Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 8 novembre | Volume 106 Numéro 8
Ça suffit, y’a Délit-mites depuis 1977
Volume 106 Numéro 8
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
La surveillance sous toutes ses formes
La surveillance, le bras sinueux du conformisme. Ikram Mecheri & chloé mour
Le Délit
S
afia Nolin, Patrick Lagacé et Edward Snowden: bien qu’à première vue rien ne relie ces trois personnages, tous trois ont été confrontés aux conséquences insidieuses de la surveillance, et plus largement du conformisme social. Constamment surveillés, scrutés et policés, ces personnages caractérisent, chacun à leur façon, les différentes formes de la surveillance: l’une par un public qui, par la «cyberintimidation», impose ses normes sexistes, le deuxième par un service de police zélé et le dernier par les services secrets de l’un des plus puissants pays de ce monde. L’analyse de ces différentes situations nous fait réaliser la situation que l’engagement culturel, politique ou même journalistique de ces individus soumis aux regards du public, fait d’eux des cibles faciles pour les détenteurs de cette surveillance. Edward Snowden et McGill Le passage de l’ex-employé de la CIA à l’Université McGill aura été l’un événements phares de cet automne. Lors de ce discours, l’informaticien a rappelé l’importance du droit à la vie privée dans un état de droit. Toutefois, il semblerait que depuis ses révélations, les choses n’ont pas tellement changé. La surveillance est au contraire banalisée dans notre société. À titre d’exemple, il y a quelques années, les caméras de surveillances dans les lieux publiques provoquaient une polémique sans précédent, alors qu’aujourd’hui la vidéosurveillance semble être devenue une «nécessité» à la sécurité nationale. Pourtant, il existe encore très peu d’études qui confirment l’efficacité de cette mesure et peu remettent en question leur présence dans nos rues. Une histoire qui agace Et comme si la venue d’Edward Snowden ne suffisait pas pour relancer le débat sur la surveillance, La Presse nous apprenait que près d’une dizaine de journalistes ont été espionnés par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et Sécurité Québec (SQ). Le plus étonnant dans cette histoire sont les juges qui ont signés un peu trop facilement cette violation de
la liberté de presse. Il y a quelques temps, tous nos politiciens étaient Charlie pour défendre la liberté de presse. Aujourd’hui, beaucoup de ces mêmes politiciens semblent avoir oublié que la liberté de presse ne s’arrête pas à quelques coups de crayons et qu’espionner les registres téléphoniques des journalistes revient à cracher sur la tombe de ce Charlie. Safia Nolin et le conformisme aux normes sociales Comme le rappelait Snowden, accepter d’être surveillé, c’est accepter de restreindre dans le futur notre liberté d’expression. C’est accepter la possibilité — dans des sociétés où les paroles à la marge sont déjà peu au centre des débats — de censurer toute parole alternative. Ce conformisme social se déroule déjà sous nos yeux comme le démontre Safia Nolin. Fortement critiquée pour sa tenue vestimentaire et son langage familier lors du Gala de l’ADISQ (Association québécoise de l’industrie du disque), Safia Nolin rappelle que le conformisme n’est pas seulement idéologique mais cible également nos comportements et nos identités. Cette forme de surveillance que certains tentent de faire passer pour une forme de protection de la liberté d’expression est dangereuse et liberticide. La saga Nolin rappelle donc que la surveillance par les pairs peut rapidement se transformer en une forme de «policing» qui restreint les individus de penser autrement. Toute entrave à la norme (ici la norme de féminité: le code vestimentaire et le langage étant ciblés) devient alors une excuse à la cyberintimidation et aux relâchements des commentaires sexistes. Le poison technologique Internet permet d’ouvrir une fenêtre sur une bibliothèque de connaissances quasi-infinie. Toutefois, au nom de la lutte contre la violence, on transforme cette fenêtre en un outil dangereux qui peut aussi bien devenir une cellule de prison restreinte. Malgré les lanceurs d’alertes tels que Snowden, malgré les livres prémonitoires tel que 1984 et les centaines de hashtags qui tentent de nous sensibiliser en une fraction de second, une culture de surveillance est tranquillement en train de s’installer dans nos sociétés. La militarisation de nos institutions et notre quête insatiable pour la sécurité semblent avoir accentué ce phénomène que plus rien ne semble pouvoir arrêter, et ça, c’est inquiétant. x
rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Ikram Mecheri Actualités actualites@delitfrancais.com Chloé Mour Louis-Philippe Trozzo Théophile Vareille Culture articlesculture@delitfrancais.com Dior Sow Hortense Chauvin Société societe@delitfrancais.com Hannah Raffin Innovations innovations@delitfrancais.com Ronny Al-Nosir Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Yves Boju Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com Mahaut Engérant Vittorio Pessin Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Madeleine Courbariaux Nouédyn Baspin Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Louise Kronenberger Multimédias multimedias@delitfrancais.com Magdalena Morales Événements evenements@delitfrancais.com Lara Benattar Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Contributeurs Tarek Al-Nosir, Vincent Catel, Carlotta Esposito, Colombe de Grandmaison, Vincent Lafortune, Éloïse Leblanc, Mahée Mérica, Monica Morales, Catherine Mounier-Desrochers, Sébastien Oudin-Filipecki, Arno Pedram, Esther Perrin-Tabarly, Jacques Simon, Nina Soulier, Margaux Sporrer, Jules Tomi Couverture Vittorio Pessin et Vincent Catel bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Sonia Ionescu
2 éditorial
Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction.
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
Le(s) chiffre(s) à retenir
À venir cette semaine
100
Référendum Midnight Kitchen
C’est le quorum nécessaire à la tenue de l’Assemblée générale de l’AÉUM (Association des étudiant·e·s de l’Université McGill). Non atteint — seulement une vingtaine de personnes étaient présents —, l’AG a été transformée en forum consultatif, au rôle décoratif. Les trois motions qui ont été votées sont reportées au prochain conseil législatif. x
Après les référendums d’existence de CKUT, la radio étudiante mcgilloise, et GRIP (Groupe de recherche à l’intérêt public), se tient du 8 au 15 novembre celui de Midnight Kitchen. Service de l’AÉUM (Association des étudiants de l’Université McGill), l’association fournit chaque midi en semaine des repas vegans gratuits, et ce depuis 14 ans. Se positionnant comme alternative au processus capitaliste de production et fabrication des denrées alimentaires, Midnight Kitchen demande également une augmentation de 1 dollar canadien au 3,25 dollars jusque là prélevés par étudiant·e par semestre. Cela permettrait de servir davantage de repas et possiblement des petits-déjeuners. Une fois encore, le vote se fait en ligne. x
Les mots qui marquent
«La lutte ne fait que commencer» Claire Michela, présidente du Syndicat des employé · e·s occasionnel·le·s de l’Université McGill, lors du rassemblement de cloture de grève du syndicat. ,ropos de la lutte du syndicat pour de meilleures conditions de travail pour ses membres (revendications exactes listées plus bas), dans le cadre de négociations, en cours, d’une nouvelle convention collective avec l’Université. x
À suivre... Le mouvement À la rue, mené par la Fédération canadiennes des étudiants et étudiantes, organisait une journée nationale de mobilisation contre la précarité étudiante et les frais de scolarité. Ce mouvement s’inscrit dans la résurgence de revendications étudiantes, à l’image de la lutte pour les 15 dollars ou de différentes grèves sur les campus de McGill, de Concordia, ou de l’UdeM. x
À l’asso’ de l’actu Club des assiettes
Le Club des assiettes (The Plate Club en anglais, ndlr), affilié à l’Association des étudiants en premier cycle de l’Université McGill, allie dans son action le pratique à l’écologique. Ce club permet aux étudiants d’emprunter gratuitement des assiettes couverts, pour pourvoir à des évènements ou simplement se rendre à Midnight Kitchen. Voilà qui rend le quotidien plus facile mais aussi permet de ne pas gaspiller des assiettes ou couverts en plastique. Par sa mission, le Club des assiettes prouve que l’on peut contribuer à la durabilité sur le campus par des gestes modestes mais efficaces. x
campus
Syndicat des employé(e)s occasionnels de l’Université McGill (SEOUM) 1995 Création du Syndicat certifié nonacadémique de l’Université McGill (SCNAUM) 2010 Année de création du SEOUM 2012 Début du projet de fusion des deux syndicats 2015 En février, le projet de fusion est entériné par les membres des deux syndicats 2017 En novembre, date prévue de la première
assemblée générale du nouveau syndicat «Alliance McGill»
LE PETERSON EST MAINTENANT PRÊT À VOUS ACCUEILLIR AU CŒUR DU QUARTIER DES SPECTACLES
LOFT TÉMOIN DISPONIBLE POUR VISITE
1500 membres à peu près, à tout moment, environ 3000 sur un an Environ de 85% des membres sont des étudiants
Les cinq revendications Le respect de l’administration, comme recevoir des cartes d’identité mcgilloises par exemple 15 dollars de l’heure au minimum
5 jours de grève, du samedi 29 octobre au mercredi 2 novembre, après un vote à 82% en faveur d’un mandat de grève jeudi 20 octobre, reprise des négociations avec l’administration le 10 novembre
STUDIOS À PARTIR DE
240 900 $
+ TX
LOFTS À PARTIR DE
330 000 $
+ TX
Un salaire juste qui représente le travail effectué Une réforme du programme d’aide financière Travail-études (Work Study, ndlr), que toutes les offres d’emploi soient postées en ligne
15,78$ — Le seuil minimum d’un salaire décent à Montréal pour une personne seule, selon une étude de l’IRIS. x
Mêmes avantages sociaux que les employés permanents, à commencer par des congés maladie Texte écrit par Théophile Vareilles Infographie réalisée par Magdalena Morales Icônes réalisées par Freepik, Madebyoliver et Dave Gandy sur www.flaticon.com
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
DÉCOUVREZ TOUT CE QUE LE PETERSON PEUT VOUS OFFRIR. BUREAU DES VENTES 445, AV. DU PRÉSIDENT-KENNEDY (PRÈS DE LA RUE DE BLEURY) MONTRÉAL 514 904-8855
LePeterson.com
actualités
3
campus
SEOUM: Le bilan d’une grève en règle Cinq jours de grève, résultats contrastés pour une visibilité augmentée. sébastien oudin-filipecki
Le Délit
L
e vendredi 28 octobre, SEOUM décrétait une grève de cinq jours. La veille du début des célébrations de la Homecoming Week et juste avant le lancement des Portes Ouvertes, frappant l’organisation logistique de la fin de semaine de plein fouet. Les 1500 travailleurs se sont mis en grève après que les négociations entre McGill et le syndicat se soient retrouvées dans une impasse. Lors de la fin de semaine, les grévistes se rassemblaient donc près des piquets de grève, interpellant les piétons en distribuant des prospectus. 1500 travailleurs étaient en grève, ou presque, car les floor fellows, les travailleurs s’occupant de plantes et d’animaux sur le campus Macdonald, et autres, ne pouvaient s’arrêter de travailler. Une université dysfonctionnelle Ce dimanche, alors que l’événement des Portes Ouvertes accueillait une multitude de futurs étudiants sur le campus, de nombreuses visites ont dû être assurées par des membres de la Gestion de l’effectif
étudiant. D’autres événements ont tout simplement dû être supprimés dû au manque de personnel étudiant. Aussi, de nombreuses activités sportives tel que les intramurals ont dû être annulées. «Il faut que [l’administration] réalise que lorsque les étudiants arrêtent de travailler, l’Université cesse de fonctionner» a déclaré Inori RoyKhan, membre de SEOUM, cumulant deux emplois sur le campus et membre du conseil de rédaction du Daily. «Nos employés font un travail formidable et il faut que nos salaires et la façon dont nous sommes traités reflètent cela!» a martelé cette dernière. Conditions de travail: l’enjeu de la lutte étudiante À l’angle de Milton et RobertBourassa, une étudiante distribuait des prospectus invitant les passants à découvrir l’Université à travers les luttes salariales étudiantes. Une visite du campus qui peut sembler surprenante au premier abord mais qui s’avère hautement enrichissante. On apprend, par exemple, que les soigneurs pour animaux dans le pavillon McIntyre
jules tomi n’ont pas droit à des congés maladie payés, que les «assistants hygiénistes» de la clinique dentaire de McGill sont payés au salaire minimum sous prétexte qu’ils sont étudiant·e·s et ont des horaires de travail irréguliers, tout comme les caissiers temporaires de la librairie McGill qui reçoivent moitié moins que les caissiers permanents. Ou encore que les étudiants travaillant pour McGill Athletics and Recreation comme techniciens de surface sont moins bien payés que Marty (la mascotte de l’université). L’excursion se termine, par une pause devant le pavillon McConnell. Ce même lieu, où, cinq ans plus tôt, le SPVM (Service de police de la ville
de Montréal) avait violemment mis fin à une manifestation sur le campus. Depuis, des étudiant·e·s militent pour que le parvis soit rebaptisé Community Square afin de mieux refléter l’héritage militant de l’Université et la répression par les forces de l’ordre, sans succès jusque-là. Un dernier coup d’éclat Mercredi dernier, à la surprise générale, SEOUM décidait de tenir un piquet de grève à l’entrée de l’auditorium 132 du pavillon Leacock alors que ce dernier accueillait la vidéoconférence d’Edward Snowden organisée par Média@McGill. Les membres du SEOUM, rappelons-le,
ont manifesté de manière pacifique, étant entièrement dans leur droit, l’auditorium n’était ni plus ni moins que leur lieu de travail. Certains étudiant·e·s étant censé·e·s travailler lors de l’événement. «Nous voulons que les gens sachent quelles sont nos revendications et ce que traverser notre piquet de grève implique» a expliqué Bradley Powell, responsable aux affaires internes et membre de l’équipe de négociation du SEOUM. «Nous supportons complètement [Edward] Snowden, […] nous sommes juste là pour informer les étudiants […] sur les conditions de travail précaires sur le campus. Notre but n’est pas d’annuler l’événement» a-t-il déclaré. Avant de conclure: «Nous voulons que l’Université comprenne que la communauté mcgilloise nous soutient.» Cela n’a pas empêché l’éclatement de heurts lors de l’événement, notamment dûs à des défaillances d’organisation et de communication. Ainsi s’achevaient les cinq jours de grève de SEOUM, marqués par des piquets, des annulations et des bousculades. Quel a été le vrai impact de la grève? Premiers éléments de réponse le 10 novembre prochain lors de la reprise des négociations. x
campus
Solidarité communautaire
Comme clôture de la grève, un large rassemblement soutient le SEOUM. théophile vareille
Le Délit
M
ercredi 2 novembre au soir, une grande partie des quelques milliers d’optimistes désirant assister à la vidéoconférence d’Edward Snowden ont pu défiler, telle une procession, au travers du rassemblement solidaire du Syndicat des employé·e·s occasionnel·le·s de l’Université McGill (SEOUM). Ce rassemblement s’est tenu devant le bâtiment James, où siège l’administration, dans cette cour que certains nomment Community Square, sur le chemin de la queue pour Snowden qui s’étendait du bâtiment Strathcona aux portes du pavillon Leacock. Les nombreux discours passionnés donnés sur la cour n’auront pas réussi à distraire les nombreux passants. Quand la file ralentissait ou s’arrêtait, ils n’ont toutefois pas eu d’autre choix que de porter attention au ralliement les entourant. Ainsi, ils ont pu entendre à la tribune des représentants du Syndicat certifié non-académique de l’Université McGill — qui représente au contraire du SEOUM des employés au longterme —, des représentants du Groupe de recherche à intérêt public de McGill (le GRIP, ou QPIRG en anglais, ndlr), ainsi que de la Riposte
4 actualités
socialiste à McGill. Tous supportent le SEOUM et ses revendications, et s’accordent pour critiquer l’attitude de McGill, «néolibérale» selon l’intervenant du GRIP. Une attitude qui démontre la nécessité d’une «société socialiste» a déclaré Melissa, membre de la Riposte socialiste, s’attirant les vivats de la foule.
contre la précarité étudiante et les frais de scolarité. Ce contingent, mené par McGill against Austerity et le v.-p. aux Affaires externes de l’AÉUM, David Aird, s’est ainsi essaimé parmi les étudiants brandissant des pancartes et banderoles de soutien au SEOUM tout autour de la cour.
Une solidarité diverse
Luttes et causes entrecroisées
Un large éventail activiste auquel se sont joints des floor fellows, la professeure mcgilloise de littérature arabe Michele Hartman — qui a assuré que de nombreux professeurs soutenaient le SEOUM en privé — et Erin Sobat, vice-président aux Affaires universitaires de l’Association des étudiants en premier cycle de l’Université McGill (AÉUM). Des membres de toutes les strates de la société mcgilloise semblent ainsi soutenir le SEOUM, et viennent le faire savoir publiquement, leurs discours espacés de chants repris en chœur par l’assemblée et rythmés de «Shame! Shame!». Des chants tels «So-so-solidarity!» ou «Fuck the bourgeoisie» qui dénotent d’un caractère militant et engagé. Les soutiens du SEOUM avaient plus tôt dans la journée rejoint le contingent mcgillois se rendant à la manifestation À la rue
L’effort de grève du SEOUM s’inscrit donc dans le cadre plus large d’une résurgence des revendications étudiantes, à l’image de récentes grèves à Concordia et à l’UdeM, et de celle des 15 dollars de l’heure. La présence d’Andrés Fontecilla, président de Québec Solidaire, seul parti québécois s’étant officiellement prononcé en faveur des 15 dollars de l’heure, n’est ainsi pas anodine. M. Fontecilla s’étonne qu’une institution «prestigieuse» comme l’Université McGill «construise son succès sur l’exploitation des jeunes». Il affirme qu’un salaire minimum de 15 dollars est un «droit fondamental», celui de «vivre décemment». Claire Michela, présidente du SEOUM, a été la dernière à s’adresser à l’audience, passants comme manifestants. Elle dressa un parallèle entre l’action de Snowden
et celle du syndicat, tous deux s’élevant contre de larges institutions qui ne pensent peut-être pas devoir répondre de leurs pratiques.
Mme Michela conclut en quelques mots, repris à son compte par M. Fontecilla, déclarant que «la lutte ne fait que commencer». x
jules tomi
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
conférence
Reportages à vendre
Comment mieux informer le public sur les réalités internationales? Catherine Mounier-Desrochers
Le Délit
N
ous sommes Paris, parfois Alep, mais rarement Djouba. Pourquoi certains attentats sont grandement médiatisés alors que certaines guerres ou crises humanitaires sont gardées dans l’oubli? À une époque où l’information se déplace à un rythme effréné et sur une étendue sans précédent, comment expliquer que nous ne soyons pas au courant des catastrophes qui perdurent dans le monde? C’est sur cette thématique que se penche l’Association québécoise des organismes de coopération internationale durant la 40e édition des Journées québécoises de la solidarité internationale qui se déroule sous le thème «À humanité variable». Couverture médiatique imparfaite Durant le panel d’ouverture, journalistes, académiques et représentants d’ONG se sont interrogés sur le rôle des médias dans la compréhension du public des enjeux internationaux, et par-là ont cher-
ché à savoir si l’importance d’une nouvelle est proportionnelle à sa médiatisation. En ouverture, la ministre québécoise des Relations internationales, Christine St-Pierre, s’étonnait d’ailleurs de rappeler qu’en 2015, les questions mondiales représentaient moins de 4% de la couverture médiatique au Québec alors que les sports en représentaient au moins 16%. Pour Justine Lesage d’OxfamQuébec, «un monde idéal serait un monde où l’on serait tous au courant de ce qui se passe partout sur la planète, pas seulement les attentats, les crises ou les ouragans». La ministre renchérit dans la même optique en mentionnant que «le choix des
sujets et la manière de les traiter est une problématique importante. Il est parfois malheureux de constater que lorsque les pays du sud font la manchette, c’est souvent pour relater une guerre ou une famine, créant une image négative et présentant ces populations comme des victimes passives». De là l’importance de faire valoir les initiatives des organismes de solidarité sur le terrain. Journalisme restreint et biaisé Du côté des journalistes, on ne s’en cache pas, de nombreuses contraintes pèsent sur leur travail. Une limite majeure est la notion de «mort kilométrique» selon laquelle un accident impliquant une seule
personne dans le centre-ville de Montréal suscitera une plus grande attention de la part du public que 30 morts au Pakistan. On mentionne également l’importance de «l’angle canadien», c’est-à-dire ce besoin presque obsessif de constamment trouver comment un certain sujet de reportage est important aux citoyens canadiens. C’est ainsi que la Syrie est devenue plus «à la mode» lorsque le Canada a proposé d’accueillir des réfugiés. Les médias, de par leur contact direct avec le public, se voient confier un rôle de divertissement. Ainsi, avec un public cible, des algorithmes de réseaux sociaux, une ligne éditoriale et une nécessité de vulgariser l’information, on limite les sujets «intéressants». De plus, si on n’arrive pas à avoir d’images, l’intérêt du reportage diminue. Quelles solutions? Lisa-Marie Gervais, journaliste au Devoir, a mis en avant l’idée que l’existence de ces contraintes n’empêche pas que les journalistes aient l’intérêt public et la sensibilisation à cœur. La réalité est que ces contraintes existent et qu’un biais semble inévitable dans la sélection
des sujets des reportages. Les journalistes se retrouvent confrontés au dilemme de transmettre l’information de manière imparfaite ou ne pas la passer du tout. L’on peut également se demander si avoir un débit plus important de nouvelles internationales engendrerait réellement une plus grande consommation de nouvelles de la part d’un public visiblement déjà pressé. Tous se sont entendus pour dire qu’il y a de l’espoir quant à une plus grande collaboration entre les ONG, les médias et le public afin d’en arriver à un public plus alerte et mieux informé des réalités internationales. Pour le journaliste indépendant Martin Forgues, «les médias doivent offrir davantage d’informations internationales, mais le public doit aussi les réclamer». Il y a également une responsabilité des ONG de communiquer davantage, d’aider les médias à relayer adéquatement l’information au grand public. Jusqu’au 12 novembre, des panels, kiosques, expositions, ainsi que des conférences et des discussions se dérouleront à Montréal et dans onze autres régions du Québec autour de cette problématique. x
satire
Trump présidentiel dans la défaite Le discours du candidat perdant achève la campagne de Clinton. seulement…», doit-il penser désormais. Comment ne pas ressentir de l’empathie pour un homme aussi grand dans sa défaite que dans sa campagne?
yves boju
Le Délit
«N
ous avons fait de notre mieux, nous n’avons raté le coche que de peu. Nous tenons à dire merci à ceux qui nous ont soutenus. La secrétaire Clinton a gagné l’élection. Nous lui offrons notre sincère soutien, nos espérances et nos prières pour une Amérique meilleure. Sa campagne fût rondement menée, parfois mise à mal par ma faute il faut le reconnaître. Je tiens également à remercier le FBI pour son dévouement infaillible durant ces temps difficiles. À travers cette campagne, j’ai tenté d’apporter un message de changement dans notre pays. Durant 73 semaines vous avez reçu ce message et je tiens à remercier chacun d’entre vous. Melania, Barron, Eric, Donald Junior, Ivanka, Tiffany et moi ne vous oublierons jamais. Nous n’oublierons pas non plus la manière chaleureuse dont vous nous avez reçus dans vos foyers, vos villages et vos villes. Vous avez fait résonner le nom des Trump
Vivement la prochaine
mahaut engérant de la plus noble des manières à travers les 50 états de ce pays. Nous avons peut-être perdu cette bataille, mais le plus important est que nous ayons réussi à endurer cette guerre.» Raison et sentiments Hillary Diane Rodham Clinton a prouvé sa résilience politique au-delà de tout doute possible. Elle a été élue aujourd’hui face à Donald Trump, avec un total de 274 grands électeurs,
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
seul 4 de plus que la majorité requise. Seulement, être proche de la victoire ne suffit malheureusement pas, comme ce soir le démontre. Le discours du candidat sortant a pourtant ému l’Amérique entière. Déjà, les États-Unis se demandent s’ils ont fait une erreur en votant pour Clinton au lieu de l’homme intègre qui a prononcé ces paroles vers 23h, ce 8 novembre. Plusieurs personnalités regrettent déjà le soutien qu’elles ont apporté à la nouvelle
présidente pendant sa campagne. Michael Moore, parmi eux, «demande pardon aux Américains de [s]’être égaré» en critiquant vivement Trump plus tôt cette année. Il n’est pas seul: Beyoncé, DeNiro, DiCaprio et tant d’autres ont finalement plié face au discours raisonnable que le candidat républicain a soutenu en apprenant sa défaite. Il semble alors que tout ce qui manqua à Donald Trump pendant cette campagne fut un peu de mesure dans ses propos. «Si
À vrai dire, comment ne pas fondre pour ce même Donald que nous avons découvert ces deux dernières années dans une campagne aux nombreux rebondissements? C’est désormais ainsi que nous l’aimons. Donald Trump: ses légers défauts, son empressement pour la victoire et le bien-être de son pays. C’est désormais l’Homme qui se présente à nous. Donald Trump reviendra. Nous le répétons, Donald Trump reviendra pour la Maison Blanche. Nous attendons impatiemment son retour en 2020 et peutêtre nous réservera-t-il alors d’autres surprises… Quelques nouvelles punchlines assassines, quelques nouveaux commentaires inappropriés, quelques nouvelles idées dangereuses, peut-être une déclaration d’impôts mais certainement le même toupet. x
actualités
5
campus
Des (r)enseignements bien réels Edward Snowden parle surveillance à McGill.
Des politiques qui tendent vers l’autoritarisme
hannah raffin
Le Délit
A
ncien employé de la National Security Agency (NSA), Edward Snowden est devenu l’un des lanceurs d’alertes les plus marquants du 21e siècle en révélant des informations classées secret Défense sur de nombreux programmes de surveillance de masse américains et britanniques. Depuis la Russie — où il s’est exilé depuis qu’il est poursuivi par le gouvernement américain — Snowden a donné une vidéoconférence le mercredi 2 novembre au bâtiment Leacock de McGill. Sa vision de la réalité: notre système démocratique s’érode face à la puissance grandissante de la surveillance gouvernementale. Les mutations de la surveillance Snowden rappelle que la manière de surveiller a beaucoup évolué depuis l’arrivée d’Internet et des nouvelles technologies. Avant, une personne était espionnée parce qu’elle était suspectée de quelque chose, et cette surveillance impliquait des
magdalena morales dépenses importantes en termes de ressources, sous toutes ses formes: humaines (une équipe pour tracer un seul individu), financières, temporelles... De nos jours, à l’inverse, l’informatisation de nos données personnelles non-protégées permettent un espionnage sans frontière ni limite: des informations sur chacun d’entre nous sont enregistrées par des ordinateurs de manière instantanée et constante, et ce pour un moindre coût. La surveillance n’est plus restreinte
aux personnes mettant en danger notre sécurité: tous les individus sont espionnés quel que soit leur casier judiciaire. Ce n’est pas le contenu même de nos données qui est sauvegardé, mais les métadonnées. Il s’agit des données de nos données: contenant par exemple la date, la durée ou le lieu où une donnée a été produite. Elles sont aujourd’hui aussi précieuses que le contenu même des données. Pourtant, aucune réelle protection légale de cette partie de notre vie privée n’a été établie.
Le Chiffrage • • •
Le mot fait son apparition dans la langue française au 17e siècle Fait référence à l’idée de rendre inaccessible le contenu d’un message à tout lecteur n’ayant pas la «clef» Exemple: avec le «chiffre de César», l’algorithme donne la lettre qui se trouve trois places plus loin dans l’alphabet Avec «bonjour», on obtient «erqmrxu» («b» devient «e», «o» devient «r», etc.)
Selon la légende, Jules César utilisait «le chiffre de César» pour communiquer • L’article «La cryptographie militaire» publié en 1883 par Kerckhoff fait le bilan des techniques disponibles à l’époque
Supposons que l’augmentation de cette supposée sécurité nous protège mieux des dangers auxquels les sociétés font face. Snowden répondrait que la surveillance de masse n’est en réalité pas très efficace: elle n’a jamais eu un impact significatif sur la lutte contre le terrorisme par exemple. Il ajoute que même si c’était le cas, la question est erronée. Snowden nous rappelle donc la vraie question à se poser: voulons-
• Meilleure mesure: échelle • de 1 à 7 élaborée par la Electronic Frontier Foundation (EFF) qui quantifie le niveau de sécurité de chaque messagerie
Viber 2/7
Fait intéressant... •
La fin ne justifierait pas les moyens
Quelle solution pour l’avenir? Snowden rappelle aux jeunes qu’il faut montrer aux politiciens que, contrairement à ce qu’ils disent, nous nous sentons concernés par la surveillance et qu’elle nous préoccupe. Il faut affirmer que «Oui, nous avons quelque chose à cacher»: notre vie privée, qui constitue notre droit d’être nousmêmes, d’avoir quelque chose à soi, de «posséder» nos idées. x
Pourquoi chiffrer?
Qu’est-ce-que le chiffrage? •
Toujours selon Snowden , nos institutions ne méritent plus la confiance que nous plaçons en elles. En effet, nous n’avons pas de moyens de vérifier que ces dernières obéissent à la loi, d’autant plus que nos «représentants» ne ressentent aucune gêne à nous mentir ouvertement. L’affaire Lagacé est une douloureuse confirmation de cette vision pessimiste: comment un tel scandale a pu avoir lieu alors que la loi est censée protéger nos droits civiques? La conclusion est sans appel: l’équilibre de pouvoir entre les institutions et les citoyens est inégal.
nous vivre dans un monde où nous serions privés de nos droits fondamentaux? Cette question fait référence à d’autres dilemmes éthiques avec lesquels les conséquentialistes doivent se confronter, par exemple: devrait-on autoriser la pratique de la torture au nom d’une plus grande efficacité? En suivant ce raisonnement, le principe de l’État de droit s’effondre. L’augmentation des pouvoirs de la surveillance est liée à une soif de pouvoir des institutions et de ceux qui les tiennent, non à une augmentation de notre sécurité. Si l’Occident est aujourd’hui plus ou moins sans danger explicite, nous n’avons jamais été aussi vulnérable aux pouvoirs de nos institutions, explique Snowden.
iMessage 5/7
Pour s’assurer qu’un tiers-parti (notamment des compagnies privées ou le gouvernement) ne puisse pas lire les données que vous lui fournissez
Snapchat 2/7
Skype 1/7
Whatsapp 6/7
Comment chiffrer? • •
Plusieurs applications disponibles pour le chiffrage gratuit Signal - Gratuit, iOS et Android. (7 sur 7 selon l’échelle de l’EFF et endossée par Edward Snowden) • Telegram - Gratuit, iOS et Android • Avec Facebook Messenger • Possibilité de chiffrer ses messages • Sélectionner le contact désiré • Sélectionner l’option «conversation privée» et choisir la minuterie désirée (entre 5 secondes et 24 heures) • Selon la durée choisie, les messages seront chiffrés et disparaîtront une fois lus
Texte par Jacques Simon Infographie réalisée par Magdalena Morales Icônes réalisées par Freepik, Roundicons et Madebyoliver sur www.flaticons.com
6 Dossier Surveillance
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Mahaut engérant
Le journalisme, (L)agacé
Retour sur l’épineuse question de la protection des sources journalistiques. Louis-Philippe Trozzo
Le Délit
L
es plumes journalistiques ne cessent de s’agiter depuis qu’on a révélé il y a quelques jours qu’un journaliste de La Presse, Patrick Lagacé, bien connu du lectorat québécois, a été mis sous écoute par le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) afin de connaître les sources de ses informations. Les forces policières de Montréal ont effec-
de diverses enquêtes. À peine quelques jours après cette révélation scandaleuse, voilà que l’on apprend que d’autres journalistes de renom, notamment Alain Gravel, Isabelle Richer et Marie-Maude Denis, ont également été épiés au cours des dernières années, cette fois par la Sureté du Québec (SQ). Ces multiples révélations d’espionnage ont ainsi mené plusieurs journalistes à s’indigner et dénoncer une véritable «chasse aux sources journalistiques».
du public d’être informé de toute situation relevant de l’intérêt public. Par ailleurs, dans une société où l’information abonde et circule de plus en plus rapidement, les scoops et l’exclusivité de nouvelles entretiennent la compétition entre les différents journaux et autres relayeurs d’information. Ainsi, une divulgation incessante des sources journalistiques ébranlerait également la machine journalistique moderne.
«Ces récentes révélations d’espionnage ébranlent les fondements même de notre démocratie en portant atteinte à la liberté de presse» tivement fait des démarches judiciaires afin d’obtenir des mandats de surveillance électronique visant Patrick Lagacé, leur donnant ainsi accès aux registres téléphoniques du chroniqueur, et le pouvoir de le géolocaliser en tout temps grâce au GPS intégré dans son téléphone cellulaire. Pointé du doigt, le chef du SPVM, Philippe Pichette, s’est défendu en affirmant qu’il s’agit là d’«un cas exceptionnel», ces mesures ayant été prises afin d’enquêter sur cinq policiers du SPVM soupçonnés de fabrication de preuves et donc d’entrave au bon déroulement
En quoi est-ce problématique? La confidentialité et la protection des sources journalistiques est d’une importance capitale sans quoi les journalistes ne pourraient exercer leur travail et bien des informations d’intérêt public demeureraient secrètes ou inexplorées. Évidemment, personne n’irait parler aux journalistes s’ils ne pouvaient avoir la certitude que leur identité est bien protégée. Ces récentes révélations d’espionnage ébranlent les fondements même de notre démocratie en portant atteinte à la liberté de presse, qui, elle-même, protège le droit
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Enfin, alors qu’aucune allégation ne pesait contre M. Lagacé (comme n’importe quel autre journaliste épié, d’ailleurs), une juge de paix a autorisé le SPVM à étudier les sources du journaliste sans même les lui demander en premier lieu. Jamais le chroniqueur de La Presse n’a eu à refuser de partager ses sources; le corps policier se les est librement appropriées. La Cour suprême du Canada a pourtant statué que «les Canadiens peuvent raisonnablement s’attendre à la protection de leur vie privée à l’égard des renseignements contenus dans leurs propres ordinateurs personnels».
Réactions à tous les niveaux Suite aux récentes révélations, les trois paliers du gouvernement canadien n’ont pas manquer de réagir à l’écoute électronique de plusieurs journalistes québécois. Au fédéral, le Premier ministre Justin Trudeau a dit suivre l’affaire de près et a voulu se montrer rassurant en affirmant qu’aucun journaliste n’a été épié par le corps policier et le service de renseignements tombant sous sa juridiction, à savoir la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Au provincial, le gouvernement libéral de Philippe Couillard, scandalisé par cette attaque à la liberté de presse, s’est empressé d’annoncer de nouvelles mesures visant à renforcer la protection des sources journalistiques. Il prévoit notamment une enquête visant à resserrer les critères des mandats de surveillance afin que les journalistes soient soumis aux mêmes exigences et critères que les avocats, juges et députés québécois. Enfin, au municipal, le maire de Montréal, Denis Coderre, a quant à lui qualifié cette pratique d’«inacceptable», mais a néanmoins réitéré sa confiance envers le chef du SPVM. Il a aussi profité de son passage à l’émission Tout le monde en parle dimanche dernier pour an-
«De nombreux journalistes dénoncent une véritable chasse aux sources journalistiques» noncer la création d’un comité qui enquêtera sur les pratiques du SPVM et qui sera piloté par l’inspecteur général de la Ville de Montréal, Me Denis Gallant. Il ne faut pas non plus oublier que ces révélations ont également retenti jusque dans l’enceinte de notre chère université, le célèbre lanceur d’alertes Edward Snowden ayant qualifié l’espionnage de journalistes comme étant une «attaque radicale à la liberté de presse» lors de sa vidéoconférence à McGill le 2 novembre dernier. Tout bien considéré, on évoquera dorénavant ces épisodes d’espionnage électronique en se référant à «l’affaire Lagacé»; elle aura prouvé qu’il existe une opposition inévitable mais nécessaire entre la protection des sources journalistiques et les enquêtes policières, toutes deux aussi essentielles au bon fonctionnement de la démocratie. x
actualités
7
Les dangers de la Loi C-51 Quand l’antiterrorisme empiète sur la vie privée.
Cependant, à l’heure actuelle, aucun projet de révision de ladite loi n’a été déposé ni même annoncée par le gouvernement Trudeau, qui semble décidément souffrir de sérieux trous de mémoires. Un Patriot Act Canadien
sébastien oudin-filipecki
Le Délit
L
e 22 octobre 2014 survenait une fusillade au cœur même du parlement à Ottawa, causant la mort du caporal Nathan Cirillo. Suite à cet acte terroriste, le gouvernement Harper fit de la sécurité nationale le centre des débats et proposa d’urgence une nouvelle loi en matière de mesures anti-terroristes. Cet événement, ainsi que l’attentat de St-Jean-sur-Richelieu, conduisirent à l’adoption, le 6 mai 2015, de la Loi antiterroriste de 2015, surnommée «loi C-51» avec
une large majorité (183 voix contre 96) notamment grâce au soutien du Parti libéral. Cela n’empêcha pas Justin Trudeau de torpiller son rival lors de la campagne, déclarant que «M. Harper ne semble pas penser que nous devons faire plus pour défendre nos droits et nos libertés», promettant du même coup de changer les dispositions imprécises de la Loi antiterroriste, en premier lieux en garantissant que les mandats du Service Canadien du Renseignement de Sécurité (SCRS) respectent la Charte canadienne des droits et libertés.
La «loi C-51» comprend une douzaine de mesures allant du partage d’informations entre les différents services gouvernementaux à la criminalisation de propagande terroristes, tout en étendant les pouvoirs du SCRS des services de polices. La Loi amende notamment le Code criminel du Canada, en créant le chef d’accusation d’apologie du terrorisme. Aussi, elle permet aux services de renseignements «d’intervenir afin d’empêcher des complots terroristes précis» en recueillant, par exemple, des informations personnelles sur les citoyens ou en facilitant la mesure d’interdiction de vol pour les suspects. De plus, elle accroît considérablement le partage d’informations entre les différentes agences fédérales, sans fixer de limites quant au nombre de ces agences ni sur la nature des données partagées. Finalement, cette dernière permet à la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) de maintenir un individu en détention provisoire
pendant sept jours, au motif de préserver l’ordre public. La société civile réagit Des organisations non-gouvernementales (ONG) telles qu’Amnistie internationale ou l’Association canadienne des libertés civiles n’hésitent pas à dénoncer des mesures de sécurités draconiennes en totale contradictions avec la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, de nombreux experts s’inquiètent de la notion vague et flou de «menaces touchant la sécurité du Canada» de laquelle découlent directement les pouvoir spéciaux du SCRS, qui sont, virtuellement, sans limites. Comme l’a fort justement souligné Edward Snowden lors de sa vidéoconférence à l’Université McGill, le 2 novembre dernier, la loi ne «prévoit aucune surveillance ou contrôle» des opérations ou activités du SCRS. Le lanceur d’alerte étant, de ce fait, en faveur d’une «totale réécriture de la loi». Promesse oubliée? Ce manque cruel de contrôle pourrait conduire, par exemple, à une réduction du droit de manifester sous certaines circonstances alors pourtant couvertes par la Charte des droits, ou même à une limite du droit de liberté d’expression.
Bien sûr, le gouvernement libéral promet toujours de combler les lacunes de la «loi C-51». Ce dernier a effectivement créé un comité parlementaire sur la sécurité nationale et le renseignement en juin dernier. Celui-ci devait, à l’origine, rassembler des élu-e-s de tous bord et instaurer une procédure d’appel concernant les personnes figurant sur la liste d’interdiction de vol. Cependant, ces compétences sont maintenant restreintes à la rédaction d’un rapport, adressée au parlement sur les activités du renseignement.. Pressé par la presse, le ministre fédéral de la Sécurité Publique, Ralph Goodale, avait déclaré à Radio-Canada en mai dernier qu’une consultation publique serait organisée, soulignant que les «Canadiens pourront exprimer leur [avis]» sur la «loi C-51» sans toutefois préciser de date quant à sa tenue. Depuis, silence radio, ce qui laisse présager que ce dossier ne demeure plus dans les priorités du gouvernement, du moins pour l’instant. Pourtant, en mars 2016, le directeur du SCRS Michel Coulombe confiait au Sénat que l’agence avait déjà fait usage des pouvoirs spéciaux conférés par la «loi C-51», et ce dans au moins une douzaine de cas, et qu’elle s’en resservirait certainement dans le futur. De quoi faire froid dans le dos. x
Autodestruction trompeuse
Vos photos intimes ne sont pas si privées que ça. Nina soulier
L
orsque Kim Kardashian a été attaquée à Paris le 3 octobre, le manque de discrétion dont fait preuve Snapchat sur la localisation de ses utilisateurs a été désigné comme l’une des causes probables de l’agression. Toutefois, les problèmes de vie privée sur les réseaux sociaux ne s’appliquent pas seulement aux multimillionnaires. Des résultats déplorables Probablement la majorité des élèves mcgillois, ainsi qu’au moins 100 millions de personnes dans le monde, utilisent l’application de photos et de chat «autodestructible». Selon une enquête récente d’Amnistie internationale, Snapchat obtient un score particulièrement bas (20%) en matière de protection de la vie privée. Cette évaluation prend en compte plusieurs facteurs: l’identification des menaces, le chiffrement, la
8 société
sensibilisation des utilisateurs, et la transparence en ce qui concerne les demandes gouvernementales et les moyens de chiffrement. Si l’application s’est publiquement déclarée en faveur de la vie privée, elle manque de transparence sur son utilisation du chiffrement. Les photos et messages instantanés censés «s’autodétruire» après quelques secondes sont en réalité faiblement chiffrés, potentiellement accessibles en tout temps par la NSA et diverses agences de renseignement gouvernementales, ainsi que des hackers plus ou moins malfaisants. La fragilité de Snapchat face aux cyberattaques a déjà coûté à l’application une fuite de plus de 200 000 photos en 2014. Conséquences dramatiques La fuite massive de 2014 n’a pas seulement exposé des photos dénudées de célébrités, mais aussi un grand nombre de clichés qui tombent sous la classification
oconférences dans notre université, nous avons le devoir de nous poser la question: à quel prix sommes-nous prêts à sacrifier notre droit à la vie privée sur l’autel de la sécurité nationale? Nous vivons dans un monde où, d’un côté, la surveillance de masse est justifiée par la menace terroriste et de l’autre, les applications que nous utilisons tous les jours restent opaques sur leurs relations avec les gouvernements. À qui faire confiance? vittorio pessin pédopornographique. La possession de ces fichiers constitue donc un crime. Snapchat a beau avoir blâmé des applications tierces qui ont permis la capture insoupçonnée de ces clichés, les faits demeurent. Le manque de protection sur Snapchat est dangereux. Bien que l’application ait proclamé avoir pris des mesures de sécurité supplémentaires depuis cette fuite
massive, son manque de transparence sur ses conditions de cryptage soulève la question épineuse de la surveillance de masse. Même quand on ne risque pas de se faire cambrioler pour des millions de dollars ou que l’on n’est pas mineur·e, nos données gardent une valeur immense: celle de notre intimité. À l’heure o Edward Snowden donne des vidé-
En ce qui concerne le classement d’Amnistie internationale, Skype est faible en protection des données, alors que les applications Apple sont complètement chiffrées. Les applications Facebook , Messenger et Whatsapp se situent en tête avec un chiffrement intégral des données et une transparence quasiirréprochables sur leurs activités. Reste à Snapchat de suivre leur trace. x
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Parole sous surveillance
L’avènement d’une société de surveillance est-il compatible avec la liberté d’expression? hortense chauvin
Le Délit
«L
a vie privée, c’est la possibilité d’avoir quelque chose pour soi, que ce soit une idée, que ce soit une croyance» c’est ce qu’affirmait Edward Snowden à propos de la nécessité de défendre le droit à la vie privée lors de sa conférence à McGill. Dénoncée par de nombreux lanceurs d’alerte, de Willliam Binney à Snowden, notre utilisation des nouvelles technologies facilite selon ce dernier une forme de surveillance inédite. L’ensemble de la population peut désormais être surveillée par des gouvernements sans frein technique ou économique. Le développement étendu de la surveillance de masse interroge sur ses conséquences sur l’exercice de la démocratie, notamment sur la liberté d’expression de ses citoyens. Tous égaux face à la surveillance? Les répercussions de la surveillance peuvent être plus marquées sur certaines communautés politiques. Les nouvelles technologies rendent en effet possible le profilage de groupes spécifiques. Contactée par Le Délit, Lex Gill, défenseuse de la vie privée et des libertés civiles, explique que les musulmans, les communautés autochtones, les migrants, les personnes de couleur, les personnes économiquement désavantagées ainsi que les activistes sociaux et environnementaux sont susceptibles d’être plus vulnérables face à la surveillance du gouvernement. La surveillance aggraverait non seulement les discriminations auxquels ces groupes font face, mais limiterait également leur liberté d’exprimer leurs messages politiques. L’actualité permet de mettre en lumière la surveillance ciblée d’activistes sociaux et ses conséquences. Le 11 octobre dernier, l’American
Civil Liberties Union publiait une série de documents qui démontrait l’utilisation de données issues de Facebook, de Twitter et d’Instagram par la police américaine afin de surveiller des manifestations de Black Lives Matter. À travers le recours aux services de Geofeedia, une entreprise de collecte et d’analyse de données publiques, les services de police américains ont pu surveiller les manifestations organisées en août 2014 et en avril 2015 en réaction aux morts respectives de Michael Brown et de Freddie Gray, deux jeunes hommes noirs abattus par la police. L’interception par Geofeedia de discussions et de photos de mise à feu de voitures de police a également permis à la police de se livrer à des arrestations, notamment lors de la manifestation suivant la mort de Freddie Gray à Baltimore. Si la possibilité de contrôler plus facilement les infractions à travers la surveillance électronique peut être perçue comme bénéfique, la nouvelle capacité de la police de profiler des manifestants peut cependant inquiéter. L’identification des manifestants de manière indiscriminée par la police pourrait en effet être utilisée aux dépens d’activistes pacifiques. Les risques qu’elle pourrait impliquer pour les manifestants menacent également de brimer l’expression publique d’opinions contestataires. Les militants écologistes sont également des sujets récurrents de la surveillance gouvernementale en Amérique du Nord. Des documents divulgués par le Guardian en 2015 ont ainsi démontré que des opposants au projet d’oléoduc Keystone avaient été surveillés par le FBI entre 2012 et 2014. Ce projet, abandonné en 2015, devait permettre le transport de pétrole de sables bitumineux de l’Alberta vers des raffineries texanes. La surveillance de ces militants avait été justifiée par le FBI par leur «extrémisme», mettant en péril un projet d’oléoduc «vital à la sécurité et à l’économie des
États-Unis». Au cours des dernières années, plusieurs mouvements pacifiques d’opposition à la fracturation hydraulique aux États-Unis, comme Rising Tide North America, The People’s Oil & Gas Collaborative, Greenpeace, ou encore Gas Drilling Awareness Coalition, ont également été les cibles d’opérations de surveillance domestique. Toujours selon le Guardian, la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) se serait également livrée à des opérations de surveillance de résidents québécois opposés à la fracturation hydraulique. «Dans une démocratie, nous devons être capable d’entendre les voix des groupes les plus marginalisés, et ces individus doivent être capables de participer pleinement au processus politique pour que la démocratie ait du sens, explique Lex Gill. La surveillance et le profilage des groupes marginalisés paralysent leur parole et leur engagement politique, érode la confiance dans les institutions démocratiques et tend à aboutir à la criminalisation de la contestation.» La surveillance de communautés marginalisées et de groupes militants tend donc à les exclure de la sphère politique. Le recours à la surveillance de groupes militants porte également le risque de museler le débat public et de geler la formulation d’idéaux politiques minoritaires. De la surveillance à l’autocensure La perception d’être surveillé et la peur qu’elle génère risque en effet d’handicaper l’expression libre d’opinions politiques contestataires. La découverte par des groupes militants de la surveillance dont ils sont le sujet a ainsi pu sérieusement affecter leurs discours politiques. Tom Jiunta, le fondateur de la Gas Drilling Awareness Coalition, expliquait au Earth Island Journal en 2013 que la sensation d’avoir leurs communications surveillées avait
conduit de nombreux membres de son association à s’autocensurer, voire à abandonner le militantisme. Une étude publiée dans le Journalism & Mass Communication Quarterly en mars dernier permet de mieux saisir les dangers de la surveillance sur la liberté d’expression. Elle démontre une corrélation entre la perception de la surveillance de masse et l’autocensure de citoyens
idées et à la remise en question des politiques gouvernementales. À l’image du panoptique de Foucault, l’utilisateur des nouvelles technologies fait face à une surveillance qu’il ne peut ni connaître, ni saisir. Il peut être observé sans pouvoir observer lui-même. L’essentiel n’est pas de faire quelque chose d’illégal, mais de se savoir surveillé. Cette surveillance invisible
«La surveillance [...] porte le risque de museler le débat public et de geler la formulation d’idéaux politiques minoritaires» entretenant des idées perçues comme minoritaires. Cette expérience menée sur 255 personnes proposait aux participants de répondre à un questionnaire en ligne relatif à la guerre en Irak. La moitié des questionnaires contenaient une introduction rappelant que la National Security Agency (NSA) était susceptible d’accéder à ces données. Les résultats de cette étude montrent que les individus mis au courant de la possibilité du gouvernement d’accéder à ces données avaient davantage tendance à censurer leurs opinions non-conformistes. De façon intéressante, les personnes soutenant l’utilité de la surveillance de masse en se défendant de n’avoir «rien à cacher» au gouvernement étaient les plus enclines à réduire au silence leurs idées, ce qui démontre qu’il ne suffit pas d’être dans l’illégalité pour voir ses opinions sérieusement affectées par la surveillance. Elizabeth Stoycheff, responsable de cette étude, avait exprimé ses craintes quant au fait que la culture de la surveillance de masse puisse limiter la promulgation d’idées contestataires, ajoutant que «la démocratie prospère à travers la diversité des idées, et l’autocensure l’en prive.» Comme le suggère cette étude, le caractère imperceptible de la surveillance pose également problème à la libre expression des
conduit non seulement chaque citoyen à s’autodiscipliner, mais limite également sa capacité à remettre en question les politiques de surveillance gouvernementale. «Nous sommes incapables de tenir les gouvernements responsables si nous ne savons pas ce qu’ils font. […] Nous ne savons jamais ce qui est collecté sur nous, comment cela est utilisé, avec qui cela est partagé, ou pourquoi cela a été collecté. Jusqu’à ce qu’un programme de surveillance devienne public, nous ne pouvons pas le remettre en question — même s’il est illégal ou s’il viole la Charte des droits et des libertés», explique Lex Gill. La collecte massive et indifférenciée des traces électroniques de chaque citoyen est donc susceptible de remettre en question leur capacité à nourrir, échanger et exprimer leurs idées librement dans l’espace public, garante du renouvèlement politique. Une limitation légale de la surveillance doit être mise en place à l’échelle globale pour permettre aux citoyens de protéger non seulement leur vie privée, mais également leurs idées. Comme le soulignait Snowden, la lutte contre la surveillance est non seulement nécessaire à la protection de la démocratie, mais également à la protection de notre droit à penser par nous-mêmes. x
mahaut engérant
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Société
9
Société societe@delitfrancais.com
opinion
Aux tweeters, scrutateurs et autres brutes La féminité de Safia Nolin ne vous appartient pas. esther perrin tabarly
Le Délit
E
lle a appris la guitare toute seule sur Internet, sorti son premier album à l’automne 2015, ravi le Québec et remporté le Félix de la révélation de l’année le dimanche 30 octobre dernier. À la sortie de son album Limoilou, justement, Le Délit l’avait attendue au tournant pour une entrevue: elle nous avait bluffés par sa simplicité et sa présence familière. Safia Nolin, pour reprendre ses propres mots dans le magazine Châtelaine, a choisi d’«être vraie partout», sans excuses et sans complexes. Une «pas de classe» Safia Nolin est même tellement vraie qu’elle a accepté son Félix en jeans, espadrilles et T-shirt à l’effigie de Gerry Boulet, tout en prononçant
quelques sacres. S’est ensuivie une vague de critiques et intimidations à l’encontre de son apparence et de son allure. On vous épargnera les titres que la musicienne s’est vue décerner sur les réseaux sociaux. Elle a pourtant profité de sa créativité comme d’un échappatoire à l’intimidation qu’elle vécut adolescente. L’artiste a passé sa vie — et son début de carrière — à lutter contre ceux qui se servent des défis qu’elle lance à la norme et de son tour de taille pour critiquer son existence. Me voici encore affairée à l’écriture d’un article féministe qui me fait penser que je suis à la fois outrée et pas vraiment surprise par les événements. Après tout, c’est loin d’être la première fois, et sûrement pas la dernière, qu’une femme sous la lumière des projecteurs se fait disqualifier parce qu’elle ne correspond pas au modèle qu’on veut lui prêter. Parce qu’elle est une femme
et qu’elle ne s’excuse pas d’en être une. Dans l’œil du public, Safia Nolin, maintenant célébrité, est une cible d’intimidation facile. Il suffit de 140 caractères pour détruire l’assurance de quelqu’un depuis son canapé. Une question de féminité Le 1er novembre, Lise Ravary commentait la controverse dans le Journal de Montréal: «Nous nous sommes tellement battues dans les années 70 et 80 pour que féminisme ne rime plus avec bottes de construction, jambes pas rasées et ponchos en terre cuite. [...] Encore aujourd’hui, les féministes radicales s’habillent comme si la féminité était toxique pour les femmes.» Correction, s’il vous plaît. Aujourd’hui, les féministes (ajoutons à cela toutes les femmes) s’habillent comme elles veulent, et ce que Mme Ravary
qualifie d’«asservissement aux hommes» est une réappropriation de la féminité. Il n’appartient qu’à Safia Nolin de définir comment elle est femme, et si elle se retrouve dans les jeans et l’audace, on n’a rien à en redire. Le respect, ne ce n’est pas s’épiler, ou mettre des vêtements qu’on n’aime pas pour les autres, ce n’est pas vraiment sentir bon. Le respect, ça commence surtout quand on ne se permet pas de harceler. Dans un texte publié sur Urbania, l’artiste appelle le Québec à s’assouplir, et se dit triste que les insultes reçues viennent surtout de femmes: «faites ce que vous avez envie de faire à la place d’être enragées contre celles qui se sentent libres de le faire.» Puis, elle ajoute qu’elle souhaite à chacun de se sentir un jour aussi fier qu’elle l’est. Elle garde la tête haute, les pieds sur terre et le coeur gros comme ça. x
chronique
Créer dans un système colonial Arno Pedram | Sous les pavés, Tio’tia:ke
epuis les années 70, la majorité des Autochtones du Canada résident en milieu urbain. Statistique paraissant futile, et qui pourtant va à l’encontre du stéréotype persistant des Autochtones comme «sauvages» liés à la «nature», incompatibles avec la ville, la «Civilisation». À quelles épreuves les soumettons-nous en tant que non-Autochtones? Comment y répondent-ils à travers leurs créations?
importante de la population, les autochtones, dessine un portrait trop méconnu du Canada. Cette population doit faire face au racisme et aux attitudes coloniales canadiennes, sous différentes formes. Bonita Lawrence (Mi’kmaw), après avoir collecté de nombreux témoignages de citadins autochtones, décrit ce racisme allant «d’une tendance générale à croire que les autochtones sont une population éteinte, à une grande animosité lorsque les autochtones revendiquent leurs droits à la chasse et la pêche, au désir grandissant [des non-autochtones] de s’approprier l’expérience indienne». Dans ces témoignages revient notamment l’idée que l’identité autochtone s’est estompée à travers les mélanges avec les non-autochtones (et jamais l’inverse, si ce n’est pour s’en approprier une identité caricaturée, ce qu’elle appelle les «wannabees»). À ceci s’ajoute un rejet de l’identité autochtone et une violence de la part des nonautochtones dans la ville et les familles.
Canada, pays attaché à ses racines coloniales
Les peuples autochtones: résistants et inventifs
Le Canada est un pays colonial: l’expérience d’une partie
Les autochtones évoluent dans ce contexte: leurs produc-
D
10
SOCIÉTÉ
nes autochtones artistes de rue tions artistiques sont (mais pas opérant dans la ville. Le collectif seulement) des formes de résisécrit sur leur site (decolonizingstance au système colonial. A Tribe treetart.com): «Notre collectif Called Red est un groupe de dance reconnaît l’importance des murs électronique composé des trois et des structures dans l’espace DJs Nipissing, Haudenosaunee public comme un espace critique (Iroquois) et Cayuga. Ce groupe afin de réclamer les territoires organise régulièrement des soiautochtones non-cédés et qui aide rées «Powwow Electric Night» à Ottawa, l’occasion pour les unceded voice autochtones de se réunir dans un endroit tolérant et de développer une communauté. De plus, la musique que le groupe crée est un mélange de musiques de chant, de battement Powwow et de dubstep: ils s’inspirent ainsi de styles musicaux dominants autochtones et complexifient leur identité culturelle. Dans leurs entretiens, le groupe explique comment ces soirées et leur musique répondent à un besoin de réunion, d’identification et développement communautaire pour les Autochtones d’Ottawa. La formation de communautés autochtones dans ces contextes enraye ainsi le processus colonial visant à désolidariser et faire disparaître les identités autochtones. À Tio’tia:ke (Montréal), Les Voix Insoumises: Convergence Anticoloniale d’Artistes de Rue est une biennale organisée autour de femmes de couleur et person-
les artistes autochtones dans leur travail de justice et de guérison personnelle et collective. Leurs œuvres ouvrent un dialogue avec le public à propos du colonialisme et de l’hétérogénéité des cultures autochtones.» Leurs actions participent ainsi à la reprise de l’espace public urbain dont ils ont historiquement été exclus: par exemple, par le déplacement forcé de réserves proches des centres urbains, et en général, le mythe de l’«Indien sauvage» comme force perverse sur la civilisation des non-autochtones. Les Autochtones aussi pavent la ville Les Autochtones résistent, vivent et créent. Reconnaître ceci passe par la reconnaissance de notre participation à la discrimination ambiante, de leur histoire, et de leurs identités contemporaines. Ainsi, nous participons au démantèlement des mythes racistes à propos des Autochtones, comme celui proclamant les Autochtones comme une espèce en voie d’extinction (the vanishing indian myth). Tous les jours, les Autochtones bravent le racisme canadien, défont l’histoire coloniale et pavent leurs routes. x
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Innovations
Québec
innovations@delitfrancais.com
La fibre entrepreneuri-elle Ton avenir en main et Femmessor montrent l’exemple. Vincent Lafortune
R
endus en 2016, nous sommes forcés de faire un constat: le monde de l’entrepreneuriat devient de plus en plus mixte. À titre d’exemple, la sphère entrepreneuriale aux États-Unis, longtemps associée à la figure patriarcale, compte aujourd’hui environ 11,3 millions d’entreprises ayant comme propriétaire·s majoritaire·s une ou plusieurs femmes, une augmentation faramineuse de 45% depuis 2009. Il est également surprenant que plus de 36% de tous les propriétaires d’entreprises aux États-Unis sont des femmes, et que ce chiffre, datant de la plus récente étude en 2012, sera sans équivoque revu à la hausse lors des prochains recensements. Des défis toujours d’actualité Malgré ces statistiques encourageantes, les femmes sont néanmoins encore désavantagées lorsque vient le temps de mettre pied dans le monde de l’entrepreneuriat. Qu’elles soient révolutionnaires ou non, les startups dirigées par les femmes trouveront généralement la quête
au financement plus ardue que les hommes, lorsque vient le temps de cette phase cruciale au développement de toute nouvelle compagnie. Ceci est dû en majeure partie à un monde de l’investissement dominé par la gente masculine, les femmes n’en constituant qu’un faible 6% aux États-Unis. Outre cet obstacle à l’accumulation de capital, une réalité davantage pernicieuse freine réellement l’établissement des femmes dans le milieu de l’entrepreneuriat. Celle-ci repose dans la réception sociale de la femme dans le monde des affaires. Malgré l’abolition quasi-exhaustive des règles de nature sexiste, la mentalité n’est pas un reflet immédiat de ces changements législatifs. C’est pourquoi, encore aujourd’hui, plusieurs femmes se voient rebuter leurs ambitions par une multitude de facteurs qui, certes en décroissance, continuent néanmoins de perpétrer la tradition masculine du monde entrepreneurial. Montréal: la terre promise Cet «entrepreneuriat au féminin» émergent n’est pas uniquement le fruit d’une prise de conscience autonome de la société
du 21e siècle. Au contraire, il est le résultat d’actions tangibles qui ont façonné une nouvelle génération de femmes aux convictions bien supérieures à celles des prisonniers du statu quo. À Montréal, Ton avenir en main est un exemple scintillant de cette vocation qui prend de plus en plus d’ampleur. Institué en 2005, l’organisme à but non lucratif se décrit comme un «incubateur de leadership pour jeunes filles de 15 à 20 ans» et a pour mission de donner les outils nécessaires aux participantes afin qu’elles entreprennent d’elles-mêmes des projets de taille. L’année dernière, les projets réalisés témoignaient non seulement de l’impact que peuvent avoir ces jeunes femmes tant sur leur communauté directe que sur le plan international. Collecte de livres envoyée au Cameroun, construction de serres visant à la récolte de légumes à l’année longue, organisation de conférences de sensibilisation sur l’intimidation dans différentes locations de Montréal-Nord ne sont qu’une partie d’une panoplie de projets d’entrepreneuriat social. Les répercussions sont nécessairement bénéfiques, tant pour les destinataires que les destinatrices.
Un futur prometteur Cette initiation au leadership et à l’entrepreneuriat réservé aux femmes est un concept qui ne cesse de croître. Il existe aujourd’hui quelques firmes de financement et de parrainage vouées exclusivement aux projets conduits par des femmes, comme Femmessor dont l’administration est située à Montréal. Un peu plus tôt au mois de septembre, en collaboration avec le ministère de l’Économie, Femmessor a dévoilé un
fonds environnant les 19 millions de dollars pour les femmes entrepreneures, Femmessor Québec (FQ, ndlr). Cette somme considérable servira au financement d’une multitude de projets sélectionnés par FQ et permettra sans aucun doute à plusieurs startups de voir le jour. Advenant que la tendance se maintienne, nous devrions sous peu voir une nette augmentation de l’influence des femmes dans le monde de l’entrepreneuriat au Québec. Une influence qui, une fois établie, perdurera. x
Campus
Trouver son #RienDeMoins La firme Alesse se lance dans le mentorat pour jeunes femmes. projets. Des mentors œuvrant chez Pfizer (pharmaceutique), Evenko (événementiel), ou dans le fitness étaient présents pour partager leur expertise en communication, en marketing ou sur la fondation d’entreprise. De champion olympique à mentor
Tarek Al-nosir Ronny Al-nosir
Le Délit
L
e 1er novembre dernier, la salle Lev Bukhman de l’Université McGill accueillait un événement de mentorat insolite. Des dirigeants de différentes industries offraient cette formation aux jeunes étudiant·e·s de McGill, mais surtout aux jeunes femmes. Cette initiative, #RienDeMoins, a été organisée par l’entreprise pharmaceutique Alesse. En présence d’Alexandre Despatie, Nathasha Gargiulo, et plusieurs autres mentor·e·s exceptionnel·le·s,
les jeunes ont eu droit à une expérience exceptionnelle. Le mentorat en speed-dating Le format de l’événement était assez interactif. Les participant·e·s potentiel·le·s. devaient prendre un rendez-vous de dix minutes à l’avance. Puis, à leur arrivée à l’événement, ils avaient l’occasion de choisir un ou une mentor·e, et pouvaient poser toutes sortes de questions, que ce soit sur leur parcours, pour demander des conseils, ou alors pour écouter des idées de
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Alexandre Despatie, après sa prolifique carrière sportive (deux fois médaillé d’argent en plongeon, ndlr), est maintenant acteur et animateur à la télévision. Concernant l’importance de son rôle auprès des jeunes entrepreneur.e.s potentiel. le.s, Alexandre confiait au Délit vouloir inspirer les jeunes par son histoire, mais également vouloir être inspiré par les leurs. Malgré le fait qu’il ait atteint les plus hauts sommets, il a lui aussi traversé bien des défis au quotidien avant d’y arriver. Il explique que dans le sport, on se concentre sur la compétition, alors que ce n’est que le produit final d’un processus bien plus grand que tous les sportifs suivent avant celle-ci. Son but est donc «d’humaniser la carrière sportive et la
personne [qu’il est] parce qu’on est tous connectés d’une manière ou d’une autre». Enfin, il veut motiver les jeunes à travailler pour atteindre leurs objectifs, quelles que soient leurs ambitions Une inspiration montréalaise C’est l’animatrice de Virgin Radio 96.9 et Entertainment Tonight Canada Natasha Gargiulo qui était la tête d’affiche féminine de l’événement. Le parcours de Natasha est caractérisé par la persévérance et la passion. Rêvant d’étudier dans le domaine des médias, elle est refusée dans un programme à Concordia lors de sa première tentative. Elle renchérit d’efforts et finit par être admise l’année suivante. Pendant ses trois ans de baccalauréat, elle travaille également chez Tommy Hilfiger. Après trois ans de travail acharné et de déplacement en transport en commun depuis le West Island elle reçoit une offre de promotion chez Tommy Hilfiger, en plus d’une voiture, à condition qu’elle promette de renoncer à un emploi dans son domaine d’études
pour 3 ans. Natasha refuse l’offre et cogne aux portes des studios de radio et de télévision pour décrocher un emploi. Aujourd’hui, elle est une des figures de proue du monde des médias montréalais et canadiens. Pour elle, sa présence à l’événement #RienDeMoins était d’une importance capitale. Elle juge ce genre de mentorat nécessaire parce qu’elle n’a personnellement «pas eu quelqu’un pour [l’inspirer] ou [l’aider], et [elle] pense que c’est très important que tout le monde ait cette chance». Quel est votre #RienDeMoins? Le nom #RienDeMoins (#NothingLess, en anglais, ndlr), est bien choisi. L’initiative d’Alesse vise à encourager les jeunes entrepreneur·e·s, et plus particulièrement les jeunes femmes, à toujours viser plus haut, à ne pas se contenter du minimum. Bref, tous devraient se poser la question: «Quel est mon #RienDeMoins?» , et travailler à l’atteindre. Avec du mentorat et de l’encadrement, rien n’est impossible. x
innovations
11
Culture
CINEMA
articlesculture@delitfrancais.com
La chose principale mARGAUX sPORRER
Le Délit
M
al de pierres est le dernier film de Nicole Garcia, à voir absolument pendant le festival du cinéma francophone Cinémania, qui a lieu à Montréal jusqu’au 13 novembre. Adapté du roman de l’Italienne Milena Agus, c’est un film bouleversant qui parle très bien d’amour, d’apprentissage et du désir féminin. C’est aussi un film esthétique avec des images superbes, et de belles prises de la Provence, des forêts suisses et de la Méditerranée. Les trois personnages principaux sont poignants et émouvants, joués à merveille par Marion Cotillard, Louis Garrel et Alex Brendemühl. Marion Cotillard est parfaite dans ce rôle de femme complexe à
Colombe de grandmaison
R
éparer les vivants est l’adaptation par Katell Quillévéré du best-seller de Maylis de Kerangal. C’est l’histoire du cœur du jeune Simon (Gabin Verdet), mort dans un accident de la route. Un cœur qui, grâce à la science, se remettra à battre dans le corps de Claire, atteinte d’une maladie cardiaque. Un cœur amoureux et aimé: par sa petite amie Juliette (Galatéa Bellugi) et ses parents, Marianne (Emmanuelle Seigner) et Vincent (Kool Shen) chargés de prendre la lourde décision de donner ses organes. Un cœur qui offrira une seconde vie à Claire, magnifiquement interprétée par Anne Dorval,
la quête de la «chose principale», l’amour absolu. Elle est charnelle, fougueuse, fiévreuse. C’est une femme à la fois très libre dans sa manière de ressentir la vie et pourtant soumise aux choix des autres. Son personnage Gabrielle épouse un homme qu’elle pense ne jamais pouvoir aimer mais, pendant sa cure dans les Alpes, son désir se cristallise alors autour d’un autre malade, interprété par Louis Garrel. Il s’agit d’un lieutenant rapatrié de la guerre d’Indochine qui a du mal à oublier le conflit. Proche de la mort, il commence
«Marion Cotillard est parfaite dans ce rôle de femme complexe à la quête de la «chose principale», l’amour absolu»
vivant désormais «comme une petite vieille», sa maladie l’ayant forcée à tourner le dos à la femme qu’elle aime (Alice Taglioni). Malgré la culpabilité de «vivre avec le cœur d’un mort», l’espoir d’être «réparée» lui redonne le goût de la vie et de l’amour. Enfin, c’est l’histoire d’un simple muscle pour les médecins, qui chamboulera cependant leur journée. Tahar Rahim est touchant de simplicité dans le rôle de Thomas Remige, véritable chef d’orchestre de la greffe. Comme l’a déclaré Emmanuelle Seigner, «triste mais pas déprimant, c’est un film d’amour, doux, délicat». L’apaisante bande son, signée Alexandre Desplat, et l’absence
de dialogues superflus suffisent à nous bouleverser. Sans personnage principal, c’est l’histoire d’un tourbillon de vies autour d’un cœur, ce qui permet de s’identifier avec chacun des protagonistes. Une certaine pudeur se reflète aussi dans la douceur des tons choisis par la réalisatrice. Réparer les vivants transmet un magnifique message d’espoir, traitant de la mort tout en donnant l’envie de vivre. Pour Emmanuelle Seigner, «quand on sort du film on a envie de donner ses organes, […] c’est magnifique de pouvoir redonner la vie». Sans tomber dans le voyeurisme, ce film fera sûrement réfléchir les jeunes sur l’importance du sujet, à un âge où la mort semble abstraite. x
cette édition du Festival Cinemania. Il met à l’écran l’histoire de Loïe Fuller, une artiste franco-américaine dont les créations avantgardes lui ont permis d’accéder à une gloire fulgurante mais éphé-
mère. Nous suivons son parcours des étendues de l’ouest américain au Paris de la Belle Époque, au grè des rencontres qui façonnent sa vie. Le film est porté par une distribution artistique d’exception: dans le rôle de Loïe, Soko nous touche de par sa sensibilité brute, qui lui évite de tomber dans le mielleux. Elle est accompagnée à l’écran par Gaspard Ulliel qui donne vie au personnage de l’aristocrate ruinée, par Mélanie Thierry et François Damien qui excellent en directeurs artistiques des Folies Bergères, et enfin par Lily-Rose Depp,
En scène dior sow
Le Délit
L
e premier film de Stéphanie Di Giusto, La danseuse est une des projections phares de
la dANSEUSE lE FILM
12
Culture
à renoncer à l’amour. Le mari de Gabrielle, José, est joué par l’acteur catalan Alex Brendemühl. C’est un espagnol taiseux qui a fui la guerre civile, et dont les très grandes qualités, telles que la générosité, la patience et l’intelligence, se dévoilent progressivement. Marion Cotillard sublime le personnage de Gabrielle, et le rôle de l’officier blessé sied à l’élégance mélancolique de Louis Garrel. L’excellente surprise vient de l’acteur Alex Brendemühl. Tout en intériorité dans le film, son personnage intense dédie sa vie
à essayer de conquérir Gabrielle, de la satisfaire, de croiser son regard. Gabrielle ne trouvera peut-être pas l’amour dont elle rêvait mais elle trouvera un amour. Les personnages masculins du film incarnent une déclinaison de cet amour qui lui manque et qu’elle va apprendre à apprivoiser. Il semblerait que l’amour ne se trouve pas forcément là où on aimerait qu’il soit. C’est un film extrême, chargé d’émotion, avec des personnalités très fortes et un twist final tragique et somptueux. x
cARLOTTA eSPOSITO
MADELEINE COURBARIAUX
qui par contre ne nous convainc qu’à moitié dans son interprétation – très dans l’évidence – de la manipulatrice Isadora Duncan. La danseuse se distingue aussi par sa photographie époustouflante. Elle participe à la dichotomie entre les efforts physiques et psychologiques que la vie d’artiste et la création artistique imposent à Loïe et sa légèreté sur scène. Les séquences de danse que Soko a réalisé sans doublure nous montre la transi-
tion entre Loïe et «la danseuse»: un être éthéré, perdu dans ses voiles et qui s’éloigne de l’humain pour rejoindre le naturel, voire le surnaturel. En un peu moins de deux heures, c’est donc une belle expérience cinématographique que nous offre ce film. Avec ses sept nominations au Festival de Cannes, il révèle au grand jour le talent de sa réalisatrice et de son actrice principale. x
«La danseuse se distingue aussi par sa photographie époustouflante» le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
PORTRAIT
Youcef Beghdadi incarne les espoirs de la relève du cinéma montréalais. son statut d’indépendant n’est pas des plus simples, puisqu’il repose beaucoup sur la chance, mais il ne renoncerait pour rien au monde à la liberté qu’il apporte. Cependant, il affirme être très encouragé par la passion, le dévouement et la confiance dont ceux qui l’entourent font preuve. La suite c’est quoi?
Felipe Collado MAHÉE MERICA
Le Délit
Y
oucef Beghdadi est un jeune réalisateur et producteur. Alors qu’il est tout juste en début de trentaine, il a lancé sa propre boîte de production. S’il est très difficile de réaliser un film, cela l’est encore plus de produire de multiples films. Youcef fait donc preuve de beaucoup de courage et de dévouement lorsqu’il décide de concrétiser ses rêves et de fonder sa propre entreprise, Film and Blues Production. Retour sur le parcours, les réussites, les objectifs et les projets de Youcef. Les origines En janvier 2015, Youcef s’inscrit à l’Institut Trébas dans l’espoir de rencontrer d’autres gens qui comme lui, sontdes passionnés de cinéma. Il en ressort cependant déçu puisqu’il n’y trouve pas ce qu’il cherchait. En effet, depuis son adolescence et ses années de lycée passées en Algérie, Youcef est un mordu de cinéma et passe la plupart de son temps à regarder des films en essayant de comprendre comment ceux-ci sont faits. À la fin de ses études secondaires, Youcef décide de voyager à travers le monde, profitant de l’occasion pour découvrir des sources d’inspiration et entamer la gestation de projets artistiques. En 2014, il écrit successivement trois scénarios: ceux de PHD Gold Digger, No Time to Change et Blue Tongues. Après la déception de Trébas, Youcef décide de se lancer dans la réalisation de ces films sans la béquille de secours que représente une formation technique. Il repart donc à la recherche de passionnés comme lui pour l’aider dans son entreprise. Youcef croit fondamentalement en l’esprit et le travail d’équipe, et il trouve rapidement trois autres collaborateurs via Craigslist: Alice Reiter, Abraham Mercado, et Sal Pietromonaco. Plusieurs fois au cours de notre entrevue, Youcef réitère son attachement pour son équipe. Il affirme qu’à l’époque, il ne
cherchait pas particulièrement à travailler avec des gens qui avaient de l’expérience, mais avec un groupe uni. Alice, Abraham, Sal et lui ont fait face aux mêmes difficultés depuis le début et constituent désormais une équipe dont les membres sont loyaux les uns envers les autres et dont l’organisation est le pilier. Ensemble, ils sont la base de Film and Blues Productions et concrétisent les scripts écrits par Youcef. Ils tournent PHD Gold Digger dont l’actrice principale, Alexandra Brown, se retrouve nommée au Montreal International Wreath Awards Film Festival (MIWAFF). C’est un grand succès pour Youcef dont l’équipe commence alors à collaborer avec de nombreux musiciens. La confirmation Le jeune réalisateur admire énormément les artistes, adore observer et comprendre leurs processus créatifs, et souhaite d’ailleurs participer à ce processus. Les musiciens notamment le fascinent, et c’est pourquoi il commence à collaborer avec eux. Sa première collaboration se fait avec son ami Anthony Aramouni. Youcef produit et réalise un court métrage sur le parcours d’Anthony et sur la préparation de son EP. Le jeune producteur s’occupe également de réaliser les
ment un artiste américain, Doug McLoed (nom de musicien: Edward Middle), qui tient le rôle principal dans No Time to Change, un film que Youcef a tourné en août 2016, qui raconte l’histoire d’Anthony. Le film parle d’un musicien perdu qui n’est plus certain de sa passion et qui tente de retrouver la flamme avant son prochain concert fixé le lendemain même. Ce court-métrage incarne donc la convergence absolue des passions du jeune homme. Les méthodes Pour se consacrer à sa passion, Youcef n’hésite pas à faire des efforts incroyables. Il mentionne qu’il est conscient des sacrifices qu’un tel travail demande. Il explique qu’il essaie d’équilibrer son quotidien entre organisation et persévérance. Il préfère donc avoir recours à la rigueur, à la discipline et à une organisation méthodique. Il fait beaucoup de sport et de méditation afin de préserver un esprit sain dans un corps sain. Il finance lui-même ses films et alloue l’argent qu’il gagne grâce à sa job dans un centre d’appel à la location des lieux, la nourriture du casting, l’achat et/ou la location de matériel et les candidatures à différents festivals. Il s’occupe également de trouver des financements extérieurs et d’essayer de se faire financer par des
«Son but est de promouvoir le contenu de musiciens locaux» clips d’Anthony. C’est travers cette expérience que Youcef se glisse dans le monde de la musique. Film and Blues Production a un lien très particulier avec la musique. La plupart de leurs productions sont donc le filmage de live sessions, de clips et de portraits et entretiens de musiciens. Youcef affirme qu’il aime se concentrer et accompagner les artistes. Son but est de promouvoir et de développer le contenu de musiciens locaux. Cependant, il n’hésite pas à travailler avec des artites d’ailleurs, notam-
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
plateformes de financement participatif… En outre, son équipe s’est bien agrandie, rejointe par Felipe Collado, photographe souvent cité dans la Gazette de Montréal, Anthony Aramouni devenu consultant créatif et Karl Dandan qui s’occupe de la médiatisation de la compagnie Il n’a pas peur de l’abnégation car il adore ce qu’il fait — écrire, produire, trouver des lieux, s’occuper de l’équipe pendant le tournage et rassembler les gens — et prend beaucoup de plaisir à s’améliorer. Il a conscience que
Youcef souhaite continuer à travailler avec des musiciens et à les aider à se développer. Il aimerait également arriver à trouver un partenariat avec Netflix afin de pouvoir publier une série en ligne. Fort de la nomination de son actrice au MIWAFF, il ambitionne de présenter d’autres films à des festivals variés en espérant décrocher d’autres nominations. Le projet majeur de Youcef en ce moment, c’est de réaliser Blue Tongues, un long métrage qu’il a découpé en neuf épisodes de quinze à vingt minutes. Le jeune homme a envie
d’offrir l’opportunité de la réalisation de ces épisodes à huit jeunes réalisateurs différents. Le respect de la parité au sein de ce groupe lui tient particulièrement à cœur. Dans sa dynamique généreuse de découvrir et d’accompagner les talents, Youcef confie donc son bébé à de nouveaux talents, ce qui témoigne une fois de plus de son amour pour le cinéma, de son dévouement pour son œuvre et de sa confiance envers les autres passionnées. On lui souhaite beaucoup de succès dans son entreprise et on se réjouit d’avance de voir ce spécimen qu’est Blue Tongues. x Site de Film and Blues Production www.filmandblues.com EP de Anthony artistecard.com/AnthonyAramouni Livre de Edward Middle edwardmiddle.com
UN EMPLOI UNIQUE UN ENDROIT EMBLÉMATIQUE UN ÉTÉ INOUBLIABLE
Devenez GUIDE PARLEMENTAIRE Présentez votre candidature d’ici le 13 janvier 2017 Cet été, soyez au cœur de l’action au Parlement du Canada.
Pour en savoir plus et faire votre demande en ligne, allez à
parl.gc.ca/guides
Culture
13
Théâtre
Quand le théâtre permet de revisiter la conversation sur l’exil chilien. Éloïse LeBlanc
L
e centre Segal présente jusqu’au 13 novembre la pièce The Refugee Hotel, écrit par Carmen Aguirre et dirigée par Paulina Abarca-Cantin. La pièce présente l’arrivée de familles et refugiés chilien à Montréal après les évènements du 11 septembre 1973 qui ont permis l’instauration de la dictature brutale de Pinochet, au dépit du gouvernement socialiste élu de Allende. Le thème de l’exil y est présenté dans toute sa complexité. The Refugee Hotel permet de mieux comprendre la difficulté de laisser son pays derrière, sans possibilité de retour, ce qui représente pour certains un combat politique et idéologique. La conclusion de la pièce nous laisse avec l’impression que malgré les obstacles, la résilience humaine finit toujours par reprendre le dessus. Représenter l’exil Un élément physique lie tous les personnages: l’hôtel dans lequel ils sont accueillis. Le choix des décors est donc limité à deux chambres et le lobby de l’hôtel. Une traduction espagnole est pro-
«The Refugee Hotel permet de mieux comprendre la difficulté de laisser son pays derrière, sans possibilité de retour» jetée pour accompagner les dialogues des personnages. Ce choix artistique semble posséder une valeur symbolique plutôt que pratique. Étant donné la disposition des décors, il est impossible de suivre la traduction sans manquer le jeu des acteurs et les détails de la mise en scène. Il semble cependant qu’il y ait une signification autre, peut-être l’intention de représenter la barrière du langage et la rencontre entre les cultures. La pièce débute et termine avec une phrase poignante. « It takes courage to remember, it takes courage to forget, it takes a hero to do both » (Il faut du courage pour se souvenir, il faut du courage pour oublier, il faut un héros pour faire les deux, ndlr). Un tel témoignage parle de la difficulté des personnages à naviguer leur expérience d’exilé. Qualifiée de comédie sinistre, la pièce offre un éventail de réactions et de réflexions aux spectateurs. La proximité entre les résidents de l’hôtel permet de vivre des moments de tendresse, d’hilarité, de camaraderie, mais
aussi de tension et de commémoration d’un passé encore douloureux. Un moment fort de la pièce met en scène un monologue du personnage de Manuel où des termes médicaux sont utilisés pour décrire la violence de la torture et des conditions de détentions. L’acteur termine avec les mots d’espoir « Sigo vivo » (je suis toujours en vie, ndlr),ce qui donne la chair de poule à plusieurs spectateurs.
Une invitation à la tolérance La pièce explore avec brio la violence du régime de Pinochet. Il aurait pu être pertinent d’ajouter à l’équation la situation politique au Québec, loin d’être inintéressante durant ces années. Les évènements de la crise d’Octobre sont vus par certain comme un catalyseur de résistance à l’acceptation de réfugiés dans la société québécoise. Crédit photo
Davantage de mentions du fragile équilibre politique auraient permis de mieux contextualiser les préjugés et les défis que ces exilés allaient rencontrer dans leur nouvelle société d’accueil. Le contexte politique dans lequel ce situe la pièce est certainement encore d’actualité considérant la discussion au Canada sur l’accueil de réfugiés syriens. Au-delà de la position officielle du gouvernement Trudeau qui ouvre les portes canadiennes à un nombre croissant de réfugiés, il reste un besoin de s’adresser à la fraction de la population qui se montre encore résistante et cultive certains préjugés. Des textes culturels tels que la pièce The Refugee Hotel contribuent grandement à créer une ouverture d’esprit, d’offrir une représentation de la réalité quotidienne et des difficultés de l’exil, ainsi que relancer la discussion sur la meilleure façon d’intégrer les réfugiés dans la société québécoise et canadienne. x
JUSQU’AU 13 NOVEMBRE Centre Segal Billets à partir de 18$
James douglas
Une pièce qui ne se garde pas de gêne. ronny al-nosir
Le Délit
I
smaël Saidi était inconnu au Québec avant la semaine dernière. Après une représentation à Québec devant le premier ministre et son cabinet, en ouverture d’une conférence de l’UNESCO sur la radicalisation, c’est pour le Festival du monde arabe qu’il s’amène à Montréal. Son objectif: voir le djihadisme islamique radical d’un nouvel œil en le ridiculisant. Le nom de l’oeuvre: Djihad, tout simplement. As-tu lu le Coran, frère ? Djihad, c’est l’histoire de trois hommes de confession musulmane ayant grandi à Bruxelles. Ben, leadeur et tacticien, Reda, un peu naïf, et Ismaël, torturé sur toute la ligne. Ismaël n’a pas pu poursuivre sa passion du dessin, Ben a dû renoncer à son admiration pour Elvis Presley, juif, et Reda, à son amour pour une femme que sa religion lui empêche d’aimer. Le problème est le suivant: il se rendront rapidement compte qu’ils sont mal informés. Aucun d’entre eux n’a lu le Coran, ils ont
14
Culture
seulement écouté ce qu’on leur a dit. Ils ne comprennent pas ce qu’ils prêchent. Ainsi, ils ne savent pas qui est le mécréant à combattre. Instruire par le rire Saidi a fait un choix artistique: les décors et accessoires sont mini-
mes. Des arrière-plans projetés, tels un PowerPoint, et des habits très décontractés. L’important, c’est le jeu des acteurs, qui réussissent à merveille. En effet, James Deano (Ben), Reda Chebchoubi (Reda) et Saidi lui-même (Ismaël), en un peu plus d’une heure de scène, font rire, pleurer, et tout ce qu’il y a entre les
deux. La confusion des personnages et la gamme des émotions qu’ils traversent sont le cœur battant de cette tragicomédie. À travers ce périple, ces trois mousquetaires remettent en cause le djihad. Reda demande: «Le mécréant, il ressemble à quoi? Parce que dans Call of Duty, il a plus l’air de nous (sic) en fait…» Au fur et à mesure qu’ils partagent leurs histoires resoectuves, chacun d’entre eux se questionne. Ils sont confrontés à des drones, sympathisent avec un chrétien, et font face à leurs propres démons. À la fin de la pièce, le personnage d’Ismaël, le protagoniste, doit faire un choix déchirant: choisir entre sombrer dans le radicalisme ou entrer dans la modernité, la haine ou l’amour. Bref, il approche du point de nonretour. À ce stade-ci, les spectateurs ne rient plus. Créer un dialogue C’est choqué par des propos de Marine Le Pen et la nouvelle qu’un de ses anciens camarades de classe combat pour Daesh qu’Ismaël Saidi écrit cette œuvre.
Rapidement, la pièce est devenue un projet éducatif sur l’Islam, le djihadisme et les communautés. La première représentation à Bruxelles était le 9 janvier 2015, soit le jour de l’attentat dans une supérette casher, et deux jours après Charlie Hebdo. Aujourd’hui, 197 représentations plus tard, on cherche toujours à guérir. Chaque spectacle se termine par une conversation avec les spectateurs. Saidi veut créer un espace de dialogue. Se définissant comme un Belge musulman pratiquant assumé, il veut une chose: que la nouvelle génération pense d’elle même. Longtemps, les musulmans, tout comme l’Occident, ont permis qu’on leur dise quoi penser. Saidi veut que ça cesse. La solution pour lui: l’éducation, et ce dès la jeunesse. Un tome 2 de Djihad est en préparation. Intitulé Jahannam ()منهج, soit «enfer» en arabe, cette pièce racontera l’histoire d’un terroriste condamné en prison, afin d’explorer la plausibilité de la déradicalisation. Jusqu’à présent, aucune menace n’a été proférée contre l’auteur. Selon ses propres mots, cependant, il «n’en a rien à foutre». Et tant mieux, car Djihad est à voir, et à revoir. x
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
exposition
Découverte de la Biennale de Montréal dans une ambiance décontractée. de brutalités policières. Il reprend une technique qu’avait utilisé Warhol afin de faire le portrait de son entourage underground, une forme de minorité. L’artiste soulève donc des problèmes d’actualités et dénonce cette forme de violence. Les tableaux de Nicole Eisenman, Shooter I, II soulèvent également le même problème, en présentant un tireur et masquant le visage de celui/celle-ci. Qui est le responsable? Qui est la victime? Une autre pièce imposante frappe, Multiple Mourning Room par Hague Yang. Une demi pièce lui est dédiée, délimitée par une construction géométrique, et présente des sculptures faites d’objets préfabriqués, qui offrent une réflexion quant aux effets négatifs du capitalisme sur la vie contemporaine et nos traditions.
Louise kronenberger
Le Délit
V
endredi 4 novembre a eu lieu la Nocturne au Musée d’art contemporain (MAC). Au programme: un atelier de création, des performances, des DJs, et bien sûr de quoi étancher sa soif. Mais c’était surtout l’occasion de découvrir l’édition de la Biennale 2016 de Montréal. Cette soirée nous a permis de flâner dans cette institution au rythme de la musique, parmi les œuvres d’une quarantaine d’artistes venus de 23 pays différents. On monte les escaliers, et face à nous se tient un mur avec de nombreux dessins. Juste derrière, un DJ et une foule qui danse. L’exposition se tient sur tout le deuxième étage, également l’endroit où se tenait la collection permanente. Le thème de cette édition, Le Grand Balcon, s’inspirant de la pièce de Jean Genet Le Balcon, est une réflexion sur l’hédonisme dans la vie de tous les jours. Les pièces exposées et les techniques utilisées sont très variées. On y trouve aussi bien de la peinture, que des installations, projections, des (magnifiques) tapisseries par Shannon Bool et même une série, Immolation par David Gheron Tretiakoff, présentant des œuvres
Des inédits courtoisie de la biennale de montréal figuratives sur papier qui sont dessinées grâce des brûlures de cigarettes. Des œuvres qui frappent Dans ce parcours, certains travaux se démarquent particu-
lièrement. Quelques œuvres sont politisées et rappellent des enjeux d’actualité, comme une projection de Luke Willis Thompson, Cemetary of Uniforms and Liveries, qui présente des vidéo-portraits de personnes de couleur, descendantes de victimes
Cette édition de la Nocturne comprenait des activités inédites en relation avec la Biennale. Des performances avaient lieu, comme celle de PMA-ART/Jacob Wren, All the Songs I’ve Ever Written. C’est un projet de l’artiste, commencé depuis qu’il était adolescent, qui vise à retracer à travers
un karaoké où le public participe toutes les chansons qu’il a écrites. L’artiste accompagne les volontaires à la guitare. C’était une opportunité d’exprimer son talent et surtout de travailler sa capacité à improviser. Certains participants n’hésitent pas à se lâcher, la salle est pleine, c’est un succès. On a également pu tester un jeu de réalité virtuelle présenté par Ubisoft Montréal, une expérience très convaincante. Cet événement — que le musée réitère plusieurs fois durant l’année — offrait un cadre stimulant et original afin de découvrir cet événement artistique majeur au Québec et même au Canada. La Biennale a été mise en place en 1998, par le Centre international d’art contemporain de Montréal (CIAC). En 2013, la Biennale est devenue un organisme à but non lucratif ayant pour but de promouvoir la scène artistique montréalaise et québécoise, et ainsi la faire rayonner à une plus grande échelle. Cette année, on peut dire que la conceptualisation de cette exposition, réalisée par Philippe Pirotte, est très réussie, toute en finesse et épurée. On a envie d’y retourner, mais cette fois sans la foule afin d’en profiter encore plus. x
chronique visuelle
Opini-art-re «Plonger dans le vide, se lancer dans le néant, atterrir sur l’inconnu. Ou se laisser aller, se laisser bercer, se satisfaire du confort qui va et vient. Qui se balance au-dessus de l’immensité des possibilités. Mais ce serait bien trop fou, de se laisser aller. Non non, reste sur ta balançoire.»
La plénitude à tout prix par Monica Morales le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com
Culture
15
Entrevue
Créer un espace de parole
Le Délit est parti à la rencontre d’Ismaël Saidi pour causer de sa dernière pièce.
U
donc c’est ça. Et la troisième, c’est qu’en tant que Belge musulman pratiquant assumé, je considère qu’il n’y a aucun mot qui appartienne à quelqu’un. C’est ma manière de désacraliser la chose.
ne nouvelle pièce, Djihad, a finalement fait son entrée en scène au Québec après avoir fait fureur en Belgique et en France. Traitant de façon comique des thèmes très sérieux de la radicalisation et de l’intégration dans les sociétés occidentales, elle sert de projet éducatif. Le Délit a rencontré le metteur en scène de Djihad, Ismaël Saidi, pour en apprendre davantage sur sa vie, son œuvre et sa vision du monde.
QUESTIONS EN RAFALE Ton artiste musical préféré? Jean-Jacques Goldman. Ton œuvre d’art préférée? Peter Pan de Walt Disney. Ton film préféré? Il y a deux en fait. Le premier qui m’a donné envie de faire du cinéma c’est Rain Man, avec Dustin Hoffman et Tom Cruise. Sinon, avec Forrest Gump, c’est un film qui fait rire et pleurer. Ton manga préféré? Maison Ikkoku. C’est un manga très fleur-bleu. C’est une veuve qui reprend une pension, elle s’installe dans un village. Elle est dans la trentaine, puis un jeune de 17-18 ans tombe amoureux d’elle, et le manga parle de leur histoire d’amour. Ton mot arabe préféré? Ouf!... (Silence) … Samā’ (ciel, ndlr). Déjà parce qu’il n’y a pas la lettre «kh», que j’ai dû apprendre avec des coups sur la gueule. Ce sont des lettres plus faciles à dire. Puis je trouvais ça beau. Vous êtes en répétition tard le soir, et l’énergie de la troupe est à plat. Quelle chanson fais-tu jouer pour redonner des forces? On l’a faite hier. C’est une chanson algérienne qui s’appelle Zina de Raina Rai.
Le Délit (LD): Djihad traite des interdits du Coran, et de l’endoctrinement des jeunes dans l’extrémisme parfois du à la pression familiale. Elle traite aussi de l’assimilation faite par les sociétés occidentales, et du «problème de l’immigration». Comment trouver l’équilibre entre valeurs occidentales et orientales? Ismaël Saidi (IS): Elle ne traite pas des interdits du Coran, mais de ceux que l’on fait dire au Coran. L’équilibre se trouve au moment où les gens acceptent leur côté hybride. Naître par exemple au Québec ou en Belgique et être d’une culture autre. Le microcosme des sociétés se sont les familles, c’est une mini-société.
16
entrevue
MIGUEL MEDINA/AFP PHOTO Lorsque c’est accepté là, l’équilibre se fait. De plus, c’est beau cet équilibre entre Orient et Occident, Nord et Sud. Moi ça me fait rire quand on parle d’Orient et d’Occident parce que le pays d’où viennent mes parents, le Maroc, est encore plus à l’Occident que l’Europe géographiquement. Ça peut se faire dès la naissance si on accepte que les deux cultures sont faites pour se froisser dans le sens propre du terme, donc pour se frôler. Cette génération, de laquelle je fais partie, est le trait d’union entre les deux mondes et arrive à passer de l’un à l’autre sans problème.
pour cette pièce? IS: Il y a un film anglais qui s’appelle Four Lions. Avec Riz Ahmed. Ce sont cinq personnes qui veulent aller chez Al-Qaida tuer du mécréant et sont tellement cons qu’ils se font renvoyés par Al-Qaida préparer un attentat à Londres. C’est le premier film que j’ai vu qui m’a prouvé que l’on peut rire de tout. Après mes références sont très françaises, comme Les Inconnus, un groupe d’humour français, ou alors des films de Weber comme La Chèvre. Le fil conducteur, Four Lions est un film qui m’a vraiment inspiré.
C’est bizarre de voir quelqu’un qui interprète ton rôle quand tu l’as fait pendant près de deux ans. Je ne sais pas ce que je préfère. J’ai fini par aimer ce personnage et aimer l’interpréter. Après je pourrais m’en éloigner si je passe à autre chose. J’aime vraiment l’incarner, parce qu’il est torturé du début à la fin, il est le produit de nos sociétés ravagées. Il est celui dont on ne soupçonnera jamais qu’il est capable d’amour envers Reda par exemple. Donc ouais, j’aime vraiment l’interpréter et je pense que le jour où je vais devoir arrêter, je vais passer par une phase de deuil.
LD: Les attentats de Charlie Hebdo ont changé la signification de votre pièce. Vous avez notamment eu un impact chez les jeunes. Raconteznous un peu son parcours, depuis ses débuts. IS: Ça n’a pas eu d’impact sur la pièce elle-même, ce sont les mêmes mots, les mêmes virgules. Ça parle d’un sujet sur lequel les attentats ont mis les projecteurs. Le ministère s’est dit: «tiens, il y a cette pièce qui a l’air marrante, intéressante, est-ce que les jeunes peuvent la voir?» Ce
LD: La pièce est très minimaliste, autant dans les décors que dans les accessoires. Était-ce un choix artistique ou un manque de budget? Comment arrives-tu à en faire autant avec si peu? IS: (Rires) Ce n’était pas du tout un problème de budget. J’ai tout de suite pensé à de la projection. Pourquoi? Très simple. C’est la vision de leur monde à eux [les djihadistes], elle est binaire. C’est haram, halal, tu peux, tu peux pas, donc noir ou blanc. En même temps,
LD: Certaines références échappent à ceux qui n’ont pas des connaissances minimales orientales. Comment la pièce peut-elle les rejoindre malgré la barrière culturelle? IS: Ils ne comprennent pas les références de la même manière que Reda, Ismaël et Ben les comprennent. Ils découvrent en même temps [que les personnages]. On me dit souvent: «Pourquoi tes personnages sont-ils si naïfs?» Ils se mettent à la place du public. Pour donner des réponses, on a besoin de la naïveté du public. Les codes qui leur manquent sont expliqués. Par exemple, on parle de kuhl, khôl au début, et après Ben explique et les gens rient parce qu’ils comprennent. J’ai vu des gens dans la salle qui ne comprenaient pas et le voisin expliquait que les radicaux en mettaient souvent. Ça permet au public de se parler et de s’expliquer les choses.
«L’équilibre se trouve au moment où les gens acceptent leur côté hybride» que ça a eu comme retour sur les jeunes c’est que ça a créé un espace de parole à un moment où on ne savait plus comment en parler. On en parle dans les médias de manière très noire. On l’a créée en décembre 2014, dans un coin de Bruxelles et ça ne devait pas durer plus de cinq représentations. Du fait qu’il y avait ces projecteurs, la tournée ne s’est plus jamais arrêtée.
ce n’est pas pour rien que le drapeau de l’État islamique est noir et blanc. Après, pour qu’un sujet pareil fonctionne, il faut de bons acteurs. Il fallait que toute la force vienne du jeu des comédiens. Tu as vu la pièce, on pourrait se débarrasser des décors et dire «on est à Istanbul», et c’est fait. Les fusils ne sont que des jouets. Donc le minimalisme était un choix dès le départ.
LD: Le fait d’avoir trois protagonistes aux tempéraments différents nous rappelle Les trois mousquetaires de Dumas. Quelle(s) œuvre(s) a/ont servi d’inspiration
LD: Préfères-tu jouer le rôle principal ou le voir interprété par quelqu’un d’autre. Pourquoi? IS: Ben là il y a une troupe que j’ai mise en scène qui le joue à Paris.
LD: Le titre de la pièce c’est Djihad. Est-ce que tu l’a choisi parce que tu voulais juste éviter de l’appeler autre chose ou alors pour provoquer? IS: J’ai trois raisons. La première, c’était que je n’allais pas l’appeler autrement. Je n’allais pas la nommer «Trois mecs à la mer», tu vois? La deuxième, c’est qu’eux croient qu’ils partent en djihad,
LD: À la fin de chaque représentation, vous entretenez un dialogue avec les spectateurs. Lorsque vous jouez devant les jeunes, un journaliste et un islamologue sont présents. Pourquoi ce genre de dialogue est-il important? IS: L’islamologue et le journaliste c’est essentiel. On s’est dit qu’on ne va pas les laisser seul face à eux, on fait un débat juste après pour que les profs puissent l’utiliser. Après, le public le réclamait et on s’est rendu compte que des adultes allaient dans les représentations de jeunes pour avoir le débat. Donc dès qu’on peut on le fait. Ça permet aux gens de décompresser, de parler, et dire que cette pièce n’est rien d’autre qu’un espace de parole. LD: Vous avez joué devant des membres du cabinet provincial et le premier ministre Couillard. Un centre anti-radicalisation a été ouvert, une conférence de l’UNESCO vient d’avoir lieu et des investissements ont été annoncés. Que peuvent apprendre le Québec, et le Canada au reste du monde? IS: Que le Québec a beaucoup d’humour parce que pour nous sauver de la radicalisation, ils ont engagé Céline Dion (rires)! Nous sommes sauvés, en fait! Merci, le Québec. Nous, en fait, nous allons demander à Stromae de représenter la lutte contre la radicalisation (rires). Les centres anti-radicalisation, c’est de la grosse connerie. On commence à rentrer dans la même merde. La radicalisation, je n’aime pas le mot mais on va l’employer pour que tous comprennent, elle commence très jeune. La façon de la combattre c’est le mélange dès l’enfance, pas besoin de faire des centres à la con. La vérité c’est qu’ils ont envie de se protéger des radicaux violents. Ils n’ont pas envie de protéger les radicaux en les sauvant. Alors on a la même connerie que depuis toujours. Pour moi la seule réponse, c’est l’éducation dès l’enfance. Tu casses le mur dès l’enfance. Casser les clivages, les écoles ghetto, les écoles de quartier. Et alors la responsabilité des musulmans c’est de refuser que l’on nous impose un islam qui n’a rien à voir et des conneries sur lesquelles se greffent tous ces radicaux.x Propos recueillis par
ronny al-Nosir Le Délit
le délit · mardi 8 novembre 2016 · delitfrancais.com