Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 18 octobre | Volume 106 Numéro 05
Les délices du vendredi depuis 1977
Volume 106 Numéro 5
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
Droit de vote à 16 ans, utopiste ou pragmatique? L’équipe du Délit se prononce en faveur du vote dès 16 ans. Ikram Mecheri & Nouédyn baspin
Le Délit
À un vote près, les membres du Conseil de rédaction du Délit se sont prononcés en faveur du droit de vote à partir de l’âge de 16 ans. Cette initiative a été lancée par la Fédération de la jeunesse canadienne-française (FJCF), qui a soumis une pétition gouvernementale et dont les signatures sont acceptées jusqu’au 8 février 2017. Si la démarche ne génère pas un engouement spectaculaire au Québec, le débat promet de refaire surface dans les mois à venir grâce à la réforme électorale promise par le gouvernement fédéral, et dont les aboutissements pourront affecter de façon significative notre mode de scrutin. La jeunesse: un facteur politique décisif Les jeunes forment une force politique importante en puissance. Nous avons pu le voir aux élections provinciales de 2012, lorsque les jeunes se sont mobilisés massivement pour faire tomber le gouvernement de Jean Charest et annuler temporairement la hausse des frais de scolarité au Québec. Cette tendance s’est maintenue aux dernières élections fédérales de 2015, qui a vu la participation des jeunes augmenter en passant de 40% à 52%, mettant fin par la même occasion au règne des conservateurs. Contrairement à ce qui peut s’entendre, les jeunes ne sont pas dotés d’un désintérêt inhérent pour la politique, même si leur participation reste inférieure à la moyenne nationale. De l’unité d’une nation Durant les débats animés de la rédaction a émergé une certaine inquiétude vis-à-vis de l’influençabilité des jeunes par rapport aux mouvements populistes notamment. Un coup d’oeil à l’actualité suffit pourtant à rassurer: les jeunes ont largement voté contre le Brexit, ils ont fait barrage au nationaliste Norbert Hofer, candidat à la présidence autrichienne, ils ont milité pour les candidats qui se sont présentés à la chefferie du Parti Québécois, tout en soutenant massivement Bernie Sanders. Les opinions et les préférences politiques des jeunes peuvent être trouvées sur l’ensemble de l’éventail politique, ce qui est rassurant. D’autant que poser cette question revient aussi à poser celle des personnes âgées ou sans connaissances politiques
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qui sont encartées dans un parti sans en connaître la substance. Ou la question de toute une population dépourvue d’éducation à la politique ou aux médias. Ainsi, si cette question est légitime elle n’est pas propre aux jeunes; elle peut et doit être résolue par des cours d’éducation politique qui viendraient compléter cette mesure. De la même manière, si l’on argumente que cette classe d’âge ne pourrait prendre des décisions ne la concernant pas encore, comment justifier de ne pas diviser la société entière: chacun voterait les règles s’appliquant à lui seul. Pourquoi des restrictions? Il peut être de bon aloi de rappeler que dans l’absolu les conditions d’accès au vote sont arbitraires et répondent à la réalité sociale d’une société donnée — 18 ans n’est pas un âge magique. L’enfant ne se transforme pas en adulte du jour au lendemain. En ce sens, nos institutions sont des structures sociales qui évoluent au même rythme que nos moeurs afin de mieux servir les citoyens qu’elles sont censées représenter. Ainsi, une réforme électorale permettrait d’actualiser ce système au vu de l’évolution de la société contemporaine, qui accorde de plus en plus de responsabilité à la jeunesse. En effet, présentement, à 16 ans, les jeunes peuvent, doivent, être autonomes, conduire, travailler ou même contrôler — au sens le moins connoté du terme — leur sexualité. C’est même une période cruciale concernant l’orientation, et donc, notre futur. Le droit de vote s’inscrit dans la continuité de la vision du jeune-adulte que la société nous présente. La question de savoir si cette situation de fait est «bonne» ou «mauvais» est hors de propos, bien qu’une bonne question. Il s’agit de réagir à cette situation. Pourquoi voter? Enfin rappelons que le droit de vote est un moyen de sanctionner le crédit que l’on accorde à une classe de la population. Autrement dit, il reconnaît sa légitimité à influencer notre société. À ce titre il nous semble nécessaire de résoudre une dichotomie flagrante. L’impact social, culturel, démocratique et économique des jeunes est important. Avec l’avènement d’Internet, les jeunes peuvent transformer des entreprises en multinationales, comme Facebook, YouTube, Google, Uber, Twitter. Les services proposés par ces compagnies, en plus de bouleverser notre économie et nos interactions sociales tiennent surtout leur succès de leur large adoption par les jeunes. Nous nous retrouvons ainsi dans une société où les Uber-like envisagent de remplacer le plus vite possible nos façons de fonctionner et de façonner notre environnement. Dit autrement, les jeunes ont déjà un pouvoir sur la société, et un pouvoir considérable, celui de pouvoir rendre virale la plus banale des causes. Cependant, ce pouvoir est largement inconscient: nul adolescent, ni même adulte n’eût pu prédire tels bouleversements tout seul. la force du nombre est incontournable. La question d’être pour ou contre est secondaire, il s’agit de remédier à cette inconscience. Nous avons stipulé plus haut la nécessité d’une éducation obligatoire à tous, mais celle-ci serait bien rapidement considérée comme inutile puisque sans application: à quoi bon apprendre la politique si on ne peut voter? Le vote et l’éducation sont donc les meilleurs moyens de transformer notre jeunesse en meneuse de cité avisée, plutôt que de conserver cette posture cynique consistant à confiner notre jeunesse à l’ignorance et l’inaction. x
Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction.
rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Ikram Mecheri Actualités actualites@delitfrancais.com Chloé Mour Louis-Philippe Trozzo Théophile Vareille Culture articlesculture@delitfrancais.com Dior Sow Hortense Chauvin Société societe@delitfrancais.com Hannah Raffin Innovations innovations@delitfrancais.com Ronny Al-Nosir Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Yves Boju Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com Mahaut Engérant Vittorio Pessin Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Madeleine Courbariaux Nouédyn Baspin Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Louise Kronenberger Multimédias multimedias@delitfrancais.com Magdalena Morales Événements evenements@delitfrancais.com Lara Benattar Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Contributeurs Chloé Anastassiadis, Léandre Barôme, Gabrielle Colchen, Inès LéopoldieDubois, Gabrielle Dorey, Prune Engérant, Charles Gauthier-Ouellette, Pierre Gugenheim, Sarah Herlaut, Alexandre Le Coz, Gordon Milne, Sébastien Oudin-Filipecki, Esther Perrin, Vivian Rey, Jacques Simon, Jules Tomi Couverture Mahaut Engérant et Vittorio Pessin bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Sonia Ionescu L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
En bref... Grève à l’horizon?
65%
C’est la proportion d’étudiants francophones à McGill.
S
EOUM, le syndicat représentant les travailleurs temporaires mcgillois (floor fellows et étudiants travaillant sur le campus, notamment), menace de se mettre en grève si McGill ne lui accorde pas sa demande d’un salaire minimum de 15 dollars l’heure pour tous ses membres. Toujours en négociations avec l’université, le syndicat décidera de la marche à suivre lors d’une assemblée générale jeudi 20 octobre. x
À l’asso’ de l’actu CKUT menacée de disparition
A
yant échoué à obtenir une augmentation de sa redevance étudiante lors d’un referendum à l’automne passé, ce n’est pas sa viabilité économique que la radio mcgilloise met en jeu mais son existence-même. Du 21 au 26 octobre, tous les étudiants mcgillois pourront se prononcer sur la continuation de sa redevance. Sans argent, CKUT disparaîtrait des ondes, et s’est donc mise en campagne pour le vote Oui, qui lui garantirait de survivre quelques temps encore. x
«On adorerait que tous les étudiants parlent parfaitement français et anglais quand ils graduent» — Ollivier Dyens, premier vice-recteur exécutif adjoint (études et vie étudiante)
L’ENTREPoT‘ DE L’HALLOWEEN
‘
À venir
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705, RUE SAINTE-CATHERINE OUEST À L’INTÉRIEUR DU MÉTRO McGILL PRÈS DES PORTES DU CENTRE EATON TÉL.: 514-282-0760
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15% DE RABAIS
SUR LES COSTUMES Valide jusqu’au 26 octobre 2016
politique étudiante
Fort(ier) policée Table ronde avec notre principale, Mme. Suzanne Fortier. militantisme étudiant, santé mentale…) que l’on ne pouvait ici qu’évoquer superficiellement.
Louis-Philippe trozzo & théophile vareille
Le Délit
L
louis-philippe trozzo
Militantisme étudiant
e Délit a pu, en compagnie du McGill Daily, du McGill Tribune et du Bull and Bear, rencontrer Mme la principale de McGill, Suzanne Fortier. C’était l’occasion pour la presse écrite étudiante (la version papier du Bull and Bear n’a pas encore paru cette année pour raisons budgétaires, mais son site internet reste lui actif ) d’interroger Mme Fortier pendant une heure. Une heure de questions pour des réponses souvent prudentes, parfois évasives, sur une variété d’épineux et sensibles sujets (désinvestissement, francophonie,
C’est à propos du désinvestissement que Mme Fortier a fait preuve du plus de précaution. Insistant sur le fait qu’elle ne peut s’exprimer au nom de McGill sur un thème aussi complexe, Mme Fortier fit remarquer que son opinion personnelle sur le sujet n’importait pas, et qu’elle n’était pas une spécialiste de la question. Mme la principale appliqua la même rhétorique au sujet du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions, mouvement contre les colonies israélites en Palestine, ndlr), ne se prononçant pas mais détaillant l’attitude nuancée à adopter face une telle controverse qui dépasse de loin l’échelle du campus. La francophonie à McGill Actuellement, si l’on regarde la démographie de l’Université McGill, plus de 50% des étudiants sont québécois. Pour plusieurs, leur langue maternelle n’est certes pas le français, mais selon madame Fortier, que l’on soit anglophone ou francophone, au Québec, on parle tous français! La chancelière a
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d’ailleurs profité de l’occasion pour vanter que, malgré une langue d’enseignement qui demeure l’anglais, près de 65% des étudiants sur le campus peuvent s’exprimer en français. À ce point, elle a ensuite ajouté qu’«au final, McGill est une université qui vis à l’échelle mondiale, mais qui est ancrée dans la culture de Montréal et du Québec». Maintenant, afin d’assurer que les élèves internationaux poursuivant leurs études supérieures à McGill puissent apprendre le français s’ils le désirent, elle promet d’ouvrir autant de cours de français que nécessaire, se faisant du même coup une ardente défenseuse de la langue française. Elle a poursuivi en encensant le portail «Le French Side de McGill», qui s’occupe présentement de la promotion et de la valorisation du français sur le campus.
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Agressions sexuelles Notre principale s’est dite très heureuse de la consultation menée auprès de la population mcgilloise et du nombre de réponses obtenues. Sur la base de certains commentaires reçus, des modifications ont d’ailleurs été effectuées et l’ébauche est maintenant prête à être soumise au sénat, Le Délit vous en reparlera d’ailleurs très bientôt. x
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actualités
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reportage photo
Regard sur... «On est les plus divisés du monde» Retour en images sur le rassemblement contre l’accord de libre échange AECG
jules tomi
Le Délit
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résenté par ses défenseurs comme «un outil de croissance essentiel», l’Accord économique et commercial global (AECG, ou CETA pour Comprehensive Economic and Trade Agreement en anglais, ndlr) est un traité de libre échange conclu entre le Canada et l’Union Européenne. Comportant principalement des clauses qui concernent la suppression des droits de douane pour presque tous les produits, l’AECG incorpore également des mesures qui favorisent une protection plus stricte de la propriété intellectuelle ainsi qu’un «mécanisme de protection des investissements». L’accord est contesté de part et d’autre de l’Atlantique par divers groupes sociaux. Il est présenté par ces derniers comme une atteinte aux droits des peuples et à la qualité de l’environnement, et comme s’inscrivant dans la filiation des politiques néolibérales imposées par des organisations extra-étatiques (comme la Banque mondiale et le Fond monétaire international) à une majorité de gouvernements dans le monde depuis les années 80 (quoique adoptées volontairement par certains). Le militant altermondialiste français José Bové, également député au parlement européen, était d’ailleurs de passage à Montréal la semaine dernière pour dénoncer l’AECG. Vendredi matin avait lieu, sous un ciel humide, devant le Centre Sheraton où étaient rassemblés Manuel Valls, Philippe Couillard et Justin Trudeau, un rassemblement visant à dénoncer l’AECG. Harcelés par un effectif policier dont la taille a paru démesurée, les manifestants ont été confinés au trottoir. Des tentatives d’arrestations arbitraires ont eu lieu, les policiers ne faisant d’ailleurs pas de distinction entre journalistes et manifestants. J’ai dû quitter les lieux dans la demi-heure suivant mon arrivée, après qu’on ait tenté de m’arrêter. x
jules tomi
jules tomi
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jules tomi
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Québec
José Bové, rejeté puis accepté
Venu militer contre l’AECG, l’eurodéputé a connu des déboires pour entrer au Canada. Jacques Simon
Le Délit
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e mardi 11 octobre, une conférence était organisée par des groupes écologistes pour parler de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, l’AÉCG (Accord économique et commercial global, ndlr). Ce dernier, dont l’adoption (ou le rejet) est imminente, pose plusieurs problèmes en ce qui concerne les barrières tarifaires entre les pays membres ainsi que les normes de production, et est donc au centre de nombreux débats. Le panel était composé de spécialistes du sujet, académiciens, militants, ou paysans. Oui mais voilà: au centre de la table trônait un siège vide. Le poids de l’absence L’invité clef de l’événement était José Bové, paysan militant et eurodéputé. En France, il est bien connu pour avoir mené la lutte contre le gouvernement français dans les années 1970, celui-ci voulait étendre un camp militaire dans la région du Larzac au dépend des paysans qui souhaitaient conserver leurs terres. Après cette entrée dans le militantisme, Bové continua son engagement politique: prises de po-
Crédit photo
vittorio pessin sitions marquées contre les multinationales du secteur alimentaire et les OGM, syndicalisme, candidature à l’élection présidentielle de 2007, puis aux élections européennes de 2009… il est une figure importante du mouvement écologiste français. Avant que ne commence la conférence, des rumeurs circulaient dans la salle. Il eut semblé que José Bové fût bloqué à la douane de l’aéroport de Montréal. Les organisateurs ont fini par se rendre à l’évidence: il allait falloir commencer sans lui, quitte à ce qu’il se joignît à
eux en cours de route. Et pourtant, deux heures durant, la conférence s’est déroulée sans jamais que le siège ne fût rempli. José Bové n’a donc pas pu participer à la discussion: il fut retenu par les douanes canadiennes qui lui ont confisqué son passeport pendant plusieurs heures, avant de le libérer en fin de soirée avec pour consigne de revenir à l’aéroport le lendemain pour être renvoyé en France. Pour un pays qui parle de signer un accord ouvrant ses frontières (pour les produits agricoles certes, mais tout
de même), c’est ironique. Pour un pays qui peut fièrement prétendre être une des démocraties les plus abouties du monde, c’est tragique, «indigne» même selon le Bloc québécois. Coincidence? Le lendemain, lors d’une conférence de presse, José Bové accusait la douane canadienne de profilage politique. Difficile, selon lui, de ne pas faire le lien entre son arrestation et le fait que Manuel Valls
(premier ministre français), Philippe Couillard (premier ministre québécois), et Justin Trudeau avaient prévu de tenir, deux jours après, une rencontre à Montréal pour parler de ce même traité. Officiellement, il a été détenu sur la base de ses condamnations par la justice française. José Bové a en effet eu quelques ennuis avec la justice suite à divers actes de militantisme: destruction d’un McDonalds à coups de pioche en 1999 et fauchage d’un champ de maïs OGM en 2008. Cela n’avait cependant pas posé problème lorsqu’il vint à Montréal pour faire la promotion de son livre sorti en 2013. Cette fois-ci, Mr. Bové n’aurait pas demandé le visa requis, en tant qu’ex-détenu, c.à.d. un permis de séjour temporaire. Notons tout de même que la nécessité de demander un visa pour entrer au Canada en tant que Français est une modification récente de la loi. Pour référence future… José Bové s’est finalement vu octroyer un permis de séjour de sept jours, et va donc pouvoir rester pendant l’entièreté du séjour prévu. Tout est bien qui finit bien, l’eurodéputé aura eu plus de peur que de mal. x
Intello, pragmatique, redoutable Un portrait du nouveau chef péquiste Jean-François Lisée en quatre points. ronny al-nosir
Le Délit
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endredi dernier, les militants du Parti québécois (PQ) ont élu un nouveau chef. Au terme de deux tours de vote, c’est à Jean-François Lisée qu’ils ont confié la lourde tâche de re-populariser cette formation politique qui n’est que l’ombre de ce qu’elle fut. La tâche qui attend leur nouveau leader est digne des douze travaux d’Hercule. Cependant, malgré son âge et son étiquette de membre de l’establishment, ce serait une erreur monumentale de sous-estimer le champion choisi. Le vieil intellectuel et le stratège Comme on dit en bon québécois, M. Lisée est un «vieux de la vieille». Après une prolifique carrière médiatique et intellectuelle, il s’est lancé en politique en 1994. Cependant, jusqu’à son élection comme député en 2012, il a œuvré dans l’arrière-scène de l’arène politique. En effet, c’est comme conseiller spécial de Jacques Parizeau, le premier ministre québécois qui a mené la charge du
deuxième référendum sur l’indépendance du Québec en 1995 qu’il a fait ses débuts. On lui doit notamment la composition de la question référendaire, ainsi que l’élaboration de la stratégie qui entourait cet effort en 1995. Le résultat aura été serré, alors que l’option du «oui» a perdu par quelques dizaines de milliers de voix (49,42% des voix en faveur contre 50,58% en défaveur, ndlr). La politique est donc une discipline qu’il connaît. Grand défenseur de la gauche, il travaille depuis ses débuts pour «mettre la droite K.O.», comme le suggère le titre d’un de ses livres. S’il y a une chose que M. Lisée a réussi à récolter, de par son implication politique, c’est certainement du respect. Avec ses 15 livres, il est une véritable machine à idées. Nous avons donc affaire à un fin stratège et à une esprit politique aguerri.
il n’en a désormais que 73 000 et sa moyenne d’âge est de 61 ans. Ainsi, M. Lisée a décidé d’adopter une toute autre approche face à la question de l’indépendance du Québec: il s’appliquera au cours de son premier mandat à faire tomber le gouvernement libéral de Philippe Couillard, reportant ainsi le processus référendaire à un éventuel deuxième mandat péquiste en 2022. Sous René Lévesque, figure emblématique du parti, le PQ fut élu pour la première fois en 1976 après une campagne fondée sur «un bon gouvernement». Le choix de mener une telle campagne avait fait suite aux résultats pitoyables obtenus lors des trois premières élections provinciales du parti. M. Lisée entend faire le même pari. Reste à voir si son pragmatisme portera fruits.
Un homme pragmatique
Cependant, malgré ses qualités, M. Lisée a ses défauts. Un peu «vieux-jeu», il émet parfois des commentaires douteux. Notamment, en campagne, il a proposé de «mieux choisir» l’immigration au Québec et que la meilleure venait de salons tenus à
L’autre qualité de M. Lisée, c’est son pragmatisme. Il le sait, l’indépendance n’est pas populaire en ce moment — le PQ doit redorer son blason. Alors que ce parti avait autrefois 300 000 membres,
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Pas sans failles
«Paris, Bruxelles et Barcelone». Il préfère aussi que les immigrants parlent déjà le français à leur arrivée. Certes, on peut comprendre ces commentaires, mais alors qu’il a la tâche de donner une image inclusive au PQ, il devra faire plus attention. De plus, son âge et certaines de ses idées ne le rendent pas populaire auprès de la jeunesse. Les jeunes péquistes ont davantage supporté Martine Ouellet, Paul St-Pierre Plamondon et Alexandre Cloutier (les autres candidats à la chefferie du PQ, ndlr). Depuis quelques temps, M. Lisée tente de séduire les jeunes de la Coalition Avenir Québec ainsi que ceux de la Commission Jeunesse du Parti libéral. Les Justin Trudeau de ce monde l’auront prouvé: sans jeunes, il est difficile de gagner une élection. Il devra trouver un moyen, quel qu’il soit, de rajeunir son parti et, surtout, de rallier caquistes, solidaires et ONistes à sa cause (les trois autre partis en importance au Québec outre le Parti québécois et le Parti libéral, ndlr). Le PQ, s’il veut réussir, devra se rallier autour de Lisée et redevenir une coalition inclusive.
Un adversaire redoutable Le 18 octobre, M. Lisée reviendra sur les bancs du Salon bleu de l’Assemblée nationale en tant que chef de l’opposition. Le premier ministre Couillard ferait mieux de se tenir prêt. Débatteur hors-pair, maître de ses dossiers, et politicien expérimenté, Jean-François Lisée l’attendra de pied ferme. Réuni devant une foule à Montréal la semaine dernière, l’ancien éditeur-en-chef de La Presse devenu sénateur, André Pratte, a annoncé que la venue de Lisée comme chef est une excellente nouvelle pour les fédéralistes. Selon lui, il les forcera à abandonner leur complaisance et à se tenir debout. Somme toute, le PLQ n’aura pas la tâche facile. x
actualités
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monde
Yémen oublié
Alors que la guerre continue, une famine menace. gabrielle dorey
A
u Yémen, cela fait maintenant 18 mois que s’affrontent les forces alliées du gouvernement «légitime» du Président Abdrabbuh Mansour Hadi et les forces rebelles chiites qui soutiennent l’ancien Président Saleh. Ces dernières — les «Houthis» — ont forcé M. Hadi à fuir la capitale Sanaa en février. Depuis, le Yémen se retrouve en proie à une situation de plus en plus catastrophique du fait d’une internationalisation du conflit. En outre, le Yémen est devenu le théâtre d’affrontements indirects entre l’Iran — qui soutient les rebelles houthistes — et l’Arabie Saoudite, alliée d’envergure pour le camp de l’ancien président Hadi. Cette véritable «guerre d’influence» ne semble déboucher sur aucune résolution, les négociations de paix étant au point mort depuis août dernier. Au contraire, le dernier raid aérien saoudien, samedi dernier (le 8 octobre), qui a ciblé une cérémonie funéraire dans la capitale ne peut que confirmer ce pessimisme grandissant. Ces frappes civiles, qui avaient pour but de cibler un rassemblement de l’élite rebelle houthis, ont causé 140 morts (se rajoutant ainsi aux 9 000 morts depuis le début de la guerre). À ce chaos total s’ajoute un coût humanitaire très élevé pour
les yéménites: une famine menace sévèrement leur pays. Le coût humanitaire élevé d’un conflit interne sans fin Au cœur de ce conflit interne se retrouve une population délaissée et en manque critique d’approvisionnement de denrées alimentaires. Selon le Programme alimentaire mondial (World Food Program), plus de la moitié des 28 millions de Yéménites souffrent d’une «insécurité alimentaire», et 20% nécessite une aide alimentaire immédiate. Comme le rappelle l’UNICEF, les enfants sont les victimes de première ligne: plus de 1,5 million d’entre eux souffrent de malnutrition et des centaines de milliers risquent de mourir de faim. Les mères souffrants aussi de malnutrition ne peuvent les allaiter, ce qui explique en partie le fait que la moitié des enfants en dessous de cinq ans présentent un retard de croissance. Face aux visages émaciés et aux corps décharnés des enfants dans les hôpitaux de la capitale, M. Stephen O’Brien, Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et Coordonnateur des secours d’urgence (OCHA) — en visite la semaine dernière — a décrit une des pires crises humanitaires au monde et d’un véritable «crève-cœur». Cette situation d’urgence est le résultat inévitable des bombar-
dements incessants et de l’écroulement des infrastructures étatiques. Ces dernières sont nécessaires pour l’approvisionnement en nourriture et en aide humanitaire mais sont en grande majorité paralysées. Pour cause: la coalition saoudienne a imposé un blocus des ports yéménites les plus importants et a détruit les appareils de déchargement de navires dans les zones contrôlées par les rebelles houthistes. Ces cibles sont éminemment stratégiques puisque le Yémen dépend à 90% d’importations alimentaires pour se nourrir. La pénurie de nourriture se voit donc instrumentalisée comme véritable arme de guerre, au détriment des Yéménites. À ce blocus maritime s’ajoute la montée exponentielle des prix de l’essence et des produits de premières nécessités (sans parler des salaires non-payés). Subsister devient ainsi incessamment plus compliqué. Selon Ibrahim Mahmoud, du Fonds social de développement yéménite, une solution politique à long terme doit activement être sollicitée par les différents belligérants afin d’éviter la propagation de la famine. Or, la situation étant critique, seule une aide humanitaire imminente et efficace de la part de la communauté internationale semble viable à court terme afin d’éviter une catastrophe de plus grande ampleur. x
AGA &
Appel de candidatures App Les membres de la Société des publications du Daily (SPD), éditeur du McGill Daily et du Délit, sont cordialement invités à son ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ANNUELLE :
Le mercredi 26 octobre à 17 h 30
Pavillon de l’AÉUM, salle Madeleine Parent (202) La présence des candidat(e)s au conseil d’administration est fortement encouragée.
La SPD recueille présentement des candidatures pour son conseil d’administration. Les candidats doivent être étudiant(e)s à McGill, inscrit(e)s aux sessions d’automne 2016 et d’hiver 2017 et apte à siéger au conseil jusqu’au 31 octobre 2017. Les postes de représentant(e) communautaire et représentant(e) professionel(le) sont également ouverts au non-étudiants. Les membres du conseil se rencontrent au moins une fois par mois pour discuter de la gestion des journaux et prendre des décisions administratives importantes. Pour faire application, visitez : dailypublications.org/how-to-apply/?l=fr
CONFÉRENCE
Guérir, sans toujours punir Il faut repenser nos relations pour préserver notre santé mentale. vivian rey
Le Délit
Avertissement: discussion relative au suicide
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omment parler du suicide? Écrire à ce propos rappelle ce que l’on aurait préféré laisser enfoui. Son évocation seule réveille dans l’audience ses propres pulsions suicidaires, d’où la peur même de provoquer un phénomène de contagion en essayant de parler de ce que l’on veut vaincre… Une communauté vulnérable Lundi dernier, Sarah Schulman, auteure de Le conflit n’est pas maltraitance (Conflict is not abuse, ndlr) et Morgan M. Page, écrivaine et baladodiffuseuse trans organisaient une conférence sur la suicidalité, le conflit et la guérison, au café Le Cagibi. La discussion abordait le suicide de Bryn Kelly — le 13 janvier de cette année — une artiste et activiste
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ACTUALITÉS
trans porteuse du VIH ayant vécu à Brooklyn, et traitait aussi de ses funérailles, auxquelles les deux organisatrices ont participé. La discussion s’est vite transformée en recherche de solutions face à l’épidémie de suicides qui touche la communauté LGBTQIA+ (Lesbienne, Gay, Bisexuel, Transgenre, Queer, Intersexué, Asexuel et plus, ndlr). En effet, cette communauté est toujours affectée disproportionnellement par le phénomène: une étude menée en 2007 trouvait que 33% de la jeunesse LGB ont tenté de se suicider contre une moyenne générale de 7%, et les chiffres empirent pour les personnes trans dont l’identité s’entrecroise avec d’autres caractéristiques discriminatoires, comme la couleur de peau. Dé-glamouriser la réalité Le premier objectif de Sarah Schulman est de dé-glamouriser le suicide, défaire son mythe, le prendre pour ce qu’il est à ses yeux: un gâchis, et trop souvent décidé en état d’ébriété suite à un conflit.
Une personne objecte toutefois dans l’audience: pour une personne suicidaire, chaque jour est un chemin de croix, mais chaque jour passé, une victoire; les 35 ans de la vie de Bryn Kelly sont à célébrer comme tels! Le suicide n’est pas à rendre attirant, mais la vie est à reconnaître comme éprouvante. Des attitudes nocives On y vient donc, à la vie, notamment à deux sources de conflits courantes: la sur-dramatisation des conflits et des ruptures, et les attitudes d’exclusion et d’isolation sociale. Une certaine réponse prévalait: prendre le temps de prendre du recul, de désamorcer la force des passions. Notamment, les intervenantes ont reproché à la communauté queer de souvent se dire abolitionniste (un mouvement luttant contre le système carcéral punitif et pour plus de justice réparatrice ou réformatrice), mais en ne s’inspirant que peu des idéaux du mouvement de la vie hors des barreaux: Morgan M. Page reprochait aux
communautés queer d’être «enfermées dans le blâme» ferventes partisanes de la méthode punitive dans leurs relations interpersonnelles. Il y a pourtant matière à inspiration dans la théorie réparatrice de la justice: l’isolation sociale provoquée, qui est d’autant plus violente dans une cellule, est initiée par la même logique et ne répare et ne construit rien pour un changement d’attitude, elle ne fait qu’écarter les problèmes sans les changer.
Montréal, qui viendrait de l’austérité: en effet, sans système de santé sociale accessible et de culture d’aide collective en Amérique du Nord, il ne nous reste plus qu’à nous acheter une bougie parfumée pour dorer notre soirée solitaire. Il est peut-être grand temps de passer au collective-care, et parler à l’autre de ce qui fait mal. x
Une réponse communautaire? Enfin, d’un point de vue personnel, un membre de l’assemblée a noté les origines de la culture du selfcare vibrante à
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Satire
Harambe, mon ami, mon frère Les hommages à Harambe ne font pas l’unanimité. Léandre barôme
Le Délit
C
ela fait près de cinq mois que le meilleur d’entre nous nous a quitté. Harambe, mort sous les balles au zoo de Cincinnati le 28 mai dernier, après la chute d’un enfant dans son enclos. Mais le gorille n’a pas été oublié, bien au contraire. L’horreur de ce scandale international a provoqué un cri de douleur résonnant dans le monde entier, et qui peut encore être entendu aujourd’hui par le biais de «memes», outil de communication ultime de notre ère. En effet, les communautés YouTube, Reddit, Tumblr, 9gag et bien d’autres nous rappellent à tous que notre gorille préféré vit toujours dans nos cœurs, et qu’il en sera ainsi tant que nous ne l’auront pas oublié. Le souvenir d’Harambe restera imprimé dans la mémoire collective grâce à ces memes qui coulent à flot ainsi qu’à des événements ponctuels tel que le «Harambe Candlelight Vigil» qui a eu lieu le 13 octobre au soir à McGill, et qui a réuni une cinquantaine de personnes.
Les anti-Harambe se manifestent Cependant, memes et commémorations ne sont pas du goût de tout le monde. Il y a ceux qui voudraient que l’image d’Harambe s’efface de nos esprits, qu’on l’oublie. Ils ne veulent pas voir notre douleur s’exprimer en public ou sur les réseaux sociaux. Biensûr, il y a ceux qui sont simplement agacés parce qu’ils ne trouvent pas la blague drôle, mais ce ne sont pas ceux que j’évoque. Ceux dont je parle sont plus sérieux, ils ont même des vrais arguments! Tremblez pauvres mortels, ils invoquent le racisme ! Les raisons des protestations Ces défenseurs des bonnes mœurs affirment ainsi que parce que l’enfant tombé dans l’enclos était noir, s’indigner devant la mort du gorille revient à déclarer que la vie du gorille a en fait plus de valeur que celle d’un enfant noir... Ils demandent l’annulation des événements et l’arrêt des memes, en plus de l’aveu de leur caractère raciste. Avant de répondre à ces infâmes accusations, je tiens à féliciter ces nobles justiciers, qui
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
viennent de prendre au sérieux un meme, ce qui suscitera toujours les pires réactions d’Internet. Génie. Là où ça coince… Comme l’a fait remarquer le public après la parution de cet article comportant ces attaques abjectes, tout le monde ignorait la couleur de peau de l’enfant. D’après un sondage tout à fait sérieux réalisé sur la population de mon appartement, environ 0% des gens étaient au courant de ce fait. L’ethnicité de l’enfant est d’ailleurs à peine visible sur la vidéo originale. Le fait de s’en être rendu compte, contrairement à la majorité des gens, pourrait laisser penser à un lecteur sans trop de contexte que nos critiques font elles-mêmes preuve de racisme d’une certaine manière. Oui, c’est l’argument du «c’est celui qui dit qui est», j’assume. Alors biensûr, la couleur de peau d’une personne dans une affaire judiciaire n’est pas toujours anodine. Par exemple, noter que la vaste majorité des victimes de la police aux États-Unis sont noires montre qu’il y a — peutêtre — un tout petit problème de racisme dans cette institution. Mais noter la couleur de peau de l’enfant dans l’affaire Harambe suggère une
division systématique des individus selon leur ethnicité, qui est, elle, souvent symptomatique de sentiments imbibés de racisme.
tuer les bêtes, les pauvres», a dit un jour un gamin de six ans.
Les problèmes que cela amène
Fort heureusement, la quasitotalité des réactions face à l’avis de nos protagonistes fut la critique de leurs propos. Nos compatriotes mcgillois, par le biais de ces critiques, perpétuent ainsi la mémoire de notre primate adoré. Repose en paix vieil ami, tu es vengé. À Harambe. x
Leurs arguments participent par ailleurs à discréditer les vrais mouvements antiracistes tels que Black Lives Matter qui, eux aussi, demandent à ce que l’on prête attention à l’ethnicité des personnes concernées dans les affaires sérieuses. La défense des personnes de couleur mise en place par nos admirables héros est donc contre-productive... Ces attaques insultent aussi les mouvements de protection des animaux, chers à ma mamie, puisqu’elles ignorent l’indignation du public face à la mort évitable d’une espèce en voie d’extinction. L’on n’aurait donc pas le droit de simplement protester contre la mort évitable d’un animal? «Faut pas
Réponse du public
actualités
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Société societe@delitfrancais.com
enquête
Les oubliés des médias
Décodage de la récente tempête politique en Turquie dont on n’entend plus parler. sarah herlaut
Le Délit
A
u mois de juillet dernier, une tempête politique éclate en Turquie. Le tourbillon s’est cependant noyé dans le chaos médiatique du MoyenOrient au cours des derniers mois. Retour sur les événements et leurs conséquences. Le 15 juillet 2016, une faction des Forces armées turques tente de s’emparer du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan, le président turc, ne donne pas signe de vie pendant de longues heures. Le «Conseil de la paix dans le pays», à l’origine du putsch raté, revendique ses actions au nom de la défense des droits de l’Homme, du sécularisme et de la démocratie, selon lui mis à mal par Erdogan et son gouvernement. Erdogan transmet des messages à la Turquie par FaceTime.
«Nombreuses ont été les unes des organes de presse occidentaux des plus populaires à annoncer une tragicomédie organisée par Erdogan lui-même» Il appelle au soulèvement et à l’occupation des rues par ses partisans. Puis il rentre à Istanbul dans la nuit, et annonce l’échec du putsch. Le bilan est lourd: selon les sources, on compte entre 190 et 265 morts, et entre 1200 et 1440 blessés. La réaction ultra-violente du gouvernement turc S’ensuit une chasse aux sorcières malheureusement encore d’actualité. Le site activiste turkeypurge.com dénombre, du 15 juillet 2016 à ce jour: 50 979 détenus, 2 099 établissements scolaires fermés et 104 914 professeurs, responsables académiques, et fonctionnaires suspendus de leurs fonctions par décret ou par fermeture de leur établissement. 3521 juges et procureurs ont également été remerciés, et 180 organes de presse et d’information ont été clos. Au-delà du fait que le président turc donne raison aux partisans du putsch par ces mesures drastiques, ce qui demeure surprenant reste la gestion politique de sa remise en question. Il est important ici de rappeler qu’Erdogan a été critiqué localement en raison de ses mesures progressivement autocratiques. Son régime accorde une place grandissante à la religion au sein de l’État, et réprime de plus en plus l’opposition
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société
dans l’élite politique comme dans les médias. Ainsi, la contestation de son régime n’est pas surprenante: les heures de Mustafa Kemal Ataturk — ancien président turc symbole de l’occidentalisation et de la laïcisation de la Turquie — ne sont pas si loin. Se présentant comme le champion du sécularisme et de la démocratie, zone tampon entre l’Europe et le Moyen-Orient, ce pays a toutefois été témoin de 3 coups d’État au cours des 30 dernières années. Le gouvernement turc cherche donc quelqu’un à pointer du doigt. Quelqu’un à détruire afin de réinstaurer son autorité, schéma politique observé à de nombreuses reprises par le passé. Après sa (courte) déroute, il s’agirait de paraître puissant; ça sera donc Fethullah Gülen qui endossera ce rôle de traître à la patrie. Erdogan contre les nantis Fethullah Gülen est un ancien allié et proche du président turc. Les deux se sont cependant consi-
dérablement éloignés depuis que Gülen a été accusé par Erdogan d’être à l’origine d’une enquête sur un cercle corrompu au gouvernement concernant le président lui-même et ses proches. Exilé en Pennsylvanie, il compte de nombreux partisans en Turquie, y compris dans les différentes sphères du système étatique et dans les médias. Erdogan et ses partisans n’ont pas besoin de plus pour justifier les purges institutionnelles: il faut nettoyer la Turquie de ceux qui la nuisent par leur opposition au régime actuel. La rhétorique médiatique ne tarde pas à suivre et le gouvernement crée même un acronyme pour désigner les soi-disant responsables: FETÖ, en français, l’Organisation terroriste Güleniste. À la croisée des chemins entre la «guerre contre la terreur» de George W. Bush par son discours et la Révolution Culturelle maoïste par ses actions, Erdogan est rapidement attaqué par la presse internationale. Les théories du complot émergent: il aurait organisé sa propre tentative de renversement. On ne saura jamais ce qu’il s’est passé en Turquie le 15 juillet 2016, pendant ces quelques heures durant lesquelles on ne savait pas où était le président. Ce qu’il faut retenir de ce putsch manqué, c’est surtout le mani-
«Les médias semblent moins préoccupés [...] par la définitive mise en échec de tout principe démocratique dans le pays»
chéisme des médias et du gouvernement turc. En quête de héros L’année 2016 est marquante par sa violence et par l’ambiguïté du contexte géopolitique, en particulier au Moyen-Orient. La tendance serait à différencier les méchants des gentils, à l’image de la situation en Syrie où il semble impossible d’obtenir une prise de position uniforme de la part des membres du Conseil de sécurité des Nations Unies. En effet, une question des plus ambivalentes se pose: faut-il soutenir Assad ou ses opposants pour faire face à l’État Islamique? Plus que la violence, l’indécision des dirigeants est ce qui inquiète, alors l’opinion publique fuit la nuance. Dans le cas de la Turquie, il semble avoir été décidé qu’héroïser les putschistes opposés aux mesures antidémocratiques d’Erdogan est la manière la plus simple de trouver une solution au problème qui s’impose. Lorsque les conflits se rapprochent de l’Occident géographiquement, il devient crucial de pouvoir identifier l’ennemi. Très rapidement, et avant même d’avoir pu recueillir des informations suffisamment fiables, nombreuses ont été les unes des organes de presse occidentaux des plus populaires à annoncer une tragicomédie organisée par Erdogan lui-même. Paradoxalement, les médias semblent moins préoccupés par la situation en Turquie et par la définitive mise en échec de tout principe démocratique dans le pays depuis qu’Erdogan a entamé son grand nettoyage... Leur intérêt pour la situation — très vif à l’époque où
il paraissait impossible de déterminer qui était responsable de la tentative de coup d’État — s’est manifestement estompé. Par ailleurs, si les purges en Turquie suscitent quelques réactions à l’échelle internationale, celles-ci restent au demeurant assez légères. Difficile de ne pas voir l’intérêt économique des ressources naturelles turques apposer un silence implicite sur la situation. Difficile aussi d’ignorer l’enjeu politique des pays de l’Union européenne (UE) s’opposant à l’entrée de la Turquie dans l’UE: si Erdogan peut saborder tout seul ses objectifs de rejoindre l’organisation régionale, pourquoi l’en empêcher? Un régime autocratique est clairement instauré en Turquie. Une répression extrêmement brutale est en cours; lorsque le pays comptera ses morts, il ne sera plus temps d’invoquer Charlie, la liberté de la presse et les droits de l’Homme. Il ne sera plus temps de défendre l’humanisme à coup de filtres sur les réseaux sociaux. Nous serons forcés de constater l’ampleur des violences et simultanément l’impact du silence. x
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
focus: art engagé
carlota guerrero
Solange nous propose un nouvel hymne musical pour la cause Afro-Américaine. inès léopoldie-dubois
Le Délit
L
e 30 septembre dernier sortait A Seat at the Table, troisième album studio de Solange Knowles. 51 minutes pendant lesquelles nous sommes invités à nous asseoir à table avec Solange, sa famille, et ses amis. Elle fait ainsi référence à la culture afro-américaine où la table est vue comme lieu commun, un endroit où la famille se réunit le soir et partage les gains de la journée. Solange nous invite donc à partager, écouter et explorer sa féminité, ses luttes, ses peines, ses joies, et surtout sa réalité en tant que femme de couleur.
afro et la façon dont beaucoup (de blancs) se pensent autorisés à les toucher comme une attraction touche toutes les femmes de couleur d’une façon ou d’une autre. Cette chanson envoie aussi un message fort qui replace les cheveux en tant que partie intégrante de la femme noire. À travers ce morceau, Solange réaffirme son identité et celle des femmes noires avec fierté et dignité. For Us By Us Cependant cet album n’est pas qu’une célébration de la beauté noire, c’est aussi un album qui valorise la culture afro-américaine
Un engagement social à travers l’art La mobilisation pour la cause des Noirs aux États-Unis est récurrente dans les médias, et pour cause: brutalité policière, incarcération de masse et racisme systémique ne sont qu’une partie des fléaux touchant les AfricainsAméricains. L’album de Solange nous offre donc une nouvelle forme de mobilisation: une mobilisation par l’art. C’est un album d’activiste et il ne s’en cache pas. Solange le dit elle-même, c’est un album «pour les femmes noires fait par une femme noire» . Chaque morceau adresse à sa manière une question affectant la communauté afro-américaine, et plus particulièrement les femmes. Le meilleur exemple est le fameux «Don’t Touch My Hair», une des chansons les plus médiatisées de l’album. Cette chanson qui adresse le sujet des cheveux
carlota guerrero
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
et qui ne s’en excuse pas. Il offre enfin un espace à des personnes qui ont trop souvent été réduites au silence et oubliées. Dans une culture dominée par le regard blanc, que ce soit au niveau de la mode, au niveau institutionnel, ou encore politique, A Seat at the Table rend hommage à la culture noire, et les personnes constituant cette culture. C’est un espace où la culture dominante n’a pas sa place, elle est invitée à écouter et c’est tout. Les chansons comme Mad (avec Lil Wayne), F.U.B.U. (avec The-Dream, et BJ The Chicago Kid), ou encore Don’t You Wait font partie de ces chansons dans
lesquelles Solange ne s’excuse pas d’être noire. Mad valide les sentiments des Africains-Américains d’être mad (fâché, ndlr) et ce, peu importe le point de vue de la culture dominante sur la question. F.U.B.U de son côté est vraiment un hymne noir, qui valorise la personne Noire, c’est une chanson «For Us, By Us» qui ne laisse aucune place aux autres. À travers ce morceau, le «N-word» est explicitement utilisé dans l’objectif de créer un espace réservé aux personnes noires. Effectivement, les personnes blanches ont comme «devoir» de ne pas utiliser ce mot lié au passé colonial. En effet, elle chante: «don’t feel bad if you can’t
sing along / just be glad you got the whole wide world» (ne te sens pas mal de ne pas pouvoir chanter, mais soit content d’avoir le monde entier pour toi), faisant référence à ce mot et à la prépondérance de la culture dominante. Cette idée est récurrente dans son album, un album noir pour les noirs. Avec Don’t You Wait, Solange adresse ses critiques à propos du succès de son dernier album — succès porté par un public majoritairement blanc. Elle affirme qu’il ne faut pas attendre d’elle qu’elle chante sur les mêmes sujets qu’avant, surtout dans ces moments où la cause des afro-américains est si importante. Les interludes, aussi importants que les morceaux dans l’expérience musicale et artistique offerte par l’album, appuient cette dimension de valorisation et validation de la culture noire. En effet, plusieurs artistes sont invités dans ces interludes comme les parents de Solange, Master P, ou encore Kelly Rowland. Ces interludes permettent aux auditeurs de mieux comprendre les chansons, mais offrent aussi un espace à des personnalités noires pour exposer leurs expériences, et ainsi mieux compléter cet album. Par exemple, dans Tina taught us, Tina Knowles, la mère de Solange, raconte comment sa fierté d’être une femme noire était vu à tort comme du «racisme anti-blanc» alors qu’elle le dit elle-même, célébrer la culture noire ne veut pas dire rejeter la culture blanche. A Seat at the Table résonne fort aujourd’hui car il n’attend pas la validation du Blanc pour exister. Il redéfinit les codes et la place des Afro-Américains dans le contexte actuel, et offre une nouvelle façon de s’engager. x
Société et culture
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La virocratie, la gouvernance à la Trudeau Entre marque et homme d’état, Trudeau gouverne autrement. Ronny al-nosir
Le Délit
L
e 8 septembre dernier, sur le site de la plateforme médiatique américaine Bloomberg, paraissait un article intitulé Why Trudeau is like Trump (Pourquoi Trudeau est-il comme Trump, ndlr). Certes, cette comparaison est à première vue absolument ridicule, du moins du point de vue politique mais elle mérite une réflexion plus profonde. Alors que l’un de ces hommes, toujours candidat à la présidence américaine, prône le protectionnisme, la fermeture des frontières et tient des propos jugés racistes, l’autre va dans un sens contraire. Cependant, Bloomberg ne comparait non pas le contenu proposé par les deux politiciens, mais plutôt le contenant. Car s’il y a quelque chose que tous deux ont réussi à faire, c’est se transformer en véritable marque de commerce. Trudeau, monsieur tout le monde Depuis son entrée en fonction, Justin Trudeau est considéré par plusieurs comme un nouveau visage politique pour le Canada. Jeune, athlétique et geek, il sait comment parler à la génération Y, aussi connu sous le nom des milléniaux. Un jeune politicien qui tient au gens, qui est un père de famille, et qui utilise les mêmes technologies que tout le monde. Il fait de la boxe, il aime Star Wars, et prend des photos avec des pandas. Ce qui reçoit le plus d’attention dans les médias, autant nationaux qu’internationaux, n’est pas sa progression politique, mais son dernier selfie, les vidéos humoristiques de Buzzfeed le mettant en scène et ses séjours dans la nature torse nu. Trudeau pratique une nouvelle forme de gouvernance: la virocratie. À l’ère de la virocratie Telle que définie par Stephen Marche, l’auteur de l’article du site Bloomberg, la «virocratie» est tout simplement la gouvernance par les médias sociaux. On se sert de cette plateforme qui permet de façonner l’image d’une personne pour attirer la population. Étroitement liée à cette virocratie est la technocratie, ou l’utilisation de spécialistes techniques dans la prise de décision. Dans le cas de Trudeau, il est juste de dire qu’il a su composer une équipe de technocrates sans égal. Sur ses flancs droits et gauches, on retrouve Gerry Butts et Katie Telford, respectivement secrétaire principal du Premier ministre et cheffe de cabinet. Le premier, meilleur ami du Premier ministre depuis leurs jours à McGill, est le
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société
cerveau de la plateforme libérale. Ancien conseiller politique du premier ministre ontarien Dalton McGuinty, il a commencé à penser à la stratégie électorale que Trudeau devait adopter dès 2012. Telford, tant qu’à elle, est une experte des chiffres, des statistiques, et de la collecte de données. À ce duo, on ajoute la directrice des communications Kate Purchase est en charge de l’image du Premier ministre. Outre ces trois présences notoires, de nombreux conseillers tels que Mathieu Bouchard et Cyrus Reporter, des esprits politiques aiguisés, appuient Trudeau. L’habilité de ces experts, combinée à une stratégie Internet d’une grande efficacité, semble être la clé du succès de Trudeau. L’intelligence politique de Trudeau Pierre Elliott Trudeau, défunt père de l’actuel Premier ministre, est reconnu autant par ses opposants que ses admirateurs comme étant une personne avec
l’un des esprits politiques les plus aiguisés de l’histoire canadienne. Intellectuel formé à Harvard, Sciences Po et à la prestigieuse London School of Economics, Trudeau père était un véritable académique. Des souliers difficiles à remplir pour son fils Justin, selon certains. Cependant, même s’il n’a pas la formation ou la connaissance théorique de son père, le fils remplit son rôle en utilisant d’autres atouts. Et il le fait très habilement. Ce qu’il a compris, c’est que ce que l’on croit être la bonne action n’est pas toujours populaire aux yeux du public. Selon Marche, Justin Trudeau a déjà demandé conseil à un ancien confident économique de Stephen Harper. En parlant à ce conseiller, il lui a dit de lui laisser la responsabilité du côté politique, et de seulement lui dire ce qu’il croyait être la bonne façon de procéder avec les régimes de pension. Cette réponse au conseiller reflète bien la façon dont Trudeau gouverne. Ceux qui disent que cela révèle un manque de contenu
«Ce qui reçoit le plus d’attention dans les médias [...] n’est pas son avancée en termes de politique, mais son dernier selfie [et] les vidéos humoristiques de Buzzfeed»
chez Trudeau passent à côté de la plaque. Au contraire, il a des objectifs pour son gouvernement. Cependant, plutôt que de tenter de tout gérer par lui-même au quotidien, il a une équipe d’experts pour s’occuper des spécificités, et des conseillers pour l’aider dans les décisions politiques plus difficiles. Quant à lui, il s’est bien outillé pour jouer un rôle crucial: celui de porte-parole en chef du gouvernement. Chaque clic, chaque vidéo virale, chaque
tweet sont une façon de démontrer à la population que leur premier ministre est un homme qui leur ressemble. La semaine dernière, sur les médias sociaux, Trudeau a 2.12 millions d’abonnés Twitter, plus de 3 millions d’abonnés Facebook, et 718 000 abonnés Instagram. Également, La Presse révélait que le premier ministre donnait en moyenne une entrevue tous les 2.6 jours. Ainsi, alors qu’il se construit du capital politique en se rapprochant de la population canadienne, les experts font leur travail. Ils s’assurent que la vision du premier ministre devienne réalité. La virocratie: danger ou bouclier? Pendant ce temps, chez nos voisins du Sud, un candidat à la présidence fait une toute autre utilisation des médias sociaux. Donald Trump se sert de cet outil pour semer un message de peur et de division, et c’est le cynisme qui règne sur les réseaux sociaux. En contraste, au Canada, il y a la politique façon Trudeau: sur chacune de ses tribunes, qu’elle soit médiatique, digitale ou au faceà-face, on diffuse la marque, le message de la politique positive. Il répète «qu’un Canadien est un Canadien est un Canadien», que le Canada est fort «non pas en dépit de ses différences, mais bien grâce à elles» et que «mieux est toujours possible». Ceci est le côté positif de la virocratie. Il y a cependant un côté plus contrasté, selon Marche. Il la qualifie de système plutôt non-démocratique et utopique. Il dit que les enjeux ne sont pas débattus, car l’emphase est sur l’image. Ceci est une préoccupation valable, mais ce gouvernement a aussi effectué un grand nombre de consultations publiques, redoré l’image du Canada à l’international et maintient le support d’une majorité de la population plus d’un an après son élection. Il semblerait donc que l’approche fonctionne. Seul le temps nous dira si cette stratégie est durable. x
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Innovations innovations@delitfrancais.com
Enquête
Entre qualité de vie et qualité de jeu Une course aux armements a lieu dans l’industrie du jeu vidéo.
ronny al-nosir
Le Délit
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es jeux vidéo sont l’une des industries les plus profitables dans le monde du divertissement. Selon l’Association canadienne du logiciel de divertissement, en 2015, les jeux vidéo ont contribué à hauteur de trois milliards de dollars au PIB du Canada. Le pays compte 472 studios actifs, et l’industrie compte plus de 35 000 employés dans l’économie canadienne. Certains jeux ont des budgets comparables à ceux des grands films hollywoodiens, et sont produits par une multitude
de personnes. Les Electronic Arts (EA), Ubisoft, Naughty Dog, et Bethesda offrent régulièrement de gros titres. Cependant, ceci vient avec un prix. Le prix de la passion Il y a deux semaines, la conceptrice de jeux Amy Hennig, active dans l’industrie depuis plus de vingt ans, a révélé des détails assez surprenants de son travail sur le podcast Designer Notes du site Idle Thumbs. La vétérane a débuté son parcours chez Nintendo, avant de travailler chez Crystal Dynamics et, finalement, diriger
les trois premiers opus de la série Uncharted chez Naughty Dog: un CV particulièrement impressionnant. Malgré cette spectaculaire carrière, le prix personnel fut assez élevé: il semblerait qu’être un ou une employé(e) de l’industrie du jeu signifie travailler dans des conditions parfois indécentes, subir une pression monstre, et devenir obsessionnel. La course à l’armement Généralement, le concept de «course à l’armement» fait référence à une accélération du développement d’armes, notamment entre l’Union soviétique et les États-Unis pendant la guerre froide. Selon Hennig, ce concept peut se transposer dans le jeu. Hennig a travaillé chez Naughty Dog, jusqu’en 2014, et a contribué aux quatre titres de la série Uncharted. Pendant près de dix ans, elle travaillait 12 heures par jour et ce sept jours par semaine.
Hennig dit que, dans son cas, elle a choisi sa carrière au détriment de sa famille. Au moins, elle n’avait pas d’enfant, qui n’auraient pas vu leur mère pendant qu’elle travaillait. Certains de ses collègues ne passent presque pas de temps avec leurs proches et leurs enfants, manquent de sommeil, en plus de travailler sous une pression démesurée. Tout cela pour livrer un produit qui dépasse les attentes. Quel futur pour l’industrie? Le crunch time, ou le temps en surplus pour finir un projet, est définitivement un problème dans l’industrie vidéoludique. En 2015, une étude de la International Game Developers’ Association révélait que plus de deux tiers des concepteurs de jeu travaillent plus de 70 heures par semaine, et le tiers ne sont pas rémunérés. Comment remédier à ce problème? Amy n’a pas de réponse simple. Lorsqu’elle a travaillé sur
le premier Uncharted, il s’agissait d’une expérience de jeu d’environ dix heures ne comportant qu’un mode «solo». Malgré tout, le jeu a changé l’industrie de par sa qualité visuelle, narrative et technique. Depuis, les attentes des consommateurs ont grimpé. Ils veulent du multijoueur, des mondes vastes, et des centaines d’heures de jeu. Les développeurs, de leur côté, désirent repousser les limites des consoles, et les cycles de développement (pré-production, production et post-production) sont parfois très courts — deux ans, dans le cas d’Uncharted 3. Amy Hennig propose plutôt de produire des expériences plus courtes, moins chères, mais d’une aussi haute qualité. Elle lance un cri du cœur: ce cercle vicieux doit prendre fin. Elle questionne l’éthique de ces conditions de travail. Et surtout, elle affirme que le produit ne vaut pas le sacrifice. Un changement est nécessaire dans la culture de l’industrie. x
McGill
L’avenir de la technologie à McGill
Drones, impression 3D et réalité virtuelle font un saut dans le futur au Dobson Centre. gordon milne
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he Future of Technology, un événement présenté par le Dobson Centre for Entrepreneurship et le McGill Additive Manufacturing Students’ Society a été une soirée de présentations intriguantes d’idées audacieuses. Axées sur les innovations dans les domaines de la fabrication additive — autre nom désignant l’impression 3D — des réalités augmentées et virtuelles, et des drones, les présentations furent faites par les pionniers de ces industries respectives.
(sous forme d’implants) et dans des laboratoires de recherche sur le futur de l’Internet des objets — concept désignant l’extension de l’internet dans le monde réel telle que le font nos téléphones intelligents. L’impression 3D offre la possibilité de construire de petits appareils complexes, que l’on peut complètement intégrer au quotidien. Ces applications, disait-il, sont les technologies qui
Le développement de la fabrication additive La première présentation était celle d’un représentant de Caboma, entreprise qui produit des objets customisés à l’aide de l’impression en 3D. Le conférencier a partagé sa vision du futur de l’industrie. En place des produits de consommation, il prédit que la fabrication additive aura des applications dans les hôpitaux
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
peuvent capitaliser sur la grande offre d’impression en 3D. Cette offre inclut la fabrication simple de pièces complexes, légères, et durables. Il a également parlé des limites de cette technologie, en particulier les hauts coûts de post-production. Pour que la fabrication additive se développe, il est encore nécessaire d’obtenir des progrès au niveau de la qualité de la technologie de la machine.
Les drones, technologie à multiples usages Par la suite, Kevin Heffner de Pegasus Research & Technologies a expliqué l’apport du drone aux industries de l’assurance et de l’agriculture. La combinaison de la technologie des drones et des systèmes d’information offre plus d’opportunités que jamais. Le conférencier avait une vision claire du futur des drones et a aidé l’auditoire à contextualiser la technologie et visualiser ses impacts dans le monde à venir. Les drones pourraient servir à l’inspection des cultures, des toits (à des fins d’assurance) et peut-être à observer les mouvements de la faune dans le nord du Canada. On compte trois catégories de drones: à des fins de consommation, militaires ou industrielles. De nos jours, les drones gagnent en popularité chez les consommateurs, mais on attend les régulations gouvernementales sur ce type particulier de drones. La réalité virtuelle se diffuse La réalité virtuelle est une technologie qui fut longtemps limitée
aux jeux vidéo et beaucoup de critiques ne la voyaient pas comme ayant des applications commerciales viables. Toutefois, elle semble offrir des occasions de revisiter la formation professionnelle et la préservation culturelle. M. François Légaré, analyste de systèmes d’affaires chez Bell Canada, a capturé l’imaginaire des participants avec une vision du futur de la réalité virtuelle. Des industries comme le cinéma, l’immobilier, et même celle de la pornographie seraient transformées avec la diffusion de la technologie RV (réalité virtuelle) et les avantages qu’elle apporte, qui incluent l’immersion dans le divertissement et l’opportunité de formations professionnelles réalistes. Cette technologie peut aussi offrir des expériences dynamiques aux visiteurs d’institutions comme les musées et les bibliothèques. Le musée Redpath compte intégrer cette technologie prochainement. Somme toute, l’événement The Future of Technology a bien porté son nom. Il a donné aux participants un regard vers l’avenir par un aperçu inédit des avancées technologiques qui appartiendront prochainement à notre quotidien. x
Innovations
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Culture
CINEMA
articlesculture@delitfrancais.com
Kato et Thanato(s) Nouedyn Baspin
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Le Délit
es shinigamis (dieux psychopompes dans la culture japonaise ndlr): Thanatos, Anubis, la Faucheuse, la Mort obsèdent l’Homme dans sa quête d’identité. Savoir qui nous sommes, c’est aussi prendre conscience de nos limites et de nos failles. Répondant à l’appel du public, la 45e édition du Festival du nouveau cinéma — qui propose des œuvres cinématographiques inédites et internationales — se dote de nombreux films en rapport avec la mort, qu’on en soit le sujet ou l’objet, notamment avec une
série flamande du nom tout aussi flamand de Beau-Séjour. Valsant élégamment entre thriller et surnaturel, cette série narre les péripéties de Kato, adolescente qui se réveille en sang dans un hôtel après un festival arrosé. Déboussolée, sans souvenir de la nuit précédente, elle se hâte de rentrer chez elle où l’attend sa mère, inquiète, qui avait déjà alerté la police. C’est l’occasion de retrouvailles chaleureuses, les voisins sont invités, tout le monde est heureux, fin... ou pas. En réalité, la mère de Kato semble ne pas pouvoir percevoir sa présence. «Elle est morte» se dit alors le
spectateur. Pas si simple: son père, et d’autres, continuent de la voir. Au fil des deux épisodes qui furent diffusés pendant le festival, une ambiance très particulière se développe. Même si la question de l’identité de l’agresseur reste importante, elle n’est toutefois pas centrale. L’attention est au contraire mise sur les relations entre les personnages. On est touché par le père qui semble dépassé par la réalité, mais qui se démène pour protéger sa fille. Lorsque la mère enterre sa fille, on pleure avec elle. Néanmoins, le métrage n’est pas un tire-larme. Entre deux
L’insouciance oubliée VITTORIO PESSIN
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Le Délit
près Le Jeune Poète, Damien Manivel nous propose un second long-métrage — Le Parc— pour une édition 2016 du Festival du nouveau cinéma haute en émotions. Avec un budget minuscule, ce réalisateur en herbe revisite avec vivacité la banalité d’un flirt estival avec un regard presque «Grimm-esque» du conte. Plongé dans l’atmosphère frivole et agréable d’un parc, le spectateur retrouve deux adolescents dont la beauté s’explique par la maladresse et l’innocence des acteurs qui les jouent.
mAGDALENA mORALES
GRACIEUSETÉ DU FESTIVAL DU NOUVEAU CINÉMA plans larges emplis de brume très esthétiques, les situations de quiproquo ou burlesques deviennent rapidement drôles:
vous avez toujours rêvé de voir sur quelle musique danse un médecin légiste? Alors mettezvous au flamand! x
Manivel nous leurre avec un cliché d’amour naïf: les premiers instants hésitants d’une première rencontre laissent vite cours à une complicité florissante emplie de baisers tendrement maladroits. Bercé par le bruit du vent et aux confins des arbres vêtus, c’est un amour plein de promesses qui suit les heures de la journée. Mais telle une comptine fantastique d’été, l’obscurité qui s’avance au crépuscule dévoile
un second décor étrange et surréel à la fois. Un nouvel amour et les espoirs d’une belle journée se retrouvent dissous par la nuit. Effleurant le songe et ce qui pourrait nous en échapper, les regrets et les inquiétudes prennent le dessus dans ce parc. Après nous avoir livrés à un bain de jouvence, Damien Manivel, artiste à suivre de près, nous laisse seul à regretter notre insouciance. x
«Un amour plein de promesses qui suit les heures de la journée»
Echappée vers un autre monde Hannah Raffin
L
Le Délit
e FNC a pour but de défendre des formes innovantes et alternatives d’oeuvres
audiovisuelles : il ne pouvait pas mieux remplir cet objectif qu’en exposant des œuvres de réalité virtuelle! Le concept est simple : enfilez vos lunettes (qui s’assimile en fait davantage à un casque au vu
GRACIEUSETÉ DU FESTIVAL DU NOUVEAU CINÉMA
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Culture
de leur couvrance et de leur taille) et votre rapport avec le monde extérieur se modifie radicalement. Détrompez-vous! Il ne s’agit pas ici de regarder un film au cinéma, ou même une vidéo en 3D: avec la réalité virtuelle, le sujet n’est plus spectateur, il devient acteur... Cette expérience est des plus immersives parce qu’elle amène le sujet à s’immiscer dans le corps du personnage fictif — expérience comparable au point de vue interne au narrateur en littérature: il pense ce qu’il pense, il voit ce qu’elle voit, il entend ce qu’il entend, il touche ce qu’elle touche. Retour sur deux des nombreuses œuvres présentées au festival. L’oeuvre Patterns - VR est l’occasion inespérée de vivre un rêve — ou cauchemar? — éveillé. On pars à la découverte d’un monde glauque et complètement sur-
naturel: l’artiste met en scène une vielle maison sans toit, qui flotte dans le vide d’un espace galactique. On peux se déplacer où on le souhaite dans la maison à l’aide d’une lanterne. Cependant, on ne se déplace pas avec une manette comme dans un jeu vidéo: on marche réellement avec nos lunettes sur le nez! À la fin de l’oeuvre, la maison s’effondre autour du sujet, et on ressent réellement l’impression de tomber dans le vide. L’installation In my shoes amène quant à elle le spectateur à vivre le quotidien d’une femme victime de crises épileptiques: on revit une scène qui fait partie de son quotidien. On suit son chemin de pensée qui devient de plus en plus saccadé et incohérent lorsqu’elle déjeune au restaurant avec un ami, puis on voit ses yeux se fermer et s’ouvrir successive-
ment jusqu’à perdre connaissance avec elle. Cette oeuvre nous amène à mieux comprendre ce que vivent exactement les personnes atteintes de cette maladie. Ces deux œuvres repoussent donc les limites établies de l’imagination et démontrent le spectre des possibilités qui s’ouvrent à nous avec la réalité virtuelle. Au delà de l’exponentialisation des possibilités artistiques, le potentiel psychique de ce nouveau rapport à notre environnement est énorme. Celle qui amène le plus à réfléchir est la dernière oeuvre, une esquisse de ce qui peut devenir un nouveau moyen de compréhension des réalités que vivent les personnes autour de nous, et qui sont parfois si difficiles à comprendre... la réalité virtuelle, c’est se mettre dans la peau — au sens propre et figuré — de quelqu’un d’autre. x
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Réflexion catalanes engagées Alexandre Chartrand nous présente Le Peuple Interdit.
A
lexandre Chartrand est un cinéaste-peintre québécois. Le Peuple Interdit est son deuxième long-métrage. Tourné entre 2014 et 2015, ce documentaire suit le processus de la «Consulta» — la consultation sur le statut de la Catalogne en 2014 — et le contexte en Catalogne après cet événement d’envergure. En rafale: Le mot que vous détestez: Repus Votre drogue favorite: L’alcool Le son, le bruit que vous préférez: Mon fils qui rit Le bruit que vous détestez: Les chiens qui aboient, à cause de celui de mes voisins Votre juron, gros mot ou blasphème favori: Tabarnak, pas très original L’homme ou la femme à mettre sur un billet de banque: Félix Leclerc ou Alfred Pellan Le métier que vous n’auriez pas aimé faire: Médecin, même si je gagnerais certainement plus d’argent en l’étant Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous qu’il vous dise après votre mort: J’ai une aversion pour ces choseslà, donc Dieu j’ai rien à lui dire
Le Délit: Quelle était la motivation derrière Le Peuple Interdit? Alexandre Chartrand: J’étais inspiré par le mouvement citoyen en fait. Ce mouvement qui s’appelle l’Asemblea Nacional Catalana (ANC, ndlr), qui est né en réaction à un jugement du tribunal constitutionnel espagnol en 2010, qui annulait de grands pans du statut d’autonomie de la Catalogne. Il a été retranché par la tribunal central de Madrid. Deux jours après, grosse manif à Barcelone. Je parlais déjà catalan à ce moment-là donc je lisais les journaux catalans en ligne, pis c’était vraiment impossible de le manquer parce que c’était au-dessus d’un million dans les rues. Dans la foulée de ça, il y a eu la fondation de l’ANC. C’est lié à aucun parti politique, c’est vraiment sur une base bénévole. Voilà, je trouvais que c’était beau. J’aimais l’aspect très démocratique et ouvert de l’ANC. Il n’y a pas moins de 100 000 bénévoles qui travaillent derrière ça. J’avais envie d’aller filmer ça, ces gens-là. Pis quand ils ont annoncé le référendum au mois de novembre, je savais déjà que ça allait être le 300e anniversaire de la chute de Barcelone, donc je m’étais dit que ça serait cool d’aller filmer ça. LD: Comment est-ce que vous expliquez d’avoir fait le choix de surtout filmer à Barcelone et Tarragona alors qu’on dit souvent que les velléités identitaires catalanes sont souvent plus fortes dans le nord?
AC: C’est à cause de mes sujets. Mais aussi je n’avais pas de moyen de transport. J’étais très dépendant des autobus et des trains. De toute façon les gens que je suivais étaient actifs à Barcelone. Ferran Civit vient de la région de Tarragona donc il était souvent là-bas aussi. Mais c’est sûr que ça reste très urbain comme film. LD: Comment expliquez-vous que les populations des autres communautés autonomes (sans parler du gouvernement) s’opposent tant au catalanisme? S’agit-il d’un support au gouvernement central ou bien simplement d’une opposition d’identités? AC: Je sais qu’il y a beaucoup de préjugés envers les Catalans à l’extérieur de la Catalogne, je l’ai vécu moi-même. Je parle assez mal l’espagnol mais je parle très bien le catalan. J’ai ressenti ça même à Barcelone en fait. Des gens riaient de moi de façon méchante parce que je ne parlais pas l’espagnol, mais j’étais capable de leur tenir une conversation en catalan. Des espagnols m’insultaient en me disant que ça servait à rien d’avoir appris le catalan. Donc effectivement j’ai senti un petit peu que le catalan n’est pas bien vu. Certains catalans m’avaient dit que s’ils allaient ailleurs en Espagne et qu’ils parlaient catalan entre eux ils se faisaient souvent insulter. C’est sûr que je l’ai vécu un peu en tant que touriste donc je n’imagine pas ce que c’est pour un Catalan. LD: Est-ce que l’Espagne est en panne démocratique comme l’affirme la cause catalane bien que de nouveaux partis percent la sphère politique traditionnelle (Podemos, Ciutadans)? AC: Il y a une grosse tranche des gens à qui j’ai parlé qui étaient des fédéralistes, au sens espagnol du terme, c’est à dire voulant faire de l’Espagne une fédération. Ces gens ont été déçus parce qu’il n’y a pas d’interlocuteur à Madrid. Pourtant il y aurait les Basques qui seraient intéressés par ça, probablement les Valenciens. Il y a plusieurs régions autonomes à qui ça pourrait parler mais à Madrid, à part Podemos, il n’y en a pas qui ouvrent des portes dans ce sens-là. Beaucoup des Catalans à qui je parlais ont fait un pas de plus en disant: «La fédération est impossible parce qu’il n’y a pas d’interlocuteur, parce que ça fait des années que le projet est bloqué.» Quand le Tribunal constitutionnel retaille en plus le statut d’autonomie des Catalans, plusieurs fédéralistes se sont dit: «En plus de ne pas avoir de fédération, ils viennent jouer dans nos quelques droits.» La désillusion du fédéralisme a mené à l’indépendantisme qu’on connaît aujourd’hui.
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Ce qui m’a marqué le plus, c’est cette fermeture au simple fait de laisser les gens s’exprimer démocratiquement. La panne démocratique s’illustre bien par la difficulté qu’ils ont à former un gouvernement à Madrid car ils ne sont pas capables de s’entendre à quatre partis. Ça et les histoires de corruption au PP (Partido Popular, ndlr) et de négociations pour que le PSOE (Partido Socialista Obrero Espanol, ndlr) oublie les poursuites de corruption contre le PP pour qu’il y ait un accord de coalition. Ce qui m’a marqué le plus, c’est cette fermeture au simple fait de laisser les gens s’exprimer démocratiquement. LD: Quels parallèles pouvonsnous faire avec le souverainisme québécois? S’agit-il d’une situation bloquée? AC: Mon premier réflexe est bien sûr de faire des parallèles avec le Québec parce que j’avais 18 ans en 1995 quand il y a eu le référendum, c’était la première fois que je votais. J’avais ça en tête quand
je suis allé en Catalogne pour faire ce film-là. La décision du Tribunal constitutionnel en 2010 me rappelait l’échec de l’accord du Lac Meech en 1988, quand le Québec a tenté de négocier son entrée dans la constitution canadienne. Et ensuite le fait que ça ait mené au référendum de 1995 avec un peu avant l’échec de Charlottetown en 1992. Donc c’est sûr que je voyais des parallèles, et en même temps on en déborde très vite. Beaucoup de Catalans par exemple admiraient la situation actuelle du Québec — la loi 101 (Charte de la langue française, ndlr) et le fait qu’ils puissent prélever des impôts. Par rapport à une situation bloquée, je trouve vraiment inspirant la façon dont ils font fi complètement de ce que Madrid essaie de leur dire. Le fait que Mas
(ancien président de la Generalitat, ndlr) et Forcadell (présidente du Parlement de Catalogne, ndlr) tiennent debout et qu’ils décident d’écrire une nouvelle constitution avec le développement durable et l’Euro ancrés dedans, plein d’enjeux très actuels, je trouve ça inspirant. Ici, on ne sait pas ce que le PQ propose concrètement. Est-ce qu’on est encore des loyaux sujets de sa Majesté? Est-ce qu’on va être une république? Ça va être quoi le système parlementaire? Ça va être un système de vote uninominal à un tour? Le projet de pays est très vague. À l’inverse en Catalogne ils sont vraiment en train de créer quelque chose. x Le Peuple Interdit jusqu’au 20 octobre au Cinéma du Parc Propos recueillis par YVES BOJU Le Délit
Culture
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théâtre
De l’humanité chez les monstres La pièce Terminus nous fait visiter les recoins sombres de l’âme humaine. pierre gugenheim
Réconcilier les contradictions
erminus est la dernière création de la compagnie La Manufacture, présentée au café-théâtre de la Licorne. Inspirée par le texte éponyme de Mark O’ Rowe, elle nous transporte dans le cadre industriel de Dublin et le sombre extraordinaire de ses environs. Michel Monty nous livre ici une pièce puissante, de celles qui nous mettent une claque et dont la marque reste. Il y dirige Martine Francke, Alice Pascual et Mani Soleymalou, un trio au langage fleuri qui illumine de sa verve la comédie noire. Insultes, argot et poésie nous dépeignent une «violence esthétique» qui ne finit jamais aseptisée, un bousculement des sens qui dépasse largement les 1h45 du spectacle et ses quatre murs.
Du réalisme urbain froid au fantastique tiré par les cheveux, de la poésie dans le sordide, du rire dans la violence insoutenable, et des monstres bien humains: voici ce que nous offre la pièce. La dernière contradiction de Terminus est certainement d’être, dans son originalité immense, la quintessence de la scène montréalaise: un théâtre très contemporain et vivant, profondément engagé sur des thématiques sociales et qui vise à bien plus que divertir son spectateur. Terminus est l’histoire de trois enfants seuls d’Oxmo Puccino, «le cœur meurtri, meurtrière est leur jalousie — l’enfant seul se méfie de tout le monde, pas par choix, par dépit — pense qu’en guise d’ami son ombre lui suffit». Ce sont des marginaux bourrés de travers dans lesquels nous pouvons tous nous reconnaître; les sept péchés capitaux à qui on donnerait l’absolution. Ce sont Garcin, Inès et Estelle du Huis Clos de Sartre, mais qui ont poussé la porte en se réconciliant avec eux-mêmes et autrui. x
T
L’abécédaire du glauque Une femme ayant la quarantaine, à la vie ratée, une jeune dépressive et un psychopathe façon «loup solitaire», ou A, B, et C — pour bien finir de les réifier — sont trois «enfants seuls». Terminus est la dernière station de ces vies monotones marquées par un grand
Alice pascual gouffre affectif. C’est en fait l’Autre qui pose problème chez eux, par son manque de compassion ou son hostilité. Corrosive de par son originalité, la pièce surprend par son grand respect des règles classiques de l’unité théâtrale: en 24 heures ces personnages confrontés au glauque et à l’ultra-violence, à la
mort et à l’extraordinaire, vont s’entrecroiser à un rythme infernal. Femmes esseulées, faux amis, masse passive, âme damnée, anges de la mort, l’univers onirique et symbolique de Rowe crée bien des rencontres dans la journée décisive de ces trois freaks que la dureté du monde extérieur a trop bous-
culé mais qui restent très humains dans leur travers. Par-delà le Bien et le Mal, Terminus nous inculque la vertu de trouver du beau dans le lugubre et de poursuivre des «croisades inutiles». A, B et C se réincarnent en Cyrano de Bergerac en puissance, parce que «c’est bien plus beau lorsque c’est inutile».
Jusqu’au 29 octobre au Théâtre de la Licorne
musique
Le OFF Festival de Jazz de Montréal continue de nous faire vibrer. jacques simon
Le Délit
C’
est entre les 6 et 15 octobre derniers qu’a eu lieu la 17e édition du OFF Festival de Jazz de Montréal. Depuis 1999, celui-ci organise, une fois par an, une semaine de concerts à travers la ville. À raison de deux ou trois événements par soirée, il s’agit d’une petite perle qui offre l’occasion aux mélomanes montréalais de découvrir des artistes locaux comme internationaux. International et multiforme Le jazz n’est pas le genre musical le plus apprécié par les étudiants. Trop souvent, nous avons tendance à le limiter à une forme musicale aujourd’hui dépassée. Et pourtant, il est multiple et peut faire pleurer, comme il peut faire rire et danser. Il n’y a pas «le» jazz, mais plutôt «les» jazz. En témoignent les nombreuses prestations différentes offertes par le OFF. Prenons par exemple le chamber jazz, style exploré lors du concert donné à la soirée d’ouverture du festival. Assuré par l’orchestre
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Culture
de Christine Jensen et Maggie Olin, la formation comptait onze musiciens sur scène. La musique, tantôt larmoyante, tantôt rapide, était le résultat d’une collaboration transatlantique entre le Québec et la Suède. Comme dans un concert de musique de chambre, la prestation à plusieurs voix était soigneusement coordonnée, chaque musicien exécutant sa partie consignée sur une partition. Bien moins classique dans son approche, le jazz fusion brise les barrières traditionnelles entre les genres musicaux. Le group Parc X trio l’a démontré le samedi 8, avec une musique rythmée, mettant en valeur une guitare dotée d’effets multiples et variés. Parlons enfin du free jazz, où les musiciens sont moins nombreux, et plus expérimentaux dans leur approche de la musique. C’était le style de la soirée assurée par le groupe 3rio le 13. À tour de rôle, les musiciens firent des solos improvisés, dévoilant une incroyable maîtrise de leurs instruments respectifs. Pas de partition, mais une succession d’accords à la fois dissonants et trouvant naturellement leur place dans la mélodie.
L’extraordinaire diversité de ces soirées, baladant les spectateurs entre jazz d’orchestre et jazz de bar, entre classique et moderne, entre acoustique et électrique, démontre l’étendue de cet univers qu’est le Jazz,
malléable à l’infini par ses interprètes. L’ambiance jazz Autre élément à relever, l’ambiance créée par la salle. Le 6, le
hervé amand
spectacle avait lieu au Lion d’Or, véritable cabaret à l’ancienne. Une grande pièce sombre avec un bar au fond, des tables autour desquels se regroupaient des inconnus pour boire et manger et une scène éclairée trônant à l’avant. Les années 1930 étaient là (la fumée aveuglante en moins), dans les cocktails que buvaient les spectateurs, dans les costards des barmans. Le 13, c’était autre chose. Dans un bar en sous-sol appelé Dièse Onze, une plate-forme plus ou moins improvisée avait été montée dans un coin. Le reste de l’espace était occupé par des gens de tous âges, une pinte à la main. Tous étaient là pour apprécier le talent des musiciens devant eux. Il est difficile de croire qu’on peut ne pas aimer le jazz. Avec tant de styles, d’interprètes, et de possibilités, il y a forcément de quoi bercer votre oreille. Le OFF Festival de Jazz de Montréal est une superbe occasion de s’immerger dans cette musique et de découvrir ce qu’il s’y fait de plus beau. Rendezvous l’année prochaine! x
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
chronique littéraire
Des femmes, la vie, Montréal Charles Gauthier-Ouellette | Port Littéraire
D
eux amies libraires s’enflamment au sujet d’un petit livre à la pochette florale rouge, dans un style papier peint vintage. Elles restent ébahies par la qualité de ce premier recueil de nouvelles de Chloé Savoie-Bernard. Après lecture, Des femmes savantes épate effectivement par la maturité de son écriture, qui n’est pas sans rappeler des auteures comme Nelly Arcan ou Josée Yvon. Composé de douze nouvelles et de deux listes, ce livre dépeint les aléas de la vie de plusieurs femmes dans leur quotidien, mais aussi dans ces moments où tout bascule. «Cette fois-là, comme toutes les autres fois, je n’ai pas eu honte d’être de la race des inconscientes, de ces filles que les autres filles jugent, que les garçons s’échangent.» Ces femmes et ces filles connaissent les conventions sociales; elles les regardent avec du recul, sans toutefois pouvoir y échapper tota-
lement. Pour l’une d’entre elles, c’est une mise à nue, figurative, qui nous apparaît dans sa journée hebdomadaire sans maquillage. Pour une autre, le regard de la lentille se pose sur une mise à nue littérale, où le corps s’expose dans un shooting «pour la fragrance de la marque maison d’une pharmacie qui veut se croire bien in parce qu’elle va proposer comme tout le monde une publicité de nue racoleuse.» Dans tous les cas, le texte surprend par sa lucidité; des sujets aussi divers qu’un voyage au Mexique ou une baise sans lendemain deviennent autant d’opportunités de discours, présentant une réflexion neuve, en marge des lieux communs. La langue de Chloé SavoieBernard baigne dans les sonorités du 514: un français montréalais teinté d’anglais, qui résonne parfois d’une poésie trash — rappelant son premier livre, un formidable recueil de poésie intitulé Royaume scotch tape — invite le lecteur dans un univers contemporain,
«Ce livre dépeint les aléas de la vie de plusieurs femmes dans leur quotidien, mais aussi dans ces moments où tout bascule»
chloe anastassiadis amplifié par des références à la culture pop du moment. Courtney Love, le eye-liner de Lancôme et le Jacob du centre-ville deviennent autant de fils conducteurs du
récit, flirtant souvent entre le comique et le tragique: «Les auteures de chick lit ne se suicident jamais, ce sera un soulagement, il me tarde de commencer à rêver à
mon prince charmant et non plus de rêver à mourir». La violence, tout comme la sexualité, ne sont pourtant jamais bien loin, sorte de tons sous-jacents à la majorité des nouvelles. «Être une chatte», qui présente dans toute sa splendeur les talents de l’auteure, offre d’ailleurs une piste de compréhension de l’ensemble de l’œuvre en traitant directement de la fine limite entre érotisme et violence. «Quand on fourrait, si je donnais un élan à sa main pour qu’il me l’envoie en pleine face, il ne résistait pas.» Les nouvelles contenues dans Des femmes savantes explorent la réalité de la femme d’un point de vue jeune et dynamique. Les sujets varient d’un texte à l’autre, mais semblent toujours portés par une même ligne directrice et par une parole qui lui est propre, doux mélange de poésie et de sonorités montréalaises. Ce premier recueil de Chloé Savoie-Bernard, en plus de sa pochette instagram friendly, se démarque dans la rentrée littéraire québécoise. x Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard, Édition Triptyque
chronique visuelle
Opini-art-re Témoin par hasard d’un feu au 46 rue Condorcet, juste au croisement avec la rue Rodier, je voyais l’épaisse fumée noire s’échapper du balcon. C’était le quatrième étage qui était en flammes et, en contrebas, entourée de pompiers, une femme couverte de cendres, sa propriétaire je présume, pleurait. Un homme de pas plus d’une trentaine d’années s’est approché de moi. Vélo à la main, il s’était arrêté, lui aussi pour observer le feu. Il me demanda si ça ne me dérangeait pas de prendre en photo le malheur d’un autre. Il me dit aussi qu’il espérait que ma maison à moi, aussi, brûlerait. Complice par hasard d’un feu au 46 rue Condorcet, juste au croisement avec la rue Rodier, je voyais l’épaisse fumée noire.
Vittorio Pessin 46 Rue Condorcet le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com
Culture
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Entrevue «Je fais mes films pour défendre»
Engagée et déterminée, la réalisatrice yéménite Khadija al-Salami nous parle de son cinéma. travaillait déjà à la télé au Yémen mais du coup il surjouait beaucoup et il lui a fallu beaucoup de direction. Au final c’était plus compliqué de travailler avec les acteurs professionnels qu’avec les amateurs.
Le film Moi, Nojoom, 10 ans, divorcée était projeté à Montréal dans le cadre du Festival du nouveau cinéma et est en salle depuis le 14 octobre. Il revient sur l’incroyable histoire de Nojoud Ali, une petite fille yéménite mariée de force à 10 ans et qui décide de demander le divorce. Cette histoire, c’est aussi celle de la réalisatrice Khadija al-Salami: mariée à onze ans, elle est parvenue à déjouer le destin qui lui était promis en devenant la première réalisatrice yéménite. Le Délit est parti à sa rencontre.
LD : Par exemple la petite fille qui joue Nojoud, c’était facile pour elle? KAS : C’est une fille intelligente, au début je ne pensais pas pouvoir trouver une petite fille et convaincre sa famille mais finalement ma sœur m’a demandé pourquoi je cherchais partout. Du coup les deux petites filles sont mes nièces et cela s’est très bien passé avec elles (rires).
Le Délit (LD) : Comment êtes-vous arrivée au cinéma? Khadija al-Salami (KAS) : Ça a commencé quand j’étais toute petite, j’étais fascinée par la télévision et le petit écran. Lorsque j’ai dû chercher un travail à onze ans pour m’assumer financièrement, cela m’a paru une évidence et j’ai trouvé un petit travail dans une télé locale. Puis après, quand j’ai eu ma bourse pour faire mes études aux États-Unis, j’ai dû m’orienter vers des études d’ingénieur mais mon intérêt était toujours là. Donc j’ai décidé de prendre des cours de communication avant de me spécialiser dans la réalisation. En fait, j’ai vite compris qu’au travers du petit écran on pouvait non seulement changer les choses mais aussi faire rêver et voyager les gens. LD : C’est vrai que de nos jours cela semble plus facile de toucher un grand nombre de personnes au travers d’un film plutôt qu’un livre par exemple. KAS : Exact! On dit toujours que les images sont plus fortes que les mots, et moi, quelqu’un de très timide qui ne parlait pas beaucoup, j’ai pu m’exprimer au travers de la caméra. LD : Vous êtes une femme très engagée et cela se reflète dans vos œuvres qui s’articulent souvent autour de la cause de la femme au Yémen: pensez-vous aussi que le film est la forme la plus efficace quand il s’agit de défendre votre message? KAS : Oui, je fais mes films pour défendre et changer les choses mais aussi pour sensibiliser les gens, et ce malgré les nombreuses personnes qui ont tenté de me décourager ou les mises en garde de mon entourage. Je n’ai jamais abandonné car j’écoute mon cœur et mon expérience m’a prouvé que c’était la marche à suivre: les Yéménites sont vraiment ravis et prêts à apprendre et changer, ils n’en ont juste pas les moyens car le gouvernement n’investit pas dans l’Éducation et ne poursuit pas d’intérêts communs. LD : Justement, comment êtes-vous perçue au Yémen et comment vos films sont-accueillis? Sont-ils vus? KAS : Oui, malgré la sensibilité du sujet et le fait que beaucoup de personnes ne veulent pas que je les montre. Je les projette malgré l’interdiction! J’ai fait un documentaire par exemple sur une femme prisonnière — c’était la première fois qu’on entrait une caméra dans une prison au Yémen, ce qui était audacieux…
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entrevue
«J’aimerais bien un jour pouvoir réaliser un film, au Yémen, où je pourrais donner vie à ma vision artistique et esthétique»
Dior sow
«Je n’ai jamais abandonné car j’écoute mon cœur et mon expérience m’a prouvé que c’était la marche à suivre»
KAS : Oui, j’ai l’impression, je reçois des lettres de jeunes qui disent qu’ils aimeraient bien être comme moi et je trouve que c’est bien si je donne envie aux jeunes yéménites de faire des choses. Ils me demandent des conseils et certains veulent travailler avec moi donc je trouve ça formidable!
Et là tout le monde m’a averti que le film ne pourrait jamais être diffusé et effectivement le ministère de la Culture l’a censuré. Mais j’ai pris mon film, j’ai loué un projecteur et j’ai commencé à le diffuser dans les villages avant de finalement le présenter en ville… Mais je quittai le pays le soir même (rires). Donc je ne les écoute pas et je fais ce que je dois faire! Grâce à ce film j’ai réussi à faire annuler la peine de mort de cette femme et à la faire sortir de prison, comme quoi il ne faut jamais abandonner lorsque l’on croit en quelque chose. En plus j’étais la première à aborder des sujets très sensibles et tabous et là la nouvelle génération me suit et veut faire comme moi. Je leur souhaite du courage, car on a toujours peur du gouvernement ou pour sa sécurité, mais il faut se détacher de ces peurs pour y arriver.
LD : Pour vos films, avez-vous des difficultés à trouver des financements, étant donné que vous abordez des sujets sensibles? KAS : Oui c’était très difficile. Pour Moi Nojoom, au début, je n’avais même pas l’autorisation de faire le film car une réalisatrice française voulait le réaliser et avait derrière elle Gaumont Pathé, mais quand je l’ai appris cela m’a vraiment dérangée. Bien sûr elle aurait pu faire un très bon film mais il n’aurait pas été réalisé au Yémen et aurait eu un regard extérieur alors que pour moi ce film devait amener le changement, toucher les gens et surtout refléter la réalité. Donc je me suis battue pour avoir les droits et je les ai obtenus à la seule condition d’avoir un producteur français. Mais je n’arrivais pas à trouver les fonds, tout le monde me disait: «Qui va s’intéresser aux petites filles du Yémen? ». Cela m’a pris 4 ans avant qu’une amie à moi décide de me financer.
LD : Et pour revenir sur la génération future, en tant que première femme réalisatrice au Yémen: vous pensez que vous avez ouvert la voie pour d’autres cinéastes?
LD : Dans ce film les acteurs sont yéménites, il devait donc y en avoir très peu qui étaient professionnels, voir aucun? KAS : Oui très peu, celui qui a joué le père
LD : Et quelles étaient les conditions de tournage en ville et dans les villages? KAS : C’était très dur car il n’y avait pas d’électricité et on a dû louer un générateur (qui a été plus tard kidnappé sur la route). Lorsqu’on a finalement eu un générateur on a pu illuminer un village où on a attiré l’attention car beaucoup croyaient à un miracle. Un jour un vieillard qui était impressionné est monté sur le toit de sa maison et a fait une chute fatale. On m’a accusée de sa mort et j’ai dû payer pour ses funérailles etc… Une autre fois quelqu’un a rapporté aux villageois que l’on filmait quelque chose de «mauvais». Ils sont tous venus et on a été obligé d’effacer le travail de trois jours de tournage. Mes comédiens et mon équipe en avaient marre de moi car je les emmenais dans des régions très difficiles. Et même arrivée à Sanaa filmer dans la rue restait compliqué à cause de la méfiance générée par les conflits politiques. À plusieurs reprises les gens se sont mis à nous jeter des pierres! Un jour ce n’est que in extremis que l’on a réussi à sauver la caméra. LD : Et pour finir quels sont aujourd’hui vos projets futurs? KAS : Je travaille sur un documentaire entre la France et le Yémen et j’ai deux fictions en cours d’écriture. LD : Et vous avez une préférence entre la fiction et le documentaire? KAS : C’est différent. Le documentaire est plus simple parce que je peux être seule avec ma caméra et me débrouiller. La fiction, elle, requiert un budget plus important car on a une équipe et des acteurs donc c’est très compliqué, et lorsque je tourne au Yémen je n’arrive pas à me concentrer sur l’esthétique. La situation ne m’en donne pas les moyens. J’aimerais bien un jour pouvoir réaliser un film, au Yémen, où je pourrais donner vie à ma vision artistique et esthétique. x Propos recueillis par
dior sow Le Délit
le délit · mardi 18 octobre 2016 · delitfrancais.com