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Le mardi 14 janvier 2014 | Volume 103 Numéro 11
#YODO depuis 1977
Volume 103 NumĂŠro 11
Éditorial
Le seul journal francophone de l’UniversitÊ McGill
rec@delitfrancais.com
Ă€ surveiller Camille Gris Roy Le DĂŠlit
A
u dÊbut de cette nouvelle session, c’est l’occasion de reprendre les thèmes prÊdominants dans le DÊlit l’automne dernier, et de penser à ce qui restera au cœur de l’actualitÊ dans les prochains mois. La charte, inÊvitablement C’est regrettable, mais c’est un fait: ç’a ÊtÊ la grande nouvelle de l’automne 2013, celle qui a dÊtournÊ l’attention des problèmes Êconomiques et sociaux actuels. Depuis la prÊsentation de la charte des valeurs vers la fin de l’ÊtÊ, puis le dÊpôt officiel du projet de loi au titre imprononçable et intweetable, pas une journÊe n’est passÊe sans qu’un organe de presse n’en parle ou sans qu’il n’y ait de nouvelles dÊclarations. Le DÊlit n’a pas pu Êchapper à la tendance. McGill est Êvidemment concernÊe par le projet de loi 60, ses professeurs en particulier. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs participÊ à l’Êlaboration d’un mÊmoire contre la charte, dont Daniel Weinstock de la facultÊ de Droit, que Le DÊlit a rencontrÊ cette semaine (voir Profs contre la Charte, p.4). Les consultations publiques au sujet du projet de loi commencent ce matin; on n’a pas fini d’en entendre parler, et l’affaire se conclura sans doute par des Êlections provinciales au printemps. Politique Êtudiante C’est parmi les premiers mandats du DÊlit de suivre la politique Êtudiante, de couvrir les conseils, assemblÊes, projets et initiatives de nos associations. C’est pourtant un sujet qui continue de susciter peu d’intÊrêt. On a pu constater une fois de plus au semestre dernier le manque d’engagement de la part des Êtudiants, qui n’assistent pas aux assemblÊes gÊnÊrales, notamment. De son côtÊ, l’Êquipe exÊcutive 2013-2014 de l’AÉUM semble ne pas dÊployer tous les moyens possibles pour rendre la politique Êtudiante plus attrayante. Un phÊnomène qui fait d’ailleurs l’ob-
jet d’un article dans nos pages SociÊtÊ cette semaine (voir Une politique en danger, p. 14). On aura l’occasion cette session de voir s’il y a davantage d’efforts faits des deux côtÊs. Suzanne Fortier Suzanne Fortier est, depuis la rentrÊe scolaire, la nouvelle principale de McGill, et la première francophone à accÊder à ce poste. Au cours de ses premiers mois à McGill, Suzanne Fortier a semblÊ vouloir rencontrer le plus possible les diffÊrents membres de la communautÊ mcgilloise. On l’a vue au conseil lÊgislatif de l’AÉUM, au dÊbat municipal organisÊ sur le campus en octobre, sur la rue McTavish‌ On note aussi peut-être plus de transparence de la part du bureau de la principale. Sa page internet est le plus souvent à jour. S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, on remarque un style diffÊrent de sa prÊdÊcesseure, Heather Munroe-Blum. Plus terre-à -terre, peut-être ? Politique municipale Les Êlections municipales de novembre 2013 ont fait couler beaucoup d’encre dans notre journal. On l’a souvent dit, la politique municipale, c’est le niveau de gouvernement le plus proche de nous; alors on continuera d’en parler. La première annÊe de MontrÊal sous le nouveau maire Êlu Denis Coderre sera intÊressante à surveiller. En ce qui nous concerne plus directement, nous verrons par exemple ce qui se passera au niveau des transports. Le coÝt de la carte Opus Êtudiante a dÊjà augmentÊ de 2$ (45 à 47$) depuis le 1er janvier. Nouvelles technologies Le DÊlit annonçait la session dernière le lancement du premier cours en ligne à McGill, le cours de chimie CHEM181x (voir MoocGill, vol. 103, num. 8). Cette annÊe sera donc la première annÊe test pour cette nouvelle technologie. On verra dans les prochains mois les rÊsultats et conclusions qu’on pourra tirer de ce premier
MOOC (Massive online open courses, dans le jargon). D’un autre côtÊ, on parle de plus en plus des monnaies virtuelles, ou Bitcoin. En octobre dernier, Le DÊlit rapportait l’affaire (voir Bitcoin à MontrÊal, vol. 103, num. 5), une monnaie qui se rÊpand de plus en plus, et qui a même sa propre ambassade à MontrÊal depuis le mois d’aoÝt. À l’universitÊ de Nicosie, on pourra d’ailleurs dÊsormais payer en monnaie virtuelle. Un tel système serait-il possible à McGill ? Dans tous les cas, c’est un sujet qui continuera à faire les manchettes à un niveau mondial, et surtout à long terme. SantÊ mentale C’est un sujet qui n’est pas nouveau, mais dont on parle de plus en plus cette annÊe. L’association Students in Mind a organisÊ le 5 octobre dernier une première confÊrence sur l’importance de la question de la santÊ mentale à l’UniversitÊ, à laquelle le DÊlit avait assistÊ. Le SÊnat de McGill avait Êgalement dÊdiÊ une de ses sÊances à la santÊ mentale. Le 20 janvier prochain, la section mcgilloise du UTN (Unleash the Noise), un collectif Êtudiant, organisera une nouvelle confÊrence sur le sujet que Le DÊlit suivra avec assiduitÊ. Environnement Cyclistes, sur le campus, Divest McGill, Êcologie revisitÊe et contestÊe: le DÊlit a consacrÊ de nombreux articles aux questions environnementales. L’Êcologie sur le campus, la pression sur l’administration pour qu’elle cesse d’investir dans certaines industries, seront sÝrement des sujets que nous continuerons d’aborder cette annÊe. À l’Êchelle du QuÊbec, le rÊcent manifeste pour l’exploitation du pÊtrole dans la province, signÊ par des personnalitÊs comme Bernard Landry, ajoute au dÊbat. On parlera Êvidemment de bien d’autres choses encore. Et l’annÊe 2014 aura bien son lot de surprises et de rebondissements. Le DÊlit vous souhaite alors d’avoir de belles surprises. Très belle annÊe 2014, et bonne rentrÊe! [
RÉDACTION 3480 SVF .D5BWJTI CVSFBV #t MontrÊal (QuÊbec) H3A 1X9 TÊlÊphone : +1 514 398-6784 TÊlÊcopieur : +1 514 398-8318 RÊdactrice en chef rec@delitfrancais.com Camille Gris Roy ActualitÊs actualites@delitfrancais.com Alexandra Nadeau StÊphany Laperrière Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com Thomas Simonneau Joseph Boju SociÊtÊ societe@delitfrancais.com Côme de Grandmaison Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com ThÊo Bourgery Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com CÊcile Amiot Romain Hainaut Infographie infographie@delitfrancais.com Vacant Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Claire Launay Anne Pouzargues Coordonnateur Web web@delitfrancais.com Mathieu MÊnard Coordonnatrice des rÊseaux sociaux rÊso@delitfrancais.com Margot Fortin Collaborateurs LÊo Arcay, Laurence Bich-Carrière, Sophie Chauvet, Julia Denis, Any-Pier Dionne, Roman Finkelstein, LÊa Frydman, Habib B. Hassoun, MichaÍl Lessard, Baptiste Rinner, ChloÊ Roset Couverture Image: Romain Hainaut Montage: Romain Hainaut BUREAU PUBLICITAIRE 3480 SVF .D5BWJTI CVSFBV #t MontrÊal (QuÊbec) H3A 1X9 TÊlÊphone : +1 514 398-6790 TÊlÊcopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org PublicitÊ et direction gÊnÊrale Boris Shedov ReprÊsentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu MÊnard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Anqi Zhang Conseil d’administration de la SociÊtÊ des publications du Daily (SPD) Queen Arsem-O’Malley, Amina Batyreva, ThÊo Bourgery, Jacqueline Brandon, Hera Chan, Benjamin Elgie, Camille Gris Roy, Boris Shedov, Samantha Shier, Juan Camilo Velasquez Buritica, Anqi Zhang L’usage du masculin dans les pages du DÊlit vise à allÊger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.
Les opinions exprimÊes dans ces pages ne reflètent pas nÊcessairement celles de l’UniversitÊ McGill.
2 Éditorial
Le DÊlit *44/ FTU QVCMJ� MB QMVQBSU EFT NBSEJT QBS MB SociÊtÊ des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant ÊtÊ auparavent rÊservÊs, incluant les articles de la CUP). L’Êquipe du DÊlit n’endosse pas nÊcessairement les produits dont la publicitÊ paraÎt dans ce journal.ImprimÊ sur du papier recyclÊ format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (QuÊbec). Le DÊlit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et du Carrefour international de la presse universitaire francophone (CIPUF).
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Actualités
actualites@delitfrancais.com
Entente hors cour MUNACA et AÉRUM s’entendent avec McGill.
L
es membres de MUNACA (McGill University Non-Academic Certified Association) et de AERUM/AFPC (Association des Employés en Recherche de l’Université McGill/Alliance de la Fonction Publique du Canada), syndicats respectifs des employés non enseignants et des employés en recherche à McGill ne se présenteront finalement pas en cour contre McGill en janvier. Les membres des syndicats avaient rempli plus de 300 formulaires de plainte en vertu de l’article 15 du Code du travail au cours du mois d’octobre et de novembre 2013. Cette plainte mentionnait que les employés membres de MUNACA et AÉRUM étaient visés par l’administration de McGill parce qu’ils sont syndiqués. Comme l’explique Sean Corry, président de AÉRUM-AFPC, les membres des syndicats ont été invités à retirer leur plainte suite au compromis finalement conclu entre McGill et les deux syndicats. En effet, en octobre, l’administration de McGill avait annoncé aux deux organisations que leur salaire serait versé toutes les deux semaines, et que la première paie en janvier subirait un délai. Sans changer leur salaire total sur le mois, ce délai modifie à la baisse la première paie de janvier. Spécialement après le temps des fêtes, cette première paie est cruciale pour nombre de ces salariés. Comme l’avaient exprimé les deux groupes syndicaux, la paie aux deux semaines n’était pas un problème. C’était bien le délai de la première paie qui aurait entrainé des problèmes financiers aux employés, malgré le prêt plutôt rigide devant être remboursé en avril 2014 que l’Université offrait pour panser la situation. Les deux organisations avaient exprimé le sentiment d’être visées par une telle mesure, jugée inutile, en raison du fait que leurs membres sont syndiqués. Kevin Whittaker, président de MUNACA, explique au Délit qu’après plusieurs rencontres avec les ressources humaines, et même avec la principale de McGill, Suzanne Fortier, l’Université a
À quelques pas de danse de McGill
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CAMPUS
Alexandra Nadeau Le Délit
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décidé de maintenir le délai, mais de modifier les critères relatifs au prêt, permettant aux employés de le rembourser seulement à la fin de leur contrat de travail et non plus en avril comme le suggérait la première offre. Whittaker croit que c’est le grand nombre de plaintes soumises qui ont incité l’Université à modifier son cap, «mais que les rencontres publiques où les membres ont pu s’exprimer ont beaucoup à voir» avec ce changement. Il explique que le processus a été long, car McGill ne comprenait pas quel était le problème pour les membres de MUNACA et de AÉRUM-AFPC avec ce changement de paie. Donc, en janvier, les employés des deux organisations recevront une paie pour l’équivalent de trois jours, conséquence du délai qui prévaut toujours. Toutefois, les organisations se sont entendues avec McGill afin qu’un prêt sans intérêt allant de 100 à 600 dollars soit offert aux employés pour compenser les pertes associées au délai. Ce prêt pourra être remboursé à la fin du contrat de travail, ce qui représente une bonne offre selon Kevin Whittaker qui explique que ceci «retire la discrimination financière dont les membres étaient sujets dans les offres précédentes». Grâce à cet accord, les deux partis n‘iront finalement pas devant les tribunaux à ce sujet. Whittaker dit au Délit que, pour l’instant, il n’y a pas d’autres points de tension entre McGill et MUNACA. Il espère pouvoir travailler de nouveau avec les ressources humaines dans le futur afin d’éviter ce genre de situation. «C’est encourageant de voir qu’à la fin, l’Université a écouté nos problèmes et les a résolu pour aider nos membres», exprime Whittaker. Sean Corry affirme pour sa part que les membres de AÉRUM sont inquiets quant aux plans de retraite de McGill, qui, pour les nouveaux employés, seront «beaucoup plus bas que les autres universités canadiennes en 2015». Il souligne également «l’importance de maintenir de bonnes relations de travail entre AÉRUM et McGill en tentant de résoudre les problématiques qui surviennent, comme il a été fait avec le changement de paie». [
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PRIX du livre politique 2014
Appel de candidatures Plus de 7500 $ en bourses L’Assemblée nationale récompense les auteurs des meilleurs mémoires et thèses portant sur la politique au Québec. Un nouveau prix s’ajoute cette année pour le LDHKKDTQ SDWSD RBHDMSHƥPTD
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ENTREVUE
Profs contre la charte Le Délit s’entretient avec Daniel Weinstock Stéphany Laperrière Le Délit
L
e professeur de McGill, Daniel Weinstock, fait partie des 60 universitaires à s’être prononcés contre la charte des valeurs dans un mémoire déposé à la commission parlementaire dont les audiences débutent aujourd’hui, mardi le 14 janvier. En entrevue avec Le Délit, le spécialiste en éthique et en philosophie politique pose un regard critique sur cette commission et partage son point de vue sur le controversé projet de loi. Le Délit: Quelle sera selon vous l’issue de la commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi 60 sur la charte des valeurs? Daniel Weinstock: Cette commission présente deux messages très contradictoires. D’un côté, le ministre Bernard Drainville a vraisemblablement choisi d’accueillir tous ceux qui ont demandé parole au lieu de procéder à une sélection ou de se limiter à ceux qui ont soumis des rapports. Ce sont de 250 à 260 groupes présentant diverses opinions qui seront entendus au cours des 200 heures d’audiences. Le message ainsi transmis est que le processus se veut très consultatif et très ouvert. D’un autre côté, le message que le gouvernement martèle depuis le début du débat sur la laïcité est: nous ne reculerons pas. Ainsi, certains parmi ceux qui se positionnent contre le projet de loi dans sa forme actuelle se demandent si l’exercice auquel ils se livrent est purement décoratif. L’avenir nous dira comment cette contradiction sera résolue et si nous aurons un impact sur le processus décisionnel ou si nous ne ferons que de la figuration. LD: Quels sont les arguments que vous présentez dans le mémoire déposé à la commission parlementaire? DW: Tout d’abord, la laïcité ouverte que nous défendons fait la différence entre la neutralité des institutions et la liberté des individus. Cette conception correspond mieux à l’histoire du Québec que nous voyons comme ayant toujours été celle d’accommodements réciproques plutôt que d’une ligne dure où les individus doivent correspondre à un moule. De plus, lorsqu’une loi propose de limiter les droits individuels au nom d’un objectif législatif, le gouvernement a le fardeau de démontrer que cet objectif est important, que l’atteinte aux droits individuels est aussi parcimonieuse que possible, qu’il existe une relation de cause à effet entre cette limitation et l’objectif poursuivi et que la loi ne va pas créer de problèmes pires que ceux qu’on essaie d’éviter en l’enchâssant. Nous pensons que la proposition du gouvernement échoue sur chacun de ces points. Également, il y a quelque chose d’infantilisant et de méprisant à dire aux femmes qui portent le voile: vous ne savez pas ce que vous faites. Les femmes québécoises se sont affranchies de certains jougs à leur propre rythme sans que quelqu’un de l’extérieur ne leur impose, en quelque sorte, leur libération. Les femmes musulmanes ont droit au même respect, qui est de cheminer de leur propre manière pour essayer de faire la part des choses entre le respect de leurs traditions auxquelles elles tiennent et un certain affranchissement
4 Actualités
par rapport aux dimensions plus patriarcales de ces traditions. Nous craignons aussi l’impact qu’aurait une telle loi sur l’accès d’un bon nombre de femmes musulmanes à certains emplois qui jusqu’à maintenant étaient privilégiés, par exemple dans le secteur des garderies. LD: Si le projet de loi est problématique d’un point de vue constitutionnel, pourquoi avoir omis d’y insérer une clause de dérogation à la charte canadienne? DW: D’un point de vue politique, la question se pose à savoir si le gouvernement actuel veut véritablement que la loi passe le test constitutionnel ou si, au contraire, l’intention n’est pas d’aller cher-
LD : Que pensez-vous justement de ce compromis qui réserverait les restrictions sur le port des signes religieux aux gens qui incarnent l’autorité de l’État comme les juges, les gardiens de prison ou les policiers? DW : Nous ne nous prononçons pas sur cette question dans le mémoire puisque celui-ci porte sur le projet de loi 60 qui ne fait pas cette proposition. Il y a probablement au sein de notre groupe une certaine variation sur cette question. Personnellement, je suis contre les restrictions sur le port des signes religieux, y compris aux personnes d’autorité. L’habit ne fait pas le moine. D’ailleurs, aucune étude n’a été produite depuis le début du débat pour démontrer que les gens qui portent des signes religieux usent
sée constitutionnellement au Québec et au Canada. De plus, même si le mot laïcité n’est pas mentionné dans la législation québécoise, chose que nous rappelle constamment le ministre Drainville, elle est implicite dans le fait que l’État donne la liberté religieuse à ses citoyens et notre société va en se laïcisant au niveau de ses structures les plus importantes. Encore une fois, je pense que l’erreur consiste à faire un fétiche des symboles et des mots et de ne pas observer la pratique. Je ne crois pas que l’on puisse regarder les démocraties canadienne et québécoise et arriver à la conclusion qu’il y a toujours des manquements suffisamment sérieux en matière de laïcité pour exiger une loi aussi draconienne. LD: Le projet de loi 60 inclut les universités dans son champ d’application (article 2). Or, McGill a été la première université à se positionner contre la Charte des valeurs lorsqu’elle a annoncé en septembre dernier son intention de demander une exemption de l’application du projet de loi s’il devait être adopté. Sous la forme actuelle du projet de loi, seule une prolongation de la période de transition est désormais possible (article 45). Quel serait donc l’impact de ce projet de loi pour McGill? DW: Toute la question des sanctions en cas de non respect est complètement nébuleuse et c’est l’une des raisons qui me fait penser que le gouvernement n’est pas vraiment sérieux dans sa volonté de l’appliquer. Il y a beaucoup d’employés de McGill qui ont déjà manifesté leur intention de ne pas respecter cette loi. Dans un environnement comme McGill, je pense que la loi est en grande mesure inapplicable et sera probablement inappliquée.
Romain Hainaut / Le Délit cher un conflit constitutionnel avec Ottawa étant donné la finalité du Parti québécois qui est celle d’un référendum gagnant. Lorsque le gouvernement Marois est entré au pouvoir, le ministre Jean-François Lisée n’a pas caché son intention de provoquer des chocs avec Ottawa et il affirmait que c’était de bonne guerre dans le contexte actuel. Le fait que le gouvernement ne se soit pas non plus montré réceptif à un compromis comme celui proposé par la Coalition avenir Québec me porte à croire qu’il y a un agenda politique autre.
de leur pouvoir pour faire dévier la neutralité de l’État. Le gouvernement fait souvent l’analogie entre la charte des valeurs et la loi 101, or la loi 101 visait un problème qui avait été démontré par de nombreuses études empiriques. LD: Selon vous, un projet sur la laïcité est-il même nécessaire? DW: Non. Les limites aux accommodements raisonnables sont déjà présentes dans la jurisprudence et la législation. L’égalité hommes-femmes est déjà enchâs-
LD: Mais rien n’empêcherait le gouvernement de mettre en place des sanctions ou des politiques d’application de manière subséquente à l’adoption du projet de loi, comme semblent le permettre les articles 36 et 37. Cette porte ouverte n’est-t-elle pas dangereuse? DW: Je pense que ce serait politiquement suicidaire pour le gouvernement d’adopter des sanctions sévères. Un sondage paru récemment m’a frappé: 72% des québécois se sont montrés défavorables à ce que les gens perdent leur emploi en cas de refus de se plier aux exigences de la charte. Ce sondage implique que plusieurs parmi la moitié des Québécois pour la charte sont en fait contre l’une de ses implications les plus logiques. Par conséquent, si le gouvernement devait appliquer la charte de manière sévère, ce serait catastrophique. Ce qui me fait revenir à l’idée qu’au fond, le gouvernement n’a pas l’intention sérieuse d’appliquer la charte mais plutôt de s’en servir comme un cheval de bataille électoral et peut-être éventuellement comme un cheval de bataille constitutionnel. LD: Comment les étudiants de McGill peuvent-ils contribuer au débat? DW: Ils le font déjà. Nous vivons à une époque où il n’y a jamais eu autant de façon de s’exprimer. Les médias sociaux sont une façon de le faire. Il ne faut pas mépriser l’impact de ces discussions, mais également faire libre utilisation des outils plus traditionnels comme les lettres aux journaux. J’aimerais bien aussi voir les étudiants organiser un forum où les étudiants, et non les professeurs, prendraient parole.[
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CAMPUS
L’oiseau fait son nid Grande ouverture du café géré par les étudiants: The Nest. Chloé Roset Le Délit
D
es repas abordables faits avec des ingrédients de qualité, le tout dans une ambiance conviviale. Voilà l’objectif que s’est fixé l’équipe du Nid ou The Nest, le nouveau café entièrement géré par des étudiants de McGill qui a ouvert ses portes le 6 janvier dernier au deuxième étage du bâtiment Shatner. Place aux étudiants Depuis la fermeture du café Architecture en 2010, communément appelé le Arch café, cela faisait maintenant trois ans que la population de McGill attendait l’ouverture d’un nouvel espace, dirigé par les étudiants, pour les étudiants. Les manifestations importantes qui avaient eu lieu sur le campus à l’époque n’avaient pas empêché le café Architecture de fermer ses portes pour des raisons financières (motif officiel donné par l’administration), laissant les étudiants de McGill déçus et sans autre alternative que de s’en remettre aux commerces environnants, dont la nourriture est souvent jugée trop dispendieuse et inadaptée à la population estudiantine. Une alternative appréciée Le Nid, qui est venu prendre la place de Lola Rosa au deuxième étage du bâtiment Shatner, apporte une solution aux étudiants à la recherche d’une nourriture équilibrée à un coût raisonnable. Le menu propose des op-
Cécile Amiot / Le Délit tions fixes: les petits déjeuners et les burritos (avec viande, végétariens ou végétaliens) ne changent pas d’un jour à l’autre. Cependant, le plat principal varie tous les jours, proposant systématiquement une option végétarienne, une option végétalienne, ainsi qu’une option sans gluten. De la soupe de carottes et gingembre le mardi au sandwich grillé à l’halloumi le mercredi, les options sont variées. Marie, étudiante de troisième année, se dit très satisfaite par la nourriture proposée: «Avec les années, j’ai pris l’habitude de ne pas manger souvent sur le campus, je trouve que ce qui est proposé est souvent cher, et puis c’est difficile de manger équilibré. La nourriture du Nid me
plait parce que c’est une bonne alternative, c’est vraiment cool de pouvoir avoir accès à ça sur le campus!» Une équipe passionnée En entretien avec Le Délit, Kathleen Bradley (chef-cuisinier) et Josh Redel (administrateur) ont expliqué sur quelles valeurs s’est construit le projet: un café financièrement autonome capable d’offrir des menus à base de produits frais et locaux à un coût raisonnable. À ce sujet, Kathleen explique l’important travail de recherche sur lequel s’est basée l’élaboration des recettes, le but
étant de promouvoir l’économie locale et le développement durable. «Nous travaillons avec plusieurs fournisseurs et chaque recette est élaborée autour de légumes produits au Québec. C’est pour cette raison que nous ne proposons pas de bar à salade ou de smoothies en hiver, car il est impossible de préparer ces produits sans dépendre fortement de l’importation de fruits et légumes provenant des pays plus au sud. Notre carte évolue avec les légumes de saison» explique-t-elle. L’idée du Nid est de recréer le lien primordial entre la nourriture proposée et le consommateur, ce qui est souvent laissé de coté dans une société où le profit est roi. «C’est ce lien-là, entre une nourriture éthique et de qualité et des cuisiniers passionnés, qui rend les plats délicieux!», souligne Kathleen. Pour cette raison, tous les produits sont faits maisons, comme la mayonnaise, le pesto ou la crème sure à base de noix de cajou pour les burritos végétaliens. C’est un pari gagné pour l’équipe du Nid (neuf personnes au total), qui a su répondre avec justesse à une demande des étudiants à avoir accès à des repas de qualité sans pour autant y mettre tout leur budget. «Notre but était de prouver qu’il est possible d’offrir de la nourriture délicieuse à un prix abordable. Les repas équilibrés sont souvent perçus comme un privilège, ce qui stigmatise quelque chose qui devrait être totalement normal», conclut Josh au Délit. [
RÉTROSPECTIVE
Bonne année dans le temps Retours historiques à célébrer. Mathilde Michaud Le Délit
O
n a tendance, à la venue de la nouvelle année, à simplement regarder la nuit passer sans réellement se demander ce que ça va signifier. Pourtant ce passage n’est pas banal. Chaque année s’imbrique dans le grand casse-tête historique, apportant ses événements marquants, mais commémorant aussi ceux du passé. Faisons donc une courte revue proactive de ce que représentera l’année 2014.
2014 Il est tout d’abord à noter que nous qualifions cette nouvelle année comme la 2014e par convention sociale, mais qu’il existe une foule d’appellations propres aux diverses cultures. Mentionnons-en quelques-unes: nous sommes présentement en l’an 5774 selon le calendrier hébraïque, l’an 1435 selon le calendrier musulman, l’an 1935 selon le calendrier hindou et même en l’an 222 selon le calendrier révolutionnaire français. Chaque année, différents organismes internationaux déclarent des années internationales de ceci et de celà. L’Organisation des Nations Unies (ONU) a donc déclaré cette année dédiée à l’agriculture familiale, la cristallographie, les petits États insulaires en développement et la solidarité avec le peuple palestinien. De telles attributions
peuvent sembler aléatoires, mais elles sont en fait intrinsèquement reliées aux mandats que se donnent l’ONU et visent à promouvoir des actions nationales et internationales ainsi qu’à stimuler l’intérêt pour leurs programmes et activités. Et le passé, dans tout ça? Charlemagne poussait il y a 1200 ans son dernier souffle. Pionnier de l’Europe telle que nous la connaissons, son héritage nous parvient à travers les âges, que ce soit sous la forme de la minuscule carolingienne, écriture que nous utilisons actuellement, ou par les écoles dont il a fait naître la première forme. Célébrer sa mémoire ne nous vient pas souvent à l’esprit mais cette 2014e année nous en donne l’opportunité. Il y a 300 ans se signait le traité de Baden, mettant fin à la guerre opposant la France et le Saint-Empire Romain Germanique, redessinant ainsi la carte de l’Europe. 100 ans plus tard le congrès de Vienne refaisait le même exercice, retransformant l’Europe mais, cette fois-ci, dans l’optique d’une redistribution des précédentes conquêtes de Napoléon. Dans le même ordre d’idées, mais plus près de nous, le traité de Gand mettait fin, il y a 200 ans, à la guerre opposant Américains et Britanniques en sol d’Amérique du Nord, redéfinissant le frontière selon le statu quo ante. Mentionnons aussi la destruction par le feu de la Maison Blanche et du Capitole
[ le délit · le mardi 14 janvier 2014 · delitfrancais.com
cette même année de 1814. C’est cet acte qui mettra le feu aux relations déjà très tendues qu’entretiennent les deux occupants du continent et qui permettra l’arrivée officielle des États-Unis sur la scène internationale. Triste année, l’an 1914 surprend la planète lorsqu’est assassiné à Sarajevo l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, déclenchant la Première Guerre mondiale qui s’étendra jusqu’en 1918, marquant l’entrée de la guerre dans l’Ère contemporaine. 1914 voyait aussi la naissance de grands personnages ou encore le début de grandes carrières à travers le monde. Effectivement, grand jour pour le Québec, Félix Leclerc, poète et chanteur québécois voyait le jour le 2 août. Pareillement, le 31 août, en France, c’est Louis de Funès, qui fera rire les Français dans ses nombreux films. À Paris, la fantastique carrière de Coco Chanel prend son envol, revigorant et transformant le monde de la mode. Il y a 50 ans! Ce serait un euphémisme que de dire qu’il s’est passé beaucoup de choses dans le 50 dernières années: mouvements sociaux, militaires et politiques. Nous fêtons le cinquantenaire d’un certain nombre de ceux-ci cette année. Le 5 février 1964, la loi 60 créait au Québec un ministère de l’Éducation qui allait être, peu après, mandaté de créer les cégeps grâce au rapport Parent. Le 14
février, l’Assemblée législative du Québec votait la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, marquant le début de la réelle émancipation de la femme au Québec. L’autre grand pas pour les droits civils dont on fête le cinquantenaire est l’abrogation officielle et totale des lois Jim Crow sur la ségrégation raciale aux EtatsUnis, mieux connues par le célèbre dicton «Seperate but equal». L’année se finit en beauté avec la venue de la Beatlemania à Montréal, le 8 septembre alors qu’une foule s’amasse au Forum de Montréal pour les accueillir en délire. Bonne année 2014! [
Romain Hainault / Le Délit
Actualités
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MONTRÉAL
Que faire cet hiver? Montréal offre de nombreuses activités à prix modique. Léo Arcay Le Délit
L
es beaux jours sont déjà loin, et, avec eux, les opportunités de flâner au parc La Fontaine ou de participer aux tam-tams du Mont Royal par exemple. Cependant, dans le domaine des loisirs, Montréal a su s'adapter à son climat et dispose d'un large éventail d'activités sportives ou de sorties culturelles. Du ski aux expositions, en passant par la musique ou le patin à glace, les possibilités sont multiples et peuvent correspondre à tout un chacun. Le Délit a entrepris de trouver des idées d'occupations à petit budget pour ses lecteurs. Le ski alpin, à l'extérieur de la ville, est une activité très prisée, voire incontournable, compte tenu de sa relative proximité selon certains. Il existe de nombreuses stations aux prix divers, dont la plus célèbre reste le Mont-Tremblant dans la région des Laurentides, au prix hélas assez élevé. Les amateurs pourront se satisfaire du Mont Avila, aux pentes moins abruptes, mais situé plus près et à seulement 33,43 dollars la journée. Il existe plusieurs moyens de transports bon marché, dont les cars Greyhound, les sites de locations de véhicules comme Communauto ou encore ceux de covoiturage comme AmigoExpress. L'Université McGill héberge également un forum de covoiturage sur son site web.
Au cours des mois de janvier et de février, le McGill Outdoors Club organise également une multitude d'excursions de plusieurs jours et propose des activités comme le ski, la planche à neige, l'attelage de chiens ou encore l'escalade. La plupart ont lieu depuis le chalet du club à Shawbridge, à 45 minutes au nord de Montréal. Ces excursions sont réservées aux membres et coûtent entre 20 et 80 dollars chacune. Les frais d'admission pour devenir membre sont de 20 dollars. Le club propose aussi une grande compétition contre les «Outdoors Clubs» d'autres universités, du 17 au 19 janvier. Dans Montréal même, sur le Mont Royal enneigé, les étudiants pourront louer patins à glace, raquettes, ou skis de fond pour moins de 10 dollars de l’heure. Les patineurs apprécieront également l'Atrium, situé métro Bonaventure, qui est une patinoire intérieure et qui propose des tarifs d'entrée à partir de 6,50 dollars. Bien que le Village des neiges soit annulé cette année à cause d’un manque de soutien financier de la part de la mairie de Montréal, selon ses organisateurs, la ville offre toujours un certain nombre d'activités culturelles. Le Musée des Beaux-Arts propose un accès bon marché à ses expositions permanentes et temporaires, notamment la très médiatisée Splendore a Venezia qui invite à découvrir «l'interaction entre les arts visuels et la musique, de la cité des doges au cours
Roman Finkelstein/Le Délit de la Renaissance». Elle s’achèvera le 19 janvier. On notera également l'exposition «Les Beatles à Montréal - 50 ans après» au Musée d'archéologie et d'histoire, qui
commémore l'unique passage du groupe légendaire à Montréal en 1964. En termes de festivals, l'Igloofest, qui se déroule du 16 janvier au 8 février au Vieux-Port, s'impose en matière de musique électronique, avec des billets entre seize et dix-huit dollars. Puis, du 20 février au 2 mars, le gigantesque événement Montréal en Lumière propose à ses visiteurs une myriade d’événements artistiques, théâtraux, musicaux et gastronomiques. En clôture du festival, lors de la Nuit blanche du 1er mars, la majorité des activités sont gratuites ou presque. Enfin, du 1er au 16 mars, le festival Art Souterrain vise à élargir le public de l'art contemporain «en sortant les œuvres des lieux d’exposition traditionnels», en l’occurrence en les exposant dans le réseau souterrain de Montréal, notamment au Palais des congrès, au Centre de Commerce mondial de Montréal et Place Victoria. Autour du thème de l'enracinement, les visiteurs pourront apprécier des visites guidées gratuites, des œuvres interactives et des artistes en plein travail. Autant de bonnes raisons pour profiter de la métropole québécoise plutôt que de rester au chaud chez soi. Montréal sait prouver qu'elle demeure une ville étudiante dynamique et variée en toutes circonstances, malgré son climat peu clément en hiver. Elle continue à s'imposer incontestablement comme un des grands phares sportifs et culturels nord-américains. [
OPINION
Un papa, une maman... vraiment? Margot Fortin Le Délit
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epuis plusieurs semaines, un article au titre énigmatique figure dans la rubrique «myNews» du portail étudiant myCourses. Intitulé «Les pères: quelle importance ont-ils?», ce communiqué de presse rapporte les résultats d’une étude publiée en décembre 2013 par l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill (IR-CUSM) et qui conclut essentiellement que l’absence du père a un impact désastreux dans le développement psychoaffectif de la souris californienne. Si cette conclusion scientifique n’est pas problématique en soi, il est décevant de constater l’ardeur avec laquelle l’IR-CUSM cherche à extrapoler ces résultats à l’être humain. Aussi, une lecture détaillée du communiqué de presse publié sur le fil d’actualité de McGill permet de relever un certain manque de sensibilité à l’égard, entre autres, de la réalité des familles homoparentales et des mères monoparentales. Des souris et des hommes Dans le communiqué de presse, la Dre. Gabriella Gobbi, professeure agrégée à la Faculté de médecine de l’Université McGill, insiste en effet pour souligner que cette étude du comportement de souris monogames est d’une «extrême pertinence pour les humains» puisque, selon les chercheurs, les souris californiennes et les êtres humains partagent d’importantes caractéristiques
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comme par exemple une répartition relativement égalitaire des tâches lors de l’élevage de leur progéniture. Du même souffle, la Dre. Gobbi invite à tirer des conclusions quant à l’absolue nécessité du père pour un développement optimal de l’enfant: «Ces résultats devraient inciter les chercheurs à se pencher plus en profondeur sur le rôle des pères pendant des étapes cruciales de la croissance et à chercher à faire comprendre que les deux parents sont importants pour le développement de la santé mentale de l’enfant». Il s’avère malheureusement qu’en adoptant un langage qui exclut d’office les familles constituées de deux femmes et de mères seules, l’étude peut sembler suggérer la supériorité objective et scientifique d’un couple hétérosexuel par rapport à un couple homosexuel ou à une mère monoparentale pour le bien-être d’un enfant. S’il ne s’agissait vraisemblablement pas de l’intention des chercheurs, un plus grand égard à la question de leur part aurait pu éviter bien des haussements de sourcils. Il est important de considérer le fait que l’espèce animale qui fait l’objet de cette étude, bien qu’effectivement monogame, a la particularité fort impropre à l’être humain de demeurer essentiellement passive par rapport à ses petits lors de la perte de son partenaire. Ainsi, elle ne cherche pas à compenser l’absence de celui-ci dans son interaction avec son enfant. L’être humain, pour sa part, dispose bien évidemment d’une capacité d’adaptation sociale infini-
ment supérieure à celle de la souris. Il peut donc être attendu d’une mère nouvellement monoparentale qu’elle réagisse instinctivement de manière à compenser l’impact de l’absence du père sur son enfant. Dans le cas d’une famille homoparentale où les rôles parentaux sont occupés par deux femmes, la question ne se pose même pas puisque l’effort simultané des deux parents procure logiquement la même quantité d’attention et d’affection à l’enfant que dans une famille constituée d’un homme et d’une femme. Pourquoi, alors, insister sur cette notion du «père» et de la «mère», alors même qu’un nombre toujours croissant d’individus choisit de s’éloigner d’un modèle familial traditionnel articulé autour d’une dualité homme-femme qui ne leur convient pas? Un problème de langage Évidemment, il ne s’agit pas ici d’affirmer que la présence d’un père auprès d’un enfant est superflue. Il s’agit plutôt de souligner que le fait de fonder une étude scientifique sérieuse sur une conception genrée du rôle du père et de la mère contribue à alimenter le discours de ceux qui envisagent de nier aux familles non-traditionnelles le droit d’élever des enfants. Si cette étude porte dans les faits sur l’importance de fournir à un enfant une quantité adéquate d’attention et d’affection, et non sur une quelconque complémentarité du rôle genré du père et de la mère dans le développement de l’enfant, le langage utilisé par l’IR-CUSM pour en faire la promo-
tion semble au contraire établir un jugement normatif quant à l’absolue nécessité d’un «père» dans la vie d’un enfant. Or, cette tentative d’isoler l’impact cognitif de l’absence d’un «père» ou d’une «mère» ne fait que perpétuer une vision différenciée du rôle de l’homme et de la femme dans l’éducation de l’enfant qui relève ellemême d’une construction sociale de la «féminité» et de la «masculinité». Malheureusement, ce genre de fausses conclusions scientifiques recèle le triste potentiel de servir la cause de ceux qui souhaitent nier aux familles homoparentales le droit d’élever des enfants, comme il a été possible de le constater lors des manifestations contre l’adoption pour les couples homosexuels qui ont remué la France pendant une bonne partie de l’année dernière. Les partisans de la famille traditionnelle n’hésitaient pas, alors, à brandir ce type d’études pour confirmer l’idée selon laquelle les enfants qui ne sont pas élevés au sein d’une famille nucléaire hétéroparentale sont essentiellement «endommagés». S’il est important de considérer toutes les conclusions scientifiques et de les évaluer selon la méthode et l’éthique des chercheurs qui les ont engendrées, il importe également que ceux-ci fassent preuve d’une plus grande sensibilité par rapport au langage qu’ils utilisent pour présenter leurs conclusions. Spécialement lorsque ces résultats risquent à l’évidence d’être utilisés pour nier à des individus des droits fondamentaux qui leur sont acquis. [
[ le délit · le mardi 14 janvier 2014 · delitfrancais.com
BRÈVE/POLITIQUE QUÉBÉCOISE
Le Printemps étudiant revient hanter la Sûreté du Québec Margot Fortin Le Délit
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près avoir subi des blessures graves au niveau du visage lors de le la manifestation de Victoriaville du 4 mai 2012 en marge du congrès du Parti libéral du Québec, une étudiante de l’Université Laval réclame maintenant un montant de 220 000 dollars en dédommagements à la Sûreté du Québec pour avoir fait un usage disproportionné de la force à son endroit. ll s’agit de la première poursuite à mettre en cause la Sûreté du Québec pour son intervention durant le printemps érable. Au moment des faits, Dominique Laliberté-Martineau manifestait pacifiquement en retrait d’une foule agitée lorsqu’elle a été atteinte de plein fouet par un projectile. Prise en charge par les ambulanciers quelques dizaines de minutes plus tard, la jeune femme a dû subir de nombreuses opérations pour une double fracture à la mâchoire en plus de perdre six dents. Selon les déclarations de nombreux témoins, la balle reçue provenait bel et bien des policiers. Malgré une tentative initiale de la Sûreté du Québec de réfuter cette hypothèse dans les médias, des images vidéos diffusées subséquemment sur Internet ont confirmé qu’une balle de plastique correspondant aux munitions utilisées par les policiers de l’escouade antiémeute de la Sûreté du Québec a été récupérée tout près de la jeune fille quel-
ques secondes après l’impact. Au cours des derniers mois, l’étudiante a activement dénoncé l’usage excessif de la violence par les policiers de la Sûreté du Québec durant le conflit étudiant, et plus spécifiquement le recours aux armes intermédiaires d’impact à projectile (AIIP), des armes dont les munitions, des balles de plastiques dures, ont une force de frappe d’une rare violence. Représentée par Me Jean-Pierre Ménard, la jeune femme de 20 ans a notamment témoigné devant la Commission d’examen des événements du printemps 2012 et participé à un reportage de l’émission Enquête pour dénoncer l’usage des balles de plastiques dans le cadre du contrôle de foule. Une sentence pour l’occupation du Cégep du Vieux-Montréal À Montréal, les personnes majeures arrêtées lors de l’occupation du Cégep du VieuxMontréal dans la nuit du 16 février 2012 ont reçu leur sentence, le lundi 13 janvier, près de deux ans après les faits. Ces personnes ont été reconnues coupables d’attroupement illégal, de méfaits et d’entrave au travail des policiers. Suite aux événements de cette nuit agitée du printemps érable, 37 personnes avaient été arrêtées, dont huit individus mineurs. Dans un communiqué, l’Association générale étudiante du Cégep du Vieux-Montréal a appelé à une «vigile de solidarité avec les arrêté-e-s de l’occupation» devant le Palais de Justice de Montréal, lundi le 13 janvier au matin. [
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CHRONIQUE
Prostitution: entre sécurité et électoralisme Michaël Lessard | De fait
LE 20 DÉCEMBRE 2013, LA COUR suprême du Canada a déclaré inconstitutionnelles les trois dispositions du Code criminel sur la prostitution. Plus précisément, la Cour invalide les dispositions qui interdisent à quiconque (1) de tenir une maison de débauche, (2) de solliciter des clients dans la rue et (3) de vivre de revenus de la prostitution. Le Parlement canadien détient un an pour adopter une nouvelle loi avant que ces activités deviennent tout à fait légales. Cela force les partis politiques fédéraux à se positionner sur l’épineux sujet de la prostitution. Joyeux cadeau de Noël. En réaction au jugement de la Cour suprême, le 10 janvier dernier, le ministre de la Justice Peter MacKay a expliqué que le gouvernement conservateur souhaite criminaliser les clients de la prostitution, un
modèle mis de l’avant par la Suède. Ainsi, plutôt que de pénaliser les prostituées, perçues comme des victimes, le gouvernement propose de pénaliser les clients, véritables instigateurs du système de la prostitution. Or, cette proposition pose problème. Insensible au vécu des prostituées, elle ignore leur besoin de sécurité. La Cour suprême a d’ailleurs invalidé ces dispositions du Code criminel parce qu’elles menacent la sécurité des prostituées. La Cour explique qu’interdire les maisons de débauche et la sollicitation dans la rue oblige les travailleuses du sexe à accepter le premier client venu sans pouvoir vérifier s’il est intoxiqué ou autrement menaçant. De plus, interdire à quiconque de vivre des fruits de la prostitution empêche une prostituée d’engager un garde du corps ou un chauffeur. Ce jugement reformule alors le débat canadien sous l’angle de la sécurité des travailleuses du sexe. Cette nouvelle approche a l’avantage de s’éloigner d’un paternalisme étatique imposant une conception morale de la sexualité féminine. La Cour nous invite à une étude concrète de la réalité des prostituées, à mettre en place un cadre légal sécurisant les prostituées. C’est pourtant sans considération pour la sécurité des travailleuses du sexe que le gouvernement conservateur propose de criminaliser le client. Je l’invite à réfléchir un instant. Prenons par exemple la disposition légale sur les maisons de débauche. La Cour suprême explique que ces établissements doivent être autorisés pour augmenter la sécurité des prostituées. Or, si le gouvernement considère les clients comme des criminels, il surveillera attentivement les maisons de débauche connues afin d’arrêter tous ses
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clients. Aucun client ne voudra les fréquenter par peur de se faire arrêter. Il existera toujours quelques maisons qui se cacheront des forces de l’ordre, mais le niveau de sécurité des travailleuses du sexe ne pourra pas y être garanti par la loi. Ainsi, on force indirectement les prostituées qui souhaitent travailler légalement à solliciter dans la rue. Une fois dans la rue, les clients exigeront sans doute que la prostituée embarque rapidement dans leur véhicule afin de diminuer le risque de se faire repérer et arrêter par la police. Puisque les femmes qui se prostituent n’auront pas le temps nécessaire pour «filtrer» leurs clients dans la rue, leur niveau de sécurité n’aura nullement augmenté par rapport à maintenant. Ainsi, en criminalisant le client, le gouvernement replace les prostituées dans la même position de danger que celle dans laquelle elles étaient déjà avant le jugement de la Cour suprême. Dans ce débat moralement chargé, il est important de ne pas perdre de vue l’objectif final: la protection des travailleuses du sexe. Or, dans un modèle législatif où le client est criminalisé, elles ne pourront même pas compter sur l’appui de la police si elles sont victimes de violence. Par exemple, les prostituées sauraient qu’à la suite d’une plainte, elles se feraient mettre sous surveillance policière et perdraient tous leurs clients. En conséquence, la plupart ne porteraient sûrement pas plainte. Cette politique n’augmente pas la sécurité des prostituées. Plutôt, elle vise à les chasser par la peur, elle abandonne la travailleuse du sexe à elle-même. D’ailleurs, la Suède, l’instigatrice de ce modèle législatif, ne s’en cache pas. Le bilan du gouvernement suédois rédigé en 2010 explique que «les effets négatifs de la crimi-
nalisation des clients dénoncés par les prostituées doivent être considérés comme positifs en gardant à l’esprit que le but de la loi est effectivement d’enrayer la prostitution». Dans l’optique de combattre la prostitution, maintenir les travailleuses du sexe dans un certain niveau d’insécurité serait donc perçu comme positif. Peut-être que ce n’est pas l’intention du gouvernement conservateur, mais ce serait bel et bien l’effet de sa proposition. Ainsi, criminaliser les clients n’augmente pas le niveau de sécurité des travailleuses du sexe. Au final, la position du gouvernement, qui pourrait sembler juste à première vue, est déconnectée de la réalité, elle n’est pas consciente du tort qu’elle infligerait aux femmes qui vivent de la prostitution. Si la proposition du gouvernement conservateur ne peut pas augmenter le niveau de sécurité des travailleuses du sexe, une loi criminalisant les clients pourrait raisonnablement être invalidée par la Cour suprême d’ici quelques années. Alors une telle loi reviendrait à reporter le véritable débat à plus tard. Je suis prêt à parier que le gouvernement canadien en est conscient, mais les élections de 2015 arrivent à grands pas. Ce ne sera pas à un an d’une élection fédérale que le Parti conservateur proposera une politique innovatrice en matière de prostitution. Il lui est plus profitable politiquement de criminaliser les clients puis d’attendre que la Cour suprême intervienne à nouveau. Bref, de reporter ce sujet délicat, préférablement lors du mandat d’un autre parti. En attendant, le gouvernement risque d’adopter une loi inadéquate, mais gagnante pour les prochaines élections. Pendant ce temps, les travailleuses du sexe en subiront les conséquences. [
Actualités
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Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com
FAUVE: THÉRAP
PRATIQUES D’UN CO
De passage à Paris, Le Délit est allé rencontrer le collectif franç tira le 3 février. Le groupe de spoken word parisien s’est fait connaî Francofolies de Montréal l’été dernier. Voici, jetés en bouquets, quelq
Joseph Boju Le Délit Le Délit: Il circule en ce moment bon nombre de parodies de vos chansons, on trouve même des fausses entrevues radio. Vous recevez ça comment? FAUVE: Attends il y en a qui sont absurdes, incompréhensibles! J’ai vu un truc avec un mec qui imitait François Cluzet (rires), j’étais mort de rire mais je comprenais pas pourquoi! À la fois c’est nul et tellement absurde… Il y en a qui nous font marrer, il y en a qu’on comprend pas. Boobauve par exemple, on ne s’en est pas remis! Je pense qu’on est plutôt bon public, si c’est drôle, c’est drôle, si ce n’est pas drôle, on le dira objectivement. On ne veut pas que cela soit méchant, parce que quand c’est gratuit et méchant, ça perd de son intérêt. Après parfois on sent aussi l’intention du mec qui est derrière, tu sens qu’il veut juste se faire une place et se montrer, profiter du truc. C’est un peu malsain. Il y a pas mal de gens qui essaient de se rendre intéressants auprès de nous, comme si le fait d’avoir notre intérêt était quelque chose de valorisant. Genre les mecs qui vont «poster» quinze fois leur parodie pour bien qu’on la voie, en attendant la réaction. En soi, le geste est flatteur, cela montre que tu fais partie du paysage! LD: Le réflexe journalistique, c’est de trouver des cases, des étiquettes pour son objet d’étude. Depuis plus de six mois, ce sont les mots «buzz», «phénomène», «génération» ou pire «génération Y» qui vous suivent partout. Vous aimez pas beaucoup ça on est d’accord? F: C’est surtout qu’on ne se pose pas la question. Je suis content d’un truc, c’est que le côté «buzz», «phénomène», on en est sorti à mon avis. Parfois c’est encore un peu là, mais c’est quelque chose qu’on a beaucoup senti au printemps dernier, cet été, parce que le groupe était nouveau. À cette époque là, on en parlait beaucoup, on se battait pas mal pour essayer de calmer le jeu, de dire : « Non, on est pas un phénomène, c’est pas un buzz, ». On refusait pas mal d’interviews pour pouvoir s’installer sur des bases plus saines, plutôt que d’être une chaire à médias. Donc on a essayé de se faire discret et moi je suis content qu’on en soit sorti. Aujourd’hui c’est devenu plutôt rare que l’on dise « FAUVE le phénomène » ou « FAUVE crée le buzz », on dira « FAUVE a lancé un nouveau titre » ou « FAUVE a fait une nouvelle vidéo », ou encore à la rigueur, « FAUVE, qui a un peu fait le buzz en 2013, va sortir un album en 2014 ». Ça c’est plutôt cool, mais c’est vrai qu’à un moment, c’était un peu lourd. Comme dit
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un pote, on aurait dû changer notre nom de groupe de FAUVE à «Phénomène FAUVE» (rires)! C’était ridicule ! Plus les médias le disaient, plus cela se sentait autour de nous. Il y a un côté assez vain dans tout ça, nous on voulait juste essayer de faire notre travail dans notre coin. LD: Vous aviez l’air de réfuter d’ailleurs cette idée de « génération », de musique pour une génération. F: Ah bah ouais complètement! C’est le cas. En fait ce qui était gênant, c’est comme si notre voix était représentative de tout plein d’autres, comme si on parlait en leur nom. Nous on n’a jamais voulu parler au nom de qui que ce soit, à part nous-mêmes. C’est un peu déplacé. LD: Cela dépend de quel sens on attribue au mot «génération» : Si on va dans le sens du «C’est une question de génération mon petit gars» que l’on retrouve dans le titre «Cock Music», là on peut se dire que toute musique a quelque chose de générationnel. F: Oui, elle vient de son époque. LD: Et vous en l’occurrence, vous avez tous entre 25, 30 ans, donc un certain vécu, une certaine histoire... F: Ouais on fait la musique de nos âges. LD: Et vous vous inscrivez dans un cadre particulier : France, XXIe siècle, jeunes pros. F: On n’allait pas faire de la musique du XIXe, ça aurait été louche! (rires). Non mais t’as raison, après pour associer finalement une production, au sens large, à une époque, il faut un certain recul. Peut-être que dans trente ans on dira «il y avait FAUVE, qui correspond bien à cette époque là», mais cela m’étonnerait tu vois. On parlera d’Arcade Fire ou autre. Un peu comme Noir Désir représente la musique des années 1990, comme Nirvana ou Radiohead. Ce sera une question d’époque plus que de génération, mais il faut du recul pour pouvoir dire ça. J’imagine qu’à l’époque, c’était difficile de dire: «Noir Désir, ce sera cette époque là». On ne sait pas ce qui va marquer ou pas, des fois il y a des petits trucs qui deviennent des références vingt ans après, et des trucs énormes qui passent complètement dans l’oubli. LD: Il n’y a pas de vérité établie là-dessus, c’est clair. F: Il faut que cela suive l’épreuve du temps. La question de savoir si FAUVE durera ou FAUVE restera, ce n’est pas du tout un objectif. Il y a ce truc parfois de dire, une approche finalement assez logique quand tu
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réfléchis en terme de carrière: «le plus dur, ce n’est pas d’arriver à percer, c’est de durer». Mais nous on s’en branle de durer, être là c’est déjà tellement cent fois mieux que ce qu’on aurait imaginé! Profitons! Faisonsnous un maximum de souvenirs et de bons moments, soyons fiers de ce qu’on a pu faire et puis ne compromettons pas FAUVE. Pour que ça dure, ou pas. Et puis si ça dure pas tant pis, ça n’a aucune importance. LD: Mais partager les têtes d’affiches avec -M-, Etienne Daho, etc., ça ne donne pas un peu envie de rester? F: Pas du tout. Mais vraiment pas je t’assure. C’est super si ça arrive mais tu sais, on veut surtout pas donner l’impression de cracher dans la soupe, c’est pas du tout ça, on se satisfait de tellement de peu de choses avec cette histoire. Déjà d’avoir quitté les tafs et vivre des trucs ensemble, même si ça avait été pour bouffer des pâtes et dormir dans des sacs de couchage pendant deux ans ou six mois, on aurait été heureux. Parce qu’on aurait été entre amis, on aurait vécu des choses, on aurait un peu court-circuité notre propre routine et ça aurait suffi tu vois. Donc tout ce qui vient c’est super, mais si ça vient pas ou que ça part c’est pas grave, parce qu’on ne comptait pas là-dessus à la base. Quand t’attends rien t’as rien à perdre. Et ça nous définit pas mal je trouve. LD: Je trouve que ça participe du fait aussi que vous avez une démarche assez particulière avec FAUVE, vous êtes assez… F: Bancales tu veux dire? (rires) LD: Non je n’irai pas jusque là, je dirais que vous êtes autre chose qu’un groupe de musique. Ou alors plus, ou alors moins, on ne sait pas tellement. Ça a l’air d’être un lieu exutoire entre potes, où on se lâche comme on se lâcherait au foot, ou dans le rap. F: Exactement. LD: C’est ce que tu disais dans une entrevue, «FAUVE, c’est à la fois une béquille et une lanterne». F: C’est parce que ça nous aide, c’était fait pour ça à la base et on continue à le faire comme ça. Une béquille, dans le sens où ça t’aide à avancer, et une lanterne dans le sens où ça t’apprend des choses en plus. Cela fait appui et levier en même temps. C’est un genre de courte-échelle. La démarche est hyper importante dans le sens où on s’est jamais dit «On voudrait que FAUVE cela ressemble à ÇA!», ou «Tiens on va faire du parler», tout cela s’est imposé à nous. On ne s’est pas du tout posé la question.
L’important était de faire quelque chose de brut, sans filtre, pour que cela puisse remplir cette fonction d’exutoire. Pour en arriver à cette forme, cela a pris du temps, et cela a vraiment répondu à cette problématique de l’exutoire pour nous, et de manière plus générale toute la démarche de FAUVE, de manière plus globale, c’est «sortir de la routine». Sortir de Paris, faire beaucoup de concerts, créer des Nuits Fauves, faire les choses qui nous ressemblent le plus possible, donc essayer d’impliquer des proches, donc création collective, etc. Tout ce qui définit FAUVE aujourd’hui, ça a été le résultat quasi-hasardeux de la démarche qui était plus importante que le résultat. LD: J’ai trouvé un propos de Jacques Brel en entrevue que j’aimerais vous partager : «l’artiste, c’est un timide, c’est un type qui n’ose pas aborder les choses «de face» comme on dit, et qui n’arrive qu’à dire publiquement ce qu’il devrait dire de manière courante dans la vie… Il est un peu orgueilleux aussi. C’est finalement très clinique, très médical, l’artiste». F: C’est marrant parce que il y a un moment on regardait pleins d’interviews de Brel sur Internet et tu te rends compte que Brel, c’est pas juste un chanteur, c’est beaucoup plus que ça, c’est un penseur. À l’époque, Brassens, Ferré et compagnie, ils avaient un rôle qui allait plus loin que le simple spectre de la chanson, c’est très intéressant. Donc on a regardé plein d’interviews de Brel, il y en a plein dans lesquelles on se retrouve vachement, c’est très éclairant.
«C’est du rap, c’est du rock,
c’est du rien, c’est du tout! Faut pas chercher midi à quatorze heures, c’est juste du monologue sous la douche.»
LD: En tout cas, un commentaire qui m’a marqué est celui relevé dans une autre entrevue, où on définit vos chansons comme des «monologues sous la douche». F: Oui, moi j’adore cette expression, puisque c’est exactement ça. C’est du rap, c’est du rock, c’est du rien, c’est du tout! Faut pas chercher midi à quatorze heures, c’est juste du monologue sous la douche. C’est un internaute qu’a écrit ça une fois, et on le ressort tout le temps. LD: C’est vrai, il n’y a pas de vernis moralisateur. Vous ne prétendez pas faire le bonheur des gens ni la postérité. F: Surtout qu’avec le monologue sous la douche, il n’y a surtout pas l’embarras de
Romain Hainaut / Le Délit
IE DE GROUPE
OLLECTIF ANONYME.
çais FAUVE, dont le permier album intitulé «Vieux Frères-Partie 1» sorître en 2013 à la sortie de son EP «Blizzard», qui l’avait mené jusqu’aux ques morceaux choisis de la conversation.
la façon dont les choses vont êtres reçues. À tous les niveaux elle est juste cette expression! Et ce qui est bizarre quand tu fais ce monologue sous la douche –ce qui s’est passé avec FAUVE– c’est que d’un coup, il y a mille cinq cents personnes qui sont derrière ta douche! Tu te rends compte que derrière ton rideau, il y a plein de gens qui écoutent. LD: C’est aussi parce tout le monde chante sous sa douche! C’est un peu le principe. F: Ouais, mais tu vois quand d’un coup tout le monde se met à écouter, il faut commencer à assumer, et c’est pas si évident! C’était tout le taf de l’année dernière: de ne pas s’arrêter de parler sous la douche! Un site avait mis: «je peux pas vraiment chroniquer cet EP, parce que pour moi c’est pas de la musique» et on est trop d’accord avec ça. Ce n’est pas la même démarche, la nôtre n’est pas artistique, elle est thérapeutique. On a pris un projet artistique parce que c’est ce qu’on avait sous la main, on aurait pu faire ça de façon différente. C’est aussi pour ça qu’il y a un côté hasardeux, «heureux accident». LD: Mais il y a une sorte de tension dans votre posture, puisque d’un côté vos textes sont des textes extrêmement personnels -c’est un projet qui vous est propre-, et de l’autre côté il y a un appel au collectif, qui est vraiment indéniable. Dans «Kané» on entend «j’suis comme tout le monde qu’est-ce que tu veux», «Blizzard» propose d’être «des milliards demain» et votre site internet a pour envoi la phrase suivante: «Et si ça se trouve demain on sera nombreux». F: C’est un vieux truc où on se parlait à nous-mêmes. On devrait la virer cette phrase. LD: Mais c’est cet aspect qui est vachement fédérateur aussi F : Ouais mais c’était adressé à nos potes en fait, ou aux gens comme nous. C’est marrant parce que ça pourrait être contradictoire, mais en fait ça ne l’est pas pour nous. LD: Ça a un effet intéressant en tout cas! F: Il y a une envie de trouver sa place, dans son environnement, dans son entourage. De se sentir à la fois heureux, utile, accepté, et forcément notre rapport à nous-même est défini par la façon dont on est perçu, et la façon dont on se perçoit à travers les autres. C’est une évidence de dire ça… Je pisse dans un violon mais ce qui est important c’est que l’idée «d’aller mieux» passe aussi par les autres. On s’est rendu compte qu’en changeant notre rapport à nous-mêmes, à travers FAUVE, cela a changé notre rapport aux autres.
LD: Et on sent dans la voix, dans les textes une urgence du dire, presque une question vitale, absolument tournée vers l’autre -interlocuteur et remède. F: Mais en même temps, on se parle vraiment à nous mêmes. Parfois cette «urgence du dire», elle peut être tournée vers l’extérieur de manière trompeuse, indirecte. LD: C’est cela qui est intrigant, c’est que ce mal être dont vous parlez sans cesse, ne semble pas identifiable, ni vraiment identifié. F: Les titres à la base, ils sont créés pour nous, sans considération de ce qui va être compris ou perçu. Et c’est possible que parfois, des choses vont être plus floues, moins identifiables comme tu dis. Mais pour nous, c’est très clair, chaque titre s’adresse à une personne en particulier, à un problème donné, mais c’est vrai qu’on n’a pas envie forcément d’en dévoiler plus que ce qu’on en dit dans les titres, parce que tout cela est déjà très intime. LD: Mais cela touche d’une certaine manière à l’universel, malgré vous, parce que ce sont des textes qui sont assez limités en termes de compréhension extérieure, et à partir du moment où vous les mettez en partage dans la sphère publique, ils sont sujets à ce genre d’interprétation. F: Certes, aujourd’hui c’est vrai. À la base, quand on a mis nos titres de manière publique c’était pour nos proches, mais c’est un truc qu’il a fallu appréhender, le fait de savoir que les titres allaient être écoutés. Ça change complètement l’approche au final. Quand on a écrit le premier EP, Blizzard, c’était à une époque où FAUVE, c’était rien de résonnance, personne nous écoutait, donc on ne se posait même pas ce genre de questions! Tandis que pour l’album il a fallu quand même se les poser, tout en essayant de garder la fonction principale qui est celle de l’exutoire. LD: À quelle étape est apparue l’idée de faire un collectif? F: Assez tôt, avant qu’on ait sorti quoi que ce soit publiquement. Ça s’est fait progressivement, au début on ne mettait pas le mot collectif sur ce qu’on était en train de construire. Mais très vite, quand on a commencé à faire de la musique et des chansons, on a voulu mettre ça en images. On avait un ami qui faisait des vidéos, donc on lui a proposé de participer, avec la volonté qu’il puisse vraiment s’approprier le propos [des textes]. À un moment, le terme «groupe de musique» devient complètement obsolète, il ne correspond plus à ce que tu fais, puis-
que d’un coup il y a des nouvelles personnes qui réfléchissent et qui ont une influence sur la musique. Il y a des gens qui ont beaucoup d’importance dans le projet et qui ne connaissent pas une note de musique! Les textes se nourrissent de la vie du collectif, de l’entourage. Parfois certains textes sont écrits en partie par des membres du corp., par exemple sur «Infirmières» [titre du prochain
«Il y a quelque chose d’in-
vraisemblable, c’est comme si tu gagnais au loto demain et qu’en même temps tes quatre-cinq meilleurs potes gagnaient aussi!»
album, ndlr]. Mais le collectif ne se focalise pas uniquement sur la musique et les textes, on pourrait très bien imaginer un jour de faire un court-métrage de 25 minutes. LD: Quelle est la chose la plus insolite qui vous soit arrivée depuis que vous avez lancé le groupe? F: TOUT! C’est un énorme canular depuis le début. Le décalage énorme entre les résultats qu’on a pour des moyens qui sont ridicules, le fait de tout faire de manière bancale. Les vidéos sont filmées caméra au poing, on fait nous-mêmes nos «prods», on enregistre pas en studio. C’en est presque débile! Ça reste difficile à croire pour nous d’avoir cette résonnance, d’avoir même des gens qui fantasment sur le projet alors qu’on est juste dans nos chambres en train de travailler. LD: Vous n’avez pas encore eu de groupie complètement nue qui vous saute dessus dans des loges? F: Non. Ça aurait été insolite et un peu gênant. Une fois il y a une meuf qui a montré ses seins. Sinon aux Eurockéennes, il y avait les mecs de Phoenix sur le côté de la scène, ça c’était ouf! LD: Vous êtes de retour à Montréal le 22 février apparemment. Vous étiez passés cet été au Francofolies. F: Ce n’est pas sûr encore, pour des histoires d’agenda, mais normalement ça devrait le faire! Enfin déjà c’était hallucinant pour nous cet été à Montréal, c’est là qu’on a pris conscience à quel point le projet nous a amené loin. On a fait deux concerts là-bas, et on en profité pour venir plus longtemps parce qu’on connaissait pas la ville, c’était incroyable! Il faisait un temps magnifique, la ville était dingue, les personnes qu’on a
rencontrées étaient archi-sympas. Après il y a certaines choses qui font qu’on est trop impatients d’y retourner: on n’a fait des concerts qu’à Montréal, on aimerait bien aller ailleurs, comme à Québec, mais ça reste un des meilleurs souvenir de FAUVE. Cette semaine qu’on a passée là-bas, c’était invraisemblable. Imagine, tu penses à tes quatrecinq meilleurs potes d’enfance, et demain tu prends l’avion pour aller passer une semaine avec eux à Montréal en plein été, quasiment en vacances, tous frais payés pour faire ce que tu kiffes le plus! Il y a quelque chose d’invraisemblable, c’est comme si tu gagnais au loto demain et qu’en même temps tes quatre-cinq meilleurs potes gagnaient aussi! C’est tellement cool de pouvoir partager tout ça. LD: Et le clip de «Cock Music Smart Music» a d’ailleurs été tourné là-bas… F: On voulait en effet tourner un clip et profiter du fait qu’on était à Montréal. C’est marrant cette histoire de clip parce que ça nous a fait faire un remède anti-décalage horaire. Quand il fallait tourner, et on a tourné toutes les nuits, on s’est retrouvé à aller dans toute la ville, ça nous a fait visiter (rires). LD: Vous passez même sur ma rue! (rires). F: Dès que le soir venait, on mettait nos manteaux et on marchait jusqu’à cinq-six heures du mat’ pour tourner, et c’était trop kiffant. Bon là si on vient en février, je pense qu’on va voir autre chose ! Questionnaire du Délit: - Votre mot préféré: la ténacité. - Le mot détesté: la résignation. - Votre drogue favorite: la musique. - Le son ou le bruit que vous aimez: le crépitement du feu. - Le son ou le bruit que vous haïssez: le son que font mes toilettes depuis plus de deux mois, c’est l’enfer! - Juron ou blasphème favori: tocard, comme dans Retour vers le futur, buse, baltringue - Homme ou femme à mettre sur un billet de banque: Jay-Z, direct, c’est le patron. - Le métier que vous n’auriez pas aimé faire: serveur dans un restaurant à Paris, trader, travailler en FUSAC [fusion-acquisition, ndlr]. - La plante, l’arbre ou l’animal de réincarnation: Le panda. - Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous l’entendre vous dire après votre mort: «J’tai bien eu!» ou «Bien joué mec!» ou mieux «LOL!».[
Arts&Culture
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BANDE DESSINÉE
Duos formalistes Retour sur deux parutions. Laurence Bich-Carrière Le Délit Les pièces détachées L’intrigue est simple: Laura, postadolescente à tignasse, renoue avec son père, à certains égards un adolescent attardé. Les voilà qui partagent rêves et préoccupations en demi-tons, le tout, à travers les sentiments de Laura et ses déambulations dans Montréal. Si l’histoire avance lentement –doucement–, sa construction a également été une course de fond. En effet, c’est en 2010 que David Turgeon (Minerve (2006), La muse récursive (2012)) et Vincent Giard (un des cofondateurs de La Mauvaise tête) ont commencé à imaginer l’histoire de Laura. Les pièces détachées, publié cette année à la Mauvaise tête, reprend quatre fascicules précédemment parus aux microéditions Colosse, dont les deux premiers avaient été salués par le prix Bédélys indépendant de 2011. Il est vrai que le rendu des atmosphères est habile, celles du dehors comme celles du dedans. Les auteurs ont su capter à la fois les vagues à l’âme et les petites découvertes des années cégep et l’hiver montréalais: la sloche vous salope presque les bas de pantalons à travers les planches et on imagine facilement le rouge qui vient aux joues. La ligne est animée, claire et brouillonne à la fois. Turgeon joue avec l’espace, alterne: ici, presque six
fois la même vignette, épurée, saccadée, comme le dialogue, syncopé et crédible, là, quatre images de la ville remplissant deux pages de leur montréalitude. La couverture saisit bien l’atmosphère de l’histoire: on y voit Laura, soufflant la fumée des nuits d’hiver, animée d’un pas preste, qui s’en va, s’enfuit presque, «dans le mauvais sens» en regardant de l’autre. Car voilà, qu’on ne cherche pas l’intrigue, le mordant ou l’explosion à travers Les pièces détachées, il n’y en a pas vraiment. C’est, au mieux, une illustration de cette étrange maladie de la post-adolescence, qui oscille entre le surplace et la frénésie. Vincent Giard et David Turgeon, La Mauvaise tête, 2013. La liste des choses qui existent J’aime les objets. J’aime Perec et ses Choses. J’aime le trio Faux-Derome-StOnge et ses Histoires d’objets. J’aime même le musée Pointe-à-Callière. Nécessairement, j’allais aimer La liste des choses qui existent d’Iris (Iris Boudreau-Jeanneau, Dans mes rellignes (2006), L’ostie d’chat (2011-2012)) et Cathon (Catherine Lamontagne-Drolet, Trois secondes plus vite (2011)). Cheveux blonds, c’est Cathon. Cheveux noirs (enfin, bleus, l’album est publié en bichromie orange-marine), c’est Iris. Le concept est simple: les deux comparses choisissent un objet –le pyjama, le cabanon, le rasoir– et l’une d’entre elles le
Gracieuseté de la Mauvaise Tête
Gracieuseté de La Pastèque
«documente». C’est-à-dire l’illustre, bien sûr, l’analyse, le fouille, oui, mais surtout, le dissèque et le maltraite avec extravagance. À l’érudition loufoque et à la patine historique hasardeuse des dingodossiers, Cathon et Iris ajoutent quelques souvenirs bon enfant et une bonne dose d’espièglerie un peu trash. Un exemple: «Les origines du casse-tête sont assez floues. Les Français attribuent l’invention de ce jeu à un prêtre maladroit qui laisse tomber un bébé lors d’un baptême.» Projet à quatre mains, certes, mais remarquable d’unité. Dans l’humour, la sensibilité et le ton, bien sûr, mais même dans le style, vivant et dégagé. Bien sûr,
chacune des auteures a son trait, une ligne plus précise pour Iris, des expressions plus trempées chez Cathon, mais la fluidité entre les historiettes est remarquable. Dans les deux cas, des yeux ronds comme des billes, des bouches ouvertes dans de perpétuelles onomatopées et de succulents échanges. Gaies divagations de cours magistral. Le quotidien saisi par une fantaisie futile et dégourdie. Précis illustré d’un Ouiquipédia à la dérive. Le dessin un peu mou mais très expressif convient parfaitement à la douce folie qui anime les capsules: de cette rigueur aléatoire et de la pétulance du crayon. Cathon et Iris, La Pastèque, 2013. [
THÉÂTRE
À la recherche du non-sens Ta douleur joue avec les limites du corps, du théâtre et de la douleur et manipule leur étroitesse. Habib B. Hassoun Le Délit
P
résenté en reprise au théâtre de la Chapelle, au mois dernier, Ta douleur de Brigitte Haentjens pose ensemble théâtre, danse et mime dans une mise en scène où le corps des deux danseurs, Francis Ducharme et Anne Lebeau, est exposé aux sentiments douloureux du quotidien, sentiments violents, agressifs, frivoles, animaliers, instinctifs. Le corps devient le noyau et le voile de toutes les douleurs du monde. Composé en tableaux, ou scénettes, de quelques secondes, courts en ouverture et plus longs par la suite, Ta douleur peut se rapprocher du cinéma muet dans sa structure. Elle est ponctuée par des fondus au noir, qui lui donnent son rythme et sa respiration, et mettent le temps en suspens. Ta douleur, produite d’abord en septembre par Danse-Cité, et reprise en décembre, ressemble à un exercice de théâtre où le créateur s’essaie, s’expérimente et s’offre. C’est une recherche où le corps s’entraîne, se plie, se dresse, crie et se transforme, graduellement et intensivement. Brigitte Haentjens, dont les affinités avec le théâtre de Bertolt Brecht sont for-
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Gracieuseté du théâtre de la Chapelle tes, place et propose un regard politique. La pièce est muette, outre les exclamations et quelques moments ponctués par une phrase, une formule, un aphorisme. Haentjens, les lumières et les danseurs s’interrogent sur l’homme et la nation, l’autre, la mort. À propos de Ta douleur, Brigitte Haentjens exprime le désir de créer une pièce où seul le corps est mis en jeu, un corps en danger qui exclut toute forme de «cérébralité». De telle façon que cer-
tains moments de grandes douleurs sont si chargées que la scène étouffe et veut s’étendre à l’infini. Cette tension entre le corps, le cérébral et le théâtre se transpose bien naturellement dans l’esprit des spectateurs. Outre ce désir d’un théâtre de corps pur, la metteure en scène cherche à évoquer, à faire jaillir de cette douleur du corps le non-sens, le vide, la faille du sens, le corps en mouvement. Ainsi, Haentjens et les danseurs cherchent à réfléchir et à jouer avec les limi-
tes du sens de la douleur, du corps et du théâtre comme si réside dans le non-sens, l’abyme de la douleur, l’essence même du théâtre. Cette douleur, et sa mise en scène, se rapprochent lentement de cette idée de la cruauté au théâtre. Il y a quelque chose de radical dans l’incarnation de la douleur, affect attribué, identifié, en appartenance, comme d’un prototype qu’on possède et manipule. Les danseurs font vivre la douleur. Les cris, gestes, querelles la rendent humaine, réelle, opaque. Ta douleur, telle qu’imaginée et mise en scène, cherchant le non-sens, se marque par son caractère fragmenté, une scène qui s’expérimente sur elle-même. C’est une pièce en suites, où le corps s’aventure dans l’inconfort et l’ébranlable de ses états, où la catharsis agit sur scène et en salle, à partir du corps des danseurs. Leur vêtement, leur sexe, leurs cheveux, leur gravité sont l’illustration d’une douleur qui se fractionne, se déchaine, se libère jusqu’à apparaître dans le corps. Le jeu de Francis Ducharme et d’Anne Lebeau est fort, agile et rend bien l’excès que Ta douleur élabore. Leur corps, en osmose et en opposition, entretenant un rapport de force complexe, est matériel et excessif. Il recherche la douleur, comme une aliénation artificielle et nécessaire. [
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ARCHITECTURE
Expériences urbaines Voyage spatio-temporel au cœur de Montréal.
Gracieuseté du Centre Canadien d’Architecture Thomas Simonneau Le Délit
À
première vue, les villes de Casablanca, au Maroc, et celle de Chandigarh, en Inde, n’ont rien de très similaire. La première représente la capitale économique de son pays, la seconde est la capitale administrative de deux états indiens. Le site géographique de Casablanca est habité depuis l’ère paléolithique tandis que Chandigarh a vu le jour en 1951. Leurs destins se croisent cependant dans les années 1950, lorsque la décolonisation façonne de nouvelles perspectives urbaines et que certains architectes viennent retracer le dynamisme de ces villes. Mis en lumière par le Centre Canadien d’Architecture (CCA) depuis le 26 novembre dernier, l’historiographie de cet urbanisme moderne nous fait voyager dans le temps et dans l’espace, à la découverte des mécanismes d’une période mouvementée, synonyme à la fois d’espoirs perdus et d’idéaux naissants. Selon Maristella Casciato, commissaire de l’exposition, «ces deux villes sont
avant tout des programmes expérimentaux, l’affirmation d’un monde nouveau, une façon différente de voir et penser le monde». Effectivement, l’importance du contexte historique à cette époque, et notamment l’engagement des toutes nouvelles Nations Unies pour développer un urbanisme global et averti confirment ce sentiment. «Le rôle des agences transnationales vis-à-vis d’une main-d’œuvre de plus en plus mondialisée est non négligeable», d’après Tom Avermaete, second commissaire de l’exposition. Bien qu’à la recherche d’un esthétique nouveau, le mouvement moderne de l’architecture, suite à la Seconde Guerre mondiale, est, avant tout, politique. Chandigarh est l’exemple parfait de la «ville moderne» porteuse d’engagements publics. La création de cette capitale administrative est effectivement rythmée par les visites de nombreux hommes d’État tels que le premier ministre indien Nehru ou encore le ministre de la Culture français André Malraux. L’idée est de créer un espace dévoué au bien-être de ses habitants,
où la ville s’apparenterait à un corps, avec comme tête le Capitole, pour reprendre la métaphore si chère à Le Corbusier. D’autre part, Maristella Casciato souligne que «la décolonisation permet un urbanisme différent qui s’appuie sur des conditions globales, qui confrontent la modernisation avec des idées locales». Loin d’imposer leur propre vision de l’urbanisme, les architectes occidentaux, tel que Le Corbusier à Chandigarh, vont ainsi alimenter un syncrétisme original tout en répondant aux besoins des populations autochtones. L’objectif principal en devient de modeler le tissu social et se libérer du poids des traditions. «L’arrivée de ces architectes occidentaux, commente la commissaire, a permis un véritable échange de connaissances et une transmission du savoir architectural mondial». D’autre part, le thème de «l’exploration», autant géographique que socioculturelle, est placé au cœur de ces projets. Pour s’imprégner d’un environnement encore inconnu, Le Corbusier va, par exemple, mener des travaux anthropolo-
giques et démographiques destinés à guider sa vision pour une nouvelle capitale. Dans cette même lignée, Michel Ecochard, lui-même explorateur et aventurier aguerri, a signé une nouvelle face de Casablanca qui visait à définir la métropole par les aspects de son quotidien et non ses lieux et monuments emblématiques. C’est donc à travers les 400 artefacts et 150 clichés historiques réunis au CCA que nous suivons les formidables parcours de ces haut-lieux de l’urbanisme moderne. À la fois éclectique et ciblée, l’exposition permet à chaque visiteur de s’informer sur des sujets essentiels à nos sociétés mais pourtant peu médiatisés, et ainsi mieux comprendre les dynamiques qui régissent l’espace urbain de nos jours. [ Comment les architectes, les experts, les politiciens, les agences internationales et les citoyens négocient l’urbanisme moderne: Casablanca Chandigarh Où: Centre Canadien d’Architecture Quand: Jusqu’au 20 avril 2014 Combien: Gratuit
CHRONIQUE
Contre l’histoire littéraire Baptiste Rinner | Les oubliés de la littérature française
«Q
u’est-ce que la littérature?», se demandait J.-P. Sartre en 1947. Une des conclusions du petit Sartre (1m53, sur la pointe des pieds) impliquait la recherche du public, des lecteurs. Un écrivain se doit, selon lui, de savoir pour qui il écrit, c’est une condition préalable et nécessaire de l’écriture. Mais si l’on retournait ce concept? Autrement dit, chercher des lecteurs pour des oeuvres déjà écrites. Qu’est-ce qui m’a amené à un tel constat ? Pourquoi faudrait-il trouver des lecteurs à des oeuvres publiées de longue date, au point d’en faire l’objet d’une chronique dans Le Délit ? Cherchons, comme Montaigne, dans l’espoir de trouver. Faites donc un petit sondage parmi vos condisciples, quelle est leur œuvre littéraire favorite? J’entends, je devine
déjà leur réponse. Le Petit Prince (estil plus grand que Sartre?), Bel-Ami, L’Étranger. Certains tentent une excursion en Amérique: Gatsby le Magnifique, Sur la Route, L’Attrape-Cœur. Quel ennui! Je ne juge pas la qualité littéraire de ces chefs-d’œuvre proclamés, mais bien la fâcheuse tendance de ne retenir que les classiques dans l’histoire littéraire. Poète préféré? Réponse A: Arthur Rimbaud. Réponse B: Paul Verlaine. Déjà, ils couchaient ensemble ces deux-là (et c’est mademoiselle Rimbaud qui prenait). Réponse C: Rudyard Kipling. Réponse D: Pablo Neruda (des étrangers, c’est exotique). Ce sont peut-être les plus grands poètes de l’histoire (Paul Verlaine, 1m77), loin de moi l’idée de remettre en cause ces acquis, seulement leur corps tout entier face au soleil de la littérature jette une
[le délit · le mardi 14 janvier 2014 · delitfrancais.com
trop grande ombre sur leurs confrères. On les oublierait presque. Autre exercice: je vous nomme un siècle, donnez-moi le nom d’un auteur que ce siècle évoque pour vous. XVIe: Alcofribas Nasier. XVIIe: Poquelin. XVIIIe: Arouet. XIXe: Beyle. XXe: Ajar, et beaucoup d’autres. En un siècle de littérature, sommes-nous seulement capables de retenir une poignée de noms? Pourrait-on pousser un peu ces géants pour faire apparaître des littérateurs plus modestes sur le devant de la scène? C’est ce que je me propose de faire. Cette tribune est dédiée à tous les poussés au cul de la littérature. Mais rassurez-vous, je n’irai pas dénicher un manuscrit trouvé au fond d’un carton portant la marque d’un obscur écrivain bolivien. Je me contenterai plutôt de
faire les fonds de tiroir de la Nouvelle Revue Française, des auteurs français oubliés du siècle dernier. C’est une tâche humble devant, finalement, la littérature que je vais entreprendre. Mis au ban de la société littéraire, dénigrés par leurs contemporains ou simplement perdus dans les oubliettes de la littérature française du XXe siècle, certains auteurs méritent une plus grande place dans nos bibliothèques et dans nos coeurs que celle, inexistante, qu’ils occupent aujourd’hui chez un grand nombre de nos contemporains. Il va falloir que Camus, Saint-Éxupéry et consorts fassent un peu de place, se poussent dans les coins de l’antichambre de l’histoire littéraire, pour y faire entrer quelques-uns de leurs compatriotes, aussi talentueux qu’eux. [
Arts & Culture
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CINÉMA
L’éternel conflit? Kaddisch pour un ami: rencontre entre un retraité juif et un adolescent palestinien. Sophie Chauvet
«Q
ui sauve un homme sauve l’humanité entière». Tels sont les mots d’un octogénaire juif russe à Ali, réfugié palestinien. Ali, 14 ans, vit depuis peu à Berlin. Sa famille et lui tentent de s’intégrer dans le quartier multiculturel
de Kreuzberg, après avoir fui un camp de réfugiés au Liban. Quelle n’est pas leur surprise de découvrir que leur voisin du dessus n’est autre qu’un vétéran juif, Alexander, qui est, lui aussi, un immigré, venu de Russie. Si on se laisse convaincre par les bons sentiments de ce film, c’est grâce à la capacité du réalisateur Leo Khasin à jouer talentueuse-
Gracieuseté du Goethe-institut
ment avec les clichés pour les retrouver là où ne les attend pas. Brillamment interprété par Ryszard Ronczewski, Alexander est un homme seul, vaquant à ses activités de retraité, et luttant pour ne pas se faire envoyer en maison de retraite. Le jeune Ali, pour qui les hostilités d’une guerre fratricide résonnent encore dans la tête, se laisse influencer par une bande de voyous de la cité, et participe au saccage de l’appartement d’Alexander. Malheureusement pour lui, Alexander ne reconnaît qu’Ali et porte plainte. Le sort de sa famille est alors en jeu, puisqu’ils risquent d’être renvoyés au Proche-Orient. L’adolescent n’a alors d’autre choix que de surmonter la haine inculquée par ses origines, et doit donc refaire tout l’appartement à neuf. De là naît une amitié surprenante, faisant fi des barrières de la religion, de l’âge, et de la nationalité. Le spectateur est alors tenu en haleine malgré un dénouement prévisible, mené par des rebondissements toujours plausibles. Avec un ton juste, Leo Khasin parvient à livrer une belle réponse à la difficile question des inimitiés IsraéloPalestiniennes, mais pas seulement. Cette amitié singulière entre Ali et Alexander
dévoile aussi les dimensions des relations père-fils, de la position de la femme, de la communauté juive et des barrières culturelles dans cette tour de Babel 2.0 qu’est l’Allemagne contemporaine, nouvelle terre d’immigration. Les personnages déjouent la fatalité avec humour et offrent un bel exemple de tolérance, sans jamais tomber dans le piège d’une morale universaliste aux accents trop mièvres. Alors que les protagonistes proviennent d’horizons on ne peut plus conflictuels, ils doivent affronter les mêmes difficultés de la vie. Tous deux font face aux services sociaux qui mènent la vie dure à leur désir d’intégration, à leur entourage dont les idées sont bien arrêtées, et à tous ces gens qui pensent savoir mieux qu’eux comment se comporter devant le fait accompli. Pourtant ceux-là ne réfléchissent que par leurs habitudes à prendre un parti et à remuer les plaies du passé. Mais l’amitié et le présent sont ici plus forts que l’Histoire pour Alexander et Ali. Comme la lumière détruit à un moment la pellicule qu’Alexander conservait comme une relique, les clichés du passé sont oblitérés par la fraîcheur humaine née de leur rencontre. [
LITTÉRATURE
Itinéraire post-moderne Dans son plus récent livre, l’académicien Jean-Christophe Rufin raconte son pèlerinage vers Compostelle. Camille Gris Roy Le Délit
J
ean-Christophe Rufin est médecin, diplomate–ancien ambassadeur de France au Sénégal, écrivain et membre de l’Académie Française. Dans Immortelle Randonnée–Compostelle malgré moi, récit paru en avril 2013, il raconte son parcours à pied sur le Chemin du Nord jusqu’à StJacques de Compostelle. L’auteur y partage avec humour et autodérision ses anecdotes du Chemin, et dresse le portrait du «pèlerin du XXIème siècle». Il dévoile à travers ce récit de voyage les facettes à la fois modernes et historiques de la célèbre randonnée. L’Auteur de L’Abyssin (Prix Goncourt 1997) était de passage au Salon du livre de Montréal en novembre dernier. L’académicien y a présenté la nouvelle édition en images de son livre, illustrée par des photographies du travailleur humanitaire québécois Marc Vachon. Il a accepté de répondre à quelques questions du Délit. Le Délit: Pourquoi avez-vous souhaité publier une édition en images d'Immortelle Randonnée? Qu'avez-vous ressenti sur le chemin la deuxième fois? Jean-Christophe Rufin: Les lecteurs d'Immortelle randonnée avaient aimé le côté «décalé» de mon récit. Quand on m'a proposé d'en faire une édition illustrée, je souhaitais garder ce décalage dans les photos. J'ai pensé que Marc Vachon, avec ses
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Arts & Culture
origines québécoises et son immense expérience de l'humanitaire, porterait sur le Chemin de St-Jacques un regard original. Cependant, je ne l'ai pas refait entièrement à pied cette fois-ci. Je me suis rendu en voiture aux endroits qui m'avaient marqués. Le contact en voiture est très différent. La dimension d'effort manque. Les choses paraissent plus prosaïques et plus décevantes quand on ne les a pas «méritées» et attendues pendant des heures et des heures d'effort. LD: Le Chemin de Compostelle revient «à la mode» depuis quelques années: à votre avis, quel est le sens du chemin de St-Jacques aujourd'hui? JCR: Le Chemin est ouvert à tous. Bien sûr, il est fréquenté par des chrétiens qui y voient un itinéraire religieux. Mais il est aussi parcouru par bien d'autres personnes, ayant d'autres croyances, ou même agnostiques. Ces personnes sont sensibles au caractère spirituel du chemin, au travail qu'il opère sur l'esprit, à la liberté qu'il donne, au contact avec la nature. Le Chemin de St-Jacques est un itinéraire post-moderne! LD: Le mot «pèlerin» conserve-t-il toujours la même signification? JCR: Le randonneur qui emprunte un itinéraire de Compostelle devient un pèlerin. C'est souvent à son insu et j'ai été très surpris la première fois que j'ai entendu quelqu'un me désigner comme ça.
LD: En faisant le chemin, alors que vous ne cherchiez peut-être rien en particulier, qu'avez-vous trouvé? JCR: J'ai trouvé le dépouillement, la richesse de posséder le moins possible, de ne prendre sur son dos, au sens propre comme au figuré, que «l'essentiel». Cet essentiel varie pour chacun d'entre nous et un des mérites du Chemin, c'est de vous aider à comprendre ce qui pour vous est essentiel. Je suis devenu moins boulimique de projets et d'engagements. Un peu plus sage, peut-être.
LD: Qu'avez-vous pensé de votre passage à Montréal au Salon du livre? Qu'est-ce que la rencontre avec son public lecteur apporte à un écrivain? JCR: J'aime beaucoup le salon de Montréal. Il a beau être immense et très fréquenté, on s'y sent au calme. On a le temps de discuter avec les lecteurs, d'échanger. L'écriture est un métier solitaire. La rencontre avec les lecteurs permet de savoir à qui on parle. C'est un grand réconfort. [
LD: Vous avez exercé plusieurs métiers. Quels conseils donneriez-vous à de jeunes étudiants qui souhaiteraient se lancer dans l'une de ces professions? JCR: Ce sont des carrières très différentes! Je ne suis passé de l'une à l'autre que par un concours de circonstances. Médecin, je me suis engagé dans l'humanitaire et cela m'a conduit jusqu'à exercer des fonctions officielles dans la diplomatie. Quant à l'écriture, c'est une passion intime, la volonté de partager les émotions et les expériences que la vie m'a apportées. LD: Quels sont vos prochains projets d'écriture? JCR: Je publie en mars prochain un court roman qui met en scène un chien. C'est un roman sur la fidélité, ses paradoxes et ses limites. L'histoire se passe au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Romain Hainaut / Le Délit
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Société
Romain Hainaut/Le Délit
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RÉFLEXION
Rencontrer l’ailleurs
Le voyage nous enseigne autant qu’il implique une part de renoncement.
Léa Frydman Le Délit
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ifférents motifs poussent les hommes à franchir les frontières de leur pays natal: la réussite économique, l’ouverture à l’autre, ou encore simplement l’accomplissement d’un rêve. Qu’ils soient contraints par des évènements ou qu’ils le fassent par choix, ils découvrent autant qu’ils abandonnent une partie d’eux-mêmes lors de chaque voyage. Voyager pour s’évader Alors que la technique se développe et démocratise les transports, le voyage se fait de plus en plus accessible. Le nombre de déplacements à l’échelle mondiale a doublé dans les 40 dernières années. Parmi ces flux humains, 1 milliard d’entre eux sont motivés par des intentions touristiques. Qui n’a jamais songé à des paysages où n’éclosent que rareté et exotisme? Des cadres teintés de rose et d’or nous sont aujourd’hui vendus comme des icônes, retouchés en coulisses à l’ordinateur. Nous dépeignant des horizons infinis, les agences de voyage fleurissent. Il y a, c’est sûr, une idéalisation de ce qui nous est inaccessible. «N’importe où hors du monde» est là où aimerait se trouver Baudelaire, lui bel et bien désillusionné. Le réel voyage serait, en un sens, la vision que nous nous en faisons. Cet attrait mystique d’autres contrées lointaines est peut être en réalité une illusion: nous ne
les cherchons pas pour elles-mêmes mais c’est l’évasion qui est une fin en soi. À la rencontre de l’autre Pourtant derrière ce mirage, il y a dans l’expérience du voyage aussi une rétribution sur le plan humain. Aller au-delà de son paysage quotidien, c’est s’affranchir des limites qui nous sont posées par le cloisonnement de nos habitudes. «J’ai rencontré à l’île d’Orléans (Québec) un adolescent de mon âge qui a arrêté d’aller en cours bien avant l’université. C’est l’une des personnes les plus cultivées et intéressantes avec qui j’aie jamais parlé. De l’auberge qu’il gère j’ai dû marcher 45 minutes pour arriver au supermarché le plus proche. Il n’y a pas de restaurant dans les environs», témoigne Eva, étudiante à McGill. Sortir du système de pensée formaté de nos métropoles, d’un parcours académique qui s’impose à nous par culture presque comme une obligation, c’est alors découvrir qu’il y a un univers hors du nôtre. Dans ce dernier il est bon de se perdre pour mieux s’y retrouver. «J’ai passé un mois dans un orphelinat au Vietnam. Je ne parlais pas la langue. On communiquait comme on pouvait. J’y ai redécouvert ma patience», raconte Marie-Alix. Voyager, c’est aussi échapper à soi-même et remettre en question notre rapport à l’humain. C’est libérer notre regard et du même coup réduire la distance qui nous sépare des autres.
[ le délit · le mardi 14 janvier 2014 · delitfrancais.com
L’abandon nécessaire Conscient de cette réalité, de plus en plus nombreux sont ceux qui refusent de continuer à fouler la terre de leur région natale. À ce jour, plus de 210 millions d’êtres humains, -soit 3% de la population mondiale- résident hors de leur lieu de naissance. Parmi eux, une minorité d’étudiants. «Je viens d’une petite ville. Tout le monde y connaît tout le monde. Ça devenait étouffant», confie Julia, une étudiante de la faculté de Gestion. Plus de 20% des élèves de McGill proviennent d’un autre territoire que le Québec, et parmi ceux nés dans la région, 25,5% sont d’un autre endroit que Montréal. Du Québec, beaucoup sont venus chercher un cadre éducatif à la renommée mondiale. Du reste, nombreux cherchent un tremplin international. «McGill, c’est le juste compromis entre un modèle américain, bilingue, ouvert sur l’international, avec, dans la ville de Montréal, la possibilité de continuer à parler et écrire en français», confie Hugo, venu de Paris. Étudier à l’étranger peut être une façon de mieux réussir, donc, en se confrontant à de nouveaux horizons. L’étudiant abandonne aussi une partie de sa personne en quittant le domicile familial. L’attachement s’amplifie de manière rétrospective. Nous sommes alors plus enclins à chérir le confort du foyer quitté. C’est un candide déracinement que celui de l’étudiant, mais il implique de réels enjeux personnels. Parfois, par ambition, nous tournons le dos à un être particulièrement cher et malgré les réseaux sociaux, les Skype, Facebook, Twitter,
Whatsapp, Viber et Facetime, il est impossible de combler par un contact immatériel le vide spatial qui laisse place à un creux sentimental. Chacun laisse loin de lui un proche avec un brin d’amertume. Partir pour vivre Pour beaucoup, par ailleurs, l’exil est forcé par des réalités géo-politiques. En effet, plus d’un dixième des 210 millions mentionnés plus haut sont des réfugiés, qui fuient de chez eux les guerres ou les répressions politiques. Près des deux-tiers d’entre eux partent vers des pays disposant de meilleurs moyens économiques, que ce soit de l’Égypte au Qatar, ou encore en direction de l’Europe. Ceux-là sont arrachés à leur culture, à leur famille et à leur patrie. «Ne reviens jamais», dit sa mère à l’auteure et cinéaste iranienne Marjane Satrapi dans Persepolis, «l’Iran n’est pas pour toi.» Le public entend ces mots avec un amer pressentiment, après avoir vu l’héroïne du film dépérir en Autriche, perdue sans ses attaches culturelles. La marginalisation, la stigmatisation, et les douleurs qui en résultent sont indéniablement liées, elles aussi, à la mobilité humaine. L’individu alors tangue à la croisée des chemins qu’il trace. Cette instabilité humaine engage la notion même d’identité. Nous portons nos empreintes génétiques et généalogiques, certes. Mais restent nos origines sociales, culturelles, et familiales. C’est la remise en question de celles-ci qu’engagent nos aventures.[
Société
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OPINION
Une politique en danger Il y a tant à revoir dans la bonne conduite de l’Association Étudiante de l’Université McGill. Théo Bourgery Le Délit
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our la première fois depuis plusieurs années, le 13 novembre 2013, le quorum de l’Assemblée générale (AG) extraordinaire de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) était atteint haut la main. Au menu, un vote vital de la part des étudiants pour permettre à Gert’s, le bar universitaire, de rester ouvert. Un autre pour officialiser le Conseil d’administration (Board of Directors, BoD), élément légal incontournable pour ratifier de nombreuses décisions de l’AÉUM, notamment par rapport à son budget. Il s’en est fallu de peu. Le 11 octobre dernier, lors de l’AG semestrielle obligatoire, seule une cinquantaine de personnes s’étaient présentées dans la salle de bal du bâtiment Shatner, bien trop spacieuse pour l’événement. Aucunes des motions présentées ne pouvaient alors être officialisées, la rencontre devenant automatiquement un forum législatif, sans aucun pouvoir légal. Une AG extraordinaire, mentionnée plus haut, a du être mise en place. Quant à la ratification de la nouvelle constitution, but important pour la présidente de l’AÉUM, Katie Larson, elle fut officialisée lors du référendum semestriel. Les applaudissements qui ont fusé à l’annonce du quorum ont été bien mérités; cela faisait longtemps que cent personnes ne s’étaient pas retrouvées pour faire passer des motions nécessaires à la bonne conduite de l’association. Le dernier quorum en date est celui de février 2012 – qui n’avait pas tenu pendant toute l’AG. Des étudiants apolitiques? Un fatalisme flagrant semble s’être installé chez les membres de l’exécutif, qui considèrent que tout espoir est vain pour motiver les étudiants à participer à la
politique du campus. Katie Larson a ellemême admis ne pas avoir fait beaucoup d’efforts pour rendre visible la dernière AG, considérant que c’était une «perte de temps». Josh Redel, ancien président de l’AÉUM (2012-2013), constatait à l’AG d’Automne 2013 avec tristesse que «quoi que l’on fasse, les étudiants ne sont pas intéressés». Contrairement à sa successeure, il avait investi beaucoup de temps et de moyens dans la promotion de l’AG du semestre d’hiver 2013. Le quorum n’avait pas été atteint. Alors que la politique universitaire semble vouée à l’échec et dénuée de toute pertinence, deux questions doivent être impérativement posées. Les étudiants en premier cycle de l’Université McGill sontils effectivement apathiques? Ensuite, quelles mesures peuvent être prises dans le court terme pour remédier à ce grand manque de participation? Jacob Greenspon, vice-président aux affaires académiques de l’Association Étudiante de la Faculté des Arts (AÉFA) de McGill, admet, en entrevue avec Le Délit que «les étudiants ne considèrent pas que les associations étudiantes peuvent répondre à leurs besoins». Il constate que beaucoup d’entre eux sont prêts à apporter des changements au campus, mais n’ont pas le réflexe de se tourner vers leur association facultaire, ou plus largement vers l’AÉUM. Une opinion que ne partage pas Brian Farnan, vice-président aux affaires internes de l’AÉUM. Pour lui, «la neutralité est un choix politique». Il n’est donc pas question d’apathie, mais plutôt de décision rationnelle de la part des étudiants de ne pas participer. Pour ensuite se contredire, clamant que le manque d’intérêt n’est qu’une preuve de la peur que certains étudiants peuvent avoir devant une structure institutionnelle si grande, impossible à comprendre au premier abord.
Tous les deux n’ont pas tort. Le modèle organisationnel de l’association, que ce soit lors de décisions internes, ou lors de décisions incluant l’administration de l’université, est un véritable cauchemar en termes d’administration. Peu sont capables de comprendre le déroulement exact de l’adoption des motions, qu’elles soient présentées lors d’une AG ou lors du conseil législatif bi-mensuel de l’AÉUM. Katie Larson elle-même s’est vue plusieurs fois corrigée par la Présidente de l’assemblée lors de l’AG d’automne. Qu’il faille un minimum de complexité administrative, cela se comprend: l’AÉUM ne pourrait se permettre d’accepter toutes les requêtes de tous les étudiants, une limite institutionnelle se fait donc nécessaire. Mais le nombre insensé de différentes instances pour mettre en marche une motion particulière (surtout lorsque l’administration de McGill a aussi son mot à dire, comme pour la création d’un nouveau programme d’études) peut en effrayer beaucoup, et ce pour le reste de leur temps à McGill. Brian Farnan a vu juste; et cela doit changer. L’art de savoir d’adapter Cela peut-il changer? Au niveau constitutionnel, cela demanderait du temps (parce qu’une ratification massive s’ensuivrait) et de la patience de la part de l’équipe exécutive, mais la machine peut s’émanciper. Ce qui semble manquer en revanche, c’est bien la motivation de l’équipe en question, qui semble aujourd’hui proche de zéro. La Présidente apparaît comme absente de la politique du campus; ce n’est que lors des conseils législatifs et des AG que la population étudiante a l’honneur de voir ses traits. Énorme contraste avec Josh Redel, son prédécesseur, qui organisait régulièrement des rencontres avec les étudiants pour améliorer l’espace qui est le leur dans l’enceinte de l’université. Rien, de la part de
Larson, n’est mis en avant: aucune des décisions n’est présentée au public, l’usage des réseaux sociaux est tout simplement inexistant. Et Jacob Greenspon d’admettre qu’une «concentration sur les réseaux sociaux est aujourd’hui nécessaire». Katie Larson, qui avait indiqué au Délit qu’elle répondrait à nos questions par courriel, n’a jamais ni répondu, ni accusé réception de nos relances. Qui plus est, c’est toute la construction légale (logique) de l’AÉUM qui doit être remise en question. Comme le proposait l’article du Délit «Petite crise du système» (voir vol.103, num. 9), il faudrait peut-être que les candidats à la présidence se présentent avec leur propre équipe de vice-présidents, pour éviter le manque de communication, mais aussi les différences d’idéologie au sein de l’exécutif, qui semble être en ce moment plutôt hétérogène. «En d’autres termes, citait l’article, il s’agit [d’éviter] de voter pour un président national, puis pour ses ministres.» En février 2011, Augustin Chabrol rapportait pour Le Délit qu’une motion avait été présentée pour abolir l’existence de l’AG. L’idée, si elle a été refusée, n’est pas dénuée de sens. N’y aurait-il pas de meilleures manières, peut-être de façon moins procédurale, d’entendre les requêtes des étudiants? C’est ce qu’estime le président de l’AÉFA Justin Fletcher, qui explique au Délit que l’AG de l’AÉFA n’aura lieu qu’à la demande des étudiants eux-mêmes. De quelle manière se déroulera donc l’AG? Cela n’est pas clair. Une source proche du Délit affirme de plus que l’AG aura tout de même lieu. Si la décision semble radicale, il est tout de même plus que nécessaire de revoir la façon dont toute l’association est aujourd’hui construite; elle doit surtout s’adapter aux étudiants, et non pas l’inverse. Il serait d’ailleurs sage d’aller chercher des idées chez ses derniers. Mais, nous dit-on, c’est «une perte de temps».[
Romain Hainaut
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[ le délit · le mardi 14 janvier 2014 · delitfrancais.com
VIE ÉTUDIANTE
La folie des classements
Les classements universitaires, très inégaux, sont déterminants pour les étudiants. Julia Denis Le Délit
«M
cGill, Numéro 1 au Canada depuis 9 ans». Cette courte phrase saute aux yeux de tout visiteur du site internet de l’université comme un message de fierté et de résurrection après la dégringolade du début d’année. En effet, depuis septembre les résultats des divers classements universitaires mondiaux sont des plus vexants pour notre communauté: 21e selon QS (soit le pire score de McGill depuis 2007, où elle était au 12e rang), 35e pour le Times, 58e selon le classement de Shanghai, et toujours derrière l’université de Toronto. Heureusement que le classement Maclean, qui prend en compte 49 universités canadiennes, nomme encore McGill comme la plus prestigieuse du pays! Heureusement? Pourquoi accordons nous tant d’importance à ces classements dont on comprend peu la méthodologie? Quelle est cette folie actuelle des classements universitaires?
frais de scolarité, étendent le cercle des anciens élèves, apportent une ouverture d’esprit, créent une image cosmopolite, séduisent les employeurs, et attirent toujours un peu plus de nouveaux étudiants étrangers. Un phénomène qu’on pourrait rebaptiser le cercle vertueux des classements internationaux. Des outils Cependant même s’ils sont un outil des plus utiles, les divers classements universitaires peuvent être remis en cause. Tous n’ont pas les mêmes critères et leur méthodologie peut donc être questionnée. Quand QS concentre 50% de son jugement sur la «réputation» d’une institution (soit 40% à propos de la «réputation académique» et 10% sur la «réputation auprès des employeurs»), Maclean n’utilise ce critère que pour 20% de sa note finale. Une telle différence explique
Une vitrine mondiale Oui, on peut bel et bien parler de folie quand on voit le nombre de classements plus ou moins spécialisés qui florissent dans les journaux ou sur la toile. On peut aussi parler de folie quand les réseaux sociaux s’affolent ou se jouent de la gifle que Toronto inflige à McGill. On peut parler de folie quand 70% des étudiants de première année interrogés à McGill par Le Délit avouent que la fameuse (et tant regrettée) 18e place de McGill était l’une des trois raisons les plus importante dans leur choix d’orientation. Une obsession pour cette preuve de pedigree annuelle que la principale Suzanne Fortier justifie en expliquant que «nous devons rester vigilants, sachant que la course pour les talents se fait au niveau mondial». Il faudrait donc, selon cette observation, faire remonter McGill dans ces classements car ils forment l’une des premières zones de contact avec les étudiants étrangers. Soigner l’image d’une université devient alors logique quand on sait que ces cerveaux de la mondialisation sont un véritable retour sur investissement: ils payent les plus lourds
ces écarts entre les classements et pose un doute sur leur véracité et leur applicabilité. D’autant plus qu’on peut aussi s’interroger sur les sources utilisées. Par exemple, si nous restons concentrés sur le critère de la réputation, celui-ci est estimé par sondages. Une certaine dose de subjectivité et d’erreur entre alors en jeu. Le principe de créer des classements mondiaux est aussi très critiquable. C’est ainsi que T. Lui, dans la Gazette de Montréal, affirme que ceux-ci sont plus utiles quand ils sont effectués à une échelle locale. En effet comment un classement américain ou anglais pourrait-il comparer et juger dans une même catégorie des universités américaines et françaises? Ce sont différents types d’enseignements, avec des méthodes et des modes de fonctionnements que l’on pourrait presque qualifier d’opposés. Les inscrire dans un même classement
reviendrait à faire un podium olympique mêlant boxeurs de plus de 100kg et judokas poids plume. Les classements universitaires sont donc finalement un outil contestable de notre société toujours plus «accro» au prestige et à la compétition. On peut évidemment comprendre la nécessité de comparer les universités et de s’assurer le meilleur choix, car chacun d’entre nous sait que la compétition sera plus que rude sur le marché du travail. Autant donc avoir de bonnes cartes dans son jeu, de bonnes universités sur son CV. Mais n’oublions pas que ces classements en cachent d’autres. Ainsi les 17 meilleures universités américaines (selon US News) sont aussi les 17 universités américaines les plus stressantes et les plus propices au suicide (selon le site web d’information Dailybeast). Une folie des classements qui s’avère être une réelle maladie mortelle.[
Romain Hainaut/Le Délit
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