Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
Le mardi 30 septembre 2014 | Volume 104 Numéro 4
TB cherche de la compagnie depuis 1977
Volume 104 Numéro 4
Éditorial
Le seul journal francophone de l’Université McGill
rec@delitfrancais.com
Motion: Agir au mieux des intérêts de l’ensemble des membres.
joseph boju
Le Délit
A
ttendu que, l’administration, dans un contexte de restriction budgétaire, est venue frapper à la porte de notre chère Association des Étudiants de l’Université McGill (AÉUM) pour lui demander de payer 230 000$ de plus cette année et d’avantage les sept années suivantes pour qu’elle puisse continuer d’occuper son bon vieux pavillon Shatner, le Centre Universitaire. Attendu que, L’AÉUM tente, pour la seconde année consécutive, un référendum proposant l’implémentation d’un frais étudiant pour le Centre Universitaire de $5,78 par semestre, afin de pallier à cette hausse considérable de loyer et aux coupures dans les services offerts aux étudiants qu’elle devrait engendrer, ce qui comprend, entre autres, des hausses de loyer pour les habitants dudit pavillon. Attendu que, dans sa campagne désespérée pour le Oui, l’AÉUM a créé tout spécialement un site internet mais qu’il n’est malheureusement pas disponible en français. Attendu que, la majorité des journaux étudiants indépendants du Québec —organismes à but non
lucratif—, ne paient pas de loyer, ni à leurs associations étudiantes, ni à leur administration, si ce n’est un dollar symbolique ou une page de publicité. Confirment la présente: Impact Campus de l’Université Laval, The Link de l’Université Concordia, La Rotonde de l’Université d’Ottawa, The Fulcrum, son homologue anglophone, Montréal Campus de l’Université du Québec à Montréal, Quartier Libre de L’Université de Montréal The Varsity de l’Université de Toronto The McGill Tribune, jusqu’en 2011, date de son indépendance. Le Délit et The McGill Daily, jusqu’en 1991. Attendu que, Le Délit —le journal étudiant francophone de l’Université McGill depuis 1977—, est administré par la Société des Publications du Daily, et que celle-ci verse un loyer annuel de 29
084,65$ à l’AÉUM pour son local du Pavillon Shatner (pour l’année 2012-2013). Le Délit offre son appui au comité du Oui en rappelant aux acteurs concernés, à savoir l’administration et l’AÉUM, les choses suivantes: L’AÉUM a pour objectif premier, selon sa constitution, d’être l’«organisation cadre qui coordonne et appuie les groupes étudiants qui composent la vie civique de la communauté de McGill». Elle ne devrait pas, suivant la juste coutume, faire payer de loyers aux organisations à but non lucratif résidants dans son pavillon, la Société des Publications du Daily incluse. À l’inverse, elle devrait, par ailleurs, réfléchir sérieusement à rédiger l’ensemble de ses communications dans les deux langues en vigueur au sein de cette province, à savoir la langue d’Émile Nelligan et celle de James McGill. L’administration — cet organe mystérieux et pourtant bien présent —, en ces temps difficiles (mais ne le sont-ils pas tous?), devrait quant à elle agir avec davantage de transparence. Une lettre ouverte, par exemple, expliquant pourquoi il faut augmenter le loyer de notre Centre Universitaire serait la bienvenue. Ne sommes-nous pas tous concernés? x
RÉDACTION 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784 Télécopieur : +1 514 398-8318 Rédacteur en chef rec@delitfrancais.com Joseph Boju Actualités actualites@delitfrancais.com Léo Arcay Louis Baudoin-Laarman Culture articlesculture@delitfrancais.com Baptiste Rinner Thomas Birzan Société societe@delitfrancais.com Julia Denis Coordonnateur de la production production@delitfrancais.com Thomas Simonneau Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Cécile Amiot Luce Engérant Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Any-Pier Dionne Céline Fabre Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux réso@delitfrancais.com Gwenn Duval Contributeurs Ian Afif, Julien Beaupré, Émilie Blanchard, Alexis de Chaunac, Gabriel Cholette, Thomas Cole Baron, Miruna Craciunescu, Côme de Grandmaison, Lisa El Nagar, Lauriane Giroux, Horatiu Ivan, Sandrine Jaumard, Sandra Klemet N’Guessan Inès L. Dubois, Shayne Lavedière, Bianca Lavric, Frédérique Lefort, Zoma Maduekwe, Matilda Nottage, Suzanne O’neill, Esther Perrin Tabarly, Julia Faure, Philippe Robichaud, Scarlet Remlinger, Myra Sivaloganathan, Théophile Vareille. Couverture Cécile Amiot BUREAU PUBLICITAIRE 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6790 Télécopieur : +1 514 398-8318 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard, Lauriane Giroux, Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Dana Wray
Conseil d’administration de la Société des publications du Daily (SPD) Juan Camilo Velzquez Buritica, Dana Wray, Joseph Boju, Thomas Simonneau
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L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavent réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
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Montréal
Montréal en recul
Nous recherchons des personnes atteintes d’ICHTYOSE pour participer à une étude de recherche sur un traitement topique approuvé qui a lieu à Montréal. Les participants recevront une somme de 300$ pour quatre visites. Communiquez avec derek.ganes@ganespharma.com
Voulez-vous devenir membre exécutif de l’AÉFA? Thomas cole baron
Coderre et les universités cherchent des solutions pour retenir les étudiants internationaux. léo arcay
Le Délit
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es médias québécois étaient invités, jeudi 25 septembre, à une conférence de presse à l’hôtel de ville de Montréal. L’événement, organisé par la Conférence Régionale des Élus (CRÉ), avait pour thème «l’urgence d’agir pour attirer et retenir les meilleurs étudiants internatio� naux à Montréal». En effet, depuis quelques années, la proportion des étudiants étrangers à Montréal par rapport à d’autres régions est en chute libre. L’heure serait à la colla� boration entre le gouvernement et les établissements d’enseignement supérieur pour créer des stratégies et une politique d’internationalisa� tion. Étaient présents le maire de la ville, Denis Coderre, ������������������� les repré� sentants de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’Université McGill, l’Université de Montréal (UdeM) et l’Université Concordia, ainsi que quelques autres interve� nants. Montréal est une ville univer� sitaire renommée. Selon les statis� tiques fournies dans le communiqué de presse de la CRÉ, elle est la 9e meilleure au niveau mondial (1ère au Canada), et a accru sa population d’étudiants internationaux de 38% de 2006 à 2012. De plus, malgré un recul de l’Occident en la matière, le Canada est un des rares pays à avoir vu sa part mondiale augmenter dans la dernière décennie. L’Université McGill, à elle seule, accueille 9 536 étudiants étrangers, soit un peu plus de 22% de sa population totale, selon le Bureau des services aux étudiants internationaux. De quoi s’inquiète-t-on alors? Le problème
est de nature relative. Avec une communauté estudiantine mondiale de plus en plus nombreuse et de plus en plus mobile, notamment en pro� venance des pays asiatiques, la part de Montréal par rapport au reste du Québec et du Canada dégringole. Par ailleurs, une part importante d’étrangers qui vient à Montréal n’y reste pas pour travailler après ses études. Comme le souligne Alan Shepard, recteur et vice-chancelier de l’Université Concordia, «nous éduquons des gens pour d’autres villes». De nouvelles stratégies doivent donc s’articuler autour de la coopé� ration gouvernement-institutions académiques. Suzanne Fortier, prin� cipale et vice-chancelière de l’Uni� versité McGill, explique qu’elle a «eu l’occasion de travailler avec plu� sieurs pays, comme la France, l’Alle� magne ou le Danemark, […] qui ont développé des façons de faire très agressives pour attirer ces talentslà». La CRÉ propose, entre autres: la simplification des démarches d’im� migration et de prolongement de séjour, la mise en place d’incitatifs financiers, des programmes d’inté� gration professionnelle et linguis� tique. Autant de systèmes déjà en place mais qui nécessiteraient des améliorations. Le maire de Montréal Denis Coderre offre son appui sur l’ensemble de ces mesures. À la question du Délit sur les stratégies à mettre en place par les universités elles-mêmes, les repré� sentants des différentes institutions ont mis l’accent sur les forces déjà existantes de l’enseignement à Montréal: la présence actuelle d’une forte communauté internationale, les bourses ou les méthodes péda� gogiques.
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Un besoin de fond? L’enjeu principal est évi� demment de nature économique. Dominique Anglade, présidentedirectrice générale de Montréal International, insiste sur le «milliard de dollars qui est dépensé chaque année par l’ensemble des 25 000 étudiants internationaux que nous avons sur le territoire métropolitain [l’ensemble des dépenses, dont les frais de scola� rité et les loyers, ndlr]. Un milliard significatif sur le développement économique de notre ville». Sur cette somme, environ 88 millions de dollars contribuent au trésor public, selon le communiqué de presse. En outre, les travailleurs qualifiés géné� rés par les universités, notamment dans les secteurs de haute technolo� gie, sont une richesse pour la région. Enfin, avec les récentes com� pressions budgétaires imposées aux universités, on peut légitimement se demander si leur intérêt dans le projet n’est justement pas de se renflouer, étant donné que les frais de scolarité des étudiants inter� nationaux sont bien plus élevés que ceux des étudiants québécois et canadiens. «Non, répond M. Shepard. Au Québec, la majorité de cet argent est réinjecté dans le système. […] Il ne bénéficie pas uniquement à l’université». Richard Fillion, président du Regroupement des collèges du Montréal métropo� litain, précise que seulement 10% est conservé par les institutions. «Attirer les étudiants étrangers a toujours fait partie de la mission de l’Université McGill, ajoute Mme Fortier. C’est une façon d’enrichir le milieu d’apprentissage de nos étudiants». x
L’office des Élections de l’AÉFA organise une élection partielle du Vice-Président aux Affaires Internes. Le VP aux Affaires Internes sert de point de contact pour toutes les associations départementales de l’AÉFA et représente leurs intérêts au sein du comité exécutif. Il/elle préside le Comité des événements et des activités académiques pour les étudiants de première année (FEARC), le Comité pour l’Équité, et le Conseil environnemental de l’AÉFA (AUSec).
Vous êtes encouragés à contacter la Vice-Présidente actuelle à internal.aus@mail.mcgill.ca ainsi que de vous renseigner sur le processus électoral à elections.aus@mail.mcgill.ca
La période de nomination durera du 9 au 17 octobre et la période de campagne du 23 au 30 octobre.
«Un joueur de football des Redmen arrêté pour violence conjugale.» L’article de Janna Bryson, traduit par Gwenn Duval, est disponible sur notre site Internet: www.delitfrancais.com actualités
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Campus / environnement
Regarder vers 2050
Des experts en énergies renouvelables veulent «décarboniser» le Canada. Eva Martane
Le Délit
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ans le cadre d’un cycle de conférences récemment organisé au sein de l’Université McGill, John Reilly, Jessika Trancik, tous deux professeurs au Massachussets Institute of Technology, et Jim Burpee, CEO de l’Association Canadienne de l’Électricité (ACÉ), se sont exprimés à propos des enjeux soulevés par l’utilisation progressive des énergies renouvelables comme source d’électricité au Canada et aux États Unis. Les énergies renouvelables sont définies comme des sources d’énergie se renouvelant à une vitesse très rapide, ce qui les rendrait potentiellement inépuisables. Les thèmes abordés par les conférenciers allaient de l’avenir du système d’électricité canadien à la croissance du marché des énergies renouvelables. Le premier constat partagé par tous les intervenants est que le système d’approvisionnement en électricité nord-américain se «�������� ��������� décarbonise» progressivement. Le Québec en particulier se démarque par sa politique environnementale. Selon un rapport publié par l’Institut économique de Montréal, les barrages hydroélectriques représenteraient jusqu’à 99% de la production d’électricité totale du Québec, après que la dernière centrale nucléaire ait
été fermée fin 2012. Environ 40% de l’énergie consommée par la province provient de cette électricité, le reste étant partagé entre le charbon, la biomasse, mais surtout le gaz naturel et le pétrole importé. Il est à souligner que les intervenants insistent sur l’électricité et non l’énergie d’un point de vue plus large ; le Canada reste un des plus gros pollueurs au monde. En février 2014, la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec a publié un rapport: «Maitriser notre avenir énergétique������������������������ »����������������������� , qui souligne l’importance jouée par les ressources renouvelables dans la future stratégie énergétique du Québec. « S’il fait les bons choix, le Québec peut entrevoir un avenir prospère, basé sur les énergies renouvelables, où les hydrocarbures fossiles joueraient un rôle complémentaire et en diminution constante», cite le rapport. Objectif 2050 C’est justement la seconde conclusion à laquelle aboutit John Reilly. Selon lui, au Canada, «������� �������� l’abondance et la diversité des énergies renouvelables rendent possible la mise en œuvre de nombreuses combinaisons de ressources pour assurer 80% des besoins en électricité à partir de 2050». É������������������������������� videmment, de tels projets supposent des investissements et des
coûts incrémentaux massifs associés à la mise en place de nouvelles structures. Atteindre cet objectif demanderait par exemple la mise en place de 190 millions de miles supplémentaires dans le réseau du transport de l’électricité, soit un coût annuel minimum compris entre six et huit milliards de dollars. Néanmoins, comme le souligne Jessica Trancik, le rapide progrès technique dans le domaine des ressources renouvelables a permis de réduire considérablement leur coût. L’énergie solaire, particulièrement, est de plus en plus perçue comme étant une alternative « peu chère, propre, pratique et fiable » par rapport aux ressources fossiles, dont le coût d’extraction continuera à augmenter sur le long terme. La baisse des prix, couplée au progrès technique et à des «politiques publiques incitatives», expliquerait ainsi la forte croissance du marché des «énergie propres». Les ressources renouvelables pourraient alors devenir, comme le suggère le titre de la conférence, «la principale source d’électricité au Canada et aux Etats Unis». Un phénomène qui ne s’observe pas uniquement en Amérique du Nord : «L’innovation dans la production d’énergies renouvelables est en plein essor dans le monde entier, et plus particulièrement en Chine», conclut Jessica Trancik.
Bianca Lavric
Mais la technologie ne fait pas tout. Les attentes du public et la volonté politique jouent également un rôle essentiel dans le passage progressif aux énergies renouvelables. «Les décisions prises dans les cinq prochaines années auront un impact énorme sur ce à quoi
ressemblera notre planète en 2050», explique Jim Burpee. Sensibiliser la population aux enjeux des énergies renouvelables fait partie d’une solution de long terme qui viserait, d’ici une trentaine d’années, à diminuer considérablement les émissions de gaz à effet de serre. x
hiérarchie. Dans ce cas de figure, l’efficacité de la communauté peut être réduite. Les Vendredis durables tentent justement de remédier à ce problème en substituant à l’absence de coordination verticale une collaboration horizontale entre les acteurs du campus. Les Vendredis durables peuvent donner l’impression d’une communauté environnementale mcgilloise unie. Cependant, les états d’esprit et les points de vue divergent. Mowdy, une étudiante de deuxième année en développement durable est une nouvelle stagiaire au BDD. Elle confie au Délit qu’elle fait partie de plusieurs organismes environnementaux à McGill, mais est rebutée par l’activisme excessivement radical qu’elle trouve dans certains clubs de l’université
plan d’actions environnementales conçu par divers acteurs du campus durant les deux dernières années et coordonné par le BDD, ndlr]. La rencontre a piqué la curiosité de ceux qui ne sont pas familiers avec la stratégie, dont le lancement officiel aura lieu le 16 octobre prochain.»
Coopération environnementale Les Vendredis durables reviennent sur le campus. Myra Sivaloganathan
ines l. dubois
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éunir les grands acteurs environnementaux du campus pour relier les différentes organisations écologiques et sensibiliser le public aux événements qui prennent place sur le campus. C’est l’objectif des Vendredis du Développement Durable, qui se tiennent chaque dernier vendredi du mois. Une vingtaine de personnes se sont réunis vendredi 26 septembre pour la première rencontre du semestre, dont des étudiants de première année, des doctorants, les organisateurs de l’association Educational Community Living Environment [Communauté Éducative pour l’Environnement, ndlr] (ECOLE), et plusieurs organisateurs et internes du Bureau de Développement Durable (BDD), dans le salon de billard du cercle universitaire de McGill. Mariana, étudiante de première année, est la coordinatrice pour la liaison inter-campus du comité de l’environnement de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM). Son rôle est de «[faire] des connections [en repré-
4 actualités
sentant l’AÉUM] dans la coalition environnementale des étudiants de Montréal », «[de rencontrer] d’autres groupes ou comités environnementaux d’autres universités [et d’] assister à certaines de leurs réunions afin d’échanger des idées sur la façon dont [ils peuvent] collaborer ». Les Vendredis durables sont donc une occasion parfaite qui lui a permis de «rencontrer des nouvelles personnes qui s’intéressent, tout comme [elle], au développement durable». Ils lui ont donné
l’opportunité de «créer des liens et de connaître les intérêts et responsabilités de certaines personnes qui jouent un rôle important pour le bon développement durable de l’Université McGill.» L’événement est donc un moyen de se forger un réseau. Après tout, en matière d’environnement, on ne parle pas vraiment de concurrence; l’objectif des différents groupes est commun. Bien que certaines associations écologiques à McGill fassent plus parler d’elles que d’autres, il n’y a pas de
Le moment d’agir Kim, la responsable du développement durable au BDD, affirme que «l’événement fût un succès alors que la thématique des premiers Vendredis durables du semestre était la Stratégie de Développement durable de McGill, Vision 2020 [un
Perspective plus large Il est à noter que cette notion de réseautage et de partage d’idées est d’autant plus pertinente que cette année, Montréal est une des cinq villes —avec Paris, Tokyo, Stockholm, et Boulder, CO— qui essayera le nouveau programme des Nations Unies: Future Earth. Il vise à coordonner la recherche sur le développement durable. Le but du programme est aussi de créer un effort international pour fusionner la science et la politique et ainsi répondre aux problèmes environnementaux actuels. Le secrétariat local sera établi à l’Université Concordia, où des chercheurs de différentes provenances se réuniront pendant les dix prochaines années. Les institutions académiques sont donc au premier plan. x
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Économie
L’entrepreneuriat contre l’itinérance Heart City lance une campagne pour promouvoir les initiatives communautaires. louis baudoin-laarman
Le Délit
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a nouvelle campagne de Heart City, destinée à encourager et célébrer les initiatives qui contribuent à leur communauté, a été lancée mercredi dernier sur les réseaux sociaux. Heart City est une compagnie de vêtements dits urbains un peu particulière, du fait qu’elle s’inscrit dans la lignée émergente de l’entrepreneuriat social, une tendance de plus en plus populaire dans une époque où le capitalisme agressif n’a plus la côte. L’idée derrière le projet est de lutter contre l’itinérance tout en encourageant des artistes des quatre coins du monde. Matt Dajer et D’Arcy Williams, fondateurs de la compagnie et tous deux étudiants en dernière année à McGill, débusquent des artistes de rues et transposent des designs créés par ces derniers sur diverses sortes de vêtements. 5% des bénéfices récoltés sont ensuite versés à la fin de chaque année à des organisations qui luttent contre l’itinérance dans la ville natale de chaque artiste. Le concept est donc très axé sur son aspect
local, comme le souligne D’Arcy Williams au Délit: «Les gens essayent souvent de regarder loin dans le monde pour le changer, mais nous essayons de vraiment nous concentrer sur les gens dans leurs villes, les artistes dans leurs villes qui rendent à leurs communautés.» Une crédibilité encore à forger Cependant, l’aspect entrepreneurial du projet suscite parfois une certaine méfiance des organismes caritatifs au premier abord. «Ils sont un peu sceptiques au début à l’idée que nous utilisions leurs logos, mais quand on leur dit qu’on leur versera 5% de nos bénéfices à la fin de l’année, ça va», confie Matt Dajer. Pour Sarah Mehta, une des premières artistes à collaborer au projet et ancienne étudiante à McGill, c’est l’aspect artistique du projet qui est plus important: «La rémunération n’est pas si importante, mais je pense que promouvoir les artistes locaux de Montréal profite énormément à la communauté des arts à Montréal.» Les organisations auxquelles Heart City verse des fonds sont des plus variées, allant de l’asso-
ciation indienne Salaam Balak Trust, qui aide les enfants de la rue à devenir guides touristiques, à Dans la Rue, un organisme montréalais qui vient en aide aux jeunes sans-abri. Dans la Rue, qui collabore avec McGill pour sa clinique juridique, est une des associations qui recevra probablement le plus d’argent de Heart City, car les artistes montréalais qui collaborent avec la compagnie sont plus nombreux que ceux d’autres villes. «Notre mission������������������������ , c’est vraiment de travailler avec les jeunes pour qu’ils acquièrent les ressources et les compétences pour mener une vie plus enrichissante», décrit Cécile Arbaud, la directrice générale de Dans la Rue, lors d’un entretien avec le Délit. Selon elle, «il est important que les entreprises contribuent financièrement à lutter contre l’itinérance, mais c’est important aussi de sensibiliser les gens, donc vendre des produits dont une partie des bénéfices est utilisée pour lutter contre l’itinérance, ça aide à sensibiliser les gens, notamment les jeunes». Dans la Rue n’a pas encore reçu de fonds de Heart City, selon Mme. Arbaud, mais M. Williams affirme que 100 dollars ont été
Lisa el Nagar
récoltés jusqu’à aujourd’hui, lesquels devraient être versés à la fin de l’année. Heart City n’ayant été créée qu’en mai dernier, les premiers dons aux associations n’ont pas encore été faits, mais le seront en janvier, promet Matt Dajer. Pionniers Avec un certain esprit bon enfant, la nouvelle campagne sur les réseaux sociaux de Heart City vise à promouvoir les initiatives caritatives et autres qui profitent à leurs communautés. Un blogue où seront publiés des articles sur toutes ces initiatives, repérés par
les ambassadeurs de la marque sur différents campus universitaires en Amérique du Nord, sera bientôt lancé afin de promouvoir et d’encourager plus de projets similaires. Si l’on avait déjà vu certaines compagnies s’engager à donner une partie de leurs bénéfices à telle où telle cause, comme le projet 1% pour la planète, lancé par Patagonia, un pionnier en la matière, c’est la première fois qu’une compagnie s’engage contre l’itinérance. Loin d’avoir peur que l’idée soit reprise par d’autres, Dajer et Williams disent encourager d’autres jeunes entreprises à les imiter. x
international
L’ère de l’esclavage n’est pas finie Conférence sur la discrimination systémique des travailleurs migrants. frédérique lefort
Le Délit
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’est à l’Université Concordia que se sont rassemblées quelque 80 personnes dans le but d’approfondir leurs connaissances des droits des travailleurs immigrants dans le cadre de la conférence Systemic Discrimination Towards Migrant Workers le 24 septembre dernier. Étaient présents les membres de diverses associations étudiantes, organisations, professeurs et étudiants pour assister à cette discussion organisée par le CRARR (Centre de rechercheaction sur les relations raciales), une organisation sans but lucratif basée à Montréal. Aujourd’hui, des milliers d’immigrants travaillent dans des conditions précaires, assumant par exemple des charges horaires trop importantes ou une possibilité de démission restreinte. C’est François Crépeau, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des migrants,
qui brise la glace avec une série de faits et de statistiques. «L’ère de l’esclavage n’est pas terminée», entame-t-il. Bien que les droits humains internationaux soient applicables à tous les travailleurs migrants, ils sont nombreux à souffrir de conditions de travail et de vie atroces. C’est ensuite au tour de Marie Carpentier, conseillère juridique à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, de faire le point sur la situation québécoise. «Une trop grande partie de la communauté locale n’a pas l’impression que les travailleurs migrants méritent les mêmes droits», déplore-t-elle. La situation au Québec La discrimination systémique est depuis récemment condamnable par la Cour d’appel du Québec. Toutefois, dans une moindre mesure, une «distinction, exclusion ou préférence» en ce qui a trait à des aptitudes ou à certains caractères linguistiques
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ou ethniques n’est pas prohibée par la loi. D’autre part, le statut des travailleurs migrants est complexifié par les contradictions et les chevauchements entre les différentes strates administratives: aux niveaux international, national, provincial et même parfois local. Par exemple, le Québec peut choisir les gens qui entreront dans la province, mais ne peut déterminer leur statut, qui est de la responsabilité fédérale. Or, la Charte canadienne des droits et libertés agit de façon non équitable envers ces différents statuts définis. La Charte des droits et libertés de la personne du Québec, à l’inverse, confère les mêmes droits à tout individu présent sur le territoire provincial qu’il soit citoyen, résident permanent ou travailleur migrant. Malgré cela, le permis de travail restreint que doivent se procurer les travailleurs migrants ne leur permet pas de démissionner; ils restent liés à leur employeur pour la durée de leur contrat. L’employeur a également le pouvoir de les ren-
voyer chez eux quand bon lui semble. Mme Carpentier se réfère à Claude Fabien, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (UdeM) qui affirme que «la liberté de démissionner est fondamentale. Elle marque la différence entre l’esclavage et la conception contemporaine du travail». La réalité des travailleurs migrants M. Enrique Llanez, anthropologiste d’origine espagnole, enchaine avec son expérience personnelle. Lui-même un travailleur migrant exploité par une firme de jeux vidéo québécoise par le passé, il travaille présentement au profit du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants. Les travailleurs migrants sont exploités à la seconde où ils mettent le pied en sol canadien, affirme-t-il. Des contrats écrits dans une langue qui leur est inconnue, des prix exorbitants pour des services médiocres, des
employeurs intransigeants et des heures à n’en plus finir, voilà le quotidien de nombreux travailleurs migrants. Pourquoi les ressources offertes à ces travailleurs sontelles aussi limitées? Les intervenants font remarquer que tous les groupes s’étant battus pour leurs droits, que ce soient les femmes, les communautés homosexuelles ou les Noirs, l’ont fait en se basant sur le principe fondamental de la citoyenneté. Puisque cette éventualité est rayée dans le cas des travailleurs migrants, sur quel principe peuvent-ils se fonder? La situation des travailleurs migrants au Québec de nos jours nécessite de profondes modifications légales pour être améliorée. Les solutions proposées lors de la conférence vont de la création d’un permis ouvert à la mise sur pied de programmes d’immigration ou à l’application équitable de la Charte québécoise des droits et des libertés de la personne en passant par le traitement au cas par cas. x
actualités
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montrÉal
Course, chaleur et rock’n’roll Une journée de marathon au cœur de la métropole. Julien Beaupré
Le Délit
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ontréal a vu sa respiration rythmée à celle des 35 000 coureurs qui l’ont sillonnée dimanche dernier jusqu’en après-midi lors du 24e Marathon Oasis Rock ‘n’ Roll de Montréal. Sous la bannière de Rock ‘n’ Roll Marathon Series, le parcours offrait aux coureurs une expérience de course ludique avec des concerts rock et autres à chaque mile. Les motivations étaient des plus variées: le dépassement de soi, le couronnement d’un long entraînement, le soutien familial, la perte de poids ou tout simplement le plaisir, les coureurs dévalaient les rues avec en commun un entrain pour l’activité physique. La température, chaude pour certains et acceptable pour d’autres, aura au moins laissé un souvenir agréable aux milliers de spectateurs qui agrémentaient les bordures des rues avec leurs encouragements, leurs pancartes et leur soutien évident aux athlètes. Au total, cinq courses se sont déroulées au courant de la journée. On eut droit au 1km Tel-jeunes, au 5km, au 10km, au marathon et, évidemment, au demi-marathon, qui fut l’épreuve la plus populaire avec 16 000 participants. Le départ des deux grandes épreuves s’est effectué
à même le pont Jacques-Cartier sous le coup de départ donné par le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport Yves Bolduc. Après l’effort, toutes les courses se sont achevées sur la même ligne d’arrivée au parc La Fontaine sous les cris explosifs de la foule. Après cela, les coureurs ont pu profiter d’un repos bien mérité ainsi que d’une médaille et d’un diner pour aider à récupérer. Au total, 35 000 coureurs — un taux de participation record —, représentant 52 pays, étaient présents dans la métropole pour exprimer avec leur sueur et leurs souliers leur amour de la course, ou à tout de moins des bonnes habitudes de vie. On peut d’ailleurs lire sur le site Internet de l’événement ce qu’en pense sa porte-parole Dominique Arsenault: «Mission accomplie!» Les résultats Si la journée se voulait familiale et accessible à tous, il n’en reste pas moins qu’en avant, ce sont des professionnels qui ont ouvert le bal. Au total, l’édition 2014 a offert à ses spectateurs 43 coureurs d’élite, dont 25 Québécois, hommes et femmes confondus. Du côté masculin, avec un temps de 2h22 min 39 s, l’Américain Ben Bruce s’est emparé du titre en distançant
de 6 min 29 s le Québécois et champion en titre David SavardGagnon. Chez les femmes, la Québécoise Joanne Normand, surnommée «Supermaman», s’est faufilée en première place avec un temps de 3h01 min 27 s. Autant dire que la province était bien représentée. Et McGill dans tout ça? L’Université McGill avait aussi ses représentants. On pouvait d’ailleurs déceler quelques chandails à l’effigie de McGill à travers la mare de coureurs, mais du côté compétitif, le Club Olympique ainsi que son Club Universitaire ne sont pas passés inaperçus. Avec des coureurs inscrits au marathon du 10 km, les performances les plus marquantes au marathon auront été celles de Mélanie Myrand (3h04 min 57 s) avec sa troisième place au total, terminant première des 25-29 ans; Dan Kelly (2h50 min 49 s), terminant premier des 18-24 ans et dixième au total; et Dave Liu (2h51 min 35 s) terminant 13e au total et 2e des 25-29 ans. Tous les trois étudiants à McGill, ils se sont qualifiés pour le prestigieux marathon de Boston avec trois autres de leurs partenaires. Au final, l’entraîneur du Club Olympique, John Franco, qualifie ces performances d’«assez impressionnantes»
Cécile Amiot
malgré une température «très chaude pour un marathon». Pour sa troisième association consécutive avec la plus grande série de course à pied au monde, le Rock ‘n’ Roll Marathon Series, Montréal semble avoir trouvé sa juste clientèle. Et pour cause, l’année prochaine le comité organisateur vise pas moins de 40 000 participants, ce qui l’élèverait à la plus grande com-
pétition parmi ladite série. Et s’il n’attire pas autant de vedettes de haut calibre que son voisin le marathon d’Ottawa, M. Jean Gattuso, président et chef de l’exploitation d’Industries Lassonde Inc. et l’un des principaux commanditaires du marathon, promet cependant «un évènement à caractère sportif et familial pour faire la promotion de la santé et des saines habitudes de vie». x
Les précaires haussent le ton
La Coalition opposée au travail précaire sollicite le ministre du Travail québécois. théophile Vareille
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n compte 450 000 travailleurs précaires au Canada aujourd’hui, pauvrement payés, n’ayant aucune sécurité sociale ni garantie d’emploi. C’est en leur nom que se sont réunis ce jeudi 25 septembre, devant le ministère du Travail québécois, une quinzaine de membres de la Coalition opposée au travail précaire. Déplorant un manque de considération et de visibilité, ils réclament un entretien avec le ministre du Travail Sam Hamad pour traiter d’une situation qui devient alarmante. Le Délit a pu obtenir des entrevues sur place avec plusieurs représentants d’associations impliquées. Selon Helena Sanchez, représentante de l’Association des travailleurs et travailleuses étrangers temporaires, les politiques n’accordent que peu d’importance à la cause des travailleurs immigrés car
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ceux-ci ne disposent pas du droit de vote; il n’y a donc pas d’intérêt électoral à s’intéresser à leur situation. Tess Tesalona, membre du Centre des travailleurs immigrants de Montréal (CTIM), se plaint d’une représentation infidèle de la situation par les médias, qui ne montrent pas les abus dont sont victimes ces travailleurs précaires et les accusent, à mots voilés, de voler le travail de citoyens canadiens. Le CTIM a à cœur d’offrir une image authentique de ces travailleurs et de leur situation: il projettera le 15 octobre prochain à l’Université Concordia un documentaire présentant le quotidien de travailleurs immigrés au Canada. Cependant, l’urgence de la situation fait que l’opinion publique et la classe politique ne peuvent dorénavant plus ignorer ce problème. Comme le soutient Jacques Dago, porte-parole de l’Association des travailleurs et travailleuses d’agences de
placement (ATTAP): «La situation n’est déjà pas reluisante au Québec pour les travailleurs précaires, mais elle se dégrade encore.» Il dénonce ces agences de placement, au nombre de 1200 au Québec en 2008, qui profitent d’un manque de régulation flagrant au niveau provincial pour abuser des travailleurs immigrés. Ceux-ci sont particulièrement vulnérables aux abus: sans aucune garantie d’emploi ou de résidence, ils sont réduits à travailler dans des conditions qui souvent ne respectent pas le Code du travail québécois. Payés moins que le salaire minimum en place, sans indemnités de vacances ou de santé, forcés à effectuer des heures supplémentaires non rémunérées, ces travailleurs souffrent souvent de conditions de travail bien inférieures à la moyenne. Cela ne les rend que plus en demande sur le marché du travail, et certains de ces travailleurs voient leur statut «tem-
poraire» se pérenniser, parfois jusqu’à cinq années de succession d’emplois saisonniers ou de renouvellements de contrat annuels, témoigne Jacques Dogo. Leur nombre a triplé depuis 2006; de nombreux secteurs reposent de plus en plus sur cet afflux de main-d’œuvre bon marché. Dans l’agriculture, dans les commerces, notamment la restauration rapide, dans l’hôtellerie et les soins, par exemple, ils sont devenus indispensables. Selon M. Dogo, la proportion de travailleurs intérimaires peut atteindre jusqu’à 70% de la main- d’œuvre totale dans certaines entreprises. C’est sur cette importance grandissante qu’entend capitaliser la Coalition opposée au travail précaire. Représentant approximativement 2,5% des travailleurs au Canada, leur syndicalisation, en cours, donnerait aux travailleurs précaires un poids politique conséquent. C’est avec cette assurance que la
Coalition présente cinq revendications majeures: l’augmentation du salaire minimum, une sécurité sociale et des conditions de travail respectables, une «régulation codifiée et renforcée», la fin de la discrimination envers les employés domestiques et l’accès facilité à un permis de résidence permanent. Prenant notamment exemple, comme le revendique Jacques Dogo, sur le système social européen, qui garantit le droit à la résidence permanente après cinq ans. Ainsi, en dépit de multiples échecs passés, Helena Sanchez se montre optimiste quant à cette nouvelle solidarité des travailleurs précaires et conclut: «On doit garder espoir malgré tout.» La Coalition opposée au travail précaire organisera le 7 octobre prochain la Journée mondiale pour le travail décent, une manifestation de grande ampleur, au Square Victoria à 17h30. x
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
Société
points de vue
societe@delitfrancais.com
opinion
Cette lutte irrationelle contre l’ennui Réflexion sur le (non)sens de l’amusement. céline fabre
Le Délit
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e tout temps et en tous lieux, l’Homme fût à la recherche de divertissement. Voilà exactement le type de formules maladroites avec lesquelles, au lycée, mon professeur d’histoire m’interdisait d’entamer mes dissertations. Mais aujourd’hui, je profite de la liberté qui m’est offerte pour prendre le dessus sur toutes ces années d’obéissance en passant du côté des insoumis. Ainsi viens-je de matérialiser un désir commun et longuement rabâché à travers moult personnages de téléfilms usés: celui de ne pas faire ce qu’on attend de moi. Ce qui peut être considéré comme une forme de subversion. Il existerait donc une force, un désir, voire un besoin qui nous pousserait à détourner notre attention d’une obligation pour diverses raisons. Par paresse, esprit de contradiction, fierté ou ennui: beaucoup de motifs nous amènent à rechercher un ailleurs dans le divertissement. Et ce qui plaît dans le divertissement, c’est que tout le monde y a accès. Chacun d’entre nous, ou presque, a le droit à une
chronique
partie de cartes, un bon film ou quelques notes de musique pour oublier, le temps d’un sourire, la sévérité de la vie. Tout cela est bien beau et le resterait si le domaine du divertissement se limitait à de telles activités inoffensives. Seulement, il existe aussi de vrais chasseurs de distractions, de grands téméraires qui repoussent les barrières de la cour de récréation et ne se contentent pas d’une partie de rami. Ils vont plus loin. Parfois trop: en 2012, le propriétaire d’un parc d’attractions d’Atlantic City projetait de relancer une activité sportive qui faisait fureur au début du 20e siècle: le plongeon à cheval. Le but est simple: enfiler son plus beau slip de bain, monter sur un cheval en pleine course et sauter, avec l’animal, d’un plongeoir d’environ 12 mètres de haut pour atterrir bruyamment dans une piscine. Plutôt que de diaboliser la cruauté de cette pratique —dont le retour a d’ailleurs été rapidement stoppé par diverses associations de protection des animaux— concentrons-nous sur l’absurdité de cette activité qui nous rappelle que l’Homme est capable de tout. Sans aller jusqu’à dire que cette
matilda nottage
discipline fut un jour considérée comme normale, il est plutôt comique d’observer l’absence de dérision qui semble entourer ce phénomène. Pourtant, il suffit d’oser taper «plongeon à cheval» sur son moteur de recherche pour que tout ce qui occupe votre esprit à ce moment-là se fonde en une seule question existentielle: Mais qui donc a bien pu avoir une idée pareille? Cet exemple au comique désolant illustre ce vers quoi tend le divertissement poussé à l’extrê-
me: l’absence de raison, l’oubli de ce qui est utile, intelligent, productif. Lorsque, élancés sur leurs étalons empressés, les cavaliers dénudés se jettent dans le vide angoissant qui les sépare de l’eau, ils se débarrassent en fait de tous les codes et contraintes qui rythment leurs journées depuis, visiblement, trop longtemps. D’autres distractions revendiquent aussi cette forme de futilité: la Cheese Rolling Race en Angleterre ou encore le Championnat du N’importe quoi, un vrai specta-
cle de disciplines improbables mis en scène par Philippe Nicole, qui comprend, entre autres, le lancer d’arbitre et la descente de kayak sur mobilier. Que traduisent ces quêtes d’absurde et cette volonté de ne rien prendre sérieusement? Probablement, une fois de plus, la simple volonté de se sentir en vie et de ne pas trop réfléchir. Pour une fois, ne méditez pas sur tout ce que vous venez de lire. Ceci est une exhortation. Laissons-nous aller, sans honte, dans le simple but de nous divertir. x
Condamné de Gomorrhe Raconter au prix d’une vie.
esther perrin tabarly
Le Délit
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uand on naît à Naples, on a peu de chances d’échapper à la grande machine de la Camorra (la mafia napolitaine). Pourtant familière, si proche, paysage d’une enfance, fascinante par la banalité de sa violence, elle est devenue le grand combat de l’Italien Roberto Saviano. Son roman Gomorra, publié en 2006, traduit dans plus de 50 pays et vendu à plus de quatre millions d’exemplaires, puis adapté au cinéma et en série télévisée, a fait office à la fois de tremplin pour sa carrière
de journaliste-écrivain et d’arrêt de mort. Roberto Saviano, 35 ans, vit depuis huit ans sous la protection constante des carabinieri (la police nationale italienne), et change de domicile tous les mois. La mafia est une organisation criminelle plus vieille que l’Italie elle-même, tellement ancrée dans la culture et la vie quotidienne qu’elle en est devenue une compagne naturelle pour certains. Une ombre pour d’autres. «Naitre, grandir, étudier […] en une terre où la criminalité peut tout faire, où elle a une emprise sur la politique et l’économie, où elle décide de la vie et de la mort des gens, impose une prise de conscience», explique Saviano en 2012. «Dans le Sud, tous, quotidiennement, s’engagent de part ou d’autre.» Saviano, né d’une famille bourgeoise, a étudié la philosophie dans sa ville natale. Il a pu échapper aux griffes du «Système», comme il l’appelle, mais c’est loin
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
d’être le cas de tout le monde, et il s’en rend compte. Pendant des années, investi dans sa carrière de journaliste, d’accusateur, il est partout où est la mafia; il observe, s’informe, prend note. Gomorra est un roman, mais il est surtout le résultat d’un regard personnel sur le fléau d’une région où le taux de chômage est de 25% et où tout est pantin de la criminalité. Saviano raconte. Il raconte que la criminalité est partout, dans tous les secteurs et que ses tentacules s’étendent bien au-delà de la Méditerranée. Il raconte les guerres des clans, les actes effroyables de violence, les mutilations, les assassinats par dizaines. Il raconte le bras de fer entre la fascination pour le pouvoir et la terreur. Il tire ses histoires d’entretiens avec différents acteurs de la Camorra. Au cours de ses recherches, il a su appréhender et comprendre le système et son fonctionnement. Dans Gomorra et dans de
nombreux discours publics, il dévoile les grands dirigeants de la Camorra, accole des noms et des prénoms aux pseudonymes de ces célébrités inconnues. Plusieurs parrains ont depuis été arrêtés et condamnés. Mais Saviano explique que ce qui a précipité sa condamnation à mort par le clan des Casalesi, ce n’est pas d’avoir contribué aux procès – la mafia est habituée aux tribunaux. Tout a dérapé quand le livre a dépassé les 100 000 exemplaires vendus: «Pour être honnête, au début, on ne pensait pas aller au delà des 5 000 ou 10 000 exemplaires au maximum», avoue le journaliste. C’est le nombre habituel pour un livre sur la mafia en Italie. Mais Gomorra a eu un impact planétaire, et c’est à partir du moment où la mafia a commencé à perdre de l’argent qu’ils se sont mis vraiment en colère. Saviano est devenu un symbole de la lutte contre le crime orga-
nisé, cette «entreprise mondiale», comme il ne peut s’empêcher de le décrire. Loin de vouloir se taire, le journaliste continue d’écrire, de paraître à la radio, à la télévision. Ce ne sont pas les menaces de mort qui le feront arrêter de dénoncer. Et pourtant il n’est pas qu’un héros en Italie: beaucoup de ses concitoyens l’accusent de se faire de l’argent sur leur dos, et la mafia est restée un sujet tabou dans toute son ambiguïté, parce que dans le bénéfice du doute, elle permet à certains de se sortir de la misère par la dépendance. Roberto Saviano avoue être parfois rongé par le regret de ne pas avoir su préserver une vie normale. Mais il reste aussi convaincu qu’il fallait parler, qu’il n’est jamais une erreur de vouloir faire changer les choses. «Je n’ai pas peur de mourir», confie-t-il. «Je sais qu’ils me feront payer, peutêtre dans dix ans, mais je sais que ça arrivera.» x
Société
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Enquêtes
L’accueil des refugiés syriens Le rôle que le Canada devrait jouer vis-à-vis des réfugiés est sujet à débat. julia faure
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’est en 2013 qu’Antonio Guterres, le haut commissaire aux réfugiés des Nations Unies, affirme dans un communiqué diffusé à Genève que «la Syrie est entrée dans la spirale d’une catastrophe absolue». La crise qui sévit au Moyen-Orient depuis mars 2011 ne cesse d’empirer et cause chaque jour une augmentation impressionnante du nombre de réfugiés, internes comme externes. Depuis 2011, la Syrie figure parmi les pays recevant le plus d’aide humanitaire en provenance du Canada; mais l’accueil des réfugiés semble peu développé encore aujourd’hui. Une terre d’asile de l’autre côté du monde Historiquement, le Canada a longtemps été considéré comme une terre d’accueil et d’opportunités. C’est d’ailleurs le pays qui a le plus haut taux d’immigration au monde par habitant, et la deuxième destination migratoire derrière les États-Unis, avec plus de 250 000 nouveaux arrivants par an. En plus d’être une terre d’accueil, le Canada est aussi une terre d’asile. Notre pays aura su répondre efficacement à plusieurs sollicitations de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) lors de crises humanitaires graves: un bon exemple serait l’évacuation rapide de Haïtiens par le Canada suivant le tremblement de terre de janvier 2010, qui aura permis à des milliers de personnes sans domicile de quitter leur pays dévasté (4 552 individus dans
l’année de la catastrophe, puis 6 208 réfugiés en 2011). Plus récemment, l’UNHCR a de nouveau fait appel à tous les pays en mesure d’accueillir des Syriens, et notamment au Canada, pour intervenir face à la crise humanitaire syrienne. Selon la revue Relations du Centre justice et foi, la situation y est extrêmement sérieuse: on estime à 6,5 millions d’individus le nombre de réfugiés internes et à 2,5 million le nombre de déplacés externes. Et cela ne semble pas se stabiliser: en effet, environ 130 000 Syriens auraient fui leur pays en direction de la Turquie ces derniers jours, ce qui représente le plus important mouvement de population depuis le début du conflit. La situation de ces réfugiés, internes comme externes, est très précaire. Dans le cas des émigrés vers les pays voisins, les Syriens sont victimes d’humiliations chroniques, de violence, de xénophobie. Les camps en Libye et en Turquie sont surpeuplés, et la situation sanitaire y est souvent très critique. Quant aux déplacés internes, ils sont peut-être ceux qui ont les conditions de vie les plus difficiles. Ils ne reçoivent que peu ou pas d’aide internationale et fuient constamment les conflits, n’étant jamais à l’abri de bombardements ou de violences. Depuis le début de la crise en mars 2011, le gouvernement canadien s’est engagé auprès de l’UNHCR à accueillir 1300 syriens sur son territoire. Un véritable soulagement pour la population syrocanadienne, heureuse de pouvoir rapatrier les familles en danger. Pour cela, le gouvernement a aug-
menté de 20% le budget réservé au financement de la réinstallation des réfugiés. Par ailleurs, depuis le début du conflit en mars 2011, le Canada s’est engagé à fournir plus de 630 millions de dollars à l’aide humanitaire apportée en Syrie et dans les pays voisins. Plus récemment, le premier ministre Stephen Harper a annoncé que 115 millions de dollars seraient ajoutés à ce programme d’aide. Un plan d’action décevant Si le Canada semble s’être investi rapidement et efficacement lors de multiples crises humanitaires, plusieurs sources — telles le quotidien Le Devoir — affirment que «le Canada décourage les réfugiés syriens» (février 2014), en réponse à plusieurs mesures récentes prises par le ministère de l’Immigration. À vrai dire, les chiffres et la relative inefficacité de la procédure d’accueil semblent assez décevants quand on sait que le Canada s’est longtemps targué d’accueillir plus de 10% de la population mondiale de réfugiés. En effet, le nombre de réfugiés qu’Ottawa a pris la responsabilité d’accueillir sur notre sol ne représente finalement que 1% des réfugiés que le UNHCR estime nécessaire de réinstaller en lieu sûr au cours des années 2014, 2015 et 2016. À titre de comparaison, la Suède a déjà «donné refuge à plus de 30 000 réfugiés», affirme Paul Dewar (député canadien) dans un discours au Parlement le 22 septembre 2014, ce qui illustre l’insuffisance des mesures d’aide aux réfugiés prises par le Canada.
Et la procédure de demande d’asile pour ces quelques centaines de réfugiés est loin d’être optimale. La manière dont le gouvernement prévoit accueillir les Syriens d’ici la fin de 2014 accorde beaucoup d’importance au secteur privé. En effet, seulement 200 des 1300 réfugiés seraient pris en charge par le gouvernement (ce dernier financerait le coût de la fuite et de l’installation). Les autres devraient arriver par le biais d’organisations privées (auquel cas, ce sont des ONG, des groupes religieux ou des individus qui couvriraient le coût de la réinstallation). Cette procédure fondée sur le secteur privé présente plusieurs limites. Elle consiste en un système de parrainage, où seulement un résident canadien, ou une association, peut être à l’origine de la protection d’une famille syrienne. Ainsi, leur accueil ne dépend que du bon vouloir d’individus présents au Canada. De plus, les délais du traitement de la demande sont très longs —environ 40 mois— et découragent donc beaucoup de familles qui se trouvent dans un état d’urgence.La première famille syrienne à être venue au Canada avec un statut de réfugié n’est d’ailleurs arrivée qu’en juin 2014. D’autre part, le coût de la procédure est un obstacle pour les familles qui parrainent. En effet, les signataires de la demande de parrainage doivent verser un montant de garantie considérable, ce qui ralentit encore davantage le processus de rapatriement. Enfin, ce programme est particulièrement restreint, compte
tenu de la situation syrienne critique. Enbal Singer, membre du club de McGill B. Refuge, nous informe que le parti conservateur canadien, en voulant empêcher les fraudes liées à l’immigration, «pénalise finalement les réfugiés qui sont dans une situation moins facile à prouver que les réfugiés étant dans des camps». En effet, la procédure d’asile mise en place ne s’applique qu’aux individus ayant quitté le territoire syrien, et donc ne concerne pas les 6,5 millions de déplacés internes en Syrie, qui pourraient bien être ceux dans le plus grand besoin d’être évacués. En plus de cela, cette mesure ne s’applique pas non plus aux réfugiés en Turquie, alors qu’aujourd’hui, c’est le pays accueillant le plus grand nombre de Syriens dans des camps de plus en plus débordés. Ainsi, à ce rythme, les objectifs promis par Ottawa ne pourront certainement pas être remplis, à moins d’assouplir ou d’accélérer les procédures. Ainsi, bien que le budget gouvernemental consacré aux aides humanitaires sur le terrain constitue tout de même une preuve d’investissement du Canada dans son aide apportée aux Syriens, le système d’asile du Canada ne semble pas répondre aux attentes mondiales concernant la crise syrienne. L’organisation privée du rapatriement des réfugiés paraît trop restreinte, et semble manquer d’efficacité ainsi que d’accessibilité. Pour répondre aux appels des Syriens dans le besoin cette année, le Canada devra revoir sa politique d’immigration et de protection des réfugiés, qui a déjà su faire ses preuves auparavant. x
Ian Afif
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le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
Étudiants travailleurs du sexe Enquête sur les pratiques d’une activité controversée. julia denis
Le Délit
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n début d’année dernière, les médias du monde entier se fascinaient pour Belle Kno, de son vrai nom Miriam Weeks, une jeune étudiante de l’Université Duke, devenue star pornographique pour payer ses frais de scolarité. Une histoire qui n’a rien de si singulier. Subventionner ses études en travaillant pour l’industrie du sexe: un phénomène planétaire. Si, aux États-Unis, les étudiants et étudiantes se cantonnent généralement plus aux métiers plutôt «visuels» (danse érotique, striptease, pornographie, etc.), qu ceux de l’ordre de la prostitution (vente de relations sexuelles), d’autres pays s’en donnent à cœur joie. Selon le Daily Mail, 10% des étudiants en médecine au RoyaumeUni connaissent un étudiant qui «vend son corps». En France, même si le phénomène est difficile à quantifier, en 2006, le syndicat SUD-Etudiant avait estimé à 40 000 le nombre d’étudiants qui se prostitueraient. La prostitution étudiante y perd presque de son tabou: on la retrouve exposée dans le livre Mes chères études de Laura D., dans le film Jeune et Jolie présenté au Festival de Cannes par François Ozon, ou encore dans La crème de la crème, film de Kim Chapiron sorti cette année. En Pologne, la prostitution estudiantine est d’une telle ampleur qu’on a même créé une nouvelle appellation pour ces jeunes à la fois étudiants et travailleurs du sexe: des «universtitués». Des étudiants montréalais qui tombent dans le monde du X Le Canada ne fait pas exception. Et Montréal, ville phare de l’industrie du sexe (par le nombre de clubs de striptease, salons de massage érotique, agences d’escorts, et compagnies de pornographie implantées sur place), fait évidemment parti du phénomène. Des étudiants et étudiantes des universités de Montréal sont donc travailleurs du sexe en-dehors des amphithéâtres. Comme nous explique Robert Rousseau de Rezo Santé (un organisme œuvrant pour la santé des hommes gais et bisexuels), ce sont en majorité des étudiantes de sexe féminin, et elles pratiquent très rarement la prostitution de rue, jugée communément comme étant le point extrême, le bout du chemin dans l’industrie du sexe. Elles travaillent le plus souvent dans des bars, des salons érotiques et des agences d’escorts. Comme on peut le lire dans un article sur le sujet écrit par des étudiants de l’UQAM dans Montréal Campus, il est difficile d’avancer des chiffres quant au nombre d’étudiants qui travaillent dans l’industrie du sexe à
Montréal. Cependant, l’association Stella (un organisme communautaire qui vient en aide aux travailleuses du sexe à Montréal) explique que «30% des 6000 femmes à qui l’association offre du soutien sont encore sur les bancs d’école». Michel Dorais, professeur en sciences sociales de l’Université Laval, confie aussi dans cet article que la «pratique est largement observable et se concentre surtout à l’Université du peuple [surnom communément donné à l’UQAM] en raison de sa situation géographique» et que «la mention “Idéal pour étudiantes”» pullule dans les petites annonces». Il est vrai que l’accès au milieu du X et de la prostitution à Montréal peut se faire sans grande difficulté: il suffit d’ouvrir les petites annonces d’un journal distribué gratuitement comme le 24H Montréal pour y lire qu’un salon de massage propose de «sexy, belles, étudiantes» et cherche à recruter. De serveuse à masseuse érotique: les facteurs décisifs Être travailleur du sexe s’apparente généralement à un choix fait consciemment et en connaissance de cause par les étudiants. C’est en tout cas ce qu’avance Eva Clouet, une étudiante française ayant publié en 2008 un mémoire de sociologie très médiatisé sur la prostitution estudiantine, dans une entrevue donnée à la revue l’Étudiant. Elle explique que s’engager dans l’industrie du sexe se fait généralement pour des motifs financiers: les étudiants concernés «viennent en majorité de la classe moyenne ou populaire» et s’engagent sur cette voie par souci d’argent et de temps. Eva Clouet parle «d’une démarche réfléchie» par des étudiants ayant «un profil sociologique qu’on peut qualifier de prêtes-à-tout-pour-réussir». Elle parle aussi de certains étudiants qui se lancent dans la prostitution estudiantine pour «sortir des carcans familiaux» et «exprimer librement leur sexualité». D’autres, selon Eva Clouet, sont des «désillusionnés de l’amour» qui, ayant vécu des revers difficiles dans leur vie sexuelle, ont préféré la prostitution pour au moins être payés et ainsi se sentir quelque peu valorisés. Ce genre de justification est plus sujet à controverse, mais elle provient des témoignages recueillis par Eva Clouet lors de son étude sociologique. Internet: la ruelle sombre de la génération 2.0 Sur la toile se développe aussi un réseau d’escort girls et escort boys qui choisissent ce moyen de communication jugé plus sécuritaire et discret. Pourquoi? Car la mise en contact et la vente de relations sexuelles s’y fait plus directement. Il est possible d’y garder
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un certain anonymat, les étudiants peuvent afficher des photos et des conditions choisies, et ces jeunes escorts ont via le Web moins de chances de tomber dans les engrenages des organisations criminelles de prostitution. Le recrutement se fait par le biais d’Internet où les agences d’escort publient des annonces à l’intention des étudiants. La plupart du temps ces sites Internet mènent les étudiants intéressés vers une page vantant les mérites et le côté pratique de cette activité professionnelle: le statut d’escort y est alors présenté comme bien différent de celui de la prostitution de rue. Seeking Arrangement est le premier site de rencontres «mutuellement avantageuses» entre «sugar dadies» ou «sugar mommies» — des «bienfaiteurs fortunés» — et «sugar babies» — de jeunes gens «séduisants» qui souhaitent ajouter une touche de luxe et de confort à leur vie. Le principe est simple: des personnes aisées soutiennent financièrement de jeunes gens en échange de leur compagnie. Le site est aujourd’hui extrêmement populaire car, au-delà d’une inscription rapide et gratuite (en tout cas pour un profil de base), les daddies et mommies y sont présentés comme des «mentors», de simples personnes occupées cherchant un peu de compagnie. Selon CBC, le site affirmerait avoir 130 000 membres canadiens qui se déclarent comme étudiants payant leurs études ou diplômés remboursant leurs dettes. Et McGill serait classée comme la 4e université canadienne ayant eu le plus de nouvelles inscriptions de sugar babies en 2012 (soit 148 nouvelles inscriptions). Même si la directrice des relations publiques du site affirme que Seeking Arrangement ne soutient pas la prostitution, et que cela est rappelé à maintes reprises pendant le processus d’inscription ainsi que dans les conditions d’utilisation du site, la frontière entre plateforme pour faciliter des rencontres monnayées et plateforme de proxénétisme reste assez ambiguë. En effet, les sugar babies peuvent clairement afficher leurs attentes de financement, et les sugar dadies, eux, déclarent leur «budget», leurs revenus et leur patrimoine. Et quand on lit plus attentivement les annonces, certains sugar daddies écrivent sur leur profil «être excité par les filles qui font le premier pas». Mr Big, de Paris, n’y va pas avec le dos de la cuiller: «C’est simple: où je veux, quand je veux, 1500€ par mois, pas plus, pas moins». Quels risques pour ces travailleurs du sexe? Bien que les travailleurs du sexe étudiants soient la plupart du temps dans une situation moins
luce engérant
précaire que ceux des autres catégories (car ayant accès à une éducation et généralement à un logement), Claude Poisson, de Rezo Santé, nous expose les différentes difficultés auxquelles ces étudiants doivent faire face. Tout d’abord les risques sanitaires issus de maladies sexuellement transmissibles et l’exposition à la consommation de drogues. Certaines difficultés sont aussi d’ordre psychologique: Claude nous explique que certains peuvent «rester marqués» s’ils n’ont pas assez de force intérieure et s’ils n’arrivent pas à faire respecter leurs limites. Et d’une façon plus propre à la prostitution étudiante, l’université et leur activité professionnelle sont compliquées à associer. En effet, il leur est difficile de pouvoir parler librement de leur métier dans le milieu étudiant. De plus, l’argent «facile» entraine certains à remettre en cause leurs études: une idée d’orientation souvent peu durable. Plus qu’un métier, un débat de société La prostitution étudiante, plus souvent exercée par les étudiantes que leurs congénères masculins, est une question qui divise les avis féministes. Le Délit a pu s’en rendre compte en interviewant deux membres du Collectif féministe de la faculté de Droit de McGill. D’un côté, Annie O’Dell explique que «le féminisme demande que tous les individus aient un contrôle sur leur corps», ce qui sous-entend donc «la liberté d’avoir n’importe quelle relation sexuelle voulue, incluant le tra-
vail du sexe». Elle confie que «les travailleuses du sexe ne sont ni féministes ni antiféministes en soi. Mais que la prostitution volontaire peut être un acte féministe». À l’inverse Suzanne Zaccour, qui s’identifie au courant abolitionniste, affirme que «la prostitution est une violence faite aux femmes» et que les travailleuses du sexe, étudiantes ou non, sont «victimes du patriarcat et de l’exploitation par les hommes». Elle pense qu’il faudrait, par la législation pénale, blâmer le client et le proxénète, tout en décriminalisant et en aidant les travailleurs du sexe. La prostitution étudiante fait parler, et chaque témoignage d’étudiant travaillant dans le milieu du sexe, chaque étude, est repris en boucle par la presse. Un engouement un peu trop extrême selon Eva Clouet, la doctorante de sociologie dont la thèse sur la prostitution étudiante a été un véritable succès sur la scène médiatique française. Elle s’indigne de cette passion fondée sur une vision biaisée, dans une entrevue donnée au site Prostitution et Société: «C’est un sujet qui parle de sexe et d’argent, un cocktail explosif. La question est chargée de fantasmes. On s’indigne parce qu’il s’agit d’étudiantes. Parce qu’elles nous sont proches, les médias jouent sur la peur, le frisson. Par contre, les prostituées [«traditionnelles»] qui sont dans la rue sont à leur place!» x Note: Le Délit Français ne cherche en aucun cas à juger cette activité mais cherche à faire ici un constat de ce phénomène à Montréal.
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Culture articlesculture@delitfrancais.com
Entrevue
Turbo symphonique
cécile amiot
Entrevue avec les Trois Accords et Simon Leclerc en vue de leur concert pour la série OSM POP. émilie blanchard
Le Délit
L
e contenu du concert du 30 septembre et 1er octobre prochain à l’OSM est tenu top secret et il est impossible d’obtenir des détails à l’exception de deux éléments: “Saskatchewan” (Gros Mammouth Album Turbo, 2004) sera chantée en russe par une soprano et “Dans mon corps” Dans mon corps, 2009) sera interprétée en italien par un baryton. Le chef d’orchestre Simon Leclerc et les quatre membres du groupe, Alexandre Parr (guitare), Simon Proulx (guitare), PierreLuc Boisvert (basse) et Charles Dubreuil (batterie), ont accepté de nous rencontrer. Le Délit: Quand j’ai su que le concert OSM POP serait avec les Trois Accords, j’ai pensé que l’idée était très intéressante. Coïncidence, j’ai trouvé une entrevue que vous avez faite avec Richard Martineau pour les Francs Tireurs (émission 393 du 27 mars 2013, ndlr) où il mentionnait la possibilité de collaborer avec les Trois Accords. Simon Leclerc: (surpris) Oh my god! C’est bon! Parce que j’étais sûr que personne ne soulèverait ça. Effectivement, (faisant référence aux Trois Accords) il trouvait qu’on faisait trop de concerts populaires. Il a dit: «ce sera quoi la suite? Hawaïenne en symphonique?». Alexandre Parr: OH! SL: Et je lui avais dit: «Pourquoi pas?» LD: Vous lui aviez suggéré Hawaïenne avec du Vivaldi… SL: C’est fou la jonction que tu fais, parce que… Non, je ne peux pas
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Culture
en dire plus... Parce que c’est fou... C’est fou! LD: Hypothétiquement, sans parler d’Hawaïenne au concert à venir, pourquoi Vivaldi? SL: Le groupe s’appelle «Les Trois Accords». Ce n’est pas un groupe qui est réputé pour la complexité harmonique de ses chansons. C’est un four-piece band qui fait de très bonnes chansons dans un univers absurde. Le fait que le langage harmonique ne soit pas comme du Stockhausen ou quelque chose d’excessivement complexe me permet de le traiter d’une autre façon. J’ai mentionné Vivaldi lors de l’entrevue, parce que quand tu analyses du Vivaldi il n’y a pas une grande complexité harmonique non plus. Alors, il est possible de faire un lien entre les deux univers. LD: J’ai également lu que vous commencez toujours par étudier le langage musical d’un groupe pour le pousser un peu plus loin... SL: Ce qui fait partie de ma démarche dans un premier temps est d’écouter attentivement ce que les artistes ont à proposer. Donc, j’ai tout écouté de ce qu’ils ont fait à ce jour et qui était disponible. Je dois le souligner parce qu’il y a peut-être des choses qui ont été effacées. Ensuite, j’ai réfléchi aux façons dont on peut approcher ça pour que ce soit symphoniquement intéressant, qu’on aille ailleurs et qu’on ait leur aval, c’està-dire qu’ils soient confortables avec la vision que j’amène. Je peux amener une vision qui ne leur correspond absolument pas et il est important pour moi qu’ils soient heureux dans cet aquarium-là.
LD: Comment l’idée est-elle venue: les Trois Accords pour la série OSM POP? AP: Je pense que c’est venu autant de l’OSM que de nous. Vous étiez à la recherche d’excellents groupes (rires) pour la série et nous cherchions depuis longtemps un spectacle spécial pour clore la tournée (J’aime ta grand-mère). C’était vraiment un match parfait et tout s’est très bien déroulé. On avait une vision assez claire de ce qu’on voulait faire et qui n’était pas très standard. On est habitué de voir le groupe, avec ses instruments et l’orchestre. Mais ce ne sera pas du tout ça. Ce sera l’orchestre qui interprétera les chansons des Trois Accords. LD: Est-ce que des membres du groupe ont une formation classique? AP: Moi, en guitare classique alors que j’étais au cégep Vincentd’Indy. C’était il y a très longtemps, mais j’ai toujours aimé la musique instrumentale et pour moi c’est un honneur de venir avec les Trois Accords à l’OSM. C’est comme un rêve impossible (Simon Leclerc rit). J’ai écouté ce qui a été fait et c’est incroyable. Les arrangements sont parfaits. Je n’aurais pas pu faire mieux (rires). LD: Pour l’instant on sait seulement qu’il y aura «Saskatchewan» en russe et «Dans mon corps» en italien. Comment Saskatchewan estelle devenue «Saskachevan» [écriture phonétique de Saskatchewan en russe, ndlr]? SL: Après quelques rencontres, nous nous sommes entendus sur le fait qu’on voulait faire quelque chose de vraiment différent. Simon (Proulx) a mentionné qu’il
existe des traductions de certaines de leurs chansons. Cela m’a intéressée et je leur ai demandé de me les trouver. Ils ont fait leurs recherches et m’ont présenté quelques trucs. Par la suite, on s’est mis d’accord sur ce que nous retenions, et ce qu’on en ferait. C’est une belle folie. LD: Quels étaient les objectifs des Trois Accords pour cette expérience? Simon Proulx: Je pense que l’objectif était, un peu comme pour le reste, de ne pas faire les choses comme les autres. Tout simplement. Puisque la série (OSM POP) existe déjà depuis quelques années, nous voulions essayer de l’approcher différemment et de ne pas être sur scène avec nos instruments. Nous voulions intégrer complètement le monde et les codes du classique et ce dans la mesure de nos capacités (rires). Nous voulons y aller pleinement et que cela nous mène dans une zone que les gens n’ont pas tant l’habitude de voir. C’est agréable de rencontrer Simon, un gentil chef d’orchestre (rires). On avait peur au départ. C’est une belle rencontre, vraiment cool. LD: Quel est l’instrument classique que vous aimeriez apprendre? SP: Ce serait définitivement le triangle, parce que c’est un malaimé. Je pense d’ailleurs qu’il faut être ambidextre et ce serait ma prétention pour en jouer. AP: Pour moi, ce serait le basson. «Pop pop pop» (il imite un basson). Pierre-Luc Boisvert: Je dirais la contrebasse. J’aurais besoin de pratiquer la tenue d’un archet.
SP: Tu pourrais jouer du jazz dans un orchestre classique. Tu serais le premier. PLB: On fera ça la semaine prochaine. (rires) Charles Dubreuil: Peut-être chef d’orchestre? Je ne pense pas que j’irais vers un instrument si j’étais dans le monde du classique. Je ne me vois pas dans cet universlà autrement. SL: On fera ça aussi la semaine prochaine. LD: En mélangeant deux univers totalement à l’opposé l’un de l’autre, c’est-à-dire le symphonique et les Trois Accords, est-ce que cela pourrait aider à populariser un peu la musique classique? SL: Je pense qu’il y a zéro lien. Des études ont été faites sur ce sujet et l’un n’a pas un impact sur l’autre. Ce n’est pas parce qu’on fait une rencontre trippante comme celle-ci, qu’il y aura plus de personnes à l’OSM la semaine suivante. AP: Mais, je peux dire par contre qu’il y a des gens qui ne seraient jamais venus et qui seront là. SL: Ça c’est un point différent. Est-ce qu’ils vont revenir? On ne sait pas. SP: Donc tu veux dire qu’on ne va pas aider Beethoven dans sa carrière? SL: J’ai le malheur de t’annoncer que non. (rires) Après cette rencontre fort sympathique, Le Délit souhaite faire quelques prédictions sur le concert à venir. Les Trois Accords désirant maximiser leur expérience classique, nous pensons qu’il y aura du triangle, du clavecin, le chœur de l’OSM et de la harpe. Affaire à suivre… x
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
Musique
Immortel Leonard Cohen À 80 ans, le poète canadien sort un superbe treizième album. Côme de grandmaison
Le Délit
L
a sagesse n’attend pas le nombre des années mais elle grandit indubitablement avec. Soixante ans après avoir remporté le premier prix du concours de poésie organisé par le McGill Daily (avec «The Sparrows», édition du 7 décembre 1954), Leonard Cohen nous prouve en neuf chansons qu’il n’a rien perdu de sa vision. Son album Popular Problems, paru le 22 septembre, est un chef d’œuvre de plus pour le Montréalais. Produit par Patrick Leonard, qui officiait déjà sur Old Ideas, paru en 2012, le disque créé une atmosphère grave et profonde, portée par des claviers blues et des basses prononcées. L’évolution musicale, loin des arpèges épurées de The songs of Leonard Cohen, ne plaît pas à tout le monde. Dans un article du National Post paru le 24 septembre, l’écrivain et musicien Dave Bidini déplorait l’utilisation massive de synthétiseur et autres «machines» sur ce disque. Selon lui, cela créait une atmosphère «programmée et robotique». Il est vrai que les amateurs de folk traditionnel (guitare/voix) seront peut-être surpris, notamment par «Nevermind»… Mais tout n’est pas radicalement nouveau: les choristes féminines, véritable marque de fabrique de Leonard Cohen, sont
cécile amiot
présentes tout au long de l’album pour donner la réplique à la voix de crooner du «Canadien errant». En quête d’une vérité Leonard Cohen développe ses thèmes de prédilection dans cet album, la sexualité mise à part. Laissant toujours une part de mystère dans ses chansons, le poète laisse à ceux qui l’écoutent le soin de trouver à certains textes leur propre dénouement. Popular Problems est donc une œuvre aboutie car elle n’est pas
—à l’image du reste de la discographie du Canadien— exclusive. Les interprétations sont larges, et la catharsis n’en est que plus grande. Car la force de la poésie repose, selon Leonard Cohen, dans le fait qu’elle rend la «souffrance (…) acceptable». À chaque «problème» sa chanson. Au cœur de cet album se trouve le constat de l’absurdité des destins, et les frayeurs et questions que cela engendre. «A street», poignante, évoque l’amitié, la trahison, la guerre. Qui semblent futiles au regard de
la course du monde, qui finira en ruine: «Je serai debout au coin/ Là où il y avait une rue». L’ordre mortel des choses est inéluctable. En témoigne l’Apocalypse, toile de fond de «Almost like the blues», et le temple, mis à bas dans «Samson in New Orleans». Où à Jérusalem, on ne sait plus, tant les références bibliques abondent. La judaïté de Cohen, et son insatiable questionnement spirituel s’invitent également sur «Born in Chains», cantique sombre chantant le doute, Dieu cédant le pas aux ténèbres…
La seconde partie de ce disque est dominée par une exploration du rapport entre le temps et l’amour. Les allusions au passé, à l’inéluctable, à l’Apocalypse font transparaître les angoisses de Cohen, qui revendique le droit à la lenteur sur « Low». Le seul moyen, selon lui, de construire un amour durable, opposé à la passion qui «va». Dans «Did I ever love you», poignant dialogue entre le chanteur et ses choristes, Cohen s’interroge sur le sens de ce sentiment. L’amour existe-t-il seulement? Peut-il durer? Tout semble vécu dans cet album, et tout y est relatif: «il y a une vérité qui vit/ Il y a une vérité qui meurt», rappelle le poète sur «Nevermind». À chacun de s’inspirer de cette légende de 80 ans pour la découvrir. Pour clore l’album: «You got me singing», sur fond d’arpèges à la guitare sèche, sonne comme un testament. Dans les quelques minutes que dure la chanson résonnent près de 50 ans de poésie, de musique, de vie. Des amours éphémères à la fin du monde. Du désir de fuir à «Hallelujah». Cohen, en somme. Toujours aussi grave, mais peut-être moins déprimé que par le passé, le poète montréalais livre un grand album , qui s’écoute en fermant les yeux. La voix nous berce, les textes nous portent, it’s almost like the blues… x
concert
Démoniaque outillage: Toca Loca attaque Pollack Ou: comment faire frémir Liberace. philippe robichaud
Le Délit
P
our qu’une formation musicale puisse porter le nom Toca Loca –soit plus ou moins «joue follement»– sans ridicule, il lui faut avoir une dose considérable de talent, question d’accoter sa propre bravade. Côté propension, les musiciens –Simon Docking, Aiyun Huang, Gregory Oh et Gregory Beyer, percussionniste américain invité par l’ensemble– n’ont plus grand-chose à prouver. Décorés par plus de prix qu’il ne serait raisonnable de mentionner, ce sont des habitués de grandes salles comme Carnegie, mais aussi d’abscons bars de facultés de musique où se massent une poignée de doctorants auprès desquels la
seule mention de Stockhausen ou de Xénakis suffit à susciter des heures d’échanges endiablés. Leurs parcours respectifs ont de quoi impressionner. Qu’en est-il, cependant, de la performance qu’ils ont livré sous les projecteurs du Pollack Hall mercredi dernier? Commençons avec le pire: par moments, c’était un brillant questionnement sur les affres subies par toute composition rigoureuse lorsqu’on la confronte à l’exercice publique. Ces moments avaient des titres, notamment 371 de Chris Harman. Il s’agit d’un remaniement des thèmes du 371e et dernier choral du bon vieux Jean Sébastien, écrit pour deux pianoforte, célesta, piano-jouet, glockenspiel, marimba et percussions.
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
Du «Iron Chef Bach», comme l’a décrite Gregory Oh. On s’imagine facilement tout le plaisir que les interprètes ont dû connaître à parcourir ce remodelage fulgurant de Harman, de l’intégrer, d’en parcourir les recoins et de l’intérioriser. Cependant, au moment charnière où l’ensemble se doit de le présenter au grand Autre qu’est le public, l’exécution en devient un exquis délire cérébral dont ledit public se sent irrémédiablement exclus. D’ailleurs, pendant la majorité des treize mouvements, les deux pianistes font même dos à l’audience –comme s’ils avaient pu tout autant s’en passer. Par moments, (Linea de Luciano Berio) le contrepoint des soupirs venant de la salle a su ramener à l’esprit une bou-
tade dépoussiérée d’un court essai du XVIIIe siècle, De l’opéra allemand, de Christoph Martin Wieland: «La musique est le langage des passions, mais toutes les passions ne gagnent pas à être mises en musique.» En même temps, tout dilettantisme exclu, Wieland n’était pas musicien. Cela étant dit, s’il y avait un artiste à l’aise sur scène ce soir-là, c’était bien le flamboyant virtuose Gregory Beyer. Son interprétation de Diogenes’ Lantern d’Alexandre Lunsqui, relayée entre marimba et berimbaõ brésilien, un instrument de musique de la capoeira, était aux antipodes des froideurs conceptuelles des autres morceaux. C’était une expérience à rapprocher de la notion de transe, développée par l’ethnomusicologue
Gilbert Rouget, que le percussionniste a su partager avec ceux qui l’écoutaient –au point où l’on en oubliait de respirer. Somme toute, la charmante désinvolture de Toca Loca, à l’égard de tout ce qui est convenu, a quelque chose d’irrésistible. Anecdote à valeur symbolique, leur site web affiche une photo d’Oh brandissant fièrement un billet de 20$ avec le sous-titre anglais: «Se faire payer 20$ pour arrêter de jouer au coin de Queen et John». À titre explicatif, ce coin de rue torontois est fortement connoté trendy; les Q.G. de Bell Media, alias «big media» y font, entre autres, pignon sur rue. Comment ne pas se laisser séduire par l’amabilis insania de tels fiers geeks? x
Culture
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Cinéma
Cinéma au «kafou» des cultures «Pourquoi ne t’a-t-on pas appris le créole?» Sandra klemet n’guessan
C
ette semaine s’est tenu pour la 10e année consécutive le Festival international du film Black de Montréal. Parmi un large éventail de longs et courts-métrages venant des quatre coins du monde, la soirée «Relève et Diversité» a été l’occasion de présenter cinq jeunes cinéastes issus des communautés noires de Montréal sous le thème «Être Noir à Montréal». La singularité de chaque court-métrage a permis de rendre compte de la diversité des expériences de chacun des cinéastes. Lumières sur l’un de ces courts-métrages: Kafou Kreyol. «Pourquoi ne t’a-t-on pas appris le créole ?» Stefan Veran, Canadien d’origine haïtienne, balbutie et peine à expliquer la cause de sa méconnaissance de la langue de ses parents. Montréal, kafou (carrefour) des cultures, Kafou Kreyol. Annick Maugile Flavien, jeune étudiante d’origine haïtienne née à Montréal et auteure du film propose une réflexion sur la place du créole
Luce Engérant
dans la communauté haïtienne de Montréal, mais aussi sur sa terre d’origine, Haïti. Sept intervenants témoignent et nous font part de leur expérience avec cette langue. «98% des enfants issus de la diaspora haïtienne à Montréal ne parlent pas créole» nous expli-
que Pierre Lubin, doctorant à McGill. Un malaise, une honte, presque un «rejet» de leur langue maternelle; la transmission de cet héritage linguistique ainsi que des traditions et de la culture liées à cette langue pose problème. Cette réalité trouverait son
origine dans le contexte haïtien où le créole est délaissé au profit de l’enseignement de la langue, de la culture et de l’histoire françaises. Langue de «l’élite intellectuelle» haïtienne, le français est la langue des privilèges, celle qui donne accès aux meilleures opportunités, mais aussi la langue de la division. Alors que 95% de la population parle créole, le français continue de s’imposer comme la seule langue «de valeur», garante de réussite sociale. Ainsi, dans une ville où le français est la langue officielle, la diaspora haïtienne ne fait que reproduire un schéma qu’elle a toujours connu. «Les parents estiment que le créole n’est pas important, qu’il ne permet pas de se démarquer dans une société où l’on favorise le français. Ils ne font pas d’efforts pour exposer l’enfant au créole», déplore Pierre Lubin. Pourtant, le créole n’est pas la langue de l’échec; elle porte en elle une histoire, une culture, une philosophie, une mémoire: celle des ancêtres. Le créole, c’est «la langue des sentiments, de la vie de tous les jours»
s’émerveille Bernadette Maugile, la mère d’Annick. Dans un contexte où la communauté noire demeure une minorité, il semble important de pouvoir se retrouver dans cet environnement, d’avoir des points de repère, de pouvoir s’identifier à quelque chose. Être Noir à Montréal, c’est faire partie de cette grande mosaïque multiculturelle, danser cubain et manger indien; mais c’est aussi contribuer à cette diversité en cultivant sa différence et sa singularité. On peut vouloir revendiquer cette mixité culturelle et se déclarer «citoyen du monde», mais il semble important aussi de se questionner sur la valeur et la richesse de nos origines. Ainsi, en prenant pour sujet cette réalité particulière, Kafou Kreyol nous invite à nous interroger sur le rôle que l’héritage culturel peut jouer dans la construction de son identité. La thématique nous parle, on s’y retrouve d’une manière ou d’une autre, et c’est ce qui fait la force de ce documentaire. Un sujet complexe scellé en dix minutes. On en redemande. x
Coup de fouet dans les cymbales Sortie du film Whiplash, chronique d’un mordu de batterie jazz. Myra syvaloganathan
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hiplash, dernier film du réalisateur Damien Chazelle, est centré sur Andrew, un musicien de 19 ans qui rêve de devenir un des plus grands batteurs de jazz de sa génération. Le film suit le parcours du jeune homme: le raffinement progressif de sa technique, la poursuite de son rêve. Progressivement, nous voyons Andrew s’éloigner de sa famille, de l’amour et de l’amitié, pour se concentrer sur sa batterie, sur laquelle il joue jusqu’à ce que sueur et sang s’en suivent. Même après un accident presque fatal, il continue de jouer. Cette détermination est inspirante pour le spectateur. Le personnage descend d’une longue lignée de ratés mais est dévoué à la musique et déterminé à ajouter son nom à la liste des grands du jazz. Andrew ne se laisse pas intimider; ni par ses concurrents plus âgés, ni par son maître. Même quand il est au plus bas —physiquement et mentalement— la musique est toujours sa priorité. La vraie vedette de ce film est J. K. Simmons, qui inter-
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Culture
gracieuseté metropole films
prète le personnage de Terrence Fletcher. Avec peu de dialogue, Fletcher signifie et suggère grâce à un jeu corporel dynamique. Il est un maitre cruel et capricieux. qui pousse ses étudiants au-delà de leurs limites, en les intimi-
dant, les insultant et les humiliant publiquement. Andrew a été giflé, on lui a jeté des chaises dessus, on l’a traité de «chochotte sans valeur». Mais le professeur a aussi ses moments de tendresse. Il
encourage une petite fille, d’une voix douce, à rejoindre son conservatoire. Une tristesse imprègne son comportement quand il raconte à la classe qu’un de ses étudiants est décédé. Il révèle à Andrew qu’il pousse ses étu-
diants à repousser leurs limites de la sorte car qu’il ne veut pas que la prochaine grande vedette de jazz soit présomptueuse. Fletcher déclare qu’il n’existe pas deux mots plus nocifs que «bon travail», et que l’encouragement engendre la complaisance La fin du film fait écho à l’ouverture par un lent rythme de batterie, qui va s’accélérant. Ce rythme reflète le progrès d’Andrew au cours du film: ses efforts, sa motivation. Au cours de sa représentation de jazz, Andrew déverse ses affects dans la musique, s’exprimant mieux et montrant plus d’émotions sur la batterie que lors des conversations avec sa famille et sa petite amie. À la fin du film, le spectateur lui-même sent la satisfaction et le soulagement: Andrew a finalement réalisé son objectif, et son travail lui aura valu cette peine. On sort du film motivé à poursuivre nos buts personnels et à profiter de nos vies. x
Whiplash
À l’affiche le 31 octobre 106 minutes
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
cinéma
Cent ans et toutes ses dents Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire à l’écran. sandrine Jaumard
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nspirée du roman à succès de Jonas Jonasson (6 millions d’exemplaires vendus à travers le monde), l’adaptation cinématographique signée par le réalisateur Felix Herngren mêle absurdité et humour noir en suivant les aventures rocambolesques d’un centenaire. Que devient-on lorsque, orphelin, on traficote des explosions pour s’amuser et passer le temps? Pas grand-chose, pourrait-on croire. Au contraire, la vie d’Allan Karlsson (ledit vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire) l’a emmené partout à travers le monde. Que ce soit aux côtés de Franco, Staline ou Harry S. Truman, ses aventures ne sont pas sans rappeler celles, décousues de Forrest Gump. Pas étonnant, donc, que le jour de son centième anniversaire, il décide de s’échapper de sa maison de retraite pour aller voir ailleurs. Et rien de plus normal pour lui que de se retrouver en possession de 50 millions de dollars, accompagné de personnages burlesques et d’un éléphant, avec des gangsters à ses trousses.
nice flx pictures
Tout au long du film, les aventures —plus absurdes les unes que les autres—du vieillard réussissent à nous faire rire et sourire. La relecture de personnages célèbres du passé, que l’on découvre en analepses, est particulièrement drôle. On y retrouve, en plus des personnalités nommées ci-haut,
Herbert Einstein (le jumeau inconnu d’Albert Einstein), des agents de la CIA, du KGB, et d’autres. On fait le tour du monde, de ses révolutions, de ses contradictions, tout en découvrant la vie d’Allan menée par sa passion quelque peu malsaine pour les explosifs.
Cependant, les aventures de moins grande envergure du présent —où les héros évoluent plutôt à travers des rencontres amicales et des drames personnels que des enjeux historiques— peinent parfois à captiver le spectateur. Si Robert Gustafsson, dans le rôle d’Allan, réussit à rendre le person-
nage attachant et sympathique, on se retrouve quelque peu indifférent devant les autres. En ce qui concerne la réalisation, on aime retrouver les thèmes musicaux et les motifs narratifs qui ont accompagné Allan tout au long de sa vie. Toutefois, l’absurdité totale de l’intrigue finit parfois par lasser. On rit jaune à la mort accidentelle du premier truand, on rit moins lorsque le quatrième est éliminé dans un deuxième accident de voiture dont on n’arrive même plus à s’étonner. Dans l’ensemble, et malgré ces quelques défauts, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire demeure une comédie inventive et amusante, qui aborde avec dérision des thèmes inhabituels pour le genre tels que l’Histoire récente, la mort et la vieillesse. Un long-métrage sympathique et complètement déjanté, qui vous laissera le sourire aux lèvres. x
Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire À l’affiche le 3 octobre 2014 105 minutes
La montagne russe Mommy Xavier Dolan revient en force avec son dernier long métrage. lauriane giroux
Le Délit
L
e cinquième film de la valeur montante du cinéma québécois a fait son entrée dans les salles le 19 septembre dernier. Depuis son succès à Cannes où il a remporté le Prix du Jury, Mommy était très attendu ici au Québec, et a enregistré un excellent départ (amassant 463 861$ dès sa première fin de semaine). Il s’agit dèailleurs du meilleur démarrage pour un film québécois depuis Omerta en 2012. Mommy raconte l’histoire d’une mère et de son fils, ce dernier souffrant de troubles mentaux sévères mais tentant de se tailler une place dans la société. Diane «Die» Després demande donc l’aide de Kyla, leur voisine, pour donner des cours à domicile à son fils Steve pendant qu’elle tente de se trouver un nouvel emploi. Attention à ceux qui seraient tentés de faire un parallèle entre Mommy et J’ai tué ma mère: comme l’a signalé le réalisateur lors d’une entrevue à Cannes, son premier long métrage traitait de problèmes à l’intérieur de la cellule familiale, alors que Mommy
Shayne Laverdière
s’attaque à un sujet beaucoup plus ambitieux: la place d’un individu dans la sphère sociale. Bien entendu, le film porte la signature si particulière que l’on connaît à Xavier Dolan, c’està-dire une maîtrise technique remarquable, notamment dans les audacieuses utilisations du format carré et de la musique omniprésente. Ce faisant, Mommy porte une attention à certains éléments
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
précis, accentuant une différence par rapport aux films précédents du réalisateur. Les personnages y apparaissent plus développés, plus profonds. Bien sûr, ces rôles sont interprétés par une solide distribution, notamment Suzanne Clément et Anne Dorval, des habituées de l’univers Dolan. Mais surtout Antoine Olivier Pilon, dont on découvre une nouvelle facette fort impressionnante et qui a bien
grandi depuis Frisson des collines. On note également une fluidité nouvelle dans la narration. Si Laurence Anyways avait quelques longueurs, Mommy alterne efficacement entre scènes au rythme haletant et scènes plus lentes, créant ainsi une sorte de montagne russe émotionnelle dont on ne sort pas indifférent. Tout ceci n’empêche pas le film d’avoir certaines longueurs.
Les scènes du panier d’épicerie et du saut dans le futur, qu’on excuse, l’une pour sa qualité visuelle, et l’autre pour son utilité dans la trame narrative, ne sont pas sans nous laisser froncer les sourcils. Après avoir vu ses précédents films récompensés par la Quinzaine des réalisateurs, dans la catégorie Un certain regard, puis à la Mostra de Venise, il semblait logique que le dernier Xavier Dolan se taille une place dans la compétition officielle cette année. Son prix du jury à Cannes et la réception enthousiaste dont Mommy fait l’objet au Québec sont autant de lauriers dûment mérités. S’il continue sur une telle lancée, on ne peut que se demander ce qu’apportera à Xavier son prochain film et attendre avec impatience le dévoilement des nominations aux prochains Oscars, où Mommy candidate au nom du Canada dans la catégorie «meilleur film en langue étrangère». x
Mommy
À l’affiche 139 minutes
Culture
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Enquête
Art: le prix de la visibilité Est-ce le marché qui est au service de l’art ou l’art qui lui est asservi? Gwenn Duval
Le Délit
«L
es paradoxes sont sans doute aussi des idées communes. Il suffit presque toujours de retourner une vérité banale pour en faire un paradoxe» écrivait Mme de Staël. Ce n’est pas du paradoxe dont nous parlerons ici, mais plutôt du problème qui s’articule dans les rouages de la commercialisation des œuvres d’art. Qui dit vente dit aussi gagner son pain, et cela, les artistes en ont besoin. Le Délit s’est proposé d’interroger différents acteurs du marché de l’art à Montréal, ville créative, afin de dérouler les rapports qu’ils entretiennent entre eux et de révéler les différentes visions qu’ils portent sur l’art contemporain. Cet article ne prétend pas à la révélation d’une vérité, mais plutôt à l’exposition de divers points de vue. La ligne directrice de cette enquête portera sur une nouvelle plateforme de commercialisation: le site de location, prêt et vente d’œuvres visuelles en ligne artBangBang. L’art contemporain, inaccessible? «L’art contemporain est souvent vu comme empreint de multiples références sexuelles et dénué d’esthétique, de technique ou encore perché dans des sphères intellectuello-sophistico-incompréhensible», déplore Camille Bréchignac, étudiante à McGill investie dans cette nou-
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Culture
velle plate-forme. Les sélections des musées ne reflètent pas l’entièreté de l’art contemporain. Souvent, une connaissance préalable de l’histoire de l’art est requise, ce qui effraye les néophytes. «L’éducation, au Québec, laisse peu de place à l’art», regrette aussi Mathieu Cardin, artiste émergent. Frédérique Marseille, co-fondatrice de la plate-forme artBangBang est
«Il faut inciter à l’appropriation du patrimoine artistique» du même avis: «il faut inciter à l’appropriation du patrimoine artistique.» C’est entre autres dans cette optique que le site a été créé: transformer des amateurs en collectionneurs. Mis en place par Frédérique Marseille et Bassem El Hachem au mois de septembre, la plateforme de location, prêt et vente d’œuvres d’art visuel propose de démocratiser l’art contemporain à l’instar d’un «Bandcamp de l’art visuel». La possibilité de prêt qu’offre le site permettrait aux amateurs d’avoir des œuvres sur leurs murs sans avoir à ouvrir leur porte-monnaie (sauf pour établir une empreinte bancaire) et donnerait, par la même occasion, de la visibilité à des artistes jusqu’alors discrets sur la scène montréalaise. Pour Mathieu Cardin, qui ne compte pas parmi
les quelque 150 artistes inscrits sur artBangBang, «la visibilité, ce n’est pas de l’argent», et il ne trouve aucun intérêt au prêt. À l’inverse, la position de Frédérique Marseille explicite un rapport direct entre visibilité, popularité des artistes et valeur monétaire des œuvres. De l’importance des intermédiaires Le site est ouvert à tous. Les œuvres qui se retrouvent sur la page coup de cœur sont cependant sélectionnées «un peu arbitrairement» reconnaît Frédérique Marseille, car le site est un outil qui peut donner de la visibilité, un intermédiaire qui ne propose cependant pas de gérer la carrière de l’artiste. L’autogestion de celle-ci par les artistes semble leur redonner droit sur leurs œuvres. Pourtant, Mathieu Cardin, qui tire principalement ses revenus des institutions étatiques, n’est pas d’accord: «Je ne suis pas un businessman, je suis un artiste. J’attends des galeries qu’elles s’occupent de gérer ma carrière.» En effet, le site Internet peut ressembler à un «court-circuitage» du système de galeries déjà
«Je ne suis pas un businessman, je suis un artiste»
établi. Certains artistes ayant des contrats avec l’une ou l’autre d’entre elles n’ont d’ailleurs pas le droit de s’inscrire sur le site. Néanmoins, la directrice de marketing de la galerie Station 16, Ally Jagodzinski, ne s’insurge pas contre cette pratique, «c’est une excellente façon d’atteindre un large public» déclare-telle. La plate-forme artBangBang n’en est encore qu’à l’aube de son existence. Frédérique Marseille confie au Délit que le projet a été mis en place avec moins de 5000$ ainsi qu’un considérable investissement de temps. Pour le moment, il n’est pas suffisamment lucratif pour être une source de revenuesviable mais repose son espoir sur l’entretien mutuel d’une visibilité avec les artistes inscrits. Le fait d’être un intermédiaire qui provoque des rencontres entre les acheteurs et les vendeurs pourrait devenir fructueux à long terme. Une quinzaine de prêts ont déjà été enregistrés depuis l’ouverture du site ainsi que deux ou trois locations et la même quantité de ventes. L’artiste fixe un prix et artBanBang prend 7% de plus à l’acheteur, à comparer avec les 35 à 50% des petites galeries comme Station 16. Dans aucun des deux cas, les ventes ne sont cachées ou réservées à une élite lors d’enchères organisées par de prestigieuses maisons de ventes comme Sotheby’s ou Christie’s. La proposition de la plate-forme artBangBang aspire à soutenir un marché de l’art à deux vitesses: l’art hors de prix et l’art gratuit par le prêt, ou du moins abordable avec les produits d’art dérivé.
artbangbang
«Les sélections des musées ne reflètent pas l’entièreté de l’art contemporain» L’objectif d’une plus grande accessibilité est peut-être atteint; cependant, peut-on la qualifier de démocratique? Le site Internet de commercialisation offre une alternative sans toutefois renouveler le marché de l’art. Derrière l’idée de prêt et de gratuité ne se cache pas un acte complètement désintéressé. Dans Le Devoir du 30 août, Frédérique Doyon parlait de la «zone d’ombre du système du don qu’il ne faut pas négliger: le jeu d’influences et de relations qu’il sous-tend, par-delà sa générosité. Car tout donateur qui se respecte reçoit en échange de son don un reçu d’impôt». L’art reste un objet de spéculation sur le marché et ne saurait être uniquement considéré dans son rapport avec le public, dans sa «portée émotive» et dans la façon dont il habite celui qui arbore sur ses murs l’œuvre de tel ou tel artiste émergent. Le site artBangBang propose une adaptation du marché à l’art, reste à savoir si leur développement leur permettra de conserver cette forme presque charitable. x
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littérature
Le Royaume d’Emmanuel Carrère Enquête sur l’esprit et le texte. horatiu ivan
L
e tout commence avec une crise, ou plus précisément le souvenir d’une belle grande crise qui surgit dans la tête du narrateur suite à une petite crise. La petite crise, c’est un désenchantement par rapport à sa vie professionnelle à un moment précis: en 2011. La grande crise, qui s’est produite plus de vingt ans avant la petite, c’est une crise existentielle suivie par une grave dépression. Il l’a résolue en devenant un chrétien des plus fervents. Cela n’a duré que trois ans. Ensuite, il a cessé d’y croire pour de bon tout en restant marqué à vie par le sujet en soi et par le besoin d’une constante recherche spirituelle. Ce narrateur, c’est Carrère, tel qu’il s’écrit, tel qu’il se veut vrai sous la forme d’un personnage de roman. Je fais cette distinction de mise parce qu’il ne faut évidemment jamais croire que le personnage qui s’appelle Emmanuel Carrère dans un roman écrit par Emmanuel Carrère soit le «vrai» Emmanuel Carrère. Il n’y a pas de vrai Emmanuel Carrère pour un lecteur, seulement le personnage du même nom. Pourquoi insister là-dessus? Parce que c’est le centre d’intérêt de tout le livre.
Ce centre, c’est une réflexion dense et filée pendant des centaines et des centaines de pages qui porte sur la tentative du narrateur de «démonter les rouages d’une œuvre littéraire». Il s’agit, au-delà des notions factuelles qui ressortent de l’enquête menée par Carrère, de considérer la forme des écrits du christianisme; c’est à dire, comment sont racontés les faits et gestes de personnages marquants (principalement Paul, Luc et Jésus). Le Royaume lui-même n’échappe pas à cette enquête sur la forme. Ceci permet de relever en partie comment l’histoire du christianisme en est une où l’imagination et la fiction ont joué un grand rôle, ne serait-ce que par manque de documents, souvent détruits ou perdus. Carrère nous présente donc les propagateurs de la Bonne Nouvelle comme des personnages dont il étudie minutieusement les actions et les réactions tout en relevant les particularités des textes à travers lesquels ils véhiculaient leur message. Il en fait de même avec son propre personnage. Il se dénonce en tant que «bobo» parisien et intellectuel qui a tendance à tout décortiquer, à persifler inces-
luce engérant
samment ce qu’il considère de haut comme étant vulgaire. Il est marqué par tout ce qui est santé, yoga, célébrité, argent. À côté de tout cela, il y a un autre Emmanuel Carrère, cet homme qui, il y a plus de vingt ans, avait rempli des boîtes de carnets qui contenaient sa propre exégèse biblique, carnets qu’il est en train de relire pour clarifier cet épisode, pour clarifier aussi cet-
te histoire qui a marqué tant de gens et dont il veut comprendre les ressorts. Le Royaume est un livre effusif qui porte le lecteur à réfléchir tant sur la spiritualité que sur le rôle de la forme dans n’importe quelle histoire. Dans un style net et bien maîtrisé, on nous raconte pour la millième fois comment des hommes en sont venus à croire ce qu’ils croient ou ont
cru, mais on se demande aussi «Comment?», «Pourquoi?». Et au-delà de toutes les questions, il y a une vision d’ensemble où tous les partis pris sont analysés et où la sincérité l’emporte sur toute fumisterie d’académicien ou d’érudit qui prétendraient détenir quelque vérité, alors que le narrateur se contente de mettre fin à son histoire en disant: «Je ne sais pas.» x
L’attrape-cœur d’Oona Frédéric Beigbeder et son nouvel opus: Oona et Salinger. Scarlett remlinger
Le Délit
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h l’amour, l’amour, il nous écrira toujours des histoires d’amour, le Frédéric! Et puis pas n’importe laquelle. Fidèle à son sujet de prédilection, Frédéric Beigbeder ne raconte plus les amours ratées d’Octave, ni d’Oscar, ni de Marc, mais de J.D. Salinger et d’Oona O’Neill. Nous quittons enfin Paris pour nous retrouver à New York en 1940. C’est dans un vieux bar de la 3e et de la 53e rue que Salinger fera la rencontre de Mlle Oona. Cette gamine est à peine âgée de 16 ans, a les cheveux noirs, les ongles rouges et une cigarette à la bouche. Elle est assise aux côtés de la jeunesse dorée new-yorkaise: dans les voisins de tablée, on retrouve Truman Capote et Orson Welles. Salinger tombe immédiatement sous le charme
de la fille d’Eugène O’Neill, prix Nobel de littérature. Fasciné par cette orpheline au nom mythique, il la désire sans oser la toucher. Parti à sa recherche, il la retrouve sur la promenade du Jersey Shore, lui sert à boire, l’embrasse et fait d’elle sa petite amie. Malheureusement, cela ne durera pas longtemps. En 1941, les États-Unis entrent enfin en guerre contre l’Allemagne et se préparent à libérer la France. Salinger, assoiffé d’héroïsme et d’idéalisme, se porte volontaire et connaîtra quatre ans d’enfer. Oona, quant à elle, décide de suivre sa mère partie pour Los Angeles. C’est donc à 17 ans qu’elle refait sa vie et qu’elle rencontre celui qu’elle ne tardera pas à épouser: Charlie Chaplin. Elle vivra à ses côtés jusqu’à sa mort en 1977. Mère de huit enfants, elle se retrouvera alors seule, déprimée et alcoolique dans son manoir suisse. Salinger, lui, s’en-
le délit · le mardi 30 septembre 2014 · delitfrancais.com
fermera dans sa cabane à Cornish dans le New Hampshire. Jusqu’ici, ce roman peut s’apparenter à un récit historique, mais ce n’est pas le cas. Beigbeder présente son texte comme étant de la «faction», c’est à dire «une forme narrative qui utilise toutes les techniques de l’art de la fiction, tout en restant on ne peut plus proche des faits». Beigbeder s’est donc amusé à chercher le plus de détails possible sur la vie de ces deux fantômes du passé pour réécrire leur histoire. Il s’agit donc du couple Salinger/O’Neill revu et corrigé par l’imagination de l’auteur. L’idée rappelle celle de Woody Allen dans son Midnight in Paris, lorsqu’il recrée les amitiés de Hemingway et de Fitzgerald. Bref, «si cette histoire n’est pas vraie, dit-il, je serai extrêmement déçu». On reconnaît la signature Beigbeder. Il fallait bien qu’il
trouve deux êtres névrosés, blasés, alcooliques, puant le tabac froid, à la recherche de sens, perdus dans un nihilisme total, avec la littérature comme seule ligne de fuite. Enfin comme il est d’usage chez cet écrivain de faire
de sa propre personne le fil rouge du roman, on retrouvera la trace d’un homme qui ne cesse d’être fasciné par la relation malsaine de l’homme et de la femme et par ce que la littérature arriverait à en dire. x zoma maduekwe
Culture
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Prose d’idées
De «La Mort de la Littérature»
Réflexion de café sur l’état de la littérature. Gabriel cholette
Le Délit
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e m’excuse tout de suite à la personne qui se reconnaîtra peut-être dans cet article et qui verra que je lui fais une réponse ouverte dans le journal. «Food for thoughts», qu’ils disent. Ce n’est rien de personnel. Alors: je suis au café, 7h du matin, un peu endormi; je profite de l’absence de clients pour avancer ma lecture obligatoire de De la littérature (1802), livre de Germaine de Staël. Surtout, j’essaye d’y comprendre quelque chose. Un client arrive, il me dit: «On lit de la littérature classique?» Je le corrige gentiment: «Oui, je suis dans l’avènement de la modernité». Rapidement, je lui explique que j’ai de la misère à comprendre les longues phrases complexes de l’œuvre; que les mots me sont compréhensibles, mais que le sens, moins. Bang badaboum, il me répond: «C’est la mort de la littérature. Pire: la mort de notre culture.» Ouhla. Minute! Je veux bien croire que Madame de Staël soit un monument dans l’histoire de notre littérature, qu’elle permette le passage d’un modèle basé sur l’imitation des anciens à une conception moderne de la littérature. Que placé en temps de
Révolution française, l’individu passe d’une relation de dépendance envers son vassal à une relation démocratique, ce qui change fondamentalement notre conception envers l’autorité et de ce fait, celle de notre individualité. Enfin, Germaine de Staël est notre héritage, et certes, nous avons toujours une conception semblable de la littérature de nos jours. Sauf que dire que la baisse de popularité et de compréhension de Madame de Staël équivaut à la mort de la culture, c’est un peu fort de café. Ce qui m’ennuie le plus avec ce propos, c’est qu’il ressasse l’un de ces vieux lieux communs omniprésents de nos jours: celui que la culture d’aujourd’hui n’est qu’une version dégénérée de ce qui se faisait avant. C’est problématique. En effet, ce n’est pas juste une question de style, on ne condamne pas seulement la littérature de nos jours parce qu’elle n’est pas écrite au passé simple ou que ses phrases ne sont pas interminables et d’une complexité si grande qu’elles auraient pu êtres écrites par Proust, Balzac ou Flaubert. Non, en déclamant que la chute de Germaine de Staël équivaut à la chute de la culture, c’est vouloir mettre au centre de la culture des textes qui ont une expression dépassée dans le temps, où les idiomes et les référents ne sont
Alexis de Chaunac
plus aussi immédiatement compris que par le contemporain de De la littérature. C’est concevoir la culture avec un «C» majuscule; soit comme un lieu aride et difficile d’accès. Et il faut dire, Madame de Staël n’est que prétexte à cette réflexion. Je m’inquiète des alarmistes qui disent que «plus rien ne se fait de nos jours». Pour ma part, j’aime encore lire des «vieux» textes médiévaux, qui me permettent de développer une vision de
la littérature ainsi que —et c’est peut-être le fond que l’on oublie souvent— de m’amuser. De me divertir. Et puis, regardons ce qui se fait autour de nous: Catherine Mavrikakis vient de publier La ballade d’Ali Baba, Samuel Archibald écrit une littérature de péripéties et d’action qui semble s’inspirer beaucoup de la littérature américaine, Geneviève Pettersen reprend complètement la langue de la littérature en s’exprimant avec celle du Saguenay
dans La déesse des mouches à feu. Il y a tout à croire que notre culture est encore en vie. Mais en disant, par exemple, que la non-lecture des textes de Chrétien de Troyes équivaut à la mort de la littérature, il me semble que c’est une mauvaise conceptualisation de ce qu’est réellement la littérature. Si pour accéder à cette littérature il me faut des années d’études, aussi bien barrer les portes de la tour d’ivoire et ne plus y penser. Soli Deo gloria. Après tous les efforts des auteurs pour élargir le périmètre de la littérature, pour rendre plus accessible la «culture», il me semble que la hiérarchisation des genres (ou des époques) n’a plus raison d’être. Ce qui importe plus que de créer une liste de classiques «à lire avant de mourir», c’est de laisser un plaisir au texte qui n’est pas associé à une nécessité de le lire. Lire Proust parce qu’on a entendu dire que c’était nécessaire de le faire, c’est définir la littérature comme devoir, comme obligation. C’est lui enlever sa liberté. C’est aussi, par le fait même, bannir des œuvres contemporaines parce que la clef pour les comprendre se retrouve dans des textes anciens. C’est rendre inaccessible la culture de notre temps. Et là, on pourrait parler effectivement de la mort d’une culture. x
ThéÂtre
Pour réussir un rire jaune
Une pièce bouleversante, en dépit de redondances, sur la cuisson d’un poulet. Miruna Craciunescu
Le Délit
P
our réussir un poulet s’inscrit dans la lignée du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Il nous présente cinq personnages qui semblent être tirés de ce «50% du monde [le plus] imbécile [du Québec]» dont parlait Fabien Cloutier, le dramaturge, lors d’un entretien avec Paul Lefebvre et Frank Weigand, à qui il confia toutefois qu’il ne se voyait pas capable de «bâtir une société sans eux». On y retrouve un peu de tout: une crapule qui parvient à multiplier les combines tout en demeurant, en surface, le propriétaire d’un centre commercial de banlieue; une jeune serveuse qui, ayant le malheur d’être à la fois lucide, idéaliste et sans avenir, se laisse charmer par cette crapule; deux pères «à temps partiel» à la recherche d’un emploi, dont l’un qui se trouve être le chum de la serveuse; et enfin, la mère de l’un
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Culture
des deux chômeurs, soit une quinquagénaire qui passe son temps sur youtube lorsqu’elle n’est pas bombardée de pétitions visant à sauver des jeunes filles arabes de la lapidation. Le caractère décousu d’une telle présentation a du moins le mérite de saisir en plein vol l’un des caractères les plus frappants aussi bien de l’écriture que de la mise en scène de M. Cloutier, c’est-à-dire la manière extraordinaire dont ce dernier reconstruit le quotidien à partir d’une parole fragmentaire qui s’apparente à ce que le professeur Marc Angenot appelle le discours social. En effet, la pièce toute entière s’articule autour de bribes de conversations juxtaposées les unes aux autres. Celles-ci laissent entrevoir plus qu’une certaine situation dans laquelle se retrouvent les personnages, un horizon de mentalités qui nous est familier, qu’il s’agisse de réflexions sur les mérites de l’alimentation bio ou bien des nou-
Suzanne o’NEILL
veaux outils démocratiques par lesquels les fameux «99%» tentent de se doter d’un pouvoir politique à travers les réseaux sociaux. Cette comédie dramatique est donc susceptible de marquer avant tout ses
spectateurs par ses choix formels, dans la mesure où ces derniers exigent une performance extraordinaire de la part des acteurs qui ne peuvent s’appuyer ni sur les décors, ni sur les accessoires,
ni même, souvent, sur la réplique d’autres acteurs pour construire les différentes situations dans lesquelles ils évoluent. Mais ce n’est pas seulement l’esthétique du plateau nu, ni même son choix prononcé pour la couleur jaune — laquelle visait sans doute à souligner le caractère acerbe de l’humour de la pièce — qui permet aux spectateurs d’être aspirés dans ces espaces imaginaires cousus au fil de disputes interrompues et de rendez-vous skype. La machine infernale se referme sur les personnages et nous happe tout entier à travers notre rire. Ce rire, ce n’est pas celui qui sépare les spectateurs de cette frange moins fortunée et surtout moins cultivée de la société; c’est au contraire celui d’une identification à leurs vices, qui font lentement basculer certains d’entre eux dans la criminalité. Une descente aux enfers d’autant plus effrayante qu’elle nous invite à réfléchir sur la banalité du mal. x
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