McGill compte parmi ses 37 000

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publications, et à atteindre toutes les universités montréalaises. La participation de tous est la bienvenue. Concernant le lancement, Bernard d’Arche déclare: «Il nous faut fêter ça!». Les étudiants de Montréal sont donc tous conviés le 16 novembre, à la soirée de lancement officielle de Standpoints, qui aura lieu au Cabaret du Mile End. L’entrée est

étudiants une communauté francophone marquante: 18% de la population étudiante de McGill déclare la langue française comme étant sa langue maternelle et presque 1000 nouveaux étudiants nous arrivent de France chaque année. En tenant compte de ces chiffres, l’AÉUM a créée la CAF en 2007 afin d’assurer un lieu commun organisationnel aux francophones. Suite au «règne» étincelant d’Emmanuelle Arpin et de Matthew Chung, c’est au tour de deux nouveaux commissaires motivés, Philippe Dumais et Philippe Robichaud, d’assurer le point de pivot entre la communauté francophone et l’AÉUM. Étudiant en sciences politiques, Philippe Dumais se démarque par son implication au sein de diverses institutions médiatiques montréalaises, tant au sein de l’Université au bien aimé McGill Daily, qu’à l’extérieur, entre autres avec CISM et Baron Mag. En tant que stagiaire auprès des députés de la Chambre des communes, il contribua notamment aux relations communautaires. Engagé en éducation par l’entremise du tutorat en mathématiques, en français et en anglais, il se passionne pour les échanges entre com-

munautés linguistiques. L’autre Philippe, quant à lui, étudie en littérature française à McGill. Anciennement président de l’Association des étudiants en langue et littérature françaises (AGELF), il s’implique au sein de publications comme Lieu commun et Le Délit de McGill. En échange d’un an à Lyon, il travaille en relations de presse pour la boite Saatchi & Saatchi et en organisation d’événements culturels sous l’ombrelle des Nuits sonores. Comme à chaque année, nous prévoyons vous offrir encore une Francofête mirobolante! Les annonces des événements à venir seront à suivre dans Le Délit ainsi que le Daily. De plus, nous restons ouverts en tout temps à toute idée d’activité et d’initiative francophone qui vous tienne à cœur. Pour plus d’informations au sujet de la CAF ou de la communauté francophone mcgilloise, rejoignez notre groupe Facebook «CAF McGill» ou remplissez d’amour notre boîte de réception au caf@ssmu.mcgill.ca. x

x le délit · le mardi 12 novembre 2013· delitfrancais.com


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OPÉRA

«Un verre!» dit Falstaff

Verdi s’allie à Shakespeare pour son dernier opéra, une comédie lyrique. Yves Renaud Gilles Dry

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es choses qui font rire n’ont pas beaucoup changé depuis la création de Falstaff au Teatro Alla Scala de Milan le 9 février 1893. Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, Falstaff est inspiré des Joyeuses Commères de Windsor de Shakespeare, qui se déroule sous le règne d’Henri IV en Angleterre. La drague, la boisson et cocufier son prochain, ressorts comiques indémodables, sont à l’honneur. La première action de Falstaff est d’ailleurs de commander une nouvelle bouteille de xérès à l’aubergiste. Le spectateur comprend tout de suite qu’il n’est pas là pour être ému ou écrasé par la puissance de l’orchestre, mais bien pour s’amuser des bouffonneries de Falstaff. L’intrigue peut paraître triviale: Falstaff, Lord anglais à court d’argent, envoie deux lettres d’amour identiques aux deux fem-

mes mariées les plus riches de la ville. Découvrant la supercherie, elles décident de se venger en l’humiliant. S’enchaînent donc des situations cocasses: Falstaff, caché dans un panier à linge, est jeté dans une rivière, et finit par porter pour la scène finale deux immenses bois de cerf, symboles démesurés du cocu. Tout le monde en prend pour son grade grâce au livret satyrique d’Arrigo Boito, et les hommes sont réduits à n’être que des outils dont les «commères» se jouent pour arriver à leurs fins. Cela n’empêche pas l’opéra de Verdi d’être bien plus qu’une simple comédie. Falstaff, vieux, ivrogne, bedonnant est un personnage principal impensable pour un opéra classique. Verdi, âgé, et déjà érigé au rang des plus grands compositeurs italiens de la deuxième moitié du 19e siècle, se moque des conventions et renouvelle ce qu’il est possible de représenter lors d’un opéra.

Falstaff ne cherche pas à impressionner le spectateur, mais avant tout à le divertir et cela, la production de l’Opéra de Montréal, mise en scène par David Gately, l’a parfaitement saisi. Les décors sont minimalistes, les costumes sobres et d’époque. Toute l’emphase est mise sur le jeu des acteurs qui se montent sur le dos, boivent, s’embrassent et se battent à coups de balais, tout cela rythmé par une orchestration discrète qui ne s’élève jamais au-dessus du chant des acteurs. Un ensemble excellent qui à l’air de s’amuser à jouer tout autant que le spectateur à les regarder. L’opéra ne comporte aucun morceau de bravoure. Il n’y a pas un moment plus mémorable qu’un autre, tout à l’air d’être fait pour obtenir un résultat fluide. L’orchestre et les acteurs sont en symbiose tout au long de la représentation. Et c’est là le seul défaut de la mise en scène: les trois minutes d’attente entre chaque changement

de décor nuisent à la fluidité de l’ensemble. Mais elles donnent au spectateur l’occasion de reprendre son souffle entre deux éclats de rire. Et rire, les spectateurs montréalais n’ont pu s’en empêcher tout au long de la représentation, ce qui constitue un excellent baromètre du succès de l’opéra. «Tout dans le monde n’est que plaisanterie», chantent en chœur les personnages en clôture de l’opéra, après avoir poussé Falstaff à avouer ses méfaits. Tout est drôle qui finit bien et Falstaff accepte de bon cœur l’invitation à dîner de ceux qu’il a voulu tromper. Falstaff est une production qui brille dans son ensemble et par son ensemble. x Falstaff Où: Opéra de Montréal Quand: Les 14 et 16 novembre 2013 Combien: À partir de 20$

CINÉMA

The future is here Six mil Antennas de retour à la SAT. Baptiste Rinner Le Délit

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a Société des Arts Technologiques (SAT) propose une deuxième session supplémentaire pour la projection du film immersif Six mil Antennas - The Final Cut de Johnny Ranger. Initialement prévu jusqu’au 31 août, la distribution du moyenmétrage onirique de l’artiste américain s’est étendue jusqu’au 14 septembre. Face au succès critique et commercial de l’œuvre, la SAT et Mindroots, co-producteurs, ont donc proposé des séances supplémentaires du 29 octobre au 22 novembre. Projeté dans le nouveau dôme de la SAT, la Satosphère, Six mil Antennas - The Final Cut offre une expérience singulière aux spectateurs. Allongé sur des boudins, le spectateur se retrouve entouré d’images, comme dans un planétarium de musée. Le

voyage que propose ce film est tout aussi cosmique. Organisé par séquences, il commence comme un film de science-fiction, sans dialogue mais avec une bande-son envoûtante et planante. Entre Matrix et La Jetée de Chris Marker, Six mil Antennas explore l’inconscient à travers plusieurs tableaux aux espaces flous, tantôt laboratoire, tantôt maison japonaise. L’équilibre entre les différentes séquences est instable, le spectateur est sans cesse sollicité par les images en périphérie, se retournant parfois, inquiet de ce qu’il se passe derrière lui. Une impression exacerbée d’autant plus par la non-narrativité de la pièce dans son ensemble. C’est bien la circularité qui ressort de cette expérience, propre au dôme de la Satosphère. Des cercles mouvants qui englobent la salle, les images qui tournent à la manière d’un kaléidoscope. Loin de donner

xle délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com

le tournis, ce motif est le point d’ancrage du film, celui où les figures reviennent, où les thèmes musicaux réapparaissent pour donner tout son sens à l’œuvre. Qualifié de film d’art futuriste par les critiques, surréaliste selon la promo, Six mil Antennas est avant tout un regard sur une humanité décadente et la dégénérescence de l’homme, des corps. Les seules paroles du film, en voix-off, ressemblent à un poème appelant à la reconstruction du genre humain: «regenarate by the new, [...] replace the disturbance of the mind with love» (régénérer par le nouveau [...] remplacer le trouble de l’esprit par l’amour, ndlr). Cette voix se tait pour laisser place aux grands chantiers industriels et urbains, toujours symboliques, à travers de la peinture mouvante. Enfin, on perçoit vers la fin du film une autre visée artistique et autoréflexive. Six mil Antennas questionne la perception

du réel et l’expérience collective. Une des dernières séquences représente une salle de concert d’opéra progressivement envahie par des télévisions, appareils-photo, iPod, iPhone, jusqu’à ce que les écrans se brouillent. Avant de retrouver nos téléphones intelligents chéris et la vague d’informations quotidienne et continue, Johnny Ranger nous offre une petite heure de répit où on se laisse porter dans l’imaginaire d’une grande œuvre. Six mil Antennas est précisément une œuvre collective, puisqu’elle ne se visionne qu’en planétariums, où nous devons côtoyer les autres, voire nous allonger les uns à côté des autres. Devant le succès à la fois local et mondial (le film à été primé dans plusieurs festivals étrangers), les droits devraient être commercialisés prochainement, une première pour ce genre de production – à la hauteur du film, unique en son genre. x

Arts & Culture

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CINÉMA

Si jeunesse savait Jeune & Jolie est présentée en première québécoise au Cinéma Impérial. Émilie Blanchard Le Délit

L

e scénario original est particulièrement créatif et audacieux. C’est l’histoire d’Isabelle (Marine Vacth), une adolescente de 17 ans, qui, à la suite de sa première relation sexuelle décevante lors d’une amourette d’été avec un jeune Allemand qu’elle ne reverra jamais, décide de se prostituer sous le pseudonyme de Léa. Chaque partie du film est présentée sous forme de saison, lesquelles ont chacunes pour thème une chanson de Françoise Hardy: «L’amour d’un garçon» (l’été), «À quoi ça sert?» (l’automne), «Première rencontre» (l’hiver), «Je suis moi» (le printemps, le générique). Ceux qui chercheront à comprendre les motivations d’Isabelle à se prostituer seront déçus. Le magnifique scénario, judicieusement écrit, ne donne aucun indice aux proches d’Isabelle, ni au psychologue de cette dernière, et encore moins aux spectateurs. François Ozon, le réalisateur, ne s’attarde pas à étudier le phénomène de la prostitution estudiantine, mais y fait plutôt allusion à quelques reprises. Dans un même ordre d’idée, il est important de mentionner que la prostitution n’est pas valorisée dans ce film. Certains clients d’Isabelle la traitent particulièrement mal. Il n’y a rien de joyeux, gratifiant ou même agréable à vendre son corps dans Jeune & Jolie. Isabelle ne semble avoir aucune raison de se prostituer. Elle vient d’un milieu particulièrement aisé et fréquente le prestigieux lycée parisien Henri-IV. Elle n’a pas besoin de l’argent de ses passes. Sa relation avec son père est normale et «il n’y a rien à dire de plus à ce sujet». Sa relation avec sa mère est un peu plus tendue et complexe et les raisons en restent toujours inconnues. Ainsi, Jeune & Jolie, via une mise en scène maîtrisée et sublime, cherche à entretenir le mystère sur les motivations

d’Isabelle en se concentrant plutôt sur la jeunesse et ses amours, d’où la présence de Françoise Hardy. Ses chansons reprennent l’essence de l’amour adolescent: «un amour malheureux et une désillusion romantique». Dans la poursuite de ce thème, il y a une référence importante au poème «Roman» d’Arthur Rimbaud: «On n’est pas sérieux quand on a 17 ans». À cet âge, on est insouciants et c’est la période des premiers amours: passionnels, parfois sans lendemain et douloureux. La présence de ce poème est ironique, considérant que la double vie d’Isabelle est tout ce qu’il y a de plus sérieuse et adulte, voire dangereuse, même si toutes ses «relations» sont passionnelles et sans lendemain. Le film marque aussi les débuts de Marine Vacth dans un premier grand rôle au cinéma. La lyonnaise de 22 ans est un mannequin qui a fait, entre autres, la campagne du parfum Parisienne d’Yves SaintLaurent. Son interprétation est surprenante et rafraichissante. Vacth joue avec beaucoup de naturel et de fluidité. Elle entretient le mystère du personnage et garde cette impression de mélancolie chez Isabelle tout au long du film. Les scènes de sexe sont parfois crues et il est évident que son expérience de mannequinat la rend très à l’aise avec son corps, de sorte qu’elle peut tourner des scènes difficiles mais essentielles que certaines actrices refuseraient de tourner sans avoir recours à une doublure. Toujours dans les interprétations, il importe de parler de la très brève apparition de Charlotte Rampling (superbe) dans un rôle qu’il est préférable de ne pas dévoiler, mais qui sera très important dans la conclusion du film. Finalement, la bande originale, préparée par Philippe Rombi, mérite d’être mentionnée. En plus de Françoise Hardy, la B.O. est remplie de chansons qui reflètent la jeunesse d’aujourd’hui dans la musique électronique ou le rock alternatif, comme

Vitalic, Crystal Castles et M83. Bien sûr, il ne faut pas oublier d’évoquer le superbe thème composé par Philippe Rombi, qui présente un judicieux mélange de fraîcheur et de mélancolie. Le film a été présenté au Festival de Cannes en mai dernier et a reçu un bel accueil, en particulier pour Marine Vacth. Il s’agissait par ailleurs du retour de François Ozon à Cannes, qui n’était pas allé sur la croisette depuis Swimming Pool (2003). Somme toute, Jeune & Jolie est un superbe film sur la jeunesse et les premières amours. Il puise sa force dans un excellent scénario original et une magnifique mise en scène. La belle interprétation de Marine Vacth, qui est une véritable révélation, est complémentée par une bande originale soigneusement préparée par Philippe Rombi qui reflète parfaitement le groupe d’âge représenté. x

Thomas Simonneau / Le Délit

CHRONIQUE

Puissance de l’Autre Auteur | Chronique du temps qu’il fait

TOUTE HISTOIRE ENTENDUE est sujette à l’oubli. Certaines le sont bien entendu moins que d’autres. Aussi, dans

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Arts & Culture

un souci d’équité général, c’est à propos d’un livre méconnu que je voudrais m’entretenir brièvement avec toi, ami lecteur.
Il s’agit de Cabinet Bleu, roman de Samuel Biron, paru en 2011 aux Éditions Dubois (Belgique). Cet animal de livre, passé inaperçu dans les sphères médiatiques, raconte l’histoire d’un jeune diplomate se retrouvant bloqué dans les toilettes de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, en compagnie d’un vieil ambassadeur. Dédaignant avec brio le burlesque de la situation, Biron opte pour une approche pour le moins singulière. Les deux protagonistes, une fois coincés dans le fameux cabinet, se mettent à débattre et à partager leurs expériences respectives, chacun assis sur un siège de toilette. C’est une sorte de joute oratoire à la manière du 18e siècle: les deux hommes,

dont le métier est de convaincre et persuader, ne savent que trop bien se défendre l’un l’autre, habitués qu’ils sont aux «éléments de langage», ces discours réservés à la sphère diplomatique. Le roman touche successivement différentes formes littéraires, on voudrait le voir tantôt comme un scénario de film, tantôt comme un poème. La force de Samuel Biron est d’avoir en fait écrit un livre qui ne repose que sur la rencontre entre deux archétypes - le jeune premier et l’ancien désabusé. Cette rencontre, qui est presque un dialogue philosophique en somme, ne donne pas tant à lire sur les Nations Unies comme l’avait fait L’Homme à la colombe de Romain Gary mais plutôt sur les possibles qui se dégagent d’une situation où la confrontation est inévitable. En ce

sens-là, Cabinet Bleu rappelle l’étrange situation dépeinte dans L’Odyssée de l’espèce, réalisé par Jacques Malaterre, où les premiers hommes se retrouvent coincés, eux aussi, mais dans un gigantesque bocal de verre, n’ayant aucune issue possible. L’autre y est non seulement envisagé comme interlocuteur, valeur ou être, mais aussi et surtout comme puissance. En voici un court extrait: «‘‘Vous êtes une force capable de transformer l’état du monde, et par là même d’agir sur moi!’’ S’écria le diplomate. ‘‘Mais vous savez mon jeune ami, répondit l’ambassadeur, sur le plus beau trône du monde, on est jamais assis que sur son cul.’’» Ce passage pour le moins savoureux, me semble rendre justice au livre, lequel est d’ailleurs encore disponible dans toute bonne librairie. x

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CONCERT

Son éminence James Blake au Métropolis.

Philippe Robichaud / Le Délit Philippe Robichaud Le Délit

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ehors, c’est la première neige de l’année, l’air mord déjà à la joue, mais ça fait encore plaisir. Cela sied bien à James Blake, je me dis. Dans le quotidien français Libération, Sophian Fanen a déjà parlé de sa «soul certes glaçante, mais aussi musicalement brillante»; c’est mettre en mots l’idée que je me fais de la musique du jeune londonien qui s’apprête à jouer devant un Métropolis à guichet fermé. Dans une paire d’écouteurs, sa musique, sa voix ensorcèlent. Les assemblages finement enchevêtrés du pianiste de formation ne jouent, malgré leur complexité, qu’avec l’essentiel. C’est un attentif élagage, un distillat fignolé de ses influences les plus chéries que propose le néo-crooner. Lorsqu’il s’achète des disques, ça ressemble à du Mahalia Jackson, du Outkast, du Art Tatum ou du Erroll Garner. Lorsqu’il collabore avec des artistes, on retrouve Bon Iver, RZA, Chance the Rapper, Brian Eno – et même l’occasionnel remix de Destiny’s Child. Le jeune prodige déploie un esprit de synthèse phénoménal en faisant le topo de ce qu’il préfère dans tout ce que sa curiosité et ses études en musique populaire lui font découvrir. En revanche, l’idée d’une prestation live de ses titres ondoyants et introspectifs à saveur tantôt de «brit-pop», tantôt de hip-hop conjure en moi les images angoissantes d’une foule d’individus à dégaine hipsterisée se berçant seul ou en couple, ne voulant pas paraître trop enthousiaste en dansant, ne sachant pas où poser le regard à part sur leurs téléphones. En un mot, je ne croyais pas que ce ne soit ce qu’il y ait de mieux pour un spectacle sans places assises. Combien naïf je suis, James a plus d’un tour dans son sac. Il équilibre ses «DLM», «Lindesfarne I & II» et cie. en glissant des «Voyeurs», «Everyday I Ran» et aussi quelques uns de ses fameux remix qu’il produit sous son «blase» Harmonimix, dont l’enivrante reprise de «Changes» de Mala. Avec l’appui d’un percussionniste et d’un guitariste/claviériste, le chanteur livre des versions subtilement retravaillées et ré-

instrumentalisées de son œuvre. Les lignes de basse amplifiées défient les capacités du système de son du Métropolis. On frôle la distorsion, on flirt avec la surdité à un point tel que lorsqu’il entrecoupe le lourd avec du plus aérien, la foule ponctue avec un soupir de soulagement bien audible. Qui plus est, les chansons de Blake, délaissant plus souvent qu’autrement un travail du texte au profit d’une plus grande musicalité, assument habilement les fonctions d’hymnes. Lorsqu’il ouvre avec «I Never Learnt to Share», c’est plus fort que tout; la salle ne peut s’empêcher de vocaliser ses seuls mots («My brothers and my sisters don’t speak to me / but I don’t blame them») répétés comme une incantation. L’apparent laconisme de Blake, tout comme le fait que sa discographie entière se parcourt en un peu moins de trois heures, ont joués en sa faveur: chaque fois qu’il entonne un nouveau morceau, les premières notes en sont reconnues instantanément et sont abondamment acclamées. C’est un tour de force pour Blake que d’avoir le même effet auprès de jeunesses blasées que ne l’a eu un concert de Bon Jovi pour une foule de «baby-boomers» nostalgiques au Centre Bell le soir d’avant, surtout compte tenu que l’artiste dévoile son premier album studio en 2011. Si l’éclairage est superbe, c’est quand même le son qui détrône le visible: aucune théâtralité, aucun costume, aucun mouvement chez les musiciens. Blake et ses acolytes entérinent la primordialité de la musique dans leur démarche artistique en restant planqués derrière leurs instruments du début à la fin. Ce n’est pas un mince pari, compte tenu de la place que prend la dimension visuelle dans un grand nombre de performances contemporaines. Tout au long, il puise les «samples» de ses «loops» en temps réel, de sorte que les hurlements de l’assistance se retrouvent mêlés à la musique. Délire de réflexivité: tous et toutes participent de la formation du spectacle auquel ils assistent. Pour son «encore», après nous avoir fait remarquer que «ce ne serait pas possible sans vous», il revient seul et nous demande de «ne pas participer» à cette dernière création a cappella – autrement dit, «chut». Surexcitée, la

x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com

salle n’arrive pas à se retenir et explose en un gloussement admiratif. Blake a un sourire serein; il comprend qu’il a happé son public, que ce public ne se peut même plus

de l’aimer. Il sait que lorsqu’il recommencera une seconde fois, ce sera dans le plus parfait des silences. On entend presque la neige tomber à l’extérieur. x

Philippe Robichaud / Le Délit

Arts & Culture

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CONCERT

Electro-choc par Kavinsky Tonnerre, éclairs et projectiles de lumière au Telus. Gwenn Duval Le Délit

I

l est déjà 1h30 du matin au théâtre Telus lorsque l’ombre de Kavinsky se dessine sur la scène. La foule en délire acclame sa venue. Des basses aux aigus, la salle se chauffe à fond la balle. Les décharges traversent le public qui élève les appareils photos et autres cellulaires. L’ombre qui s’est placée derrière la table de mixage a les yeux rouges, la montée s’allonge, les appareils photos descendent pour laisser place aux mains qui se tendent et ça explose! Les corps se mettent à s’agiter comme les faisceaux lumineux qui composent le tableau. Du bleu au rouge en passant par le blanc, à la fois vif et agressif, le son vibre depuis les basses. Ça détonne, mais n’étonne pas vraiment. C’est un show électro plutôt classique. Tout seul sur la scène, clope au bec avec son blouson marqué d’un K comme Kavinsky, la tension initiale semble redescendre au bout de 20 minutes. «Boum Boum ba da Boum». Tout à coup, des sirènes enragées se mettent à hurler, la montée ardente balaie les mains tendues. On entend le tonnerre, on voit les éclairs, les basses traversent les cordes vitales mais le

rythme n’est pas particulièrement original. Parfois quelques gifles qui clashent. Scintillements puis retour au tonnerre. «BAM BAM BAM BAM». C’est fort, même trop fort, alors Le Délit sort interroger des spectateurs devant l’entrée. Ils se disent un peu déçus, rapprochant le DJ à de la

techno d’il y a cinq ans ou encore à Benny Bennassi. Un style qu’ils qualifient de «euro-electro-trash comme en Hollande, en Belgique ou aux Pays basques». Le partage de l’univers par les lumières, quant à lui, semble satisfaire le public bien qu’il n’y ait pas beaucoup de faisceaux

Gwenn Duval / Le Délit

dirigés vers les spectateurs mais plutôt entourant et glorifiant le DJ dans sa prestance solitaire. On peut lui reconnaître l’hypnotisme dans la salle mais la première partie avec Dead Horse Beats (groupe Montréalais) avait plus de charme. Les deux jeunes hommes, guitare et saxophone, ont partagé leur musique avec fougue et passion sans grandiloquence. Le rythme rebondissant, fluide et vivant avait lancé dans la salle des ondes moins agressives que celles de Kavinsky, auquel on reconnaîtra tout de même la construction musicale et visuelle. Conscient du culte que lui voue la foule, il s’arrête de jouer à 2h15 et ne fait même pas de rappel, peut-être parce que le public n’est pas très convaincant, ni convaincu. Il revient sur le côté de la scène, dans l’ombre, se montre un peu mais ne retourne pas à sa table de mixage. Toujours vêtu de son blouson avec son initiale ostensiblement brodée, il quitte les spectateurs qui essayent de le rappeler en vain. Ça se bouscule en sortant, on entend beaucoup d’accents européens, un peu comme si la vague de fureur qui s’est déchainée dans la salle s’était répercutée dans les spectateurs. Alors, on peut dire, effet réussit Kavinsky, le public est sorti frustré et sur sa faim. x

MUSIQUE

Party de famille chez les Boulay Le groupe folk annonce le début du festival Coup de coeur francophone. Virginie Daigle Le Délit

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a va bien, Club Soda?» «Tu viens pas juste de les appeler Club Soda? Ils ont tous leurs p’tit noms voyons donc Milou!» C’est un petit échange entre les deux sœurs qui vient bien résumer l’atmosphère de la soirée du 7 novembre, où Les sœurs Boulay présentaient le spectacle tiré de leur premier album Le poids des confettis afin d’ouvrir le festival Coup de cœur francophone. La tâche pouvait sembler de taille, mais les deux sœurs ont prouvé ce soir-là qu’elles ont su garder leur simplicité et rester pied à terre devant un public qui n’a cessé de se multiplier depuis le lancement de leur album il y sept mois. Le poids des confettis, ce titre aux évocations poétiques, résume admirablement bien l’univers que les chanteuses folks ont construit par leurs paroles, à la fois pesant et évanescent. Elles parviennent à allier une poésie délicate et imagée à des aveux poignants et criants de vérité avec des titres tels que «Mappemonde» ou «Ôte-moi mon linge». Les sœurs Boulay chantent soit en même temps, soit à tour de rôle, leurs périples amoureux, leurs accidents de parcours et les chansons de route qui agrémentent leurs nombreux voyages à la campagne et à la ville. Le tout agrémenté d’outils musicaux uniques et variés: des harmonies de virtuoses, des sifflements époustouflants de

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Arts & Culture

maîtrise, ou encore de solos endiablés de gazou et de mélodica. Certes, les deux jeunes femmes charment par leur fragilité, leur univers décoré, mignon et ultra-sensible. Elles savent néanmoins assumer cette image de petites filles en robes et en collants qui est la leur, et l’allier avec brio avec une âme «wild» de musiciennes en réalité terriblement aguerries et expérimentées, que ce soit à la guitare, au ukulélé ou aux percussions. Le fait de voir deux sœurs partager la scène plonge immédiatement le public dans une ambiance familiale et amicale, parsemée de taquineries bon-enfant. Cet esprit de famille, les deux chanteuses le

partagent aussi avec leurs musiciens, avec qui la symbiose est évidente. Plusieurs blagues portent sur le fait que les sœurs viennent de province et que leur attitude est décidément plus «bûcheronne» que citadine. C’est le thème justement d’une de leur chanson «T’es pas game», où elles se lamentent du cruel manque de garçons sachant conduire un ski-doo sur le Plateau Mont-Royal. Un moment touchant du spectacle fut lorsque les deux sœurs et leurs deux musiciens se sont tout simplement installés autour du piano, le temps d’une reprise de la chanson «Our House» de Stills, Nash and Young. On a eu l’impression à cet ins-

tant d’avoir véritablement été invité dans une maison familiale chaleureuse pour partager tous ensemble le plaisir de la musique. Puis le joyeux groupe est monté sur le balcon pour surprendre le public avec un rappel acoustique. La soirée s’est terminée avec les retentissements d’une des chansons plus populaires du groupe «Des shooters de forts sur ton bras», après que ses membres aient eux-mêmes trinqués les rituels shooters précédant cette chanson. Au départ un murmure, la voix du public s’est finalement jointe avec force et joie à celle des sœurs Boulay pour chanter avec elles une chanson de route qui les mènera, on l’espère, encore très loin. x

Camille Chabrol / Le Délit x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com


THÉÂTRE

Quand le pouvoir fait jouir René Richard Cyr monte Le Balcon de Jean Genet au TNM. Léa Bégis Le Délit

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n parle souvent du pouvoir du sexe, mais qu’en est-il du sexe du pouvoir? Les deux entités se retrouvent intimement liées dans la pièce provocante et insolente de Jean Genet mise en scène par René Richard Cyr au Théâtre du Nouveau Monde. Dans Le Balcon, trois hommes qui veulent fuir la banalité de leur existence viennent revêtir leurs costumes d’évêque, de juge ou de général dans la «maison d’illusion» de Madame Irma, où règne le culte de l’image et des faux-semblants. Les habitués sont en recherche perpétuelle de cette aura érotique que procure le pouvoir. Mais à l’extérieur de cet écrin d’apparences, la révolution gronde, et les occupants de la maison close seront contraints à remplacer les figures d’autorité pour prouver que le pouvoir existe encore. Quelqu’un qui n’a jamais vu Le Balcon mais qui en connaît l’argument peut s’attendre à une pièce dont il est surtout question de sexe, l’action principale se déroulant dans un bordel. Pourtant, la jouissance recherchée par les clients ne réside pas dans l’acte sexuel. «Ces gens n’ont de sexualité que s’ils accèdent, même momentanément, à quelque chose qu’ils rêvent de devenir, à un jeu de rôle qui leur permet d’asservir ou de se soumettre», explique Marie-Thérèse Fortin, qui incarne Madame Irma, dans une entrevue accordée au Devoir. La mise en abîme est exposée dès le début de la pièce qui commence par le salut des acteurs, déjà dans leurs personnages respectifs. D’emblée, le quatrième mur est brisé, et le choix scénographique de laisser les rouages et les éclairages visibles contribue à cette immersion totale dans la «maison d’illusion» de Madame Irma. Et si nous aussi, spectateurs, étions acteurs? Avec la révolution grondant à l’extérieur, les «grands enfants» que sont les clients sont dans l’impossibilité de sortir de la maison close, condamnés à jouer encore

Gracieuseté du TNM et encore leur petite scène favorite. Ce confinement est représenté avec justesse par ces petites salles montées sur roulettes où ont lieu tour à tour chacunes des scénettes des clients. Le spectateur se voit introduit dans l’intimité de la chambre close, avec un sentiment malsain de voyeurisme. Quant au choix des costumes, René Richard Cyr n’a pas fait dans la demi-mesure. Pour représenter sur scène le côté exagéré et démonstratif du texte de Genet, le metteur en scène a sauté à pieds joints dans le baroque, miroirs et costumes majestueux compris. «On est dans toutes les époques», précise-t-il dans une entrevue avec La Presse. «On va dans les archétypes: le juge britannique avec des boudins, le chef de la police américaine, Madame Irma en tenancière de bordel parisien. Pour montrer que c’est partout». Les costumes sont assez hétéroclites, tout en gardant une certaine unité. De l’évêque au costu-

me orné de dorures, aux révolutionnaires à la chemise à carreaux plus «destroy», en passant par la robe de la reine dans l’esprit «Reine de Cœur», René Richard Cyr n’y va pas de main morte pour traduire en images l’aspect multiple du texte de Genet, qui peut se lire sous bien des angles. Le jeu de Marie-Thérèse Fortin (Madame Irma), qui était peu affirmé au début de la pièce, prend son envol à partir de sa scène avec Macha Limonchik et continue sur une note juste pour le reste de la pièce. Macha Limonchik est très convaincante dans le rôle de Carmen, et les trois clients habituels (Bernard Fortin, Roger La Rue et Denis Roy) incarnent parfaitement les hommes désirant le pouvoir mais n’assumant pas les responsabilités qui s’y rattachent. Comme à chaque fois qu’une pièce inclut une quelconque révolution contre le pouvoir en place, les metteurs en scène n’hésitent jamais à faire un petit clin d’œil

à notre Printemps érable. Le fait d’habiller les révolutionnaires avec des chemises à carreaux rappelant nos hipsters fait résonner le texte de 1956 dans notre société. Toutefois, j’ai eu une nette impression de déjà-vu lorsque les révolutionnaires sont arrivés sur scène avec les masques d’Anonymous lors de l’apparition de la reine sur le balcon royal. Avec Le Balcon, Genet a «prophétisé» cette société du spectacle dans laquelle nous vivons, où l’image prédomine, avec ces trois clients qui prennent goût à leur costume dont ils fuyaient quelques heures avant les responsabilités. Bien que Genet n’ait pas voulu verser dans l’émotion pour Le Balcon, il est difficile pour le spectateur de s’identifier aux personnages. Sans doute que René Richard Cyr a voulu souligner ainsi l’impersonnalité de notre monde où l’image fait de ses utilisateurs des pantins sans âme. x

THÉÂTRE

La Bête du temps de Molière Quand le Nouveau Théâtre Urbain livre une représentation intense. Scarlett Remlinger Le Délit

C

’est au Théâtre Denis-Pelletier que le Nouveau Théâtre Urbain présente La Bête. Cette pièce de David Hirson ne date que de 1991 mais nous transporte quelques siècles en arrière, au temps de Molière. Nous sommes donc en 1654, et la troupe d’Elomire va mal. Depuis quelques temps, celui-ci n’écrit que des pièces trop sérieuses et ennuyeuses. Le prince de Conti, grand défenseur des arts, tente d’égayer le tout en introduisant dans la troupe, malgré les sentiments d’Elomire, un artiste de rue. Un homme, à première vue dépourvu de toute raison, insupportable et grotesque, un certain Valère.

S’en suit une tragédie en vers pour nous faire rire, voilà le propos de ce délire théâtral. Le premier acte est simplement époustouflant. Valère entre en scène avec les allures d’un Jacques Sparrow en postillonnant et en crachant ce qui aux yeux du public dégouté apparaît comme des litres de salives. Il court à droite et à gauche en racontant des absurdités monstres dissimulées dans une tirade qui n’en finit pas. Un quasi monologue qui pousse le public à être aussi frustré qu’Elomire, lequel ne peut pas se débarrasser de l’énergumène à cause des ordres du prince. Valère est en plein délire, il crie, court, pisse au fond de la scène, renverse son verre plein puis se ressert, transperce un fauteuil et arrache les pages du cahier d’Elomire avant d’enfoncer son mouchoir dans sa bouche pour enfin se taire. Pensez à la personne qui

x le délit · le mardi 12 novembre 2013 · delitfrancais.com

provoque chez vous un agacement des plus irritant et vous comprendrez ce qu’il faut endurer pendant plus d’une heure. Le deuxième acte arrive à changer la mise. Valère, accablé par les insistances du seigneur, doit lui jouer sa dernière pièce en collaboration avec la troupe d’Elomire qui se montre bien réticente. Au malheur d’Elomire, la pièce gagne le cœur de sa troupe qui retourne sa chemise pour se ranger dans le camp de Valère. L’inévitable dispute éclate. Pouvonsnous briser les règles de bienséance? Que diront les critiques? Et puis avons-nous tort de les écouter? Devons-nous satisfaire notre esprit intellectuel ou les attentes du public? Une dispute qui s’apparente à celle des anciens et des modernes. Valère est en effet un homme brillant, qui a le malheur de ne

pas savoir tenir son excentricité en société. Devrions-nous tous reconnaître que le mot «mot» est en effet plat et qu’on devrait le remplacer par «verbobo»? Et puis le verbobo «chaise», ce n’est pas joli non plus, comme sonorité. Valère a raison, nous devrions tous nous asseoir sur des «francesca». C’est une pièce qui témoigne des vrais problèmes de communication que nous pouvons avoir. Un problème qui s’étend même jusqu’au personnage de Dorine, cette adolescente qui ne prononce qu’une seule syllabe dans l’espoir de se faire comprendre et qui hurle à se briser les cordes vocales lorsque son interlocuteur interprète correctement ses propos. Enfin, malgré les thèmes sérieux qui donnent un certain sens à la pièce, celle-ci vous fera rire à en pleurer. Un spectacle à ne pas manquer. x

Arts & Culture

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LITTÉRATURE

Faire date Le Quartanier fête ses dix ans. Joseph Boju Le Délit

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a maison d’édition Le Quartanier fêtait avec éclat, le jeudi 7 novembre dernier, ses dix ans d’existence, dans le bien nommé O Patro Vys de l’avenue du Mont-Royal. Le tout-Montréal du milieu du livre avait répondu présent, et c’est donc dans une salle bondée que les festivités se sont déroulées, de cinq heures à onze heures du soir. Il y a bien des façons de marquer une date, de la ciseler à son goût. Dans son discours d’introduction et de remerciements, Éric de Larochellière, directeur du Quartanier, rappelle que «la littérature se fait dans la durée», et que «Le Quartanier est un lieu littéraire avant d’être un lieu physique», ce qui lui fait faire l’éloge de quelque chose de plus important encore que la célébration en elle-même, le projet Nova. Avez-vous déjà entendu parler du projet Nova? Rien à voir avec le projet d’arme chimique mis au point par les scientifiques russes d’un certain jeu vidéo. Il s’agit ici de livres, de dix nouvelles plus précisément, concoctées par des auteurs du Quartanier afin de célébrer les dix ans d’existence de la maison, conformément à sa manière, novatrice. Éric de Larochellière est visiblement ému, il remercie Jean François Chassé, son déclic; Elise Cropsal et Christian Bélanger, responsables de l’image graphique de la

maison; Karine Denault, co-fondatrice et éditrice; et adresse pour finir un salut à Vickie Gendreau, «reine du party». Ce soir-là, en plus du coffret Nova comportant les dix nouvelles marquant l’anniversaire, Le Quartanier fait le lancement de trois romans. Le premier, Journée de dupes de Philippe Charron, est aussi le «texte le plus étrange et le plus fabuleux que j’aie eu à éditer» selon Éric de Larochellière. Le second roman est Pomme S d’Éric Plamondon, dernier tome de la trilogie 1984 et des aventures de Gabriel Rivages. Le troisième et dernier roman est le fameux Pourquoi Bologne d’Alain Farah, livre maintenant en course pour le Grand prix du livre de Montréal. On ne sait trop d’ailleurs s’il se livre de lui-même à la course, ou s’il a été livré à cette course par d’autres. Pour se rassurer, Le Délit est allé s’entretenir avec Arnaud Bernadet, professeur de littérature à McGill, lequel commente avec rigueur la soirée: «C’est trop mondain. C’est la faute à Farah.» Pour ce qui est de Pourquoi Bologne, notre interlocuteur est sans pitié: «On attendrait de meilleures productions de la part de cet auteur, c’est rétro-avant-guardiste, j’aurais préféré que cela soit néo-avant-guardiste». Selon le dix-neuviémiste, il faut aussi qu’Alain Farah change d’éditeur, «on peut prendre le même texte mais le changer de maison». Ce n’est pas tout, Bernadet dans un élan zolaesque rajoute: «Monsieur Farah est un menteur, il m’a fait la confession suivante... Il m’a avoué que son texte était en en réalité un plagiat de Quai Ouest de Bernard-Marie

Camille Chabrol / Le Délit Koltès.» Très inquiet de la tournure des événements, Le Délit a voulu tout de même soutirer une impression définitive de la part du professeur Bernadet, lequel a répondu par ces mots on ne peut plus sérieux: «Pourvu que cela dure.»

Alain Farah, quant à lui, n’a formulé qu’un seul souhait pour Le Quartanier: «Se rendre à 15 ans, et à 20 ans, et à 25 ans, tout aussi radicalement». On lui souhaite la même chose, de rester sanglier, c’est-àdire singulier. x

CONCERT

Et le silence se fit musique Les Américains de Caspian débutaient leur tournée américaine à Montréal mercredi 6. Côme de Grandmaison Le Délit

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ercredi soir, la salle de concert Il Motore était pleine à craquer pour accueillir le groupe de post-rock Caspian, venu du Massachusetts. Le choix de Montréal n’était pas anodin, puisque c’est la première ville dans laquelle ils aient jamais joué, mis à part la leur. La première partie, assurée par le groupe québécois La Querelle, a fait bonne impression, le groupe maîtrisant suffisamment ses morceaux pour être démonstratif. Le chanteur notamment, tour à tour extatique et hagard, a marqué les esprits. Ainsi le public était dans de bonnes dispositions pour accueillir Caspian. Dès l’entrée du groupe sur scène, le ton est donné: vêtus de noirs, les musiciens annoncent l’atmosphère sombre qui habite leurs morceaux. Leur concert s’ouvre sur un discours préenregistré, prononcé d’une voix grave, martelant «Go all the way» («Allez jusqu’au bout», ndlr ) à de multiples reprises, en évoquant tous les sacrifices que cela implique. Même de perdre un proche, tragédie vécue par le groupe en août suite à la mort de leur bassiste.

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Mais quand la musique s’élève, tout est oublié: dans des ambiances plutôt lentes et graves, les mélodies s’entremêlent, et la foule est conquise. Les premières notes de leur classique «Sycamore» sont accueillies par des applaudissements. La chanson débute avec une guitare sonnant comme un violon auquel de la saturation vient s’ajouter, et suit la structure de la plupart de leurs morceaux: une longue introduction, calme et étouffée, puis une montée en puissance annoncée par une batterie plus lourde et des guitares qui se complètent, formant des harmonies somptueuses, et enfin un final qui retombe, apaisant. Puis, leur quatrième chanson, «Gone in bloom and bough», s’élève, éthérée et gracieuse. Il s’agit de la seule dans laquelle la voix est utilisée, mais elle est filtrée, transformée, pour qu’aucun mot ne reste. On la confond bientôt avec les instruments. Ce morceau se fait le reflet de l’œuvre de Caspian: une musique qui transcende les mots, pour dévoiler les émotions avec une plus grande pureté. Il suffit d’observer la foule, calme et admirative, bougeant simplement la tête, les yeux parfois clos, comme pour mieux s’imprégner de l’ambiance dégagée par le groupe.

Le fait que la scène soit si proche du parterre y est peut-être pour quelque chose, car cela rajoute encore un surplus d’intimisme à cette musique qui se passe de mots. Au cours de leur performance, le terme «post-rock», qui qualifie la musique de ces Américains, prend tout son sens: si le rock est la musique de la rage, de la destruction, le

post-rock est ce qui vient après. Ce qui, une fois que tout est aboli, fait résonner le silence. Le final en apothéose voit les trois guitaristes et le batteur se rejoindre pour jouer à l’unisson sur quatre tambours, faisant trembler les tympans et les cœurs. Quand Caspian se tait, le silence qui suit a quelque chose de musical. x

Camille Chabrol / Le Délit

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