Éditorial
rec@delitfrancais.comQuel avenir pour les algorithmes journalistiques?
Le rapport annuel sur la consommation de l’information dans le monde du Reuters Institute for the Study of Journalism (RISJ) révèle non seulement la perte d’intérêt pour les sources journalistiques, mais aussi une hausse de l’attitude d’évitement de l’actualité au sein du public. Pour remédier à cette « crise » qui traverse le monde journalistique, nous pourrions peut-être envisager une transformation du mode de production traditionnel de l’actualité. Et si l’algorithme journalistique nous permettait de percevoir et d’intellectualiser autrement les nouvelles?
Selon Konstantin Dörr, chercheur en communication et en nouvelles technologies médiatiques à l’Université de Zurich, un algorithme journalistique peut être défini par « le processus semi-automatisé de génération de textes par la sélection de données issues de bases publiques ou privées » et « la structuration des ensembles de données pertinents en structures sémantiques ( tdlr ) ». La délégation d’une partie du processus rédactionnel à la technologie ne signifie pas pour autant la fin du métier de journaliste, bien au contraire. L’algorithme journalistique, largement développé pendant la pandémie, sert pour l’instant majoritairement la production de comptes rendus d’événements sportifs, financiers ou criminels. Sa capacité à analyser et à classer rapidement une grande quantité de données pourrait aider à diversifier les sources d’informations journalistiques dans les années à venir. L’algorithme économiserait un temps précieux aux journalistes, qui pourraient se consacrer davantage sur des dossiers de fond qui les interpellent vraiment.
Le problème, c’est que l’algorithme fonctionne un peu comme une boîte noire. Son processus de génération de texte demeure opaque, car il peut mettre en relation les données qui lui sont soumises avec d’autres sources d’informations externes. Il reviendrait alors au journaliste de prendre en charge un travail d’édition en faisant preuve de scepticisme vis-à-vis des informations traitées par l’algorithme. Le·a journaliste serait alors constamment engagé·e dans un travail de corroboration du processus rédactionnel de l’algorithme par des sources qu’il·elle est en mesure de vérifier.
La délégation du processus d’écriture à l’intelligence artificielle permet d’envisager une sorte de « subjectivité algorithmique », étant donné que sa manière singulière d’agencer les idées est conditionnelle à sa préprogrammation. Non dénué de partis pris, l’algorithme, s’il ne réfère pas suffisamment à des sources de provenances diversifiées, pourrait avoir tendance à rendre compte d’une vision homogénéisante de la réalité. Le principal défi que représente l’intégration des algorithmes sur le « marché » journalistique réside sans doute dans l’ouverture d’un dialogue sur la nature de la diversification des sources algorithmiques. En effet, la diversité est un concept « aux nombreuses facettes et peut s’appliquer à des catégories aussi différentes que des sujets, des sources, des genres, des attitudes politiques, des opinions, des aspects culturels », note Natali Helberger, professeure de droit et de technologie numérique à l’Université d’Amsterdam.
Les algorithmes pourraient-ils permettre une diversification des voix, ou au contraire s’enfermer dans les biais de leur programmeur·euse qu’ils reproduisent à travers leur processus interne? Suivant un ensemble de règles opératoires déterminées lors de leur programmation, les algorithmes révèlent en ce sens un potentiel d’instrumentalisation variable selon les contextes sociopolitiques. Leur utilisation pourrait donc être détournée à des fins de récolte d’informations non journalistiques, notamment pour servir des intérêts nationaux de surveillance et de censure des comportements citoyens, comme c’est déjà le cas en Chine.
Il semble donc vain d’attribuer à l’algorithme la capacité d’atteindre en tout point l’objectivité journalistique. L’algorithme journalistique se fonde plutôt sur la reproduction de biais socioculturels à partir desquels il a été programmé, et génère des textes en prenant appui sur des données elles-mêmes teintées par un ancrage dans un contexte social particulier. Mais n’est-ce pas le propre de tout discours journalistique que d’être marqué à divers degré par la subjectivité de la personne qui l’écrit? La démocratisation des algorithmes en journalisme devra donc être suivie de près et faire l’objet d’un débat public sur la réglementation de leur utilisation. x
Léonard smith Rédacteur en chef
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Actualités
actualites@delitfrancais.comLutter contre les agressions sexuelles avec Haven
Entrevue avec Nelson Lee, cofondateur de l’application Haven.
Proposrecceuillispar Hugo vitrac Éditeur ActualitésLancée en 2021, l’application Haven a pour objectif de lutter contre les agressions sexuelles sur les campus universitaires en offrant à ses utilisateurs plusieurs manières d’alerter leurs proches en cas de danger. L’application possède aussi un volet de prévention contre les violences sexuelles. Haven a été fondée par deux étudiants de l’Université de Toronto, Nelson Lee et Ethan Hugh. Des discussions sont actuellement en cours entre l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) et Haven pour évaluer la possibilité de fournir la version premium complète de l’application à la population étudiante mcgilloise. LeDélits’est entretenu avec Nelson Lee, président directeur général et cofondateur de Haven.
LeDélit(LD) : CommentfonctionneHavenetd’oùvousestvenue l’idéepourcetteapplication?
Nelson Lee (NL) : Haven est une application de sécurité sur les campus universitaires utilisée par des milliers d'étudiants à travers le Canada. Avec Haven, si vous ne vous sentez pas en sécurité, vous accédez à l'application, vous activez le bouton de sécurité et, en deux secondes, vos amis et votre famille connaissent immédiatement votre emplacement et votre statut. Si vous sentez que l’urgence
s'intensifie, vous pouvez appeler vos amis et votre famille, la police du campus ou encore le 911 dans l'application. Lorsque vous appelez le 911, nous vous donnons un script à lire pour vous permettre d'obtenir de l'aide beaucoup plus rapidement.
L’idée pour Haven m’est venue lorsqu’une de mes amies m’a partagé son histoire d'agression sexuelle en 2020. J’ai été choqué d’entendre que de tels incidents se produisent encore sur les campus au Canada et dans le monde entier, et j’ai voulu trouver des moyens d'améliorer concrètement cette situation. Ma première idée a été de créer une clinique juridique afin de proposer des conseils légaux gratuits aux survivants qui ont recours au système juridique. Après avoir parlé avec un procureur légal, un professeur de droit et des survivantes, j’ai réalisé que seulement 5% des agressions sont rapportées à la police, et que le processus légal est traumatisant pour beaucoup de survivantes. Je me suis alors dit : pourquoi ne pas plutôt chercher une manière proactive d’améliorer la sécurité sur le campus? C’est ce que nous avons voulu faire avec Haven. Nous avons travaillé en collaboration avec l’Université de Toronto et avec plusieurs associations qui luttent contre les agressions sexuelles en Ontario pour nous assurer que notre application puisse réellement aider les étudiants.
LD : Quelsgenresderetoursavezvousobtenusdelapartdesétudiants quiutilisentHaven?
NL : Nous avons entendu beaucoup de bonnes choses à propos de notre fonctionnalité du « minuteurde destination.» Il arrive souvent que lorsque qu’une personne rentre tard le soir à pied, ses amis lui demandent de leur envoyer un message quand elle arrive à sa destination, mais elle oublie et ses amis s’inquiètent. Avec Haven, on peut lancer un minuteur de destination. Disons que vous pensez rentrer chez vous dans 20 minutes. Vous l'activez dans ces 20 minutes, vos amis et votre famille obtiennent votre position et votre situation. Quand vous êtes à la maison, vous l'éteignez, et ils savent automatiquement que vous êtes chez vous et en sécurité. Nous sommes constamment en contact avec les utilisateurs, et nous avons reçu de très bons retours sur les différentes fonctionnalités de l’application.
LD : VotresiteindiqueactuellementqueHavenestutiliséeà Harvard,àStanfordetàl’Université de Toronto. Combien departenariatsavez-vousà l’heure actuelle?
sommes en partenariat officiel avec plusieurs universités comme l’Université d’Ottawa, mais des étudiants de toute l'Amérique du Nord utilisent Haven. Nous aimerions beaucoup que plus d’universités décident de fournir Haven à tous leurs étudiants, et nous commençons à le voir de plus en plus. C'est d’ailleurs quelque chose que nous essayons d’implanter à McGill en ce moment.
LD : Est-cequecertainsutilisateursvousontexprimédescraintes quantàvotreutilisationdesdonnéesdesusagers?
NL : En ce qui a trait aux données de nos usagers, nous avons vraiment mis en place les meilleures normes de confidentialité. Essentiellement, ce que cela signifie, c'est que nous ne partageons pas, nous n'utilisons pas, nous ne vendons pas les données des utilisateurs. Nous suivons les réglementations les plus strictes, les plus hauts niveaux de cryptage en matière de données lorsqu'elles sont envoyées du téléphone à notre serveur. Et les serveurs sont tous basés
l'application serait entièrement disponible en français. Nous avons donc dû ajuster l'application afin de nous assurer que les phrases en français, qui sont typiquement plus longues que les phrases en anglais, puissent être intégrées à l'application. Ce sont là autant de considérations différentes que nous avons dû prendre en compte pour répondre spécifiquement aux besoins des utilisateurs francophones.
LD : Quellessontlesprochaines étapespourHaven?
NL : Nous essayons d'étendre notre offre de services. Pour l'instant, l'application Haven permet aux étudiants de communiquer avec leurs amis, leur famille et la police du campus. Ce que nous voulons faire, c'est permettre aux universités d'envoyer des notifications de masse via l'application Haven. Supposons qu'il y ait un tireur actif sur le campus, l'université pourrait envoyer une notification à tous les étudiants qui ont l'application et les informer qu'un incident est en train de se produire. Cette fonctionnalité permettra aux universités d'alerter beaucoup plus rapidement et d'informer tous les étudiants au lieu d'utiliser des méthodes de communication plus lentes.
LD : Est-cequ’onverraHavenà McGillprochainement?
NL : Nous avons actuellement environ 6000 utilisateurs, y compris dans toutes ces universités. Nous
en Amérique du Nord, avec les plus hauts niveaux de réglementation et de protection de la vie privée. Nous n’autorisons le partage des données que dans les cas où les forces de l'ordre nous le demandent. Nous évaluons alors ce qui est requis par la loi et nous les fournissons en conséquence. Sinon, nous n'utilisons pas ces données à quelque fin que ce soit. Et c'est quelque chose dont nous sommes vraiment fiers.
LD : Sachantqueleslégislations varientbeaucoupd’uneprovince etd’unpaysàl’autre,avez-vous rencontrédesdifficultéspour étendrel’application?
NL : Oui, ça a certainement été une préoccupation pour notre équipe juridique ! Nous nous sommes demandé ce qu’il faudrait faire de différent, notamment pour ce qui est de la confidentialité. Par exemple, pour servir les utilisateurs québécois sur notre application iOS, nous nous sommes assurés que
NL : Nous travaillons actuellement avec les cadres et les sénateurs de McGill pour essayer de la mettre en place. Nous sommes en train de régler les derniers détails, de sonder les étudiants pour connaître leurs préférences en matière de mise en pratique. Notre objectif est de pouvoir la mettre en place efficacement à McGill. L'Université fournirait un code à chaque étudiant, qui n'aurait qu'à l'entrer dans l'application pour avoir accès à l'intégralité de l'application Haven, qu'il pourra ainsi utiliser sans publicité.
L’AÉUM conduit actuellement un sondage auprès de la communauté mcgilloise au sujet des agressions sexuelles sur le campus ainsi qu’en dehors, et sur la possibilité d’intégrer Haven aux services de l'Université dans le cadre de la lutte contre les violences sexuelles.
L'entrevueaétéréalisée enanglais.x
« Haven est une application de sécurité sur les campus universitaires utilisée par des milliers d'étudiants à travers le Canada »
Nelson Lee, cofondateur de Haven
Mobilisation pour la communauté trans
Des manifestant·e·s interrompent une conférence jugée « transphobe » à la Faculté de droit.
Le mardi 10 janvier dernier, plus d’une centaine de manifestant·e·s se sont réuni·e·s dans la Faculté de droit de l’Université McGill pour protester contre la tenue d’une conférence donné par le professeur Robert Wintemute. Celui-ci est critiqué pour son association avec l’Alliance LGB, un groupe qualifié de « haineux » et « transphobe » par les manifestant·e·s. Ces dernier·ière·s ont fait irruption dans la salle de conférence, forçant l’interruption de l’événement. Des étudiant·e·s ont débranché le projecteur du conférencier invité, qui s’est également vu lancer de la farine au visage, mettant fin à la conférence.
L’événement, intitulé « Le débat entre sexe et (identité de) genre au Royaume-Uni et le divorce entre LGB et T » ( tdlr ), était organisé par le Centre pour les droits humains et le pluralisme juridique (CHRLP) de la Faculté de droit de l’Université McGill. Le professeur Wintemute est diplômé de l’Université McGill et professeur spécialisé en droits humains au King’s College à Londres. Il est également administrateur de l’Alliance LGB, qualifiée de « transphobe» et de « groupe haineux » par plusieurs figures politiques britanniques et par de nombreuses associations militantes LGBTQ+.
Fondée en 2019, l’Alliance LGB se présente comme une organisation qui vise à « protéger les droits des lesbiennes, gais et bisexuels » . Elle se décrit comme « critique du genre » et s’est opposée à plusieurs projets de loi défendant les droits des personnes trans au cours des dernières années.
indépendamment de son sexe légal ». L’Alliance LGB y était décrite comme une association qui « rejette la coalition politique entre LGB et T et remet en questions certaines revendications trans qui sont en conflit avec les droits des femmes lesbiennes et bisexuelles ».
« La Faculté de droit de McGill, en donnant activement une plateforme à l’avocat anti-trans Robert Wintemute, contribue directement au retour en arrière des droits humains qui afflige notre monde ces derniers temps »
Lettre ouverte signée par plus de 500 personnes et organisations
La description de l’événement, qui a depuis été retiré du site du CHRLP, faisait état d’un « débat » au Royaume-Uni sur « l’opportunité ou non de modifier la loi pour faciliter le changement de sexe légal d’une personne transgenre par rapport à son sexe de naissance » ( tdlr ), ainsi que sur « les situations exceptionnelles, comme les espaces réservés aux femmes et les sports, dans lesquelles le sexe de naissance de la personne doit primer sur son identité de genre,
La Faculté de droit sous le feu des critiques
Selon Céleste Trianon, activiste trans et organisatrice de la manifestation, le but de cette mobilisation était de dénoncer la décision du CHRLP et de la Faculté de droit de McGill d’offrir au professeur Wintemute une plateforme qui pourrait « l ui permettre d’importer la transphobie britannique au Québec ». « La Faculté de droit de McGill, en donnant active -
ment une plateforme à l’avocat anti-trans Robert Wintemute, contribue directement au retour en arrière des droits humains qui afflige notre monde ces derniers temp s », peut-on lire dans une lettre ouverte signée par plus de 500 personnes et organisations.
La manifestation était co-organisée par la Communauté juridique radicale de McGill (RadLaw) et Queer McGill. De nombreuses associations étudiantes mcgilloises, incluant l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM), l’Association des étudiant·e·s en droit de McGill et le Réseau des étudiants noirs de McGill (BSNM), ont exprimé publiquement leur soutien aux manifestant·e·s.
Pour Céleste Trianon, la décision du CHRLP d’offrir une plateforme de discussion au professeur Wintemute est d’autant plus significative qu’elle s’inscrit dans un contexte où les droits de la communauté trans ont subi plusieurs reculs législatifs importants dans les dernières années. Aux ÉtatsUnis notamment, un projet de loi récent interdirait aux moins de 26 ans l’accès aux soins d’affirmation de genre en Oklahoma, ce qui pourrait forcer certaines personnes à inverser leur transition par voie médicale contre leur gré. L’année 2021 a également été nommée « l’année la
plus meurtrière pour les personnes trans » ( tdlr ) aux ÉtatsUnis par le Time
« Alors que la violence anti-trans devient de plus en plus répandue à travers le monde et que la reconnaissance légale du genre est menacée au Royaume-Uni, aux États-Unis et ici-même au Québec, chaque minute supplémentaire de temps d’antenne accordée à un militant anti-trans peut entraîner un recul supplémentaire » ( tdlr ), peut-on lire dans la lettre ouverte.
Dans un courriel envoyé aux étudiant·e·s avant la manifestation, le doyen de la Faculté de droit, le professeur Robert Leckey, a rappelé que la présence du professeur Wintemute lors de l’événement ne signifiait pas que l’Université adhérait à ses points de vue. Le doyen a affirmé son désir de faire de la Faculté un « lieu inclusif où des personnes aux identités et expériences diverses peuvent apprendre ensemble et s’épanouir, ainsi qu’un lieu où nous pouvons entendre et critiquer des points de vue avec lesquels nous sommes fortement en désaccord . » ( tdlr )
« Pas de place pour la haine »
Dans un second courriel envoyé aux étudiant·e·s de la Faculté de droit au lendemain de la manifestation, le doyen Leckey a expri-
mé sa tristesse quant à la tournure des événements, qui auraient « largement dépassé les bornes de la manifestation pacifique », citant notamment des instances de bousculades, d’insultes et de vandalisme qui constitueraient des violations du Code de conduite étudiant. Il a également déploré l’interruption de la conférence par les manifestant·e·s : « Dans un endroit où nous nous réunissons pour éduquer de futurs avocats, quel est notre engagement envers l’échange d’idées, incluant celles avec lesquelles nous sommes en désaccord et que nous trouvons répugnantes? »
En entrevue avec CBC, le professeur Wintemute s’est pour sa part défendu d’avoir des opinions transphobes et a qualifié la réaction à son discours d’« hystérique ». Il maintient que sa conférence avait pour but de dire que « les femmes ont des
représentent « une attaque contre la dignité, la sécurité et l’intégrité des personnes trans ». « Si la personne avec qui vous débattez ne vous voit même pas comme méritant des droits humains de base, il n’est pas possible d’avoir un vrai débat intellectuel » ( tdlr ), renchérit Abe Berglas, représentant·e de Queer McGill. « Il est important de laisser de la place à la controverse sur le campus, mais je ne crois pas qu’il faille faire de place pour la haine », ajoute-t-iel.
Laura Doyle-Péan, membre de RadLaw, est d’avis que les appels à la liberté académique de la part des organisateur·rice·s de l’événement et des critiques de la manifestation sont issus d’une mauvaise compréhension du concept même de liberté académique. « Ça détourne complètement la conversation et l’atten -
« Si la personne avec qui vous débattez ne vous voit même pas comme méritant des droits humains de base, il n’est pas possible d’avoir un vrai débat intellectuel »
Berglas, représentant·e de Queer McGilldroits humains, elles aussi, mais se sentent intimidées par la communauté trans » ( tdlr ). « C’est extrêmement anti-démocratique d’interrompre une conférence dans une université simplement parce que l’on est en désaccord avec les opinions exprimées », a-t-il déclaré à CTV News.
Pour Céleste Trianon, les convictions véhiculées par l’Alliance LGB ne relèvent pas de l’opinion, mais plutôt du discours haineux, et posent un enjeu de sécurité pour les personnes trans. « Je pense qu’il est important de faire une distinction entre discours libre et discours haineux. Et ici, il s’agit d’un discours purement haineux », affirme-t-elle, ajoutant que les positions de l’Alliance LGB
tion (du public, ndlr ), qui, selon moi, devraient être dirigées vers les dangers que cet événement posait », affirme-t-iel. Iel souligne également que certains de ces dangers se seraient déjà concrétisés, puisque plusieurs organisateur·rice·s associé·e·s à la manifestation auraient reçu des vagues de messages haineux sur les réseaux sociaux.
Contactée par Le Délit, Frédérique Mazerolle, agente de relation avec les médias de l’Université McGill, a indiqué que l’Université respectait le droit de ses étudiant·e·s à manifester pacifiquement sur le campus. Elle a fait savoir que « la liberté académique est au cœur de la mission de l’Université McGill [...] », tout en rappelant que « chaque membre de la commu -
nauté universitaire doit respecter la dignité des autres membres de cette communauté et les traiter de façon juste et équitable ».
Désillusion
de la communauté étudiante
Pour plusieurs étudiant·e·s, les événements de la semaine dernière représentent une désillusion par rapport aux engagements de l’Université McGill pour la diversité et l’inclusion.
En entrevue avec Le Délit , Jacob Williams, étudiant à McGill et membre de Trans Patient Union (TPU), a exprimé sa déception vis-à-vis de l’Université. « Cela (la conférence, ndlr) crée un climat dans lequel les personnes trans ne se sentent pas du tout soutenues par l’administration » ( tdlr ), déplore-t-il. « Avant, je croyais que McGill se souciait
temps aux comités d’accessibilité. Et chaque fois que j’y suis, ils essaient de véhiculer cette idée que j’ai le droit d’être qui je suis, que je devrais écrire mes pronoms... Mais c’est dans des moments comme ceux-ci que je me dis : c’est de l’activisme performatif. Ils me disent qu’ils me soutiennent, qu’ils me voient, qu’ils utilisent les bons pronoms. Et, d’un autre côté, ils
« Pour plusieurs étudiant·e·s, les événements de la semaine dernière représentent une désillusion par rapport aux engagements de l’Université McGill pour la diversité et l’inclusion »
beaucoup de l’équité, de l’inclusion et de la diversité. [...] Pour être honnête, maintenant, je ne suis pas sûr que l’équité (à McGill, ndlr) ne veuille dire quoi que ce soit au-delà d’être une forme de marketing intéressé », ajoute l’étudiant.
Sal Cuthbertson, spécialiste en équité et politique à l’AÉUM récemment diplômé·e de McGill qui était présent·e à la manifestation, partage ce sentiment de désillusion : « Je suis une personne que M c Gill invite tout le
nous disent qu’ils ne croient pas en notre identité, et que notre existence est sujette à débat. »
Même si les derniers jours ont été mouvementés pour la communauté trans mcgilloise, Laura DoylePéan garde espoir : « C’est beau de voir que malgré tout ça, il y a des gens qui nous soutiennent et qui amplifient nos voix. On y est un peu gagnants malgré tout. »
Le CHRLP et ses directeur·rice·s n’ont pas répondu aux demandes de commentaire du Délit x
Les non-Canadiens interdits d’investir dans l’immobilier pendant deux ans
Entretien avec le professeur David Wachsmuth.
La Loi sur l’interdiction d’achat d’immeubles résidentiels par des non-Canadiens, sanctionnée par le gouvernement fédéral en juin 2022, est entrée en vigueur le 1er janvier dernier. Les non-Canadiens (autres que citoyens ou résidents permanents canadiens), se voient désormais interdits l’achat de propriétés résidentielles pour une période de deux ans, alors que le Canada connaît une crise du logement. Le Délit s’est entretenu avec le professeur David Wachsmuth, titulaire de la chaire de recherche du Canada en gouvernance urbaine à l’Université McGill afin de mieux comprendre les enjeux de cette loi.
La crise du logement
La crise immobilière que connaît le Canada n’est pas nouvelle : une étude de la Banque Scotia publiée en 2021 pointait du doigt « un déséquilibre sans précédent entre l’offre et la demande de logements » avant la pandémie de la Covid-19. Ce déséquilibre structurel a été accentué lors de la pandémie par des taux d’intérêts et hypothécaires proches de zéro pourcent, accroissant la demande pour les logements. La reprise économique post-pandémie et plus spécifiquement l’accélération de l’immigration risque de mettre de nouvelles pressions sur la demande de logements alors que l’écart entre offre et demande se creuse depuis 2016.
Selon le Pr Wachsmuth, ce décalage entre l’offre et la demande de logements est dû en grande partie à des taux d’intérêt très bas jusqu’à la récente intervention de la banque centrale : « Au cours des dernièresannées,lestauxd’intérêtétaienttrèsprochesdezéro. Ilétaitdoncavantageuxd’emprunterdel’argent.Lesprixdes logementsontvraimentexplosé, carlesgensnesesoucientpasdu prixréeld’unepropriété:cequi lesintéresse,c’estcequ’ilspayent chaquemois.Etlorsqueletaux d’intérêtétaitprochedezéro,vous pouviezvouspermettred’emprunterplusd’argenttoutenpayant àpeuprèslemêmemontant chaquemois. » (tdlr). Cet excès dans la demande de logements a entraîné une hausse des prix : au premier trimestre 2022, le prix de
« La crise immobilière que connaît le Canada n’est pas nouvelle : une étude de la Banque Scotia publiée en 2021 pointait du doigt ‘‘un déséquilibre sans précédent entre l’offre et la demande de logements’’ avant la pandémie de la Covid-19 »
l’immobilier au Canada a connu un bond de 25 pourcents par rapport à la même période en 2021.
Interrogé sur l’urgence de la situation immobilière au Canada, Pr Wachsmuth nous a confié : « Ce
n’est pas nouveau pour les personnes qui se trouvent en bas de l’échelle des revenus et qui sont confrontées à des problèmes d’accessibilité du logement depuis des décennies. La nouveauté, c’est que le coût élevé du logement affecte maintenant la classe moyenne. Il y a donc une pression politique croissante pour s’attaquer à ce problème. »
Dans un rapport publié en juin dernier, la Société Canadienne de l’hypothèque et du logement (SCHL) qualifiait la situation de la pénurie de logements de « crise », particulièrement pour l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique. Après avoir refusé pendant plusieurs mois d’employer ce terme, le gouvernement québécois s’est ainsi vu contraint par les projections de la SCHL de reconnaître « une situation de crise du logement », selon les mots de la ministre des Affaires municipales, Andrée Laforest.
La réponse du fédéral
Pressé de répondre à la crise immobilière, le gouvernement fédéral s’est attaqué au problème de l’offre au cours de ces dernières années. Dans son budget 2021, le
gouvernement fédéral a annoncé un investissement de 2,5 milliards de dollars et la réaffectation de 1,3 milliard de dollars de fonds existants pour « accélérer la construction, la réparation ou le soutien de 35 000 unités d’habitations abordables ». La réponse du fédéral s’inscrit dans l’initiative plus large de la Stratégie nationale sur le logement promulguée en 2020, proposant un plan de 72 milliards de dollars sur 10 ans pour construire 160 000 nouveaux logements.
La Loi sur l’interdiction d’achat d’immeubles résidentiels par des non-Canadiens s’attaque, elle, au problème de la demande. À compter du 1er janvier dernier, les non-Canadiens se sont vus dans l’interdiction d’acheter une propriété au Canada pour deux ans, sanctionné d’une amende de 10 000 dollars pour les contrevenants. Les travailleurs étrangers et les étudiants internationaux qui suivent une démarche d’obtention de résidence permanente ne sont pas concernés par cette interdiction. Selon le Pr Wachsmuth, cette mesure vise principalement les investissements chinois : « La motivation était l’investissement chinois dans le logement canadien. C’est une question politique importante, particulièrement en Colombie-Britannique depuis une dizaine d’années. » En
« Nous parlons probablement de moins de 1 % des ventes de maisons neuves. Je pense qu’il est raisonnable d’être assez sceptique quant à l’impact de ces règles »
Pr Wachsmuth2015, un tiers des logements vendus à Vancouver ont été achetés par des investisseurs chinois.
Selon le Pr Wachsmuth, l’immobilier canadien représente pour eux « un endroit stable où placer leur argent, hors de contrôle du gouver-
nement chinois ». Seulement ces investissements massifs ne sont pas sans conséquence pour l’offre et l’accessibilité aux logements, ce qui avait poussé la ColombieBritannique à prendre une série de mesures en 2018 visant à limiter les investissements étrangers et la spéculation immobilière.
L’interdiction aux non-Canadiens d’acheter un logement pour deux ans s’inscrit dans la continuité des mesures mises en place par la Colombie-Britannique.
Le Pr Wachsmuth a cependant émis des réserves quant à l’impact réel de cette loi : « Les chiffres ne sont pas très précis et il n’y a pas de collecte systématique de ces informations au Canada, mais nous parlons probablement de moins de 1% des ventes de maisons neuves.
Je pense qu’il est raisonnable d’être assez sceptique quant à l’impact de ces règles, simplement parce que les principaux facteurs qui influencent les prix des logements sont le nombre de logements disponibles et le nombre de logements construits, ainsi que les conditions économiques générales, en particulier les taux d’intérêt. »
Une mesure symbolique?
Il s’agit pour le Pr Wachsmuth d’une mesure plus symbolique que concrète pour lutter contre la crise du logement, dont il sera compliqué de dégager l’effet. « Il sera très difficile de détecter l’impact d’une telle mesure. Dans la situation économique globale, les taux d’intérêt ont été rehaussés, réduisant la demande pour les logements. Cette baisse va se produire, que cette loi soit entrée en vigueur ou non ».
Pr Wachsmuth nous a indiqué que la réponse du gouvernement fédéral à la crise du logement sera déterminée par la réussite ou l’échec de la Stratégie nationale sur le logement : « Les mesures moins symboliques sont celles qui ont été annoncées au cours des deux dernières années et qui visent davantage à soutenir la construction de nouveaux logements, ce dont nous avons besoin. Le problème qui persiste, c’est que l’offre ne suit pas le rythme de la demande de logements, et il est difficile d’y répondre du côté de la demande. »x
VITRAC ÉditeurPharmaceutique : l’enjeu non prescrit à la COP15
Les effets secondaires méconnus des médicaments.
Vers 3h30 du matin le 19 décembre dernier, le président de la Conférence de Montréal sur la Biodiversité (COP15) Huang Runqiu a annoncé qu’un accord historique avait été conclu par les dirigeants mondiaux présents afin de ralentir la perte de biodiversité à travers la planète dans les années à venir. Tous les pays participants se sont engagés à protéger 30% de leurs terres, de leurs territoires océaniques ainsi que de leurs zones côtières d’ici 2030. De plus, les délégués se sont entendus pour réduire de moitié le gaspillage alimentaire et diminuer de 500 milliards de dollars à l’échelle mondiale les subventions annuelles aux industries nocives à la biodiversité. À titre de comparaison, seulement
de biodiversité est un enjeu qui nous concerne tous. Le grand nombre d’espèces qui vivent sur Terre ont une utilité bien au-delà de leur présence sur un menu Steakhouse ou comme acteur vedette dans les épisodes de Zoboomafoo. En régulant les chaînes alimentaires ou en contribuant aux cycles de divers nutriments essentiels à la vie, certaines espèces de poissons ainsi que plusieurs espèces d’insectes jouent un rôle pour maintenir la qualité de vie de l’espèce humaine. La situation des champs agricoles du comté de Mao en Chine est un exemple parfait des conséquences dramatiques que peut avoir la perte de biodiversité : la disparition de pollinisateurs naturels tels que l’abeille a mené à l’embauche de « pollinisateurs humains »,
« Les dernières avancées technologiques en surveillance environnementale ont pourtant révélé un portrait assez sombre de l’effet de l’industrie pharmaceutique sur divers écosystèmes »
17% des territoires sur l’ensemble de notre planète sont considérés comme « protégés » en 2022 ; ce pourcentage descend à 10% lorsqu’il est question des zones marines. De plus, à l’échelle mondiale, près d’un milliard de tonnes d’aliments sont perdus ou gaspillés annuellement et en 2019, près de 600 millions de dollars ont été versés en subventions à l’industrie pétrolière au Canada.
Malgré les critiques exprimées à l’égard du manque d’ambition de l’accord, le cadre adopté est une première sur plusieurs plans. Tel que mentionné dans l’article paru dans la dernière édition du Délit, l’accord a été conclu en mettant en avant la place des femmes dans le processus décisionnel sur la perte de la biodiversité ainsi que celle du droit et du savoir des peuples autochtones lors des prises de décision. Bien que cela représente un pas dans la bonne direction, il ne faut pas se faire d’illusions : le cadre adopté est loin de couvrir toutes les bases. En effet, un enjeu bien précis a complètement été délaissé lors de la COP15 : l’impact de la consommation des produits pharmaceutiques sur les écosystèmes planétaires.
Pas juste pour les frères Kratt
Avant d’aller plus loin, il est important de rappeler que la perte
armés de petits pinceaux et de pots de pollen. Ces méthodes frôlant le ridicule rendent la production de biens essentiels beaucoup plus difficile qu’elle devrait l’être dans des circonstances normales. En effet, on dépense temps, argent et énergie sur des processus qu’un écosystème en bonne santé serait en mesure d’effectuer sans aide. Cela va de soi pour toutes les économies, que ce soit celle d’une communauté autochtone au fin fond de l’Amazonie ou celle d’une communauté occidentale telle que la Californie.
Des remèdes qui polluent?
La perte de biodiversité peut donc avoir un impact négatif sur le fonctionnement des communautés. Au niveau de l’industrie, il est important de tenir responsable tout acteur ayant un rôle à jouer dans cet enjeu. Le premier coupable qui vient à l’esprit est naturellement l’industrie fossile. Certains pointeraient aussi du doigt l’industrie agroalimentaire ainsi que celle de la mode. Qu’en est-il de l’industrie pharmaceutique? Peu médiatisé, son impact sur la biodiversité semble passer sous le radar. Les dernières avancées technologiques en surveillance environnementale ont pourtant révélé un portrait assez sombre de l’effet de cette industrie sur divers écosystèmes, notamment sur les milieux de vie aquatiques.
Les ingrédients pharmaceutiques actifs (IPA), potentiellement nocifs pour la biodiversité, peuvent s’introduire dans les écosystèmes de deux manières principales. La première est la voie des eaux usées. En effet, les molécules des IPA ne sont pas entièrement métabolisées lorsqu’on les ingère ; après avoir été à la salle de bain, les IPA se retrouvent parmi les autres polluants dans nos égouts. Les molécules des IPA sont filtrées beaucoup plus difficilement que la majorité des déchets qui passent par l’usine de traitement des eaux usées. Ces déchets peuvent alors se retrouver dans les systèmes de canalisation d’eau potable ou bien se voir déchargés dans un lac ou une rivière. Une autre voie de contamination des eaux usées résulte de la disposition volontaire de médicaments par les ménages : voyant que sa prescription de pilules est expirée, un citoyen peu soucieux pourrait bel et bien vider le contenu de sa boîte dans les toilettes. Ces médicaments expirés contiennent toujours des IPA et peuvent donc encore avoir un impact sur la biodiversité marine. De plus, l’élevage animal, que ce soit dans des fermes terrestres ou aquacoles, est une source majeure de contamination des écosystèmes.
Lors de l’élevage des poissons, des médicaments comme la chloramine-T et la formaline, sont souvent déversés directement dans les cages (en filet perméable), sans souci pour l’écosystème marin situé à l’extérieur de l’enclos.
Sérotonine déprimante
Il est possible de retrouver des traces de produits pharmaceutiques dans presque toutes les rivières et ruisseaux à travers le monde. Heureusement, de nombreux IPA ne sont pas présents en concentration suffisante pour présenter un danger imminent pour la santé des écosystèmes. La littérature scientifique mentionne tout de même qu’il est difficile d’évaluer les effets à long terme d’une exposition chronique à un environnement contenant un mélange d’IPA, même s’ils sont présents en faible concentration. Un principe de précaution serait donc déjà une condition suffisante pour prêter attention à notre consommation de produits pharmaceutiques.
Les soucis ne s’arrêtent pas là. Même une faible concentration d’IPA peut modifier
le comportement des écosystèmes après une courte période d’exposition. Une étude effectuée au Royaume-Uni en 2010 indique que la présence d’IPA provenant d’antidépresseurs dans les eaux côtières du pays influence le niveau de sérotonine du Echinogammarus marinus , une espèce de crevette essentielle à la bonne santé de l’écosystème de la région. Ces crustacés drogués modifient leur comportement : ils ont tendance à remonter plus proche de la surface qu’à l’accoutumée. Ces derniers se font donc cibles faciles pour les oiseaux de mer et pour les poissons qui sont leurs prédateurs.
« Il est possible de retrouver des traces de produits pharmaceutiques dans presque toutes les rivières et ruisseaux à travers le monde »Clément Veysset
Selon le Dr Alex Ford de l’Institut des sciences maritimes de l’Université de Portsmouth, cette tendance, si elle se maintient, a le potentiel de complètement dérégler l’équilibre naturel de l’écosystème. Considérant que la quantité d’antidépresseurs prescrits au Royaume-Uni a plus que triplé dans les vingt dernières années et que les IPA de ces derniers finissent presque toujours dans l’hydrosphère, il y a raison de s’inquiéter de la survie de l’écosystème maritime dans les décennies à venir.
Des poissons infertiles
Les IPA contenant des hormones se sont également avérés être en mesure de causer de sérieux dommages aux écosystèmes marins. Des ingrédients tels que l’éthinylestradiol (EE2), présent dans presque toutes
sées dans l’expérience mentionnée ci-dessus.
Est-ce que cela pourrait aussi expliquer la baisse de fertilité chez de nombreux autres animaux marins, tels que la loutre ou l’ours polaire? La communauté scientifique n’a pas encore été en mesure de prouver de lien de causalité. Cependant, il existe des preuves concrètes qu’une exposition chronique à la large famille de perturbateurs endocriniens, comprenant autant les pesticides que l’EE2, pourrait être responsable de problèmes de fertilité chez ces espèces marines ainsi que chez l’être humain. Cette inquiétude scientifique a fait son chemin dans la sphère politique : l’EE2 a été reconnu comme un IPA à réglementer par la Commission européenne en 2012. Peu d’actions concrètes ont suivi : in -
« Il existe des preuves concrètes qu’une exposition chronique à la large famille de perturbateurs endocriniens, comprenant autant les pesticides que l’EE2, pourrait être responsable de problèmes de fertilité chez ces espèces marines ainsi que chez l’être humain »
les pilules contraceptives, possèdent des propriétés nocives similaires à d’autres polluants tels que les pesticides ou les détergents lorsqu’introduits dans un milieu aquatique. Il suffit d’une très faible concentration d’EE2 dans un écosystème pour avoir un impact sur la capacité de reproduction des espèces marines. En effet, cet œstrogène de synthèse peut, à très faible concentration, affecter la fertilité de plusieurs espèces marines lors d’une exposition chronique. Lors d’une expérience menée par une équipe de scientifiques canadiens en 2007, de faibles quantités d’EE2 (0,000005 partie par million) ont été déversées dans un lac situé au Nord-Ouest de l’Ontario afin d’observer l’effet de cet ingrédient sur la population de tête-de-boule (petit poisson servant de nourriture à la truite). Une altération du développement des gonades masculines a été observée chez l’espèce étudiée, menant à la quasi-disparition des têtes-deboules de l’écosystème après seulement sept ans d’exposition. De nombreuses études ont démontré que plusieurs lacs et rivières à travers le monde contiennent des concentrations d’EE2 supérieures à celles utili -
corporer une technologie qui permettrait de filtrer les IPA tel que l’EE2 au traitement des eaux usées a été considéré beaucoup trop dispendieux. D’autres actions, telles qu’implanter des réglementations forçant les compagnies pharmaceutiques à développer des produits plus sécuritaires, n’ont pas été considérées. Les projets de réglementation du EE2 en Europe sont au point mort ; d’autres pays comme le Canada ne considèrent même pas l’EE2 dans leur longue liste de substances toxiques. À ce jour, le débat sur les bénéfices et conséquences d’une réglementation ne fait pas l’objet d’un grand engagement public. Selon Susan Jobling, professeure en toxicologie environnementale de l’Université Brunel, il est facile pour des bureaucrates de juger que le public n’est pas prêt à « payer le prix » pour réglementer cet œstrogène si le public ne sait même pas que c’est un enjeu qui les concerne.
Antidépresseurs et pilules contraceptives ne sont pas les seuls médicaments pouvant affecter la biodiversité marine, et les IPA peuvent avoir des
impacts bien au-delà de l’hydrosphère. Le diclofénac, un médicament anti-inflammatoire, a mené au quasi-effondrement de nombreuses populations de vautours en Asie ; le rapace charognard ne pouvait tolérer les hautes concentrations de médicament présentes dans les carcasses de bétail, leur principale source de nourriture. En effet, lorsqu’il est question de l’impact des IPA sur nos écosystèmes, on ne peut blâmer une seule gamme de produits.
Présent dans l’écosystème, absent à la COP15
Malgré l’impact prouvé des produits pharmaceutiques sur nos écosystèmes, il est désolant de voir qu’aucune des 23 cibles
« Malgré l’impact prouvé des produits pharmaceutiques sur nos écosystèmes, il est désolant de voir qu’aucune des 23 cibles présentées lors du cadre de la COP15 ne mentionne cet enjeu »
présentées lors du cadre de la COP15 ne mentionne cet enjeu. La cible numéro sept est la seule qui s’en rapproche en mentionnant une volonté de réduire de moitié l’utilisation de pesticides et « autres produits chimiques hautement hasardeux ( tdlr ) ». Ingrédients pharmaceutiques actifs, pesticides, produits de soin personnel et produits
chimiques halogénés polyhydroxylés (utilisés entre autres dans les produits antimicrobiens) ont tous été prouvés comme étant nocifs aux écosystèmes ; les enjeux liés à chacun de ces produits mériteraient tous leur article respectif dans les pages du Délit . Le terme « produit chimique hautement hasardeux » reste cependant très vague : est-ce que le lobby des industries pharmaceutiques et des soins de santé, qui est de loin le plus influent en Amérique du Nord, tentera de fuir sa part de responsabilité en jouant à l’intérieur de cette zone grise? Une compagnie de rigoureux enquêteurs indépendants chez InfluenceMap a déjà signalé une résistance du lobby des pesticides sur les politiques proposées lors de la COP15. S’il est difficile de révéler tout ce qui se passe derrière les rideaux, il est possible de constater que la réduction des risques liés aux pesticides est un des seuls objectifs quantifiés ayant été révisé à la baisse en comparant le cadre final (objectif de 50%) avec le cadre original (objectif de 66%). Cela ne présage rien de bon lorsqu’il est question d’imposer à l’industrie pharmaceutique (ou à toute autre industrie ayant un impact négatif sur la biodiversité) l’obligation de voir au-delà des profits en effectuant leur juste part.
« Sachant maintenant que les médicaments ont un impact réel sur notre environnement, réduire notre impact sur les écosystèmes passe par une réexamination de notre rapport à leur consommation »
Il semble donc nécessaire de réitérer que la seule façon concrète de réduire notre impact sur notre environnement, c’est de consommer moins et d’adopter un mode de vie plus simple. La cible 16 du cadre de la COP15, prônant des habitudes de consommation durables, risque donc d’être la plus importante si nous espérons pouvoir attaquer le problème de la perte de
la biodiversité à sa source. Les produits pharmaceutiques sont parmi les nombreux exemples de produits que l’on surconsomme, au bonheur des compagnies qui les développent et les vendent, mais aux dépens de nos écosystèmes et de notre biodiversité. La solution ne réside évidemment pas dans leur abolition, mais plutôt dans leur modération. Si la quantité de prescriptions distribuées au RoyaumeUni, un des seuls pays ayant cette information recensée pour le grand public, est un bon indicateur de ce qui se passe dans le reste du monde, il est évident que nous nous dirigeons dans la mauvaise direction. Si l’individu moyen consomme 50% plus de médicaments qu’il y a quinze ans, est-il plus heureux, en meilleure santé? Sachant maintenant que les médicaments ont un impact réel sur notre environnement, réduire notre impact sur les écosystèmes passe par une réexamination de notre rapport à leur consommation. x
de pani Contributeur
Vie Nocturne
voix basse
vienocturne@delitfrancais.comMonter sur
Laura Tobon Coordonatrice Visuelscène
Une nouvelle sur les espaces créatifs cachés.
C’est la dernière fois que je fais un spectacle de ballet! » Voici ce que je me disais en enlevant mes pointes après une répétition désastreuse. Mon instructeur m’avait choisie pour le rôle principal de Giselle. Pourtant, je ne cessais d’entendre ses critiques : l’arabesque n’était pas assez haute, ma jambe, pas assez droite, et mon regard, jamais dans le bon sens. Si j’étais aussi talentueuse qu’il le disait, alors pourquoi est-ce que je n’arrivais jamais à être à la hauteur de ses attentes? J’observais mon amie Zoé, qui était restée plus longtemps dans le vestiaire puisqu’elle avait un plus petit rôle. D’une certaine manière, je l’enviais. Elle n’avait pas à endurer toute cette pression d’être parfaite, puisqu’elle avait moins de responsabilités que moi. Je la voyais discuter avec d’autres danseuses, quand tout
«
« Si j’étais aussi talentueuse que mon instructeur le disait, alors pourquoi est-ce que je n’arrivais jamais à être à la hauteur de ses attentes? »
à coup, elle a quitté le groupe pour venir me parler. En voyant ma figure déconfite, son sourire a été remplacé par une expression remplie d’inquiétude.
« Est-ce que ça va? Tu veux en parler? », m’a-t-elle demandé discrètement.
— Bof… Si seulement l’instructeur n’était pas si dur avec moi… Je veux dire… Je ne sais pas comment je pourrais être la Giselle idéale.
— Écoute, Olivia. S’il ne pensait pas que tu étais aussi talentueuse, il ne t’aurait jamais donné le rôle principal. Je crois qu’il veut juste te voir t’améliorer. »
Au même moment, j’ai entendu une notification provenant de son téléphone cellulaire.
Zoé l’a allumé, mais son regard restait fixé sur le message qu’elle avait reçu sur Instagram. Habituellement, elle ne passait pas autant de temps à lire des
messages lorsque nous parlions. Cela devait être important.
« En passant, mon frère Vincent organise chaque nuit une soirée où les artistes peuvent se réunir, que ce soit pour pratiquer, ou tout simplement parler. Je crois que ce serait une belle opportunité pour toi, tu pourras répéter plus longtemps. Voudrais-tu venir avec moi ce soir? a-t-elle proposé.
— Es-tu sûre que c’est une bonne idée? ai-je demandé, incertaine.
— Mais oui! C’est vendredi! Il n’y a pas de répétition demain!
Au pire, tu dormiras dans mon appartement! Ma coloc’ est partie en voyage cette semaine. »
J’hésitais. D’un côté, Zoé avait raison. Je pouvais toujours m’améliorer. Mais d’un autre côté, je n’étais pas du tout habituée à sortir la nuit. Après tout, j’avais encore un couvre-feu à respecter, et je ne sortais jamais après 22h. Et puis, j’ai pensé à ce que Zoé m’avait dit. Et j’ai eu envie d’y aller. J’ai finalement accepté la proposition de mon amie. Par contre, je ne pouvais pas mentir à mes parents : je les aime trop. Je leur ai simplement écrit que je passerais la nuit chez Zoé. Au moins, ils lui faisaient confiance, ce n’était pas comme si j’allais dormir chez un étranger.
Il était 20h quand je suis sortie de chez moi. J’ai vu la voiture de Zoé et j’y suis montée. Pendant tout le trajet, je n’ai pas pu détacher mes yeux du croissant de lune,
qui scintillait faiblement à travers la vitre du siège passager. Nous nous sommes finalement arrêtées devant une ruelle vide,
« J’ai jeté un coup d’œil par terre et me suis aperçue que j’avais trébuché sur une vieille poupée en porcelaine et une paire de ciseaux, tous les deux emballés dans de vieux journaux »
et Zoé s’y est stationnée. Cette ruelle était si vide qu’aucune lumière, naturelle ou artificielle, ne pouvait l’éclaircir. Malgré tout, Zoé, qui était si sûre d’elle, ne cessait de dire que c’était le bon chemin. Le trajet n’était pas long, mais m’a semblé durer une éternité. Mon gros manteau d’hiver ne pouvait pas me protéger du froid rigoureux. Le vent glacial de janvier n’a pas amélioré la situation, et je le sentais me couper le visage comme des lames de rasoir.
Quand j’ai essayé d’ouvrir la porte, j’ai failli tomber, mais Zoé m’a rattrapée rapidement. J’ai jeté un coup d’œil par terre et me suis aperçue que j’avais trébuché sur une vieille poupée en porcelaine et une paire de ciseaux, tous les deux emballés dans de vieux journaux. Mon regard s’est tourné vers cette paire d’objets étranges, et je me suis demandé ce qu’ils faisaient dans une ruelle abandonnée. J’ai pensé que comme moi, ils n’avaient pas leur place dans la ruelle. « Que fais-tu? » Zoé me demanda, comme si j’étais un extraterrestre.
Nous avons poussé la porte et j’ai aperçu un vieux théâtre abandonné. Tout y était poussiéreux, sauf l’estrade, qui était sans doute plus propre que plusieurs scènes professionnelles. La grandeur du théâtre ne cessait de m’étonner. Puis, mon regard s’est tourné vers la scène, où je voyais divers artistes, comme ce que Zoé m’avait décrit. J’y ai reconnu des danseurs, des peintres et des écrivains. J’entendais même un pianiste qui jouait le premier mouvement de la Sonate au Clair de lune J’ai commencé à pratiquer sur l’estrade pendant que Zoé m’observait. Notre méthode de travail ne changeait pas. Je mettais mes AirPods, écoutais ma musique et suivais la chorégraphie pendant que Zoé me filmait. Nous regardions chaque vidéo et nous faisions
des commentaires sur tout ce qui pourrait être amélioré. Elle n’a pas cessé de m’encourager, de dire qu’il y avait une amélioration entre la première et la dernière vidéo, mais je ne la croyais jamais.
Pendant les premières minutes, je dansais avec beaucoup d’énergie et il n’était pas difficile de faire preuve de diligence. La fatigue a commencé à m’emporter après trois heures de répétition, et Zoé insistait pour que je prenne une pause.
Alors Vincent m’a donné des feuilles et des crayons de couleur.
« Étrangement, je me voyais en elle : nous étions toutes les deux imparfaites. Imparfaites comme ce grand théâtre abandonné qui m’aidait à répéter à mon rythme, sans la pression de mon instructeur »
Puis, j’ai fait quelque chose que je n’ai pas fait depuis plus de cinq ans.
J’ai dessiné une ballerine qui faisait une arabesque. Elle n’était pas parfaite. Les proportions n’étaient pas si réalistes ; je trouvais les jambes trop longues pour son petit torse et son visage minuscule. Je ne pouvais même pas dessiner des expressions faciales! En bref, je manquais de minutie. Or, j’aimais cette ballerine telle qu’elle était, même avec ses imperfections.
Et si je regardais ses qualités, elles prenaient le dessus sur ses défauts. Les couleurs étaient vives, et je dirais même que j’étais impressionnée par le dégradé. Comment pouvais-je ne pas apprécier ce dessin? Étrangement, je me voyais en elle : nous étions toutes les deux imparfaites. Imparfaites comme ce grand théâtre abandonné qui m’aidait à répéter à mon rythme, sans la pression de mon instructeur… Ou comme le chemin bizarre et sale qui me menait vers ce trésor caché. J’avais négligé toutes ces qualités! Maintenant que j’y pense, peut-être qu’au fond, j’avais ma place sur scène.
« Ma vie est devenue une bête sauvage »
Les difficultés du deuil adolescent dans Le Lycéen.
Agathe nolla Éditrice CultureLe Lycéen est le quatorzième long-métrage du prolifique écrivain et réalisateur français Christophe Honoré. À l’affiche depuis le 30 novembre dernier, Le Lycéen aborde le sujet du deuil à l’adolescence. Inspiré de la jeunesse de son réalisateur, Lucas, un homme de dix-sept ans, nous raconte les premiers mois du deuil de son père, mort
capitale, Lucas se libère de la douleur en fuyant dans le rire, la séduction, le sexe, les promenades, qui nous distraient de la mort du père. Tous les éléments scénographiques sont mis au service de la représentation de cette période de déni. Lucas traverse Paris, un bouquet de fleurs à la main, armé d’un sourire enfantin, pour aller retrouver une aventure sans lendemain. La consommation des corps est suivie d’un court dialogue, où les corps des deux jeunes hom -
« Christophe Honoré reste fidèle à son objectif : faire un film d’émotion brut, représenter les tourments qui l’ont traversé en tant que jeune adolescent devenu orphelin »
brutalement dans un accident de voiture. Le rôle de Lucas est interprété par l’acteur novice Paul Kircher, fils des comédiens Irène Jacob et Jérôme Kircher. La mère, Juliette Binoche, et le frère de Lucas, Vincent Lacoste (qui a travaillé avec Honoré dans Plaire,
mes se font face, allongés tels des odalisques. La chambre est couverte d’un rose pastel très niais, et en conséquence, quand Lucas admet à son partenaire sexuel « Mon père est mort la semaine dernière », tout paraît encore surréaliste. Nous restons dans le déni avec son pro -
pendant le première partie du film, se défait, petit à petit, avec une brutalité psychologique indicible. Lucas se sent coupable : il est pris par la honte d’avoir confondu « le pire et le meilleur », celle d’avoir cédé à la liberté éphémère au lieu de s’enfermer dans le deuil. Cette scène de transition se fait symboliquement dans la voiture, lieu du décès du père. La caméra se déplace progressivement du siège du conducteur occupé par Lucas vers celui du passager, où l’on découvre une mère sculptée par l’inquiétude et le deuil.
« Personne ne dit la vérité. Il faut se taire ». Les dernières trente minutes se feront dans le silence. La voix narratrice nous quitte : Lucas ne veut plus parler tant qu’il ne connaîtra pas la vérité. Toujours dans la voiture, la caméra tremblante derrière l’épaule de Lucas, nous l’espionnons pendant sa tentative de suicide. Ce plan voyeuriste permet à Christophe Honoré de rester fidèle à son objectif : faire un film d’émotion brut pour représenter véridiquement les tourments qui l’ont traversé en tant que jeune adolescent soudainement devenu orphelin.
Le réalisateur confesse s’être replongé dans ses journaux intimes pour construire le monologue narratif d’adolescent avec authenticité. Similairement, les violons et le piano de la bande-son, composée par le musicien japonais Yoshihiro Kanno, nous accompagnent dans la découverte de cette émotion difficile à accepter et contrastent grandement avec la musique transformée par ordinateur qui se joue lors de la période du déni.
Dans Le Lycéen, son jeu d’acteur se divise en deux phases : d’une part, une mollesse insouciante marquée par la négligence de la prononciation, et d’autre part, des excès de colère et de passion surjoués. Cette alternance des deux rend opaque la compréhension du personnage et parfois difficile le développement de compassion envers sa situation. Effectivement, les actions et pensées de Lucas étant imprévisibles, son rôle de narrateur perd en crédibilité au fur et à mesure du déroulement du film. Et lorsque Lucas fait vœu de silence, Christophe Honoré remplace adroitement sa voix de narrateur avec celle de sa mère pour nous guider vers une fin compréhensible et fiable.
Le Lycéen enrichit la filmographie de Christophe Honoré en continuant l’exploration des thèmes de la sexualité, de la nostalgie et du passé. Comme dans Plaire, aimer et courir vite (2018), Honoré met en scène des histoires d’amour passionnelles homosexuelles qui se développent en contournant le
deuil imminent. Ses films sortent l’homoérotisme des intrigues stéréotypées de la honte ou de la fierté. Ce nouveau long-métrage demande à Honoré d’effectuer un travail introspectif et autobiographique pour constituer un protagoniste adolescent, une première dans sa filmographie.
Le film s’articule en deux temps majeurs : le premier durant lequel nous sommes noyés dans la distraction et le deuxième où nous suivons Lucas dans ses tourments adolescents accentués par le deuil. La tentative de suicide, qui occurre dans le même lieu que le décès du père, opère le tournant dans le scénario, permettant une suite plus optimiste pour le film et la suite de la vie du protagoniste. Comment survivre alors que des êtres qui nous étaient chers nous quittent? Comment surmonter cette culpabilité? À ces questions, Christophe Honoré ne propose aucune réponse claire, seulement un message d’espoir, en terminant sur un gros plan du sourire de Lucas. x
aimer et courir vite (2018) et Chambre 212 (2019)), figurent les deux grands personnages secondaires qui offrent des repères sur le passage du temps. Leurs personnages offrent des comportements de deuil plus classiques et constrastent avec l’égarement de Lucas.
Immédiatement après l’annonce du décès, Lucas quitte son lycée-pensionnat pour passer une semaine auprès de son frère à Paris. Ce sont ces journées d’égarement qui occupent le plus de temps à l’écran. Dans la
tagoniste. Pendant une heure, la palette de couleur, la musique, les dialogues : tout prend l’apparence d’une comédie romantique adolescente.
Nous sommes violemment tirés de ce décor lorsque Lucas est renvoyé chez lui en HauteSavoie. La voix narrative de Lucas annonce qu’il ne tiendra pas une semaine de plus. « Tu me manques, Papa ». Il retrouve alors sa mère envahie par le deuil, en incompréhension devant l’insouciance apparente de son fils. Le déni, construit
En réalité, le film de Christophe Honoré rend davantage hommage aux difficultés de l’adolescence qu’à celles du deuil. Durant la scène de l’internement psychiatrique, Paul Kircher interprète à merveille le rôle mélodramatique d’adolescent déboussolé et en devient presque antipathique. Sa performance a d’ailleurs été remarquée et récompensée au Festival international du film de Saint-Sébastien (2022) et au Festival de films francophones Cinémania (2022).
Réflexions d’un myope dans la glace du barbier
louis Ponchon Éditeur CultureMon barbier ne parle pas. Quand je m’assois dans le fauteuil à bascule, je comprends au coup de menton adressé à mon reflet dans la glace qu’il attend que je décrive la coupe de cheveux désirée, sans jamais prononcer un mot. Il écoute ensuite avec un désespoir à peine voilé la même réponse vague et inutile que je lui sers à chaque fois, sans photo à l’appui pour illustrer mon souhait (parce qu’en fait je n’ai jamais d’idée).
Tous les deux mois, ou presque, c’est le même rituel : je m’installe devant lui en silence, gêné par les longs coups d’œil circulaires qu’il lance autour de mon crâne afin d’évaluer l’ampleur de sa tâche, puis, dans un dernier geste, il retire délicatement mes lunettes. Dès l’instant où les verres quittent mes yeux, c’est l’ennui. L’ennui d’une vue trop faible qui m’em-
pêche de voir la progression de son travail, et de ne rien saisir de ce qui m’environne, ni les objets, ni les visages ; l’ennui de n’avoir rien à dire à quelqu’un qui ne propose pas de m’écouter ; l’ennui, enfin, de me trouver dans un état quasi-végétatif qui me rend bête comme un escalator en panne (ou les courriels du point-service de McGill). C’est l’ironie perpétuelle de mes visites au
prince | le delitsalon de coiffure depuis l’enfance : figé dans la contemplation d’un reflet que je ne peux pas voir, je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers ; je suis cette petite tache floue, cet être myope qui ne
doit sa survie qu’à l’attendrissement de forces invisibles. Quarante minutes, c’est un temps long à meubler quand on a pour soi que son imagination. J’écoute un instant la conversation des autres clients, mais elle ne m’intéresse pas car elle appartient à des gens qui voient nettement ; il y a comme
un voile de gaze entre eux et moi qui constitue une barrière vague mais bien sensible entre nos deux réalités. Je vis dans un tableau de Monet et j’aime ça.
Les derniers petits cheveux bruns tombent sous mes yeux, comme la neige dans la rue, la caresse du blaireau
et finalement le barbier me tend comme un plateau le petit miroir où reposent mes lunettes. Le résultat est à peu près correct (exactement comme je ne l’avais pas imaginé). Je laisse un joyeux « au revoir, à la prochaine! », un généreux pourboire de 25 pourcents et me retrouve dans la rue ; la tête rasée de frais prise dans la bise glacée de l’hiver. Mes yeux jouissent à nouveau de tous les détails du monde, ces mille petites choses qui interpellent le regard et embellissent la vie.
Je pourrais aller voir ailleurs, bien sûr, pousser la porte d’un autre des quelque 1500 salons de coiffure de Montréal, mais je crois que je me suis attaché à ces moments d’ennui qui nourrissent en moi, au sortir du salon, l’envie dévorante de tout voir, de tout connaître ; l’envie de sentir les choses comme si elles pouvaient à tout moment m’échapper. x
Tribulations d’un amateur de piano
Sindbad Walter ContributeurEn septembre, je me suis acheté un clavier à trois cents dollars afin de jouer mes partitions préférées. En parallèle, je me suis inscrit à une académie musicale montréalaise. J’ai réussi à convaincre mes parents de me financer la moitié des cours, m’acquittant du reste avec l’argent qu’ils me donnaient pour vivre.
Le piano me séduit depuis que je sais différencier le blanc du noir. Tout jeune, on m’a inscrit au conservatoire où je trainais mes doigts, trois fois par semaine, avec le même enchantement à chaque début de cours et la même frustration à chaque fin. À mesure que les années passaient, ce cycle répétitif a figé ma relation au piano dans un refrain d’éternelle lassitude. À quatorze ans, j’ai quitté le conservatoire pour m’ouvrir à des horizons plus séduisants. Entre les
cours de mathématiques et mes premières ivresses, le solfège ne rythmait plus mon adolescence. J’avais procédé à une cure
née cinq fois les mêmes mots, dans le même ordre, avec la même intonation. Pour lui, la musique était une intarissable avenue de
de désintoxication musicale, remplaçant toutes les musiques classiques de mon téléphone par du rap. Je parlais du conservatoire et des cours de piano comme on parle d’une relation brisée, d’un premier amour gâché. « C’était affreusement toxique comme relation. » « De toute façon, je crois ne jamais l’avoir aimé. » « J’aurais dû m’arrêter plus tôt. »
Puis, cet été, à force de concerts de piano et d’argumentaires en ostinato de mon oncle, qui pouvait répéter dans la même jour -
découvertes, qui m’offrirait plus de plaisir que n’importe quelle activité dans mon quotidien. J’y ai été sensible. Cette notion de plaisir me touchait particulièrement car elle me plongeait dans un état proche du souvenir amoureux. Pour la première fois, j’étais nostalgique du piano. J’avais l’impression de croiser mon premier amour au hasard dans la rue. Je savais que je ne résisterais pas à une nouvelle ballade avec elle.
Le clavier acheté et les cours organisés, je me lançai dans les tourbillons des clefs et
des bacs à silence. Je jouais une heure par jour en rentrant de la bibliothèque et j’avais une heure de cours le lundi après-midi. Le premier mois fut excitant. Je retrouvai les tours dont mes doigts étaient capables. J’entendais les sons satisfaisants que les suites de caresses et de frôlements suscitaient. Après un si long interlude, le désir ressurgissait. Au bout du deuxième mois, pourtant, je retrouvais ses défauts : l’effort constant que cette amante exigeait, le temps qu’il fallait lui dédier, et puis l’insatisfaction rongeante qu’elle provoquait. Alors, j’ai commencé à me dire que je ferais plus d’heures de piano la fin de semaine pour rattraper celles que j’avais séchées pendant la semaine. Puis, j’ai arrêté d’aller à mon cours hebdomadaire, prétextant une trop grosse charge de travail.
Un jour, j’ai remarqué que notre canon s’était légèrement déplacé. J’avais initié
la coda lorsqu’une fois je m’étais assis sur le siège mais dos au piano. Le clavier s’était intégré au décor en se fondant parmi tous les autres meubles. A suivi une cacophonie progressivement désagréable. Au lieu de travailler ma patience, je me suis épris de paresse reproduisant le schéma de la première rupture. Ennui, découragement, distraction, oubli, ressentiment, colère, diabolisation, indifférence:
j’ai débranché le clavier. En écrivant ce texte, j’entends encore le triste decrescendo de notre séparation. « Le premier amour est toujours le plus pur. » « Nous avons chacun besoin de temps en solitude. » « Cette histoire n’est pas finie. » x
L’ennui par définition.Marie
«
Je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers »
Retrouvailles et perte de mon premier amour.
« Je parlais du conservatoire et des cours de piano comme on parle d’une relation brisée, d’un premier amour gâché »
« Le clavier s’était intégré au décor en se fondant parmi tous les autres meubles »confession
Ce que j’aime dans les soupirs, C’est l’expressivité que peut avoir une brise, Lorsque je respire trop fort Je crains qu’on ne me croie abandonnée À des plaisirs interdits.
Alors je retiens mon souffle, À m’en étourdir l’âme Les courbes de mon corps se cassent Éboulement.
Je peux vraiment dire Que la peur, Que les regards voyeurs sur nos corps Font naître en nos cœurs, Est à couper le souffle.
On me peint
On m’habille
On me dessine
On me photographie
Je suis œuvre Mon corps est œuvre.
Pourtant, moi, je vois une voie lactée
Ce sont les milliers de coups L’érosion de la pluie Les brûlures et la brume Qui lui permettent de briller.
Le rouge, le brun et le bleu de mon visage Cachent une chair dévorée par le temps Consumée par la vie.
Et je ne suis pas une femme Parce que je serai belle dans tous les cas Je suis une femme Car sur la pierre dans laquelle sont gravés mes dix commandements Toutes les tempêtes se sont abattues.
Le roc qui me porte me chuchote
Que je suis douce, sensible, compliquée, impulsive, calme, dévouée, imprévisible, courageuse et puissante Car le ruisseau qui m’emmène est celui de la féminité Et il m’apprend plus que l’on ne m’en apprendra jamais.