Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
EN P.4
Le mardi 7 octobre 2014 | Volume 104 Numéro 5
5 mecs depuis 1977
Volume 104 Numéro 5
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
Questions d’assemblées joseph boju
Le Délit
S
amedi 4 octobre dernier, l’ensemble de la rédaction du Délit s’est rendu de l’autre côté de la montagne pour une journée de conférences sur le journalisme organisée par la Préf, la Presse étudiante francophone. Ques aquo? Une nouvelle organisation à but non lucratif qui rassemble les 47 journaux étudiants francophones du Québec aux niveaux collégial et universitaire, organisation dont Le Délit est membre fondateur. La Préf vient remplacer la Presse Universitaire Canadienne — vieil organisme aux coûts d’adhésion exorbitants et aux compétences sordides en ce qui avait trait aux revendications francophones de ses membres. Lors de cette fructueuse journée d’échange hébergée par Quartier Libre le journal étudiant de l’UdeM, nous avons eu, entre autres, la chance d’interroger l’ensemble de nos confrères journaux étudiants sur leur rapport avec leurs associations étudiantes et administrations, à savoir s’ils payent un loyer pour leur bureaux de rédaction. La conclusion est la même que dans notre éditorial du 30 septembre dernier. Pas un ne paie. Alors pourquoi le devrions-nous? Maintenant que le référendum sur l’implémentation d’un nouveau frais pour le Centre Universitaire est passé — à 69%, ce dont nous nous réjouissons — cette question s’adresse à toi, cher exécutif de l’AÉUM. Pas d’excès, ni dans un sens, ni dans l’autre Le 17 septembre dernier, l’Association Étudiante de la Faculté des Arts de McGill (AÉFA) a voté une motion visant à changer les noms des salles de conférence «Champagne» et «Jack Daniels» situées dans le célèbre Arts Lounge (le salon des étudiants de l’AÉFA). En accord avec la politique d’équité de l’association, les étudiants sont invités à proposer de nouveaux
noms. Parmi les cinq les plus proposés pour chaque salle, deux seront sélectionnés par l’Association, selon les principes du «SafeSpace» ou d’«Espace Sécuritaire». L’ensemble des étudiants de la Faculté des Arts et de celle des Arts & Sciences pourra ensuite voter entre ces dernières options. Le résultat sera déterminé avant la période d’examens de la session d’automne. Lors de son assemblée, l’exécutif rappelait que les noms de ces salles sont, d’une part, inconnus de la plupart des étudiants et, d’autre part, inappropriés, «non-professionnels», et qu’ils promeuvent la «culture de la boisson». Comme tous les étudiants ne se reconnaissent pas dans cette «culture», il serait donc du devoir de l’association de prendre en charge la mesure salvatrice. Une telle initiative — impliquer l’électorat estudiantin dans le second baptême de bureaux administratifs — se doit d’être saluée. Cependant, si c’est de démocratie directe dont on veut parler, pourquoi ne pas laisser les étudiants décider pleinement des noms de chaque salle en faisant en sorte que les résultats du premier tour soient les derniers, ou bien que si un second tour aie lieu, celui-ci se fasse sans l’intervention de l’exécutif de l’AÉFA dans la sélection des candidats. Mais cela n’est rien comparé à l’autre obsession qui anime certains personnages sur ce campus: le concept de «SafeSpace». Un roman pourrait être écrit dessus. Loin d’en critiquer le nécessaire apport, nous en regrettons l’excès. Quelle est cette manie qui vous pousse à tout nous faire ravaler, jusqu’à nos propres gaz intestinaux? Va-t-on bientôt condamner l’idée d’ivresse par décret administratif ? Cette préciosité, cette dévotion, cette bigoterie est pour le moins fatigante. Sait-on seulement, dans la nébuleuse Leacock 232 — lieu où se tiennent les assemblées de l’AÉFA —, que «Champagne» est un des noms de famille les plus usités du Québec? x
RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Joseph Boju Actualités actualites@delitfrancais.com Léo Arcay Louis Baudoin-Laarman Culture articlesculture@delitfrancais.com Baptiste Rinner Thomas Birzan Société societe@delitfrancais.com Julia Denis Économie rec@delitfrancais.com Charles-Élie Laly Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Thomas Simonneau Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Cécile Amiot Luce Engérant Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Any-Pier Dionne Céline Fabre Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Gwenn Duval Contributeurs Émilie Blanchard, Yves Boju, Frédéric Chais, Hortense Chauvin, Virginie Daigle, Inès L. Dubois, Mahaut Engérant, Julia Faure, Frédérique Lefort, John Londono, Eva Martane, Julien Mignot, Jeremy Mimnagh, Éléonore Nouel, Myra Sivaloganathan. Couverture Cécile Amiot BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Dana Wray Conseil d’administration de la Société des publications du Daily (SPD) Juan Camilo Velázquez Buriticá, Dana Wray, Joseph Boju, Thomas Simonneau, Rachel Nam, Hillary Pasternak & Ralph Haddad.
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
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le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
Actualités
Nous recherchons des personnes atteintes d’ICHTYOSE pour participer à une étude de recherche sur un traitement topique approuvé qui a lieu à Montréal.
actualites@delitfrancais.com
brève
Prix Nobel pour un ancien élève de McGill flickr
Le Délit
L
’Américain John O’Keefe a reçu hier, le lundi 6 octobre, le prix Nobel de physiologie ou médecine, avec ses collègues norvégiens May-Britt Moser et Edvard Moser. Les trois scientiiques ont découvert ensemble des cellules constituant le «GPS interne» du cerveau. M. O’Keefe avait reçu un doctorat en psychologie physiologique de l’Université McGill en 1967. C’est aussi ici qu’il avait obtenu sa maîtrise. Suzanne Fortier, la principale et vice-chancelière de l’université, «félicite le professeur O’Keefe pour […] son travail révolutionnaire qui a permis de faire avancer
Les participants recevront une somme de 300$ pour quatre visites.
notre compréhension du cerveau». Le neuroscientiique a su résoudre un problème de longue date: comment le cerveau crée une carte de notre environnement immédiat et comment nous pouvons naviguer à travers lui. Par ailleurs, ces recherches mèneront peut-être à des progrès dans d’autres disciplines. Elles pourraient, par exemple, aider à comprendre les mécanismes de pertes de mémoire spatiale liées à la maladie d’Alzheimer. John O’Kefe est le quatrième ancien étudiant de McGill à remporter un prix Nobel depuis 2009, avec Jack William Szostak et Ralph Steinman en physiologie ou médecine également, et Willard Boyle en physique. x
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montréal
Sus au stigmate «Montréal marche pour la santé mentale.» Le Délit
A
u moins 600 personnes de tous âges, dont une certaine proportion d’étudiants, ont participé à l’événement «Montréal marche pour la santé mentale», dimanche dernier. Rassemblés vers 10h à la place Phillips, ils ont déilé pendant plusieurs heures en brandissant des panneaux prônant la tolérance et la compréhension. Ils estiment que les malades sont souvent stigmatisés et négligés; leurs troubles inquiètent et sont souvent méconnus par le grand public. «On a plus de services pour les écureuils et les chiens errants que pour les patients!», lâche un manifestant. Bon nombre des individus présents sont des représentants d’associations travaillant dans le domaine de la santé mentale; d’autres sont déjà impliqués dans cette cause. Le mot d’ordre: plus les gens seront sensibilisés aux maladies mentales, plus vite et plus naturellement disparaitronstles stigmates. Julie, membre de la communauté de pratique sur le rétablissement, avance que cette distance prise par les proches est un poids très lourd sur les patients. «C’est à tous les niveaux que la stigmatisation se manifeste: dans la famille, avec les proches, dans le milieu scolaire, dans le milieu de travail, explique-t-elle. Il ne faut pas non plus négliger l’auto-stigmatisation.»
Pour Catherine Lachance, conseillère clinique pour Maison l’Échelon: «c’est la société qui est malade; il faut la rendre plus saine.» Elle critique le regard psychiatrique, trop scientiique selon elle. «On ne peut pas réduire l’expérience qu’une personne vit à une maladie», explique-t-elle. La réalité des personnes atteintes de troubles mentaux serait donc beaucoup plus complexe et nécessite une approche plus sociale, basée sur l’accompagnement et la compréhension. La diversité des proils de manifestants révèle l’ampleur du problème: tout le monde peut être atteint de troubles mentaux. Il est cependant à noter que la recherche dans ce domaine est sousinancée. Selon le site Internet des organisateurs de l’événement, seulement 5,5% des budgets de santé au Canada y étaient consacrés en 2008, pour environ 10% de la population vivant une maladie mentale.
sentent seuls ou qui ont honte de parler de ce qu’ils traversent, ou peut-être qu’ils ne comprennent même pas ce qu’il leur arrive». Il est donc primordial de continuer à déconstruire progressivement ces tabous, sur le campus et ailleurs. La santé mentale, bien qu’elle puisse passer inaperçue de par sa nature, est un enjeu de taille dans le milieu universitaire. La journaliste Kate Lunau indiquait dans un article publié dans MacLean’s en 2012 qu’environ un quart des étudiants canadiens expérimentait des troubles mentaux, le plus souvent sous forme de stress, d’anxiété ou de dépression, mais pouvant aller parfois jusqu’au suicide. Le McGill Students’ Chapter of Jack. org était par ailleurs impliqué dans l’organisation de la conférence sur le même sujet Students in Mind, qui a également eu lieu dimanche dans le pavillon Shatner. x
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gwenn duval
Santé mentale à l’université Une bonne dizaine d’étudiants présents représentaient le McGill Students’ Chapter of Jack. org, une association visant précisément à éliminer le stigmate autour des maladies mentales, notamment sur le campus. Selon la porte-parole, Aanya Sagheer, bien que McGill ofre de très bons services en matière de santé mentale, «il y a toujours beaucoup de gens qui ne cherchent pas d’aide, qui se
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actualités
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campus
De la liberté d’expression à McGill Le JCCF classe McGill parmi les dix pires universités au Canada. Louis Baudoin-Laarman
Le Délit
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e Justice Center for Constitutional Freedoms [Centre de justice pour les libertés constitutionnelles, ndlr] place l’administration de l’Université McGill et son syndicat étudiant, l’Association des Étudiants de l’Université McGill (AÉUM) à la 3e place des dix pires universités de son classement annuel sur la liberté d’expression au sein des universités canadiennes paru le 29 septembre. Le 2014 Campus Freedom Index [indice de la liberté sur le campus en 2014], publié pour la quatrième année consécutive, a noté séparément les administrations et syndicats étudiants de 52 universités canadiennes ain de pouvoir ensuite les classer par ordre de liberté d’expression sur leurs campus respectifs. Le JCCF est une organisation non partisane dont le mandat est de défendre les libertés constitutionnelles des Canadiens, plus particulièrement la liberté d’expression, notamment sur les étudiants. Pour ce faire, le JCCF ofre de l’aide légale aux personnes qui se plaignent d’avoir été victimes de censure et publie chaque année son rapport sur la liberté d’expression dans la sphère universitaire canadienne. Selon Michael Kennedy, coordinateur de communication du JCCF et coauteur du rapport de 2014, cette dernière est particulièrement
importante sur les campus universitaires mais s’y voit souvent compromise lorsqu’il s’agit d’opinions polémiques: «Les universités ont été créées pour être l’avant-bras du libre échange d’idées et, pour pouvoir agir en tant que tel, elles doivent être ouvertes et respectueuses des idées et des opinions controversées», déclare-t-il au Délit. Or, selon le JCCF, la situation à McGill est très précaire en ce qui concerne la liberté d’expression, que ce soit au niveau de l’administration ou de l’AÉUM, qui obtiennent toutes deux un D (donc au-dessous de la moyenne) pour leurs politiques, ainsi qu’un D et un F respectivement pour les pratiques des deux institutions en matière de liberté d’expression. Le doyen à la vie étudiante André Costopoulos commente au Délit: «La liberté d’expression est cruciale au fonctionnement d’une université. Cela [le classement] ne correspond pas à mon expérience à McGill.» La méthodologie employée Pour comprendre la note de McGill, il faut connaître les critères d’évaluation utilisés par le JCCF. Le Centre note séparément de A à F les administrations universitaires et les syndicats étudiants sur leurs politiques en matière de liberté d’expression puis sur leurs pratiques. Les critères de la note sur les politiques universitaires sont l’engagement
oiciel d’une institution vis-à-vis de la liberté d’expression inscrite dans sa charte ou autre document oiciel, l’absence d’une clause de ladite charte censurant l’expression sujette à controverse, une politique assurant que les frais de scolarité ne seront pas utilisés ain de censurer les polémiques ainsi qu’une politique ne cautionnant pas les étudiants faisant obstruction à l’expression d’idées avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. À ces critères s’ajoutent, dans le cas des syndicats, des règles limitant le pouvoir de l’exécutif quant à la censure des associations étudiantes et lors des élections étudiantes. En ce qui concerne les pratiques des administrations académiques et des syndicats étudiants, elles sont notées par rapport au respect des règles mentionnées ci-dessus. McGill, mauvaise élève? Comment expliquer alors la mauvaise note de McGill, qui semble choquer le doyen à la vie étudiante? Pour ce qui est de l’université, le rapport dénonce entre autres l’exemple du McGill Daily, que l’administration avait «menacé de poursuivre en justice en airmant que le journal menaçait les droits de McGill en volant de l’information privée». En 2012, un article avait révélé des documents conidentiels de l’administration, piratés par le site non universitaire McGillLeaks. Le McGill Daily avait plaidé que les
documents publiés avaient déjà été rendus publics avant la parution de l’article. M. Costopoulos nie que cette afaire puisse être un exemple de censure étant donné que «l’administration de McGill n’a pas le pouvoir de censurer le McGill Daily puisque c’est une entité indépendante». Il ajoute cependant que «si l’université pense qu’une organisation utilise sa propriété intellectuelle, alors évidemment des mesures légales seront prises». Le rapport critique également le Bureau de l’éducation en équité sociale et en diversité (SEDE), à l’origine du programme «Espace sécuritaire», qui ofre à l’intention des facultés, du personnel et des étudiants des ateliers de formation et de sensibilisation à la discrimination raciale et sexuelle. À ce sujet, M. Costopoulos commente qu’il «ne voit pas en quoi ofrir des ateliers est une entrave à la liberté d’expression». Quant à l’AÉUM, notée plus bas que l’administration, elle est coupable, selon le rapport, d’entraver la liberté d’expression sur plusieurs plans, comme en tentant d’interdire la tenue d’un événement intitulé «Échos de l’holocauste» organisé par le groupe antiavortement Choose Life et qui comparait l’avortement aux atrocités de l’holocauste. Même si la demande d’interdiction votée par l’AÉUM avait été ignorée, le rapport déplore que l’administration ait par la suite «cautionné la frédérique lefort
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fermeture de l’événement par des manifestants». Ce que le rapport critique en particulier dans les pratiques de l’AÉUM, c’est qu’il est arbitraire dans sa censure. M. Kennedy trouve que les groupes censurés sont ceux avec lesquels l’AÉUM n’est pas d’accord: «[…] souvent, les exécutifs des syndicats étudiants se prennent presque pour des dictateurs sur leurs campus […], mais ils sont sujets aux lois du Canada et ne peuvent pas efacer les discours avec lesquels ils ne sont pas d’accord.» Un classement controversé Si le classement a conduit à certains changements de politiques de liberté d’expression au sein du syndicat étudiant de l’Université Carleton, le classement du JCCF et ses critères sont loin d’être approuvés par tous. Plus que les critères de classement, c’est sur la notion de liberté d’expression toute entière qu’il n’y a pas consensus. Selon M. Kennedy, le JCCF s’appuie sur la législation canadienne dans sa notion de liberté d’expression: «Le code pénal est clair sur la liberté d’expression: il doit y avoir une menace directe de violence ou de nuisance envers un individu où un groupe d’individus pour justiier la suppression de parole, ce qui n’inclut pas quelqu’un se sentant blessé par les dires d’une autre personne.» C’est justement avec cette notion de violence que la vice-présidente aux afaires universitaires Claire Stewart-Kannigan est en désaccord. Elle explique: «nous avons une diférente conception de la violence, car il y a de nombreuses libertés que l’AÉUM approuve, mais l’expression de haine est violente en elle-même.» Elle ajoute que tout le monde a le droit de se sentir en sécurité sur son campus. En ce qui concerne le programme «Espace Sécuritaire», Mme Stewart-Kannigan dénonce une attaque sur «ce qui est perçu comme l’agenda malfaisant «Espace Sécuritaire», mais [elle] ne croit pas qu’il soit malfaisant ou qu’il devrait être craint». Le JCCF ne devrait donc pas compter sur l’AÉUM pour changer ses politiques de liberté d’expression après sa lecture du rapport, puisque leurs deux points de vue sur la liberté d’expression sont entièrement diférents. Celui du JCCF, libertaire, suggère que tout peut être dit tant qu’un danger imminent n’est pas percevable. Celui de l’AÉUM, plus interventionniste, airme que le droit à la liberté d’expression de certains ne prime pas sur le droit des autres de se sentir en sécurité sur le campus. x
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campus
Encourager le volontariat à McGill Plusieurs organismes se réunissent pour une semaine d’événements en faveur du bénévolat. Myra Sivaloganathan
Le Délit
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a Journée de l’engagement communautaire, qui vise à promouvoir un esprit d’altruisme chez les étudiants, s’est déroulée le 2 octobre dernier. L’événement, qui se tient chaque année à McGill, rassemble plusieurs organisations philanthropiques de Montréal à travers une journée de bénévolat étudiant. Des activités allant de conférences au jardinage urbain ont eu lieu sur le campus. L’événement était organisé par le Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité (Social Equity and Diversity Education Office, SEDE), qui «promeut eut un développement durable, équitable, et ouvert dans notre communauté […] et encourage l’engagement civique pour promouvoir une compréhension plus profonde de la diversité», déclare Veronica Amberg, la directrice.
de la semaine plutôt qu’au cours d’une seule journée pour que «la date ne soit pas arbitraire, car on ne veut pas créer plus de travail [aux étudiants] que ce qu’ils ont déjà», affirme Lina Martin-Chan, coordinatrice des communications de SEDE. Depuis mai dernier, l’équipe de SEDE orga-
nise ce projet et est en contact avec ces organisations pour les consulter sur leurs besoins et leurs projets actuels. La Journée de l’engagement communautaire veut «faciliter les liens collaboratifs et fournir l’opportunité pour s’impliquer dans les projets actuels à Montréal» ainsi qu’«amé«amé-
liorer l’accès pour les groupes sous-représentés». Selon Lina, «McGill semble être une bulle isolée, à cause du campus clos et de la nature anglophone de l’institution, mais elle reste quand même très intégrée dans la ville de Montréal. En fin de compte, notre but est que les connections
«Notre but est que les connections que nous facilitons se transforment en relations à long terme.» Les événements organisés à l’occasion de la Journée de l’engagement communautaire ont en fait eu lieu tout au long
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que nous facilitons se transforment en relations à long terme, pas uniquement entre individus et organisations, mais aussi entre l’Université et les organismes communautaires». Parmi les organismes participant à la Journée de l’engagement communautaire se trouvaient le Centre d’amitié autochtone de Montréal, la Maison Benedict-Labre, ou encore La Porte Jaune. La Porte Jaune, dont certains projets sont similaires à ceux du SEDE, est une organisation fondée à McGill qui tente de promouvoir le dialogue, le service et la liberté d’expression en répondant aux besoins de la communauté montréalaise. Elle commandite par exemple le Elderly Project, qui, tout comme le projet Trésors cachés de SEDE, vient en aide aux personnes âgées du centre-ville en les accompagnant aux rendezvous médicaux, manière de leur redonner leur indépendance, et en coordonnant des petites fêtes et soirées cinéma. Projets à venir
mahaut engérant
SEDE a plusieurs projets prévus dans un avenir très proche. Une stratégie de conscience publique est en cours d’élaboration, avec l’objectif de «réduire les barrières au travail équitable […] et d’améliorer l’intégration sur le campus» avec des affiches, ateliers, vidéos, et un site web. D’une façon similaire, SEDE organise un programme d’éducation publique pour instaurer un dialogue touchant aux problèmes d’équité et de diversité et pour créer un espace où les gens peuvent partager leurs expériences. x
actualités
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montréal
Redistribuer les richesses Centraide veut consacrer 57 millions de dollars aux moins nantis en 2014. léo arcay
Le Délit
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Inès l. Dubois
ne personne sur sept dans le Grand Montréal est jugée vulnérable par l’organisme. Centraide juge nécessaire une redistribution des bénéices des entreprises aux personnes les plus démunies, quel que soit leur proil: jeunes, familles, personnes âgées, immigrants ou encore personnes handicapées. La 23e marche des 1000 parapluies, la manifestation annuelle de Centraide soutenant sa collecte de fonds, a rassemblé plus de 10 000 personnes dans les rues du centre-ville le jeudi 2 octobre dernier. On comptait notamment beaucoup d’employés des grandes compagnies qui parrainaient l’événement – tel que Bombardier, Hydro-Québec, Bell ou encore Desjardins – et d’institutions académiques montréalaises, dont les universités McGill et Concordia. Après chaque campagne de sensibilisation, Centraide récolte les dons et les reverse à quelques 360 organismes plus spécialisés dans le soutien des femmes, la santé, la sécurité alimentaire, les logements sociaux, la vie de quartier et bien d’autres. Centraide espère ainsi améliorer tous les aspects de
la vie des personnes défavorisées. Ces fonds sont souvent cruciaux pour permettre aux associations d’atteindre leurs objectifs. Par exemple, Patricia Bossy, directrice de J’apprends Avec Mon Enfant (JAME), explique: «On n’a aucun inancement récurrent. Chaque année, on doit aller chercher des subventions ponctuelles et, depuis qu’on est avec Centraide […], ça couvre à peu près le tiers de notre budget. Ça a complètement fait la diférence. C’est très diicile de faire des budgets prévisionnels et de démarrer des projets quand tout le inancement est ponctuel.» La diversité des organismes membres fait également de Centraide une plateforme d’échanges eicace qui permet à chacun de proiter des idées ou de l’expertise des autres. L’objectif de l’année dernière était aussi d’environ 57 millions. Le communiqué de presse de Centraide indique que 57% de ces dons venaient d’employés sollicités dans leurs milieux de travail, 25% de corporations, et 18% du grand public. «Les employés sont encouragés à contribuer. C’est une tradition, depuis des années […] de soutenir Centraide», explique Carole Garant, qui travaille à la Banque Scotia. «Les gens qui sont moins nantis ont besoin du support
du monde des afaires pour sortir de leur misère.» McGill et Centraide Une quinzaine d’employés de notre université étaient présents. Brett Hooton, directeur du Bureau de la vice-principale en recherche et relations internationales de McGill est cette année directeur de la campagne Centraide de l’Université. «Centraide, dans beaucoup d’aspects, est conforme à la mission de McGill, airme-t-il en entrevue avec Le Délit. Elle s’intéresse à l’éducation, à la propriété, aux moyens d’améliorer Montréal. C’est pourquoi McGill soutient cette campagne.» Redistribuer les ressources économiques serait donc un devoir partagé par l’ensemble de la communauté étudiante? À cette efet, la vice-principale et chancelière de McGill, Suzanne Fortier, ainsi que la présidente de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM), Courtney Ayukawa, ont contribué à organiser la campagne interne à McGill, à savoir la mobilisation et la collecte de fonds des employés. Il est à noter, cependant, qu’aucune des deux n’a participé à la marche, bien que Mme Fortier soit restée jusqu’au départ de la cohorte. x
Marche dénonciatrice Une manifestation autochtone qui sert de tremplin pour critiquer le gouvernement. Myra sivaloganathan
Le Délit
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a 9e marche et veille pour les femmes disparues et assassinées s’est déroulée le samedi 4 octobre dernier. C’est en scandant divers slogans contre les abus commis à l’égard des femmes autochtones que quelques centaines de manifestants ont déilé de la Place Émilie-Gamelin au parc des Amériques sur le boulevard Saint-Laurent. Selon un rapport de la Gendarmie royale du Canada (GRC) publié en mai dernier, 1181 femmes des Premières Nations ont disparues ou ont été assassinées entre 1980 et 2012. Des manifestations similaires ont eu lieu dans bon nombre de villes en cette in de semaine. L’événement a commencé avec un discours du collectif Justice pour les femmes autochtones disparues et assassinées, plus souvent appelé Missing Justice, rappelant que l’événement prend place sur le territoire mohawk. L’organisme vise à sensibiliser le public à la violence et à la discrimination contre les femmes autochtones québécoises. Pour Monica van Schaik, l’agent de liaison médiatique de Missing Justice, le but de la manifestation était de «sensibiliser le public à ce
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problème, et d’exposer comment le gouvernement fédéral refuse de faire enquête et d’écouter les revendications des communautés amérindiennes». Elle explique que cette marche marque le début de la Marche mondiale des femmes, et que c’est la première fois que le collectif coorganise l’événement avec Femmes Autochtones du Québec, qui collabore également avec Amnistie internationale depuis dix ans. La semaine dernière, à la Colline du Parlement à Ottawa, le rapport d’Amnistie internationale On a volé la vie de nos sœurs, rédigé il y a dix ans, a été publié. Il énumère les sources, incluant les causes criminelles, mais aussi économiques et sociales, qui contribuent à ce problème. Un représentant d’Amnistie internationale remarque le grand nombre de participants cette année, et annonce au Délit «[qu’il] y a plus de conscience des femmes autochtones disparues et assassinées. Sur un niveau international, on s’est tenu devant le Comité de l’ONU contre la torture pour éliminer la discrimination raciale et sexiste ainsi que devant plusieurs autres comités. De nombreuses organisations internationales, dont les Nations unies, implorent le Canada d’exécuter ses engagements inter-
éléonore Nouel
nationaux et de défendre les femmes autochtones au Canada». Missing Justice a élaboré sur ce même thème en déclarant «[qu’une] enquête nationale est importante, mais c’est [primordial] de souligner que nous connaissons la cause de ces violences. La Loi sur les Indiens de 1876 [qui déinit encore aujourd’hui les droits et le statut des Premières Nations au Canada, ndlr], […] a compromis la sécurité et le bien-être des femmes autochtones au Canada. Nous devons changer l’attitude apathique […] des policiers et des politiciens,
et exiger une enquête et un plan d’action national. Ça doit être enseigné à chaque école, et ça doit être obligatoire que les politiciens soient sensibilisés culturellement». Jacinthe Gagnon, une militante du Nouveau Parti démocratique (NPD), est partisane des droits autochtones et a participé à sept des neuf marches. «Les autorités tirent des conclusions hâtives et supposent que ces femmes se sont enfuies de leurs maisons, ou qu’elles sont des prostituées, ivrognes, etc. Il y a beaucoup de racisme envers les femmes autochtones, et beau-
coup d’idées préconçues. Ce n’est pas juste». Elle airme qu’elles ne peuvent pas travailler, posséder leurs territoires ou emprunter de l’argent, et que les lois envers les Premières Nations sont souvent injustes. Elles contribuent même à un cercle vicieux de pauvreté. «Le pire, c’est que les autorités le considèrent normal. Si c’est une jeune femme blanche du Québec qui s’est enfuie et a disparu, les autorités s’impliquent. On parle [d’elles] chaque année, mais pas des femmes autochtones qui disparaissent de leurs maisons.» x
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politique internationale
Troubles à Hong Kong La diaspora étudiante hongkongaise soutient le mouvement pro-démocratique. julia faure
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lors que le gouvernement de Pékin se préparait à fêter les 65 ans du communisme le 1er octobre dernier, la région administrative spéciale de Hong Kong exprimait son mécontentement et sa peur de se voir retirer ses droits démocratiques. Depuis la rétrocession de l’île à la Chine en 1997, elle bénéicie de libertés légales qui n’existent pas en Chine continentale, notamment le droit de rassemblement. L’accord assurant la politique «un pays, deux systèmes», qui fait de Hong Kong une région unique, cessera de s’appliquer en 2014; ce qu’il adviendra de l’île au-delà de cette année demeure lou. Il y a une certaine anxiété ambiante depuis la rétrocession quant à ce futur incertain: la population craint une assimilation complète au régime autoritaire de la Chine continentale. Le mouvement a reçu l’appui de la grande majorité du monde occidental. À McGill, comme dans d’autres universités nord-américaines, les étudiants ont organisé des manifestations de soutien. Dans un article publié par Public Radio International, le professeur Kong Qingdong, qui enseigne à l’Université de Pékin, souligne le fait que «beaucoup de Hongkongais ne se considèrent pas Chinois». À cause de cette diférenciation voulue des Hongkongais, on accorde beaucoup d’importance aux élections du chef de l’exécutif
de Hong Kong qui auront lieu en 2017. Cependant, cela fait quelques années que la Chine semble revenir sur ses promesses de 1997: cet été, Pékin a annoncé que les Hongkongais voteraient pour leur représentant à partir d’une présélection de candidats iltrés par la capitale. La méiance qui a découlé de cette annonce s’est traduite par des marches de protestation paciiques dans la ville le jeudi 25 septembre 2014. Les manifestations ont graduellement pris de l’ampleur, notamment avec l’intervention des activistes de Occupy Central. C’est cependant la violence de la réponse du gouvernement qui a aggravé la situation pour lui donner l’ampleur qu’elle a aujourd’hui. L’utilisation par la police de gaz lacrymogènes a incité des dizaines de milliers de civils à se rallier à la manifestation. Depuis, le gouvernement central chinois est enclin à négocier avec les porte-paroles du mouvement. Ces derniers jours, les tensions ont considérablement diminué.
part, diférents événements publics ont été organisés avec pour objectif de montrer le soutien international au mouvement hongkongais. Au moins 30 villes dans le monde, et 45 campus en Amérique du Nord, ont organisé des mouvements de solidarité. L’événement Wear Yellow for Hong Kong [Portez du jaune pour Hong Kong, ndlr], organisé par des étudiants hongkongais à l’étranger, a rassemblé, le 1er octobre, plus de 37 000 personnes sur de nombreux campus nordaméricains. À McGill, un groupe s’est retrouvé au portail Milton vers 14h, certains déjà habillés en jaune, d’autres arborant le fameux ruban jaune devenu symbole de la
manifestation Hong Kong Allies et du mouvement Occupy Central. Les étudiants étaient présents pour une même cause: «se battre paciiquement pour une vraie démocratie à Hong Kong», comme le dit Kevin Cheung, étudiant en échange d’origine hongkongaise, lors d’une entrevue avec Le Délit. Le rassemblement comprenait plusieurs discours, argumentant pour la cause des Hongkongais, tout en insistant sur une caractéristique: le paciisme des révoltes. Une autre étudiante, Wing Yu, airme dans ce sens que «ce n’est pas en cassant des vitres et en détruisant la ville que nous essayons de protéger que nous nous ferons entendre».
Malgré cet événement, une importante partie des étudiants de McGill n’est pas au courant de ce qui se passe à Hong Kong. Le Délit a aussi pu obtenir une entrevue avec Hugo Hui-Lang, étudiant qui participe aux manifestations à Hong Kong depuis le début. Pour lui, il est important que le message soit difusé: «le soutien international et les médias ont été d’une aide précieuse», et il faut impérativement «continuer à sensibiliser le monde à notre cause». Même si ces protestations ne changent pas l’opinion chinoise, les révoltes à Hong Kong représentent un pas de plus dans l’opposition de l’île à la normalisation pékinoise. x éléonore nouel
Répercussions à l’étranger Le monde entier a retenu son soule pendant quelques jours, les yeux rivés sur l’île. Au Canada, le soutien verbal vient en partie du gouvernement. Le ministre canadien des Afaires étrangères, John Baird, a indiqué sur Twitter que «le Canada appuie la continuité de la liberté d’expression et de la prospérité dans un État de droit». D’autre
Élections au Brésil La présidente sortante Dilma Roussef est mise en ballotage par Aécio Neves. Eva martane
Le Délit
L
’élection présidentielle brésilienne s’est tenue le 5 octobre 2014, dans le cadre des élections générales du Brésil. Malgré certaines afaires de corruption dans lesquelles le gouvernement était impliqué, l’actuelle présidente et chef du Parti Travailleur, Dilma Roussef, a bénéicié d’une forte cote de popularité tout au long de son mandat. C’est donc sans surprise qu’elle arrive à la tête du classement, avec 41,59% des voix. Cependant, elle ne dispose pas d’une majorité absolue et devra faire face à un ballotage contre le social-démocrate Aécio Neves, qui a pour sa part recueilli 33,54% des voix. Quant à Marina Silva, la candidate du Parti Socialiste brésilien, elle se classe en troisième position, avec 21,31% des voix. Les autres partis ont pour leur part obtenu de
faibles scores. Cette élection aura des conséquences à l’échelle régionale et mondiale, compte tenu de l’appartenance du Brésil au groupe des pays émergents. «Le résultat de l’élection est un message qui me dit d’avancer, de continuer le combat côte à côte avec tous les électeurs pour changer le Brésil», déclare Dilma Roussef. «C’est une victoire pour le changement. La candidate de l’opposition a obtenu la majorité des votes mais nous continuerons à nous unir pour gagner les élections du second tour et ainsi donner au Brésil un gouvernement honorable et eicace», explique Aécio Neves. Des politiques très diférentes Le second tour, qui aura lieu le 26 octobre, opposera donc deux grands partis du Brésil: le Parti des Travailleurs, aux inclinations marxistes, et le Parti de la
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
Social- Démocratie Brésilienne. Les programmes électoraux des deux partis difèrent considérablement. La politique de la présidente actuelle, basée sur la redistribution des richesses, lui assure le soutien des régions pauvres du Nord du pays. «Les villes pauvres du Brésil, qui sont très nombreuses, votent la plupart du temps pour Dilma Roussef, puisqu’elle leur donne plusieurs types d’allocations», explique Camila, une étudiante brésilienne à l’Université Paris Ouest Nanterre, en entrevue avec Le Délit. Mme Roussef a d’ailleurs souligné la réduction progressive des inégalités au cours de son mandat. Le coeicient de Gini, qui mesure le niveau d’inégalités au sein d’un pays, est par exemple tombé à 0,49, contre 0,56 en 2001. Aécio Neves, au contraire, opte pour une politique plus favorable aux entreprises. D’après Le Nouvel Observateur, cet économiste se
caractérise par une «tendance libérale mâtinée d’une légère ibre sociale». Son but est de restaurer la coniance des investisseurs tout en favorisant le développement social. Il veut réduire les dépenses du gouvernement et augmenter les investissements productifs. Les grandes villes émergentes du pays, Sao Paulo et Rio de Janeiro notamment, sont favorables à des réformes davantage axées sur les marchés et soutiennent majoritairement le candidat social-démocrate. Surprise générale Jusque-là, Marina Silva avait longtemps été l’une des favorites dans les sondages. Toutefois, comme l’explique Angelo Dos Santos Soares, professeur à l’UQAM, «la cote de popularité de Marina Silva a chuté d’une manière exceptionnelle parce qu’il n’y a pas de consistance dans son discours. Un
jour, elle airme soutenir l’exploitation du pétrole et le lendemain, elle prétend le contraire». En revanche, la cote de popularité d’Aécio Neves a considérablement augmenté ces derniers jours, à la suite de la campagne ratée de Marina Silva. L’annonce des résultats du vote a surpris les médias internationaux. Reuters évoque «la campagne la plus instable que le Brésil ait jamais connue depuis des décennies». Le résultat inal dépend en grande partie de l’appui du Parti Socialiste Brésilien. D’après The Economist, si 70% des électeurs ayant voté pour Marina Silva au premier tour se rallient au Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), Aécio Neves a de grandes chances de gagner. Ce scénario est cependant peu susceptible de se produire et Dilma Roussef devrait, selon les prévisions, remporter le second tour. x
actualités
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Société
enquêtes
societe@delitfrancais.com
luce engéerant
Entrer dans la carrière Rencontre avec diférents fantassins de la chose publique. joseph boju avec léa Frydman
Le Délit
R
éconcilier l’action et le discours, être à la fois éthique et authentique, représenter son peuple: être politicien. Réconcilier les diférents engagements de son supérieur, être à la fois son cerveau et son laquais, le représenter devant les hommes: être assistant parlementaire. Le programme est de taille, beaucoup d’appelés, peu d’élus. La fonction est essentielle. Pour éclairer ses tenants et ses aboutissants, Le Délit est allé rencontrer diférents étudiants et jeunes professionnels, québécois, français et américains, impliqués dans la représentation politique.
qui me ferait voir d’autres horizons culturels.» Comme de bien entendu, l’engagement est porté par une certaine idée de la politique et un ensemble de valeurs. Contactée en France par téléphone, Flaminia Le Maignan, collaboratrice parlementaire depuis un an auprès du député UMP (Union pour un Mouvement Populaire) de Lozère, Pierre Morel-A-L’Huissier, explique son attrait pour la politique parce qu’elle «combine la géographie et l’économie, l’histoire et les relations internationales. C’est un monde qui m’a toujours tenté. Je m’intéressais beaucoup aux lois, à l’actualité et aux institutions, à la manière dont notre pays fonctionnait». Au jour le jour
Pourquoi s’impliquer ? La question est banale, quoique primordiale. Pour Stéphane Stril, étudiant au baccalauréat en sciences politiques à McGill et attaché politique au bureau de circonscription de la ministre de l’Immigration (Mme Kathleen Weil), l’engagement est une évidence: «Dans une société démocratique comme la nôtre, tout est politique. Si l’on s’intéresse à l’avenir de notre pays, province ou société alors la politique est un passage obligé car c’est à travers elle que l’on peut modeler notre avenir.» Selon Gabrielle Beaulieu, étudiante à la maîtrise en littérature et ancienne représentante jeunes du Parti Québécois de Laval-des-Rapides, il s’agissait d’un appel à se mesurer: «je désirais relever le déi de m’impliquer dans une communauté représentative de la situation québécoise en 2014, c’est-à-dire avec une population immigrante très forte
8 société
Le quotidien des collaborateurs parlementaires et des attachés politiques est sensiblement le même. Stéphane Stril avance que «la particularité du travail d’attaché politique c’est qu’il n’y a pas deux journées identiques. L’actualité politique façonne l’agenda. Deux choses reviennent cependant de façon quotidienne: la revue de presse et la période de questions. Visionner la période de question de l’Assemblée Nationale est un rituel pour les attachés politiques, c’est un moment essentiel ain de rester au courant des débats politiques du moment. Entre ces deux activités, les tâches varient grandement: rédiger des lettres ou des accusés de réception, traiter les demandes de subventions des organismes locaux, répondre aux demandes des citoyens, visiter des commerces ou des organismes communautaires en compagnie de la députée, etc.» Pour Flaminia Le Maignan,
les tâches se scindent en trois: le secrétariat, la communication et le travail législatif à proprement parler. Si elle se considère «potiche à 10%, secrétaire à 30% et politique à 60%», d’autres n’ont pas cette chance. Reggie Love, ancien aide de camp personnel de Barack Obama, avoisine plutôt les 90% potiche. Larbin du président Rencontré le 23 septembre dernier, lors d’une conférence à l’ENAP (Ecole Nationale d’Administration Publique) organisée par le Groupe d’études en relations internationales du Québec (Gériq), Reggie Love a été le «chief of stuf» de Barack Obama durant quatre ans et demi à la Maison Blanche. Après des études de sciences politiques à Duke University et un court passage chez Goldman Sachs comme stagiaire, Love est engagé avant la campagne présidentielle de 2008 comme assistant collaborateur parlementaire. À 23 ans, on lui propose de suivre Obama durant sa campagne, il accepte et durant deux ans, les deux vont parcourir les cinquante États de long en large, à raison de trois à quatre villes par jour, l’un faisant les discours et l’autre les valises. Larbin en chef du futur président des ÉtatsUnis, sa tâche consiste à s’occuper de tout ce qui est relatif à l’organisation logistique, par exemple «trouver des œufs et du bacon à six heures du matin». Après l’élection, le rythme efréné continue, il n’est pas rare que les journées de travail avoisinent les dix-huit heures. 68 pays visités plus tard (et autant de listes de lecture pour l’iPod du président), Reggie Love quitte son poste pour retourner aux études. L’expérience lui a
plu même s’il n’est pas certain aujourd’hui de vouloir se lancer dans l’aventure politique. «La distrayante politique française» Dans une chronique de Stéphane Laporte publiée dans La Presse du samedi 4 octobre, l’humoriste dresse un tableau satirique des pratiques politiciennes françaises, lorsque comparées avec les nôtres, et les bons mots fusent: «Il y a plus de scandales en France que de baguettes de pain». De façon concrète, certains commentaires de Flaminia Le Maignan soutiennent fort bien cette critique: «C’est un milieu désabusant. Quand je suis arrivée [à l’Assemblée Nationale], les collaborateurs, les agents, tout le monde m’a dit ‘‘ici on fait les lois, mais on ne les respecte pas’’. J’ai l’impression de perdre mes idéaux et mes valeurs un peu plus chaque jour. À l’UMP comme au PS [Parti Socialiste], ce sont tous les mêmes. J’ai vent de toutes leurs magouilles inancières. J’ai signé une clause de conidentialité qui me défend d’en parler, mais le système est pourri. Je me demande comment on peut vouloir rester en politique.» Doit-on alors être étonné que Stéphane Laporte prétende que «la politique française se suit comme un roman» et qu’il évoque coup sur coup, Balzac, Feydeau, La Fontaine et Amélie Nothomb? En suivant les propos de Flaminia, on reconnaît en efet un côté très balzacien dans cette perte d’illusions qu’imposerait l’entrée en politique: «Je me suis dit en prenant le poste que je resterais jusqu’aux présidentielles, maintenant j’en doute. J’ai l’impression d’être une mégère à 23 ans. J’ai même
une vision glauque de l’amour à force de tous les voir se taper leurs maîtresses dans leurs bureaux. Et pourtant je ne me pense pas naïve, mais le peu de naïveté que j’avais a disparu.» Et peut-être est-ce là un caractère strictement national. Ce célèbre cynique de Flaubert écrivait dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie que la France «est le pays le plus irritant du monde pour les honnêtes natures, et [qu’] il faut avoir une ière constitution et être bien robuste pour y vivre sans y devenir un crétin ou un ilou». Au Québec, les tensions à l’égard de la chose publique semblent moins cristallisantes d’après les témoignages de Stéphane Stril et Gabrielle Beaulieu. Stéphane Laporte, pour sa part, déplore le manque de «panache» que lui ofre son théâtre politique national. Ces remarques générales sont peut-être l’efet du nombre; plus la faune est nombreuse, plus il y a de lions. Avis aux intéressés Pour entrer dans l’arène politique, «il faut être armé, parce que c’est un boulot rude» prévient Flaminia. Elle recommande aussi d’aller voir ailleurs. «Je pense qu’il faut aller travailler en entreprise. L’Assemblée [Nationale], c’est une bulle dorée». Et c’est un des reproches les plus fréquents que l’on fait à la sphère politique: son décalage avec la réalité. Pour entrer dans la carrière, Reggie Love reste intraitable sur le comportement que doit adopter l’apprenti politicien: «il faut dire ‘‘oui’’ à tout, se donner de la valeur, se rendre indispensable, et surtout commencer le plus tôt possible.» Mais suit-il d’entrer? x
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
Califat: faits, fictions et réactions Retour sur le regard de la communauté musulmane canadienne sur l’État islamique. hortense chauvin
«L
e terme “califat” a été mal employé dans les médias. Le but de cette conférence est d’éliminer les idées fausses et d’expliquer son véritable rôle», annonce le président régional aux afaires étudiantes de l’est du Canada d’Ahmadiyya, au début de son intervention à McGill, le 24 septembre dernier. Fondée en 1889, Ahmadiyya est un mouvement réformiste musulman. Cette communauté musulmane est étendue à travers deux cents pays et rassemble dix millions d’adeptes, mais n’a qu’un unique représentant, Hadrat Mirza Masroor Ahmad. Ahmadiyya est un mouvement dont les allégations sont globalement réfutées par l’orthodoxie musulmane. Doublement persécutés par le gouvernement pakistanais et des groupes religieux les qualiiant «d’hérétiques», leur volonté de «rénover» l’islam les expose à de nombreuses critiques. Au Pakistan, le rejet de ce groupe va jusqu’à l’obligation pour chaque citoyen de jurer solennellement considérer son fondateur comme un imposteur, et ses disciples comme «non-musulmans» ain d’obtenir un passeport. Au Canada, on recense quelques 25 000 membres de la communauté Ahmadiyya (selon le Vancouver Sun); et ils sont quelque peu impopulaires parmi les musulmans canadiens et américains à cause de leur prosélytisme. Lors de la conférence tenue à McGill, le missionnaire régional en charge d’Ahmadiyya au Québec Abdul Rashid Anwar a tenu à souligner les diférences fondamentales entre le sens réel du terme «califat», c’est-à-dire, un territoire sur lequel un calife exerce sa souveraineté, et son utilisation abusive par des groupes terroristes comme l’autoproclamé État islamique (EI). Des terroristes islamistes plutôt qu’un califat islamique L’État islamique, mobilisant aujourd’hui entre 20 000 et 30 000 combattants, est indéniablement une forme d’islamisme violent: leur but est d’établir un gouvernement, qu’ils nomment «califat», où leur interprétation de la loi islamique serait imposée aux habitants. Si Internet permet aujourd’hui à EI de difuser dans le monde entier des images de terreur et de violence extrême envers des ressortissants de la
coalition internationale en guerre contre elle, les premières victimes de ce mouvement sont les habitants des régions touchées par le conlit. La Société islamique d’Amérique du Nord y a réagi en airmant que «les actions d’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant) n’ont jamais été représentatives ou en accord avec les enseignements traditionnels de l’islam», ajoutant que «ce meur-
plus, une des responsabilités fondamentales d’un califat serait de ne jamais aller contre les principes fondamentaux prônés par l’islam, notamment le message de paix contenu dans son enseignement, précise-t-il. Les représentants d’Ahmadiyya ont alors insisté sur l’ailiation d’EI avec Al-Qaïda, ainsi que sur son caractère politique et ses ambitions impérialistes. «Leur motivation n’est pas religieuse»,
réformateur des derniers temps en 1889, élu par Dieu pour restaurer l’islam. Cependant, contrairement à l’État islamique, Ahmadiyya prône la «renaissance de l’islam véritable» en conquérant «les cœurs et non les territoires», se plaçant ainsi dans une posture bien plus paciique. C’est une «communauté qui rejette catégoriquement la violence et le terrorisme de toute forme et pour toute cause» peut-
luce engérant
tre ne peut être justiié par la foi pratiquée par plus de 1,6 milliard de personnes». Le 29 juin dernier, l’organisation armée s’est autoproclamée «État islamique» en Irak et au Levant, revendiquant son statut de califat. Pourtant, cette souveraineté et son acceptation ne sont pas si évidentes. Si l’actuel calife Abu Bakr al-Baghdadi revendique sa iliation avec le prophète Muhammad, cette présupposée toute-puissance ne fait pas l’unanimité. Lors de la conférence tenue le 24 septembre à McGill, Abdul Rashid Anwar, diplômé en études religieuses comparées de l’Université Ahmadiyya, a insisté sur l’interprétation erronée de la notion de califat. Selon lui, un califat ne peut pas, par essence, être autoproclamé d’une telle façon. Représentant d’Allah et du Prophète sur terre, désigné par Dieu par l’intermédiaire des hommes, le rôle du calife se limite à poursuivre la mission du Prophète à sa disparition. De
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
explique le président régional aux afaires étudiantes. Calife à la place du calife? Ces airmations à l’encontre de l’EI n’ont rien de nouveau ni de surprenant. Ce qui l’est plus cependant, c’est qu’elles sont adressées par un groupe musulman qui lui aussi se présente comme califat. Le statut de prophète que les membres d’Ahmadiyya attribuent au fondateur du mouvement et l’identiication de leur actuel représentant à un calife sont sujets à controverse. En efet, Ahmadiyya se décrit aujourd’hui comme un califat spirituel et paciique, sans responsabilités administratives. «L’une des plus grandes faveurs dont jouit la communauté islamique Ahmadiyya est qu’elle a été bénie par l’institution du califat en islam», peut-on lire sur le site Internet d’Ahmaddiya. Et son fondateur Hadrat Mirza Ghulam Ahmad s’est lui-même proclamé
on lire dans la description des croyances du groupe. «Il est du devoir des musulmans qui se prononcent pour la paix de clariier que l’islam n’encourage jamais aucun type d’atrocité», a réairmé Abdul Rashid Anwar pendant la conférence. Marquer la distinction entre Islam et État islamique au Canada. Ahmadiyya n’est pas la seule communauté musulmane à se placer oiciellement contre l’EI au Canada. En août, le Conseil canadien des imams a déclaré qu’il «condamnait catégoriquement les actions de ce groupe et ses monstrueux crimes contre l’humanité» et a appelé les musulmans canadiens à se positionner contre l’idéologie de l’EI. L’Association musulmane québécoise souligne quant à elle qu’il est nécessaire de réaliser qu’«une religion se doit d’être jugée pour ses enseignements et non pour ses adeptes». «Chacun
d’entre nous a le devoir de s’informer sur les croyances de l’autre, au-delà des faits divers relatés par les médias et des préjugés véhiculés par ceux-ci, avant d’émettre un jugement sur une doctrine.» Suivant cette démarche, des campagnes ont notamment été lancées sur les réseaux sociaux, comme #NotInMyName lancé par l’Active Change Foundation. Elles ont permis, de sensibiliser l’opinion publique aux diférences entre les enseignements de l’islam et son détournement à des ins violentes. Toutefois, cette constante nécessité d’airmer cette diférence soulève une autre problématique. Le besoin pour un grand nombre de pratiquants d’attester publiquement qu’islam et islamisme sont distincts souligne à quel point notre société associe à tort terrorisme et islam. Pourquoi chaque musulman devrait-il se justiier et airmer publiquement sa non-adhésion à un mouvement dont il n’est ni coupable, ni solidaire? Dans une lettre ouverte publiée sur le site Internet du journal français Le Monde, Hanane Karimi, doctorante en sociologie du fait religieux, la doctorante Fatima Khemilat, la journaliste Nadia Henni-Moulai et l’étudiant-chercheur en histoire Thomas Vescoci se sont interrogés sur cette perception actuelle de la religion musulmane. Ils regrettent la couverture actuelle du conlit, où les pratiquants sont sommés de se justiier d’actes dont ils ne sont en aucun cas responsables. «Ce n’est plus aux racistes qu’il revient de lutter contre les catégorisations et les raccourcis qu’ils opèrent, mais aux «racisés» eux-mêmes de montrer plus que jamais “patte blanche”», déplorent-ils. L’image qu’entretient les médias des agissements d’EI se focalise en efet trop souvent sur sa dimension religieuse sans s’intéresser aux autres causes, qu’elles soient politiques, économiques ou historiques. La notion de califat étant sujet à controverse, n’envisager les actions d’EI qu’à travers le prisme de la religion revient à faire un raccourci dangereux, susceptible de limiter un conlit complexe à une vision manichéenne des acteurs actuellement impliqués. Comprendre le conlit et les causes sous-jacentes qui l’alimentent nécessite de s’émanciper des idées préconçues et simplistes. x
société
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points de vue opinion
Et si Emma Watson était Mme Tout-le-monde? Parole à la défense de l’Ambassadrice pour les droits des femmes aux Nations Unis. yves boju
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n peu plus de deux semaines après le début de la campagne He For She, on compte aux alentours de 170 000 partisans de sexe masculin sur le site du mouvement. He For She est un mouvement féministe qui reprend les enjeux «classiques» du féminisme, à savoir les luttes pour l’égalité en termes de salaire et d’éducation par rapport à la gent masculine, tout en abordant aussi des thèmes comme le mariage forcé. Dans un monde si prompt à demander du nouveau, le mouvement innove en invitant officiellement les hommes à s’engager contre les inégalités faites aux femmes. À première vue, il s’agirait d’une bonne manière d’engager un changement social en prenant en compte le maximum de personnes. Ainsi, au lancement de la campagne, le 20 septembre dernier, l’icône du mouvement, Emma Watson, semblait loin de se douter qu’elle déclencherait une controverse dans divers milieux féministes. Pourtant, plusieurs voix se sont hâtivement élevées contre le mouvement et une variété de critiques ont été
poussées à l’encontre de la douce Emma. «Sauvez Emma» Le Don Quichotte que je suis dérive d’un style scolaire pour m’approprier le débat et défendre à mon tour la belle Emma. Face à une actrice, rien de mieux qu’une scène de film pour clarifier le jeu: Emma Watson, alias Bambi et le(s) chasseur(s). Quelles sont les charges? Bambi a un pelage trop soyeux, il est décidément trop connu dans la forêt et utilise sa célébrité pour faire passer un message qui ne le concernerait alors qu’à moitié. On dénonce He For She comme étant un mouvement féministe dans l’air du temps, qui utilise une icône pour faire passer un message. Ce féminisme «grand public» et «à la mode» ne s’attaquerait qu’à une partie du débat, car il est défendu par des célébrités triées sur le volet, alors que les mouvements qu’elles représentent concernent une variété considérable d’individus, lesquels ne sont pas nécessairement blancs, bien éduqués, riches, beaux, etc… Le tort d’Emma serait qu’elle n’est ni un
individu lambda, ni un membre de la communauté LGBT qui vit un quotidien potentiellement différent d’une personne «cisgenre». Bambi n’est ni généralité, ni minorité opprimée; alors certains crient à l’arnaque quand elle se présente comme ambassadrice du féminisme. Seulement voilà, ce jeu de culpabilité ne marche pas! En effet, qui mieux qu’une jeune femme connue par le monde entier peut discourir en ayant autant de portée, sans pour autant perdre le fond du message féministe? L’image d’Emma à l’ONU a conquis les réseaux sociaux et frappé les esprits, plus profondément que le baiser entre Hermione et Ron dans le dernier film Harry Potter. D’autres l’accusent de manquer de légitimité. Une jeune femme à qui la vie, jusque-là, a souri, peut-elle prendre la parole au nom des autres? À cette question, j’en propose d’autres. Se demande-t-on si Marx, de par son éducation bourgeoise, était en position légitime pour fonder une idéologie qui servirait aux plus souffrants que lui? Doit-on nécessairement être victime de quelque chose pour rejoindre une
Gwenn duval
cause? Si Emma Watson s’appelait Mme Tout-le-monde, ces sophismes ne s’imposeraient pas. Prenons plutôt en exemple Elisabeth Badinter, une femme de lettres engagée qui adopte une position rationnelle, quoique empreinte de misandrie. Emma Watson suit cette démarche en invitant les hommes à rejoindre le mouvement en insistant sur le fait qu’il ne peut pas y avoir
d’avancée constructive dans un système à deux temps. Il s’agit non pas d’une lutte, mais d’un travail de société qui demande l’accord des différents partis qui la forment. Et de la même manière que Mrs. Watson termine son discours, j’invite quiconque lit cet article à questionner l’engagement pour la cause féministe: sinon moi, qui? Sinon maintenant, quand? x
un par un, soucieux de l’omission de cacher l’identité de certains collaborateurs, et ainsi sauver leur peau. Petit à petit les critiques afluent de l’intérieur. Plusieurs collaborateurs proches du fondateur le décrivent comme ayant toujours besoin d’emporter le dernier mot. En 2011, l’ancien porte-parole de WikiLeaks, Daniel DomscheitBerg, lève le voile sur les coulisses de l’organisation. Loin de ravaler son soutien envers les convictions sur lesquelles se basait originellement WikiLeaks, son livre dresse un portrait peu sympathique de Julian Assange, et dénonce certains manques de transparence dans la gestion du site. DomscheitBerg y démentit, entre autres, l’illusion difuse que le site est le résultat de la collaboration entre des milliers d’internautes. Elle serait plutôt tirée de l’utilisation de nombre de pseudonymes, des alias d’Assange, rendant opaques les réelles contributions. Autre chef
d’accusation, celui que WikiLeaks aurait reçu des inancements par les chaînes de médias en échange de la difusion de la vidéo «Dégâts collatéraux». «Le fait de recevoir de l’argent pour difuser […] m’a laissé un mauvais arrière-goût dans la bouche», écrit DomscheitBerg. Le livre et les critiques ont attaqué Julian Assange au vitriol, mais non sans louer auparavant son charisme et sa volonté de fer. Bien que souvent décrit comme mythomane, vantard, égotiste, la tête grossie par l’intérêt des médias, et potentiellement coupable d’agressions sexuelles, Julian Assange reste, au-delà des controverses, un symbole du combat pour la liberté d’expression au XXIe siècle. Le Royaume Uni a formulé la promesse d’une extradition vers la Suède si Assange décidait de poser ne serait-ce qu’un pied en-dehors de l’Ambassade. En attendant que la situation évolue, il ne reste à Assange que l’attente. x
chronique
La plus grande fuite Esther Perrin Tabarly | Raconter au prix d’une vie.
«W
ikiLeaks est une organisation médiatique non lucrative. Notre but est d’apporter des informations et actualités importantes au public. […] Les principes sur lesquels se base notre travail sont la défense de la liberté d’expression et de la publication médiatique […]». C’est ainsi que se décrit le site de publication libre et anonyme en ligne, créé en 2006 par l‘Australien Julian Assange. Basé sur la notion
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société
de liberté d’expression chère au fondateur, le site a grandi avec l’aide de bénévoles recrutés sur la Toile: journalistes, informaticiens, universitaires… WikiLeaks n’a pas de siège, fonctionne avec très peu d’employés, mais des milliers de bénévoles. Il y existe une sorte de conseil d’administration composé de neuf «conseillers», qui a le rôle de gérer le site, mais en aucun cas celui de censurer. Libre à chacun d’y publier des documents pour dénoncer scandales et injustices. Dans les quelques semaines suivant le lancement, les documents ont alué; et Assange s’est fait un point d’honneur à démarcher les médias pour plus d’eicacité dans la difusion et faire des recherches sur la véracité des révélations. Puis le site a commencé à s’attaquer au géant américain avec «Dégâts collatéraux» – une vidéo illustrant le mitraillage de civils à Bagdad –, et par des milliers de pages de documents secrets des Forces armées des Etats-Unis sur
l’Afghanistan. Assange est alors propulsé au premier rang de la scène médiatique. Depuis la création du site, il était souvent invité à parler à de nombreuses conférences universitaires, récompensé par des organisations telles qu’Amnistie Internationale et la Fondation Sydney pour la Paix. Mais son nouveau statut d’ennemi public des États-Unis et des plaintes pour agressions sexuelles sur deux femmes l’ont alors poussé à se réfugier au sein de l’ambassade équatorienne de Londres en 2012, où il réside encore aujourd’hui, reclus. Au même moment, WikiLeaks continuait ses attaques envers la crédibilité de l’armée américaine, publiant d’autres documents sur la guerre en Irak. Les informations conidentielles qui ont été dévoilées au grand public ont coûté à l’armée américaine le secret de ses stratégies. En conséquence, plusieurs soutiens du site se sont rétractés
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économie
rÉforme fiscale
Le théâtre de la lutte sociale Le Forum citoyen sur la fiscalité québécoise s’est (tant bien que mal) tenu à Montréal. Charles-Elie Laly
Le Délit
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n large bandeau portant ce message: «S’illles veulent couper, qu’illes commencent par leur tête» m’accueille devant l’Institut du Nouveau Monde. L’instinct héréditaire et l’appartenance à Desautels (en plus peut-être de mon rigorisme en matière d’orthographe) décident immédiatement de mon ralliement: avec l’ordre, contre les socialoanarchistes encagoulés. La politique est viscérale, identitaire, confessionnelle. C’est donc en abandonnant ma prétention à l’objectivité – d’où le «je» – qu’il me faut aborder le thème de la fiscalité.
tes pour déplacer une centurie (plutôt soixante-dix manifestants au pic de la soirée) face à l’ «Austérité». Les manifestants envahissent la salle à plusieurs reprises en scandant des propos inintelligibles mais dont la logique peut se résumer ainsi: le rapport de la commission est déjà écrit (en substance) et donc cette consultation n’est qu’une mascarade. Avec l’appui de pompiers, les invasions sont successivement repoussées à l’extérieur. L’alarme, les sirènes et les gyrophares rouges chargent l’atmosphère, et avivent certainement la fougue révolutionnaire. Le forum se tient dans la rue puisque certains participants débattent avec les manifestants à coups de
type de participation citoyenne d’avoir lieu. Je note en passant qu’il leur a manqué l’argument des potentiels conflits d’intérêt liés à la participation d’acteurs du privé dans la commission: le président de Deloitte Québec et la vice-présidente de la Banque de Nouvelle-Écosse. Quant aux organisateurs: les membres de l’Institut du Nouveau Monde, ils avouent s’être attendus à la manifestation (une autre a déjà eu lieu à Lévy) et tiennent le même constat paradoxal. Enfin, après une heure d’interruption et contre toute attente, le forum débute à l’intérieur. Bilan des hostilités: les deux tiers des participants sont partis; nous sommes une trentaine.
fiscalité des sociétés – rédigé par cette même commission, ils sont accessibles sur le site du gouvernement. Dans l’ombre par absence de chiffres, chacun ébauche de vagues directions à prendre sur des sujets nous concernant – bien sûr en notre faveur – jusqu’à ce qu’un profil plus philosophique à ma table questionne les fondations de la fiscalité, le paradigme de la croissance économique, et la nature même de l’économie. Sans aller si loin, c’est déjà plus éclairés, que nous aboutissons implicitement à trois interrogations majeures. Tout d’abord, nous constatons la tension entre les deux critères qui guident la mise en place d’une fiscalité –
Remise en contexte Le 12 juin, le ministre des Finances, M. Carlos Leitão, ancien mcgillois, annonce la remise à plat du régime fiscal et la création d’une commission d’examen dédiée. Celle-ci est dirigée par M. Luc Godbout, qui doit conseiller le gouvernement via un rapport d’ici décembre. Il a pour objet d’«accroître l’efficacité, l’équité et la compétitivité du régime fiscal tout en assurant le financement des services publics». En d’autres termes, il s’agit de trouver un plan d’action pour réduire les déficits publics (estimés à 3.1 milliards de dollars pour l’exercice 2013-2014, soit environ 3% du budget; par ailleurs, le service de la dette y représente 11%). Pour ce faire, la commission a, entre autres consultations, recours à celle des citoyens, «qui doit apporter un éclairage nouveau [aux experts]» selon M. Godbout. Concrètement, les membres de la commission doivent parcourir le Québec et entendre la voix du peuple lors de six forums. Ceuxci sont organisés par l’Institut du Nouveau Monde – une association spécialisée dans la démocratie participative. La confrontation avec les manifestants J’entre dans l’histoire fiscale du Québec en ouvrant les portes du luxueux Complexe des sciences Pierre-Dansereau de l’UQAM, sous des chants appelant à la mort du patronat. Contrairement à mes attentes, le Forum Citoyen sur la Fiscalité Québécoise à Montréal est un événement à la symbolique et à la portée suffisamment for-
La simplification administrative est évidente, mais deux critiques me viennent à l’esprit. Déjà, quel serait l’impact sur l’entrepreneuriat? Puis, l’apport de capital ne se justifierait plus que proportionnellement au pouvoir de décision, donc toute participation minoritaire serait défavorable. Ainsi, et, à fortiori, si l’on désire modérer les inégalités de richesses, comment les grandes entreprises verraientelles jour? Enfin, dans ce contexte de forum citoyen, une lutte s’organise naturellement sur la question : à qui doit échoir la responsabilité de décider de fiscalité? Quelle est la part du citoyen? Plusieurs voix s’élèvent contre la gestion par les techniciens; alors que les experts sont assis en face d’eux. Le forum s’achève dans une atmosphère délétère, de révolte née d’une union contre les commissaires gouvernementaux. Moi-même, passablement néolibéral, me laisse porter par cette contestation populaire. Vue d’ensemble
cécile amiot
reproches tels que : «Vous paralysez les citoyens» versus «C’est une consultation publique pour l’austérité, une dépense publique, […] un processus de légitimation». Les échanges relèvent généralement d’une lutte pour l’espace sonore plutôt que de l’argumentation; et des manifestants avouent naïvement avoir rallié le mouvement le soir-même au «souper ras-le-bol» à UQAM, afin de continuer ensuite par une tournée des bars. Néanmoins, certains sont plus renseignés, tel David Sanschagrin ( journaliste et étudiant en sciences-politiques) qui dénonce un «rapport pré-écrit» étant donnés les écrits passés de M. Godbout et son appartenance (ainsi que deux autres chercheurs de la commission) au collectif de recherche CIRANO, accusé d’être un «think-tank néo-libéral». Plus fondamentalement, il critique la méthode comme un «produit d’experts» et non le résultat d’un processus politique. Je m’interroge cependant sur le paradoxe de vouloir défendre la démocratie tout en empêchant un arché-
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Le déroulement du forum citoyen Par conscience professionnelle, je m’assois à la table «fiscalité des entreprise», l’un des quatre axes de réflexion sur la fiscalité. Les autres sont: «équité», «tarification» (ou plus précisément: l’assiette fiscale), et «travail-épargne». Toutes les tables se rejoignent finalement dans leur grogne sociale, notamment dans le désir de lutter contre les paradis fiscaux, la volonté d’augmenter les recettes de la province plutôt que d’effectuer des coupes supplémentaires, et la nécessité d’imposer plus les (grandes) entreprises relativement aux particuliers. Pour ma part, je constate la difficulté de répondre aux questions précises de l’énoncé en ne connaissant que la Taxe sur les Produits et Services (TPS, taxe fédérale de 5%) et la Taxe de Vente du Québec (TVQ, taxe provinciale de 9.975%). Bien que cela eût pu être décrié comme une influence sur les citoyens, je regrette de ne pas avoir accès au budget de la province ou au rapport sur la
non pas la gestion des revenus mais la répartition de la charge – que sont la croissance économique et l’équité. Est-ce que la fiscalité doit simplement minimiser son effet dissuasif sur chaque transaction ou épargne entreprise afin de maximiser la richesse globale? Ou bien, doit-elle avoir pour but principal l’éducation et la justice dans l’application de ses différents taux? Le «philosophe» déconcerte ensuite tout le monde en questionnant l’imposition sur les entreprises. Il suggère que seul le citoyen devrait être imposé; directement. Si les revenus et le patrimoine des entreprises n‘étaient pas imposés, alors ceux-ci seraient assimilables aux revenus des actionnaires, qui deviendraient personnellement responsables de toutes les dettes de la compagnie. Cela remet donc en question la notion d’identité morale de la société de capitaux (également appelée «société anonyme»), qui permet la dissolution du risque grâce à une responsabilité limitée à la participation (valeur des actions) de chaque associé.
C’est le théâtre de la lutte social qui se trame au complexe Pierre-Dansereau. La seconde scène – l’agora face aux Trente ou la vindicte populaire devant les oligarques cois – n’est pas moins acerbe que la première: le blocus des manifestants. Les participants au forum ne sont certes pas représentatifs de lèensemble de la population montréalaise. Ce sont des membres de la classe moyenne francophone, qui plus est arborant pour beaucoup le manifeste «10 milliards de dollars de solutions» de la «Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics». Autant dire que si la commission peut être taxée de néo-libéralisme, la coalition qui a insidieusement dirigé la grogne sociale lors des débats peut se faire apposer – ou «imposer» – la critique d’«engagée politiquement». Néanmoins, jouer sur les extrêmes ne révèle que mieux l’enseignement d’une pièce. De cette consultation, je ne tiendrai donc pas de modèle particulièrement efficace pour faire évoluer une question économique et sociale comme la fiscalité, ni la concrétisation de l’idéal démocratique; mais bien le renouvellement de ma conscience politique. Par ce biais, l’objectif de l’Institut du Nouveau Monde est atteint; chacun s’est exprimé, chacun a joué son rôle. x
économie
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Culture
éléonore nouel
articlesculture@delitfrancais.com
concert
Nous jasons, vous jasez; ils jazzent La 15e édition du festival Of Jazz de Montréal investit les salles du centre-ville. thomas simonneau
Le Délit
P
our beaucoup, en ce vendredi 3 octobre 2014, une nouvelle semaine s’achève, avec son lot de curiosités, et sûrement plus encore, ses banalités quotidiennes. Sur le coup de 19h, une petite foule s’attroupe à l’entrée du Lion d’Or, jolie salle de cabaret installée sur la rue Ontario depuis 1930. La raison de ce rassemblement n’a rien d’extraordinaire: l’Of Jazz de Montréal débute; une soirée d’ouverture se prépare; et les rares aicionados du genre répondent à l’appel. Attablé, éclairé par la lueur des bougies, le public patiente. Lors d’un bref discours d’introduction, le président du festival
Lévy Bourbonnais se dit heureux de reconnaître des visages familiers. Il insiste sur l’importance de soutenir le jazz aujourd’hui, alors même que cette musique traverse une période diicile. Efectivement, dans une entrevue accordée à La Presse (L’Of Jazz ratisse large pour ses 15 ans, numéro du 3 octobre 2014, ndlr), il indique: «Après 15 ans d’existence, nous poursuivons dans la même veine, c’est-à-dire de présenter et représenter la scène locale, montréalaise ou québécoise. L’équipe de l’Of Jazz travaille très fort pour très peu: notre mince budget est de 180 000$, dont 27 000$ sont consacrés aux cachets d’artistes.» Sur une note moins grave, le président laisse place aux artistes, en l’occurrence, Alexandre Grogg
(piano) et Michel Lambert (percussions), réputés pour leur idélité irréprochable à l’Of. Originaires de Montréal, ces deux musiciens forment un duo éclectique, où le silence, l’improvisation et l’expérimentation jouent des rôles majeurs dans leurs compositions. Se dégage de la performance la sensation d’une musique en construction, rarement aboutie. Lambert, professeur de batterie à l’École de musique Schulich de McGill, utilise des bouts de ferraille, un archer et une chaîne métallique ain de complémenter son répertoire. Les efets sont intéressants, toutefois marqués par des expressions dubitatives de la part du public. Alexandre Grogg adopte une approche plus classique vis-
à-vis de son instrument, tout en y mêlant une part de poésie ain d’exprimer sa créativité personnelle. C’est une musique originale, complexe, voire parfois même cérébrale que nous livre le duo, demandant une bonne connaissance de l’univers du jazz et de la musique contemporaine pour pouvoir réellement l’apprécier. En deuxième partie, le Micheal Formanek Quartet fait son entrée sur scène. Fraîchement arrivé de New York, le groupe est composé de Tim Berne au saxophone alto, Jacob Sacks au piano, Tyshawn Sorey à la batterie et Micheal Formanek lui-même à la contrebasse. Bien plus traditionnel, le groupe entame une série de morceaux caractérisés par des improvisations collectives, des
solo breaks et des rifs particulièrement enivrants. Les titres «Wobble and Spill» et «Rising Tensions» rappellent les styles de Miles Davis, John Coltrane et autres jazzmen accomplis. Petit à petit, les vibrations du saxophone de Berne projettent le Lion d’Or dans une ambiance particulière, où le public semble capturé par la magie du jazz. On notera également les solos particulièrement impressionnants sur le plan technique du jeune pianiste new-yorkais Jacob Sacks. À l’affiche jusqu’au 12 octobre prochain, l’Off nous réserve assurément de belles surprises. Un rendez-vous à ne pas rater et à savourer autour d’une bière locale ou d’un cocktail fruité, pour les plus sophistiqués. x
danse
Ode à l’émotion Quand jazz et danse cheminent ensemble. thomas simonneau
Le Délit
I
ssues d’une collaboration entre le festival Of Jazz de Montréal et le «laboratoire de mouvements contemporains» Tangente, diverses représentations de l’œuvre intitulée The Muted Note eurent lieu tout au long de la in de semaine au Monument National. Le Délit était au spectacle de samedi soir, heureux d’échapper aux intempéries de la journée et intrigué par ce qui l’attendait dans l’édiice, lui-même emblématique de l’activité culturelle montréalaise. Un public distingué attend les artistes avant le début du spectacle, prévu pour 19h30. L’élégance et la courtoisie sont au rendez-vous pour cette soirée qui semble être placée sous les thèmes de la féminité et du rainement.
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Culture
Un à un, musiciens et danseurs font leur apparition sur le parterre du studio. Le tromboniste et compositeur (Scott Thomson) amorce une série d’accords tandis que les danseurs entament quelques pas de danse. L’ambiance a tout de détendu, de confortable, et une certaine intimité se propage dans la salle. Susanna Hood, chorégraphe et chanteuse de l’ensemble précise que The Muted Note est une mise en musique du recueil de poèmes Eleven Poems de P.K. Page, poète canadienne décédée en 2010. Sa poésie parle d’existentialisme, de nature, de mystère et bien sûr, d’amour. Sur le plan musical, The Muted Note se déinit par des compositions simples et eicaces. L’idée n’est pas de mettre en valeur quelque virtuosité artistique mais de transmettre l’émotion des poèmes de Page en accompa-
gnant les danseurs. La chanteuse Susanna Hood opte pour un ton mélodico-dramatique dans son interprétation, frôlant un certain pathos parfois poussif. Cela dit, une belle complicité se crée entre les musiciens et les danseurs, notamment lorsque les solos des premiers se joignent aux performances individuelles des seconds. Plus particulièrement, l’énergie, le lyrisme et la justesse des improvisations de la danseuse Ellen Furey sur «Gazing Stars» n’échappent pas à un public enthousiasmé. Plus rythmiques, parfois animaliers, les enchainements des interprètes Bernard Martin et d’Alanna Kraaijeveld n’ont cependant rien à lui envier et
frédéric chais
confèrent à la représentation toute son originalité. On saluera également le talent de l’éclairagiste et artiste visuel Paul Chambers, prouvant à chaque instant que pour livrer un bon spectacle, le fond est indissociable de la forme. Il n’y a pas à dire, le pari dificile lancé par Susanna Hood et
Scott Thomson d’allier jazz, danse et poésie méritait le détour. Le journaliste et historien spécialiste de la culture afro-américaine Joel Augustus Rogers l’écrivait déjà en mars 1925: «Le jazz est la révolte de l’émotion contre la répression.» Il y avait quelque chose de ça samedi soir au Monument National… x
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concert
Turbo symphonique, suite et fin Présentation du spectacle des Trois Accords, dans le cadre de la série OSM POP. émilie blanchard
Le Délit
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eux univers musicaux aux antipodes l’un de l’autre se rencontrent le temps de deux soirées. D’un côté, les Trois Accords et ses quatre membres qui créent des chansons harmoniquement simples et accrocheuses aux paroles rigolotes. De l’autre, l’OSM qui représente la culture classique. Rencontrés par Le Délit récemment, les Trois Accords ont déclaré que leur objectif était de s’intégrer totalement dans l’univers du classique, sans leurs instruments. Suite à une jolie ouverture qui rappelle le style du compositeur américain John Williams, le chef d’orchestre et arrangeur Simon Leclerc s’est brièvement adressé au public pour expliquer le processus créatif et faire part de l’admiration et respect des Trois Accords pour l’OSM. Les Trois Accords ne sont pas sur la scène. En fait, ils sont dans la salle, ain de réaliser leur vieux rêve d’assister à l’un de leur propre concert. Ce spectacle unique est divisé en deux parties. Pour la première section, seulement les musiciens de l’OSM, le baryton Patrick Mallette et la soprano Roseline Lambert interprètent quelquesunes des chansons des trois albums précédents des Trois Accords soit Gros mammouth album turbo (2004), Grand champion interna-
tional de course (2006) et Dans mon corps (2009). On retiendra notamment l’adaptation instrumentale de «Ton avion», qui est magniique, en particulier pour les cordes. La fête débute avec «Hawaïenne» chantée en allemand par Patrick Mallette dans une interprétation typiquement germanique, causant l’hilarité collective du public. Il est parfois même diicile de l’entendre au-travers de tous les rires. Roseline Lambert enchaine avec «Saskatchewan» en russe et on remarque dès lors sa superbe et claire voix de soprano. Un peu plus tard, Patrick Mallette, dorénavant chouchou du public, est de retour pour «Tout nu sur la plage», en français. Il engage d’ailleurs la participation des spectateurs pour le refrain inal et reçoit une ovation surprise à la in. «Turbo sympathique» est toujours un duo, cette fois-ci entre les deux chanteurs lyriques et les rires continus dans la Maison Symphonique. Finalement, Patrick Mallette termine cette section avec «Dans mon corps», en italien. Il l’interprète dans un style plus romantique et théâtral que sa germanique «Hawaïenne». En conclusion, cette première partie est excellente et les arrangements sont tous superbes. On se doit de féliciter les solistes de savoir préserver leur concentration malgré les rires incessants. L’ambiance dans la salle est un mélange entre le ballet de
cécile amiot
Casse-noisettes durant les fêtes et un spectacle de Juste pour Rire. On est loin du décorum classique habituel et c’est rafraichissant. La seconde partie est uniquement consacrée au dernier album J’aime ta grand-mère. Les chansons sont interprétées dans l’ordre chronologique de l’histoire ictive derrière l’album, c’est-à-dire, l’histoire d’amour entre Simon et la grand-mère d’Alexandre. Les quatre musiciens sont à l’avant de la scène avec trois micros. Simon Proulx est parfois en duo avec Alexandre Parr, et Pierre-Luc Boisvert et Charles Dubreuil les accompagnent occasionnellement. Ils nous rappellent des groupes vocaux comme les défunts Baronets. Finalement, Simon Leblanc intervient pour faire des liens narratifs entre les chansons.
En général, le public est beaucoup plus attentif durant cette section du spectacle. Néanmoins, certains ont de la diiculté à contenir leur énergie pour «J’aime ta grandmère», adaptée avec des castagnettes, et «Bamboula», qui était encore très dynamique. Les arrangements sont réussis et très accrocheurs. Les percussions sont évidemment au premier plan. Par contre, parfois, les musiciens de l’OSM jouent trop fort et il est diicile d’entendre la voix de Simon Proulx. Il y a aussi un beau solo de harpe dans «Sur le bord du lac». Grosse surprise inale: Charles Dubreuil quitte la scène et termine de façon grandiose «Retour à l’institut» avec un accord sur le Grand Orgue Pierre-Béique. Quoique les ovations soient quasiautomatiques à Montréal, celle-ci
est instantanée, longue et amplement méritée. Pour ce qui est de nos prédictions de la semaine dernière, seule la harpe a fait partie de ce concert. Il était diicile pour l’équipe du Délit de voir venir toutes les percussions. Toutefois, le carillon tubulaire est utilisé à quelques reprises, avec un son qui s’apparente à un triangle. Somme toute, la structure du spectacle est vraiment idéale pour combler autant les mélomanes, avec une première partie plus «classique», que les fans des Trois Accords, avec une seconde partie plutôt pop-rock-classique. La justesse du tir égale la réussite. Bonne chance aux prochains invités d’OSM POP, car la barre est haute pour réinterpréter la formule. x
danse
Il ne fallait pas être ailleurs L’afect et l’altérité sont au centre d’Elsewhere, le dernier spectacle d’Heidi Strauss. thomas birzan
Le Délit
C
’était au Théâtre Prospero que Danse-Cité entamait, la semaine passée, sa saison 2014-15 avec la dernière création d’Heidi Strauss. Grâce à Elsewhere, pièce sincère, intime et viviiante, la chorégraphe délaisse un adjectif pour un participe passé: on ne parlera désormais plus d’artiste émergente, mais bel et bien d’artiste émergée. Le spectacle s’ouvre sur le corps d’une des danseuses, — à savoir Molly Johnson —, qui ne semble pas avoir trouvé le temps de se déchausser avant de rentrer sur scène. Elle saute, de manière répétitive, sur elle-même. Ça tombe bien, puisque «rebondir», c’est la racine étymologique du concept de résilience, sujet principal d’Elsewhere. Heidi Strauss voulait y explorer «cette faculté de l’humain à transformer et être transformé», «[c]es traces qui marquent nos corps, nos gestes» (Dfdanse, numéro du 22 septembre). La résilience c’est, en psychologie, la capacité à prendre acte des événements traumatiques pour
ensuite les dépasser. La narration d’Elsewhere, se plaçant dans cette thématique de l’afect et de la résistance est donc nécessairement fragmentaire. Les danseurs s’arrêtent fréquemment de bouger pendant la pièce: c’est qu’ils sont le pouls du spectacle. C’est la musique électronique lancinante, agissant comme un électrocardiogramme poétique, qui vient relancer les corps. Ce qui est d’abord profondément ailleurs dans la pièce de Strauss, c’est l’équilibre des danseurs. Simultanément liquides et désarticulés, les cinq corps se désaxent et se déhanchent, titubent, tombent. Elsewhere est, certes, parsemé de solos, dont la superbe performance de Danielle Baskerville. Mais ce sont les dispositifs d’ensemble — les duos, notamment — qui nous renseignent sur la nature de ce déséquilibre dont les balancés, les contrepoids et les arches sont les stigmates. Sous l’action de Strauss et de sa poétique de l’altérité, le centre de gravité du danseur est déplacé: il n’est plus confortablement enfoui en soi, quelque part entre le sexe et le nombril. Il
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est dans l’autre. Ce qui est certes plus déstabilisant pour le danseur, mais surtout plus sincère visà-vis du spectateur. Il faut se rappeler cette phrase de Pina Bausch: «la vie n’est jamais comme un plancher de danse, lisse et rassurant». Le plancher de Strauss, lui, est tout sauf rassurant. Il est rempli d’aspérités imaginaires, d’obstacles lumineux, et, encore plus anxiogène que ceux-ci, il est rempli par l’autre. Le plancher de Strauss, c’est la vie ellemême dans son caractère interrelationnel. Si je veux rester debout, il me faut prendre en compte le corps de l’autre: son langage, ses déplacements. Savoir (re)prendre le temps À trois reprises durant le spectacle, les danseurs viennent à l’avant-scène, au contact direct du public. Délaissant temporairement la danse, ils tentent avec
jeremy mimnagh
grand peine de traduire, cette fois verbalement, ce moment d’émotions vives qu’est l’afect. Mais c’est évidemment le corps qui prend le relais: il est le véhicule privilégié de la transmission de la subjectivité. Certains regrettent ces redondances et la relative longueur de la pièce. Vivaldi lui-même nous disait «Quand un violon suit, ne pas en employer deux». Sauf peut-être
lorsque l’on a les oreilles bouchées. Elsewhere rend ce que le vertige contemporain, la multiplication des interfaces numériques et l’atrophie du langage usuel ont ôté à la conversation: la communication. Heidi Strauss le sait bien: il faut savoir reprendre le temps, en opposant à la futile consommation culturelle la longue et nécessaire transmission artistique. x
Culture
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chronique
Apprentie plume Gwenn Duval | Petit cours d’écriture à l’usage de tous.
L
oin de moi l’idée de prétendre à quelque érudition littéraire. L’intention est de partager ici, avec vous, lecteurs, les bons conseils que l’on m’a pro-
digués. Je ne cherche pas à vous inculquer une quelconque méthode inébranlable ni à vous sermonner à propos de l’importance de savoir écrire. Ces quelques lignes recèlent de propositions qui, si vous le voulez bien, inciteront votre imagination à emprunter la route des possibles. Libre à chacun d’en faire, ou non, bon usage. Je tâche ici, moi-même, d’y aiguiser ma plume. C’est la première leçon: «Praktik-praktikpraktik!» dirait un violoniste tzigane de ma connaissance. Jouer, voilà la clé de l’émancipation littéraire. Jouer des syllabes, des mots, des phrases, des tons, des voix, des opinions. Je ne saurais vous cacher l’auteur de l’adage: «jouer
c’est expérimenter le hasard», mais je le garde pour plus tard. Voyez, je sème sans m’arrêter. Il me reste peu de mots pour faire le tour du sujet, je me garde donc une réserve quant au déploiement de trop fertiles idées. Il nous faut raisonner. Ou plutôt, faire résonner ceux qui, entre les sons, déclenchent l’écho fécond du délire poétique. Les langues comptent nombre de sens cachés, d’associations potentielles sur lesquels il arrive de glisser sans se soucier. Homonymes, homographes et homophones sont pourtant souvent de la partie. «Homo», quatre lettres et de quoi noircir des pages et des pages de la préhistoire à l’actualité! Le
charme, par excellence, de l’écriture réside dans ce qu’elle est: le germe, le levain et le pain de la conceptualisation, de la rélexion. Le délire poétique n’en est qu’un ingrédient. «Il ne faut pas mettre de vinaigre dans ses écrits. Il faut y mettre du sel.» Conseillait Montesquieu dans ses cahiers. Laissons donc le vinaigre aux salades. Le vin qui se pique n’apporte plus aux papilles l’excitation des soirs d’été ni la chaleur des veillées au foyer, quand la bise sile son air glacial entre les vasistas mal isolés. Les printemps et l’automne ont tout autant de douceur, mais nous y reviendrons dans le cadre inévitable des sai-
sons, au cours d’une prochaine leçon. Écoutez, l’oreille contre les rails du train de l’invention, au milieu du désert luxuriant de votre esprit, r(ai/é)sonner les longueurs d’onde du monde. Saisissez, au sein même de votre matrice conceptuelle, les principes qui peuvent s’accorder. Jouez, expérimentez le hasard de Novalis. Ne tentez pas d’avoir le mot de la in lorsque vous cherchez encore celui du début. Noircissez avec humilité, justesse et rectitude les pages que vous trouverez et ajoutez-y une touche de votre zèle. Pratiquez, trompez-vous, détrompez-vous et vous pratiquerez l’art d’écrire. x
cinÉma
Quentin Dupieux, le retour Nouveau cinéma, prise de tête et stylo bic. Céline fabre
Le Délit
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ne fois de plus, les renards verts des affiches annonçant l’arrivée du Festival du nouveau cinéma (FNC) ont envahi les rues de Montréal. Le FNC et sa programmation inédite sont de retour pour présenter des œuvres originales et faire vibrer une audience avide d’innovation cinématographique. La projection de Réalité, 5e long-métrage du réalisateur français Quentin Dupieux, réputé pour son approche énigmatique et décomplexée de l’art de donner vie aux images, donne le ton du festival. Réalité fait partie
de ces œuvres qu’il est difficile de résumer de façon cohérente. D’un côté: un sanglier, une cassette vidéo et une petite fille, de l’autre, un réalisateur qui dispose de 48 heures pour trouver et enregistrer le cri d’horreur parfait pour son prochain film. Le soleil des alentours de Los Angeles se mélange à l’accent français d’Alain Chabat et un stylo bic —détail incongru que le spectateur, j’espère, saura repérer— dans ce décor pleinement nord-américain. La performance de celui qui sera toujours «le réalisateur d’Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre» est d’ailleurs à souligner tant elle est naturelle et se fond dans l’esprit de Réalité. En effet, son
jeu concourt à rendre normal un scénario et des dialogues absurdes, notamment lors d’une longue discussion avec son producteur (Jonathan Lambert) où ils négocient le plus sérieusement du monde un scénario des plus risibles. Une des marques de fabrique de ce cher Dupieux, c’est parvenir à donner une impression de consistance et de sens à ce qui, à première vue, n’en a pas. Après avoir assisté à la projection de Wrong ou Rubber (avec un pneu en guise de personnage principal), sortir de la salle confus et désorienté commence à virer vers l’habitude lorsqu’on est confronté au travail de celui qui tapote sur ses
platines sous le nom de Mr.Oizo entre deux scénarios toujours plus loufoques. La lenteur de certains plans de Réalité et la simplicité du montage nous laissent le temps de réfléchir et de nous demander ce qu’on est censés penser face aux nœuds et au délire que constituent le découpage du film. On lui en veut parfois car on sait qu’il s’amuse à piéger continuellement le spectateur mais en même temps, même après le vrai bazar psychique qu’occasionne Réalité, on est convaincu qu’on aurait dû avoir compris et qu’il y a quelque chose qui nous échappe. Pour finir, un autre thème qui place le cinéaste dans la lignée de ses prédécesseurs:
le cinéma dans le cinéma. Certaines scènes du film nous placent face à une salle de projection dans laquelle certains personnages regardent le même film que nous et nous font, par ce stratagème, rentrer nous aussi dans le film. En déconstruisant le cinéma et en chatouillant nos certitudes, Réalité représente un bel exemple de ce qui risque de nous attendre au Festival du nouveau cinéma: du neuf, des expériences, bref, une bouffée d’air frais dans le 7e art. x
Festival du nouveau cinéma de Montréal Du 08/10 au 19/10/2014
luce engérant
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Culture
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
Concert
Lisa Leblanc fait rugir le Lion d’Or Du Kraft Dinner, des tounes d’amour, pis d’la marde. virginie Daigle
Le Délit
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a porte d’entrée du Lion d’Or affiche laconiquement l’évidence: «Lisa Leblanc: Complet». La petite foule entassée fébrilement devant le rideau rouge observe avidement l’armada de guitares de toutes sortes qui reposent sur la scène et qui promettent ostensiblement une chose: ça va rocker ce soir. Après un moment, c’est Lisa Leblanc en personne qui débarque sur scène pour annoncer sa première partie et les avertissements d’usage. Ou bien, presque d’usage: «C’est dégueulasse le flash. C’est vrai man, on a tout le temps des double chins pis c’est laitte en osti. Je vous demanderais aussi de farmer vos téléphones. Vivez votre vie man.» Le message est clair. Ce soir, on va vivre. Pour sa première partie, la chanteuse nous fait part de sa révélation de l’année: LouisPhilippe Gingras, un Abitibien aux allures «hillbilly», cravate bolo et moustache yolo, sans gêne et sans complexe par rapport à son country sale, à la fois comique et criant de réalisme. Il est accompagné à la basse par Dany Placard, autre musicien de talent qui a récemment lancé son propre album, Santa Maria.
Puis la chanteuse réapparait, en jolie robe sixties et sempiternelles bottes de cowboy, et retraverse les chansons de son album éponyme, qu’elle présente en tournée depuis maintenant deux ans. «C’est le never ending tour» blague-t-elle. La salle du Lion d’Or a été spécialement choisie pour cet évènement final, puisqu’il s’agit du lieu où ledit album a été lancé, sans savoir les proportions phénoménales qu’il allait prendre. Soit «208 shows pis ben du kilométrage», comme le résume Lisa Leblanc. La soirée est ponctuée d’«une chiée d’invités», dont Ariane Moffatt à la batterie et Marie-Pierre Arthur pour un projet alternatif, dont Louis-Jean Cormier (malheureusement absent ce soir-là) fait également parti. Lisa Leblanc est une chanteuse véritablement admirable pour sa générosité sur scène, son émotion palpable pour chacune de ses chansons, inlassablement chantées et rechantées depuis 2012. La symbiose avec les musiciens est tout simplement magnifique et la jeune femme, virtuose du banjo et de la guitare comme peu d’autres, se donne entièrement, balançant son corps avec énergie en fusion avec la musique. Le temps de quelques chansons la voilà complètement échevelée, en sueur avec le ma-
quillage qui coule, l’air éberluée par tout l’amour que lui déclare son public montréalais. C’est à un point tel qu’à peine rendu à la moitié du spectacle c’est l’ovation, et l’artiste, enterrée par les cris, ne cesse de s’épancher en remerciements incrédules.
passage du Nouveau-Brunswick à la métropole, sorte de blues éclaté avec fond de petites filles en mini-jupes sur St-Laurent au mois de janvier. Elle interprète aussi un morceau de son EP en anglais à venir au mois de novembre, sa ballade poignante john londono
Au moment de l’incontournable «toune de marde» comme dit la chanteuse, accompagnée de sa «chorale du bonheur», le public jubile d’hurler sans façon, sans manquer une parole, les petites et grandes difficultés d’existences auxquelles on n’échappe pas. Lisa Leblanc fait également cadeau aux spectateurs d’une nouvelle chanson intitulée «Downtown» qui raconte l’histoire d’un choc culturel: le sien, en
«You Look Like Trouble, But I Guess I Do Too». C’en est trop, le public en extase ne veut plus la laisser partir lorsqu’elle dit amorcer sa dernière chanson. Oui mais c’est la «dernière» chanson, précise-t-elle, les yeux aux ciels, on connait ladite «dernière» chanson. Elle égrène les rappels, en solo puis entourée de ses musiciens. Émue, elle peine à articuler ses remerciements. Pour la
toute dernière chanson, la vraie , elle choisit «Kraft Dinner» avec ses deux musiciens, amis et compères avec elle depuis le début de l’aventure: Jean-Philippe Hébert, guitariste et Maxime Gosselin, batteur. «C’est safe de dire [après quatre ans] que c’est notre relation la plus longue aux trois» avoue-t-elle, des sanglots dans la voix et dangereusement proche de sa phase «ugly cry» comme elle le dit. Et c’est si beau de voir la chanteuse épuisée, ainsi flanquée de deux grands gars en chemise de cowboy eux aussi détruits par l’émotion, alors qu’ils entonnent en chœur leur chanson finale. Puis, après deux couplets, un étrange bruit de percussion se fait entendre des coulisses, et l’on voit surgir Ariane Moffatt, Marie-Pierre Arthur, Louis Philippe Gingras et toute la joyeuse bande de déjantés qui défile avec des boîtes de Kraft Dinner en guise de maracas, à la surprise la plus totale de Leblanc qui éclate de rire, mais sans jamais perdre le contrôle de sa guitare. «Au pire on rira ensemble, on mangera du Kraft Dinner, c’est tout ce qu’on a de besoin» sont les paroles sur lesquelles Lisa Leblanc quitte cette portion de sa carrière. Chose certaine, du Lisa Leblanc, le public en mange et en redemandera. x
Grand Corps Malade à Montréal Un optimiste aux vocables vibrants. gwenn duval
Le Délit
L
e théâtre Outremont est tout à fait à propos pour accueillir la tournée du 4e album de Fabien Marsaud. Le spectacle s’ouvre sur «Au théâtre», le premier titre du disque Funambule. «Acte 1, scène 1», Grand corps Malade se lance sur son premier slam de la soirée, accompagné par Nénad Gajin à la basse, Leslie Bourdin au piano et Patrick Ferbac à la batterie. Le célèbre slameur français n’a pas épuisé son stylo bleu foncé depuis 2006. Après avoir publié un livre, Patients, en 2013, il est de retour sur les planches avec un spectacle diicile à catégoriser. La musique a pris de la place, les textes a cappella se font plus rares; en échange il s’arrête un moment pour raconter une conversation qu’il aurait eu avec son ils. Les musiciens ont les
premiers rôles, lui le principal. Le public aussi fait partie de la pièce, au second rôle. Une seconde, il se trouve drôle à faire applaudir ou rire la salle sur commande. La soirée se dessine sous la parole du Petit Chaton Bleu, ses regards complices avec tous les spectateurs en même temps témoignent d’une capacité étonnante à s’adresser à la foule. Pour ce qui en est des textes, les jeux de mots sont à l’ordre du jour, trop nombreux et faciles de temps en temps. On se lasse un peu d’entendre cent fois la même «ligne» ou le même «vers». Là où Grand Corps Malade touche, c’est quand il les glisse plus subtilement, échelonnées au cours des slams où il parle avec solennité; les jeux de mots agissent alors comme une soupape, un ressort qui évite que les âmes ne se fendent. Symbole de la rémission, le slameur supporte ceux que la vie écorche. Avec une dédicace à
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com
Laurent Jacqua, écrivain français qui a passé vingt-cinq ans de sa vie en prison, il élargit les horizons. L’écriture rime, pour lui, avec un large spectre de cicatrisations. Parrain de Sourire à la vie, un organisme qui vient en aide aux enfants atteints du cancer, son optimisme vibre lorsqu’il clame, qu’il slame: «et c’est pour ça, faut du cœur et un mental de résistant.» Habile funambule, il trouve l’équilibre entre des textes qui parlent d’amour ou de la vie de tous les jours et ceux qui traitent de sujets plus lourds. Montréal l’aime, il aime Montréal. Lorsque, vers la in du deuxième acte, il annonce que le spectacle est presque terminé, la salle gémit : «noooon.» Pour le plus grand bonheur de tous, il revient avec un t-shirt des Canadiens et rappelle «son pote de Montréal», David Goudreault, qui a fait la première partie, accompagné par le musicien
julien mignot
Sylvain Delisle. D’ailleurs, les deux slameurs coopèrent sur le prochain disque de David. Entre la France et le Québec, les
langues et les lettres se mêlent. C’est pourquoi, avant de partir, le public du théâtre Outremont se trémoussera sur «Inch’allah». x
Culture
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Musique
Chroniques musicales
luce engérant
Virginie Daigle
Le Délit
27 fois l’aurore de Salomé Leclerc: un bocal de clichés flous.
T
outes les critiques du Québec semblent emballées par Salomé Leclerc. Malheureusement il est force d’admettre qu’ici votre humble apprentie-critique se sent tel un vieux chroniqueur journalistique, blasé, grisonnant et désapprobateur de ne pas parvenir à se joindre à la cohue des acclamations. Qu’on sache qu’il s’agit bien d’une opinion personnelle et sujette à l’erreur: 27 fois l’aurore de Salomé Leclerc ne me semble ni totalement bon, ni franchement mauvais. Il y a pourtant énormément pour plaire ici: une jeune inter-
prète, amazone virtuose de la guitare, une jolie voix profonde au timbre assuré et juste assez légèrement rauque. Salomé Leclerc avait prouvé ses capacités d’auteure-compositrice-interprète avec le rock-folk de son premier album Sous les arbres. Pour son deuxième, elle s’est offert des arrangements de maître de la part de Philippe Brault: le synthétiseur et les guitares s’y s’éclatent, les orchestrations sont solides et suffisamment intéressantes. Si le titre de l’album nous parle de l’aurore, il ne fait aucun doute que l’on se trouve avec la chanteuse dans de
la pop sombre et mélancolique, du sérieux. À titre d’exemple, le vidéoclip de la chanson «Arlon» montre la chanteuse vêtue de cuir, fixant l’objectif d’un air téméraire en arpentant une route brumeuse, alors, de jeunes gens vêtus dernier cri et tenant des lampes de poches apparaissent de la forêt derrière elle. Puis, elle se fait poursuivre par un camion qui l’assaille de ses pleins phares. Fin du clip. Tout cela est très esthétique, très «musical», mais qu’est-ce que ça signifie? «Comme si des loups pointaient nos vies» dit-elle, qu’est-ce que ça signifie? «Effacer le néant/
Que tourne le vent» dit-elle encore dans sa chanson «Le bon moment», tout cela sonne beau mais encore? Les paroles de l’album sont de toute évidence très travaillées, entre la fleur de peau et l’armure, entre la fragilité féminine et l’émancipation, et on sent la fuite vers la noirceur, la difficulté d’aimer et d’être aimé. Mais au final la forme ne donne pas sur un fond intéressant, il y a bien de la tristesse et de bons mots, de belles formules, mais on n’évoque jamais au-delà de l’image qui est décrite, ce qui donne l’impression de regarder au fond d’un joli bocal creux. Dans
cette atmosphère brumeuse qui s’étend dans la musique, il est vrai, orchestrée d’une main de virtuose, on finit par y voir flou: les chansons se confondent, les mélodies lentes se ressemblent et on se lasse. 27 fois l’aurore, secret à percer ou bulle vide? Votre humble journaliste ne s’avance pas davantage. x
Si vous aimez: Louis-Jean Cormier dans le noir, MariePierre Arthur en déprime, et les cégépiens qui veulent écrire comme Gaston Miron.
Rêve américain d’Hôtel Morphée: fantasme musical.
I
l s’agit ici du deuxième album pour le groupe montréalais après le succès critique de Des histoires de fantômes, sorti il y a moins de deux ans chez Audiogram. Le groupe, alternatif à souhait, a quand même fait partie de la programmation South by Southwest et gagné le Félix 2013 accordé à cette catégorie. Le quatuor est formé de Laurence Nerbonne, chanteuse et violoniste aguerrie, Blaise
Borboën-Léonard, également violoniste, André Pelletier à la guitare et Stéphane Lemieux à la batterie. Pour leur deuxième opus, ils se sont lancés à fond dans l’ivresse du pop comme le signale leur titre Rêve américain. Hôtel Morphée part ainsi à l’assaut des icônes, les Marilyn Monroe de ce monde (comme dans leur chanson «Monroe est morte»), et sur la route des récits violents, à la Bonnie and Clyde, comme dans
«Psycholove»: «Les mains couvertes de sang / Je t’aime en attendant». On peut voir dans les paroles les topoï exaltant du ilm américain: on y parle de mascara qui coule, de planiication de meurtre passionnel, et de départ soudain sur la route pour l’étranger. Le violon déchirant qui a fait la particularité du groupe reste bien présent dans des arrangements acidulés et accrocheurs comme dans le single
«Dernier jour», qui a obtenu un certain succès cet été auprès des radios québécoises cet été. La chanteuse, égérie blonde du groupe, n’est pas sans rappeler celle de Metric, dans son look de nymphe blonde aux habits scintillants sur fond noir. Hôtel Morphée va à la musique comme à la guerre: c’est violent mais précis, calculé mais charnel. Une réussite en ce qu’il s’agit d’offrir des chansons au rythme entraî-
nant et aux paroles envoûtantes, une musique qui donne dans la symbiose parfaite entre l’électronique et l’instrumental et qui promet de se faire soulever les foules et bouger les corps. x
Si vous aimez: Metric, Yelle en mode meurtre, et les films de Harmony Korine, cet album est pour vous.
Santa Maria de Dany Placard: chansons sans façons.
N
e cherchez pas trop loin le second degré d’interprétation ici, c’est cru et direct, rock and roll et ièrement québécois. Santa Maria est le quatrième album solo du chanteur originaire de Laterrière au Saguenay—LacSt-Jean, distribué par les éditions Simone. Il s’y livre à une véritable excursion philosophique, doublée d’une quête existentielle, avec des expressions et des images de tous les jours, des morceaux de ce quotidien banal qui peut devenir nauséeux si l’on ne parvient pas à en
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Culture
rire. L’album s’ouvre donc avec la chanson «Confucius», qui consiste en une série d’aphorismes bien terre à terre. Par exemple: «C’est pas parce que tu fais l’innocent/ Que t’es cave pour autant», ou le sympathique: «Ce n’est pas parce que tu marches dans les bois / Que tu peux pas fumer une clope». Le tout est très dru, mais charme par son authenticité, son indiférence pour l’image bien léchée et bien vue. On s’exprime en joual pur, dur et senti parce que c’est ainsi que l’on vit.
Côté musique on est dans le rock «lâché lousse», musique de «jam», musique des bois, musique pour défouler son corps et son âme à taper et à gratter bien fort de ses doigt. Mais le son reste contemporain avec ses arrangements audacieux et ludiques. On demeure ainsi dans le moderne grâce à l’ajout occasionnel d’orgue et guitare «pedal steel». Le chant de Placard se rend parfois à la limite du cri, on sent son âme sur la corde raide, mais le rythme efréné se calme par moment, par
exemple pour le nostalgique morceau «Julie Gagné», réminiscence sur la jeune ille inatteignable à jamais laissée au passé. La chanson Santa Maria, oasis de calme parmi la fougue des autres pièces est une prière tout simple adressée mélancoliquement à la vierge Marie. Une prière faite à genoux, mais sans façon: «J’pogne pas plus que ça / Marie veux-tu m’aider». Puis le chanteur emprunte un timbre plus country pour la chanson «Hot-dog Michigan», un retour sur soi poignant d’honnê-
teté. Le chanteur se questionne de façon émouvante sur son succès, sur sa carrière et ses rêves. On apprécie la fraicheur du tout, simple et agréable comme un soleil d’automne qui perce au milieu de la ville. x
Si vous aimez: Bernard Adamus, Plume Latraverse en moins méchant, gueuler sur l’autoroute et bûcher du bois au chalet.
le délit · le mardi 7 octobre 2014 · delitfrancais.com