delitfrancais.com Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
CODERRE
MAIRE Le mardi 5 novembre 2013 | Volume 103 Numéro 08
3 E G PA
Éjaculation propice depuis 1977
Volume 103 Numéro 08
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
Ce dimanche soir... Camille Gris Roy Le Délit
D
imanche soir, à la télévision, les Québécois avaient le choix: Tout le Monde en Parle (TLMEP) sur RadioCanada, ou Le Banquier «spécial Céline Dion» sur TVA. Ah oui et c’était aussi la soirée électorale, sur RDI. Les deux grandes chaînes de télévision ont décidé de diffuser des émissions jugées «grand public» (qui font d’habitude des cotes d’écoute de 1 500 000, en moyenne) en pleine soirée électorale, alors qu’on annonçait les résultats du vote dans plus de 1100 municipalités de la province. Comme si de rien n’était. C’est lamentable. Comment veut-on que le public s’intéresse à la politique municipale si les médias ne font même pas l’effort d’en prioriser la couverture? Et, plus que tout, le jour où les Québécois sont appelés à voter. Idem le 9 octobre, lorsque la deuxième partie du débat Radio-Canada-McGill des quatre principaux candidats à la mairie de Montréal était passé sur RDI parce que la première chaîne ne voulait pas couper le feuilleton quotidien Trente Vies. Encore heureux que RDI soit là pour minimiser la faute. On a répété l’importance d’aller voter, de s’intéresser aux enjeux municipaux - des enjeux qui, on s’en aperçoit rapidement, nous touchent de près, puisque le municipal est le niveau de gouvernement le plus proche des citoyens. Surtout, en ce qui nous concerne, à Montréal, où cette campagne avait de grands enjeux et où ce vote était censé être «historique». En effet, il allait (on l’espérait) mettre fin à toute une période de corruption et d’abus de confiance. La couverture médiatique de la campagne a été bonne. Il y a eu beaucoup de débats, beaucoup d’entrevues et d’émissions d’analyse. Des reportages dans les arrondissements. La grille de programmation de la soirée du 3 novembre est venue planter un couteau dans le dos des journalistes qui ont travaillé fort pour couvrir les élections municipales, et dans le dos des citoyens qui se sont intéressés et engagés, de près ou de loin, dans cette campagne. Pour TVA encore, on laissera passer l’affaire. La chaîne ne fait que suivre sa poli-
tique de diffusion: des grosses émissions à gros budget et à gros spectacle. On ne va pas se voiler la face: Céline, ça fait quand même plus in que Denis. Mais Radio-Canada? Franchement, deux semaines de suite sans TLMEP, est-ce vraiment trop? La semaine dernière, l’émission avait été annulée car le gala de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) était diffusé à la même heure. Ce n’est pas comme si on avait été surpris: la date du 3 novembre, ça fait des mois qu’elle est inscrite au calendrier de toutes les municipalités du Québec. Ça fait des mois qu’on sait que le 3 novembre, les électeurs iront voter. Et que le même soir, il y aura les résultats. Au moins, on peut se consoler: à RadioCanada, peu importe la plateforme de diffusion, la qualité des soirées électorales est toujours là. ****************************** Ce dimanche soir, Denis Coderre a été élu maire de Montréal. Des politiques pas très nettes, et une vingtaine de candidats repêchés d’Union Montréal. Des projets pas toujours très ambitieux (notamment dans les transports): peut-on dire que Denis Coderre est «l’homme fort» dont on parlait pour Montréal? Que retenir de ces élections? Ce n’est en aucun cas une victoire écrasante. En début de soirée on annonçait des résultats de l’ordre du 40-20-20 (Coderre-JolyBergeron); mais les résultats finaux sont serrés: 32% pour Coderre, 26% pour Joly, 25% pour Bergeron. L’équipe Coderre n’obtient pas la majorité à l’Hôtel de Ville (sur les 33 sièges qu’il lui fallait, il en a obtenu 27). Il devra donc travailler avec les autres partis, ou bien essayer d’attirer stratégiquement des candidats indépendants dans son camp. Le taux de participation reste trop bas. 40%, un tout petit peu plus qu’il y a quatre ans (39% en 2009). Ce n’est donc pas la majorité des Montréalais qui s’est exprimée dimanche. Les élections municipales continuent de ne pas susciter un grand intérêt. C’est dommage, surtout que s’il y avait bien une année où il fallait aller voter, c’était cette année. Après avoir connu trois
maires dans une période d’un an, Montréal était écœurée de la corruption. Mais trop peu sont allés en témoigner en mettant un bulletin dans l’urne. Cynisme ou désintérêt total? Reste qu’on peut mieux faire. Cette élection, c’est la victoire des opportunistes. Denis Coderre, ministre fédéral, politicien d’expérience, a sauté sur l’occasion en se présentant à ces élections municipales. Ça tombe bien: les gens le connaissent et il va vers les gens, c’est un bon communicateur. Coderre se voyait premier ministre du Canada. Finalement il sera maire de Montréal, ce qui n’est pas si mal. De l’autre côté on a une forme d’opportunisme plus nuancée: Mélanie Joly, jeune avocate, a décidé qu’elle aussi pouvait venir tenter sa chance à Montréal. Pour elle, ç’a été la grande victoire de la communication. Elle a su tirer profit de son image, de sa fraîcheur, de son équipe jeune et dynamique. Au final, alors qu’elle était inconnue il y a quelques mois, c’est un très bon résultat qu’elle obtient et dont elle peut se féliciter. On espère qu’elle continuera à travailler pour Montréal. Marcel Côté est fatigué. Du moins c’est l’impression qu’on pouvait avoir en écoutant son discours dimanche soir. Il n’a pas fait un très bon début de campagne, s’est emmêlé les pinceaux avec les écoutes téléphoniques. Malgré tout, sa performance s’est grandement améliorée dans les deux dernières semaines.. Mais peut-être que Marcel Côté n’était juste pas fait pour le jeu difficile de la politique. Richard Bergeron, malgré trois défaites, trois fois troisième, reste optimiste. Il a prononcé un discours enthousiaste dimanche soir: Projet Montréal, avec ses 20 élus au conseil de ville, sera à nouveau l’opposition officielle à l’Hôtel de Ville. Le parti a peut-être parfois la tête dans les nuages et quelques positions «idéologiques» trop fermes (contre les voitures, par exemple). Mais c’est un parti solide qui, depuis sa création, travaille concrètement et avec intégrité pour Montréal, et propose des projets ambitieux. À l’Hôtel de Ville, les conseillers apporteront leurs points de vue à la démocratie et à la diversité. Projet Montréal répondra encore présent pour la ville. x
rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Camille Gris Roy Actualités actualites@delitfrancais.com Alexandra Nadeau Sophie Blais Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com Thomas Simonneau Joseph Boju Société societe@delitfrancais.com Côme de Grandmaison Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Théo Bourgery Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com Camille Chabrol Romain Hainaut Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Claire Launay Anne Pouzargues Coordonnateur Web web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice des réseaux sociaux/ vidéo réso@delitfrancais.com Mathilde Michaud Journalistes Léo Arcay, Stéphany Leperrière, Chloé Roset, Charlotte Ruiz, Mickaël Lessard, Julia Denis, Philippe Robichaud, Virginie Daigle, Gwenn Duval, Sylvana Tishelman, Annick Lavogiez, Baptiste Rinner, Luce Hyver, Luiz Takei, Christina Vinatoriu, Dakota Blue Harper. Couverture Image: Romain Hainaut Montage: Camille Chabrol & Romain Hainaut, Alexis de Chaunac bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Photocomposition Mathieu Ménard et Lauriane Giroux The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Anqi Zhang Conseil d’administration de la Société des publications du Daily (SPD) Lola Duffort, Benjamin Elgie, Jacqueline Brandon, Camille Gris Roy, Théo Bourgery, Samantha Shier, Anqi Zhang, Boris Shedov, Hera Chan, Amina Batyreva
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire.
ERRATUM: Dans la précédente édition du **Délit** (Vol. 103, numéro 7), une erreur s’est glissée dans l’article “Des milliers pour la Charte” (p. 6). L’article parlait de “l’Assemblée générale de l’AÉUM du 9 octobre 2013”; il s’agissait en fait du Conseil légilstaif de l’AÉUM du 10 octobre 2013. Prière de nous excuser.
2 Éditorial
Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill.
Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec). Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et du Carrefour international de la presse universitaire francophone (CIPUF).
x le délit · le mardi 5 novembre 2013· delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
Camille Chabrol / Le Délit
MONTRÉAL
Coderre, nouveau maire Les jeunes sont déçus du résultat des élections. Mathilde Michaud et Alexandra Nadeau Le Délit
D
enis Coderre devient officiellement le 44e maire de Montréal, avec 32% des votes en sa faveur. Mélanie Joly termine deuxième (26%), suivie de très près par Richard Bergeron (25%). Marcel Côté termine quatrième (13%). Après Gérald Tremblay et Michael Applebaum - tous deux ayant quittés la mairie en raison d’allégations de corruption - puis Laurent Blanchard, maire par intérim, c’est Coderre qui prend les reines de la Ville, avec des promesses de transparence.
Luce Hyver / Le Délit
Malgré les récentes allégations selon lesquelles Coderre aurait été impliqué dans le système de corruption lors de son passage au Parti Libéral, et malgré la démission récente du candidat Robert Zambito, actuellement sous enquête pour allégations de pots-de-vin, les Montrélais ont décidé de lui faire confiance. Dans son discours fait lors de la soirée d’élection suite à sa victoire, Denis Coderre s’est dit conscient de sa minorité au Conseil, et qu’il était prêt à travailler de concert avec les autres partis à Montréal. Il s’est présenté comme le «rassembleur des Montréalais», et a insisté sur son désir de refaire de Montréal une ville «incontournable». Résultat impopulaire auprès des jeunes Les jeunes montréalais qui ont assisté à la soirée des élections organisée par le Jeune Conseil de Montréal se sont dits déçus des résultats. Jeremy Boulanger Bonnelly, étudiant en droit à McGill, ne croit pas qu’il y aura des changements au niveau de la corruption à Montréal avec l’arrivée de Coderre. «Denis Coderre, on sait que c’est un vieux de la veille, quelqu’un qui, au fédéral, était impliqué dans des schémas de corruption, même s’il n’était pas directement visé, il était quand même impliqué dans un système qui gère la corruption. Je pense que ça va être la même chose rendu à la mairie de Montréal».
Il espère que le nouveau maire soit plus à l’écoute de la population en général, en mettant en place des processus pour communiquer davantage avec les citoyens. Pierrick Rouat, étudiant en droit à McGill, espère que le nouveau maire de Montréal sera intègre. Il ne croit toutefois pas que cela soit très réaliste. «L’intégrité et la responsabilité d’une personne s’opposent, à mon avis, à la démission de cette personne de son poste de député pour pouvoir sauter sur la mairie de Montréal», dit-il en entrevue avec Le Délit. Marianne Côté, étudiante en communication et sciences politiques à l’Université de Montréal, n’est pas satisfaite des résultats des élections. Elle n’est pas surprise que Coderre ait été élu, mais reste impressionnée par la campagne de Mélanie Joly, par le fait qu’elle soit une nouvelle candidate. «J’ajouterai que je suis désolée qu’une élection qui devait être historique ait attiré aussi peu de citoyens aux urnes. Je crois que c’est ma plus grande déception», dit-t-elle au Délit. Félix-Antoine Boily-Audet, étudiant en communication politique et société à l’Université du Québec à Montréal, souhaite pour sa part que Coderre soit «un maire intègre et transparent, résolument tourné vers le développement durable et l’écologie. Qu’il soit à la fois visionnaire et pragmatique». La participation au vote municipal était au Québec plus élevée de 5% par rapport
à celle des élections de 2009, selon ce que rapporte le Ministère des Affaires municipales. En effet, 50% de la population pouvant voter s’est présentée aux urnes le dimanche 3 novembre. À Montréal, le taux de participation était légèrement plus élevé qu’il y a quatre ans: 40% (contre 39% en 2009).x
Le Délit
CAMPUS
Conseil de l’AÉFA accéléré
Le conseil législatif de l’AÉFA se boucle rapidement, avec huit motions adoptées. Théo Bourgery Le Délit
L
e conseil législatif bimensuel de l’Association Étudiante de la Faculté des Arts (AÉFA) s’est conclu en moins d’une heure et demie ce mercredi 30 octobre 2013. Malgré huit motions à débattre, toutes sont passées sans aucune discussion, ce qui va de pair avec le commentaire de la vice-présidente aux affaires internes Enbal Singer: «Je vais aller vite puisque je suis fatiguée.» Le président de l’AÉFA, Justin Fletcher, a débuté en se disant «outré» que l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM) ait oublié le conseil législatif de l’AÉFA en fixant la date de son Assemblée Générale exceptionnelle le mercredi 13 novembre. Résultat, Fletcher a accepté de changer l’heure de la rencontre bimensuelle à 19h plutôt que 18h, indiquant cepen-
dant qu’il attendait «plus de remerciements de la part de l’AÉUM». Lors de son rapport à l’assemblée, la vice-présidente aux communications, Lucy Ava Liu, a présenté un nouvel organisme visant à promouvoir le bilinguisme au sein de l’AÉFA. Ainsi, professeurs comme étudiants seront invités plusieurs fois dans l’année, pour parler français à des anglophones dans un contexte «informel». Ces derniers auraient alors la chance de mettre en pratique leurs connaissances de la langue française. La sénatrice Yasmeen Golmieh a pour sa part expliqué que beaucoup d’efforts sont faits en ce moment pour rendre les évaluations électroniques des cours plus efficaces. D’après elle, la date limite pour remplir ces fichiers devrait être repoussée à deux jours après la fin des examens, plutôt que le dernier jour de ceux-ci. Qui plus est, les résultats – pourvu qu’il y ait une proportion assez grande – seront
xle délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
automatiquement rendus public, sauf refus du professeur. C’est un changement considérable, alors que l’accord des professeurs était nécessaire au préalable pour rendre ces résultats publics les dernières années. Ceci est une façon de rendre les choses plus transparentes. Une motion présentée par la sénatrice Claire Stewart-Kanigan visait à rendre claire la position de l’AÉFA quant à la création d’un nouveau programme de mineure à McGill nommé «études autochtones». Elle s’est dite «excitée» à l’idée d’introduire un tel cursus qui, à ses yeux, a toute sa place à McGill. À la suite de plusieurs rencontres avec des comités académiques divers, elle a indiqué que tout avançait bien, même si la motion devait encore passer par plusieurs comités, ainsi qu’au Sénat, avant d’être adoptée et mise en place par l’Université. Kareem Ibrahim, vice-président aux affaires externes, a souhaité féliciter la sénatrice et
s’est montré en faveur d’une telle initiative. La motion a été acceptée à l’unanimité. Les motions suivantes concernaient toutes le référendum de l’AÉFA, prévu dans le courant du mois de novembre. En effet, «la formulation des questions doit être ratifiée par le Conseil, dans les deux langues officielles [anglais et français] de l’AÉFA […]», comme indiquent les règlements électoraux, article 6.2. Toutes les motions sont passées sans aucun débat, poussant la vice-présidente Singer à annoncer: «pourquoi n’y a-t-il pas de discussions? J’aimerais bien discuter.» Les questions seront présentées aux étudiants lors du courriel hebdomadaire de la Viceprésidente aux communications. Le conseil législatif de l’AÉUM s’est ainsi déroulé sans aucun débat ni véritable question. Et un représentant d’un département de souffler au Délit, sous couvert d’anonymat: «une heure et demie de perdue».x
Actualités
3
CAMPUS
Contre nature
Divest McGill milite contre les investissements dans les énergies fossiles. Léo Arcay Le Délit
D
ivest McGill n’a pas pu projeter ses images sur le bâtiment Shatner jeudi soir, comme cela avait été prévu au départ. Le groupe voulait profiter de la présence des nombreux étudiants en file d’attente pour les événements d’Halloween prévus dans le bâtiment pour diffuser son message. Toutefois, la sécurité de McGill a contraint Divest McGill à utiliser un autre emplacement dans la rue McTavish. Compte tenu des conditions météo déplorables, l’événement n’aura pas eu une grande visibilité. Quelques diapositives dénonçant les investissements de McGill dans les énergies fossiles, et notamment les sables bitumineux, ont été projetées. On pouvait y lire des slogans tels «Maintenant, qu’est-ce qui fait peur? Les changements climatiques!» ou encore «Donnons-nous la chance que notre fin soit celle d’un compte de fées. Renonçons aux énergies fossiles maintenant». David Summerhays, un des organisateurs, a répondu aux questions du Délit. Le Délit (LD): Peux-tu en dire plus sur l’Association, son but et son parcours? David Summerhays (DS): Divest McGill a commencé en septembre 2012. Nous demandons que McGill désinvestisse dans les 200 premières compagnies qui produisent des énergies fossiles
(pétrole, gaz de schiste, charbon, sables bitumineux…etc). McGill a à peu près 30 millions [de dollars] d’actions [qui génèrent un rendement], dont un petit pourcentage est réinvesti dans les bibliothèques ou dans les bourses. L’année dernière, nous avons suivi une démarche du Committee to Advise on Matters of Social Responsibility (CAMSR, Comité de Conseil sur les Affaires de Responsabilité Sociale, ndlr) de McGill, une sorte de processus de plainte qui requiert certains critères, dont une pétition de 300 signatures (on en a eu 1200) […] et un dossier pour expliquer les maux que les compagnies causent. On a fait une présentation devant le comité et ils ont répondu qu’on ne leur avait pas donné suffisamment de preuves pour que McGill désinvestisse. Cette année, on veut continuer à dire à la communauté qu’on existe et que McGill investit dans [ces énergies] contre ses propres valeurs. Ils parlent beaucoup de durabilité. On voit [le désinvestissement] comme la prochaine étape. LD: Êtes-vous un organisme isolé ou bien la demande pour le désinvestissement est-elle un phénomène plus global? DS: Il y a 300 campagnes de désinvestissement en Amérique du Nord, dans les universités, mais aussi dans des associations religieuses. On sait que l’exemple que donnent les universités peut être très important pour la société. Par exemple,
Kristen Perry / Le Délit beaucoup d’universités ont désinvesti dans le tabac dans les années 1970 et, tout de suite après, on a vu une vague de lois contre le tabac sortir. Pour l’instant, les compagnies pétrolières [apparaissent comme légitimes], mais, après un désinvestissement, ça sera beaucoup plus difficile pour les hommes politiques, par exemple, de faire affaire avec eux. Presque tous les pays au monde se sont mis d’accord [pour endiguer le réchauffement climatique], mais ces compagnies continuent [d’extraire massivement] des énergies fossiles. Le prix de leurs actions est basé sur ce qu’ils ont en réserve. Ils font une exploration de plus en plus désespérée qui les amène à fouiller dans les terres autochtones, les réserves fauniques ou l’Arctique. Ils rentrent en conflit avec les petits bouts de nature qui restent sur la Terre. Le changement clima-
tique va entraîner [la montée des océans] et beaucoup de problèmes avec l’agriculture. C’est un cauchemar. LD: Pourquoi pensez-vous que les étudiants doivent se sentir concernés? DS: Eh bien… tout le monde devrait l’être, non? On vise [l’ensemble de] la communauté de McGill, mais c’est sûr que ça parle plus aux jeunes. Le changement climatique, on va le voir dans nos vies. On est coincé dans un mode de pensée fossilisée. Divest McGill veut que l’université revoie sa conception de l’argent, de ses investissements et de ses responsabilités. Mais McGill n’est qu’un exemple. Les universités sont les endroits où nous créons le futur, et c’est pour cela qu’elles sont aussi influentes. Si les universités montrent les crimes de ces compagnies, les gens écouteront. x
CAMPUS
Coup d’envoi de la Semaine du travail Premier atelier de la semaine: «l’austérité à McGill et au Québec». Camille Gris Roy Le Délit
L
e conseil intersyndical de McGill a donné lundi 4 novembre le coup d’envoi de la Semaine du travail, qui se déroulera du 4 au 8 novembre. C’est la deuxième édition de cet événement organisé par l’Association des étudiantes et étudiants diplômés employés à McGill (AÉÉDEM-AGSEM), l’Association des employés occasionnels de l’Université McGill (SEOUMAMUSE), l’Association des employés de recherche de l’Université McGill (AERUM-ARMURE) et le syndicat des employés non-académiques de McGill (MUNACA). La première édition avait eu lieu à la session d’hiver 2013. Cette Semaine du travail se déroule dans un contexte particulier à McGill, avec notamment les coupures budgétaires et les récents changements annoncés par l’Université en ce qui concerne les politiques de salaires (Voir article «McGill, apparemment antisyndical?» vol. 103, no 6). Austérité à McGill et au Québec Le premier atelier de la Semaine du travail, le lundi 4 novembre, était un atelier sur l’austérité à McGill et au Québec, présenté par l’Association des étudiants de cycles supérieurs en Histoire de l’Art et Études en Communications de McGill (AHCS-GSA)
4 Actualités
et l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ). Une quinzaine de personnes se sont réunies dans la salle Madeleine Parent du bâtiment Shatner pour discuter des mesures d’austérité, de leurs implications, et des actions qui peuvent être prises par la communauté mcgilloise, et plus généralement au Québec, pour y répondre. Pour commencer, Gretchen King, représentante de l’AHCS-GSA, a présenté les résultats d’un sondage sur l’austérité organisé par l’association étudiante. La question de l’enquête était: «comment vous ou votre département êtes affectés par les mesures d’austérité?». Chaque personne présente dans la salle était invitée à lire une des réponses anonymes à ce sondage. «Je ne voulais pas lire les résultats ou les résumer, je voulais que les mots soient mis en valeur», a expliqué Gretchen King au Délit après l’atelier. «Chacun a apporté sa contribution en donnant une voix à ces réponses». Conférences à gros effectifs, moins d’assistants aux professeurs, moins d’espaces de travail, emplois supprimés (notamment à la bibliothèque) et réorganisations forcées des départements figuraient sur la liste des problèmes cités dans les réponses à ce sondage. Puis, Benjamin Gingras, secrétaire aux finances et porte-parole anglophone de l’ASSÉ, a présenté les différents enjeux liés à l’austérité. «L’austérité, c’est une politique qui consiste à réduire les dépenses publiques»,
a-t-il d’abord dit pour définir simplement le concept. Il a rappelé que les études sur lesquelles les gouvernements se basent souvent pour justifier les mesures d’austérité sont fausses. «On remarque que l’effet désiré des mesures d’austérité, soit réduire la dette publique, n’est pas atteint avec l’application de telles mesures. Ça n’a aucun sens. Mais le mal est fait». Les conséquences des coupures budgétaires se font ressentir à tous les niveaux, a souligné Benjamin Gingras: en santé, en éducation, en art et culture, en environnement. Parmi les personnes les plus affectées, les femmes sont en première ligne. «L’austérité, c’est une série de mesures. Mais quand on regarde tout ça, ce qu’on voit, c’est un ennemi commun», a déclaré Benjamin Gingras en conclusion. Après l’atelier, il a souligné au Délit l’importance de travailler ensemble face à cet «ennemi commun»: «On voit que l’austérité affecte les étudiants, et plus généralement toute la classe moyenne et toutes les personnes qui sont dans des conditions précaires. Il y a un intérêt à ce qu’on mette nos idées ensemble». Les participants dans la salle ont échangé leurs idées sur ce qui pouvait être fait concrètement à ce sujet dans les prochaines semaines. Par exemple, il a été évoqué comme idée d’envoyer un «Contingent McGill» à la manifestation contre l’austérité qui sera organisée par l’ASSÉ à Montréal le 15 novembre. Les participants ont aussi parlé de mettre en
place une campagne d’affiches, et d’organiser, par exemple à la bibliothèque, des petits rassemblements pacifiques pour sensibiliser la communauté. L’atelier, même s’il n’aura rassemblé qu’un petit groupe de personnes, a été bénéfique selon Gretchen King. «De bonnes idées, qui sont pratiques et tout à fait faisables, sont sorties de cette discussion», a-t-elle dit au Délit. «Plus on organise ce genre d’événement, plus on crée de bons réseaux et on a des nouvelles possibilités d’agir sur le campus.» «Assemblées générales, ateliers, groupes d’éducation populaire: tous les moyens sont bons», a dit Benjamin Gingras au Délit. Une des organisatrices de la Semaine du travail, Jaime MacLean, présidente du SEOUM-AMUSE, était présente pour ce premier événement. Par rapport à la première édition de la Semaine du travail en mars 2013, Jaime MacLean dit: «Cette année nous sommes mieux organisés, nous offrons tout un éventail d’événements sur une grande variété de sujets». Le fait que la Semaine soit organisée à la session d’automne est, pour elle, une bonne chose: «On est encore au début de l’année académique on et aura le temps d’agir et de mettre en place les solutions qui vont ressortir de ces discussions». Elle ajoute: «beaucoup de gens se posent des questions, beaucoup n’imaginent pas nécessairement l’université comme un lieu de travail». x
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
Alexandra Nadeau & Sophie Blais Le Délit
L
es cours en ligne ouverts massivement sont-ils le futur de l’éducation? McGill offre depuis la mi-octobre son premier cours, intitulé «chimie alimentaire» CHEM 181x. Le Délit explore ce nouveau phénomène des MOOCs (Massive online open courses), le terme couramment utilisé pour désigner ces cours en ligne.
Les MOOCs, qu’es aquo? Les MOOCs sont des cours offerts gratuitement sur Internet, une initiative lancée par les grandes universités nord-américaines, et qui s’étend maintenant à l’international. Ils sont présentés sous une forme interactive, avec par exemple des vidéos, des forums de discussions ou des évaluations. En entrevue avec Le Délit, Ollivier Dyens, premier vice-recteur exécutif adjoint (étude et vie étudiante) à McGill, explique que les MOOCs ne s’adressent pas uniquement aux étudiants, mais à quiconque qui a la curiosité d’apprendre. «Le but n’est pas forcément de terminer le cours [...], mais d’acquérir des habiletés», dit-il. Par rapport à cela, seulement environ 10% des personnes qui suivent un cours en ligne le terminent. Pour Laura Winer, directrice par intérim des services aux études et à la vie étudiante à McGill, les MOOCs sont une opportunité de tester des cours offerts par les universités reconnues mondialement.
Pourquoi l’éducation en ligne? Ollivier Dyens explique qu’il y a une «dimension sociale» importante au projet des MOOCs, où l’objectif est de redonner de l’information à la société qui finance en partie l’université. Au niveau international, le but est de démocratiser l’information, surtout pour les pays en voie de développement, comme l’explique le Vice-recteur. Laura Winer dit qu’avoir l’éducation gratuite en ligne facilite son accès pour tous. En entrevue avec Le Délit, Devin Fidler, directeur de la recherche du Institute for the Future (IFTF) insiste sur le fait que les cours gratuits ne remplacent pas la valeur d’une expérience universitaire. Il reconnaît toutefois qu’il est possible d’élargir la conception des étudiants sur l’enseignement supérieur. «L’éducation, c’est beaucoup plus que des cours magistraux» constate-t-il.
«La synergie qui naît de la spontanéité d’une salle de cours est essentielle au développement de l’esprit critique des étudiants.» Contact humain Avoir une éducation en ligne, où le contact en personne avec d’autres élèves ou professeurs n’existe pas, est-il efficace au point de vue de l’apprentissage pour les étudiants? Ollivier Dyens explique au Délit que les MOOCs sont une occasion d’examiner la valeur ajoutée que les cours en classe ont à offrir. Avant, la salle de classe était le lieu où on recevait toute l’information dans le cadre éducatif. Dyens explique qu’aujourd’hui il n’est pas nécessaire d’être en classe pour recevoir de l’information, car elle peut être obtenue en ligne. «La valeur ajoutée qu’on ne peut que retrouver en classe ce sont par exemple les débats que l’on peut avoir avec les étudiants, ou encore des [discussions] sur la pensée critique», dit Ollivier Dyens. Il prône l’apprentissage mixte («blended learning»), où l’information factuelle serait offerte en ligne, et où les étudiants viendraient ensuite en classe pour débattre de ces informations. Laura Winer ne voit pas d’obstacle à la qualité de l’apprentissage lorsqu’un cours est suivi en ligne. Elle explique que les MOOCs permettent une interaction humaine, mais pas en personne. Aussi, ce qui fait qu’un élève expérimentera un apprentissage efficace réside dans la qualité du cours lui-même, qu’il soit offert en ligne ou en classe. Oliver Coomes, professeur de géographie à McGill, n’est pas du même avis. Il dit être sceptique par rapport à la valeur d’une éducation sur Internet comparée à celle reçue dans des salles de cours. «On a tendance à oublier qu’il y a une séquence pédagogique qui mène à notre apprentissage, qui nous apporte les bases et nous permet d’accumuler des connaissances et de développer notre compréhension». Selon lui, l’enseignement universitaire ne se résume pas seulement à un transfert de connaissances. Il explique, en entrevue avec Le Délit, que la synergie qui naît de la spontanéité d’une salle de cours est essentielle au développement de l’esprit critique des étudiants. Il distingue l’apprentissage actif, présent dans les salles de cours, d’un apprentissage passif, qu’on retrouve dans l’enseignement sur Internet. De plus, le professeur insiste sur l’utilité d’un corps professoral afin de guider les étudiants et de les aider à discerner ce qui est vraiment important face à la quantité incroyable d’informations disponibles en ligne. - Coût à Mcgill pour créer un MOOC: - Première École au Québec à offrir un MOOC: - Proportion d’étudiants qui complète un cours: - Coût pour suivre un cours: - Valeur académique:
Entre 115 000 et 200 000 dollars HEC Montréal 10% Gratuit
Romain Hainaut / Le Délit x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
Pas de crédits, certificat parfois offert
Camille Chabrol / Le Délit
McGill et les MOOCs McGill a fait son entrée récente dans le monde des MOOCs, dans une optique de recherche et afin d’explorer le domaine de l’apprentissage en ligne, comme l’explique Laura Winer. L’Université élabore en ce moment trois autres MOOCs, portant sur les désastres naturels, sur la gestion et l’administration, et un dernier sur les sciences sociales. Le coût pour la production du MOOC qui a été créé à McGill s’est élevé entre 115 000 et 200 000 dollars. Laura Winer précise toutefois que cet argent provient exclusivement de dons privés, et que ce coût est normal pour le développement de l’éducation à distance. Selon Ollivier Dyens, c’est important pour McGill de rester à la fine pointe de l’éducation. McGill recherche-t-elle une certaine forme de prestige en faisant comme les autres grandes universités qui offrent de tels cours? Le Vice-recteur dit que oui, cela fait partie des raisons pour lesquelles McGill les développe: «pour que McGill reste une institution parmi le top 25 mondial, il faut qu’[elle] se positionne à plusieurs niveaux, c’est aussi notre réputation, nous montrons au monde entier que nous restons une université innovante.» McGill explore les possibilités dans le domaine de l’éducation, afin de voir ce qui peut être utile pour l’apprentissage des étudiants.
«[Avec les MOOCs] nous montrons au monde entier que nous restons une université innovante.» Quel avenir pour l’éducation? Ollivier Dyens explique qu’il n’y a plus seulement une seule façon - la salle de classe - d’acquérir les habiletés promises par l’université. «Ça c’est la révolution pour nous. Et une bonne révolution, parce que ça met l’accent sur les choses qui comptent. C’est moins le processus qui compte, que l’acquisition d’habiletés». Avoir une partie en ligne à l’université n’est pas nouveau comme phénomène, explique Laura Winer. Déjà, les professeurs utilisent le web pour transmettre des notes de cours ou pour créer des discussions. Winer ne croit pas que l’éducation traditionnelle avec contact humain soit vouée à disparaître prochainement. Elle croit par contre que la nature de l’interaction en éducation est amenée à changer, et «que le temps accordé aux échanges en personne change». Pour Devin Fidler, la qualité d’enseignement à l’université pourrait même être poussée à s’améliorer avec le phénomène des MOOCs: «Si des cours magistraux sont disponibles pour tout le monde sur la planète [avec les MOOCs], les universités vont devoir rivaliser avec l’expérience offerte par ces derniers.» Toutefois, selon Coomes, il y aura toujours un intérêt chez les étudiants d’interagir face à face avec leurs professeurs, intérêt qui sera même possiblement renforcé par l’émergence des MOOCs. «Je pense que ce phénomène va montrer au gens à quel point une éducation en temps réelle et avec des interactions humaines possède de la valeur». x
Actualités
5
CAMPUS
Payer pour travailler ? Quels sont les enjeux liés aux stages non rémunérés ? Stéphany Leperrière Le Délit
U
ne cinquantaine de personnes se sont rassemblées le mercredi 30 octobre à la Faculté de droit de McGill pour discuter des stages non rémunérés offerts aux étudiants du Baccalauréat intégré en droit civil et en droit coutumier (Bachelor of Civil Law/Bachelor of Law, B.C.L/ LL.B). Il existe différents types de stages. L’étudiant peut par exemple assister un professeur dans l’enseignement d’un cours, ou encore œuvrer au sein d’un organisme communautaire. Les étudiants obtiennent de deux à six crédits pour leur travail, mais aucune compensation monétaire n’est généralement octroyée. «À la Faculté de droit, il y a plusieurs occasions de stages pour les étudiants, mais il y a très peu de lignes directrices quant à ce qui doit être reçu en échange du travail accompli et la forme que ce travail doit prendre», affirme Katie Spillane, coordonnatrice des stages juridiques auprès des organismes communautaires et organisatrice de l’événement, en entrevue avec Le Délit. L’objectif de la rencontre était donc d’entamer une discussion afin d’éventuellement développer de telles lignes directrices. Toutefois, «la discussion a soulevé plus de questions que de réponses», poursuit Madame Spillane.
Les étudiants paient leur stage Les six conférenciers invités à cette rencontre se sont, entre autres, penchés sur les circonstances qui pourraient justifier que les étudiants aient à débourser de l’argent pour prendre part à un stage, par le biais des frais de scolarité associés aux crédits reçus. Pour Hugo Collin-Desrosiers, coordonnateur en justice sociale et droit public au centre de développement professionnel de la Faculté de droit, les étudiants ne devraient pas payer de frais de scolarité pour travailler au sein d’un organisme communautaire. «Quand l’étudiant se retrouve à payer des frais de scolarité qui vont à l’Université, mais que l’effort de formation est fait par des gens qui sont à l’extérieur, je me demande dans quelle mesure c’est légitime et cohérent», affirme-t-il lors de la discussion. De son côté, Sean Cory, président de l’Association des Employés de Recherche de l’Université McGill (AMURE), souligne que l’obtention de crédits pour un stage a l’avantage de permettre aux étudiants de réduire la quantité de travail scolaire qui doit être accomplie au cours de la session. Selon lui, la solution réside plutôt dans la mise en place de mécanismes pour s’assurer que l’étudiant retire autant par son stage que ce qui aurait été appris dans un cours. Certains membres du public ont pour leur part affirmé que l’obtention de crédits n’était pas incompatible avec l’absence des
frais de scolarité, ni d’ailleurs l’apprentissage de la compensation monétaire. D’autres ont signalé que les stages non rémunérés risquent d’entraîner une dévalorisation du travail communautaire. À ce propos, Monsieur CollinDesrosiers souligne le danger que, faute de rémunération et d’une reconnaissance sociale de l’importance du travail communautaire, l’investissement personnel des stagiaires décline. «Ça n’a pas de sens parce que les conséquences pour les gens qui ont besoin de ces ressources sont bien réelles, particulièrement dans les situations où les mécanismes publics n’existent pas ou ne sont pas fonctionnels.» Les stages et le droit Selon Isabelle Boivin, avocate chez Trudel Nadeau Avocat et invitée à la discussion, le travail d’un stagiaire devrait être balisé afin d’éviter les situations où l’étudiant accomplit des tâches administratives qui ne sont pas reliées à son domaine d’étude. Elle affirme que la législation ne donne pas un statut particulier aux étudiants et, par conséquent, le travail effectué par ceux-ci devrait être rémunéré conformément à la loi. La seule exception provient de l’article 3 de la Loi sur les normes du travail, qui exclut de son application les stages hors campus reconnus par l’établissement d’enseignement. À travers ce processus d’appro-
bation, «l’université a un pouvoir sur ce qui est acceptable ou non», maintient l’avocate lors de la discussion. Mme Boivin ajoute que le travail bénévole n’est pas non plus couvert par cette loi. Elle précise toutefois que la jurisprudence a déjà exigé qu’un individu obtienne rémunération pour son travail. «Il y a des cas où on est venu dire que non, dans ce cas-ci, ce n’est pas du bénévolat, la personne rend service à l’entreprise, exécute des tâches connexes à celle d’autres employés de la même entreprise et ça ne rentre pas dans le cadre d’aucune exclusion, donc c’est un salarié visé par la législation», explique-t-elle en entrevue avec Le Délit. En ce qui concerne les stages de soutien aux professeurs, le programme B.C.L/LL.B étant considéré comme une formation de premier cycle, ses étudiants ne sont pas protégés par la convention collective entre l’Université McGill et l’Association des étudiant-es diplômé-e-s employés de McGill, qui encadre le travail des auxiliaires d’enseignement. Au cours de la discussion, la vicedoyenne à l’enseignement de la Faculté de droit, Jaye Ellis, s’est montrée ouverte à une éventuelle conversation sur la rémunération potentielle des auxiliaires d’enseignement en droit. Elle a également affirmé ne pas connaître les barrières à un tel projet, «d’où l’importance d’avoir cette discussion», dit la Vice-Doyenne. x
QUÉBEC
«Un référendum volé» Marche pour l’indépendance du Québec. Chloé Roset Le Délit
L
e mercredi 30 octobre dernier marquait le dix-huitième anniversaire du référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec. Le Rassemblement des Mouvements Indépendantistes Collégiaux (RMIC) a convié les citoyens à venir manifester à 19h, place Émilie-Gamelin, dans le but de dénoncer «un référendum volé» tout en rappelant que le combat pour l’indépendance du Québec continue. Un nombre important de manifestants était présent, mais moins élevé que les organisateurs ne l’espéraient. La manifestation s’est déroulée sans encombre, et l’ambiance était plutôt bon enfant. Plus que pour témoigner un rejet du Canada anglais, beaucoup étaient là avant tout pour revendiquer leur identité et dénoncer les abus politiques qui ont eu lieu il y a dix-huit ans. Les manifestants présents, en majorité des étudiants, n’étaient pas nés ou pas en âge de voter lors du référendum. Cependant, beaucoup se disent extrêmement touchés par les événements politiques de 1995, qui auraient pu changer radicalement l’avenir de la province. Éric, 23 ans, explique avoir grandi dans une famille fortement fédéraliste, et dit avoir pris conscience bien plus tard de ce que cela représentait réellement pour l’avenir de ce qu’il considère son pays. La manifestation témoigne de la présence, encore très forte dans l’inconscient collectif, de l’échec du «oui» au référendum
6 Actualités
indépendantiste de 1995. Rappellons que le «non» l’avait emporté sur le «oui» avec environ 1 point de pourcentage. Étienne, présent à l’événement, dénonce un trucage des votes et une forte manipulation du gouvernement fédéral dans le but de faire pencher les avis en faveur du «non». Il explique par exemple que le gouvernement fédéral aurait fait en sorte d’ouvrir les frontières à l’immigration quelques mois seulement avant le vote dans le but de faire pencher la balance en faveur du «non». Les sondages témoignent en effet du fait que les populations issues de l’immigration de première génération ont voté en très grande majorité contre l’indépendance de la province. Mécontentement politique La manifestation était l’occasion pour beaucoup d’exprimer leur mécontentement face au système politique de l’époque mais aussi actuel. Deux jeunes filles présentes à la manifestation se disent extrêmement déçues par le gouvernement provincial actuel. L’élection du Parti Québécois en 2012 symbolisait pour elles un nouvel espoir d’indépendance, mais elles disent s’apercevoir aujourd’hui d’un décalage entre les valeurs et priorités du peuple québécois, et les choix du gouvernement. Au sujet de Pauline Marois, l’une d’elle explique: «Elle nous a menti, on se rend compte qu’elle s’est fait passer pour ce qu’elle n’est pas juste pour se faire élire, mais dans le fond elle n’a pas les mêmes valeurs
Luiz Takey / Le Délit que nous.» Sur le même sujet, Étienne défend lui un point de vue plus accusateur du système: «Ce n’est pas tellement que Pauline Marois ne fait pas un bon travail, c’est juste que tant que le Parti Québécois est un gouvernement minoritaire, nous n’avons pas d’espoir de changement». De manière plus générale, la manifestation était une façon de rappeler que le mouvement indépendantiste ne baisse pas les bras. En entrevue avec Le Délit, deux jeunes manifestantes expliquent: «Ce qu’on veut avant tout, c’est être indépendant,
parce nous n’avons pas la même culture, les mêmes valeurs et façons de vivre que les Canadiens anglais». Richard, un autre manifestant, insiste pour sa part sur la viabilité économique d’un tel projet: «Ici, en Amérique du Nord, toutes les importations passent par le Saint-Laurent, le fleuve est indispensable et c’est une vraie richesse que nous avons. Si le Québec était un pays indépendant nous n’aurions pas de problèmes à nous en sortir, économiquement parlant; nous n’avons pas besoin du reste du Canada pour ça». x
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
CAMPUS
Soirée avec Charles Taylor Entre conférence et militantisme. Charlotte Ruiz Le Délit
C
harles Taylor s’est exprimé, ce mardi 30 octobre, au pavillon Sherbrooke de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), au sujet de l’avenir de la démocratie. L’événement a une double portée: il est politique, marquant l’engagement de Charles Taylor auprès du Nouveau Parti Démocratique (NPD), mais aussi éducatif, grâce aux réflexions faites par le philosophe au sujet de la démocratie. La conférence organisée conjointement par le NPD Westmount-Ville-Marie et NotreDame-de-Grâce-Lachine et le NPD McGill a réuni plusieurs centaines de personnes. La popularité du philosophe canadien a en effet le pouvoir de soulever les foules: les places ont toutes été réservées bien à l’avance, forçant les organisateurs à changer le lieu de l’événement afin d’obtenir une salle plus grande. Engagement auprès du NDP La soirée avait pour but d’afficher clairement l’engagement du professeur Charles Taylor auprès du NPD. Isabelle Morin, députée québécoise de la circonscription NotreDame-de-Grâce-Lachine, annonce à cet égard au début de la conférence: «c’est avec des personnalités comme Charles Taylor qu’on va pouvoir agrandir notre mouvement.» Le professeur de droit à McGill Daniel Weinstock, ajoute à ce sujet: «en tant que néo-démocrates, nous avons énormément de chance que, quand vient le temps de délasser ses patins, c’est de notre côté de la patinoire que [Charles Taylor] s’enligne.» Le professeur a d’ailleurs récemment travaillé de concert avec le NPD afin de guider le parti sur les questions relatives à la gestion de la diversité. L’engagement de Taylor auprès du NPD est loin d’être passif. À la fin de son allocution, il souligne: «ce que je proposerais à notre par-
ti, c’est de présenter tout son programme […] comme un ensemble qui a comme but de recréer une démocratie plus réelle au Canada.» L’avenir de notre démocratie Comme le dit Daniel Weinstock au début de la conférence: «Charles Taylor montre comment une pensée abstraite […] peut être mise au service d’une action éminemment concrète.» Si le sujet de la démocratie peut sembler vague et flou, Charles Taylor, professeur émérite de McGill, met l’accent sur plusieurs points essentiels au cours de son discours. Le constat qu’il fait est de prime abord plutôt sombre. La société est coincée dans plusieurs cercles vicieux: baisse de la participation politique, accroissement des inégalités, etc. Il insiste par la suite sur plusieurs points essentiels concernant la démocratie. En premier lieu, il la qualifie «d’inatteignable une fois pour toute, […] c’est une lutte permanente». Il complète sa pensée par la suite en disant que «les moments les plus vibrants dans une démocratie sont ceux où l’on reconstruit la démocratie». C’est donc un objet changeant, jamais figé, et qui doit constamment être retravaillé et repensé. Rencontrer des obstacles devient alors un potentiel pour l’évolution et ne marque donc pas la fin de la démocratie. Taylor contre la Charte des valeurs Dans le contexte québécois, la question de la Charte des valeurs est naturellement intervenue au cours de la soirée. En 2007, la Commission Bouchard-Taylor avait été créée afin d’examiner la question des accommodements raisonnables reliés aux différences culturelles. Charles Taylor est nommé co-président de la commission au côté du sociologue Gérard Bouchard. Le rapport final est encore aujourd’hui sujet à controverse, notamment pour les conclusions qu’il tire au sujet du port de signes religieux par les repré-
Camille Chabrol / Le Délit sentants de l’État. Un droit de réserve est en effet émis quant à l’autorisation du port de signes religieux ostentatoires par les représentants directs de l’État (policiers, procureurs, président de l’assemblée, etc.). Durant la séance de question, une jeune femme demande au philosophe s’il pense que cet aspect du rapport a pu ouvrir la porte à la
Charte des valeurs. La réponse de Taylor est claire: la commission a été créée parce que ce débat existait déjà, il n’est donc pas possible que le rapport ait servi d’inspiration à la charte. Il affirme d’ailleurs depuis plusieurs mois son opposition formelle à la charte dans les médias, et réaffirme son engagement ce soirlà en qualifiant celle-ci de «poison». x
trateur? J’ai l’impression d’entendre les échos de François Legault, qui se vantait d’être le premier ministre idéal puisqu’il sait balancer un budget; la preuve, c’est un comptable. Sans nier les bénéfices que peuvent apporter de bons administrateurs, est-ce vraiment ce que nous voulons mettre de l’avant? Les maires ont le potentiel d’être plus que ça. Après tout, ils travaillent à un niveau où les réalisations concrètes peuvent se faire sentir rapidement tout en occupant une grande place dans la vie des citoyens. Par exemple, lorsque l’arrondissement Rosemont-La-Petite-Patrie décide de mettre en place un système de collecte de compost, la différence est significative pour la vie du quartier. Une proportion élevée de la trace environnementale de la collectivité vient radicalement de changer. Si on pense au niveau provincial, le changement sera beaucoup plus lent. Même face à une forte volonté des décideurs politiques de modifier notre impact environnemental, cela prendra plusieurs années
avant de pouvoir implanter un projet, qui prendra lui-même plusieurs années avant de donner un résultat substantiel. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des décisions provinciales, mais plutôt reconnaître la contribution possible des décideurs municipaux. Les municipalités ont un potentiel de dynamisme impressionnant comparativement au système décisionnel ankylosé du provincial. Encore faut-il exploiter ce dynamisme. Voilà mon meilleur espoir. Les nouveaux élus ont le potentiel de porter des projets politiques novateurs pour la société québécoise. Il n’est pas facile de tout faire tout seul, mais les nouveaux maires et mairesses peuvent s’unir pour innover au Québec, ce qu’ils font déjà par ailleurs sur plusieurs sujets. Nouveaux élus, je vous invite à ne pas être timides, à sortir sur la place publique, à prendre le relais des grands projets sociaux, à réussir là où nos élus provinciaux ont échoué. Nouveaux élus, vous avez le potentiel de redonner vie à la politique québécoise. x
CHRONIQUE
Le nouvel espoir
Michaël Lessard | De fait
Félicitations aux nouveaux élus! Vous êtes dorénavant à la barre d’une municipalité pour les quatre
prochaines années. Je fonde mon espoir sur vous pour un renouveau politique. Sur la scène québécoise, on perçoit le maire de la ville comme un simple administrateur. Un fonctionnaire quasiment neutre face aux aléas politiques qui guident notre société. Il est vrai que certains maires deviennent des personnages colorés, on se souviendra d’eux, mais on ne pourra jamais prétendre qu’ils ont eu une influence marquée sur le développement du Québec. Il y a quelques exceptions certes. Les maires de Montréal ou de Québec ont tendance à laisser une marque plus importante, ce qui est naturel quand l’on représente quelques millions de citadins. En fin de semaine, on a d’ailleurs tenté de me vendre Marcel Côté comme maire de Montréal en m’expliquant «qu’il est un gestionnaire hors pair, ce dont Montréal a réellement besoin ces tempsci». Vraiment, la principale qualité que je recherche chez un politicien, ce qui fait toute la différence dans une campagne électorale est sa capacité d’adminis-
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
Actualités
7
Société societe@delitfrancais.com
Anne Pouzargues Le Délit
«Q
ue serait la francophonie si personne ne parlait français?», s’interrogeait lors de son mandat le premier Président socialiste de la cinquième République française. Une trentaine d’années plus tard, les mots de François Mitterrand semblent encore résonner dans l’espace de la réflexion francophone, et ce parce qu’ils en soulignent une caractéristique majeure: la francophonie, c’est d’abord et avant tout une langue. Le français est, selon la dernière évaluation de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) datant de 2010, la langue maternelle de 115 millions d’individus à travers le monde. Elle est la langue officielle de 57 états répartis dans 29 pays: outre la France, la Suisse, la Belgique et le Canada, qui représentent les plus gros bastions francophones, on la retrouve inscrite dans les constitutions du Togo, du Sénégal, d’Haïti, de Madagascar ou encore des Seychelles. Le français est ainsi, encore aujourd’hui, la deuxième langue la plus importante sur le plan géopolitique. Notons qu’elle fait partie des langues officielles de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Petit historique du français Avant d’être détrônée par l’anglais après la Seconde Guerre mondiale, le français a longtemps été la langue la plus parlée au monde. En Europe, c’est la langue des échanges commerciaux, politiques et culturels pendant les 18e et 19e siècles: à Saint-Pétersbourg, l’impératrice Catherine II, qui règne jusqu’en 1796, fait ainsi rédiger tous les mémoires de l’Académie en français, tandis que Frédéric II de Prusse, qui règne de 1740 à 1786, grand ami de Voltaire et amoureux du français, va jusqu’à remplacer le latin par le français à l’Académie de Berlin. Le terme «francophonie» apparaît pour la première fois en 1880, sous la plume du géographe Onésime Reclus, qui l’utilise dans son ouvrage France, Algérie et colonies pour désigner l’ensemble des espaces où le français est parlé. Mais ce n’est qu’avec la décolonisation que ce mot rentre dans l’usage quand, au début des années 1960, des personnalités issues des anciennes colonies françaises décident de se regrouper pour maintenir avec la France des relations fondées sur des affinités culturelles et linguistiques. Parmi eux, on compte notamment le président algérien Habib Bourguiba ou l’écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui seront les pionniers du mouvement de la francophonie. À leur initiative est créée en 1960 la Conférence des ministres de l’Éducation des États et gouvernements de la Francophonie (CONFEMEN): plus ancienne institution francophone, elle
«Je parle français», qu’ compte désormais 44 membres (contre 15 à sa création), et œuvre pour la promotion de l’éducation. Mais c’est en 1969, lors de la première conférence des États francophones qui s’est tenue à Niamey (Niger) sous le patronage d’André Malraux, que commence à se dessiner le monde de la francophonie tel que nous le connaissons de nos jours. Les débuts de ces conférences sont balbutiants et conflictuels. En effet, seuls les pays africains sont d’abord invités à y participer, et des tensions se créent avec le Canada. Ainsi, la France soutient que seul le Québec, avec sa majorité francophone, devrait pouvoir y jouer un rôle; mais Ottawa et le gouvernement de Pierre Elliot-Trudeau veulent inclure le Canada au complet. Ils accusent la France de soutenir les aspirations séparatistes du Québec. En conséquence, il n’y eut aucune présence nord-américaine durant les conférences des États francophones, et ce jusqu’à la fin du mandat de Trudeau en 1979.
«L’Organisation
Internationale de la Francophonie [...] compte aujourd’hui 77 pays membres ou observateurs.»
À partir de 1997, l’organisme change de nom et devient l’Organisation internationale de la francophonie. Il compte aujourd’hui 77 pays membres ou observateurs. L’OIF est un dispositif institutionnel voué à promouvoir la langue française tout en s’appuyant sur des valeurs communes: la paix, la gouvernance démocratique et l’État de droit. Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, en est le secrétaire général depuis 2003. L’OIF s’appuie sur des réseaux d’organisations francophones tels que la chaîne de télévision TV5 Monde,
l’Agence universitaire de la Francophonie, et les Bureaux et les Centres régionaux et continentaux. La francophonie en Amérique En Amérique, la francophonie est régie par le Centre de la francophonie des Amériques. Son mandat? Mettre en relation les francophones de toute l’Amérique, et créer des liens et des réseaux pour promouvoir la langue et la culture francophone. «C’est un organisme de terrain», explique Denis Desgagné, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques, en entrevue avec Le Délit. Contrairement à l’OIF, qui est l’organe diplomatique de la francophonie, le travail du centre est très concret et s’organise autour de quatre secteurs: l’éducation, la culture, l’économie et les communications. L’éducation est un volet très important du mandat du centre: «Au Canada, poursuit Denis Desgagné, il y a des listes d’attente pour accéder à une éducation en français langue première ou langue seconde! Les gens cherchent des professeurs, des outils pédagogiques, des moyens ou des référents culturels… Notre rôle à nous, c’est de parvenir à combler ces manques.» Au Brésil, Monsieur Desgagné a récemment rencontré 600 professeurs de français, qui essayent de trouver des outils pédagogiques francophones plus performants. Ils sont très intéressés à travailler avec des francophones du Mexique ou du Canada, et à tisser des liens pour renforcer la francophonie. «On a ciblé la jeunesse comme notre clientèle prioritaire», confiet-il au Délit. Un bon exemple du travail concret qu’effectue le Centre de la francophonie des Amériques est la bibliothèque numérique, qui a été mise en place progressivement au cours de ces dernières années. Le Langue maternelle Langue administrative Langue maternelle Langue administrative Langue de culture Langue de culture Minorités francophones Minorités francophones
«Pour moi, la francophonie
c’est avant tout une énergie. [...] Elle est aussi citoyenne, très humaine: c’est un lien avec les autres.» La francophonie et l’éducation Pour garantir l’accès à l’éducation en français, la France a mis en place un vaste réseau d’établissements d’enseignement français à l’étranger (EEFE). Ce sont les fameux «Lycées Français», par lesquels est passée une grande partie des étudiants français (ou simplement francophones) de McGill. Si ces EEFE garantissent une éducation française partout dans le monde, ils s’adressent pourtant surtout à des élèves français et n’ont parfois qu’une vague idée
Le français est la langue officielle de 57 États répartis dans 29 pays.
8
principe est simple: une fois membre, on peut emprunter des livres téléchargeables sur ordinateur. Les ouvrages sont chronodégradables et se détruisent après 3 semaines. L’écrivain Danny Laferrière est le parrain de cette initiative: «Lorsqu’il était enfant, à Haïti, il n’avait pas accès aux livres», explique Monsieur Desgagné. «Quand il en trouvait un, il le lisait de tous les côtés! Cela montre que la bibliothèque numérique est vraiment un outil pertinent pour tous les territoires qui n’ont pas encore accès au livre. On nous demandait d’envoyer des livres au Chili, dans des régions éloignées… Maintenant, tout est sur Internet!» Le centre travaille aussi en étroite collaboration avec l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), dans le but d’organiser le premier Parlement francophone des jeunes des Amériques. L’événement aura lieu en août 2014 à Toronto, et sera une opportunité unique pour des centaines de jeunes de participer à une simulation parlementaire. «La créativité et l’innovation sont au cœur de tout ce que l’on fait», explique Denis Desgagné. Le Parlement des jeunes sera une occasion de plus de prouver le dynamisme de la francophonie. «Pour moi, la francophonie c’est avant tout une énergie. Dans les Amériques, elle a toutes sortes de formes, d’accents, de territoires. Elle est très dynamique, elle a une culture et elle est toujours en changements continus, c’est ce qui lui donne sa force. Elle est aussi citoyenne, très humaine: c’est un lien avec les autres.» C’est également ce dynamisme de la francophonie qui pousse le Centre de la francophonie des Amériques à cibler prioritairement les jeunes: assurer un accès à l’éducation pour tous est un des principaux mandats de l’Organisation internationale de la francophonie, qui dispose d’organismes entièrement dédiés à cela.
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
Romain Hainaut
’est-ce que ça veut dire? de la francophonie, leur but n’étant en effet pas de faire circuler la langue, mais d’enseigner à ceux qui la parlent déjà.
Romain Hainaut
Il est peut-être plus pertinent de s’intéresser au système des Écoles Européennes, des établissements multilingues implantés en Europe et qui offrent dans une même enceinte des enseignements en différentes langues. Là-bas, on peut suivre des cours en français, que l’on soit francophone ou non. Un professeur de littérature de l’Ecole Européenne de Bergen, aux Pays-Bas, explique en entrevue avec Le Délit que la réalité est parfois différente des beaux projets des organismes de la francophonie: «beaucoup d’élèves ne voient pas l’utilité immédiate du français, dans la mesure où l’anglais international est quand même très répandu.» Cependant, il remarque qu’encore aujourd’hui, «apprendre le français, c’est aussi apprendre une culture et une histoire»: la langue de Molière et de l’âge d’or de l’Europe reste ainsi empreinte dans les mémoires collectives d’un certain rayonnement culturel. Comment, alors, renforcer l’intérêt pour le français au niveau de l’éducation? Le Délit s’est entretenu avec Gérard Lachiver, directeur du Bureau des
Amériques – pôle de développement, de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), dont le siège se situe à l’Université de Montréal (UdeM). L’AUF est un réseau mondial d’enseignement supérieur et de recherche francophone: elle regroupe toutes les universités qui ont le français comme langue de travail, en totalité ou en partie. L’agence comporte 786 membres répartis sur 98 pays, ce qui fait d’elle la plus grosse association d’universités au monde fondée sur une langue commune. La coopération entre les universités se structure autour de projets communs: l’agence tente de favoriser les rapprochements entre les universités dites «du nord», plus développées sur le plan des programmes de formation et de recherche, avec des universités «du sud». Cela leur permet d’améliorer et d’enrichir les programmes de formation, ou de mettre en place des équipes de recherche qui peuvent être plus importantes qu’elles ne l’auraient été si l’université avait été seule. Ces coopérations s’exercent à tous niveaux, aussi bien au niveau des programmes de Baccalauréat, que des programmes de Maîtrise et de Doctorat. En septembre 2012, trois des plus grandes universités francophones hors de France – l’Université de Montréal, l’Université libre de Bruxelles et l’Université de Genève – ont ainsi signé une entente de partenariat dans le but de devenir une référence francophone dans le monde. Pour Gérard Lachiver, l’AUF a deux objectifs primordiaux: renforcer les stratégies de développement dans les établissements membres, et permettre à la communauté scientifique de travailler en langue française. Pour lui, la francophonie est un moyen d’enrichir le milieu universitaire: «Il faut se dire qu’on peut avoir des modèles plurilingues, et ne pas tendre vers le modèle unique qui est celui de l’anglais. Le français doit être vu comme un enrichissement, et même une alternative pour beaucoup de pays pour lesquels ni le français ni l’anglais ne sont la langue première. Avoir accès à l’univers francophone est une nouvelle ouverture sur le monde.» L’AUF œuvre ainsi pour que les travaux des chercheurs soient publiés en français, et qu’ils puissent être reconnus en s’exprimant dans une langue autre que l’anglais. Et Montréal? La ville bilingue semble être une bonne illustration de ce que signifie étudier en français ailleurs qu’en France. «Ici, explique Monsieur Lachiver, on a des modèles de formations et de recherches qui sont très différents de ceux qui sont traditionnellement développés en France. À Montréal, on a la chance d’avoir des modèles de fonctionnement qui sont typiquement nord-américains, et que l’on partage avec
nos collègues anglophones…mais en français!» Ces méthodes de travail, ces modèles de fonctionnement et la façon de travailler avec les étudiants sont un enrichissement pour la communauté francophone internationale, qui a, par les universités francophones d’Amérique, accès à des appréhensions différentes de l’éducation. Au niveau universitaire, de nombreux moyens sont donc mis en œuvre pour faciliter l’expression et la recherche en français, et unifier les universités francophones autour d’un but commun: être reconnues dans leur langue.
«
Avoir accès à l’univers francophone est une nouvelle ouverture sur le monde.»
Multilingue et disparate? Malgré l’OIF et ses organismes de terrain, il semble que la francophonie reste malgré tout un ensemble très disparate. D’ailleurs, une multitude de micro-organisations se créent chaque année, dérangeant l’unité voulue par les plus hautes instances. Dans son ouvrage The Defense of French. A Language in crisis (La Défense du français. La crise d’une langue), Robin Adamson parle de «l’obsession» des Français et des francophones à défendre leur langue. Au milieu d’un attirail impressionnant de
lois et d’organisations qui s’appliquent à des peuples, des pays ou des États tous aussi divers, on a parfois l’impression que rien ne se passe. L’Organisation internationale de la Francophonie semble en effet progressivement basculer vers un fonctionnement multilingue: en effet, à l’exception de la France, tous les États membres sont en situation de bilinguisme ou de multilinguisme, et le français est en concurrence avec d’autres langues, même au sein de l’OIF. De plus, la disparité des statuts des membres – pays, États non souverains et États non francophones – peut entraîner des difficultés dans la mise en place de certains programmes éducatifs, culturels ou économiques. Cependant, et malgré les difficultés d’unité inhérentes à toute grande organisation de niveau mondial, l’Organisation internationale de la Francophonie reste sous l’égide de la Charte de la Francophonie, adoptée à Antananarive, capitale de Madagascar, en novembre 2005, et qui statue en préambule que «la francophonie doit tenir compte des mutations historiques et des grandes évolutions politiques, économiques, technologiques et culturelles qui marquent le 21e siècle pour affirmer sa présence et son utilité dans un monde respectueux de la diversité culturelle et linguistique». Un beau programme pour les années futures.x
Repartition par pays de la population francophone dans le monde
Société
9
OPINION
Pour que chacun existe Côme de Grandmaison Le Délit
«P
ersonne ne réussira à tuer les consciences du monde.» Cette phrase n’est pas la première ligne d’un manifeste, ou la conclusion d’un discours. C’est un slogan, écrit sur une pancarte portée par des journalistes maliens le lundi 4 novembre, en hommage à Ghislaine Dupont et Claude Verlon. Ces deux journalistes ont été tués après avoir été enlevés à Kidal, dans le nord du Mali, alors qu’ils travaillaient dans le cadre d’une journée dédiée à la réconciliation nationale au Mali pour Radio France Internationale (RFI). RFI est un relais d’informations francophone très important en Afrique, où elle était écoutée par 33,1 millions de personnes en 2011. À propos de ce meurtre Luc Rosenzweig, journaliste de l’hebdoma-
daire français Causeur, pose la question suivante: «le devoir d’informer, raison d’être d’une presse libre, justifie-t-il que des journalistes prennent des risques inconsidérés?» Il répond que malgré leurs bonnes intentions ces journalistes auraient dû attendre que la menace djihadiste soit effectivement éradiquée avant de procéder à des investigations. En d’autres termes, l’information devrait céder le pas à l’action militaire. Mais il ne nie pas l’importance d’une presse libre et d’une information exhaustive. Ce point de vue est défendable: en effet, en se rendant dans des lieux dangereux, les journalistes mettent non seulement leur vie en danger, mais aussi celles des militaires qui seront immanquablement dépêchés à leur secours. De plus, ils prennent le risque d’être utilisés comme monnaie d’échange, ce qui nuit à leur intérêt premier en renforçant indi-
rectement les revendications des groupes terroristes, à qui ils servent de moyen de pression. Cependant, le rôle de l’information n’est pas de se taire, ni de raconter uniquement ce qui est accessible: ces journalistes ont été tués pour que soit entendue la voix des habitants des zones de nondroits. Ce ne sont pas des «têtes brûlées», mais des êtres conscients de leur devoir, et les deux reporters de RFI étaient spécialistes de l’Afrique et du grand reportage. Le devoir d’effacer de la carte les espaces où la loi n’a plus cours, ces zones où ce ne sont plus deux journalistes qui sont tués ou pris en otages, mais des milliers d’êtres humains. C’est une tension perpétuelle qui anime les grands reporters, entre la mort et la connaissance. Faire la lumière sur les zones d’ombres, voilà en quoi consiste le métier d’un journaliste d’investigation.
Jérôme Garcin, auteur et journaliste français, écrit dans son livre Olivier, à propos du journalisme: «j’en aime la rigueur, les contraintes, les utopies, l’impérieux devoir de justice et la caracolante urgence.» La flamme qui anime ces journalistes leur fait donc prendre des risques, mais loin d’être déraisonnés, car ils sauvent des vies et redonnent de l’espoir et de la dignité aux sans-voix. Ne pas intervenir, ou attendre que la menace soit éteinte pour investiguer reviendrait à donner raison aux terroristes: le fait que leurs (ex)actions ne soient pas connues ne ferait qu’accroître leur barbarie; être invisible justifierait pour eux une escalade de la violence. Et les victimes seraient isolées, puis oubliées. Alors certes, un homme et une femme, deux professionnels, ont été tués. Leur soif d’informer a buté contre la barbarie. Mais l’idéal qui les dirigeait, la diffusion de la vérité, doit quant à lui rester immortel. x
Romain Hainaut / Le Délit
CHRONIQUE
L’argent ne fait pas le bonheur
Julia Denis | Une chronique qui ne mâche pas ses mots «Le sexe fait vendre!»… Eh bien, pas chez nous! Si on en croit l’effervescence obsessionnelle qui s’est créée autour de la nourriture gratuite, l’étudiant de McGill n’est plutôt qu’un estomac castré. Aujourd’hui, plus une seule réunion de club, action de sensibilisation, frappe publicitaire, représentation artistique ou réception administrative ne se passe sans que nous soient promis des pizzas gratuites ou un «vin et fromage». En tant qu’accro à ces événements une question m’a interloquée: qui profite du système? D’un côté, les organisateurs utilisent l’un de nos instincts animaux les plus basiques comme appât. De l’autre, le jeune remplit sa panse, voire son frigo, sans vider son compte en banque. Il va même jusqu’à mettre en place un système parallèle, sorte de marché noir du bouche à oreille: la fameuse page Facebook «Free Food on campus».
10 Société
Et avec plus de 4700 membres et une moyenne de 4 annonces par jours de semaine (une journée donc diététiquement acceptable), c’est l’étudiant qui se révèle être le vrai gagnant. Cependant, en jouant à cette chasse à la bouffe gratuite, nous pervertissons quelque peu la définition du «bien manger» que je me suis engagée à défendre. Ce concept nous renvoie une image de la nourriture comme objet seulement quantitatif. Malgré cela, la nourriture grauite me parait encore tout à fait gastronomiquement acceptable. Non pas pour la qualité de ses mets – loin de là – mais pour la façon dont elle souligne un autre trait important de la dégustation: le partage. Car si la cuisine est inscrite dans nos cultures, les festivités, les réunions, les cultes, les rencontres qui permettent d’en jouir, sont aussi des parties intégrantes de nos traditions.
Le plaisir culinaire est moindre s’il n’est pas agrémenté de tout un cérémonial de partage. La dinde aurait-elle ce gout si chaud, brillant et gourmand sans le fameux repas de l’Action de Grâce? De même pour la bûche de Noël? Un gâteau d’anniversaire ne serait finalement qu’un tas de crème indigeste sans la présence de proches avec qui le découper. Même un steak haché peut prendre une certaine splendeur quand il est préparé par votre mère, et que toute votre famille se languit d’impatience à «l’odeur alléchante» de sa graisse noircie au fond de la poêle… La gastronomie est donc comme un poème bien écrit: le fond et la forme ont tous deux une importance capitale. La nourriture gratuite remplit au moins magnifiquement le deuxième critère. Et je tente ainsi de me persuader que ce sont les rencontres qu’elle permet qui font sa pérennité. x (Bonbon gratuit à tous ceux qui ramènent cet article au Délit)
x le délit · le mardi 5 novembre 2013· delitfrancais.com
Arts&Culture artsculture@delitfrancais.com
Romain Hainaut / Le Délit
LITTÉRATURE
Dites «poire» L’auteure Kim Thúy en conférence à McGill. Philippe Robichaud Le Délit
A
vec ses costaudes moulures néoclassiques et ses imposants portraits d’anciens doyens barbus, le Arts Council Room - là où Kim Thúy est attendue pour une rencontre animée par le professeur Alain Farah - confère à l’assistance un recueillement académique quasi-religieux. Certains se demandent s’ils ont le droit de s’installer à la table ronde au milieu de la pièce; d’autres ne se l’octroient même pas, s’assignant plutôt la périphérie. Lorsque Thúy entre, souriante, la salle lui tire la pantomime de quelqu’un d’estomaqué: «Wow! Ha, on se sent déjà plus intelligents ici! Mais… Venez donc à la table: vous êtes trop loin!» À dix ans, Kim Thúy fait partie des boat people qui fuient le Viêt Nam sous occupation communiste. Dans un camp de réfugiés malaysiens, sa famille bénéficiera du programme de parrainage institué par le Canada en réponse à la crise humanitaire. Ainsi, elle recommence sa vie à Granby, en Estrie. Habitant le Québec depuis, Thúy y est successivement couturière, interprète, avocate, propriétaire du restaurant Ru de Nam, chroniqueuse culinaire pour la radio et la télévision, sans compter fière mère de deux enfants. Avec la publication en 2009 de l’autoficition Ru, elle ajoute «écrivaine» à sa liste d’épithètes; s’en suivent une ribambelle de prestigieux prix littéraires, des traductions en une quinzaine de langues ainsi que deux autre titres: À toi (2011), une correspondance avec Pascal Janovjak et Mãn (2013), une histoire d’amour. En lui faisant une introduction dithyrambique, Alain Farah fait entrer son œuvre dans le courant de la «littérature
vivante», expression originalement robbegrilletienne. Thúy écarquille les yeux et retrousse sa lèvre inférieure. Avec une pointe de défi, elle lance: «C’est quoi, la littérature vivante?» La salle éclate de rire. Bien qu’elle souligne la nécessité de l’appareil universitaire au sein du monde littéraire, Thúy participe d’une toute autre trajectoire. Diplômée de l’Université de Montréal en droit et traduction, Kim Thúy se remémore un cours d’écriture narrative de début de Bac: «Le professeur m’a carrément suggéré de me trouver un autre domaine d’études! Il m’avait donné “zéro” en composition, “zéro” en participation […] il n’avait jamais fait ça!» Néanmoins, elle explique que son amour et sa curiosité pour la culture francophone relèvent d’une histoire de séduction. Lors de leur périple vers le Québec, sa famille vivait dans des conditions d’hy-
xle délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
giène précaires, de sorte qu’«on ne voulait même pas se toucher entre nous». Se croyant indésirables à leur arrivée, ils reçoivent contre toute attente une quantité inespérée de chaleur, de câlins. «Ce n’est pas une loi 101 qui m’a fait apprendre le français. Non, si je m’y suis mise, c’est pour comprendre la personne qui m’enlaçait… Je ne m’étais jamais sentie aussi belle de toute ma vie!» Elle découvre l’écriture française avec des dictées à base de dépliants publicitaires et puis la littérature avec des Duras dont elle s’efforce d’imiter la prose au point où elle se défend aujourd’hui de la relire, de peur de recommencer à «parler comme elle». Duras fait voir à Thúy un Viêt Nam comme elle n’aurait jamais pu se l’imaginer: «romantisé». Le statut de «blanche» de Duras lui permet une perspective détachée de la réalité vietnamienne. Pour Thúy, c’est ce détachement que lui offre
Camille Chabrol / Le Délit
la citoyenneté québécoise qui lui a permis d’écrire sur son pays natal. Sans cela, elle n’aurait jamais pu «évoquer une nation entière à partir du parfum d’une feuille de Bounce»; elle n’aurait jamais pu développer son élégante poétique qui baigne avant tout dans le sensoriel, le sensuel. Au fil d’une vie rythmée par des chocs drastiques, des cataclysmes aux dimensions épiques, Thúy déploie une sensibilité toute particulière quant aux phénomènes dont la discrétion fait souvent oublier l’existence. Dans Ru, elle parle de son fils autiste disant qu’il «[…] ne m’appellera probablement jamais “maman” avec amour, même s’il peut prononcer le mot “poire” avec toute la rondeur et la sensualité du son [oi].» Elle écrit comme elle parle, comme elle vit: d’un ton chérissant et dénué de toute forme d’amertume ou de rancune par rapport à sa fortune. L’inébranlable joie de vivre de Kim Thúy n’est pas une posture revendiquée, mais plutôt une partie inséparable de son être. Son authenticité se comprend lorsqu’elle agrippe spontanément la nuque de Farah en mettant en scène la séduction d’un gentleman British qui avait passé du temps en Afrique… Tu sais comment ils sont ceux-là… Genre, rraaahhh!». Ou encore quand elle parle d’un intellectuel italien, Marco, qui dans un confessionnal de Bologne, lui explique l’enjeu central de Crime et châtiment en évoquant la ligne tracée par une goutte solitaire de sueur sur la nuque d’une ravissante couturière brésilienne qui s’affairait à recoudre un bouton sur sa chemise sans la lui enlever. En entendant cette dernière histoire, Farah écarquille les yeux; c’est à lui de faire la pantomime d’un être estomaqué. x
Arts & Culture
11
CHRONIQUE
From New York with Banksy Thomas Simonneau | Petites histoires de grands vandales La provoc’ à la Banksy «New York attire les graffeurs comme un vieux phare sale. On veut tous se prouver quelque chose ici. J’ai choisi la ville pour le nombre de piétons et la quantité de cachettes disponibles. Peut-être que je devrais être à un endroit plus pertinent, comme Pékin ou Moscou, mais leurs pizzas ne sont pas aussi bonnes.» - Banksy, octobre 2013
LA VILLE DE NEW YORK A récemment été victime d’une attaque extraordinaire. Je parle ici des graffitis signés Banksy qui fleurissent sur les murs de la Grande Pomme depuis le 1er octobre. Intitulé Better out than in (Plutôt dehors que dedans, ndlr), le projet consistait à produire une œuvre par jour dans un lieu tenu secret, puis d’en afficher une photo sur un site et de la partager sur les réseaux sociaux. Simple coup de buzz, expression artistique, provocation insolente, ou expérience sociale? Un peu de chaque, à vrai dire. Le coup de buzz Denis Coderre et Banksy se rejoignent sur un point, et probablement, d’ailleurs, un seul: un grand talent pour la com’ et pour savoir faire parler de soi quand il le faut. Dans cette entreprise, le graffeur avait un allié de taille: le maire de New York, Michael Bloomberg. Selon ce dernier, «se diriger vers la propriété d’un individu ou une propriété publique et la défigurer n’est pas ma définition de l’art. Ou plutôt, ça pourrait être de l’art, mais ça ne devrait pas être permis. Et je pense que c’est exactement ce que la loi dit». Mais Banksy est populaire précisément parce qu’il est hors-la-loi et qu’il provoque tout ce remue-ménage. Alors monsieur Bloomberg, ne parlez pas de lui, ne l’encouragez pas… En ce qui concerne le nouveau maire de Montréal, on l’imagine utiliser ce talent d’une autre manière et en ayant d’autres objectifs. Enfin, rien n’est impossible. Chapeau bas, monsieur l’artiste Sur le plan artistique, le graffeur n’avait rien à prouver et s’est inscrit dans la continuité vis-à-vis d’un travail déjà reconnu mondialement, tout en y ajoutant une touche de renouveau. Better out than in a fait voyager la ville à travers un enchevêtrement d’œuvres à la fois inspirées du writing new-yorkais des années 1980, tout en laissant place à ses pochoirs indémodables et à des travaux plus originaux tels qu’un sphinx en parpaing et des productions multimédias. À l’image de la population new-yorkaise, la diversité était au rendez-vous. Capable d’innover tout en primant sur la technicité de l’art de rue, Banksy a su redonner des couleurs à la capitale emblématique du graffiti tout en restant fidèle à son identité, d’ailleurs toujours inconnue à ce jour.
12
Arts & Culture
Banksy est un provocateur, un artiste engagé qui utilise ses graffitis pour dévoiler ses prises de position, lesquelles sont généralement cyniques. C’est un personnage qui ne manque pas une occasion pour critiquer les dérives sociétales et proposer une alternative politique à nos démocraties occidentales: l’anarchie. Le 23 octobre, son site Internet affichait les propos suivants: «today’s art has been cancelled due to police activity» (l’œuvre d’art d’aujourd’hui a dû être annulée à cause d’une activité policière, ndlr). L’autorité, le gouvernement et la société de consommation sont les cibles de cet Anglais ayant grandi dans les banlieues pauvres de Bristol en Angleterre. Better out than in nous livre donc une statue de Ronald MacDonald en train de se faire lustrer les souliers par un acteur embauché pour l’occasion ou une citation stipulant que «vous pouvez rendre n’importe quelle phrase profonde en écrivant le nom d’un philosophe décédé à la fin» - signée Platon. Bien que les sujets abordés soient fondamentalement sérieux et graves, le ton humoristique couplé à la créativité artistique de l’artiste séduisent autant le grand public que les gens du milieu. L’expérience sociale Unique en son genre, ce marathon artistique était finalement une manière d’effectuer une expérience sociale à plusieurs niveaux. Au lieu de s’adonner à une démonstration traditionnelle, Banksy a largement utilisé l’espace virtuel pour dévoiler ses œuvres. Et pour cause, le projet n’a pas commencé lorsque l’artiste a peint sa première fresque, mais plutôt lorsque celle-ci fut affichée sur le net, suivie de nombreux commentaires et d’un engouement médiatique rare. L’idée d’utiliser le web comme plateforme rejoint aussi la philosophie de Banksy prônant les principes d’un art gratuit et accessible à tous. Son installation du 13 octobre, un stand vendant des originaux de l’artiste en plein Manhattan, illustre cette posture et vient titiller le débat concernant la valeur monétaire de l’art et celle que nous lui accordons personnellement. Better Out Than In n’avait donc rien à envier aux grandes galeries d’art et autres foires visant à promouvoir nos artistes contemporains. L’Anglais a fait de NewYork sa galerie, pour le grand bonheur de ses habitants et des internautes à travers le globe. Après cette belle réussite, on imagine mal l’artiste s’arrêter sur sa lancée. Banksy, si tu nous lis, nous t’attendons à Montréal. x
Cristina Vinatoriu / Le Délit x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
CINÉMA
Woody blues Retour aux sources pour le cinéaste de 77 ans. Virginie Daigle Le Délit
J
e ne m’habitue pas à la mélancolie d’aller seule voir un film. C’est la pensée qui me préoccupait en me dirigeant vers la salle de projection du Forum Cineplex. Je ne suis plus aussi solitaire qu’avant, et mon périple au cinéma me rappelait cette période de ma vie où j’errais des jours entiers, dans ce cinéma en particulier, en me gavant de fiction jusqu’à la nausée. Mais ma mission journalistique pour aller voir le nouveau film de Woody Allen m’a fait réaliser ce que j’avais oublié. J’avais oublié l’amour d’où était née cette obsession cinématographique de recluse qui fut la mienne pendant un moment. Tout m’est revenu d’un coup en m’installant dans mon siège. Une scène d’un autre film d’Allen, Hannah and Her Sisters, m’est apparue comme un flash: dans cette scène, on voit le protagoniste en pleine crise existentielle, joué par Allen, aller seul au cinéma voir un film des frères Marx. À l’instant où le générique familier qui inaugure chacun des films du cinéaste m’est apparu à l’écran, je me suis alors vue, telle Woody, esseulée dans ma rangée, en train de renouer avec surprise avec un plaisir délaissé. Il est évident qu’il ne faut pas aller voir Blue Jasmine pour voir un film; il faut aller voir Blue Jasmine pour voir un film de Woody Allen. Le film raconte l’histoire de Jasmine, autrefois femme aisée de la haute société new-yorkaise et qui a subitement tout perdu, à cause des fraudes opérées par son mari. Elle se voit forcée de vivre chez sa sœur adoptive, Ginger, à San Francisco, et l’on suit son adaptation difficile à sa nouvelle vie. Tous les éléments du film charment par la familiarité que l’on ressent à reconnaître les gestes caractéristiques de l’auteur. Le personnage de Jasmine French prend place dès
les premiers plans du film comme la figure du névrotique essentielle à tous les films de Allen. Les thèmes abordés par le film sont récurrents dans l’œuvre de ce dernier: l’infidélité, l’égoïsme, les relations familiales difficiles et l’angoisse perpétuelle, inévitable, qui vient déborder de partout. L’humour se trouve comme toujours dans l’inapproprié qui surgit de personnages incapables de maîtriser leurs pulsions. Le film se déroule et a été tourné à New York et à San Francisco et l’on ressent le cinéaste plus à l’aise, plus naturel, que dans ses efforts situés en contexte européen tels que Vicky, Christina, Barcelona, Minuit à Paris ou encore Rome mon amour. Non pas que ces films n’aient pas leurs mérites, mais Allen excelle surtout quand il délaisse la perspective du touriste et revient au bercail, dans les lieux où son cinéma est né, s’est élaboré, et a rayonné partout à travers le monde. Un mot sur la performance de Cate Blanchett. On a décerné des statues dorées pour beaucoup moins grandiose. L’actrice s’affirme à chaque instant du film comme une véritable virtuose de la crise: crise de nerf, crise d’angoisse, crise de larmes, crise de panique, crise existentielle, etc. Chacune interprétée avec des nuances spécifiques, réinventées à chaque fois, versant dans l’excès avec une mesure et une sympathie évidente pour son personnage mélodramatique, brisé et cruellement antipathique. Sally Hawkins qui interprète le rôle de sa sœur offre elle aussi un jeu admirable qui vient balancer et se mesurer sans rivalité à celui de Blanchett. Woody réussit son coup lorsque l’on sort du visionnage d’un de ses films dans un état mêlant le divertissement et la tristesse; ce fut le cas du Délit avec la fin irrésolue de Blue Jasmine. Parce que la vie est horrible et angoissante, ce que le cinéaste rappelle avec son ironie de génie. Merci Woody! x
Alexis de Chaunac / Le Délit
CHRONIQUE
Rire ou contre-rire
Gwenn Duval | Construction descendante
«RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER» C’est apparemment dans une fable de Jean-Pierre Claris de Florian datant du XVIIIe siècle que cette pensée fut expri-
mée pour la première fois. Lucas et Guillot discutent à propos d’un nuage dans Les Deux paysans et le nuage; Lucas craint que le nuage ne soit chargé de grêle, signant la destruction de la récolte alors que Guillot présume une pluie bienfaisante. Rira donc bien qui rira le dernier, c’est le vent qui se moquera des deux compères, entraînant le nuage au loin. Revenons à l’heure actuelle, où ce dicton est fréquemment utilisé pour appeler à la patience. Ne vous a-t-on jamais dit ces quelques mots alors que vous ragiez d’impuissance, aux prises avec une situation dans laquelle vous étiez bien le seul à ne pas rire? Ou peut-être le vous êtesvous dit à vous-même, dans votre barbe, en lançant un regard assassin à ceux qui vous entouraient. Le rire est alors devenu pour vous une promesse vengeresse. Cela est fort dommage. Le rire, un plat froid? Le rire ne vous évoque-t-il pas plutôt la chaleur, le partage, la libération, l’extase?
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
Évidemment, il y a plusieurs types de rires, se classant, se déclassant, se rejoignant, s’éloignant les uns des autres mais si vous avez été un jour victime du fou rire, vous serez d’accord avec moi que malgré son caractère incontrôlable, il a des vertus extraordinaires. Il en est de même pour les vieux qui, sourire aux lèvres, déclarent que le rire rallonge la vie. Cela m’étonnerait fort que leur rire n’émane de dents qui grincent. Ce rire qu’ils prônent et qualifient de jouvence ne peut prendre sa source dans le rire vengeur et patient. Il ne faut pas attendre pour rire. Comme l’a dit Jean de la Bruyère, «il faut rire avant d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.» Le rire qui naît du rire, vous le connaissez? Celui qui prend racine dans les saccades d’un son aigu, forcées parfois, innées souvent. Ce rire-là ne doit pas attendre, il doit sortir et se répandre tout autour, il est nécessité.
Revenons à notre dicton: «rira bien qui rira le dernier». Je pense que celui qui rira le premier pourrait bien être aussi celui qui rira le dernier. La pratique entraîne l’aiguisement de capacités, le rire n’y échappe pas. Je ne prétends pas que celui qui rira le premier aura le souffle suffisant pour continuer à rire tout au long de la propagation de l’onde de joie qu’il aura initiée, mais je ne doute pas que le rire lui rendra visite à nouveau. Scientifiquement, le rire est bon pour la santé. Psychologiquement, il l’est aussi. Socialement, le rire rassemble et réunit, lorsqu’il est bien choisi. N’attendez donc pas d’être le dernier à rire, laissez-vous prendre lorsqu’il passe à la porte et ne le gardez pas en réserve en vue d’une attaque. L’arme du rire est puissante, tâchons donc d’en faire bon escient. Voici ce que je vous propose: «riez bien, riez le premier, riez le dernier». x
Arts & Culture
13
THÉÂTRE
Avec les mots L’École nationale de théâtre reprend l’adaptation du Voyage au bout de la nuit. Joseph Boju Le Délit
C
ertaines pièces de théâtre vous transportent dans des mondes pas possibles et le jeu, c’est pourtant d’y croire. En allant voir Voyage au bout de la nuit, spectacle des finissants de l’École nationale de théâtre, le spectateur signe pour quatre heures de spectacle, deux entractes et une grande claque. Ici, il n’est plus question de croire ou de se défaire de la réalité, toutes les pistes sont consciencieusement brouillées par une mise en scène fracassante de fluidité. Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, deux célèbres romans de Louis-Ferdinand Céline, ont formé la matière première d’une adaptation de Wadji Mouawad, lorsque ce dernier avait mis en scène le spectacle des finissants de 1994. Son texte a été réutilisé cette année par Alice Ronfard pour les étudiants de la promotion 2014. L’histoire, si quatre heures de théâtre peuvent se résumer en un paragraphe, est celle de la vie de Ferdinand, campé par le talentueux Julien Thibeault. C’est d’abord un enfant méprisé par son père (Benoît Arcand), un adolescent malheureux puis un adulte désenchanté. De petits boulots d’adolescence à l’usine Ford en Amérique, en passant par l’horreur de la guerre et des colonies, nous suivons les tribulations désastreuses d’un personnage essayant de se dépêtrer dans la merde du monde.
Gracieuseté de l’École nationale de théâtre du Canada «Ça a débuté comme ça». Un homme entre seul avec sa valise sur une scène en pente. De la brume et puis d’autres personnages apparaissent les uns après les autres, tous avec une valise à la main. Ces valises servent de décor principal tout au long du spectacle, elles sont parfois chaises, parfois bureau, ou encore lits. Les lumières quant à elles font le jour et la nuit, la campagne et la guerre. Devant
tant d’astuce et de simplicité logistique, on peut se demander ce qui fera «effet». Ce sont les comédiens. Onze comédiens pour une épopée telle que le Voyage, c’est trop peu direz-vous. Eh bien non. Les textes - véritables goitres littéraires- sont maîtrisés avec justesse, les corps savent se placer dans l’équilibre précaire obligé par la pente, et le jeu prend sa place. L’émotion esthétique en devient inte-
nable, notamment lorsqu’au «premier acte» la grand-mère de Ferdinand (Marion Barot) meurt dans les bras de l’enfant et devient un fantôme sous nos yeux ébahis. Tout déborde, les répliques s’enchaînent dans un rythme spartiate. «Fou!», cette phrase reprise en chœur ponctue les tableaux, rappelle à l’ordre le spectateur engourdi tout autant que l’humour du spectacle- car c’est bien d’humour qu’il s’agit, et pas seulement de tragique. Les adresses au public sont nombreuses; le troisième mur est brisé pour l’épisode de la guerre et contribue à faire du spectacle un bordel sans nom. Bien sûr, il y a deux ou trois fautes de texte à peine détectables, mais le plaisir que les acteurs prennent à jouer et la force avec laquelle ils le communiquent nous font tout oublier. La scène, le jeu, les mots, rien ne reste sauf une étrange impression de douleur. Le terrible goût d’inachevé que prend la vie dans les romans de Céline. L’abject et la mort, dominants chez l’auteur, n’ont pourtant pas le dernier mot dans cette adaptation. Ici l’humanité se défend, et Molly, la prostituée amoureuse de Ferdinand, en est la première incarnation. La grand-mère fantomatique aux allures de bonne fée n’y est pas pour rien non plus. Mais encore et surtout, c’est Ferdinand, dans son choix final d’aller se faire médecin de campagne chez les pauvres, qui fait triompher une certaine espérance. x
MUSIQUE
Travail, Famille, Party So-Me revisite la devise vichyste pour les dix ans d’Ed Banger. Sylvana Tishelman
S
i vous écoutez de la musique électronique, vous avez probablement déjà entendu le nom d’Ed Banger plusieurs fois. Cette année marque le dixième anniversaire du célèbre label de musique électronique français. Fondé en 2003 et dirigé par l’illustre Pedro Winter (Busy P, pour les intimes), le label a connu un énorme succès grâce à des artistes incomparables comme Justice, Mr. Oizo, Breakbot et DJ Mehdi, pour en nommer quelques-uns. C’est un label qui a révolutionné le monde de la musique électronique avec une image et un son unique, et qui est maintenant une grande source d’inspiration pour beaucoup d’artistes aujourd’hui. Après dix ans d’aventures, c’est l’homme qui a crée l’image d’Ed Banger, So-Me, qui sort un livre intitulé Travail, Famille, Party. So-Me (Bertrand Lagros de Langeron) est le directeur artistique du label ayant réalisé de nombreux vidéoclips comme DVNO et «We Are Your Friends» de Justice (qui a emporté le prix de la Meilleure Vidéo au MTV European Music Awards en 2005), «Embody» de SebastiAn, «Day N’ Nite» de Kid Cudi, «Barbara Streisand» de Duck Sauce et «Good Life» de Kanye West. Il a aussi
14
Arts & Culture
Sylvana Tishelman / Le Délit réalisé le film A Cross the Universe, un documentaire retraçant une tournée nordaméricaine du duo Justice. Il est par ailleurs DJ et produit sa propre musique via le label. Graphiste et animateur, So-Me a réussi a créer de la marchandise et des couvertures d’albums innovantes et créa-
tives, différentes les unes des autres mais possédant toute une esthétique particulière et qui ont formé l’image d’Ed Banger. So-Me définit ce livre comme «une grande mosaïque» des moments vécus pendant ces dix dernières années avec Ed Banger. Dédié à DJ Mehdi, décédé d’un
accident en septembre 2011, et composé de 400 photos, le livre est une invitation intime dans la vie de cette bande d’amis que forme le label français. Le titre caractérise l’essence d’ Ed Banger: c’est du travail, c’est une famille, mais aussi une «party» perpétuelle. Jeudi dernier, le 31 octobre, la bande d’Ed Banger a atterri sur Montréal pour un concert au Metropolis et un pré-événement à la boutique Off the Hook, pour une séance de dédicace du livre de So-Me. La salle était ouverte au public pour que tous les admirateurs du graphiste et de la musique du label puissent venir dire «merci» pour ces dix dernières années de soirées inoubliables et de musique jouissive. Pour divertir la foule qui attendait la signature du graphiste et de Gaspard Michel Andre Augé (Justice), c’est l’artiste Breakbot qui mixe; une véritable surprise pour tous. Quand Le Délit demande à So-Me ce qu’il compte faire dans les dix prochaines années, le célèbre graphiste lâche: «j’ouvre une chaîne de hamburgers», avec le sourire. Comme quoi, humour et musique vont apparemment de pair. On continuera d’être surpris par la capacité du label et du graphiste à s’adapter et attendons donc avec impatience leurs nouveautés dans les années à venir. Merci Ed Banger. x
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
BANDE DESSINÉE
Balade dans l’étrange Plongée dans la bande dessinée, La cité des ponts obsolètes de Federico Pazos. Annick Lavogiez Le Délit
L
’histoire commence dans une station de métro. Paco, béret sur la tête et sac à dos sur les épaules, se rend à la gare de bus pour rejoindre Astromburgo, une petite ville côtière où il a trouvé un emploi dans une boulangerie. À son arrivée, suite à une rencontre malheureuse, il tombe, évanoui dans l’océan, et se réveille dans une forêt mystérieuse, face à des personnages à l’apparence loufoque qui ignorent tout d’Astromburgo. Rapidement, le jeune homme se met en quête d’un moyen pour rentrer chez lui: c’est ainsi que démarre son voyage dans la cité des ponts obsolètes, un monde aux décors labyrinthiques, un dédale inconnu qui n’a de sens que si on ne pose aucune question. Paco y rencontre un chaman, un roi de pacotille, un peuple soumis, participe à une révolution, fait le tour d’une fête foraine… Mais, toujours, le retour semble impossible. Histoire fantastique aux lignes rondes et claires, La cité des ponts obsolètes n’est pas sans rappeler les univers labyrinthiques et absurdes des œuvres de Franz Kafka. Cet univers surprenant pourrait bien faire écho à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ou Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum, avec une touche particulière dans la légèreté du ton, l’excentricité
des personnages et surtout l’absence de quête à proprement parler (si ce n’est le retour chez soi, quête simple s’il en est et non accomplie de surcroît). En effet, Pazos se démarque de ces influences, car son personnage n’a pas vraiment de destinée, n’évolue pas au cours du récit et semble réellement tombé ici par hasard. Et ce hasard ne le transforme pas. Paco ne semble ni apprendre de ses rencontres (auxquelles il paraît même souvent indifférent), ni être touché par l’absurdité des situations qu’il traverse. Cette particularité narrative, cette incohérence assumée, permet au lecteur de se promener dans un univers fantastique et délirant sans même se poser de questions et en savourer ainsi toute l’originalité. Côté graphisme, le choix de bi-couleurs différentes à chaque chapitre est très judicieux: tout en établissant une certaine sobriété, les effets de couleurs provoquent un climat d’oppression qui contraste avec l’insouciance affirmée du personnage. L’ensemble reste pourtant toujours lumineux et le graphisme net. Le tout sert habilement le rythme du récit, haletant. Ainsi, aucun aspect de ce bel album ne contredit l’affirmation de La Pastèque: «La cité des ponts obsolètes est l’un des livres les plus étranges que nous ayons publié.» Étrange, excitant, désarçonnant, La cité des ponts obsolètes devrait séduire plus d’un curieux. x
Gracieuseté de La Pasthèque
ÉVÉNEMENT
Les douzes travaux du hipster Les jeunes actifs dans les milieux de la création. Baptiste Rinner Le Délit
À
l’occasion de la parution de son nouveau livre Be Creative? Making a Living in the New Culture Industries (Être créatif? Gagner sa vie dans l’industrie de la Nouvelle Culture, ndlr), Angela McRobbie, sociologue et professeure au département des Études en Communication de l’université Goldsmiths à Londres, donnait une conférence à l’université Concordia sur les jeunes créatifs et leur rapport au marché du travail intitulée: «Unpacking the Politics of the Creative Economy: Hipsters as the Flaneurs of Neoliberal Times» (Déballer les politiques de l’économie créative: les hipsters comme flâneurs de l’époque néolibérale, ndlr) . Angela McRobbie commence en évoquant, à travers le premier chapitre de son livre, l’image du travail, relayé par ce qu’elle et d’autres universitaires appellent la classe créative, à savoir les artistes (en incluant ceux du web), les musiciens et le milieu homosexuel branché. Elle qualifie cette image de «romantique» car c’est en effet un lieu commun dans le milieu de la création, celui d’un travail satisfaisant, un travail épanouissant et qui rend heureux. Pour McRobbie, nombre de jeunes diplômés en sciences de la communication ou en arts du spectacle et en stylisme, veulent éviter de reproduire la vie active de leurs parents: un parcours
professionnel linéaire et construit fait d’augmentations et de promotions. Ils jouent sur la frontière entre le marché noir et le marché du travail traditionnel. Soulignons la dimension la plus essentielle de cette conception du travail, c’est celle du travail sans filet de sécurité, dans un secteur où la reconnaissance symbolique n’équivaut pas - et même est opposée - à la reconnaissance économique. La chercheuse anglaise remarque le manque de protection sociale liée à ces professions souvent auto-entrepreneuriales, dans un contexte signant la fin de l’État-providence. Autre fait intéressant, McRobbie relie la sphère créative aux petits boulots qui permettent aux jeunes diplômés de subvenir à leurs besoins. En occupant des jobs considérées comme temporaires mais qui finissent souvent par être occupées sur le long terme - barista dans un café, serveur, etc. - la classe créative bonifie le secteur des services et en entretient l’image de la vie de bohème, avec pour exemple, l’image du petit café de quartier hipster (on pourrait citer Kitsuné à Montréal, au coin de Prince Arthur et Saint-Laurent). Dans la lignée du travail de l’éminent professeur Richard Florida, Angela McRobbie fait état de la situation actuelle dans la classe créative. Elle note la financiarisation de ce milieu dans un contexte néo-libéral, avec la floraison de modules universitaires sur le business de l’art, de la mode. Elle s’attaque au business school model dont Florida fait l’apologie, en l’accusant de reléguer un
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com
dakotaharper.com ensemble de valeurs sociales et culturelles au second plan au profit de l’obligation de résultats. Finalement, elle critique la culture du résultat visible et instantané, comparant les modules offerts aux étudiants de beauxarts aux crèmes anti-âge. En fait, c’est une attaque argumentée et construite du modèle néo-libéral qu’a réalisée Angela McRobbie, en s’appuyant en digne universitaire sur les travaux de ses prédécesseurs. Au final, c’était un cours de haute-voltige où se sont côtoyés Foucault et Rancière contre Florida et l’école de Chicago. McRobbie «clashe» la pose hipster et dégage les caractéristiques suivantes: les
hipsters s’inspirent du dandysme, et joignent ironie, esthétique et indifférence dans une posture blasée. Elle montre avec clairvoyance la contradiction principale du hipster, à savoir un anticonformisme primaire doublé d’individualisme moderne au service des grandes marques, des puissances économiques. En prenant l’exemple de la jeunesse londonienne des ces vingt dernières années, elle note le «conservatisme absolu» dans la youth culture britannique, dans l’indifférence de l’apolitisme. Tout cela est remis en cause depuis 2008 et la crise financière, et c’est un débat de fond qui va occuper la sphère des études culturelles pour les années à venir. x
Arts & Culture
15
CONCERT
Musique et mondanités L’Orchestre symphonique de McGill célèbre Kaija Saariaho. Anne Pouzargues Le Délit
C
ertains après-midis sont placés sous le signe des réjouissances; le dimanche 3 novembre a fait partie de ceux-ci. Sous la direction d’Alexis Hauser, l’Orchestre symphonique de McGill présentait à la Maison Symphonique de la Place des Arts un concert au répertoire foisonnant où se côtoyaient des œuvres de Verdi, Wagner, Ravel et… Kaija Saariaho. Cette compositrice finlandaise était d’ailleurs présente à l’événement, puisqu’un doctorat honoris causa lui était remis pour l’intégralité de son travail. Ses compositions allient les nouvelles ressources électroniques aux instruments acoustiques traditionnels, dans un travail innovant sur les sons, les formes et les textures. Dimanche, c’est sa pièce Lanterna Magica, pour grand orchestre que les élèves de l’École de Musique Schulich ont interprété avec brio. Dans cette œuvre, Saariaho a intégré des par-
ties parlées, lors desquelles les musiciens quittent leurs instruments pour scander en chœur quelques bribes de textes. La musique au féminin Lors de son discours de remerciements, Kaija Saariaho a tenu à souligner les difficultés que peuvent éprouver les femmes musiciennes, compositrices ou chefs d’orchestre: «pendant un moment, j’ai cru que la place des femmes en musique commençait à changer… Cependant, en parlant avec de jeunes musiciennes, je me suis rendue compte qu’il restait encore beaucoup à faire.» Elle évoque entre les lignes les récents propos de Vasily Petrenko, chef d’orchestre principal de l’Orchestre philarmonique d’Oslo, qui déclarait à la fin de l’été que «les hommes sont de meilleurs chefs d’orchestre que les femmes», ainsi que le rapporte un article du Telegraph datant du 3 septembre. L’absence de mixité est en effet flagrante dans le domaine musical. Dans une enquête publiée le 2 octobre, France Musique note que, en France, sur les 574 concerts prévus
sur l’année 2013-2014, seuls 17 seront dirigés par des femmes. Les plus grandes instances musicales ne rattrapent pas ces résultats: à l’Opéra National de Paris, aucun des 19 opéras programmés cette année ne sera mis en scène par une femme. Kaija Saariaho a donc tenu à défendre la présence féminine dans la musique classique. Celle qui a gagné plusieurs grands prix musicaux – dont le Polar Prize en 2013 ou le Sonning Music Prize en 2011 – a rappelé ses propres combats. «Nous devons continuer de nous battre pour affirmer la parité et faciliter la formation des femmes dans le domaine de la musique classique», a-telle affirmé. Sean Ferguson, le doyen de la Faculté de Musique, a vivement soutenu ses propos, en rappelant que, même à McGill, il restait beaucoup à faire. Mélodie mcgilloise L’événement était l’occasion de réunir de très nombreuses générations de mcgillois: en effet, beaucoup d’anciens élèves étaient présents, aux côtés d’élèves actuels,
Gracieuseté de l’École de Musique Schulich de professeurs et de membres de l’administration. Tous ont salué cette initiative, et ont loué la performance des élèves de l’Orchestre symphonique. En entrevue exclusive avec Le Délit, Suzanne Fortier, la principale de l’université, a tenu à faire part de sa fierté: «ce concert était un moment unique! C’est vraiment formidable de voir des musiciens si talentueux jouer dans une salle comme la Maison Symphonique.» Lors de son discours final, la Principale a également insisté sur l’importance du lien entre les différentes générations de mcgillois, qui crée un vaste réseau à travers le monde. Le Délit salue la performance des élèves musiciens, qui ont offert un concert déjà digne des plus grands orchestres. On en serait presque à regretter la coupure protocolaire de remise de l’honoris causa, qui a marqué une (trop) longue pause au milieu de cette extase musicale. L’événement aura donc eu le double mérite d’offrir une performance époustouflante tout en faisant réfléchir le public sur les enjeux de la musique classique de nos jours. Merci l’Orchestre symphonique de McGill! x
CONCERT
Voyage musical à coups d’archets L’Orchestre tzigane de Montréal en harmonie avec Marie-Josée Thériault. Gwenn Duval Le Délit
A
u centre Leonardo da Vinci à Saint-Léonard, samedi soir, dans la petite salle du Piccolo Teatro, il suffisait de s’assoir sur un siège et d’ouvrir grand les oreilles pour partir en voyage dans les pays de l’Est. L’Orchestre tzigane de Montréal, accompagné de Marie-Josée Thériault à la voix, s’est offert en spectacle, partageant une joie de vivre multiculturelle épatante. Après l’annonce du directeur culturel signalant que «la salle est petite mais le spectacle est grand», entrent en scène Carmen Piculeata au premier violon, Myriam St Gelais en alto d’accompagnement, Mariane Ménard au violon, Cristina Arefti au piano, Roman Manolache à la contrebasse et Josianne Laberge, membre du groupe Polémil Bazar, au deuxième violon. Ils se placent, se regardent et se lancent dans une danse d’archets. Ça sautille, ça voltige sur les cordes. Les yeux brillent, les musiciens sont échauffés en quelques minutes, Carmen rigole, les spectateurs se sont envolés par les oreilles dès le premier coup d’archet. La musique est principalement tzigane et russe mais aussi québécoise, napolitaine et empreinte des multiples cultures qui composent l’orchestre. Marie-Josée
16 Arts & Culture
Thériault, qui s’est remise à chanter depuis qu’elle prend des cours de violon avec Carmen, rejoint la troupe et porte à la voix une chanson italienne datant de 1945, c’est un swing et les doigts claquent jusqu’au fond de la salle. Le rideau rouge derrière les musiciens, la proximité qu’ils entretiennent et la musique volatile, joyeuse et voluptueuse embaument la salle, il commence à faire chaud. C’est alors qu’entre en scène Joshua, un élève de Carmen âgé d’à peine douze ans, laissant parfois son violon pour enchaîner quelques pas de danse. Ils jouent Nadia, une danse russe, puis Joshua retourne dans les coulisses. S’ensuivent de douces et vives musiques. Si une chanson est triste, c’est qu’elle est trop belle, elle laisse néanmoins rapidement place à la gaîté. MarieJosée Thériault et Joshua se relayent à l’avant-scène, chantant, jouant, dansant sous le regard allumé du premier violon qui joue au clown aussi bien qu’à l’archet. Avant l’entracte, ça s’enflamme, de plus en plus vite les notes s’enchaînent, se déchaînent, les crins sautent et puis pizzicato, les musiciens prennent enfin une petite pause. Ce sont les spectateurs qui se font entendre: «on aurait bien envie de danser», qu’ils disent! Le retour au siège se fait en douceur, Carmen passe au piano, Romane est à la
Gwenn Duval / Le Délit contrebasse et Josianne au violon solo, accompagnant Marie-Josée Thériault dont la voix empreinte de volupté semble saisir l’âme toute entière. Elle entonne «Tu n’étais pas beau» de Jacques Blanchet. L’émotion naissante n’a pas le temps de retomber que les autres musiciens reviennent et le tempo augmente, la danse recommence. S’ensuit alors un échange entre Carmen et Josianne: défis, jazz, improvisation, c’est une véritable joute «violonistique», on ri-
gole, on s’épate, on applaudit. Le spectacle se clôt difficilement, le public en veut encore. Joshua revient, Josianne chante avec son violon, Carmen rit, Myriam, Cristina, Roman et Mariane s’échangent des regards brillants. On resterait bien dans ce charmant décor, et quoiqu’il en soit du froid au dehors, une chaude impression s’est figée sous les mouvements effrénés des archets, de la voix, du piano et de la contrebasse. Le public est charmé. «Merci Carmen». x
x le délit · le mardi 5 novembre 2013 · delitfrancais.com