Le Délit

Page 1

delitfrancais.com Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill

Le mardi 18 février 2014 | Volume 103 Numéro 16

Mets ton crédit photo entre mes deux exergues depuis 1977


Éditorial

Volume 103 NumĂŠro 16

Le seul journal francophone de l’UniversitÊ McGill

rec@delitfrancais.com

Gouvernement d’idÊes ou de stratÊgies? Camille Gris Roy Le DÊlit

C

e n’est mĂŞme pas encore officiellement annoncĂŠ et pourtant le mot est sur toutes les lèvres: ÂŤĂŠlectionsÂť. Oui, on s’attend très (très) probablement Ă retourner aux urnes dans quelques semaines. De toutes façons, ce n’est un secret pour personne. On en parlait dĂŠjĂ Ă l’automne dernier, jusqu’à ce que la grande famille pĂŠquiste se retire au chalet pour dĂŠcider qu’en fin de compte il n’y aurait pas d’Êlections tout de suite. Mais, cette fois, c’est comme si on ĂŠtait dĂŠjĂ en pleine campagne. Les dĂŠputĂŠs ne tiennent plus sur leurs sièges Ă l’AssemblĂŠe nationale. Chacun y va de son pronostic; certains libĂŠraux s’avouent mĂŞme dĂŠjĂ vaincus, comme Henri-François Gautrin, dĂŠputĂŠ de Verdun, qui accorde bien volontiers la victoire au Parti QuĂŠbĂŠcois (PQ). On lui aura demandĂŠ de calmer ses ardeurs: les ĂŠlections ne sont mĂŞme pas encore confirmĂŠes, après tout. Mais on le sait, la route est pavĂŠe. Le ministre Marceau dĂŠposera jeudi prochain son deuxième budget: un budget ÂŤprĂŠĂŠlectoralÂť, comme on l’entend partout dans les mĂŠdias. DĂŠclencher des ĂŠlections si vite, un an et demi après avoir ĂŠtĂŠ ĂŠlu, c’est tout Ă fait normal pour un gouvernement minoritaire. Mais les ĂŠlections Ă date fixe, ça n’Êtait pas une idĂŠe du PQ, justement? Ce n’est pas un cap qu’on devait franchir? Principalement parce que pendant des annĂŠes Jean Charest et les libĂŠraux ont jouĂŠ sur le système. C’est facile en effet de provoquer une ĂŠlection, de ÂŤfaire exprèsÂť de ne pas trouver de compromis quand on sent qu’on est fort dans les sondages et qu’on pourrait passer majoritaire facilement.

Au final c’est bien malheureux, parce qu’en attendant on continuera d’Êviter de parler des ÂŤvraies chosesÂť. Quand on se met en ÂŤmode ĂŠlectionsÂť, on a plus le temps de dĂŠbattre des vrais sujets, non? On laisse tout ça pour après. Certains projets de lois n’arriveront donc sĂťrement pas Ă bout avant les ĂŠlections, notamment le très important projet sur les soins en fin de vie. De ces un an et demi, qu’est-ce qu’on retiendra? D’abord une victoire opportuniste, en pleine crise ĂŠtudiante, alors que le PQ se prĂŠsentait comme le parti qui allait changer les choses et apaiser les tensions. Deux ou trois coups de balais et on est passĂŠ Ă la suite. La suite c’Êtait, pour rĂŠsumer, une ÂŤCharte des valeursÂť, un document prĂŠtendument ÂŤurgentÂť pour l’avenir du QuĂŠbec. Plus urgent que les hĂ´pitaux, l’Êducation, l’emploi..? Mais dans ces prochaines ĂŠlections le PQ pourra bien uniquement jouer sur ce projet, qui lui a attirĂŠ des soutiens non nĂŠgligeables d’une bonne partie de la population. Et puis personne au gouvernement n’ira se vanter Ă la place du bilan ĂŠconomique des derniers dix-huit mois. De toute façon, en face il n’y a pas beaucoup d’opposition. S’il y a quelque chose que cette ĂŠlection doit apporter de nouveau, ce sera peut-ĂŞtre le dĂŠclin de la Coalition Avenir QuĂŠbec (CAQ). C’est tout. Ă€ l’AssemblĂŠe nationale on s’active, donc. Les politiciens se prĂŠparent. Il faudra Ă nouveau dĂŠbattre, convaincre, faire du porte-Ă -porte, trouver des ÂŤcandidats-vedettesÂť: bref jouer le jeu classique d’une ĂŠlection. Bizarrement c’est comme si seule la classe politique avait envie d’y jouer, Ă ce jeu-lĂ . Peut-ĂŞtre parce que nous, les ĂŠlecteurs, on s’attendait Ă autre chose? Ă€ un programme, un projet de sociĂŠtĂŠ dĂŠveloppĂŠ sur plusieurs annĂŠes. Dans tous les cas on s’impliquera dans ces ĂŠlections et on ira voter, bien sĂťr. [

APPEL DE CANDIDATURES La SociĂŠtĂŠ des publications du Daily, ĂŠditeur du DĂŠlit et du McGill Daily, est Ă la recherche de candidat(e)s pour combler

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE L’assemblÊe gÊnÊrale annuelle de la SociÊtÊ des publications du Daily (SPD), Êditeur du McGill Daily et du DÊlit, se tiendra

mercredi le 26 mars au Leacock 26 à 17h30 Les membres de la SPD sont cordialement invitÊs. La prÊsence des candidats au conseil d’administration est obligatoire.

plusieurs postes Êtudiants sur son Conseil d’administration.

Couverture Images: CÊcile Amiot Montage: Romain Hainaut BUREAU PUBLICITAIRE 3480 SVF .D5BWJTI CVSFBV #t MontrÊal (QuÊbec) H3A 1X9 TÊlÊphone : +1 514 398-6790 TÊlÊcopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org PublicitÊ et direction gÊnÊrale Boris Shedov ReprÊsentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Lauriane Giroux, Mathieu MÊnard, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Anqi Zhang

Conseil d’administration de la SociÊtÊ des publications du Daily (SPD) Queen Arsem-O’Malley, Amina Batyreva, ThÊo Bourgery, Jacqueline Brandon, Hera Chan, Benjamin Elgie, Camille Gris Roy, Boris Shedov, Samantha Shier, Juan Camilo Velzquez Buritica, Anqi Zhang

Les candidat(e)s doivent être Êtudiant(e)s à McGill, inscrit(e)s à la prochaine session d’automne et disponibles pour siÊger au Conseil d’administration jusqu’au 30 avril 2015. Les membres du Conseil se rÊunissent au moins une fois par mois pour discuter de la gestion des journaux et pour prendre des dÊcisions administratives importantes.

L’usage du masculin dans les pages du DÊlit vise à allÊger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.

Les candidat(e)s doivent envoyer leur curriculum vitae ainsi qu’une lettre d’intention d’au plus 500 mots à chair@dailypublications.org, au plus tard le mardi 25 mars à 17 h. La pÊriode de nomination commence le mardi 11 mars.

Le DÊlit *44/ FTU QVCMJ� MB QMVQBSU EFT NBSEJT QBS MB SociÊtÊ des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant ÊtÊ auparavent rÊservÊs, incluant les articles de la CUP). L’Êquipe du DÊlit n’endosse pas nÊcessairement les produits dont la publicitÊ paraÎt dans ce journal.ImprimÊ sur du papier recyclÊ format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (QuÊbec). Le DÊlit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et du Carrefour international de la presse universitaire francophone (CIPUF).

Pour plus d’informations, contactez-nous: chair@dailypublications.org

2 Éditorial

RÉDACTION 3480 SVF .D5BWJTI CVSFBV #t MontrÊal (QuÊbec) H3A 1X9 TÊlÊphone : +1 514 398-6784 TÊlÊcopieur : +1 514 398-8318 RÊdactrice en chef rec@delitfrancais.com Camille Gris Roy ActualitÊs actualites@delitfrancais.com Alexandra Nadeau LÊo Arcay Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com Thomas Simonneau Joseph Boju SociÊtÊ societe@delitfrancais.com Côme de Grandmaison Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com ThÊo Bourgery Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com CÊcile Amiot Romain Hainaut Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Claire Launay Anne Pouzargues Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu MÊnard Coordonnatrice des rÊseaux sociaux rÊso@delitfrancais.com Margot Fortin Collaborateurs Thomas Cole Baron, Michael Blais, Zoe Carlton, SÊbastien Daigle, Gilles Dry, Gwenn Duval, CÊline Fabre, LÊa Frydman, Étienne Gratton, Katia Habra, Aliaume Leroy, LÊa Marcel, Sao-Mai Nguyen, Édouard Paul, Esther Perrin Tabarly, Baptiste Rinner, Philippe Robichaud, ChloÊ Roset

Les opinions exprimĂŠes dans ces pages ne reflètent pas nĂŠcessairement celles de l’UniversitĂŠ McGill.

[ le dÊlit ¡ le mardi 18 fÊvrier 2014¡ delitfrancais.com


Actualités actualites@delitfrancais.com

CAMPUS

L’espoir africain Une convention, un continent. Aliaume Leroy Le Délit

T

out au long de la semaine dernière, la Société des étudiants africains de McGill a organisé des ateliers, des panels de discussion, ainsi que des présentations sur une variété de thèmes allant du rôle des femmes à l’importance des systèmes de télécommunications sur le continent africain. Nommé «Africa: Next Generation Convention», cet événement a débuté le lundi 6 février par un panel de discussion autour de la question suivante: «À qui l’Afrique appartient-elle?» Regroupant quatre spécialistes, dont le professeur de sciences politiques à McGill Rex Brynen, ainsi que le consule général d’Egypte Amin Meleika (membre du service diplomatique égyptien depuis 1987), le panel a abordé quatre sujets. D’abord, la position de l’Afrique dans l’ère de la mondialisation, ensuite les relations de l’Afrique avec le reste du monde et la présence étrangère sur le continent africain, puis la question de la stabilité politique mais aussi de la sécurité alimentaire, et, finalement, le rôle des organisations non gouvernementales et leur impact sur la souveraineté nationale des pays africains. George Frederic Kamituga KibalaBauer, ancien vce-président à l’éducation de la Société des étudiants africains de McGill, estime que cette première session n’était pas à la hauteur de ses attentes. Tout d’abord, les intervenants ne maîtri-

saient pas assez bien leur sujet. De plus, «ils auraient mieux fait de se concentrer sur l’émergence des relations économiques entre l’Afrique du sud-ouest et l’Amérique latine», commente-t-il. Un thème qui, à ses yeux, est peu mentionné par les médias internationaux malgré son importance majeure pour le futur de ces deux régions du monde. Cependant, George insiste sur le fait que ses déceptions ne sont aucunement dues à l’organisation de la convention qui respecte à merveille les buts assignés par ses promoteurs. Quel sont les objectifs de cette convention? Pour George et son successeur, Beemnet Alemayehu, «Africa: Next Generation Convention» a pour but d’étendre les sujets abordés par la conférence de l’an dernier tout en assurant une certaine continuité. «Alors que la conférence précédente était une sorte d’expérimentation sociale, centrée sur la diaspora africaine à McGill, le but de cette année est vraiment d’entendre des personnes ayant une expertise et une expérience profondes de l’Afrique afin de confronter notre perspective académique à des situations réelles», dit Beemnet. En effet, le site Internet de la convention articule formellement cet objectif: «‘‘Africa: Next Generation Convention’’ a été créée pour offrir aux étudiants et jeunes professionnels passionnés par le continent africain une plate-forme pour discuter, créer, et découvrir, à travers l’aide de personnes qui ont fait et continuent de faire la différence sur

Romain Hainaut / Le Délit ce continent, des façons de faire avancer l’Afrique.» Cette convention est aussi une passerelle pour la conférence de l’année prochaine. Selon Beemnet, cette troisième convention abordera les responsabilités des Africains par rapport à la politique, l’économie, l’éducation ainsi que l’environnement sur leur propre continent. Vis à vis de l’organisation de «Africa: Next Generation Convention», les verdicts de George et Beemnet sont similaires. Les

deux s’accordent pour dire que cet événement est bien mieux structuré que la convention de l’an passé. «Il est vrai que nous aimerions planifier des conférences avec des intellectuels ayant une renommé mondiale. Cependant, il faut reconnaître qu’il est déjà impressionnant pour des deuxièmes années à l’université d’organiser un tel événement», nuance Beemnet. Il conclut avec optimisme: «c’est un pas de plus dans la bonne direction.» [

Journées de la justice sociale Chacun a le droit à sa vision du bonheur. Chloé Roset Le Délit

L

es journées de la justice sociale ont eu lieu du 9 au 14 février à McGill: une occasion pour sensibiliser les étudiants aux enjeux globaux et locaux de notre société. Le thème de cette année: «Des amoureux et des combattants» (Lovers and Fighters). Les journées de la justice sociale sont un événement annuel organisé et fondé par le Groupe de recherche en intérêt public de McGill (GRIP-McGill) ainsi que par l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM). Pour cette neuvième édition, de nombreux organismes locaux se sont associés au projet, tels que Aids Community Care Montreal (ACCM), Inclusive Mental Health, le collectif des immigrants hispaniques à Montréal, Cinema Politica, Arc-en-Ciel d’Afrique, Art Contre la Charte et bien d’autres. Une dizaine de conférences étaient organisées, abordant des sujets aussi variés que la neurodiversité,

les stigmas associés au VIH ou encore le quotidien des femmes musulmanes. Le GRIP-McGill Le GRIP, à l’origine du projet, a été fondé au début des années 1970, en pleine guerre du Vietnam. À l’époque, le créateur, Ralph Nader, cherchait à encourager la population étudiante à œuvrer pour le changement au sein du système. Il croyait fermement que certains moyens d’action établis (tel que la recherche, le fait d’adopter des lois ou de porter une cause devant la cour) étaient plus efficaces que les manifestations. Ce sont ces valeurs-là qui l’ont poussé à introduire ce type de résistance dans la vie quotidienne de l’université. Depuis 2001, GRIP-McGill a mis un point d’honneur à s’opposer à toute forme d’oppression vécue à travers la société. Le bonheur, une idée imposée Dans le cadre des Journées de la justice sociale, la conférence «Self Care:

[le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

Critical Perspectives on Oprah, Capitalism, and Happiness» a eu lieu le vendredi 14 février dernier. Andrea Figueroa et Kira Page ont mené une discussion de groupe visant à réfléchir à l’idée de développent personnel et de la prise en charge de soi. Les deux intervenantes ont apporté un point de vue critique concernant l’idée de bonheur qui nous est imposée par la société. Comme l’a expliqué Kira Page, l’idée de bonheur est bien souvent intrinsèquement liée à une certaine notion de réussite professionnelle et familiale, ainsi qu’à une certaine norme concernant notre santé physique et mentale. Ainsi, lorsque l’on sort de cette norme, il est difficile d’envisager avoir accès au bonheur, ce concept si abstrait auquel chacun de nous se doit d’aspirer. Andrea Figueroa et Kira Page ont également cherché à mettre en lumière l’idée selon laquelle le bonheur est un concept indissociable des valeurs capitalistes sur lesquelles repose notre société. En effet, l’idée

selon laquelle des individus épanouis sont plus productifs et capables de créer plus de richesses est extrêmement répandue dans la littérature récente sur le sujet. De plus, sans forcément en avoir conscience, nous nous inscrivons dans une histoire linéaire où la société nous pousse à prendre soin de nous afin de rester productif sur une longue période de temps. Ainsi, Andrea Figueroa explique que nous sommes constamment poussés à nous améliorer dans le but d’avoir toujours plus accès au bonheur. Cela pousse chacun à croire que cet accès au bonheur doit être vécu comme une quête personnelle et que chacun est capable d’y arriver. À l’inverse, le fait de ne pas être heureux est vécu comme un échec personnel, et non comme un échec du système dans lequel nous vivons. La conférence avait pour but de permettre à chacun d’exprimer son point de vue sur ces idées rarement remises en cause par le courant de pensée dominant. [

Actualités

3


CAMPUS

Livre blanc de la jeunesse Les réactions des jeunes fusent à propos de la nouvelle politique jeunesse. Alexandra Nadeau & Margot Fortin Le Délit

D

ès 2015, les jeunes québécois pourraient avoir accès à un nouveau «service citoyen» leur étant destiné. En effet, le gouvernement péquiste a annoncé qu’il mettrait en place de nouvelles initiatives qui se veulent une réponse aux besoins actuels des jeunes. Ces initiatives sont rassemblées dans le Livre blanc sur la Politique québécoise de la jeunesse, intitulé «Une génération aux multiples aspirations». Ce document, dévoilé au début du mois de février par la première ministre Pauline Marois et son adjoint parlementaire (volet jeunesse) et député de Laval-des-Rapides, Léo Bureau-Blouin, expose les quatre grandes orientations du gouvernement en matière de politiques jeunesse au Québec. D’abord, la promotion de saines habitudes de vie, ensuite l’amélioration des milieux scolaires pour décourager le décrochage scolaire, puis un service citoyen pour aider les jeunes dans leur cheminement professionnel et finalement la promotion d’un meilleur équilibre travail-école-famille. C’est la création d’un «service citoyen» qui a retenu l’attention du public au cours des dernières semaines. Cette nouvelle initiative s’adresse aux jeunes qui ne sont pas aux études et qui n’ont pas d’emploi. «On veut permettre aux jeunes qui sont en âge collégial ou universitaire de vivre une expérience d’engagement, d’implication, qui peut aller de quelques mois à une année», explique Léo Bureau-Blouin en entrevue avec Le Délit. Comme le dit le député, ce service répond au désir des jeunes de s’impliquer dans leur communauté, au Québec comme à l’étranger. Il vise également à permettre aux jeunes de découvrir leurs centres d’intérêts afin de les amener à faire des choix éclairés dans leur futur parcours scolaire ou professionnel. Cette idée est inspirée de ce qui s’est fait notamment en France et aux États-Unis. «[En France] ça a eu un impact extrêmement positif sur le cheminement personnel des différents participants», explique Léo Bureau-Blouin. Réaction des jeunes Le 4 février dernier, jour du dévoilement du Livre blanc, les organismes jeunesses semblaient être généralement satisfaits de la démarche du gouvernement. Les communiqués de presse encensant le produit final de la consultation «Destination 2030» fusaient de toute part: la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), l’organisme Place aux jeunes en région et l’organisme Force Jeunesse, par exemple, ont tous exprimé leur enthousiasme dans la foulée du dévoilement. Quelques jours plus tard, toutefois, des dissensions ont commencé à faire surface. Pour certains groupes jeunesse à vocation environnementale, par exemple, les auteurs du Livre blanc ont omis d’y inclure une préoccupation majeure des jeunes: le développement durable. Jérôme Normand, directeur général de l’organisme ENvironnement JEUnesse (ENJEU), rappelle que la dernière politique jeunesse du gouvernement du Québec avait

4 Actualités

Gwenn Duval / Le Délit identifié le développement durable comme l’un des six «défis» à aborder dans sa stratégie jeunesse. Avec le dépôt de ce Livre blanc, Jérôme Normand s’attendait donc à des gestes concrets indiquant une volonté gouvernementale de «passer au niveau supérieur» en la matière. En entrevue avec Le Délit, le directeur général d’ENJEU exprime sa déception quant à l’absence de vision environnementale dans la nouvelle politique jeunesse: «jamais dans le Livre blanc la notion de transversalité de l'application du développement durable n'apparaît. À un seul endroit, en quelques lignes, on parle de l'importance de l'environnement pour certains jeunes.»

«Jamais dans le Livre blanc

la notion de transversalité de l’application du développement durable n’apparaît.»

Dans le cadre de la consultation «Destination 2030», l’organisme ENJEU avait participé à l’organisation d’un café citoyen de manière à permettre à des jeunes d’«échanger et de lancer des idées pendant une journée entière sur l'importance du développement durable pour eux et dans leur milieu de vie». Il apparaît toutefois que cet effort n’aura pas suffit à convaincre le gouvernement du Québec de l’importance de considérer la notion de développement durable de façon transversale dans chacune de ses initiatives jeunesses. Léo Bureau-Blouin soutient que plusieurs consultations ont eu lieu dans le cadre de la préparation du Livre blanc et que le volet développement durable «n’est pas beaucoup ressorti des consultations». Il dit toutefois que le projet n’est pas coulé dans le béton,

et que les prochaines étapes viseront à tenir une commission parlementaire pour continuer de récolter les opinions des citoyens et des organisations. «Le but est de modifier le document d’origine, de voir ce qu’on peut y améliorer», commente Léo Bureau-Blouin.

(selon sa page Internet), a vu son financement aboli par le gouvernement fédéral il y a déjà quelques années. Pour Catherine Drouin, ancienne participante et co-signataire de la lettre ouverte, l’instauration de ce

Service citoyen Tandis que des groupes comme ENvironnement JEUnesse et le Regroupement national des conseils régionaux de l’environnement (RNCREQ) ont fait savoir leur mécontentement par rapport à l’absence de leurs préoccupations dans le Livre blanc, d’autres groupes, comme Katimavik, y ont toutefois trouvé leur compte. Si l’absence de la notion de développement durable dans la nouvelle politique jeunesse a peu retenu l’attention des médias québécois, l’instauration d’un «service civique» pour les jeunes a fait couler beaucoup d’encre. En réaction à cette annonce, des anciens participants du programme jeunesse de service volontaire Katimavik ont co-signé une lettre ouverte traduisant leur enthousiasme: «si elle n’est pas nouvelle, l’idée n’en est pas moins excellente, et plus actuelle que jamais pour notre génération. Nous, les anciens de Katimavik, sommes probablement les mieux placés pour vous le dire. Car le service volontaire –civique ou citoyen–, nous l’avons vécu, ici, chez nous. Et c’est une expérience qui a changé nos vies. Du tout au tout.» Léo Bureau-Blouin confirme d’ailleurs que le nouveau service citoyen a des objectifs similaires à Katimavik. L’organisme Katimavik, qui a pour mission de «pourvoir les jeunes de moyens leur permettant de devenir des citoyens responsables qui apportent un changement positif dans leurs vies et dans leur communauté»

civique» est] excellente, et plus actuelle que jamais pour notre génération.»

«[...] L’idée [d’un «service

«service civique» pourrait permettre de remettre cette mission à l’ordre du jour: «le fait que le gouvernement québécois reconnaisse l’importance de l’engagement des jeunes pour une société meilleure rejoint les valeurs fondamentales et le message de Katimavik. Comme je suis une ancienne toujours impliquée avec le programme, cela me rejoint aussi», dit Catherine. En route vers les élections? Si le Livre blanc sur la Politique québécoise de la jeunesse vise à promouvoir l’engagement des jeunes, Pauline Marois a également énoncé son souhait que ce projet incite plus de jeunes à aller voter. Sachant qu’il est fort problable que des élections soient déclenchées dans la province dans les prochaines semaines, ce nouveau projet jeunesse représente-t-il une stratégie électorale? À cela, Léo Bureau-Blouin répond que ce n’est pas le cas. Le projet est en développement depuis environ un an et «c’est une démarche de fond, une démarche authentique», dit-il. «C’est sûr que je souhaite que cette initiative démontre qu’on s’intéresse aux jeunes. […] C’est sûr que ça a comme effet d’amener davantage de gens à s’intéresser à la chose publique», conclut Léo Bureau-Blouin. [

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


INTERNATIONAL

Trop de règles pour les journalistes Quand Jeux olympiques riment avec censure et intimidation. Esther Perrin Tabarly Le Délit

D

epuis plus d’une semaine déjà, les Jeux olympiques (JO) d’hiver ont commencé à Sotchi. La couverture médiatique est gigantesque. Trois milliards de personnes ont suivi la cérémonie d’ouverture à la télévision le 7 février dernier, selon une estimation du comité organisateur. Toutefois, un rapport de Reporters sans frontières (RSF) a lancé un sujet sensible: quelles sont les pressions sur les journalistes dans ces Jeux? Y a-t-il vraiment une liberté de la presse? On l’a compris dès la cérémonie d’ouverture: Vladimir Poutine, le président russe, veut en mettre plein la vue. Sotchi est en quelque sorte devenue une vitrine du pays, grâce sa réputation de ville moderne, progressiste et libérale. Poussée sous les projecteurs par la mère Russie, elle est soudain devenue le gigantesque chantier des JO. Ce que fera ressortir Sotchi pendant les semaines à venir semble être le souci premier du gouvernement russe, et cela est sans doute une raison suffisante pour tenir d’une poigne de fer les fils de la couverture médiatique. Le rapport de RSF intitulé «Sotchi, le journalisme indépendant: un sport de combat» cite entre autres l’histoire du journal hebdomadaire Mestnaïa, souvent critiqué par les autorités locales. Ce cas est le récit d’une perquisition au local et de la violente agression du rédacteur en chef Arkady Lander. On

y parle aussi du cas de la journaliste Svetlana Kravtchenko, qui a été l’objet de plusieurs tentatives d’intimidations, de menaces et de poursuites judiciaires pour sa plume qui questionne de façon récurrente la corruption. Tant d’exemples qui semblent témoigner de la pression exercée sur les journalistes. Et on ne dit pas tout. Les quelques journalistes qui osent chercher une vérité ne sont pas les plus influents. Le rapport de RSF cite Kravtchenko: «les Jeux, on n’en parle qu’en positif, comme d’un défunt.»

Certaines mesures mettent aussi des bâtons dans les roues de la couverture médiatique internationale. Le comité olympique a délivré 2800 accréditations pour les journalistes pour la durée des jeux. RSF explique les conditions de sélection pour ces accréditations. Stipulant que le nombre de correspondants à accréditer était trop grand, le comité d’organisation a lancé un concours sur le thème «Ta star sportive». Certains médias ont refusé d’y participer, considérant que ce sujet était bien

Léa Marcel / Le Délit

trop subjectif et qu’il permettrait aux frottemanches de prendre le dessus sur les journalistes honnêtes. En outre, le comité d’organisation a prévu des mesures de sécurité extrêmes. Le territoire environnant est géographiquement divisé en «zones interdites» et «zones contrôlées». Pour l’occasion, les personnes accréditées ont été recensées et les policiers ont pour ordre de les contrôler et fouiller. Mais, surtout, un décret interdit tout simplement «tout rassemblement, meeting, manifestation, cortège ou piquet» en dehors des événements officiels des Jeux. Bref, tant d’entraves au travail des journalistes (et à un nombre assez important de libertés fondamentales) qui, encore une fois, poussent à se demander si l’information libre est une norme en Russie, ou plutôt une illusion. Bien sûr, l’attention internationale a permis un effet de mégaphone probablement profitable aux critiques des médias locaux. On a entendu parler des mille et une raisons pour lesquelles les JO devraient être boycottés. L’explosion de certains scandales a poussé certains pays à militer à travers leur équipe olympique même (on pense notamment au Canada). Mais ce monstre de pression sur le travail de centaines de journalistes, sur les milliers d’articles qui doivent être écrits et sur les milliers d’images qui seront publiées, reste très alarmant, surtout si on considère que la liberté de la presse est un fondement de la liberté humaine. [

La Société des Publications du Daily présente la

SEMAINE DU JOURNALISME ÉTUDIANT 2014

S R A M 1 2 I D E R D N E V U A S R A M 8 1 I DU MARD La tradition continue, des rencontres et des discussions avec des professionnels du milieu des médias. Restez à lʼaffut des prochaines nouvelles!


MONTRÉAL

Léa Marcel Le Délit

L

a place Émilie-Gamelin était remplie en ce vendredi 14 février. Une foule s’est rassemblée afin de démontrer sa solidarité à l’égard des femmes autochtones disparues et assassinées. Cette marche organisée par l’association Missing Justice avait pour but de dénoncer une réalité sociale inacceptable: la discrimination des femmes autochtones au Canada. C’est la cinquième année qu’a lieu cette marche à Montréal, et, à travers l’Île de la Tortue, plusieurs marches semblables se sont tenues en ce même jour. Une prière autochtone remerciant la Terre pour sa bienveillance a initié le début de cet événement, suivi de plusieurs performances musicales traditionnelles inuits, ainsi que de prises de paroles de diverses organisations pour le droit des femmes. Missing Justice a dénoncé «le racisme systémique, le sexisme, et la négligence dont les femmes autochtones sont quoti-

Marche autochtone diennement victimes à travers les médias, le système judiciaire et les forces policières». Un chiffre effrayant est présenté: au Canada, les femmes autochtones sont cinq fois plus susceptibles que les autres femmes de mourir des suites d’agressions violentes. Anne Aude, qui travaille pour l’organisation Stella, groupe de soutien aux femmes prostituées, n’hésite pas à avancer que les populations autochtones et inuits sont victimes d’un «génocide» depuis l’arrivée des colons au Canada. La police est qualifiée d’assassine puisqu’elle «tue et viole les femmes autochtones en toute impunité». Les services médicaux sont dépeints comme des bourreaux de par leurs «valeurs radicales blanches» et d’un historique de stérilisation à l’égard de ces femmes autochtones. Pour elle, la société entière est coupable de ces crimes en raison de son inertie complète face à ce problème social alarmant. Parmi la foule hétéroclite marchant à travers les rues de Montréal, on peut y rencontrer de nombreux étudiants. Gabriella et

Zoë Carlton / Le Délit

Cindy, rencontrées séparément, confient au Délit que leur présence ici ce soir «est avant tout de nature féministe, car ces crimes perpétrés à l’égard des femmes autochtones sont un exemple supplémentaire des discriminations et violences auxquelles la femme est victime au sein de la société à l’échelle mondiale». Zoey, également étudiante, est une activiste luttant pour la reconnaissance des droits des populations autochtones au Canada. Elle déclare au Délit: «le Canada est un pays raciste avec une longue histoire de colonisation, où le gouvernement dénie les droits fondamentaux des populations autochtones. Il est temps que cela cesse et que nous nous allions tous afin de faire bouger les choses de manière plus radicale. L’éducation est sacrée et se doit d’être disséminée dès la petite école afin que les mentalités changent.» Michel, un Canadien ayant vécut dans sa jeunesse au sein d’une réserve inuit, raconte au Délit que le problème de base vient du fait que la police persécute de manière durable les populations autochto-

nes. Elles sont donc dans l’incapacité de bénéficier d’une protection viable, notamment les femmes, qui sont les plus vulnérables. D’après lui, le gouvernement devrait donner plus de droits aux autochtones, tout en s’assurant que leur culture reste préservée. Idle No More aujourd’hui Un an après le lancement du mouvement Idle No More, luttant pour les droits des populations autochtones au Canada, en opposition au gouvernement fédéral de Stephen Harper entreprenant des réformes discriminatives envers les Premières Nations, la situation reste statique. Pour beaucoup des manifestants présents à cette marche, leur solidarité était évidemment destinée aux femmes autochtones disparues, mais également aux populations amérindiennes en général. Pour les participants à la marche, l’oppression dure depuis très longtemps, et il est temps que des réformes concrètes soient entreprises afin que l’égalité pour tous prévale. [

Carrés roses contrecarrés Céline Fabre

D

epuis maintenant cinq semaines, aucune agression n’a été déclarée aux policiers du poste 22 du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) du Village gai de Montréal. Auparavant, dans la semaine précédant cette accalmie, pas moins de six attaques avaient été rapportées. Les citoyens se réjouissent donc du succès de l’augmentation du nombre de policiers les soirs de fin de semaine entre minuit et quatre heures du matin. Le carré rose, organisation bénévole fondée le 14 décembre dernier en réponse aux agressions survenues, a ainsi décidé d’organiser une marche festive le 14 février sur Sainte-Catherine Est pour célébrer cette réussite, et encourager la vague de changements dont elle est l’initiative. C’est au bar Mado, à cinq minutes de la station Beaudry que l’événement démarre. Les objectifs formulés par le porte-parole du carré rose, Louis-Alain Robitaille, sont clairs: se réunir et faire pression sur les élus afin de contrer l’homophobie et l’insécurité dans le Village. Il explique que le mouvement s’est formé en réponse à une montée de violence qui nécessitait une solution rapide et efficace: «une victime de plus c’est une victime de trop.» Par exemple, un étudiant à HEC Montréal s’est déplacé en ce 14 février par solidarité envers certains de ses amis qui ont été victimes d’agressions physiques, de vol de voiture ou de cambriolage. Selon lui, il est important d’en parler et d’encourager les gens à déclarer les délits dont ils ont souffert. Le nouveau maire de Montréal, Denis Coderre, est lui aussi venu soutenir le mouvement. Durant son discours, il insiste sur l’importance d’accroître la conscience collective. Il fait part de son engagement concernant les ennuis de la vie communautaire dans son ensemble, notamment les problèmes liés aux itinérants qui, selon certains manifestants, viennent trouver refuge au Village après

6 Actualités

avoir été exclus du centre-ville. Pour finir, il ouvre le débat sur l’installation de caméras de surveillance en assurant le maintien d’un juste milieu entre contrôle public et vie privée. Les participants du mouvement craignent-ils l’augmentation du nombre de policiers et le projet d’installation de caméras de surveillance? La peur de l’État policier et de l’atteinte à la vie privée est encore bien loin vu le niveau de surveillance présent et la quantité d’efforts qu’il reste à fournir, soutient Nathalie, citoyenne du Village. De plus, rappelle Louis-Alain Robitaille lors de son discours, pour l’instant le nombre d’heures de surveillance a seulement été augmenté de six heures par semaine, ce qui ne nuit pas à la liberté de la communauté. De manière générale, les marcheurs présents sont des résidents du quartier qui se sont déplacés par solidarité, mais qui attendent aussi d’autres changements quant à l’avenir du Village. Ivan, un résident du quartier, raconte avec nostalgie la transformation à laquelle il a assisté ces dernières années. Depuis à peu près deux ans, une hausse de la délinquance a augmenté l’insécurité, ce qui a eu une répercussion inquiétante sur l’activité économique du secteur, explique-t-il en pointant un restaurant qui a maintenant fermé ses portes. Bien que l’augmentation de la visibilité policière soit une réussite, le mouvement du carré rose ne voit pas cela comme l’unique solution au problème. Les 3800 membres de l’organisation se sentent aussi concernés par des problèmes de moyen et long terme. Ils ont pour objectif la collaboration avec des partenaires sociaux tels que la Société de développement commercial (SDC) ainsi que l’augmentation de leur budget pour obtenir des mesures dans une optique plus durable. Peut-être qu’alors le Village redeviendra un lieu sécuritaire pour tous? Les citoyens semblent en tout cas mobilisés pour soulever le débat et agir en conséquence. [

Thomas Cole Baron / Le Délit Gwenn Duval Le Délit

U

ne cinquantaine de manifestants se sont réunis au métro Beaudry le 14 février, pour protester contre l’accroissement de la présence policière et la prolifération de caméras de surveillance dans le Village gai de Montréal. Les manifestants s’y revendiquent en opposition aux «carrés roses», soutenant que l’augmentation de la surveillance policière n’est pas garante de la diminution des formes de violences qui sévissent dans le quartier. «Fuck the police, no justice, no peace» scandent les manifestants devant la ligne de policiers qui s’est dessinée sur la rue Sainte-Catherine, empêchant une potentielle rencontre entre les deux groupes de manifestants. Soulevant les mauvaises relations qu’a pu entretenir le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) avec la communauté gaie du Village par le passé, un pamphlet distribué à la sortie du métro Beaudry relate les interventions policières qualifiées d’excessives par les manifestants. De l’intervention en 1990 au Sex Garage pendant laquelle les policiers ont retiré leur badge pour tabasser les fêtards, jusqu’à la descente au Torn Curtain en 2011, une chronologie des blessures subies par la communauté gaie de Montréal est retracée. «Encore un prétexte de la chambre de commerce pour un nettoyage social. Celui qui a initié le mouvement du carré rose, c’est un agent immobilier» déclare Amélie, militante. Pour elle comme pour plusieurs

de ses concitoyens, la lutte contre la violence homophobe ne se résout pas par l’augmentation des effectifs policiers: cette «fausse solution» ne peut assurer la cohésion dans le quartier. De plus, elle rappelle les noms de Jean-François Nadreau, Farshad Mohammadi, Mario Hamel et Michel Berniquez qui ont péri sous les balles des policiers alors qu’ils étaient en détresse. C’est sans compter le décès récent d’Alain Magloire, le 3 février 2014. L’homme était armé d’un marteau et l’intervention s’est soldée par un coup de feu. Pour les militants de ce côté-ci de la rue Beaudry, «la police c’est du monde comme toi pis moi qui ont des guns et qui ont la mauvaise habitude de tuer des personnes marginalisées», comme l’indique ce qui est écrit sur le pamphlet qui circule. Emmanuel, un manifestant, soutient que «jouer du sentiment d’insécurité qui s’associe aux problèmes d’itinérance, de prostitution et de toxicomanie pour instaurer une surveillance policière accrue risque de renforcer le rejet de la classe sociale défavorisée sans rien régler». La manifestation est déclarée illégale dix minutes après que le groupe a amorcé un mouvement vers le coin de la rue. Les manifestants remontent la rue Beaudry jusqu’à Maisonneuve et redescendent Amherst en bloquant la circulation. Après une pause d’une dizaine de minutes en face à face avec la police au coin de la rue Sainte-Catherine, ils se dispersent pour aller rejoindre la «marche des femmes autochtones disparues ou assassinées». [

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


POLITIQUE FÉDÉRALE

Budget fédéral 2014 Empiètement sur les compétences provinciales. Thomas Cole Baron

L

e ministre des Finances du Canada, Jim Flaherty, a dévoilé le mardi 11 février le nouveau budget canadien pour l’année 2014. Son dixième budget est marqué non seulement par un focus sur les travailleurs et les étudiants, mais aussi par une continuation de sa politique d’austérité, ce qui a entraîné les critiques de plusieurs provinces au pays. Le gouvernement conservateur de Stephan Harper se concentre sur l’atteinte de l’équilibre budgétaire en 2015. Le budget inclut de nouveaux fonds alloués aux infrastructures, à la recherche universitaire, et à l’assistance aux chômeurs. Une augmentation de 50 sous par paquet de cigarettes et un délai de trois ans pour l’achat des nouveaux équipements pour l’armée sont également prévus.

Un fait marquant du nouveau budget est l’ajout de 1,5 milliards de dollars pour la recherche universitaire. Cette somme vise à soutenir la recherche dans les domaines de la science, des technologies et de l’économie dans les institutions partout au Canada. «Ceci est un moment essentiel pour l’excellence en recherche et en innovation au Canada», a dit aux médias David Barnard, président de l’Université du Manitoba et du conseil d’administration de l’Association des universités et collèges du Canada, en répondant au budget. Outre ces nouveaux fonds de recherche, le gouvernement versera plus de 100 millions de dollars en prêts sans intérêt pour le Programme canadien de prêts aux apprentis, une extension du Programme canadien de prêts aux étudiants. Ce dernier programme accorde des prêts de 4000 dollars sans intérêt pour les étudiants en stage. Ce projet fait

partie du plan des conservateurs de financer les programmes ciblés au développement de la main d’œuvre. La Subvention canadienne pour l’emploi est un des programmes définis dans le budget. Le taux de chômage au Canada demeurant à 7%, cette subvention donne l’opportunité aux Canadiens de recevoir la formation dont ils ont besoin pour pouvoir occuper les emplois disponibles. Jusqu’à la sortie du budget, le gouvernement fédéral n’avait pas encore atteint un accord avec les provinces afin de mettre ce projet à l’œuvre. Cependant, Monsieur Flaherty a déclaré que son gouvernement va aller de l’avant avec ce projet, avec ou sans la coopération des provinces. Par conséquent, les provinces, le Québec inclus, attaquent le ministre Flaherty et son budget. La première ministre québécoise Pauline Marois dénonce le gouvernement fédéral en disant qu’il veut s’immiscer dans

Romain Hainaut / Le Délit

une compétence provinciale, surtout avec la Subvention canadienne pour l’emploi. Elle reproche au gouvernement fédéral de gâcher des fonds fédéraux pour les mesures de formation alors que le Québec détient déjà des programmes qui touchent à la formation des travailleurs. «Je suis outrée de ce qu'il y a dans le budget fédéral. Ils sont entêtés comme c'est pas possible, ils font payer le prix aux Québécois», déclare Madame Marois en point de presse. «Ils veulent absolument dépenser de l'argent à côté des systèmes que l'on a et ils n'ont même pas d'institution pour être capables de gérer le tout», a-t-elle ajouté. «Il ne négocie pas, il veut nous imposer sa décision, ce qui est inacceptable. C'est du véritable gaspillage». Elle critique aussi les nouveaux fonds fédéraux pour la recherche universitaire. Elle explique que l’éducation tombe sous les pouvoirs provinciaux et qu’il vaudrait mieux donner ces fonds directement aux provinces pour qu’elles puissent l’appliquer comme elles le veulent. Madame Marois n’est pas la seule politicienne qui critique le gouvernement fédéral. La première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, a contesté la décision du gouvernement de couper la répartition de financement en Ontario. «Monsieur Flaherty semble être concentré sur l’austérité», a-t-elle décrié. Le ministre Flaherty a répondu en disant que c’est à cause de la croissance de l’économie ontarienne que la province ne reçoit plus autant de financement qu’avant. S’attendant à ces reproches, Monsieur Flaherty a dit: «quelques personnes disent que le budget est ennuyeux. Je considère ça comme un compliment.» [

En exclusivité web cette semaine: l’article «Claude Ryan, 10 ans plus tard». Léa Frydman revient sur le symposium organisé en mémoire de l’ancien premier ministre et journaliste. www.delitfrancais.com OPINION

Déforme électorale Étienne A. Gratton Le Délit

L

es conservateurs n’ont jamais été reconnus pour leurs grands principes de démocratie. Du scandale des appels automatisés à celui qui sévit présentement au Sénat, en passant par les affaires Del Mastro et Penashue et le dossier des prisonniers afghans, la loi sur l’intégrité des élections n’est qu’un sombre ajout à la longue liste d’irrégularités crasses et d’irrespects idéologiques caractéristiques du gouvernement. Le projet de loi C-23, ou «Loi sur l’intégrité des élections», n’est ni plus, ni moins qu’une attaque frontale à notre système électoral. Il affectera parmi les groupes les plus à même d’être exclus d’une participation active et régulière à l’exercice électoral: les jeunes, les aînés et les autochtones. Bizarrement trois groupes qui ne forment pas traditionnellement une grande part de la base conservatrice. La loi prévoit en effet d’éliminer la possibilité de s’identifier au bureau de vote avec sa carte d’électeur ou qu’une tierce personne puisse répondre, ce qui compli-

que les choses pour les étudiants sur leur campus universitaire, pour les personnes âgées vivant en résidence ou pour les autochtones sur une réserve. Le ministre d’État Poilièvre a tenté de justifier son projet de loi en effectuant un rapprochement entre ces méthodes d’identification et la fraude électorale. Or, aucune donnée, pas même dans le rapport Neufeld cité par le gouvernement, ne permet de confirmer ce rapprochement. Pourtant, plus de 100 000 électeurs, selon les premières estimations de Marc Mayrand, le directeur général des élections (DGE), pourraient être directement touchés par les changements idéologiques à la loi électorale voulus par les conservateurs. Qui plus est, et de manière encore plus douteuse, le gouvernement retirera à Élections Canada non seulement le mandat, mais aussi le droit de faire des campagnes de sensibilisation à l’exercice du droit de vote, pour la simple et très mauvaise raison que de telles campagnes sont inefficaces. Raison de plus pourtant, au (gros bon) sens de plusieurs, de donner au DGE plus de pouvoirs, de moyens, de

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

ressources, au lieu de le cloîtrer dans un rôle abrutissant de simple administrateur électoral. En présentant le projet de loi C-23, le gouvernement va à l’encontre d’un courant observable dans plusieurs pays de l’OCDE. En Australie, en Nouvelle-Zélande, en Grande-Bretagne et même aux États-Unis, on cherche à étendre l’universalité réelle du droit de vote ainsi qu’à améliorer sa praticabilité. Le vote électronique et par Internet sont des avenues considérées, voire déjà empruntées par certains de ces pays. Or, la «Loi sur l’intégrité des élections» réduira considérablement la latitude qu’aura Élections Canada pour aller de l’avant avec des projets pilotes en ce sens. En effet, toute implantation du vote électronique devra recevoir au préalable l’accord du Parlement (dont, belle ironie s’il en est une, le Sénat, qui restera à majorité conservatrice même au-delà de 2015). Remarquons ici qu’un haut taux de participation n’a jamais particulièrement avantagé les conservateurs, qui se sont fait élire en 2011 par moins de 25% des Canadiens et Canadiennes (environ 40% des voies pour un taux de participation de 60%). Pas éton-

nant, donc, de les voir fermer la porte sur des projets comme le vote électronique ou par Internet qui pourraient inciter plus d’électeurs (comme par exemple les 18-34 ans, de plus en plus et de mieux en mieux branchés) à exercer leur droit. Inutile de dire qu’on ne devrait pas badiner avec les élections. Quoi de plus fondamental, en effet, à notre démocratie? Parcimonie, large consensus et prudence sont de mise lorsqu’on entreprend de les réformer. Or, voilà bien l’exact contraire de la façon de faire du gouvernement dans ce dossier. Lu pour une première fois en chambre le 4 février, puis envoyé –sous bâillon, faut-il le préciser– en comité le 10, le document de 250 pages de jargon juridique ne fera pas l’objet de l’examen minutieux qui lui est dû. Le ministre veut son adoption au plus tard le 1er mai, moins de trois mois après son dépôt initial. C’est dire tout le cynisme habitant ce gouvernement de coulisses: il sait que ce projet de loi est, comme bien d’autres de son cru, une insulte à notre démocratie et espère s’en tirer en forçant son adoption le plus rapidement possible afin de ne pas attirer l’œil inquisiteur de l’électorat. Lui donnerons-nous tort? [

Actualités

7


Société

Sans L

societe@delitfrancais.com

Certains étudiants n’hésitent pas à sacrifier l Côme de Grandmaison & Édouard Paul Le Délit

L

es drogues dites «récréatives» fleurissent dans les milieux étudiants. 60% des 76 étudiants de McGill interrogés par Le Délit admettent en avoir déjà consommé, dont 21% au moins une fois par semaine. De même, les ligues sportives universitaires font face à l’usage intempestif de stéroïdes par des athlètes en quête de performances toujours plus impressionnantes. Mais qu’en est-il d’un autre «type» de drogue, celui que certains surnomment le «stéroïde académique» ou Adderall? Amphétamine mon amour L’Adderall n’est pas une drogue illégale, comme la cocaïne ou l’ecstasy. C’est d’abord un médicament utilisé afin de traiter le «Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité» ou TDAH («ADHD» en anglais). Ce médicament répond au nom générique de «sels mixtes d’amphétamines à libération prolongée», et est prescrit uniquement sur ordonnance. Une fois prescrit, le dosage adéquat est long à mettre en place: il varie pour chaque personne et l’efficacité ainsi que la nondangerosité de ce produit ne sont garanties qu’à condition de suivre scrupuleusement les recommandations d’un médecin. Autrement, l’usage intempestif de l’Adderall peut provoquer des effets secondaires comme de la nervosité, des troubles de l’appétit, une sécheresse dans la bouche, ou des changements d’humeur. Un étudiant en première année en Développement International à McGill, a indiqué au Délit avoir pris à plusieurs reprises de l’Adderall sans prescription, afin d’accroître sa concentration pour étudier en urgence. Il avoue avoir subi des effets secondaires: «j’étais assoiffé, très agité, et n’avais plus vraiment d’appétit.» Il ne faut cependant pas négliger les étudiants souffrant réellement de TDAH, qui prennent de l’Adderall à des fins médicales. Une étudiante en troisième année en Développement International explique ainsi au Délit qu’à la suite d’un diagnostic précis établi par un psychologue, elle a été amenée à prendre de l’Adderall. Mais là aussi, malgré le suivi médical très précis, elle a expérimenté des effets secondaires: «j’ai développé un trouble anxieux qui s’est aggravé avec les années. Je faisais des crises de panique assez terrifiantes régulièrement. J’ai longtemps cru que j’étais profondément anxieuse par nature et que le problème ne se résorberait jamais, puis j’ai fait le lien avec l’Adderall et j’ai arrêté d’en prendre. Le trouble anxieux a disparu et les crises de panique aussi.» Selon les personnes, les effets secondaires peuvent donc être plus ou moins marqués. Mais, comme le rappelle cette étudiante, «même pour une personne qui a été diagnostiquée et qui est suivie par un médecin, il est très difficile de trouver le bon médicament, la bonne dose. On y parvient après beaucoup d'essais et d’erreurs.

8

Une personne qui s'en procure sans l'avis d'un médecin prend le risque de consommer une dose aléatoire et l'effet peut être dangereux». Ainsi, l’Adderall ne serait pas quelque chose à prendre à la légère. Cet avis est confirmé par les spécialistes de la santé: «les étudiants pensent que ces drogues sont plus sûres que les drogues de rue (comme la cocaïne ou la méthamphétamine par exemple, ndlr), mais en réalité leurs effets sont très similaires, et elles peuvent être hautement addictives», écrit Natalie Rich dans un article du journal Huffington Post («Using study drugs to get higher grades: why you should think twice», du 9 avril 2013, «Solliciter les drogues pour obtenir de meilleures notes: pourquoi il faut y réfléchir à deux fois», traduction libre). En effet la structure chimique de l’Adderall, qui accroît la production de dopamine, est très proche de celle de la méthamphétamine. Pauline Vitte, étudiante en deuxième année de la Faculté de Sciences à McGill, explique ainsi que les effets secondaires sont variés et bien réels, et ce pour des raisons chimiques: les amphétamines présentes dans l’Adderall influent sur la libération de dopamine (cf. schéma), qui transmet entre autres les messages liés aux mouvements, à la concentration, à l’humeur et au sommeil. Un usage détourné Selon un sondage organisé par Le Délit, 25% des 76 étudiants de McGill interrogés reconnaissent avoir déjà pris de l’Adderall. C’est moins que le nombre d’étudiants ayant déjà consommé des drogues «récréatives». Mais plus que les chiffres communiqués par le Département de la santé et des services sociaux des États-Unis, qui indiquaient que seulement 5% des Américains entre 18 et 25 ans avaient déjà utilisés des «drogues d’étude» (Adderall ou Ritalin). Ces chiffres sont néanmoins à relativiser, car ils ne prennent pas en compte uniquement des étudiants et datent d’il y a trois ans (2011). De plus, les étudiants de McGill ayant répondu à notre sondage ont tout à fait pu prendre de l’Adderall de manière légale, ce que l’étude américaine ne prenait pas en compte. Néanmoins, la production, et donc la consommation illicite (et même licite) d’Adderall et autres «drogues d’études» a fortement augmenté ces dernières années: rien qu’entre 1993 et 2001, la DEA («Drug Enforcement Administration» –service de police fédéral américain) avait noté une hausse de la production d’Adderall (et de Dexedrine, un médicament aux effets similaires à ceux de l’Adderall) de 5767%! Cela soulève la question suivante: comment se procure-t-on un médicament sans avoir d’ordonnance nominale? En effet, toutes les personnes prenant de l’Adderall n’ont pas été diagnostiquées avec un TDAH: selon une étude publiée dans le Journal of American College Health («Illicit use of prescribed stimulant medication among college

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

students, «L’usage illicite de médicaments prescrits par les étudiants d’université»), le TDAH touche «approximativement 3 à 7% des enfants scolarisés». Bien moins que les 25% des 76 étudiants de McGill ayant

«

La structure chimique de l’Adderall est très proche de celle de la méthamphétamine.»

admis avoir déjà consommé de l’Adderall dans le récent sondage du Délit. Nous avons aussi pu contacter un étudiant en deuxième année de Mathématiques à McGill, qui nous explique qu’il a pu se procurer des pilules d’Adderall grâce à une ordonnance fournie par le Service de santé mentale de l’Université McGill, après seulement deux rendezvous. Il les a utilisées en partie pour son usage personnel. Mais d’autres étudiants, ayant témoigné sur le site du quotidien le New York Times (dans le recueil de témoignages interactif «In their own words: Study drug», du 9 juin 2012) expliquent s’en être procuré de manière illégale, comme cette étudiante de Chicago: «comme la charge de travail grandissait, ma recherche d’Adderall commença. En moins de 24 heures j’avais cinq pilules en poche, pour simplement 5 dollars.» Son témoignage s’intitule «5 dollars pour un A». Les «dealers» d’Adderall sont nombreux, se le procurant euxmêmes illégalement, ou comme l’étudiant en Mathématiques précédemment cité, via une ordonnance. Ce dernier nous expli-

que qu’il vendait des pilules l’année dernière, et qu’une seule d’entre elles pouvait se vendre jusqu’à 20 dollars. «La demande était beaucoup plus forte pendant les examens», ajoute-t-il. Une réponse à la pression? Les raisons d’un tel phénomène qu’on qualifie de «dopage académique» résident tout d’abord dans l’impression grandissante qu’ont les étudiants devant une charge de travail qu’ils jugent trop

importante. Face à ce qui leur est demandé et la prise de conscience qu’ils ne seront pas capables d’atteindre les objectifs fixés dans les délais impartis, certains étudiants se résolvent à augmenter leur capacité de concentration a l’aide d’une drogue. Cette augmentation de leur propre productivité est purement artificielle et temporaire, mais sert aux étudiants à atteindre leurs

«

Les étudiants ne prendraient pas de drogues d’études si la charge de travail et le niveau de stress auquel ils étaient soumis étaient normaux, et non pas aussi exagérés.» objectifs tant qu’ils sont sous l’influence de ce psychostimulant. Si le stress des étudiants apparaît comme responsable du phénomène Adderall, faut-il remettre en question le cadre dans lequel ces étudiants évoluent? La question doit se poser: les étudiants de nos jours


Limite

leur santé pour obtenir de meilleures notes.

sont-ils poussés a bout? C’est en effet ce que pense un des étudiants ayant répondu anonymement au sondage du Délit: «les étudiants ne prendraient pas de drogues d’études si la charge de travail et le niveau de stress auxquels ils sont soumis étaient normaux, et non pas aussi exagérés», commente-t-il. Cet avis est appuyé par 11% des personnes interrogées par Le Délit (sur 76 au total). En entendant parler d’un tel phénomène, on serait poussé à croire que l’étudiant lambda est submergé de tou-

Gwenn Duval / Le Délit tes parts par des échéances. On pourrait s’attaquer au système qui préfère favoriser un apprentissage par cœur nécessitant de longues heures de travail et une concentration infaillible, plutôt que d’en appeler à l’aspect critique de l’étudiant, comme étant la cause de cette charge de travail trop importante. Un système qui pousse les étudiants à accumuler les nuits blanches en préparation aux examens. C’est le cas pour l’étudiant de première année en Développement International cité précédemment qui commente: «je prenais de l’Adderall toujours quand j'avais un examen le lendemain et que je devais étudier à la dernière minute, ou quand j'avais un projet à finir!». Quelques milligrammes d’ambition La charge de travail n’est pas le seul facteur à l’origine de ce stress qui pousse des étudiants à consommer des amphétamines. Il y a également l’envie de réussir qui est assez forte pour pousser ces étudiants à la consommation. Une volonté d’être parmi les meilleurs qui pousserait

un individu à rendre toute sa capacité de concentration dépendante d’une pilule plutôt que de la soumettre à sa volonté personnelle. Lorsqu’on connaît les abus dérivant d’une telle consommation (mentionnés auparavant), il faut être très ambitieux pour être prêt à faire ce pari. Dans l’article du New York Times à propos de l’Adderall, une étudiante de vingt ans d’Atlanta explique que «l’Adderall fournit aux étudiants un A sans difficulté, et, lorsqu’il faut choisir, la plupart abandonnent leurs principes pour être capable de faire une nuit blanche quand il le faut afin d’obtenir ce GPA de 4.0» (traduction libre). Cela ne s’applique qu’aux consommateurs réguliers et non pas aux simples curieux s’étant soumis à l’épreuve dans le seul but de tester son efficacité. Ce phénomène n’est-il donc pas aussi la conséquence d’une ambition de plus en plus pathologique, chez les étudiants, poussant à n’importe quels excès lorsqu’il est question de réussite. Ce rehaussement des attentes des étudiants est-il dû à la crise économique qui les a frappés au moment même où ils définissaient justement leurs attentes professionnelles? Une crise qui les a rendus victimes d’une récession économique et d’une compression du marché du travail: d’après le Forum économique mondia, le chômage chez les jeunes en Amérique du Nord était de 17,4% en 2012 (les États-Unis ont par exemple vu le taux de chômage des 15-24 ans augmenter de cinq points de pourcentages, selon l’OCDE, entre 2007 et 2012). Ces individus se voient donc confrontés à une compétition plus importante et se doivent d’être plus performants que les autres. La prise d’Adderall est donc la conséquence directe d’une génération d’étudiants qui a de plus en plus peur quant à son futur bien-être. Une génération désabusée qui

terme, afin de permettre à son détenteur de bénéficier de la sécurité de l’emploi. Ce phénomène a donc comme conséquences de grandes inégalités entre les étudiants consommant cette drogue et ceux qui ne la consomment pas. Plus il se répandra, plus cela deviendra un problème auquel l’administration universitaire devra apporter une solution. Pour l’instant, le Code de conduite de l’étudiant et des procédures disciplinaires de McGill ne traite pas ce sujet: dans la catégorie «tricherie», seuls sont sanctionnés le plagiat, l’usurpation d’identité et l’usage d’une aide extérieure pendant un examen. Mais quelle réponse apporter? Aucun étudiant n’a envie de se voir soumis à un test de drogue avant d’entrer dans sa salle d’examen. De plus, si on laisse perdurer ce «dopage», les notes d’un étudiant ne reflèteront plus sa productivité réelle, à moins que l’individu ne soit prêt à passer le restant de sa vie active dépendant à l’Adderall pour pouvoir être efficace au travail. C’est le cas de cet homme de vingt-huit ans, originaire de Virginie, qui témoigne sur le site du New York

Times: «j’ai gradué avec les honneurs, obtenu un bon travail et suis devenu un adulte. Et vous savez-quoi? Je prends encore de l’Adderall tout le temps.» Mais il avoue que «ce n’est vraiment pas génial». S’il n’y a plus de relation entre la réussite académique et la productivité de l’individu, alors c’est tout le système éducatif qui est rendu inefficace. Le système universitaire tel que nous le connaissons ne cherche pas tellement à fournir les individus qui ont le mieux appris leurs cours mais plutôt à piocher et mettre en avant ceux qui sont les plus productifs. On ne cherche pas tellement une bonne connaissance mais une méthode efficace d’apprentissage. Bien sûr, tout est relatif, la formation de l’étudiant dans son champ d’étude demeure aussi une priorité. Ainsi, si la charge de travail est trop importante c’est que la façon de travailler n’est pas la bonne. Cependant, prendre une pilule n’est pas la solution au problème, l’individu verra sa valeur productive indexée à la consommation de ce psychostimulant dont il peut finir dépendant.[

Comment l’Adderall agit sur le corps humain – explication de Pauline Vitté

«

J’ai gradué avec les honneurs, obtenu un bon travail et suis devenu un adulte. Et vous savez quoi? Je prends encore de l’Adderall tout le temps.» sait désormais que seul le meilleur gagne, et qui est parfois prête à tout pour être élu. Concurrence déloyale Consommer de l’Adderall constitue tout de même une sorte de dopage. Beaucoup de gens considèrent cela comme de la triche visà-vis de ceux qui n’en consomment pas et qui n’ont que leur volonté personnelle pour les garder attentifs de longues heures: d’après le sondage réalisé par Le Délit, 48% des gens estiment que l’Adderall est un problème car il crée un déséquilibre entre les étudiants. Quel est le mérite à être le meilleur si on doit sa réussite à une petite pilule bleue? Cependant, de nos jours, il semble que le mérite n’a plus tellement d’importance, il s’agit avant tout de s’approprier cette première place tant désirée, ne serait-ce que pour une bourse. Ou, à

Romain Hainaut / Le Délit

L

’Adderall agit sur plusieurs neurotransmetteurs, comme par exemple l’épinéphrine (ou adrénaline) et la dopamine. Les individus atteints de TDAH souffrent parfois d’une insuffisance ou sous-activité de dopamine. La dopamine est un neurotransmetteur, c’est-à-dire une molécule relâchée par des axones dans la fente synaptique, qui, une fois liée à son récepteur, déclenche des réponses physiologiques: elle régule les mouvements, le sommeil, l’humeur, le métabolisme, mais aussi l’attention, la concentration et l’apprentissage. L’Adderall augmente les effets de la dopamine par deux moyens. Premièrement, du fait de leurs structures chimiques très proches, l’Adderrall a la capacité de se

lier aux récepteurs de dopamine, palliant les lacunes de cette dernière, et empruntant ses effets. Deuxièmement, l’Adderall empêche aussi l’action d’autres molécules habituellement chargées d’isoler la dopamine dans la fente synaptique afin d’empêcher les molécules de dopamine de se lier à leurs récepteurs. Par ces deux effets, l’Adderall augmente les réponses physiologiques normalement assurées par la dopamine, augmentant ainsi la concentration et l’attention lors de l’apprentissage, et peut entraîner un sentiment d’extase. Mais sa prise est donc souvent accompagnée d’effets secondaires tels que la perte de poids, l’insomnie, un métabolisme accru ou encore un appétit réduit.[

Société

9


UN CERTAIN REGARD

Fictions pratiques Du danger des mots. Claire Launay Le Délit

L

e jeudi 13 février dernier, Mathieu Boisvert, professeur à la Faculté d’études religieuses à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), donnait à McGill une conférence sur les hijras, une communauté qui n’a pas d’égal dans la société canadienne. Invité par l’Institut d’études islamiques de l’Université McGill, il a tenté de rendre familière à la trentaine de personnes présentes la réalité d’une communauté qu’on appellerait transsexuelle au Canada. Fruit d’une longue recherche sur le terrain, particulièrement dans les états du Maharashtra et du Rajasthan, sa recherche tente de comprendre avec précision le contexte religieux et culturel dans lequel cette communauté grandit. Au fil de son explication, il devient de plus en plus évident que la terminologie occidentale, autant francophone qu’anglophone, ne permet pas de comprendre de façon complète l’identité des hijras. Une identité plurielle Les hijras mettent au défi le vocabulaire occidental de la sexualité et de l’orientation sexuelle. Dans nos termes à nous, on les définirait comme des personnes nées de sexe masculin mais qui ont choisi de s’habiller et de vivre comme une femme. Ici, au Canada, nous les appellerions des transsexuels. Mathieu Boisvert tente au contraire d’expliquer que les définir ainsi pose une limite considérable sur la réalité de leur identité. Si, aux yeux d’une population «occidentale», les hijras sont des transsexuels par le simple fait d’être passés d’un sexe à l’autre, beaucoup d’autres critères rentrent en jeu dans le contexte indien. Le fait d’assumer un sexe différent de celui assigné à la naissance n’est qu’une partie de l’identité des hijras. Pour

commencer, ne peut devenir hijra que quelqu’un qui a subi un rituel d’initiation spécifique, assumé par un guru de la communauté. Ensuite, les hijras vivent largement entre eux, en communauté. Ceci est, d’une part, une caractéristique de leur identité –la vie communautaire, en contraste avec notre individualisme habituel– mais aussi le résultat de la stigmatisation dont ils sont victimes.

«

Ces catégories, ce sont des fictions pratiques; on en a besoin pour pouvoir parler et faire sens des choses qu’on ne connaît pas.» Le dernier élément important pour comprendre l’identité des hijras est les sphères professionnelles dans lesquelles ils évoluent. Il sont en effet largement représentés dans deux milieux professionnels aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, ces individus sont connus pour se produire dans des cérémonies religieuses et sont donc sollicités par des personnes extérieures à la communauté afin d’entreprendre des bénédictions de différents types au cours de badhai, performances artistiques à caractère sacré. De l’autre, les hijras sont sur-représentés dans le milieu du travail du sexe (kandra), en tant que prostituées. D’un point de vue religieux, les hijras se situent exactement à la frontière du sacré et du profane, du pur et de l’impur. D’après Mathieu Boisvert, «il est très difficile de parler ou d’écrire sur ces communautés-là, car ces catégories qu’on utilise ne sont pas nécessairement aussi fixes dans la réalité. Ces catégories, ce sont des fictions pratiques; on en a besoin pour pouvoir parler et faire sens de choses qu’on ne connaît pas,

Les hijras ne se définissent pas euxmêmes comme appartenant à un même sexe. Certains membres de la communauté se définissent comme hommes car ils ne sont pas encore passés par le rituel mentionné plus haut; d’autres se définissent comme femmes. Enfin, une partie se dit appartenir au troisième genre. C’est également pourquoi limiter l’identité des hijras à leur transsexualité est non seulement incomplet mais également erroné. D’autre part, d’après Mathieu Boisvert, hormis le côté héréditaire, qui ne peut exister chez les hijras pour des raisons biologiques, la communauté pourrait presque s’apparenter à une caste, dans la société indienne, surtout pour son affiliation à des professions particulières.

Le défi sémantique Appliquer un vocabulaire occidental, ou parfois tout simplement faux, dans le cas de communautés qui «ne rentrent pas dans les (nos) cases», peut s’avérer dangereux. Les hijras, nés hommes, sont parfois toujours doté d’une anatomie masculine tout en vivant comme hijra. En ayant des relations sexuelles avec des hommes, on pourrait donc les appeler homosexuels, ici, au Canada. Mais c’est ici que les choses se compliquent. On trouve des hijras dans plusieurs pays d’Asie du Sud, comme l’Inde, le Pakistan, le Népal et le Bangladesh. Au Népal, l’homosexualité est illégale, tandis que le statut de hijra, lui, est reconnu et légal. Cela nous paraît tout bonnement étrange: accorder un statut légal à une communauté qui s’adonne à des pratiques homosexuelles, tout en interdisant l’homosexualité. Incohérence du système juridique népalais, ou juste un système de valeurs différent qu’on a du mal à comprendre? En fin de compte, on oublie trop souvent que les mots qu’on utilise afin de les définir viennent de langues qui sont le reflet de nos valeurs et de notre culture. Sommes-nous donc condamnés à nous tromper dès que nous tentons de comprendre l’inconnu? Tout espoir n’est pas perdu. Si Mathieu Boisvert cherche parfois ses mots pour s’expliquer, c’est parce qu’il connait le vocabulaire hindi, plus adéquat. Tant que celui qui souhaite réellement comprendre une culture fait l’effort d’en apprendre son vocabulaire, notre compréhension de l’autre peut continuer de grandir. Et puisqu’utiliser ces «fictions pratiques» de catégories issues de nos langues à nous est nécessaire afin de transmettre, même de façon un peu limitée, nos connaissances de ses cultures, alors utilisons-les. Tant qu’on reste conscient que cette terminologie n’est pas un reflet de la réalité que l’on tente de décrire, mais, plutôt, qu’elle est un reflet de notre vision du monde de l’autre. [

des activités et de prévenir de potentiels conflits d’intérêts, elle permet aussi au gouvernement de choisir ses agents en fonction de leur passé politique. N’estce pas pratique de pouvoir ainsi écarter ceux et celles ayant milité, disons, pour le parti communiste? J’ai une impression de déjà vu. 9 février 1950, Joseph McCarthy prononce un discours dénonçant la présence de communistes au sein du département d’État et prétend même posséder une liste de 205 noms. S’enclenche alors la plus grande chasse aux sorcières moderne, mieux connue sous le nom de maccarthysme. Partout, au sein du gouvernement, dans les universités, dans les syndicats, on cherche sans répit ces agents bolchéviques infiltrés. Dans plusieurs cas, on rend obligatoire à l’embauche de prêter serment, statuant l’absence de liens avec les communistes et bolchéviques. Un seul objectif, tuer dans l’œuf l’opposition au régime capitaliste en place.

Le Québec de Maurice Duplessis a, lui aussi, vécu ses heures noires de la grande «Peur Rouge». En avance sur son temps, Duplessis instaure dès 1937 la Loi du Cadenas, permettant l’arrestation et la confiscation des biens de quiconque serait soupçonné de tenir, encourager ou propager des propos ou des actions communistes. On va même, en 1954, jusqu’à retirer aux syndicats leur droit de représentation lorsqu’un de leurs membres dirigeants est affilié à un parti ou groupe à tendance communiste. Si la loi présentée par le député conservateur ne peut être qualifiée de maccarthysme à proprement parler, elle en a cependant toutes les couleurs. Assez pour inciter à la plus grande prudence alors que la loi est mise à l’étude par le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique. Espérons seulement que nous ne nous dirigeons pas tranquillement vers un retrait graduel de la diversité des opinions dans nos institutions. [

donc il ne faut pas forcément arrêter de les utiliser. Mais il faut se souvenir, lorsqu’on le fait, que c’est une simplification grossière de la réalité». Au-delà des genres Il y a également un côté liminal chez les hijras qui n’est pas facile à saisir pour quelqu’un habitué à des catégories que l’on considère «fixes» comme hétérosexuel ou homosexuel. Boisvert mentionne, par exemple, un hijra qui était sorti de la communauté pendant quelques années, le temps d’obtenir un doctorat dans une grande université indienne, et qui y était retourné plus tard dans sa vie. De la même façon, il explique que certains hijras ne souhaitent pas donner à leur statut un caractère légal; cela leur donne ainsi la possibilité de pouvoir en sortir pour différentes raisons.

«

Au Népal, l’homosexualité est illégale, tandis que le statut de hijra, lui, est reconnu et légal.»

CHRONIQUE

Maccarthysme revisité Mathilde Michaud | Retour dans le temps

SOUHAITER LA CONSERVATION de la neutralité d’un poste non partisan au sein de l’organisation parlementaire. Qui pourrait objecter? Cela semble une bien belle idée, mais sommes-nous prêts à l’accepter à n’importe quel prix? «Loi C-520: feu vert à la “chasse aux sorcières”». C’est ainsi que Le Devoir titrait, le 13 février dernier, sa brève sur le

10 Société

nouveau projet de loi étudié à la chambre des communes. Un titre pas banal qui a si tôt fait d’attirer mon attention. Que peutil bien y avoir de similaire entre ce projet de loi et l’apogée du bûcher dans notre société? Peut-être que tous deux relèvent d’une bonne dose d’arbitraire et visent à réduire au silence ceux qui pourraient représenter une opposition. Effectivement, la Loi sur l’impartialité politique des agents du Parlement obligerait quiconque souhaite accéder à l’un de ces postes à dévoiler toutes les activités partisanes auxquelles il a pris ou prend toujours part, l’objectif officiel étant «d’éviter les conflits qui pourraient survenir ou sembler survenir entre les activités partisanes et les fonctions officielles d’un agent du Parlement ou de toute personne travaillant pour le bureau de celui-ci». On ne mettra bien évidemment personne sur le bûcher pour ses opinions, mais cette loi présente cependant bien des dangers. Loin de «seulement» permettre une plus grande transparence

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com

THÉÂTRE

Vers les racines de nos amours L’Espace Libre présente un condensé des fatales amours de Jean Racine. Photographies: Catherine Asselin-Boulange Sao-Mai Nguyen

C

ondenser trois œuvres –déjà bien denses– de Jean Racine, voilà le défi que s’est lancé la troupe Omnibus. Réal Bossé, Sylvie Moreau et Jean Asselin, trois complices de longue date, se voient octroyés trente minutes chacun pour faire revivre Andromaque, Bajazet et Bérénice sur la scène de l’Espace Libre. Cinq comédiens (Marie Lefebvre, Kathleen Fortin, Gaétan Nadeau, Pascal Contamine et Charles Préfontaine) se partagent quatorze personnages. Amours fatales, la pièce qui en résulte, est une succession de crimes passionnels et un tourbillon d’amours violemment refoulées, rejetées ou imposées. Racine survit malgré tout à tant d’ébranlements, mais il en sort un peu étourdi et moins émouvant qu’il l’aurait peut-être souhaité. Andromaque, rappelons-le, est l’archétype de la tragédie racinienne où évolue dangereusement une chaîne d’amours nonpartagées: Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime sa captive Andromaque, qui n’a cessé d’aimer son défunt mari Hector, tué par le père de Pyrrhus. Andromaque s’accroche à sa seule bouée d’espoir: son fils. Or, Oreste arrive en messager funeste: la Grèce veut la mort du fils d’Andromaque et demande à Pyrrhus de livrer l’enfant. Les tractations politiques s’enchaînent, alors que se déchaînent des passions sombres. Réal Bossé choisit de situer son Andromaque «à l’époque où les animaux parlaient». La prémisse d’Ésope y est interprétée presque littéralement. Les personnages sont habillés en peaux d’animaux, rampent-grognentreniflent sur un carré de terre tout en récitant des alexandrins galants. Après trente minutes dans cet enclos de terre, l’éclairage rétrécit la scène et des tapis persans sont étalés dans le carré de lumière diminué. Les acteurs réapparaissent sur scène, en caftans châtoyants, pour Bajazet de Sylvie Moreau. La tragédie évolue dans le sérail du sultan Amurat, à Constantinople, au XVIIe siècle. Entre des murs immuables, les intrigues amoureuses font rage. Le vizir Acomat complote dans le dos du sultan

pour rapprocher la favorite, Roxane, du frère du sultan, Bajazet. Roxane tombe sous le charme de Bajazet, qui cependant est amoureux d’Atalide, qui est convoitée par Acomat. Trahisons politiques et amoureuses se résolvent dans un bain de sang, et le tintement discret de bijoux librement ajustés à la taille. L’éclairage rétrécit à nouveau la scène. Pour Bérénice de Jean Asselin, les acteurs doivent négocier leurs mouvements sur quatre carrés de marbre adjacents –à chacun son carré. Titus devient empereur de Rome et doit annoncer une nouvelle déchirante à Bérénice, la reine palestinienne dont il est éperdument épris: les lois de Rome interdisent l’union de l’empereur avec une reine.

comme le sérail de Bajazet, cet amour s’empoisonne en intrigues meurtrières. Contraint par des obstacles sociaux, tels que les lois romaines dans Bérénice, cet amour implose dans la solitude. Ce sont les costumes qui illustrent le caractère intemporel de cet amour: on passe des peaux d’animaux aux tailleurs, de la préhistoire à nos jours. Puis, pour rappeler que cet amour est universel, qu’il est ici comme il l’est ailleurs, on dote Bajazet d’un décor clairement oriental. C’est, somme toute, une démarche bien réfléchie pour distiller Racine et intellectualiser l’amour. Cependant, à trop vouloir extirper l’essence de Racine, on s’éloigne de certains traits de la tragédie racinienne. Par

Titus ordonne à Bérénice de quitter Rome avec Antiochus, son compagnon d’armes, qui est secrètement amoureux de Bérénice. Rome… soit, mais les acteurs portent des tailleurs contemporains. Titubant sur leur carré de marbre, contorsionnés dans leur espace limité, les acteurs livrent un jeu excellent. Les trois pièces invitent le spectateur à relever ce qu’il y a d’intemporel et d’universel dans l’amour racinien. Cet amour est à la base mû par des pulsions primaires. C’est pourquoi les personnages d’Andromaque, mi-humains mi-animaux, font éclater leurs émotions dans un décor de terre mise à nue. Contraint à un espace physique sans issue,

exemple, la physicalité animale des acteurs dans Andromaque fait éclipser la galanterie classique. Oui, Racine fait indubitablement régner les pulsions violentes, mais il y a tout de même quelque chose d’incongru à voir Hermione cracher sur sa rivale, puis se souiller et se débattre dans la terre. Tout concupiscent qu’il puisse être, un Pyrrhus qui renifle à quatre pattes l’entre-jambe de l’être désiré perd un peu de crédibilité. Il faut reconnaître que la troupe Omnibus est reconnue pour l’emphase qu’elle donne à l’expression du corps. On comprend donc la tentation de vouloir extérioriser les pulsions amoureuses très explici-

[le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

tement. Le résultat est intense, mais manque de puissance. Au contraire, un jeu du corps plus contenu, plus cohérent avec la galanterie des alexandrins récités, laisse mieux bouillir ces pulsions internes, qui n’éclateront qu’avec plus de force. De plus, la salutaire catharsis, qui caractérise le genre tragique, est trébuchante. Un des objectifs d’une tragédie est de permettre aux spectateurs de purger leurs passions à travers celles des personnages. Or, trente minutes ne laissent pas assez de temps pour accompagner chaque personnage à travers ses tergiversations, ses doutes et ses dilemmes souffrants. Jean Asselin, dans une entrevue accordée à Olivier Dumas, de l’Espace, dit avoir coupé en moyenne 600 vers par scène. Le texte final maintient la cohérence de l’original, ce qui est tout à l’honneur d’Asselin, mais inévitablement, chaque coupure diminue le temps de rapprochement entre les spectateurs et les personnages. Au bout de trente minutes, quand les personnages atteignent le paroxysme de leurs passions, le spectateur n’est pas tout à fait prêt à le partager. Et déjà, il faut passer à la prochaine pièce. Les longs temps morts entre chaque pièce n’aident pas non plus à maintenir la charge émotive pour que se concrétise la catharsis. La trame sonore qui joue pendant le changement de décor, amalgame de grognements bestiaux, de gémissements calculés et de soupirs gutturaux, ne parvient pas à garder vivante cette tension tragique qui doit ultimement consommer personnages et spectateurs. Amours fatales est donc une adaptation réussie, à condition que le spectateur ne soit pas trop attaché aux canons de la tragédie classique. C’est déjà un exploit que de réduire une œuvre de Racine sans réduire la beauté du texte, ni la cohérence narrative. Jusqu’au 8 mars 2014, l’Espace Libre nous offre donc une contradiction intéressante: du Racine épuré, moins racinien en même temps. [ Amours fatales Où: L’Espace Libre Quand: Jusqu’au 8 mars 2014 Combien: 25$

Arts & Culture

11


CHRONIQUE

Questions préliminaires Gilles Dry | Rhétorique culturelle

Analyse de bribes d’informations prises par-ci par-là à McGill, dans des cours, dans des conversations, de gens cultivés et brillants, professeurs, fascinés par la chose intellectuelle.

QU’EST-CE QUI EST BIEN, COMment se faire un avis, et comment juger de la valeur de cet avis? Telles sont plus ou moins les questions qui m’ont poussé à étudier à l’université. La réponse à ces questions se manifeste dans l’individu par son opinion, chose méprisable qui a besoin d’un guide pour être fiable. Le professeur, celui qui a donc fait des études poussées, possède nécessairement non pas une simple opinion mais un jugement fiable sur la chose intellectuelle. Enfin, c’est ce que je pensais avant d’arriver à McGill. Depuis mon inscription, je suis assailli dans mes cours par des affirmations, des points de vue, sur ce que l’on appelle communément des objets culturels, du style «on ne lit pas Dostoïevski pour l’histoire» ou bien «la littérature ne peut pas être absorbée passivement». D’autres pratiques témoignent aussi d’une certaine vision de cette «culture», comme de faire lire un tome au milieu de la Recherche dans un cours de littérature sur le vingtième siècle; ou de n’avoir jamais avoir lu Djian quand

on est professeur de littérature contemporaine. Bref, autant de points de vues qu’il y a d’individus étudiant ou enseignant la littérature. J’en suis arrivé à ne même plus savoir ce qu’est la culture. Une série télé peut-elle faire partie d’un patrimoine culturel indispensable à un être humain? Tupac est-il un monstre de culture? Évidemment! répond l’intellectuel à toutes ces questions, n’as-tu pas vu House of Cards? Ces interrogations sont devenues tellement banales qu’on cite désormais 50 Cents en cours de littérature. Être réactionnaire, est-ce devenu une position d’avant-garde? Mais bien plus encore, ne risquons-nous pas d’asphyxier sous toute cette culture? Car si même la culture populaire est désormais de telle qualité qu’elle peut devenir inattaquable, que faire d’autre que se rouler dans le plaisir de vivre à une époque où la qualité est partout? Pourquoi intellectualiser l’objet culturel? Telle est la véritable question soulevée lors de cette analyse de la rhétorique culturelle. Car les conséquences de l’intellectualisation progressive de l’intégralité des médias, grâce à laquelle une chanson de

Gaga est désormais une entité analysée par les esprits les plus brillants du siècle, ne sont pas évidentes. Peut-être est-ce parce que certaines terres ont plus besoin d’engrais que d’autres pour fructifier que j’ai l’impression de stagner au milieu de tous ces «dans ce passage exceptionnel», ou autres «j’aime particulièrement cette scène» qui ponctuent mes cours de littérature, prononcés avec un petit trémolo dans la voix, qu’il s’agisse d’une phrase de je-ne-sais-quel auteur mythique ou d’une chanson de je-ne-saisquelle-popstar. Autant d’affirmations creuses destinées à faire de nous une génération de prostrés acceptant de faire de plus en plus de concessions par peur d’avoir l’air intelligent. Je ne prétends pas respecter les classiques –je n’en ai pas assez lu–, ni détester les séries télés –j’en ai trop vu–; seulement vous proposer d’enterrer une bonne fois pour toute l’idée même de culture, car dix ans de jachère ne suffiraient pas à rendre nos cerveau fertiles à nouveau. Car à quoi cela sert-il d’avoir un esprit critique quand tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes? [

éléments d’une même source, plusieurs cellules d’une même mousse, plusieurs incarnations d’un même moment. C’est la mosaïque créée par l’écoulement du temps qui permet la composition unique de Pierre. Le voici donc, errant sous ses multiples mousses. Poursuivons maintenant avec simplicité pour parvenir à notre nouveau dicton. Comme vous l’avez compris, Pierre est unique, les mousses sont multiples. Elles se mélangent, s’amalgament, se

coordonnent, pour tout dire, s’amassent. Pourtant, Pierre est multiple puisque Pierre est le voyageur, que le voyageur parcourt le temps et que vous et moi, tout comme ceux qui ne liront pas cela, parcourons le temps. Entraînant à sa suite ses instants passés, l’errant dévale la pente en parsemant son passage de sa présence instantanée, initiatrice de mouvements alentours. On peut ainsi dire, sans crainte: «l’amas de mousse roule sous les Pierres». [

«Pierre qui roule n’amasse pas mousse» Gwenn Duval | Construction descendante

IL EST D’USAGE DE CROIRE QUE le voyageur, le nomade, l’errant; appelez-le comme bon vous semblera, n’accumule pas ou peu de richesse. Plus il va et vogue, plus le temps qu’il aurait pu consacrer à amasser une fortune va et vogue de même. Prenons Pierre, voyageur intrépide et tentons de lui racoler sa mousse. Pour le lecteur avide des sciences de la Terre, il suffira de dire que Pierre, roulant sa bosse sur différents terrains, y recueille les empreintes d’une grande variété de mousses, ce qui donne une dimension tout à fait unique à sa composition. Mais les choses ne sont pas si simples et la Science, comme on a pu le voir à maintes reprises, ne peut se prétendre détentrice d’une vérité sans risquer de devenir pur mensonge. Devant cette impasse logique qui oppose l’hypothèse scientifique avec la dimension humaine

12

Arts & Culture

des chemins de l’esprit, le seul recours qui s’offre à moi pour vous prouver qu’«un amas de mousse roule sous les pierres» (de la façon la plus honnête qu’il soit) se retrouve dans le surenchérissement de l’impasse logique. Ne vous en faites pas, je m’explique et vous verrez que ce qui aura pu vous sembler, de prime abord, un amas de termes juxtaposés sans direction se révèlera, en bas de la pente, d’une simplicité et d’une clarté apaisante. La complexité de la composition d’un être se retrouve dans chaque instant qu’il aura parcouru, que ce soit couché dans son lit, survolant l’Alaska ou encore assis sur une chaise de classe. Il peut sembler que le voyageur, le nomade, l’errant soit celui qui parcourt l’espace. Je pense au contraire qu’il s’agit de celui qui parcourt le temps. Vous vous dîtes que cela généraliserait le terme de l’errant jusqu’à pratiquement arriver à l’équivalence entre vivant et voyageur et vous perdez Pierre de vue. Patience, nous le retrouverons parmi les mousses. Mettons que le temps, c’est le verbe «rouler». Comme je vous disais, l’espace dans lequel «roule» Pierre, c’est le temps luimême. Je ne suis pas en train d’effacer l’espace sous le temps, je dis simplement que c’est le temps qui donnera à l’espace la permission de poser son empreinte sur Pierre. Sachant que Pierre est en mouvement perpétuel, le temps ne lui permet pas d’accumuler plusieurs

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


CONCERT

Déjà grands Les Petits Violons montrent l’amour de la musique à travers la méthode Cousineau. Anne Pouzargues Le Délit

I

l y a un mois, Le Délit sortait ravi du concert de l’ensemble Cousineau, qui interprétait deux morceaux de Schubert (voir «Vous avez dit Quartettstatz?», Le Délit volume 103, numéro 12). Cette semaine, c’est avec le même enthousiasme que nous vous parlons de leur dernier concert, qui s’est déroulé le dimanche 16 février à l’église du Gesù. Cette fois, les élèves de l’école Les Petits Violons se sont joints à leurs professeurs pour interpréter quelques pièces phares des répertoires baroques et classiques: des extraits de la Partita n°3 de Bach, le Concerto pour violon en sol de Vivaldi, ainsi que deux pièces de Mozart, le Duo pour violon et alto en sol majeur et un Quatuor à cordes. L’ensemble donne un joli tableau, dans lequel le mélange des âges et des niveaux s’efface derrière une passion commune pour les instruments à cordes. La performance est touchante et bien menée, dans un esprit intime et convivial qui séduit autant les passionnés de musique classique que les novices et les curieux. Ce concert met une fois de plus en lumière l’école des Petits Violons, fondée en 1974 par le violoniste québécois Jean Cousineau, et dont la fille Marie-Claire est aujourd’hui la directrice. Si elle reste encore une petite structure –l’école compte une quarantaine d’élèves– elle est désormais reconnue nationalement pour ses méthodes d’enseignement. «La méthode Cousineau, on y croit ou on n’y croit pas. Moi, quand ma fille a voulu faire du violon, je me suis tout de suite tournée vers cette école», explique au Délit Denise StPierre, pianiste professionnelle, dont la fille Zoé St-Pierre-Belzile a été élève aux Petits Violons avant d’y être maintenant

«L’élitisme et la reproduc-

tion sociale se créent dès le plus jeune âge, en refusant des enfants de cinq ans qui voudraient s’initier au violon, mais aussi en obligeant un des parents à «coacher» son enfant.»

professeure. La sélection se fait à l’âge de cinq ans, suite à un test et une entrevue, et on n’hésite pas à rejeter des jeunes élèves si on voit qu’ils «manquent de potentiel», poursuit Madame St-Pierre. Pour l’heureux élu qui intègre l’école, un des parents de l’enfant doit se désigner «parent coach». Il sera présent lors de chacun des cours de sa progéniture, et aura un rôle prépondérant dans son apprentissage. «Si l’enfant ne travaille pas, le parent se fait engueuler aussi», raconte ainsi Denise St-Pierre. «Je me souviens être allée à des cours la boule au ventre, car je savais que j’allais me faire engueuler car ma fille n’avait pas assez pratiqué». En contrepartie, la méthode Cousineau forme des musiciens d’une grande technicité. Les cours se fondent sur deux critères: l’apprentissage d’une kinési plus efficace et le rôle du cerveau et du système neuro-moteur dans le jeu du musicien, mettant ainsi en œuvre une certaine

Romain Hainaut / Le Délit intellectualisation du geste esthétique. On est loin d’une conception de l’apprentissage musical pour tous et pour le plus grand nombre. L’élitisme et la reproduction sociale se créent dès le plus jeune âge, en refusant des enfants de cinq ans qui voudraient s’initier au violon, mais aussi en obligeant un des parents à «coacher» son enfant. Que se passe-t-il si aucun des parents ne joue d’instrument? Ou si, pire encore, ils ne savent pas lire la musique et ne connaissent pas grand chose au classique? Difficile d’aider son rejeton si le parent n’est pas lui-même

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

déjà intégré dans le milieu somme toute très fermé de la musique classique. Pourtant, le rôle des musiciens de talent est peut-être justement d’essayer de faire connaître leur univers à ceux qui a priori n’y ont pas accès, sans pour autant perdre en talent et en virtuosité. Le passé l’a suffisamment prouvé, il n’est pas forcément nécessaire d’être né dans une famille de musiciens pour le devenir –les parents d’Haydn étaient charron et cuisinière. Et, même sans devenir un virtuose, l’apprentissage d’un instrument permet à beaucoup d’enfants un épanouissement

qui leur sera précieux pour le reste de leur vie. Alors oui à la qualité, oui à la rigueur. Mais oui aussi à l’ouverture à tous de la musique classique, bien trop souvent enfermée en haut de sa tour d’ivoire. [ Le prochain concert des Petits Violons aura lieu le 4 mai au Centre Pierre-Péladeau. On y retrouvera les plus jeunes élèves autour d’une sélection d’œuvres de Cousineau, Kreisler, Paganini, Bach et Brahms. Gratuit!

Arts & Culture

13


ÉVÉNEMENT

Multiculturalisme chinois Le monde a ses frontières que l’art ignore. Claire Launay Le Délit

D

e la Chine, on sait –ou on croit savoir– la grandeur, l’histoire, les contentieux politiques et trop de stéréotypes pourtant inapplicables à ses 1,35 milliards d’habitants. La Chine est partout, tous les jours, dans les médias, dans le monde des affaires, et sûrement chez vous, sous la forme du fameux «Made In China». Quand il s’agit d’art en revanche, les choses se troublent: quelques dragons, des empereurs aux moustaches épiques, Ai Weiwei pour le côté contemporain… Et après? C’est ce manque que tente de combler la Place des Arts, du 15 février au 1er mars. Le 21 janvier dernier déjà, «Pleins feux sur la Chine», une exposition d’art contemporain, a été inaugurée dans la galerie de l’Espace culturel Georges-ÉmileLapalme. Et ces deux prochaines semaines, les événements mettant la Chine à l’honneur et s’inscrivant dans la programmation du 50e anniversaire de la Place des Arts vont s’enchaîner pour le public montréalais. Cette exposition représentait le lancement officiel de cette focalisation sur la Chine. La consule de Chine à Montréal, Zhao Jiangping, était présente pour l’occasion et a livré quelques belles paroles à l’égard du public montréalais, en français, à la (bonne) surprise des journalistes et amateurs d’arts y assistant. Son discours avait quelque chose d’ironique, pourtant. La consule a souligné les bonnes relations entre le Canada et la Chine, et la façon avec laquelle l’art a le pouvoir de rassembler, par une force créatrice, des populations autrement lointaines. On a envie d’y croire, mais l’exposition «Pleins feux sur la Chine» n’est tout simplement pas convaincante. En effet, le vernissage du 21 janvier avait réservé une (mauvaise) surprise aux visiteurs. Dû à des problèmes de visas

auprès des douanes, les œuvres exposées ne sont arrivées à Montréal que le matin même. Cette quinzaine d’œuvres, signées par autant de jeunes artistes chinois, avait été exposée lors de la prestigieuse foire Art Basel de Miami et n’avait donc que peu de voyage à faire. Et pourtant, ce sont des œuvres posées à même le sol, adossées contre les murs de la galerie, auxquelles les visiteurs ont eu droit. Un triste rappel que, malheureusement Madame la Consule, si «l’art n’a pas de frontière», le monde dans lequel il vit, lui, en a des bien réelles. Cette exposition avait aussi pour mandat de montrer le côté moderne et varié de l’art chinois. Un beau mandat, pour un pays de plus d’un milliard d’habitants, qu’on limite souvent à l’art des images traditionnelles. Côté diversité, on s’y retrouve, et côté non traditionnel aussi. Mais le résultat est une exposition où on ne sait où donner de la tête. Pour Grace Fu, une étudiante de troisième année en Histoire de l’art à McGill, spécialisée dans l’art chinois, «il est difficile de voir une quelconque cohérence entre toutes ces œuvres, il manque un principe rassembleur». Alors oui, toutes ces œuvres sont le fruit d’une collaboration entre le Canada et la Chine, et les différentes régions de la Chine entre elles; on salue l’idée. Mais cette collaboration ressemble plus à une addition qu’à une réelle synergie. On peut accorder à «Pleins feux sur la Chine» une certaine clarté dans son message: la Chine n’est pas quelque chose d’homogène dont l’art peut être défini en quelques mots. Non, la Chine est grande, complexe et pleines de richesses qu’il nous reste encore à essayer de comprendre. Spectaculairement Chine, qui s’étend jusqu’au 1er mars, mettra à l’honneur l’art chinois sous la forme de danse contemporaine, avec le spectacle «Fault Lines», de musique classique, avec l’Orchestre symphonique de Montréal, et

Intervention de Zhao Jiangping, Consule générale de Chine à Montréal

Un court concert d’un duo canadien-chinois a eu lieu durant le vernissage

Claire Launay / Le Délit d’opéra traditionnel chinois. On espère que cette programmation, elle aussi plutôt variée, sera plus cohérente que «Pleins feux»,

tout en soulignant cette diversité culturelle chinoise, l’objectif –louable– majeur de l’événement dans son ensemble. [

Montréal et son orchestre La SAT présente Harmonielehre avec l’OSM dans son dôme immersif. Baptiste Rinner Le Délit

M

algré une vingtaine de minutes de retard, Kent Nagano, le chef de l’Orchestre symphonique de Montréal, fut accueilli dans un silence admiratif, drapé d’une sorte d’aura, par les journalistes venus nombreux à la Société des Arts Technologiques (SAT) pour la première de Harmonielehre avec l’OSM lundi dernier. Cette production inédite est le fruit d’une collaboration entre la SAT, l’OSM, ainsi que la maison de production Fig55, avec pour objectif de mettre en image dans le dôme immersif de la SAT la pièce Harmonielehre du compositeur américain John Coolidge Adams, composée en 1985 et enregistrée il y a peu par l’OSM sous la direction de Maestro Nagano. D’abord «sceptique» à l’idée d’imposer des images à cette musique minimaliste inspirée du

14

Arts & Culture

dodécaphonisme de Schoenberg –préférant laisser libre cours à la force suggestive de la musique sans avoir recours à un autre sens– Nagano s’est laissé séduire par le travail de ceux qu’il appelle des «poètes de la technologie», faisant référence aux vidéastes spécialisés en animation immersive de la SAT. Au cours de la production, Nagano insistait en tant que conseiller musical pour que les images projetées se situent dans un espace imaginaire, sans lien avec quelque espèce de réalité. Si la projection commence au cœur de l’orchestre, installé dans la nouvelle salle de la Maison symphonique –pour inscrire la pièce dans sa matérialité– très vite, les images perdent leur ancrage concret et c’est une succession de figures elliptiques et d’équations mathématiques qui nous entourent. Organisée en trois tableaux, «Liberation», «Spiritual Sickness» et «Grace», la pièce a une cohérence nar-

rative qui reflète la démarche musicale de John Adams, alors en phase de writer’s block. Harmonielehre est en quelque sorte le retour à la musique pour le compositeur, d’où cette gradation dans l’œuvre, et ces différentes phases, la libération par l’inspiration, le désert de la création besogneuse, et la grâce de l’œuvre accomplie. Notons l’excellent second tableau, créé par Johnny Ranger (déjà à l’affiche à la SAT l’année dernière avec son moyen-métrage surréaliste Six Mil Antennas dont Le Délit avait fait la couverture dans son édition du 12 novembre 2013) dans lequel les images donnent une valeur ajoutée à la suggestion de la musique, selon le souhait de Nagano. Les doutes initiaux de Maestro Nagano, à savoir l’obstruction de l’imagination par les images en mouvement, étaient fondés, et ce n’est pas évident que la pièce de John Adams gagne à être mise en images. Si l’invité vedette, encore et toujours

Nagano, s’est dit «très content» du résultat, la réaction de la presse n’a pas été aussi enthousiaste. Peut-être est-ce dû au dilettantisme des journalistes, qui ne se rendent pas à ce genre d’événement en musicologues avisés. Il faut noter néanmoins un certain enthousiasme, une curiosité sensorielle et intellectuelle face à une œuvre doublement avant-gardiste qui se frotte, à travers le contact du public, aux conceptions élitistes de la musique contemporaine. Bien loin de revendiquer une aristocratie de la musique classique, ce maître exigeant qu’est Kent Nagano participe à l’ancrage de l’OSM dans la communauté montréalaise, ce qui est de loin son plus grand succès. [ Harmonielehre Où: Satosphère de la SAT Quand: Jusqu’au 21 mars 2014 Combien: 24,20$

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


THÉÂTRE

Une leçon bien apprise L’Antigone d’Anouilh présentée par des étudiants de McGill: un jeu réussi. Michael Blais

D

eux rangées de spectateurs se font face. Au centre, sur scène, deux militaires disputent une joute de cartes. On voit, perché sur un banc, droit et fier, un vieil homme; par terre, accroupie, sale, dans une nuisette en loque, une jeune fille. Avant même que la pièce ne commence, une dualité s’installe. Une atmosphère de tension est tangible. Un double combat se dessine; celui d’Antigone, qui cherchera à sauver la mémoire de son frère, et celui d’une troupe de sept comédiens universitaires qui s’attaque à cette lourde pièce mythologique. Antigone est la fille de l’union incestueuse d’Œdipe et Jocaste, les dirigeants de

Thèbes. Faut-il le rappeler? Œdipe découvrira en sa femme la mère qu’il avait voulu fuir. Devant la vérité trop difficile à voir, il se crève les yeux et s’exile de son propre royaume. Dévastée, Jocaste se donne la mort, laissant la gouvernance de Thèbes aux mains de ses fils Étéocle et Polynice. Aux suites d’une guerre civile, les deux frères s’entretuent. Créon, le frère de Jocaste et donc l’oncle d’Antigone, prend place sur le trône et émet un décret interdisant de donner une sépulture à Polynice sous peine de mort. La pièce met en scène l’entêtement d’Antigone à donner une sépulture à son frère. Elle impose sa loi contre celle de son oncle. Bien plus qu’un affrontement entre une jeune fille libertaire et

un homme politique totalitaire, Antigone cherche les limites des choix que les hommes ont sur leur propre vie et questionne le coût de leur liberté. La dernière mise en scène professionnelle du mythe d’Antigone sur les planches du théâtre montréalais s’était faite au Théâtre du Nouveau Monde

Photographies: Adam Banks

en 2012, au cœur des protestations du Printemps étudiant. Bien que le projet de Wajdi Mouawad n’ait à l’origine aucun rapport avec le mouvement étudiant, dans le contexte de 2012 la pièce avait pris pour certains une signification toute particulière. Le texte d’Anouilh choisi par le metteur en scène du Théâtre TNC, Harrison Collett, fait montre d’une universalité à l’épreuve du temps. Ce texte est en fait une réécriture de la pièce de Sophocle et est présenté pour la première fois en 1944 alors que la France est occupée par l’Allemagne hitlérienne. Les costumes, sobres, mais efficaces, issus des années 1940, opèrent ce rappel historique; de même que le décor se résumant à un mur incrusté de trois portes rappelle la scène (skene) des théâtres grecs. Sobre, mais efficace, voilà qui résume bien la proposition de Colett. L’interprétation est fidèle au texte; le régime scénographique, épuré. Il n’y a pas de musique, pas de surprise. Il n’y a que des comédiens pour la plupart fort talentueux –il faut souligner la nuance du jeu de Thomas Vallières dans le rôle d’un des gardes et de Kyung-Seo Ming dans celui d’Antigone– qui savent rendre un texte puissant et difficile. Le metteur en scène ne prend pas de risque. On a ainsi le sentiment, au sortir du charmant sous-sol de Morrice Hall, d’avoir assisté à une représentation scolaire, une leçon bien apprise, pas fade, simplement: juste. [

Cru et déroutant Unseamly d’Orer Safdie au Bain St-Michel. Katia Habra

T

roublante, franche et surtout terriblement humaine, la nouvelle pièce du dramaturge montréalais Oren Safdie, présentée par Inifinithéâtre au Bain St-Michel, cherche à questionner le spectateur sur sa définition du bien et du mal, et ce, sans le nourrir de réponses préconçues. «Vis au-dessus de tes moyens et tu vivras à la hauteur de ton potentiel» recommande Ira Slatsky, PDG multimillionnaire d’une grande chaîne de magasins de mode pour jeunes femmes, à son employée. Cette réflexion traduit l’avidité, l’hédonisme et la cupidité d’un prédateur qui se croit tout permis. Unseamly traite d’un sujet délicat et controversé, soit le harcèlement sexuel dans le milieu hypersexualisé de la mode et de la vente au détail. Une vendeuse ambitieuse de dix-sept ans, née de parents migrants, sollicite une rencontre avec le grand

patron de l’entreprise dans le but d’obtenir une promotion. La mauvaise réputation de ce dernier au sujet de relations inappropriées avec ses jeunes employées souvent vulnérables le précède, mais Malina est prête à jouer le jeu. L’est-elle vraiment? Deux ans plus tard, la protagoniste, qui a cessé de travailler pour la grande chaîne, rencontre un avocat dans le but d’entamer des démarches judiciaires contre son ancien patron. Dans Unseamly, la victime n’est pas que victime, le bourreau n’est pas que bourreau et le héros n’est pas que héros. Chaque personnage est à la fois bon et mauvais, chacun cherchant à partager sa vérité, tantôt déformée, tantôt magnifiée. Certains prendront le parti de Malina qui, si jeune et si naïve, a développé au fil de la relation malsaine avec Ira un syndrome de Stockholm, acceptant la façon dont il la traitait. D’autres défendront Ira, qui n’a

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com

fait que profiter du consentement de son employée pour développer une liaison sans jamais la forcer. Ainsi se veut la plume de Oren Safdie: multidimensionnelle, crue, déroutante, pour que chacun se demande quelles sont les limites acceptables du flirt, du sacrifice professionnel, du pouvoir. Même Adam, l’avocat, est profondément humain, déchiré entre son désir de défendre une juste cause et le pessimisme sur l’issue d’une telle poursuite. Et lui aussi se demande si, après tout, la faute du harcèlement ne revient pas à Malina, qui semble avoir tout fait pour mériter un tel traitement? La pièce, mise en scène conjointement par Sarah Carlsen et Guy Sprung, orchestre avec brio des outils multimédia et la musique ainsi qu’un environnement industriel simple et efficace. La salle en soi est fascinante, puisque le Bain St-Michel ne peut accueillir que cent cinquante spectateurs,

suscitant une ambiance intime. Les comédiens sont époustouflants, en particulier Jonathan Silver dans le rôle d’Ira. Montréal peut être fier d’accueillir à nouveau un de ses plus grands dramaturges, qui travaille depuis plusieurs années aux États-Unis, notamment à New York où il a organisé le premier festival de théâtre canadien de la ville. Le texte de Safdie est extrêmement riche, dénué d’artifice, et traite d’une problématique contemporaine reflétant le sexisme et la hiérarchie qui existent dans la plupart des entreprises et où les jeunes femmes, notamment issues de l’immigration, sont trop souvent perdantes. [ Unseamly Où: Bain St-Michel – Infinitheatre Quand: Jusqu’au 9 mars Combien: 20$

Arts & Culture

15


CONCERT

Cordes vibrantes Un musicien sensible nommé Ensemble Transmission. Philippe Robichaud Le Délit

L

’Ensemble Transmission –soit «six artistes, musiciens, penseurs et producteurs indépendants: Guy Pelletier, flûte; Lori Freedman, clarinette; Alain Giguère, violon; Julie Trudeau, violoncelle; Julien Grégoire, percussion; Brigitte Poulin, piano»– débute sa tournée de l’Ouest canadien en six représentations, intitulée Western Transmission, à Montréal. Certes, une tournée de l’Ouest canadien qui débute à Montréal, ce n’est pas ce qu’il y a de plus convenu. Il importe peu qu’ils aient réellement présenté un «avant-goût» finement concocté, comme l’explique leur programme, ou qu’ils aient simplement souhaité roder un programme exigeant en contexte familier avant d’aller fouler les prestigieuses planches du Banff Center for the Arts. Ce qui se dégage de la prestation intime à la salle Tanna Schulich le 12 février dernier, c’est une telle maîtrise des langages musicaux propres aux compositions interprétées que les musiciens pouvaient se permettre de verser dans la complicité, soulignée par les nombreux regards et sourires échangés. Pour le public, une telle liaison immuable chez un ensemble de musiciens, une telle «quadrature» –un terme qu’un ancien professeur empruntait à l’horlogerie– donne l’impression d’être en présence d’une terrible et unie forme vivante à six têtes et douze mains. La cohésion est renforcée d’une part par l’absence volontaire de chef pour diri-

ger l’ensemble –et donc l’obligeance d’une écoute commune accrue. D’autre part, l’ensemble prime un travail étroit entre compositeurs et musiciens pour toute pièce entreprise. D’ailleurs, c’est une com-

et relayée par l’ensemble des instruments ce, avec une vivacité effarante. Le titre allemand fait référence à une convulsion, un choc ou une vibration, comme celle que dit ressentir lui-même le compositeur devant

Gracieuseté de l’Ensemble Transmission position de la clarinettiste de l’ensemble, Reimsix (2011), qui ouvre le bal. Un point fort parmi d’autres: la seconde pièce, Erschütterung (2013), commandée par l’Ensemble au compositeur ouest-canadien Laurie Radford. L’idée d’une ligne mélodique et dynamique suivie y est décomposée

«la vibration de l’existence». Impossible de ne pas entendre là des réminiscences des «cordes vibrantes» du Rêve de d’Alembert, qui assimilent les «fibres sensibles» du cerveau humain à celles d’un clavecin: «La corde vibrante, sensible, oscille, résonne longtemps encore après qu’on

l’a pincée. C’est cette oscillation, cette espèce de résonance nécessaire qui tient l’objet présent, tandis que l’entendement s’occupe de la qualité qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété, c’est d’en faire frémir d’autres; et c’est ainsi qu’une première idée en rappelle une seconde; ces deuxlà une troisième; toutes les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu’on puisse fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du philosophe qui médite ou qui s’écoute dans le silence et l’obscurité.» Pour inverser l’analogie, le jeu de l’Ensemble Transmission, quant à lui, est d’une telle fusion quasi-organique qu’en l’écoutant, on croit assister à la manifestation sonore du fonctionnement synaptique d’un esprit agile. Les neurones que sont les musiciens échangent avec une énergie que Laurie Radford qualifiera d’impressionnante. «C’est très gratifiant pour un compositeur», rajoute-t-il au Délit. D’autres pièces comme les Feuilles à travers les cloches (1998) de Tristan Murail, ancien élève de Messiaen et compositeur consacré de «musique spectrale», font briller l’Ensemble par un déploiement de leur unicité dans la nuance et un travail du timbre attentif. Leurs interprétations délectent l’oreille par leur approche sensible et intelligente d’œuvres d’un haut degré d’abstraction. Du reste, outre l’évidente part de haute-voltige intellectuelle, ils amènent à leur musique un plaisir indéniable, indéfectible. Diderot n’aurait pas su résister. [

Poésie, kabbale et les Musici L’orchestre I Musici propose à son public des pièces inspirées du folklore. Sébastien Daigle Le Délit

A

vec son dernier concert, Musiques d’Orient, l’orchestre I Musici de Montréal nous convie à une croisière mythique et spirituelle, au large des côtes méditerranéennes, mais aussi dans le temps, aux origines de la musique juive. Un programme surprenant, admirablement bien pensé, en constitue l’itinéraire. On a pu faire la découverte du compositeur Nikos Skalkottas, dont l’orchestre a interprété les évocatrices Danses grecques. Venaient ensuite Les Rêves et prières d’Isaac l’Aveugle d’Osvaldo Golijov, pièce du répertoire contemporain qui propose une excursion dans les mystères de la kabbale, et la très vivante Ouverture sur des thèmes juifs, opus 34b, du mieux connu Sergeï Prokofiev. Skalkottas incarne la figure du génie méconnu. Après de brillantes études en violon au Conservatoire d’Athènes, il quitte la Grèce pour Berlin, où il aura l’occasion de suivre l’enseignement

16 Arts & Culture

d’Arnold Schönberg. En 1933 cependant, il doit fuir l’Allemagne et rentre à Athènes. Il subsiste alors en jouant du violon pour divers ensembles et occupe son temps libre à composer. Il lègue ainsi une œuvre importante, pratiquement jamais jouée de son vivant, dont l’influence de Schönberg est patente (deux tiers de ses pièces sont dodécaphoniques et atonales). Or, une partie de sa musique est tonale et directement inspirée des airs traditionnels grecs: ce sont les 36 danses grecques. Le jeune et nouveau chef d’I Musici, Jean-Marie Zeitouni, en a sélectionné cinq, qui évoquent diverses régions de Grèce. Ce sont tantôt des textures riches –le rude labeur d’un peuple industrieux, tressant l’osier du berceau de la civilisation–, tantôt des rythmes frénétiques: des danses folles, des tambours, un feu gigantesque repoussant à grands coups l’ombre de la nuit! La quatrième danse, Arkadios, plus intime et plus douce, nous entraîne à bord d’un antique navire, mollement poussé par le vent, sur une Méditerranée sans fin et bleue, où

les pizzicatos retentissent comme autant de vagues sur la coque... Calliope nous est témoin: les danses de Skalkottas sont propices à la rêverie! Né en 1960 en Argentine, de parents immigrants juifs d’Europe de l’Est, Osvaldo Golijov s’est créé un style musical unique. On lui reconnaît des influences sud-américaines (par exemple des rythmes de tango), aussi bien que des influences klezmer, musique juive esteuropéenne. Les Rêves et prières racontent la vie spirituelle du rabbin Isaac l’Aveugle, kabbaliste du Moyen Âge, convaincu de déceler les secrets de l’univers dans l’étude de l’alphabet hébreu. Initialement écrits pour quatuor à cordes et clarinette, les Rêves ont été joués par I Musici dans une version adaptée pour orchestre. Il faut dire notre surprise lorsque les musiciens ont entamé la pièce. La musique contemporaine suscite souvent la méfiance: on la trouve trop savante, trop cérébrale, inaccessible à un public d’amateurs. Mais Golijov nous prouve que la composition contemporaine peut encore

espérer toucher l’auditeur, car Les Rêves sont d’une étonnante puissance émotive. La clarinette y joue un premier rôle exténuant, passant de la folie la plus violente à la résignation la plus douce. Ce sont des cris extatiques, lancés par-dessus la mêlée des cordes enivrées et rageuses, qui se résolvent en un abattement calme, où la clarinette ne souffle plus qu’une mélodie plaintive, dolente, interrogatrice. Un tutti exalté vers la fin de la pièce –ultime effort du kabbaliste pour percer les mystères de l’univers– cède la place à de longues et nébuleuses harmonies, et progressivement, les questionnements d’Isaac l’Aveugle se fondent en un implacable silence. Pour surprenante que soit l’idée de clore un concert par une ouverture, on ne peut qu’approuver le choix de Zeitouni. L’Ouverture sur des thèmes juifs, aux quelques passages impressionnistes, nous laisse un sourire au visage, après les intenses songes de Golijov. Son thème central, klezmer, en a fait danser plus d’un au sortir de la salle. [

[ le délit · le mardi 18 février 2014 · delitfrancais.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.