Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Mardi 9 février | Volume 105 Numéro 13
Mission Cendrillon? depuis 1977
Volume 105 Numéro 13
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
McGill Inc.? joseph boju & Julia Denis
Le Délit
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epuis le 2 février, plusieurs journaux québécois, dont La Presse et Le Soleil, ont réagi avec inquiétude au sujet d’une proposition de réforme du système de financement des universités de la province: augmenter les frais de scolarité des étudiants étrangers afin «d’éponger» de potentielles compressions budgétaires. Le Délit s’alarme aussi. Aujourd’hui (comme illustré ci-dessous), les étudiants étrangers de McGill paient des frais de scolarité d’environ 15 700$ par an. Ceux-ci sont divisés en trois parties: 2290$ de frais communs à tous les étudiants de l’Université, rentrant dans les recettes de McGill; un supplément «spécial» étudiants étrangers de 12 200$, dont le gouvernement québécois fixe le montant et tire profit; et un frais supplémentaire dont disposent les universités, plafonné à 10%. La réforme potentielle permettrait aux universités de dépasser ce plafond de 15% et d’augmenter les frais des étudiants étrangers — et donc les recettes qu’elles en tirent— de 25%. Comme Olivier Marcil, v.-p. aux communications et affaires externes, l’a réaffirmé lors d’un entretien exclusif avec Le Délit: cette mesure pour laquelle McGill plaide depuis plusieurs années n’est encore qu’à l’état de rumeur — le Québec n’ayant pas encore annoncé de décision officielle. Une «rumeur» et «proposition de longue date» qui fait beaucoup jaser ces derniers jours. Suite à une récente réunion des recteurs des universités québécoises et des représentants du gouvernement, l’annonce de nouvelles coupures budgétaires concernant l’Éducation pour 2016-2017 était sur toutes les bouches. Dans cette optique, l’augmentation des frais de scolarité des étrangers apparaîtrait comme solution compensatoire aux nouvelles contraintes budgétaires imposées aux universités.
Ce compromis laisserait sur le carreau le seul intéressé, c’est-àdire l’étudiant. Non seulement celui-ci serait indirectement touché par les coupes budgétaires gouvernementales, mais dans le cas de l’étudiant étranger, son accessibilité à l’éducation supérieure s’en verrait réduite. Il y a quelque chose d’amer et de cynique dans cette mesure en projet, c’est que nul ne se sentira réellement concerné. Certes, fidèle à son poste, l’ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante, ndlr) est montée au créneau pour condamner d’avance la possible hausse. Mais aucun étudiant d’ici ne haussera le ton, son intérêt personnel n’étant pas en jeu. Quels étudiants étrangers, dont plus de 40% sont à McGill et Concordia, prendront alors des moyens d’actions pour se faire entendre sur le sujet? Aucun. Tout comme pour les étudiants français l’an passé, une facture plus salée ne raccourcira pas la liste d’inscrits de ces universités. Les portefeuilles parentaux ne jouent pas l’indignation. Pourquoi reproduire au Québec le schéma des universités américaines où le diplôme prestigieux s’accompagne forcément de frais exorbitants? «McGill n’est pas une institution pour faire du profit» répond Marcil, «vous prenez pour acquis que nous allons nous comporter comme une entreprise privée!» Laissons McGill nous prouver le contraire, en ne cédant point à l’exploitation d’une demande quasi inélastique. L’Université promet de faire du lobby pour un système de bourses ouvertes aux étudiants étrangers au niveau provincial, ainsi qu’un système plus aidant au niveau universitaire. Déréguler pour réinvestir. Puisque tout ceci est hypothétique, nous ne pouvons encore juger l’application de telles promesses. Mais pourquoi guérir par des bourses un mal qui pourrait être endigué à la racine, c’està-dire au niveau des frais de scolarité? À cheval entre la logique d’entreprise et celle d’un apprentissage à la portée de tous, McGill semble hésitante à trancher le nœud gordien. D’aucuns diraient qu’elle a déjà fait son choix… x
bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Niyousha Bastani
mahaut engérant Source: Olivier Marcil
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rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Julia Denis Actualités actualites@delitfrancais.com Chloé Mour Ikram Mecheri Hannah Raffin Culture articlesculture@delitfrancais.com Céline Fabre Vassili Sztil Société societe@delitfrancais.com Esther Perrin Tabarly Économie economie@delitfrancais.com Sami Meffre Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Baptiste Rinner Coordonnateurs visuel visuel@delitfrancais.com Mahaut Engérant Vittorio Pessin Coordonnateurs de la correction correction@delitfrancais.com Yves Boju Antoine Duranton Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Inès L. Dubois Multimédias multimedias@delitfrancais.com Matilda Nottage Événements evenements@delitfrancais.com Joseph Boju Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Contributeurs Ronny Al-Nosir, Léandre Barôme, Julien Beaupré, Léa Bégis, Charlie, Hortense Chauvin, Madeleine Courbariaux, Noor Daldoul, Sara Fossat, Salomé Grouard, Marion Hunter, Eva Lancelin, Kary-Anne Poirier, Cécile Richetta, Lucas Snaije, Louis-Philippe Trozzo. Couverture Mahaut Engérant et Vittorio Pessin
Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction.
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · mardi 19 janvier 2016 · delitfrancais.com
Actualités
québec
actualites@delitfrancais.com
La santé au privé, les syndicats sur le pavé La réponse aux réformes et à la promotion du secteur privé. léandre barÔme
Historique du système de santé
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Afin de mieux comprendre les différents enjeux, il apparaît nécessaire et intéressant de rappeler que le caractère public du système de santé québécois est le fruit d’un long processus. Les principaux hôpitaux de la province ont d’abord été gérés par des institutions religieuses jusqu’en 1959, et ce depuis la fondation de l’Hôtel-Dieu de Québec en 1639. Cependant, en 1961 arrive la première réforme de santé organisée par la province: l’assurance hospitalisation, qui rembourse le patient en cas d’opération. Le Québec continue son avancée dans le secteur public avec l’assurance maladie en 1970, et l’introduction de la fameuse «carte soleil», qui rembourse les consultations. En 1997, l’assurance médicaments fait son entrée dans le système de santé québécois. Celui-ci est donc public: la gouvernement québécois est le principal admi-
e colloque «Santé Au Pluriel» s’est tenu le 4 février 2016 à HEC Montréal à l’issue d’une recherche-action sur la collaboration de cinq entreprises privées et du secteur public dans le domaine de la santé. Ce colloque avait pour but de promouvoir le secteur privé et d’organiser un dialogue avec le système public concernant les résultats de la recherche mentionnée. Il s’inscrit dans la volonté du ministre de la Santé du Québec Gaétan Barette de réformer le système de santé québécois. M. Barrette a en effet déposé le 25 septembre 2014 un projet de loi qui vise à centraliser ce secteur, première réforme avant une possible privatisation. En réplique, une manifestation contre cette conférence et ce projet de loi fut organisée la même journée en face du bâtiment où se tenait cette réunion.
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
nistrateur des réseaux hospitaliers et le principal assureur des patients. Fusion de l’administration M. Barrette a en effet déposé le 25 septembre 2014 un projet de loi destinant le réseau de santé du Québec à être géré par un unique Conseil intégré de santé et de services sociaux (CISSS) par région administrative. Ces CISSS seraient issus d’une fusion des systèmes administratifs des différents établissements publics, jusque là indépendants. L’objectif est de mettre tous les établissements sous la même direction, pour en faciliter la gestion. Cette nouvelle organisation serait par ailleurs bénéfique au patient, soutient le ministre, car elle faciliterait la prise en charge et le suivi de celui-ci, grâce au système administratif commun. Il a de même affirmé que ce système permettrait de dégager près de 220 millions de
dollars par an, avec la suppression de 1 300 postes de cadres et de gestionnaires. Cette réforme affecterait donc plus les salariés chargés de l’administration que les étudiants.
«Ce système permettrait de dégager 220 millions par an»
Néanmoins, la fusion des centres hospitaliers universitaires (CHU) est prévue dans la réforme des CISSS, la seule exception étant le CHU de Sherbrooke. Ce projet de loi a d’ailleurs provoqué la colère des syndicats du système public, tel que la FTQ (Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, ndlr) et la FIQ (Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec, ndlr), qui affirment que la loi ne changera rien au suivi des patients, contrairement aux dires
du ministre. Selon ces syndicats, le changement de structure ne facilitera en rien l’accessibilité aux soins ou la qualité des traitements. Ils mettent aussi en doute la marge de profits annoncée par le ministre. De plus, ce projet de loi n’est que les prémices d’un plus grand mouvement de réformes qui viserait à privatiser le système. En effet, il a été évoqué l’idée que le gouvernement ne soit plus administrateur, mais simplement vigile dans ce domaine. Il surveillerait les agissements du système privé pour garantir la sécurité de ses citoyens. Protestations En ce qui concerne la manifestation, une cinquantaine de personnes, agitaient une bannière «Contre la privatisation du système de santé!» signée par Médecins du Québec. On remarquera l’absence de la jeunesse, qui se sent moins concernée par ce problème. x
actualités
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Repenser l’afrique Déconstruire les représentations biaisées que nous avons de l’Afrique, telle était l’ambition de la McGill African Student Society (MASS, la Société des Étudiants Africains de McGill, ndlr) qui a tenu un panel de conférences dans le cadre de l’événement Africa Interrupted (Afrique interrompue, ndlr). Le Délit s’est rendu à deux d’entre elles.
L’Afrique, une image faussée par les médias?
La hiérarchie du savoir, ou son monopole...
Combattre les stéréotypes africains à l’aide de projets puissants et engagés.
Une discussion autour des différences entre les productions académiques occidentales et africaines.
salomé grouard
Julien beaupré
Le Délit
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e 4 février s’est tenue la conférence «Percevoir le succès: médias, contenu créatif et esthétique de la croissance » (Seeing success: Media, Content Creation and the Aesthetic of Growth). Il était question, cet après-midi-là, de découvrir une Afrique qui n’était pas montrée par les médias, qui défiait les stéréotypes et que le monde gagnerait à connaître. C’est ainsi que Djamilla Toure, Wilfried Fowo, Yann Jr. Kieffoloh et le Professeur Pius Adesanmi ont présenté leurs projets dans une ambiance détendue mais sérieuse.
Le Délit sance. Ainsi, une nouvelle fois, la culture africaine est mise en avant et cela grâce à un projet innovant. Enfin, le professeur Pius Adesanmi est le directeur de l’institut des Études Africaines à l’Université de Carleton. Ses dernières recherches se sont portées principalemc ent sur l’époque postcoloniale et les médias sociaux. Notamment, il s’intéresse aux répercussions des médias sur la diaspora africaine, sur la vision qu’a le monde de ce continent et sur l’évolution des mentalités à ce propos.
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amedi le 6 février, devant une foule d’une cinquantaine de personnes, au Players’ Theatre, à l’AÉUM, a eu lieu la conférence «Degrés de séparation: problématisation de la production de connaissance hiérarchisée dans les institutions de savoirs supérieures» (Degrees of separation: problematizing Hierarchies of knowledge production in institutes of higher education, ndlr), sous forme de discussion orientée entre trois panelistes. Si le thème initial a bel et bien été respecté, le manque de temps ainsi qu’une incertitude quant à la formule à adopter auront fait de la rencontre quelque chose de plus ou moins linéaire, mais passons. Des invités de marque
Salomé grouard Présentation des projets Djamilla Toure est une jeune étudiante de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) avec un projet en tête bien précis. Avec quatre autres jeunes femmes, elle a co-fondé SAYASPORA, une plateforme bilingue qui met en valeur le succès des femmes de la diaspora africaine. Par le biais d’interviews et d’articles, il est possible d’y découvrir les portraits de personnes inspirantes et motivantes pour la jeunesse africaine qui, comme Djamilla et ses collègues, ne se reconnaissaient pas dans la femme entreprenante prônée par les médias occidentaux. Un second étudiant de l’UQÀM, Wilfried Fowo, a lui aussi créé son média web collaboratif: AfrokanLife.com. Son objectif ? Inspirer et divertir les jeunes entrepreneurs et étudiants expatriés de Paris à Montréal. Sa plateforme propose de nombreux articles sur l’actualité afro dans des domaines variés — art, cinéma, cuisine, bien être ou encore mode. Cependant, au-delà du divertissement, ce magazine conseille aussi les jeunes sur l’entreprenariat et met en avant des projets ambitieux tel que SAYASPORA. Le troisième invité de la conférence était Yann Jr. Kieffoloh. À l’aide d’une bande-annonce, il est venu présenter sa série télévisée s’intitulant Orishas, the Hidden Pantheon. Les Orishas sont des êtres d’essence divine qui représentent les forces de la nature. Ils trouvent leurs origines en Afrique. Le but de cette série est d’éduquer le public à des croyances d’un continent dont il n’a pas connais-
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Un but ambitieux Du portrait de ces quatre personnes ressort cette même envie de combattre les stéréotypes africains partagés par les médias occidentaux. Un des exemples cités était la crise d’Ebola: bien qu’elle ait réellement touché quatre pays africains, certains médias auraient relayé l’information de manière à ce qu’un amalgame soit possible entre les personnes d’origines africaines et les porteurs du virus. Ils rappellent cependant que ces derniers pourraient au contraire contribuer à donner une image réelle et positive de l’Afrique. Djamilla Toure, Wilfried Fowo, Yann Jr. Kieffoloh et le professeur Pius Adesanmi étaient tous en accord sur le rôle très important des expatriés dans ce processus: la preuve se retrouve dans leurs projets. Lorsque l’assistance leur demande de quelle manière ils comptent s’y prendre, ils répondent presque tous unanimement «en possédant notre histoire». Ils cherchent à mettre en valeur l’histoire de leur Afrique, celle qu’ils connaissent, plutôt que celle diffusée par les médias occidentaux qui se la sont «appropriée». Ils tiennent à nous rappeler que l’Afrique n’est pas qu’un continent de famines et de guerres, mais aussi d’amour et de joie. Ils terminèrent la conférence sur les avancées fulgurantes que connaît cette région du monde depuis quelques années. En effet, le taux d’urbanisation grimpe en flèche et les pays s’occupent mieux de leur population qu’à une certaine époque. Il est vrai qu’il y a quelques années, l’Afrique était vu comme un continent sans espoir. Cependant, aujourd’hui, beaucoup le considèrent comme le futur géant du 21e siècle, montrant à quel point le discours des quatre invités était justifié. x
Chaque panéliste était invité à se présenter brièvement. S’il est certain que leurs assises intellectuelles étaient imposantes, l’orientation idéologique de chacun y fut d’entrée de jeu précisée. Premier des trois à prendre la parole, docteur Mwenda Ntarandwi, est un auteur prolifique dans le domaine. Son approche avait de quoi marquer l’imaginaire par sa simplicité et sa lucidité: la production de savoir est l’art de raconter les choses et son rôle, en tant qu’anthropologue, est de prendre en considération toutes les histoires. Deuxième invitée, Marieme S. Lo insistait sur son parcours atypique qui l’aura mené du Sénégal, à la Sorbonne et à Toronto dans des visées diverses (philosophie, mathématiques, études féministes, etc.). Finalement, MASS (McGill African Students Society, ndlr) avait aussi invité le professeur John Galaty, enseignant à McGill et seul non-africain du groupe. Son introduction s’est faite sous l’insigne d’une double volonté, combattre le pessimisme occidental envers l’Afrique et, du coup, en humaniser les populations pour combattre les lieux communs souvent propagés par les médias de l’ouest.
leurs professeurs pour utiliser les «histoires» écrites par des auteurs natifs des pays à l’étude. Un geste qui tend à ne pas donner l’autorité à l’occident et qui légitime les institutions à l’extérieur de l’Amérique du Nord et de l’Europe. En poussant la dialectique des conférenciers plus loin: nous viendrait-il à l’idée d’acheter une histoire québécoise écrite par un sénégalais? L’expert sur le Sénégal, c’est nécessairement le Sénégalais. D’une approche plus philosophique, Marieme S. Lo s’est empressée de se distancer des approches positivistes qui prétendent pouvoir étudier un phénomène, notamment les sociétés africaines, comme des entités mathématiques dénombrables et analysables à froid sans considération réelle pour les humains derrières les statistiques. Ainsi, parler de l’Afrique à distance est un non-sens puisqu’en parler nous lie à elle. D’où l’importance pour des anthropologues ou des sociologues de regarder les humains et non les nombres. De par son identité américaine, mais aussi son statut intellectuel, John Galaty procédait par questionnements plus qu’autrement: «Sommes nous déterminés par notre identité?», «Est-ce que la recherche peut être une forme d’appropriation culturelle?» Dans un contexte de recherches en sol africain, on imagine le poids de telles questions, mais aussi l’importance de les garder à l’esprit. Ainsi, la conférence s’est d’elle-même orientée vers des questions de méthodes et de légitimation de recherches académiques faites sur l’Afrique. Une élève en études africaines à McGill, dans la période de question, a
Une hiérarchie à repenser Jackie Bagwiza, à la fois étudiante au cycle supérieur à McGill et organisatrice de l’événement, a lancé la discussion avec une question à large portée concernant les différents visages de l’Afrique. On y voyait une volonté de ne pas considérer l’Afrique comme un continent homogène, mais plutôt un territoire aux spécificités culturelles presque indénombrables, tout en respectant une vue d’ensemble très large sur le sujet. Les commentaires — parce que personne n’était là pour prétendre apporter de vérités — de Mwenda Ntarandwi furent particulièrement pertinents. Il notait qu’en Occident une grande majorité des manuels scolaires utilisés au sujet de l’Afrique, et ce à l’université, sont écrits par des occidentaux. D’où son conseil lancé et plusieurs fois répété que les étudiants devraient faire pression sur
concrétisé l’importance de telles préoccupations par le désir de voir dans son programme (voire dans toute l’université) une plus grande représentation africaine dans le corps professoral. Sans conclusion officielle, l’événement était une occasion privilégiée pour se reconsidérer en tant qu’étudiant dans le monde et s’ouvrir les yeux sur des problématiques importantes du domaine académique qui n’apparaissent pas toujours aux non-initiés. x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
sport
Bières, ailes de poulet et testostérone Victoire des Broncos lors du 50e Super Bowl.
gagnées par une équipe championne du Super Bowl avec une maigre récolte de 194 verges. Les Broncos l’ont finalement remporté par la marque de 24 à 10. Le secondeur Von Miller fut le grand artisan de cette victoire, lui qui a fait perdre le ballon à Newton à deux reprises alors que les Panthères étaient profondément ancrées dans leur territoire. Ces deux bijoux défensifs de Von Miller ont mené aux deux touchés des siens, lui valant le titre du joueur par excellence du match.
louis-philippe trozzo
Le Délit
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imanche dernier, des millions d’individus se sont attablés devant leur téléviseur et ont cessé de vivre l’espace de quelques heures pour regarder le rendez-vous sportif par excellence des États-Unis: le Super Bowl. Pour les Américains, il s’agit d’un événement sportif sans égal, qui revêt pratiquement un caractère religieux et qui est plus important encore que la Coupe du monde de soccer masculin. Le choc des générations: Manning vs Newton Cette année, à l’occasion du 50e anniversaire du Super Bowl, les amateurs de football étaient gâtés par un affrontement au sommet. Au cœur de la bataille, la meilleure attaque de la NFL, les Panthères de la Caroline, menée par le jeune et impétueux quartarrière Cam Newton, affrontait la meilleure défense de la ligue, les Broncos de Denver, inspirée par le vieillissant mais non moins efficace Peyton Manning.
McGill
DAILY L
Ce choc générationnel s’annonçait particulièrement intéressant puisqu’il s’agissait peut-être du tout dernier match de Peyton Manning, lui qui sera hors de tout doute intronisé au temple de la renommée de la NFL pour les nombreux records qu’il a fait tomber. De quoi pimenter davantage le duel, le flamboyant Cam Newton avait été couronné la veille du titre de joueur par excellence de la NFL, un titre que Manning a, soit dit en passant, remporté à cinq occasions au cours de sa carrière — un record. Vu la moyenne de 40 points marqués par match des Panthères
en série éliminatoire, ceux qui s’attendaient à un match hautement offensif furent énormément déçus. La meilleure défensive de la ligue, celle qui avait muselé les Patriotes de la Nouvelle-Angleterre deux semaines plus tôt, n’a tout simplement laissé aucune marge de manœuvre à Cam Newton. Celui-ci a notamment été victime de sept sacs du quart, un record pour un match du Super Bowl. Manning n’a cependant pas été plus étincelant que son homologue, lui n’a eu aucune passe de touchée au cours du match. Les Broncos ont d’ailleurs établi le plus bas total de verges
Plus qu’un rendez-vous sportif Vu de l’extérieur des ÉtatsUnis, le Super Bowl apparaît comme The American Way of Life, une soirée de consommation exagérée et, pour plusieurs, de consommation ostentatoire! Effectivement, pour beaucoup il s’agit d’organiser la plus grande fête du quartier, de posséder le plus grand téléviseur ou encore d’avoir le plus grand nombre de décorations et de bannières à l’effigie de leur équipe adorée. Maintenant, qui dit Super Bowl dit aussi orgie publicitaire. Les annonceurs paient très cher pour pouvoir accéder à cet im-
mense auditoire: cinq millions de dollars pour seulement... croyez-le ou non, trente petites secondes de temps d’antenne! À cette somme s’ajoute également les coûts, non moins élevés, dispensés à la réalisation de la publicité. Quitte à dépenser une somme aussi faramineuse, les annonceurs s’assurent d’épater la galerie avec des publicités grandioses, souvent à caractère humoristique. Le rendez-vous publicitaire de la mi-temps est devenu presque aussi important que le match lui-même! Finalement, le Super Bowl, c’est aussi la manifestation du patriotisme américain, un patriotisme ancré et renforcé dans l’esprit des citoyens par la démonstration de la puissance économique et militaire des États-Unis: un drapeau américain démesuré, un hymne américain émouvant chanté par Lady Gaga, une artillerie impressionnante de feux d’artifice, et enfin, la présence de soldats, de drones et d’avions de combat. À cela s’ajoute un flot de vedettes américaines et un arsenal stupéfiant d’effets spéciaux. Quoi que l’on dise, nos voisins du sud ont véritablement le sens du spectacle! x
Le Délit, The McGill Daily et The Link présentent la
SEMAINE DU JOURNALISME ÉTUDIANT
R IE R V É F 0 2 I D E M A S U A R IE SAMEDI 13 FÉVR 15 FÉVR.: « Racism and the Media - A Workshop with Kim Milan. »
13 FÉVR.: Conférence hivernale de la Presse étudiante francophone Au bar étudiant Gert’s (Shatner, 3480 rue McTavish). Admission : 5$ 11h00 : Réunion semestrielle du comité de la PrÉF aux bureaux du Délit (pour les représentants officiels des journaux). 12h30 : Arrivée de tous les participants (dîner, buffet et café). 13h30 : Les mutations tranquilles du journalisme: informer dans un présent en constante redéfinition Fabien Deglise, journaliste-chroniqueur, Le Devoir. 14h30 : Reportage en cases : formes passées et présentes du dessin de presse Judith Lachapelle, journaliste et bédéreporter, La Presse. 15h30 : (Re-)Penser les contenus à l’heure du multimédia Roland-Yves Carignan, ancien directeur artistique au journal Le Devoir, The Gazette, Libération. 16h30 : Table Ronde / Discussion : Le point aveugle du lecteur : comment appréhender et connaitre son lectorat étudiant? En soirée : bières et réseautage, probablement au Bar des Pins.
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
QPIRG Concordia (1500 de Maisonneuve O, #204), 18h30 à 20h30.
16 FÉVR.: « Environmental Journalism »
Avec Charles Côté et Henri Assogba. 12 h.
17 FÉVR.: « Feminist Approaches to Journalism »
Avec Kai Cheng (Everyday Feminism, xoJane), Hepzibeth Lee (Dragonroot Media) et Studio XX. Arts W20, 18 h à 20 h.
18 FÉVR.: « Investigative Journalism »
Avec Henry Aubin, Linda Gyulai, Marie-Maude Denis et Vincent Larouche. Cafétéria South Side (Shatner), 18h30 à 20h30.
19 FÉVR.: « Arts Criticism »
Avec T’cha Dunlevy, Daniel Viola, Lorraine Carpenter et Crystal Chan. Club Lounge, 18 h.
20 FÉVR.: « Making a Journalism Career »
Avec Kate McKenna, Eric Andrew-Gee, Laurent Bastien Corbeil, Adam Kovac et Justin Ling. Suivi d’une réception. CSU Lounge (1455 de Maisonneuve O., 7e étage), Heure à suivre.
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campus
i-Week à McGill À la découverte de la culture syrienne.
Outre ces deux poètes, il y avait aussi des photos et des tableaux. Les photos cherchaient à présenter la Syrie tel que se la remémorent les organisateurs, ce qui est bien différent de l’image chaotique présentée par les médias. Les peintures, quant à elles, sont l’œuvre de peintres modernes et célèbres, et avaient aussi pour but de prouver que la Syrie n’est pas que guerre et sang. Enfin, il y avait aussi une exposition de traditionnels savons d’Alep, faits à base de baies de laurier, ainsi que des habits traditionnels.
Ronny Al-nosir
Le Délit
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a semaine dernière se tenait l’édition de l’année 2016 du i-Week à McGill. Sur presque une semaine, différents organismes de la vie étudiante organisaient des activités allant d’expositions de photos à des projections de films pour mettre en valeur la diversité culturelle et le côté international de la vie étudiante. Samedi dernier, dans la cafétéria du Pavillon Shatner, l’Association des étudiants syriens (McGill Syrian Students Association, ndlr) présentait ce pays à la communauté. L’événement en question, intitulé «La Syrie: berceau de la civilisation » (Syria: Cradle of Civilization, ndlr), comprenait plusieurs volets. C’était aussi l’occasion pour les étudiants d’origines syrienne du Québec d’en apprendre plus sur la terre de leurs aïeux. Dans la cafétéria, il y avait quatre sections principales: poésie, histoire, géographie et gastronomie. Lyrisme syrien En art et poésie, deux poètes syriens étaient présentés. Le premier, le plus contemporain des
Une histoire riche et diversifiée
vittorio pessin deux, c’est Nizar Qabbani (19231998). Ce dernier aimait toucher des sujets allant de la femme à son pays, et était reconnu pour ses mots simples à comprendre, mais forts en émotions. Le deuxième, un auteur classique, est Abdul Ala al-Ma’arri (973-1058). Ayant vécu à l’époque du Califat, sa prose était puissante.
Al-Ma’arri était un sceptique de la religion et un rationaliste à tel point qu’il est vu par certains comme «le plus vieil athée de l’Histoire». On raconte aussi qu’il serait né aveugle. Son magnum opus, intitulé en français L’Épître du Pardon, est considéré comme une œuvre dantesque avant l’époque du célèbre Florentin.
Côté histoire, l’équipe organisatrice s’est surpassée afin de nous concocter une frise chronologique de l’histoire de la Syrie, qui remonte jusqu’en 800 000 avant J.C., pour terminer en 2016. Afin de mieux illustrer cette histoire, l’équipe a préparé une carte du pays, en identifiant les plus grandes villes, et en détaillant ce qui les rend unique. On cherchait à faire un lien avec le nom de l’événement, et prouver que la Syrie est véritablement le berceau de la civilisation. Des entrées et desserts ont permis aux participants de décou-
vrir la gastronomie de ce pays du Moyen-Orient. En entrée, on nous présentait des kibbeh (petites boulettes de viande hachée avec des oignons et de la farine), les fatayer sabanekh (petites pâtes farcies d’épinards), des feuilles de vignes farcies et du fattett hummus (casserole de hummus et de pain pita avec du paprika et des pois chiches). En dessert étaient servis du riz au lait, ainsi que des atayef, ces petites crêpes farcies de fromage et de noix. Le tout était accompagné d’un petit sirop sucré. L’offre gastronomique était délectable, et tous ont apprécié goûter à la cuisine de ce pays. Somme toute, cet événement aura réussi sa mission. Selon la v.-p. aux affaires externes de la McGill SSA, Geeda Ismail (U2, Majeures en Physiologie et Mathématiques), le but de cette association était de rassembler la communauté syrienne sous les aspects culturels et sociaux, tout en aidant dans l’effort humanitaire auprès des réfugiés. L’association veut aussi illustrer la culture, l’héritage et l’histoire de la Syrie pour nous en apprendre davantage sur ce pays qui a plus à offrir au monde que les images de guerres montrées dans les médias. x
Hong Kong, îlot anglo-cantonais Découverte d’une ville riche culturellement et socialement.
Les quartiers et autres attractions locales
sara fossat
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ette semaine a eu lieu la semaine internationale de McGill, un moyen de découvrir de nouvelles cultures à travers divers événements. Un événement en particulier était proposé vendredi par le HKSN, réseau des étudiants hongkongais, qui réunissait la communauté McGilloise de Hong Kong. L’association organisait une découverte aussi bien historique que culturelle de la ville de Hong Kong. Différents étudiants originaires de la mégapole aussi bien qu’étrangers ont ainsi présenté les différents quartiers, influences et meilleurs endroits qui constituent la ville. Une ville sino-occidentale La région spéciale administrative de Hong Kong, ou «port parfumé» en cantonais, s’est bâtie entre l’influence occidentale et cantonaise. À travers l’organisation de la ville, on retrouve les vestiges de la colonisation anglaise qui a débuté au 19e siècle et qui s’est terminée en 1997, lorsque Hong Kong est rétrocédée à la Chine. Le multiculturalisme de cette région se trouve même jusque dans les assiettes où l’on
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vittorio pessin retrouve aussi bien des boulettes au curry et des gaufres aux œufs — plats typiques de la région — que des macaronis au fromage! Hong Kong a tout de même une culture propre: elle reste l’épicentre des arts martiaux avec Bruce Lee et Jackie Chan, mais également de la Cantopop — style musical reconnu au même titre que sa cousine sud-coréenne, la KPop. Les intervenants ont aussi mentionné la récente révolution
des parapluies de 2014 qui tire son nom des parapluies utilisés par les manifestants pour se protéger des gaz à lacrymogènes employés par les forces de l’ordre pour réprimer les manifestants. Les manifestations de 2014 étaient en fait l’initiative du mouvement pro-démocrate Occupy Central initié par le politicien Benny Tai qui s’opposait aux changements que le gouvernement chinois voulait apporter au suffrage universel. En effet, le
gouvernement chinois souhaitait que les candidats pour le poste de gouverneur de la région soient désignés par un comité de 1 200 personnes et que seuls ces derniers puissent se présenter aux élections. Les dizaines de milliers de manifestants, principalement des étudiants universitaires pro-démocrates, réussirent néanmoins à faire plier le gouvernement un an plus tard et à attirer l’attention des médias occidentaux aux enjeux politiques de la région.
Hong Kong contient le plus de gratte ciels au monde —deux fois plus que New York — et est constituée de plus de 200 îles qui possèdent chacune une identité différente. Après renseignements auprès des étudiants locaux, le quartier de Tsim Sha Tsui, au centre de la mégapole, semble être le plus attractif: s’y situent la Tour de l’Horloge d’où l’on peut avoir une vue imprenable sur l’horizon. La ville se découvre également en faisant un tour dans l’est, plus résidentiel mais aussi plus authentique, ou encore en allant dans le centre plutôt occidentalisé: on y trouve l’université de Hong Kong, ainsi que de nombreux cafés et restaurants occidentaux, même si y vivre est difficile. Parmi les recommandations des interlocutrices, de nombreux quartiers restent à explorer comme Tian Tan Buddha, l’hôtel de ville Maxims, Victoria Peak, lan Kuai Fong, Aberdeen, Caseway, ou enfin le Café de Coral. En somme, Hong Kong est une ville riche de découvertes qui arrive à harmoniser la culture occidentale avec la culture orientale. x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
québec
Pour la fin du blackface au Québec Le collectif Les Moustiques réclame la fin de cette pratique jugée «raciste». et femmes noirs québécois sont «surreprésentés dans les catégories de professions les moins lucratives et sous-représentés dans les catégories regroupant les métiers les plus rémunérateurs.» Les personnes noires gagnent aussi moins que leurs confrères non noirs pour un même emploi avec un niveau de scolarité équivalent. Enfin, ils ne font pas face aux mêmes enjeux socio-économiques que le reste de la population montréalaise. Professeur Torczyner explique que si certains immigrants peuvent changer de nom ou parfaire leurs accents pour passer inaperçus, les Noirs quant à eux ne peuvent échapper à l’expression du racisme. Ne pas reconnaître le caractère raciste de la pratique du blackface est donc un aveuglement volontaire face à l’histoire et aux enjeux de la population noire au Québec, qui perpétue les stéréotypes dont ils sont victimes.
ikram mecheri
Le Délit
«C’
est l’attaque des moustiques qui piquent, picossent et bourdonnent jusqu’à te rendre fou au milieu de la nuit.» Producteur du Bye Bye de fin d’année, Louis Morissette n’est pas allé de main morte pour évoquer les militants qui ont fait pression sur RadioCanada. Ces derniers militaient pour qu’un artiste noir soit engagé pour jouer un personnage noir et ainsi pour éviter qu’un acteur blanc se maquille en noir. Selon le producteur, cette limitation a nui à son processus créatif et il refuse d’être pointé du doigt comme étant raciste. En effet, alors que d’autres pays ont abandonné depuis longtemps cette pratique, au Québec, le caractère raciste du blackface (visage noir, ndlr) ne fait pas encore l’unanimité. Retour sur cette polémique qui n’a pas fini de faire couler de l’encre. Les Moustiques Suite aux propos de Louis Morissette, des voix se sont réunies autour d’une pétition pour réclamer des excuses publiques des producteurs, ainsi que la fin de cette pratique dans les institutions des arts et de la culture au Québec. Signataire de la lettre, Bérénice Irakabaho, étudiante en 2e année de droit à l’Université de Montréal explique: «C’est inacceptable qu’une personne, surtout de ce statut, puisse encore dire des propos de ce type ouvertement. Ce ne sont pas des propos à prendre à la légère, le mal est fait!»
«C’est inacceptable qu’une personne, surtout de ce statut, puisse encore dire des propos de ce type ouvertement»
Pour Kharoll-Ann Souffrant, blogueuse et étudiante en deuxième année en travail social à McGill, le manque de représentation des minorités visibles à l’écran est important. Elle explique: «Le fait de ne pas me sentir représentée dans une société à laquelle je contribue me fait de plus en plus mal en vieillissant et me fait sentir invisible et étrangère dans mon propre pays. Je pense que c’est important aussi que les jeunes issus de l’immigration sentent qu’ils ont les mêmes chances et les mêmes
opportunités que les personnes blanches d’œuvrer dans l’univers médiatique et culturel au Québec.» L’effacement de l’expérience noire En ce mois de la célébration du mois de l’Histoire des Noirs, certains militants ont refusé de signer la lettre des Moustiques. Dans un article intitulé «Chronique d’une moustique désillusionnée: Pourquoi je n’ai pas signée la pétition», Nydia Dauphin, diplômée de McGill, est mitigée face à ce mouvement. Cependant, suite aux propos de Louis Morissette, cette dernière a coécrit une lettre «Réponse a Louis Morissette sur le Blackface » en compagnie de plusieurs autres militantes contre le racisme envers les personnes noires tel que Rachel Décoste. Ces militantes ont, à de nombreuses reprises, dénoncé l’utilisation de cette pratique au Québec. Selon Mme Dauphin, ce sont elles les fameux « moustiques » auxquelles Morissette fait référence. En 2013, Mme Dauphin avait aussi publié l’article «Why the Hell are Quebec Comedians Wearing Blackface» en réponse au blackface de Mario Jean lors de la cérémonie du Gala Les Oliviers, qui fut visionnée par plus d’un million de Québécois. Suite à cet article, une «pluie médiatique» s’est abattue sur elle: un nombre assez considérable de journalistes ont répliqué à Mme Dauphin pour lui expliquer que le blackface «made in Quebec» n’était pas raciste. Parmi eux, Judith Lussier, journaliste et auteure de l’article incendiaire et défenseur du blackface «Les Québécois tous racistes» s’est aujourd’hui rangée du côté des Moustiques et réclame aussi la fin de cette pratique. Depuis, Lussier
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
a aussi coécrit le Manifeste pour un Québec Inclusif. Pour Mme Dauphin, ce virage à 180 degrés est problématique à plusieurs égards. D’abord parce que cette rédemption que l’auteur voit comme étant un «cas prononcé de white guilt» ne suffit pas pour réparer les dommages causés par sa position antérieure. Deuxièmement, l’auteure dénonce l’instrumentalisation de la stigmatisation et du racisme auxquelles fait face la population noire pour avancer d’autres causes. L’intégration des immigrants qu’on retrouve dans le mouvement des Moustiques et du Manifeste pour un Québec Inclusif en est un exemple. L’auteur déplore que le racisme envers les personnes noires soit dilué pour devenir une rhétorique d’intégration et de diversité qui rend les luttes contre le racisme envers les noirs invisibles. Selon elle, il ne faut pas mélanger les enjeux de l’inclusion et de la diversité car les communautés «racisées» ne font pas toutes face aux mêmes enjeux.
«Au 17e siècle, le Canada comptait 4 185 esclaves, dont 2 683 Amérindiens et 1 443 Noirs» Le passé esclavagiste du Canada et du Québec Le passé esclavagiste du Canada et du Québec est longtemps demeuré un tabou. Ce n’est qu’à partir de 2007 que le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a accepté de mentionner la pratique
de l’esclavage en Nouvelle-France dans les manuels scolaires du Québec. Les bateaux transportant les esclaves, les négriers, étaient construits dans les ports de Québec et Halifax entre autres. Selon le rapport de recherche de Laure de La Moussaye, au 17e siècle, le Canada comptait 4 185 esclaves, dont 2 683 Amérindiens et 1 443 Noirs. Toujours selon ce rapport, d’un point de vue juridique les esclaves, employés comme main-d’œuvre agricole ou domestique par les officiers militaires, marchands ou membres du clergé, étaient considérés comme un bien au même degré qu’un outil ou une bicyclette. L’homme d’affaire et fondateur de l’université éponyme, James McGill, fait partie de ceux qui ont détenu des esclaves noirs au Québec. Ce n’est qu’en 1833 que le Parlement de Londres a interdit l’esclavage au Canada. Quinze ans plus tard, en 1848, cette pratique est finalement abolie dans les colonies françaises, dont le Québec d’aujourd’hui. Une stigmatisation encore présente Toujours est-il qu’au Québec, selon le rapport de l’Étude démographique des communautés noires montréalaises du professeur James L. Torczyner de l’Université McGill, le taux de pauvreté de la population noire à Montréal est deux fois plus élevé que celui du reste de la population (39,2% contre 20,2%). De plus, un enfant noir de moins de 15 ans sur deux vit sous le seuil de la pauvreté, ce qui est le double des enfants non noirs. Même son de cloche au niveau de l’emploi, le taux de chômage est deux fois plus élevé (13,4% contre 6,6%) au sein de populations noires. Parmi les autres constats de ce rapport, les hommes
«La question c’est d’agir avec un asiatique ou un noir de la même façon que l’on agit avec un blanc, avec le même traitement» Pas le premier incident Ce n’est pas le premier incident «raciste» dont Louis Morissette est responsable. En janvier, Me Lu Chan Khuong, avocate et ex-bâtonnière du barreau du Québec, a aussi exprimé son mécontentement face au Bye Bye de fin d’année: son personnage avait en effet un fort accent asiatique. Sur sa page Twitter notamment, Me Lu Chan Khuong explique : «J’ai ZÉRO accent. M’en affubler d’un renforce et perpétue les stéréotypes. Inacceptable.» En entrevue avec le magazine Droit Inc. qui l’a questionné sur la liberté d’expression elle rétorque: «C’est rire des Asiatiques que d’agir ainsi. La nouvelle génération, personne n’a cet accent ‘asiatique’. C’est rétrograde. C’est de nous confiner dans un ghetto. Les préjugés et stigmates, c’est assez! Traitezmoi comme une caucasienne. La question c’est d’agir avec un asiatique ou un noir de la même façon que l’on agit avec un blanc, avec le même traitement.» Entre le rire et les stéréotypes qui peuvent être racistes, la ligne est parfois mince; Louis Morissette l’aura bien compris. x
actualités
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Société
enquête
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McGill au mépris du droit
Palestine: de l’éducation à l’économie, en oubliant les droits de l’Homme.
lucas snaije
L
e développement du commerce international et de la mondialisation au cours des trente dernières années a été récemment accompagné par une prise de conscience de la responsabilité sociale des entreprises. La nécessité du respect des droits humains fondamentaux occupe une place de plus en plus importante dans ce contexte. Mais parallèlement à cela, les entreprises continuent d’évoluer dans une hiérarchie où le profit économique est la priorité avant d’autres sujets tels que le bienêtre social ou l’autodétermination des peuples. Le rôle de l’éducation en général devrait placer les institutions universitaires en première ligne dans la promotion des droits humains et du respect de la loi internationale. Toutefois, lorsque l’on examine en profondeur les investissements des institutions académiques et leur partenariats avec d’autres sociétés du secteur public et privé nous sommes confrontés à des surprises et des déceptions. Une affaire de complicité L’occupation israélienne des territoires palestiniens est une manifestation nette de la négligence des droits humains et de l’absence de responsabilité sociale de la part d’un nombre important d’acteurs économiques de toutes sortes. Le contexte historique de cette situation très complexe et polarisée est indéniablement marqué par un rapport de force inégal: une occupation militaire et une violence sur des populations civiles ainsi qu’une impunité et une non-con-
8 société
photos par rula halawani formité à la loi internationale de la part de l’État occupant. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a condamné les agressions perpétrées par Israël sur les civils palestiniens en vertu de la 4e Convention de Genève. La Cour internationale de Justice a, elle, déclaré par un avis consultatif que «l’édification d’un mur par Israël dans […] le territoire palestinien occupé, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international». En conséquence, les compagnies qui bénéficient économiquement ou financièrement de l’occupation illégale se retrouvent complices des non-conformités à loi internationale ainsi que des violations des droits fondamentaux des Palestiniens. Une partie significative de l’économie israélienne est dépendante du maintien de l’occupation. Elle permet une exploitation des ressources naturelles des Territoires palestiniens dans le meilleur des cas à bas prix ou à travers la confiscation explicite ou indirecte de ces ressources. McGill a la main dans le plat Le Comité de Conseil aux Questions de Responsabilité Sociale (CAMSR) de McGill veut, selon sa propre définition, recommander un désinvestissement de compagnies sources de «blessures sociales», et «d’activités qui enfreignent ou frustrent la mise en vigueur de lois internationales ou nationales destinées à protéger les individus contre la privation de leur santé, de leur sécurité et des libertés fondamentales». Or, l’Université McGill se trouve indirectement impliquée
dans ces violations. McGill détient plus d’un million de dollars investis dans des compagnies qui bénéficient directement de l’occupation. En tenant compte du mandat de CAMSR, il est surprenant qu’une institution comme McGill, qui promeut les droits humains, se retrouve dans une prise de position implicite à travers ses investissements économiques. Le soft power de McGill semble déplacé dans le contexte controversé d’une crise humanitaire et d’une dénégation de la loi internationale. Un rapport va d’ailleurs être soumis au CAMSR par le Réseau d’Action BDS (BDS Action Network, ndlr), un groupe d’étudiants soucieux d’expliciter les liens contraires à l’éthique de McGill et de la responsabilité sociale de quatre entreprises clés: G4S, L-3 Communications, la banque Mizrahi-Tefahot et Re/ Max Holdings. McGill détient des investissements dans ces quatre compagnies. G4S La compagnie britannique de systèmes de sécurité privés G4S a été le sujet d’une indignation générale au sujet de ses services dans les systèmes de prisons israéliens. Selon le rapport, de nombreux systèmes de sécurité et de défense ont été fournis dans des centres carcéraux (Ofer, Ketziot, Damon, Jérusalem, Kishon) qui retiennent des Palestiniens en détention administrative. La détention administrative est une procédure permettant aux autorités de maintenir en arrestation tout Palestinien pour six mois renouvelables indéfiniment, sans procès et sans même expliciter les chefs d’accusation. L’emploi de
tortures physique et psychologique est connu dans plusieurs de ces prisons lors de détentions et d’interrogations. G4S fourni également du matériel de sécurité (scanners, détecteurs de métaux) dans de nombreux postes de contrôles
tion avec l’entreprise d’armement israélienne Elbit Systems pour le développement de drones Hermès 900 et l’approvisionnement de scanners aux postes de contrôle autour de Gaza contribuent à la violence perpétrée sur des populations civiles.
«McGill détient plus d’un million de dollars investis dans des compagnies qui bénéficient directement de l’occupation.» (Kalandia, Bethléem, Irtah) du mur de séparation, qui renforce l’annexion illégale de terres au détriment des moyens de subsistance et de la liberté des Palestiniens. L’activité de G4S dans les Territoires palestiniens occupés contribue donc manifestement à des violations de droits humains et de la 4e Convention de Genève dans le cadre de traitement de prisonniers et de transferts forcés de populations. L-3 Communications L-3 Communications est une compagnie américaine qui détient des liens approfondis avec l’armée israélienne. L-3 leur a fourni du matériel de guerre et de communication clé, notamment durant l’opération «Bordure Protectrice» à Gaza qui fit, selon l’ONU, 1462 morts civils, dont 495 enfants. McGill détenait, au 30 septembre 2015, 727 969 dollars d’investissements dans L-3 Communications. Ces activités sont des exemples d’actions qui empêchent la mise en vigueur de la loi internationale. La vente de moteurs diesel pour des chars de combat, la collabora-
Re/Max Holdings et la banque Mizrahi-Tefahot Re/Max Holdings et la banque Mizrahi-Tefahot sont des entreprises qui jouent un rôle clé dans l’expansion de colonies. Re/ Max est une société immobilière dont les profits proviennent de ventes de propriétés construites sur des terrains saisis illégalement pour le développement de colonies. À cela s’ajoute la complicité du non respect de la 4e Convention de Genève, interdisant le transfert de populations d’un pays occupant sur des territoires occupés. Dans une note présentée à l’Assemblée générale des Nations Unies lors de sa 68e séance, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits humains dans les Territoires palestiniens occupés, Richard Falk, utilisait cette entreprise comme cas d’école pour décrire l’état de transgression de la législation internationale des droits humains. Il concluait qu’à travers ces ventes, Re-Max «contribue directement à des effets contraires aux droits humains.» Le cas de la banque MizrahiTefahot est similaire, du fait de ses investissements dans le développement de nouvelles colonies à travers des «accords d’accompagnements» qui la rendent en partie propriétaire de celles-ci. De plus, elle accorde des prêts financiers à des entreprises liées à la construction et à l’entretient du mur de séparation, dont la légalité est fortement contestée. Comment donc expliquer dans ce contexte les investissements de McGill dans des entreprises dont les activités vont à l’encontre des principes de CAMSR? Une revue détaillée des investissements de l’Université au vu de ces questions serait plus qu’opportune pour que l’implication de McGill soit conforme au respect des conventions internationales et de la législation des droits humains. x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
opinion
L’abysse du masculinisme L’ascension d’un mouvement misogyne et homophobe. cécile richetta
Le Délit
B
eaucoup d’encre a coulé ces derniers temps, et même ces dernières années, à propos d’une minorité d’hommes se proclamant «masculinistes» ou «néo-masculinistes». Le dernier en date à déclencher la controverse était Roosh V, un blogueur américain se décrivant comme un néomasculiniste et dont le discours misogyne, homophobe et pro-viol lui a valu beaucoup d’attention. Bien qu’il y ait un nouveau souffle du mouvement au Québec en ce moment, ce mouvement est un problème mondial. Représentants, réseaux sociaux et fans À chaque mouvement ses réactionnaires, ses traditionalistes et ses détracteurs. Le féminisme n’y a pas échappé: la lutte pour l’égalité économique, sociale et politique des sexes ne pouvait pas faire que des heureux. Néanmoins, qu’un mouvement patriarcal soit en plein gain de popularité est déjà bien plus déconcertant. Au 21e siècle, il semblerait que les antiféministes aient enfin trouvé leur voix dans le mouvement masculiniste. Selon Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, les auteurs du livre Le Mouvement masculiniste au Québec: L’antiféminisme démasqué, le masculinisme est «un
discours prétendant que les féministes et les femmes dominent une société dans laquelle les hommes sont efféminés et n’ont plus de rôle significatif à jouer». Ces groupes prétendent parler avant tout des difficultés d’être un homme, un père, un mari dans notre société actuelle et posent ainsi les hommes dans une situation de précarité par rapport aux femmes. L’inquiétude générale se focalise plutôt sur les moyens d’action préconisés par les représentants de ce mouvement. Le tristement populaire Roosh V a notamment demandé de rendre le viol légal dans le cadre domestique pour que les femmes prennent conscience du danger et n’invitent plus d’hommes chez elles. Son blog
humblement nommé Le Retour des Rois (Return of the Kings, ndlr) regorge d’articles similaires et les commentaires de ses fans sont tout aussi dérangeants. Le masculinisme est un mouvement ancré dans son siècle: sa popularité passe par l’anonymat et la rapidité des réseaux sociaux. Sans ces plateformes, le mouvement est restreint de tous les côtés. Mais la richesse des réseaux sociaux est aussi leur limite. Un rassemblement mondial lancé par Roosh V devait avoir lieu le dimanche 7 février 2016. Le mouvement ayant été largement médiatisé, la condamnation a été tout aussi virale et les réunions ont été annulées. Dans une veine similaire, en novembre 2014 le «coach en drague»
Julien Blanc fut interdit d’accès dans de nombreux pays après avoir tourné une vidéo où il expliquait comment draguer avec succès une femme, notamment en forçant des inconnues à mettre leur visage au niveau de sa braguette. Les dangers du discours antimasculiniste Le masculinisme nous inquiète, mais l’amalgame nous guette, et chaque personne se doit de porter un œil critique aussi bien sur les masculinistes que sur les antimasculinistes. Avant tout, il faut éviter d’associer n’importe quel discours à propos des difficultés des hommes à un discours antiféministe. Chaque société se doit de préserver
un espace sain pour la liberté d’expression, le respect des opinions et inquiétudes de chacun. Rien ne sert de pointer du doigt et d’accuser à tort et à travers, au risque de rendre un mouvement misogyne encore plus populaire qu’il ne l’est déjà. Chacun a un droit inaliénable à la parole et les hommes doivent participer activement aux changements de nos sociétés. Les exclure sous prétexte que n’importe quelle critique est patriarcale et traditionaliste est profondément problématique. Souvenez-vous de l’article sur l’association Movember (publié dans Le Délit le 18 novembre 2015, ndlr). Ses fondateurs identifient le taux élevé de suicide chez les hommes comme un des problèmes majeurs auquel l’association tente de répondre; parallèlement, de nombreux masculinistes prétendent que le féminisme et le nouveau rôle des femmes sont en vérité la source de ce taux anormalement élevé, cherchant de cette façon à culpabiliser les femmes. Blâmer les femmes est une erreur de la part des masculinistes, mais cela ne doit pas pour autant nous empêcher de réfléchir aux causes poussant les hommes au suicide. Il est dommage que le mot «masculiniste» soit devenu une plateforme antiféministe, alors que le terme avait le potentiel pour un discours constructif centré sur les hommes. Hommes et femmes ne devraient pas être ainsi opposés: leurs batailles sont à la fois propres à leur sexe et communes. x
chronique
Le Canada mis au défi Esther Perrin Tabarly | La minute écolo
L
e samedi 12 décembre dernier, après deux semaines de négociations, les 165 parties participant à la COP21 ont adopté l’accord de Paris, un document de quarante pages censé énoncer les engagements de la communauté internationale pour pallier les effets du changement climatique. Le Canada fait partie des signataires du texte qui prévoit de limiter le réchauffement climatique en-dessous du seuil des 2 degrés Celsius, de financer
l’investissement dans la durabilité des pays en développement et qui mentionne, quoique timidement, l’hypothèse d’un monde sans carbone d’ici 2100. Elizabeth May, dirigeante du Parti vert du Canada, a assisté à la Conférence des Parties et s’est dite satisfaite de ce traité qu’elle caractérise d’«historique et potentiellement salvateur». Ce dernier, qualifié par le président de la COP21, Laurent Fabius, de «différencié, juste, durable, dynamique, équilibré et juridiquement contraignant», doit encore surmonter bien des obstacles de bureaucratie au niveau international et national avant d’entrer en vigueur en 2020. Promesses canadiennes En amont de la COP21, le Canada a partagé la contribution que le gouvernment Trudeau comptait mettre en place à l’échelle nationale, qui soulignait notamment que le
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
pays souhaitait s’engager à une réduction de 30% de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, par rapport au niveau de référence de 2005. Lors de sa visite à Paris à l’occasion de la conférence, M. Trudeau avait en outre fait part de son intention de faire du changement climatique une priorité, qu’il conjuguerait avec une croissance durable.
«Ceux qui peuvent se doivent d’aider» Il avait cité son intention de s’investir aux côtés d’initiatives collaboratives telles que Mission Innovation ou la Coalition pour le leadership en matière de tarification du carbone (CPLC). «Ceux qui peuvent se doivent d’aider», avait-il conclu. Le ministre canadien des Affaires étrangères Stéphane Dion a affirmé, suite à la signature de l’accord, que le premier ministre Justin Trudeau ren-
contrerait les provinces et les territoires pour discuter de sa mise en place dans les 90 jours suivant la fin de la COP21. On n’a pas encore eu vent d’un tel rassemblement, malgré l’attitude enthousiaste des représentants du gouvernement à la clôture de la conférence. Promesses politiques? Mais quel sera l’écart canadien entre les promesses et les faits accomplis? Le gouvernement a certes grandement changé de positionnement par rapport à la dernière Conférence des Parties. Le recul des conservateurs face au protocole de Kyoto est un précédent politique qui reste brûlant. Celui de Paris est le premier accord sur le climat qui exprime une vocation universelle. Le Canada sera-t-il à la hauteur du défi? L’économie du pays repose grandement sur l’exploitation de ses ressources naturelles (et fos-
siles). L’effort à faire en matière de conversion énergétique et industrielle est énorme. L’accord de Paris n’aura pas d’impact sur le Canada si le pays ne s’investit pas pleinement dans la transition verte. Certains doutent même de la réelle valeur de l’engagement pris à Paris. Selon Gideon Forman, un analyste à la Fondation David Suzuki, le gouvernement canadien devrait s’engager à se reconvertir à 100% vers les énergies renouvelables au cours des 35 prochaines années, s’il souhaite rester en-dessous de la barre des 1,5 degrés Celsius. Dans cette transition radicale mais, pour reprendre les paroles de Mme May, «salvatrice», le gouvernement aura indéniablement besoin du soutien d’une poigne de fer et du public. Vient le moment de découvrir si les positions du nouveau Canada libéral sur les thématiques du climat sont politiques ou réelles. x
société
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opinions
Démocrates, GOP et Canada Analyses peu concrètes et impacts des résultats.
canadiennes, d’établir un candidat et encore moins un gagnant. Nous sommes donc dans le même mouchoir de poche que lors des duels d’octobre dernier. Vu du côté canadien
yves boju
Le Délit
A
près la sortie des résultats définitifs des primaires de l’Iowa mardi dernier, il est (déjà) temps de faire un compterendu. Du côté des Démocrates, Hillary Clinton (49,8%) est talonnée par Bernie Sanders (49,6%) mais prend la tête de la course à la nomination en remportant le caucus. Chez les Républicains (GOP, soit le Parti Républicain, ndlr), Ted Cruz (27,6%) renverse Donald Trump (24,3%), lui-même
suivi de près par Marco Rubio (23,1%). Les deux partis apparaissent donc fractionnés et plus de temps est nécessaire pour établir un favori avec plus de sûreté. Analyses à tâtons De notre côté de la frontière et plus généralement dans le monde entier, les yeux se sont rivés, alertes, vers les États-Unis. Au Canada, Le Devoir se hâte d’émettre ses commentaires pourtant très prudents sur les candidats; La Presse nous donne
une analyse juste. En France, Le Monde nous offre un florilège de fun facts agrémentés de chiffres et manquant d’analyse. Dans un monde de plus en plus tourné vers les médias numériques, il était important de connaître les chiffres au plus tôt; les chiffres, puisqu’ils disent tout et rien. C’est d’ailleurs ce en quoi consiste le début de cet article, les chiffres et une maigre analyse. L’image reste donc floue pour nous aussi et il nous est impossible, au même titre que huit mois avant les élections fédérales
Les États-Unis représentent le plus grand marché d’exportations pour le Canada, à hauteur d’environ 324 milliards de dollars en 2012, au même niveau que l’importation: environ 292 milliards de dollars. Les intérêts des deux pays sont donc étroitement liés et l’avenir de la coopération dépend du prochain président. Mais alors du côté canadien, quels sont les avantages que présente tel candidat plutôt qu’un autre? La plateforme de Donald Trump (GOP) est tout d’abord clairement rejetée par Justin Trudeau et par les Canadiens en majorité. Elle consiste pour la plupart en des «politiques de peur» comme l’avait dit l’actuel premier ministre en août dernier; elle ne fait pas mention du Canada et reste dans la ligne libertaire du Parti Républicain. Moins conflictuels, Ted Cruz et Marco Rubio suivent la même approche libertaire et jeffersonienne en militant pour un gouvernement minimaliste et l’on peut s’attendre à un renforcement risqué des frontières de la part de
Ted Cruz. Celui-ci s’expliquerait par la croyance selon laquelle les terroristes viendraient par notre frontière commune, la seule nonprotégée que les États-Unis aient. À l’opposé, on observe des opinions bien plus libérales du côté des Démocrates. Hillary Clinton mentionne à plusieurs reprises dans son programme l’importance d’un renforcement des infrastructures liées à l’énergie entre le Canada et les États-Unis, la coordination de politiques environnementales dans l’ALENA (Accord de libreéchange nord-américain, ndlr). Ce dernier point cependant, rappelons-le, est difficile à atteindre compte tenu des disparités économiques avec le Mexique. Enfin, cette coopération est moins présente dans le programme de Bernie Sanders, plutôt fondé sur une réaffirmation du principe d’égalité, des droits des minorités et autres. Un programme qui apparaît peut-être alors concentré sur l’intérieur du pays avec un gouvernement fédéral fort. Le programme de Mme Clinton prend plus en compte les relations avec les Canadiens. Cependant, plus d’affirmations, de propositions et de contradictions sont nécessaires pour savoir si ces programmes sont définitifs. x
HONY humanise les prisons Servir la santé mentale pour prévenir les crimes? matilda nottage
Le Délit
Cette semaine, Brandon Stanton, — photographe et créateur du célèbre projet Humans of New York — a interrompu ses sujets citadins habituels et s’est faufilé derrière les barreaux de cinq prisons du Nord-Est des États-Unis. Pour encourager les personnes incarcérées à dévoiler leur histoire et leur ressenti, il a utilisé ce qui ne peut être que des pouvoirs magiques. Il a ainsi recueilli des témoignages variés, qui ont en commun une honnêteté et une intimité qui paraissent presque être en décalage, venant d’un groupe qu’il est plus facile d’ignorer et dont l’individualité et les émotions sont souvent noyées sous l’image des crimes qu’ils ont commis. Parmi ces détenus, l’histoire la plus courante est celle de ceux qui ont grandi dans des situations précaires et pour qui la vente de drogues est apparue comme seule solution pour échapper à la pauvreté. Un témoignage se démarque cependant des autres,
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société
tragique et indicateur d’un problème inhérent au système pénal. C’est celui d’une femme: abusée sexuellement dans son enfance, ignorée par ses proches, elle commence à entendre des voix. Jeune adulte, elle suit les ordres de ces voix, prend la vie de sa voisine et de la fille de cette dernière, s’éclipse en Jamaïque, et décide de se rendre à la police deux ans plus tard. La prison, réponse à tout? Les crimes commis par cette femme sont injustes, atroces et irréversibles, et il semble naturel qu’elle en paie les conséquences. Pour autant, lorsque la maladie mentale entre en jeu — en particulier une maladie comme la schizophrénie qui engendre des épisodes psychotiques — peut-on choisir de l’ignorer sous prétexte que la personne a commis un crime? Ce questionnement s’applique autant au système pénal américain qu’à son équivalent canadien. Selon une étude de Johann H. Brink, professeur
de psychiatrie à l’Université de Colombie-Britannique, près de 32% des détenus souffrent d’un trouble de la santé mentale. Le Service correctionnel du Canada (SCC) affirme faire passer chaque délinquant ou criminel par un processus de dépistage à leur arrivée et offrir des soins de santé mentale. Plusieurs questions demeurent. Ces soins sont-ils suffisants? Plus important encore: ces personnes seraient-elles derrières des barreaux si elles avaient eu accès à des soins avant de commettre un crime? Selon le ministère de la Sécurité publique du Canada, en 2013, un détenu fédéral au Canada coûte en moyenne 117 788 dollars par an au contribuable. De meilleures politiques de prévention du crime, une meilleure accessibilité aux services de santé mentale, des programmes de réhabilitation pour éviter la récidive: voici autant d’initiatives qui ont le potentiel d’améliorer la qualité de vie des personnes concernées, en plus de prévenir le crime et d’allé-
ger le coût de ce dernier pour le reste de la société. En attendant le changement Humaniser les détenus, c’est comprendre les facteurs qui les ont menés à agir, qu’il s’agisse de précarité, des troubles mentaux, ou simplement d’intentions égoïstes et cruelles. Il ne s’agit pas d’excuser les crimes commis mais plutôt de se demander s’ils auraient pu être évités, et d’envisager des alternatives de prévention, de soins et de
réhabilitation. Les projets comme celui de Brandon Stanton nous permettent également de se trouver face à un visage, à une histoire, plutôt que d’oublier l’existence de ceux que la société rejette. L’un des témoignages recueillis, celui d’un homme qui parle de son amitié avec un autre détenu, nous rappelle qu’être en prison n’oblige pas à tout abandonner: «Aux yeux de la société, nous avons déjà perdu. Tout le monde ici est un perdant. On peut soit s’énerver contre ça, soit continuer d’essayer de grandir.» x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
économie
WTI (NYMEX) 30.17$ +1.62% Nasdaq
economie@delitfrancais.com
Rona naturalisée américaine? Analyse de l’acquisition de l’entreprise par son compétiteur Lowe’s.
Qu’adviendra-t-il de ces fournisseurs locaux, qui représentent des milliers d’emplois au Québec? Des emplois supprimés ainsi qu’une expertise perdue, c’est également le sort attendu par le siège social de Rona, actuellement situé à Boucherville, qui va lentement graviter vers la Caroline du Nord, sous gouvernance américaine. Pour autant, Lowe’s a assuré que les bureaux de Boucherville représenteront le siège social de ses opérations canadiennes.
Chloé Mour
Le Délit
«O
n est maintenant dans une économie ouverte et libre», a répété maintes fois le premier ministre Philippe Couillard, en commentant l’achat de Rona — géant québécois de la quincaillerie — par Lowe’s, son voisin américain. M. Couillard a donc donné sa bénédiction jeudi dernier à la vente du fleuron de la Québec Inc. (la communauté d’affaires québécoises, ndlr), pour un montant estimé à 3,2 milliards de dollars canadiens. Cette acquisition était pourtant loin d’être facilement négociable. En 2012, Lowe’s avait déjà fait une offre à Rona, mais la direction du détaillant québécois et le gouvernement avaient jugé la proposition de 1,7 milliard de dollars canadiens inacceptable. Par la suite, dans un climat de campagnes électorales, les partis politiques — dont le Parti Libéral du Québec — s’étaient engagés à prendre des mesures pour protéger les entreprises québécoises contre les offres d’achat hostiles de compagnies étrangères. Aujourd’hui, le gouvernement refuse «d’ériger des murs autour de Québec» et accepte l’offre de Lowe’s, devenue plus alléchante, et même «bénéfique» selon la nouvelle ministre de l’Économie, de la Science et de l’Innovation, Dominique Anglade — propos qui
Qui sera le prochain Rona?
n’ont pas tardé à faire sortir de ses gonds l’opposition. Achat de Rona: bénéfice ou perte pour le Québec? Philippe Couillard a réitéré sa ferme décision de transformer l’économie québécoise afin de la greffer à «la transformation profonde de l’économie mondiale». Il est même décidé à détruire la forteresse érigée autour des fleurons de la Québec Inc., qui pour lui doivent être les emblèmes d’une économie ouverte et libéralisée. Que Rona devienne américaine est donc une bonne nouvelle. Qui,
à part M. Couillard, se satisfait de cette acquisition? Les actionnaires sont les premiers bénéficiaires: leurs investissements doublent de valeur en un temps record. En effet, la dépréciation du dollar canadien et les poches bien remplies du nouvel ami Lowe’s permettent une acquisition très avantageuse. La Caisse de dépôt (institution financière qui gère les placements des Québécois, ndlr), elle aussi, tire profit de cette situation. Détenant 17% des actions de l’entreprise, elle devrait pouvoir empocher plus de 200 millions de dollars. Néanmoins, ces chiffres mirobolants ne concernent pas tous les
acteurs de cette acquisition. Du côté des fournisseurs, peu auront l’occasion de s’étendre sur les marchés américains et mexicains, et les petits fournisseurs et commerces affiliés de Rona ont de grande chance de rester sur la touche. La philosophie «nationaliste» qu’avait adopté Rona (50% de ses achats sont effectués au Québec et 35% proviennent du reste du Canada) risque de prendre du plomb dans l’aile face à un détaillant qui cherche la maximisation de ses bénéfices. En effet, Lowe’s aura tout intérêt à obtenir des produits moins coûteux que ceux proposés par les manufacturiers canadiens.
Que de grosses entreprises québécoises passent sous contrôle étranger est loin d’être une première. Ces dernières années, plusieurs grandes compagnies, telles que Provigo, Alcan et le Cirque du Soleil ont été accaparées par des investisseurs étrangers. Des leçons ont été tirées de ces expériences: les belles promesses, comme la protection des emplois et des sièges locaux, passent souvent à la trappe. C’est pourquoi l’opposition est grandement inquiète de ce tournant économique initié par M. Couillard. François Legault, à la tête de Coalition avenir Québec, déplore: «Un des gains des nationalistes québécois, tous partis politiques confondus, a été de faire du Québec une économie de propriétaires. Maintenant, les Libéraux acceptent que nous soyons une économie de succursales». x
Le ciel serait-il la limite?
La croissance record des fonds indiciels cotés canadiens sous les projecteurs. Sami Meffre
Le Délit
L
es fameux index trackers canadiens continuent sur leur lancée en 2016 alors que 2015 avait déjà été une année record pour ces fonds. L’intérêt croissant que les grands fonds de pension portent à ce type d’investissement pourrait en effet indiquer un changement de mentalité chez les gestionnaires de fonds, ces grands manitous du système financier moderne. 2015: une année record Les fonds trackers, aussi appelés fonds indiciels cotés ou encore ETF (Exchange-Traded Fund, ndlr) sont généralement des fonds qui cherchent à reproduire les indices boursiers, tels que le Standard & Poor 500 (S&P 500). Ce dernier est un indice boursier basé sur 500 des
plus grandes compagnies américaines cotées en bourses. Apparus à la fin des années 1980, ces fonds ont vu leur popularité croître au cours des deux dernières décennies pour devenir un produit incontournable des marchés financiers. Au cours de l’année passée, l’industrie de ces trackers a explosé à des niveaux records. En effet, selon Clare O’Hara du Globe and Mail, ce ne sont pas moins de 16,5 milliards de dollars canadiens qui ont été rajoutés à ces fonds, tandis que le groupe d’institutions financières proposant ce type de produit s’est vu rajouter trois membres au cours de l’année passée. Au total, on compte maintenant douze de ces institutions, dont notamment la Banque de Montréal (BMO). Si à ce jour, ces ETF ne représentent que 10% des fonds mutuels, ils représentent près de 20% des afflux de fonds d’investissement.
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
En d’autres mots, il semblerait que ces fonds représentent une part de plus en plus importante de notre industrie financière et cela est confirmé dans le rapport de la BMO sur la projection des fonds indiciels cotés en 2016. De plus, cette popularité ne semble pas s’être arrêtée au Canada puisque le Financial Times expliquait le 10 janvier dernier que l’Europe et le Japon avaient eux aussi observé des chiffres de croissance similaires dans leur secteur financier respectif. Un changement de mentalité Si vous avez été bercé par le mythe de l’investisseur-oracle qui gagne des millions en choisissant parfaitement quel titre financier acheter, ou vendre, au moment le plus propice, la popularité record des fonds trackers devrait écorner cette belle image. En effet, la caractéristique primaire de ces produits
financiers est que l’investisseur n’investit plus dans une seule compagnie mais dans un groupe relativement divers de compagnies. Finis donc les retours à trois chiffres. À l’inverse, les investisseurs ne sont maintenant plus exposés aux risques individuels de chaque compagnie mais aux risques de toutes les compagnies du fond dans lesquels ils ont investi. Certains expliquent ce changement de stratégie par un retournement de mentalité: «si tu ne peux pas les battre [les ETF], rejoinsles.» Selon Christos Costandinides, fondateur de la firme de consultation BlueHarbor, «2015 a été l’année où il est devenu évident que les ETF ne sont plus de simples instruments financiers, mais une véritable idéologie qui transformera l’industrie de la gestion d’actifs telle que nous la connaissons.» D’autres pensent que les jours de cette croissance inexorable sont
comptés. En effet, avec l’avènement de leur toute-puissance est venu le regard scrupuleux des régulateurs, et de nombreux acteurs des marchés s’accordent sur le fait qu’une réforme des régulations pourrait changer la donne en demandant aux gestionnaires de fonds de s’aligner sur les régulations du système bancaire. Alors que l’économie canadienne cherche un second souffle au milieu de cette crise pétrolière, une réforme du type Bale III (l’ensemble des réformes du système bancaire après la crise de 2007, ndlr) de l’industrie pourrait déclencher une nouvelle fuite des capitaux vers des produits financiers plus intéressants, tandis qu’un manque de réforme pourrait être une future source d’instabilité pour le système. Ce débat devrait devenir de plus en plus pressant au cours des prochaines années, voire mois, avec cette montée soutenue de la popularité des fonds trackers. x
économie
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Culture articlesculture@delitfrancais.com
exposition
Trésors retrouvés
Le MBAM dévoile la vie luxuriante de Pompéi, 1 300 ans plus tard. Texte & Images
marion hunter
L
e Musée des Beaux-Arts de Montréal expose du 6 février au 5 septembre les trésors retrouvés de la ville antique de Pompéi. C’est l’exposition la plus importante jamais réalisée au Québec sur les vestiges de cette cité romaine fondée au VIe siècle avant notre ère. Avec plus de 120 objets exposés, le visiteur
a l’opportunité de découvrir, dans un cadre moderne, de remarquables sculptures antiques. Le musée parvient avec succès à retracer l’histoire et les modes de vie de cette ville recouverte par des mètres de cendre et de lave après l’éruption du Vésuve en l’an 79 de notre ère. Pompéi était l’une des villes les plus riches culturellement et technologiquement sous l’Empire romain. L’empereur Auguste,
symbole de l’Empire en paix et prospère, incarnait le protecteur de la cité et a participé à sa création, qui se démarque par un goût poussé pour l’art et la culture. Bien que tombée dans l’oubli pendant près de 1000 ans par l’éruption du Vésuve, la ville romaine a été totalement préservée grâce à cette catastrophe naturelle. L’exposition nous guide dans le monde de Pompéi, où peu de détails sont omis. Les goûts en termes d’esthétique, de cuisine, de divertissements et de sexualité sont retracés avec brio dans des espaces organisés. Le MBAM réussit à présenter les œuvres d’art comme partie intégrante d’une vie quotidienne, menant l’observateur dans une autre culture plutôt qu’une autre période. On garde en mémoire les sculptures des dramaturges avec les traits tirés et des expressions à couper le souffle. Mais aussi la beauté de Vénus qui fait marcher ses charmes (sans oublier quelques grand-mères qui gloussent devant les phallus de statues romaines).
Vestiges déroutant Le MBAM présente tous ces trésors dans des espaces qui allient modernité des sons, lumières et images. Les organisateurs de l’exposition nous aident à nous identifier à ce monde presque idyllique. La visite se finit avec deux salles poignantes, qui replongent brutalement le spectateur dans la réalité des faits. On nous plonge dans l’obscurité des cendres du volcan, où se font entendre les cris des habitants de la cité. Et pour couronner le tout, attention âmes sensibles, les moulages des corps ensevelis embrassant leurs enfants, sont exposés face à la projection d’une éruption. Pour conclure, au-delà des prouesses artistiques de l’Antiquité romaine, l’exposition retrace un phénomène historique. Elle met parfaitement en valeur l’esthétique des objets, tout en rappelant le contexte historique
et leur utilité. Le MBAM nous donne une merveilleuse leçon d’Histoire à travers de fabuleuses œuvres d’art. Remercions donc, paradoxalement, les qualités naturelles des cendres qui nous laissent le plaisir d’admirer des œuvres qui vont bientôt célébrer leur deuxième millénaire. x
Pompéi,
MBAM jusqu’au 5 septembre 2016.
architecture
Contre la démolition
Favoriser le réemploi avec Marteen Gielen, au Centre Canadien d’Architecture. comme éléments physiques dans la mesure où ils se feront transporter, déplacer et devront également traverser le temps. Rotor en est également venu là en mettant en évidence les effets de l’action humaine sur l’environnement bâti. De fait, comment favoriser une bonne gestion de cette tangibilité matérielle?
Kary-Anne Poirier
Le Délit
D
ans une dynamique où la démolition de vieux bâtiments est souvent l’option la plus économique, où il est pratiquement impensable de construire du «nouveau» à partir du «vieux», la quantité de déchets occasionnée par ces pratiques devient incommensurable. Le 4 février dernier, le Centre Canadien d’Architecture présentait la conférence Rotor Deconstruction, dans laquelle Marteen Gielen, chercheur, designer et gestionnaire prenant part au collectif bruxellois Rotor, proposait une nouvelle façon de concevoir l’architecture durable. Le groupe travaille en particulier sur les ressources, les déchets, l’utilisation et la réutilisation des matériaux. Rotor diffuse des stratégies innovatrices de récupération et de réduction des déchets au moyen d’ateliers, de publications et d’expositions. Le réemploi est au cœur du collectif afin que l’architecture et l’ingénierie des bâtiments soient dorénavant pensées de façon plus
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Culture
Esprit renouvelable
vittorio pessin
«Le cynisme naît lorsque les matériaux ne sont pas considérés comme tangibles» durable. Dès la première étape du plan de construction, le cynisme naît lorsque les matériaux utilisés ne sont pas considérés comme tan-
gibles et physiques ou lorsque ceuxci ne sont pas choisis selon leur durabilité. Lors de la conférence, M. Gielen présentait les matériaux
C’est par le réemploi et la démocratisation du «seconde main» dans le secteur de la construction, selon Rotor, que devra passer l’architecture durable. En présence de vieux bâtiments, le travail doit cependant être fait de façon minutieuse, puisque «démontable» ne signifie pas automatiquement «réutilisable». De fait, le collectif Rotor cherche à prendre possession des vieux bâtiments, créer un plan de déconstruction et permettre la vente de matériaux de seconde main aux compagnies de construction. Elles sont invitées à venir récupérer les matériaux à même le bâtiment, réduisant à la fois les coûts de transport et d’entreposage. La pratique encourage une archi-
tecture plus durable et intelligente, certes, mais le plus grand problème actuellement est de trouver des clients désireux d’acheter ces matériaux usagés. Le collectif belge cherche justement à rééduquer et à démontrer que les matériaux d’occasion sont aussi valables que le neuf. Aujourd’hui, où la «vente pour démolition» n’existe plus, le coût en main d’œuvre de destruction d’un bâtiment est souvent plus économique et rapide que la considération des matériaux et de leur valeur potentielle. Une rééducation est à prescrire dans ce domaine. Lorsqu’un bâtiment est démoli et non déconstruit, tous les matériaux qui s’y trouvaient deviennent presque automatiquement toxiques, conséquence d’une pratique bâclée et non-durable. En prenant possession des bâtiments, en les déconstruisant au lieu de les démolir, Rotor cherche alors à conserver des matériaux valables pour le seconde-main, hors de ce destin funeste. Ainsi une nouvelle stratégie et façon de voir le tangible deviennent possibles dans le domaine de la construction. x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
théâtre
À la recherche du duende
Le miel est plus doux que le sang ou la jeunesse de Dalí, Buñuel et García Lorca. Léa Bégis
Le Délit
E
n 1922, dans la résidence pour étudiants de Madrid (Residencia de Estudiantes, ndlr) a lieu une rencontre décisive dans le parcours de trois futurs artistes à la renommée internationale. Les destins du jeune peintre Salvador Dalí, du poète Federico García Lorca et d’un étudiant en entomologie, Luis Buñuel, se croisent en plein cœur des années folles. Le tout dans un climat d’agitation politique et de léthargie culturelle à la suite du désenchantement provoqué par le déclin de l’Empire espagnol. À tour de rôle ils s’influenceront, s’aimeront, se jalouseront. Pour notre plus grand bonheur, la pièce Le miel est plus doux que le sang retrace ces péripéties, entre les murs du Théâtre Denise-Pelletier. Ils y feront aussi la connaissance de Lolita, chanteuse de cabaret révolutionnaire, incarnant une conscience politique fictive qu’ils n’ont pas encore, qui sera leur muse et «les guidera sur les chemins de l’imprudence et de l’insoumission.» Tension créatrice Créée au Théâtre de La Licorne à Québec en 1995, la pièce coécrite par Simone Chartrand et Philippe Soldevila est revisitée par
Gunther Gamper Catherine Vidal, qui a réaménagé le texte ainsi que les chansons afin de l’adapter à un nouveau public. Elle a pris soin de respecter les limites temporelles du texte original des années 1919 à 1923, la période durant laquelle les trois artistes sont en train de devenir ce pourquoi leurs noms résonnent encore aujourd’hui. Le défi est relevé avec succès: la mise en scène représentant adroitement les enjeux de la pièce. Le décor unique que représente le bar Le Ritz, lieu de rassem-
blement des quatre amis, tient à la fois du rêve et de la réalité. Dans ce lieu censé évoquer l’atmosphère d’un bar chic des années 1920, on retrouve un éléphant dalinien au fond de la scène. Une partie des coulisses est visible au public, un élément scénographique pourrait symboliser les rouages de la création artistique des trois jeunes hommes. Ils sont encore en train de se définir non seulement en tant qu’artistes, mais également en tant que citoyens politiques. L’espace
la timidité du jeune Dalí sont très bien incarnées par Simon Lacroix, ainsi que «l’intensité romantique» de García Lorca par Renaud LacelleBourdon et «l’ancrage terrien» de Buñuel par François Bernier. Le spectacle est bien rythmé, alternant des moments énergiques et des scènes plus calmes. Ce mouvement de balancier représente avec justesse le tempérament artistique des trois personnages, qui oscille sans cesse entre l’euphorie créative et l’abattement, le calme et la violence, dans une tension permanente. Dans le programme de la pièce, Catherine Vidal explique qu’elle a voulu faire du plateau «le lieu sensible où serait traduit scéniquement la passion, le doute, le désir d’excellence, les remises en question, tout ce qui mobilise, se convoque chez l’être humain lorsqu’il veut prendre la parole
«À tour de rôle ils s’influenceront, s’aimeront, se jalouseront»
scénique situé devant le rideau est également utilisé par les comédiens qui brisent le quatrième mur à plusieurs reprises en faisant participer le public à l’action de manière plus ou moins directe. Dans une entrevue accordée au Devoir, Catherine Vidal évoque son désir que chaque comédien ait «déjà un petit quelque chose de son personnage.» Ainsi, la fantaisie et
artistiquement.» Et elle ajoute: «C’est une célébration de la force de l’art dont il est question ici.» À travers sa mise en scène, Catherine Vidal est peut-être elle aussi partie à la recherche du duende, défini par García Lorca comme un état de transe créatrice, né de la lutte de l’artiste avec son démon intérieur et dans lequel le créateur exécute son art à la perfection. x
Chronique visuelle
Opini-art-re «Cours, lièvre, cours, creuse ton trou, oublie le soleil.» Pink Floyd
Matilda Nottage
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Culture
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cinéma
Les Quatre Cents Coups de minuit Les aventures d’Antoine Doinel sur les écrans de la Cinémathèque québécoise. céline fabre
Le Délit
R
evoir les Quatre Cents Coups de François Truffaut, c’est un petit peu comme embarquer dans un tour en montgolfière. Une, deux, trois fois: le rabâchage importe peu, rien ne semble altérer l’effet d’apesanteur que son visionnage provoque, depuis sa sortie en 1959. Le Paris d’antan, JeanPierre Léaud dans le rôle d’Antoine Doinel, sa course effrénée contre la sévérité (tant à l’école qu’à la maison), les airs du compositeur Jacques Constantin… Ce n’est pas un mythe: il existe vraiment des détails dont on ne se lasse pas. Pour les soixante ans de la revue de cinéma Séquences, le rédacteur Pierre Pageau prend le micro juste avant la projection du film, que l’on décrit souvent comme l’un des chefs d’œuvre de la Nouvelle Vague. On nous apprend que, bien que le bijou de Truffaut ait passé la frontière québécoise sans souci, il a vu certaines de ses scènes rayées de la bobine après sa diffusion dans des couvents et autres écoles puritaines. C’est cette version légèrement coupée que la Cinémathèque nous dévoi-
le en ce 3 février 2016. Comme si nous étions au beau milieu des années 1960 et que la seule vue des premières cigarettes de deux garnements relevait du sacrilège. «Je n’aurais pas pu parler ni de chef d’œuvre ni de maîtrise parce que je vois trop ce qu’il y a d’expérimental et de balbutiant.» Le cinéaste français François Truffaut semble garder les pieds sur terre lorsqu’on lui demande de simuler l’autocritique, peu après la sortie de son premier long métrage. Maintenant que Les Quatre Cents Coups tient de la légende cinématographique, il convient de se demander ce que nous, novices du 7e art, pouvons apporter à la montagne d’analyses, de critiques et louanges dont il fut l’objet. Car la question se
Cents Coups. C’est peut-être le jeu de Jean-Pierre Léaud et l’assurance avec laquelle il balance à son maître d’école que sa mère vient de mourir (un nouveau mensonge pour excuser son absence). Le côté autobiographique, car l’on sait que Truffaut se base presque toujours sur des expériences de la vie réelle. Ou alors les plans de caméra, plus larges lorsqu’Antoine goûte à la liberté, plus étriqués au fur et à mesure que sa situation s’aggrave. À moins que ce ne soit le décor parisien — des quais de Seine à la place Pigalle en passant par le Sacré Cœur — qui retrouve sa virginité car il n’est ici que la toile de fond d’un petit garçon qui se débat tant bien que mal avec la vie.
«C’est indispensable, mais on ne sait pas exactement à quoi.» pose: comprendre pourquoi — plus de soixante ans plus tard —, la mise en scène des aventures d’Antoine Doinel parvient encore à émouvoir. Et là, tout à coup, un blocage se forme. Aucun motif ne semble être à la hauteur pour élucider le caractère culte des Les Quatre
Et il y aurait encore tant à dire. Surtout que l’on a omis l’humour: un humour solide qui ne vieillit pas; en témoigne cette fameuse ligne, lorsqu’Antoine quémande de l’argent et que son père répond: «Si tu me demandes 1 000 francs c’est que t’en espères 500, donc tu en as besoin de 300.
Tiens, voilà 100 balles.» Voilà, encore une raison qui nous permet de justifier pourquoi, toi lecteur, tu devrais visionner Les Quatre Cents Coups. Et si tu n’es pas convaincu, au lieu de maudire un manque de rhétorique,
Récit en terre inconnue
consolons-nous en racontant que lorsqu’on lui demandait l’intérêt du cinéma, Truffaut avait un jour répondu: «C’est la définition de Jean Cocteau pour la poésie: c’est indispensable mais on ne sait pas exactement à quoi.» x
En lice aux Oscars, Brooklyn manque cependant de convaincre. noor daldoul
Le Délit
A
près l’adaptation cinématographique de Boy A (2007), l’irlandais John Crowley signe cette année l’adaptation de Brooklyn, du roman éponyme de Colm Toibin, film triplement nommé aux Oscars dans les catégories meilleur film, meilleure actrice et meilleur scénario adapté. À l’écran, pourtant, la poésie ne se libère pas tout à fait. L’alchimie entre deux cœurs, celui du réalisateur avec sa volonté de dire quelque chose et celui du spectateur avec son envie d’écouter, de comprendre, et parfois de répondre, n’opère pas. Avec un film d’époque, John Crowley aborde pourtant un sujet comme jamais d’actualité: l’émigration et le déchirement de se retrouver en terre inconnue. Eilis (Saoirse Ronan), jeune irlandaise qui peine à trouver du travail dans l’aprèsguerre, décide de partir s’installer aux États-Unis. Elle est à l’image de ce pays où elle pose les pieds: jeune et déjà déterminée, encore fragile mais conquérante. Tout film devient un outil puissant capable de toucher le spectateur dans la mesure où il favorise le processus d’identification.
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Culture
Dans Brooklyn, ce processus est chancelant. Il est difficile de rapprocher la vague d’immigration d’après-guerre et la nouvelle vague d’immigration dans laquelle nous baignons: les enjeux et les traumatismes ne sont plus les mêmes. Certains thèmes sonnent juste tout de même: le mal du pays, la difficul-
té de soutenir un sentiment d’appartenance. Force est d’avouer que John Crowley ne tombe pas dans le cliché du rêve américain (à l’exception d’un plan où Eilis, à son entrée sur le sol états-unien, est baignée d’une lumière quasi-divine), ni dans un constat socio-politique post-Seconde Guerre mondiale.
Il trace un parcours à l’échelle humaine, un genre de récit initiatique à travers lequel nous suivons Eilis en terre étrangère: sa rencontre avec un Italien (Emory Cohen), son travail, ses cours du soir, sa vie dans une pension. Crowley prend le parti de ne pas tomber dans le drame à l’outrance, aidé par un jeu
kerry brown
d’acteur d’une grande fraîcheur tout en étant chaleureux — on pense à celui du couple interprété par Saoirse Ronan et Emory Cohen.
«À l’écran, pourtant, la poésie ne se libère pas tout à fait» Cependant, le résultat reste lisse et convenu, faute d’une mise en scène qui ne sublime jamais les émotions d’Eilis. Les plans, banals et (trop) soignés, auraient gagné en réalisme à être plus nuancés. En effet, l’évolution du personnage vers la compréhension du monde et de soi-même ne se révèle pas aussi convaincante que l’on aurait souhaité. Tous les défis auxquels l’héroïne est confrontée – l’éloignement et la culpabilité, la mort d’une sœur, le dépaysement, les incertitudes de l’amour, l’abandon – et la difficulté d’y faire face, sont édulcorés. La fin de ce récit initiatique, précipitée et manquant totalement de subtilité, finit d’achever la certitude que nous avons que Brooklyn n’a pas cherché autre chose qu’être un film grand public. x
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
À la croisée des films
Le cinéma du Parc met en vedette dix petits concurrents aux Oscars 2016. madeleine courbariaux
A
lors que la cérémonie des Oscars 2016 arrive à grands pas, le cinéma du Parc organise jusqu’au 11 février, la projection de courts métrages en compétition dans les catégories films d’animation et action. Les séances se composent de cinq courts métrages d’action suivis de cinq courts métrages d’animation. Sitôt que s’achève une histoire, on reprend à peine son souffle avant de plonger dans une nouvelle trame. Ainsi, les deux heures et demi de bobine défilent sans un soupir d’ennui. Allant d’une dizaine à une vingtaine de minutes, la durée des courts métrages a ses avantages. Le temps est suffisant pour installer
un décor, ainsi que des personnages attachants. Et assez court pour avoir l’œil alerte et le souffle retenu jusqu’à la fin du film. Parmi les vingt courts métrages nominés, deux (un d’action et un d’animation) recevront un Oscar. En ayant vu l’échantillon proposé par le cinéma du Parc, on peut espérer (en espérance mathématique) avoir vu exactement un des deux chefs d’œuvre qui seront oscarisés à la fin du mois. Le jeu est donc de deviner lequel. Pour n’en citer qu’un, le court métrage d’action Shok fut particulièrement touchant. Le rideau s’ouvre sur un homme adulte considérant avec nostalgie un vieux vélo abandonné. Les émotions intenses sur son visage éveillent la curiosité. Retour quarante ans en arrière, l’histoire de Shok (ami, en bulgare) est centrée sur deux enfants kosovars pendant la guerre de 1990. Leur amitié est bousculée car Oki perd son vélo par la faute de Petrit qui a insisté pour qu’il rencontre ses «amis», militaires serbes auxquels
il apporte des papiers de cigarettes en échange de trois sous. Les militaires forcent l’enfant à leur laisser son vélo: est-il juste qu’il en ait un, alors que le neveu du chef n’en a pas? Les mois qui suivent, les deux enfants sont en froid, mais le contexte de guerre permet à Petrit de se racheter en sauvant son ami. Leur lien ne fait que s’endurcir dans des situations extrêmes, où l’aide mutuelle devient une arme. Cependant une catastrophe survient, donnant du sens aux émotions du regard de l’homme dans la scène d’ouverture, et trouble nos yeux du même mélange de tristesse et d’amertume. Shok abrite dans un format de court métrage, un contenu de long métrage. Il combine ainsi la précision et le dynamisme du premier avec la facilité qu’a le second à creuser un sujet. Globalement, l’ensemble des films est d’une qualité remarquable. On sort de la salle de cinéma la tête bouillonnante de questionnements éparpillés. Les questions soulevées vont en effet de la polémique socioculturelle à l’hésitation philosophique. Par ailleurs, la diversité des registres laisse le spectateur baignant dans un cocktail d’émotions contradictoires,
qui se bousculent dans une poitrine trop étroite. D’autre part, il est rare de mettre en perspective plusieurs films car souvent, les films sont regardés séparément. Le film et son message ont des effets distinctifs qui ne se superposent pas. Au contraire, ici, des opinions parfois contradictoires sont juxtaposées, forçant le spectateur à prendre du recul, et à former sa propre pensée. Par exemple, après avoir pleuré devant les misères de la guerre, le film d’animation déplorant le
sort des animaux de cirque arrachés à leur famille provoque moins d’émotion. Pourtant, regardé séparément, il aurait sans aucun doute beaucoup touché. Enfin, cet événement représente une expérience unique. Il rassemble des œuvres qui ont survécu à un choix très sélectif et dont la forme courte contraint à un style épuré et un vrai souci du détail. x
Promesse tenue Te prometo anarquía, chef-d’œuvre de Julio Hernández Cordón au Centre Phi. hortense chauvin
Le Délit
P
résenté au Festival international du film de Locarno en août dernier, Te prometo anarquía, réalisé par Julio Hernández Cordón, sera en salle au Centre Phi jusqu’au 11 janvier. Le réalisateur mexicain signe ici un drame à la beauté saisissante. Amants et amis d’enfance, Johnny et Miguel coopèrent avec un réseau de trafic de sang humain à Mexico. Miguel est issu d’une famille de classe moyenne, Johnny d’un quartier plus modeste. Lorsqu’ils ne font pas du skateboard, ils vendent leur sang, celui de leurs amis et de leurs connaissances à des cliniques clandestines. Alors qu’ils étaient chargés de trouver des donneurs pour une commande importante, la livraison tourne mal. Les deux jeunes hommes se retrouvent mêlés aux agissements d’une mafia, pris au dépourvu face à une situation qui les dépasse et des responsabilités qu’ils ne peuvent que fuir. Au cœur du film, le thème de l’anarchie se manifeste par le manque total de forme d’autorité à laquelle les personnages pourraient se référer. À la manière d’une tragédie, les événements s’enchaînent sans possibilité de retour en arrière, laissant les protagonistes impuissants
prune engérant
«Cette sincérité transparaît à l’écran et permet au spectateur de se sentir complice des personnages» et démunis face à l’irréversibilité de leurs erreurs. D’une intensité rare, le scénario de Cordón tient le spectateur en haleine. Le réalisateur évoque le sujet politique et social délicat du trafic de manière extrêmement
le délit · mardi 9 février 2016 · delitfrancais.com
subtile. Il évite un traitement sensationnaliste de ce sujet épineux, souvent présenté au cinéma de manière caricaturale par les réalisateurs voulant s’y frotter. Si le réalisateur s’est inspiré de faits réels, notamment des
enlèvements d’Iguala en septembre 2014, son regard n’est pourtant jamais documentaire. Sa vision est au contraire extrêmement poétique, exempte de toute peinture ostentatoire de la violence. La réussite du film tient particulièrement à la performance exceptionnelle de ses acteurs. Amateurs pour la plupart, ils incarnent leur rôle avec beaucoup de talent et de justesse. Les dialogues sont particulièrement réussis et permettent de révéler des personnages aux personnalités élaborées. Les deux acteurs principaux, Diego Calva Hernández et Eduardo Martinez Peña, fascinent autant par leur capacité à émouvoir que par leur maîtrise du skateboard. Certains des acteurs, notamment Eduardo Martinez Peña, sont en effet des icônes du skateboard de la scène mexicaine. Véritable fil conducteur, ce dernier permet de suivre des personnages en perpétuelle fuite. Outil d’escapade et de disparition, son omniprésence rythme le film et suit l’évolution des protagonistes. Construit comme un symbole, il cristallise de manière étonnamment bouleversante les émotions des personnages à mesure que la narration progresse. Te prometo anarquía se distingue également par la puissance de ses images. Julio Hernández Cordón parvient à créer une atmos-
phère vibrante. Tout ce qu’il filme se révèle captivant, de Mexico et ses longues autoroutes aux corps de ses personnages. Ses images sont tour à tour touchantes, éprouvantes et composent une trame dramatique à la beauté unique. «Quand nous verrons le film dans dix ans, nous retrouverons et reconnaîtrons toujours notre ville, nos amis, nos coins, nos sentiments, toutes les images qui sont les nôtres», expliquait l’un des acteurs principaux à la sortie du film. Cette sincérité transparaît à l’écran et permet au spectateur de se sentir complice des personnages et de ce qu’ils éprouvent. Cette proximité inattendue contribue à faire de ce film incomparable une fable politique bouleversante. Te prometo anarquía est un film marquant. Il parvient à explorer avec virtuosité le sujet du trafic, sans jamais se réfugier dans le confort vendeur de stéréotypes sur la violence des gangs. Julio Hernández Cordón promet l’anarchie et surprend avec un film magnifique, impressionnant par sa profondeur et son originalité. x
Culture
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Entrevue
Pour la reconnaissance des femmes noires Le Délit a rencontré la réalisatrice afro-féministe Amandine Gay, qui travaille à son documentaire, Ouvrir la Voix.
A
fait 4 ou 5 ans que je sais que je ne vivrai pas en France, ou du moins que je ne ferai pas ma carrière en France.
mandine Gay est une réalisatrice et comédienne française afro-féministe. Elle est installée à Montréal depuis quelques mois et participe à nombre de conférences faites pour et par des femmes noires. Le Délit (LD): Un de vos projets les plus connus est Ouvrir la Voix, un documentaire sur l’expérience des femmes noires francophones. Qu’est-ce qui a motivé ce projet? Amandine Gay (AG): L’idée du film, c’est d’avoir des témoignages de femmes noires francophones qui sont des expertes de leur vie, plutôt que ça vienne toujours de l’extérieur. Je voulais avoir une construction féministe un peu classique, au sens de «le privé est politique». Je suis partie d’histoires personnelles comme le rapport aux cheveux, le rapport au corps, afin d’arriver à la dimension politique du racisme systémique en France et en Belgique. Cela m’a permis de montrer comment ces histoires s’articulent dans l’histoire coloniale de l’esclavage, et ce qui reste de cette histoire dans le fait de nous toucher, de vouloir toucher nos cheveux. Je voulais aussi montrer qu’il n’y a pas besoin d’avoir un vocabulaire de militante, de journaliste ou de femme politique pour être néanmoins consciente de ce que l’on vit. Je suis partie de mon parcours pour réaliser ce documentaire: du moment où l’on découvre qu’on est noire, ce que ça veut dire dans les yeux des blancs et ce que révèle notre expérience minoritaire. Parce qu’on parle, en effet, d’une expérience minoritaire. Dans le film, il y a des filles qui ne sont pas nées en France, qui n’ont pas grandi en France. On fait commencer le film au moment où on arrive en France et où on est construites en noires pour le regard majoritaire. Le film se termine sur la question: «est-ce qu’on quitte la France ou pas?» Moi, je suis partie, je me suis installée à Montréal, et on est beaucoup de non-blancs et non-blanches aujourd’hui à quitter la France à cause du racisme et des discriminations en règle générale. L’idée du film c’est aussi de parler de qui part, qui reste, qui a les moyens de partir et pourquoi est-ce qu’on en vient à lutter.
«On est beaucoup de non-blancs et nonblanches aujourd’hui à quitter la France» LD: À ce sujet, vous êtes à Montréal depuis juillet 2015. Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur qui a provoqué ce départ? AG: Ça fait plusieurs fois que je pars. La première fois, j’avais 21 ans, je suis partie un an en Australie, à Melbourne. J’ai été en Nouvelle-Zélande, en Thaïlande, je suis rentrée en France quelques mois et je n’ai vraiment pas supporté, je suis allée vivre à Londres six mois. Au total, j’ai passé environ deux ans et demi à l’étranger entre mes 21 et mes 23 ans. Et
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entrevue
Enrico bartolucci puis, à 23 ans, quand je suis rentrée, j’ai commencé mes études dans le monde du théâtre et je suis allée au Conservatoire National d’Art Dramatique. À 27-28 ans, comme je m’étais lancée dans de nouveaux projets, mon désir de partir s’était un peu émoussé. Et puis le monde du spectacle a été un grand moment de confrontation au racisme français. Comme j’avais beaucoup aimé Melbourne, et que j’avais des amis à Montréal, j’ai à nouveau considéré le départ. Il y a deux ans et demi j’ai donc commencé à faire des allers-retours à Montréal et je m’y suis installée cet été. Le moment où j’ai décidé que je n’en pouvais plus et qu’il fallait partir, c’était particulier. Il a aussi été question du fait que je voulais travailler maintenant. Le film (Ouvrir la Voix, ndlr), je le réalise avec mes propres moyens. Le Centre National du Cinéma français m’a refusé les subventions parce que c’est un film communautaire. En France, il y a cette question du communautarisme qui revient beaucoup pour les non-blancs. Je me disais «la France va pas changer avant quelques temps» et moi, c’est maintenant que je veux travailler. Rachid Djaïdani, par exemple, a réalisé un
très beau film, Rengaine, en 2010. Il a gagné à la semaine de la critique à Cannes. Il a mis neuf ans à faire son film. Je ne trouve pas ça normal de mettre neuf ans à faire un long-métrage. Dès qu’on veut raconter des histoires de non-blancs par nous-mêmes, on n’a pas de financement.
«Le plus gros incendie dans ma vie est lié au fait que je sois noire plus qu’au fait que je sois pansexuelle»
Je n’ai pas envie d’attendre dix ans pour réaliser des films, et je sais déjà que je mettrai dix fois moins de temps à le faire au Québec. La question, ce n’est pas de dire qu’au Québec c’est parfait. Oui, il y a des problèmes. Mais au niveau systémique, c’est moins violent. Ça fait un moment que j’avais envie de partir, et finalement c’était plutôt une question pragmatique, celle de recommencer une nouvelle vie et de tout quitter, qui a été difficile. Mais pour moi, c’est clair que ça
LD: Vous êtes centrée sur la lutte des femmes noires. Quelles autres luttes vous intéressent, ou du moins dans quelles autres luttes vous êtes-vous investie (la lutte LGBT, par exemple)? AG: Moi, le seul moment où j’ai été investie dans le militantisme LGBT, c’est quand je faisais partie d’Osez le féminisme (OLF), qui est plutôt une association couramment blanche. Je faisais partie de la commission LGBT. Une des raisons pour lesquelles j’ai quitté OLF c’est justement parce qu’on avait de l’éducation à faire sur la lesbophobie au sein de l’association. On a dû informer et éduquer et ça m’a un peu découragée. De plus, un des problèmes du militantisme c’est qu’il repose sur une logique d’éteindre l’incendie. Le plus gros incendie dans ma vie est lié au fait que je sois noire plus qu’au fait que je sois pansexuelle. Les modalités de la discussion LGBT en France ne me conviennent pas du tout. L’aspect racial n’y est pas du tout abordé et quand il l’est, c’est sous un prisme paternaliste. L’année dernière, l’Inter-LGBT a proposé une affiche raciste, par exemple. On a aussi du mal à se rencontrer. Une fois que je suis devenue visible sur les questions d’afro-féminisme, j’ai été contactée par les Lesbians of Color, qui est un groupe de lesbiennes noires et arabes radicales basé à Paris. Sauf que, quand j’ai fait mon entrée dans le militantisme féministe, je n’en ai jamais entendu parler. Peut-être que si j’étais passée par les Lesbians of Color au début de mon féminisme, je militerais encore parmi elles. Mais j’ai fait mon entrée via OLF et ça a changé mon rapport au militantisme. Il y a aussi la question de la domination des questions cis gay blanches dans les modalités de discussion LGBT. Moi, par exemple, j’ai été adoptée. Je m’intéresse à la question de l’adoption interraciale et la dimension néo-coloniale de ce type d’adoption. Ces conversations sur les mères porteuses et l’adoption pour les couples homosexuels ou les couples trans fait très peu de place à la question raciale, ainsi qu’à la dimension politique et économique de l’adoption d’enfants non-blancs de pays du Sud. La question est la suivante: est-ce que les Blancs de classe moyenne supérieure des pays du Nord sont prêts à accepter la dimension politique contenue dans l’acte d’adopter des enfants racisés des pays du Sud économique? C’est une conversation qu’on n’entend pas dans les milieux LGBT. Et il est difficile de l’avoir, par ailleurs, parce que les adversaires de l’adoption ou de la PMA dans la société civile utilisent l’argument racial pour justifier leur homophobie. Mais nous, au sein de la communauté, on doit avoir ces conversations. Alors pourquoi n’ont-elles pas lieu? x Propos recueillis par
Eva Lancelin
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