Publié par la société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
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Mardi 31 octobre 2017 | Volume 107 Numéro 8
édition spéciale
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Ambiance tamisée depuis 1977
Éditorial rec@delitfrancais.com
Volume 107 Numéro 8
Le seul journal francophone de l’Université McGill rédaction 3480 rue McTavish, bureau B•24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Téléphone : +1 514 398-6784
Voyages, voyages Hortense chauvin, dior sow et hannah raffin Le Délit
«M
oins on se connaît, mieux on se porte», écrivait Clément Rosset dans son ouvrage Loin de moi, défendant la thèse selon laquelle la recherche obsessive d’une identité bien définie nuit à la poésie de l’existence. L’idée d’une identité figée peut, sans conteste, être nocive à l’épanouissement personnel. Elle soumet le rapport à soi-même à une image prédéfinie, gêne tout changement, paralyse toute redéfinition de soi. Elle restreint l’identité en lui donnant l’apparence d’une complétude. Cette édition spéciale, au contraire, s’attache à déchiffrer ces différentes facettes, cette mosaïque complexe qui forme notre rapport unique au monde. La période universitaire, cette arrivée dans un nouvel univers culturel et académique, est propice à la redéfinition de son identité. L’arrivée à McGill, une institution qui se distingue par l’origine diverse de ses membres, peut être synonyme d’un nouveau départ pour l’étudiant de première année en quête de renaissance. C’est une période charnière durant laquelle chacun a l’opportunité de s’émanciper du moule de l’adolescence, de laisser derrière soi le spectre des études secondaires pour mieux définir son futur. Quid de l’identité? Sommes-nous agents ou produits de notre identité? À quel point la dessinons-nous? Dans quelle mesure nous définit-elle? Cette question se pose de manière particulièrement forte pour les étudiants que nous sommes: encore dans les limbes universitaires, piégés dans cette période stationnaire entre le confort du nid familial et l’entrée (toujours retardée) dans le monde «adulte». Entre les périodes de révision à McLennan et les escapades nocturnes sur Saint-Laurent, nombre d’entre nous vont faire des choix décisifs, ou du moins formateurs. Que choisir d’étudier? Faut-il rejoindre Conservative McGill, ou écrire pour nos confrères du McGill Daily? Devenir militant de Divest McGill ou v.-p. Événements de la Management Undergraduate Society? Franc-Jeu, ou le club de taillage
de silex (oui, ça existe)? Ces choix s’entremêlent avec nos identités intimes, qu’elles soient raciales, genrées, sexuelles, ou de classe, qui précèdent parfois nos débuts sur la scène universitaire et auxquelles le regard des autres nous limite souvent. Une identité multiforme Penser le monde sous l’angle de l’identité peut en effet nous amener à succomber à la tentation de classer les individus selon des catégories prédéfinies, à les enfermer dans des cases. Les articles présentés dans cette édition spéciale montrent les limites de cette approche. Nos contributeurs explorent les influences multiples qui composent l’identité. Elle n’est jamais unique, mais se nourrit plutôt de ses multiples influences. Semblable à une matière cosmique en fusion, sa seule constante est sa transformation. L’immensité qui réside en chacun de nous doit trouver sa place au sein de villes comme Montréal, où la catégorisation du soi et de l’autre semble parfois inévitable. À travers la métropole, de multiples identités entrent en collision chaque jour, finissant soit par fusionner, soit par adopter des trajectoires opposées. L’actualité récente n’en est que l’exemple: la loi 62 a récemment réveillé les tensions autour de l’identité religieuse au Québec (voir page 11), confrontant la province aux enjeux grandissants du vivre-ensemble. Comment accommoder cette complexité dans cette province francophone, dont la réputation de terre-refuge se heurte parfois à une réalité moins reluisante (voir page 6)? Jetons les masques Et nous voilà donc, pour la plupart, voguant, enchevêtrés entre plusieurs identités culturelles. Plusieurs nationalités, plusieurs cercles de connaissance, parfois à cheval entre le réel et le virtuel. Aujourd’hui 31 octobre, jour d’Halloween, nous nous déguisons, en masquant ou en dévoilant encore un autre petit bout de nous-même. Le déguisement nous procure une échappatoire, une page vierge pour nous repenser. Nous repartons vers un nouveau voyage identitaire. Bonne lecture! x
Rédactrice en chef rec@delitfrancais.com Mahaut Engérant Actualités actualites@delitfrancais.com Léandre Barôme Lisa Marrache Sébastien Oudin-Filipecki Culture articlesculture@delitfrancais.com Lara Benattar Sara Fossat Société societe@delitfrancais.com Hortense Chauvin Innovations innovations@delitfrancais.com Louisane Raisonnier Coordonnatrice de la production production@delitfrancais.com Hannah Raffin Coordonnatrices visuel visuel@delitfrancais.com Alexis Fiocco Capucine Lorber Multimédias multimedias@delitfrancais.com Grégoire Collet Coordonnatrices de la correction correction@delitfrancais.com Éléonore Berne Thais Romain Webmestre web@delitfrancais.com Mathieu Ménard Coordonnatrice réseaux sociaux reso@delitfrancais.com Dior Sow Événements evenements@delitfrancais.com Madeleine Gilbert Contributeurs Nouédyn Baspin, Marc-Antoine Gervais, Nora Fossat, Samuel ferrer, Manon Debuire, Marine Idir, Fernanda Muciño, Nathan, Eleonore Houriez, Béatrice Malleret, Joachim Dos Santos, Theo Scherer, Prune Engérant, Abigail Drach, Alain Wong, Evangéline, Charlotte Grand, Couverture Théo Scherer, Alexis Fiocco (A NE PAS CHANGER) bureau publicitaire 3480 rue McTavish, bureau B•26 Montréal (Québec) H3A 0E7 Téléphone : +1 514 398-6790 ads@dailypublications.org Publicité et direction générale Boris Shedov Représentante en ventes Letty Matteo Photocomposition Mathieu Ménard & Geneviève Robert The McGill Daily coordinating@mcgilldaily.com Inori Roy Conseil d’administration de la Société des Publications du Daily Yves Boju, Marc Cataford (Chair), Marina Cupido, Mahaut Engérant, Ikram Mecheri, Taylor Mitchell, Hannah Raffin, Inori Roy, Boris Shedov, Rahma Wiryomartono, Xavier Richer Vis
2 Éditorial
L’usage du masculin dans les pages du Délit vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Les opinions de nos contributeurs ne reflètent pas nécessairement celles de l’équipe de la rédaction. Le Délit (ISSN 1192-4609) est publié la plupart des mardis par la Société des publications du Daily (SPD). Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et d’illustrations dont les droits avant été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal.Imprimé sur du papier recyclé format tabloïde par Imprimeries Transcontinental Transmag, Anjou (Québec).
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
Actualités actualites@delitfrancais.com
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Les chiffres à retenir
628$
C’est la somme du chèque mensuel pour une personne seule que reçoit un réfugié au centre d’hébergement. La somme est de 1189$ pour une famille de deux adultes et deux enfants. Afin de recevoir cette aide sociale, le migrant doit déposer une demande au ministère provincial du Travail, qui doit être traitée et acceptée. Ce chèque est essentiel aux refugiés, qui ne peuvent pas obtenir de permis de travail en attendant leur entrevue aux bureaux montréalais de Citoyenneté et Immigration Canada pour déterminer si leur demande d’asile est valide. Plus d’informations en page 6.x
À suivre... Une décision de l’Assemblée Générale (AG) du 23 octobre a été suspendue par la Commission Juridique en attente d’évaluation supplémentaire, le but étant de déterminer si cette motion est constitutionnelle. La motion en question, soumise par la vice-présidente (v.-p) aux Affaires internes Maya Koparkar, proposait de voter pour chaque directeur individuellement, au lieu d’élire le Conseil des Directeurs d’un seul coup. La motion est passée à 106 voix contre 64, mais M. Glustein, qui s’était opposé à cette motion, a répliqué en déposant un recours à la Commission Juridique contre la v.-p. Koparkar et le président du conseil El Tal, qui a autorisé le vote. x
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Cette semaine: L’AÉFA dénonce la loi 62 L’Association étudiante de la Faculté des Arts de l’Université McGill (AÉFA ou AUS en anglais, ndlr) a fermement condamné la loi 62, la qualifiant d’«odieuse et discriminatoire». L’Association dénonce la persécution des minorités et l’islamophobie du gouvernement libéral. L’AÉFA en appelle à la principale Fortier pour soutenir les étudiants, et au gouvernement canadien pour «exercer son pouvoir constitutionnel pour renvoyer le projet de loi 62 à la Cour suprême du Canada afin d’obtenir un avis consultatif». Ils en appellent aussi aux membres de l’Assemblée nationale pour s’opposer au projet.x
deuxième édition!
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le mardi 31 octobre
HEURE : de 10 h à 18 h Les mots qui marquent « Vous allez refuser quelqu’un qui vient voter en Burka?» «Effectivement [...] Et si vous, vous ne le faites-pas, vous ne faites pas bien votre travail [...] C’est comme ça la loi » Lors d’une séance de formation des fonctionnaires électoraux, il est ordonné à ces derniers par les formateurs d’interdire aux électeurs d’exercer leur droit de vote si leur visage est couvert, à moins que l’électeur en question ait une raison médicale. Cette politique est le résultat de la loi 62 du Parti libéral du Québec, interdisant notamment les services publics aux personnes dont on ne voit pas le visage. Quelques jours avant les élections municipales montréalaises, on notifie aux fonctionnaires municipaux qu’ils doivent empêcher les intéressées de voter. On peut s’interroger sur les conséquences qu’auront potentiellement ces mesures sur le résultat du vote.x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
ENDROIT : William Shatner (Centre universitaire) Rez-de-chaussée, entrée principale PRIX :
« Payez ce que vous voulez »
Tous les fonds amassés seront remis au Foyer pour Femmes Autochtones de Montréal. actualités
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campus
Qu’en pense la principale? Le Délit assiste à une table ronde avec Madame Fortier pour parler de l’année à venir. lisa marrache
Eleonore houriez
Le Délit
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endredi 27 octobre, Suzanne Fortier, principale et vice-chancelière de McGill, Martine Gauthier, directrice générale des services aux étudiants et Ollivier Dyens, premier vice-principal exécutif adjoint, offrirent la possibilité au Délit, au Bull & Bear , au Tribune et au McGill Daily de venir poser leurs questions quant à l’année qui s’annonce. Une présentation rapide prend place dans l’office de Madame Fortier et la discussion est lancée. Avant de donner la parole aux représentants de la presse étudiante, la principale parle de son expédition à Kigali, Rwanda la semaine dernière. Elle explique que pour elle cette visite au Rwanda, pays actuellement victime d’un génocide, est un rappel de l’importance de la tolérance et de l’inclusion, particulièrement en cette période de tensions à l’Association des étudiants en premier cycle à l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en anglais, ndlr). Elle réitère les propos écrits dans son email envoyé à tous les étudiants la semaine dernière pour confirmer qu’en ces temps compliqués, le plus important à ses yeux est de «défendre les principes de notre université». AÉUM, une situation floue Le bal des questions commence ensuite, et les interrogations sur la situation actuelle quant au scandale des supposées allégations antisémites qui auraient pris place à l’AÉUM s’enchainent. La principale répond cependant de manière très évasive. Elle explique simplement qu’une enquête aura lieu pour déterminer s’il y a bien eu un acte discriminatoire commis à l’AÉUM. À propos du groupe de travail qui sera établi prochainement pour étudier le climat du campus et décider des mesures à prendre, des clarifications seront apportées à tous les étudiants la semaine prochaine. À la fin de cette discussion, le McGill Daily s’interroge sur le fait qu’une investigation aura lieu pour cette affaire alors
qu’aucune investigation n’a eu lieu suite aux allégations de Zéro Tolérance, accusant un professeur de McGill d’être un prédateur sexuel. Ce à quoi la principale répond que «nous enquêtons dans le contexte dans lequel nous vivons», un contexte valorisant la justice et le droit à la vie privée. Elle explique que «les gens veulent une divulgation publique, mais cela n’est pas approprié», est-ce une manière évasive de dire qu’une enquête sur les accusations faites par Zéro Tolérance a été lancée? La conversation continue alors sur les problèmes de violences sexuelles à McGill, auxquels Ollivier Dyens répond que McGill a retravaillé sa politique contre les violences sexuelles, ratifiée unanimement au Sénat l’année dernière. De plus, il annonce que cette année est la première année dans l’histoire de McGill où il n’y a eu aucun
cas de violence sexuelle reportée durant Frosh, ce qui, d’après lui, montre que l’université est sur la bonne voie malgré les progrès qu’ils restent à faire. Santé (mentale) La question de la santé, et plus spécifiquement la santé mentale à McGill est abordé. Une augmentation de 50% du programme d’accompagnement psychologique, un conseiller au triage pour orienter les étudiants vers les bonnes ressources, et un ajout de deux postes pour aider les étudiants ayant des cas particulièrement spécifiques et complexes sont les avancées faites par McGill en ce début d’année. Du côté de la crise au fentanyl, la directrice générale rassure en expliquant qu’environ 100 personnes sur les deux campus ont été entrainées à administrer du naloxone,
antidote au fentanyl. Parmi ces personnes se trouvent la McGill student emergency response team( MSERT, ndlr), les floor fellows, les gardes de sécurité, etc. De plus, Madame Fortier annonce que ses plans pour mettre en place une semaine de relâche en automne n’aboutiront surement pas, à cause de l’impossibilité de créer cette semaine sans rallonger l’année scolaire ou créer une période d’examen plus courte. Accessibilité et diversification Du côté de la francophonie, la principale n’évoque pas de plan concret mis en place cette année à McGill. Elle parle juste de son désir de mieux intégrer les Français, ainsi que les autres étudiants internationaux, à la culture Québécoise pour leur apporter un avantage dans leur vie professionnelle et personnelle.
La principale se prononce aussi sur la loi 62 en exprimant qu’elle ne pense pas que cette loi affectera les membres de cette université sur le campus: «Si une personne se sent affecté de manière négative, nous trouverons manière de l’accommoder», dit-elle. Finalement, une question sur l’accessibilité du campus pour les personnes en situation de handicap est posée. On nous confirme alors que dû à l’ancienneté du campus et des bâtiments, il est difficile d’améliorer l’accessibilité de ces derniers Ce projet requiert plusieurs milliers de dollars. McGill a récemment réinvesti environ un million de dollar de ce côté-là, ce qui a permis de résoudre des problèmes simples tels que l’identification de bosses sur les rues du campus qui empêchent les gens en chaise roulante d’avancer sans accroc. x
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ACTUALITÉS
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
diversidentité(s)
cahier SPÉCIAL
Devant le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
cahier spécial
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canada
Haïtiens, en attente d’asile politique Après la menace de Trump, la communauté haïtienne arrive à la frontière canadienne. Thaïs Romain
Le Délit
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e 12 janvier 2010, la terre tremblait à Haïti. Plus de 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de sans-abris. Par la suite, le président américain d’alors, Barack Obama, avait accordé aux demandeurs d’asile haïtiens un statut de protection temporaire. Cependant, en mai 2017, le nouveau Président Donald Trump menace la communauté haïtienne de ne pas renouveler leur permis de séjour dès janvier 2018. Ainsi, depuis fin juin, les ressortissants haïtiens, inquiets d’être expulsés des ÉtatsUnis, arrivent par centaines chaque jour à la frontière canadienne afin de demander le statut de réfugié. Cette option n’est pourtant pas de tout repos, comme le montre le parcours qu’ils doivent suivre, et ne donne aucune garantie d’obtention du statut.
Saint-Antoine pour entreprendre ses démarches de demande d’asile. Centre d’hébergement Transféré en autobus à Montréal, le migrant est installé dans un centre d’hébergement temporaire tel que le Stade olympique et l’ancien hôpital Royal Victoria à
déterminer si la requête est recevable. Pendant les quelques mois précédant l’entrevue, le migrant ne peut pas obtenir de permis de travail. Le demandeur d’asile peut ensuite se rendre au Centre de service spécialisé afin de faire une demande d’aide sociale. Le ministère provincial du Travail traite la demande et, si elle est acceptée, lui remet un premier
ou son pays d’origine si elle n’a pas de statut légal aux États-Unis. Elle peut néanmoins faire appel au programme d’Examen des risques avant renvoi, mais son taux de succès est de moins de 2%, d’après l’avocat en immigration Stéphane Handfield. Si la demande est jugée acceptable, une date d’audience est fixée dans les 60 jours, mais risque
peut alors rester en sol canadien et entamer la procédure pour devenir résident permanent. Si la demande est rejetée, la personne doit retourner dans son pays d’origine ou faire appel devant la section d’appel des réfugiés. En cas d’échec, elle peut demander un contrôle judiciaire à la Cour fédérale du Canada. Au total, ces démarches peuvent ajouter 12 à 24 mois de procédures. Le taux actuel de succès des demandes d’asile est d’environ 50%, mais il pourrait changer avec la vague récente de migrants – des Haïtiens pour la plupart.
Comme plus de 8 000 migrants l’ont fait depuis le début de l’été, la demandeur d’asile entre au Canada de façon irrégulière par le rang Roxham, à Saint-Bernard-deLacolle. Au moment de franchir la frontière, les agents des douanes et les policiers de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) l’informent qu’il se place dans l’illégalité. Une fois entré, il est fouillé puis viennent quelques questions sommaires pour vérifier l’identité de la personne, ainsi que la somme d’argent qu’il détient. Des camps sont érigés, en cas d’afflux importants, par les forces armées canadiennes. Les militaires montent des tentes et les services frontaliers y installent des lits, des toilettes, des douches et fournissent de la nourriture et de l’eau. Un migrant reste
trois à quatre jours sur place avant de parler à un agent des douanes. Celui-ci fait une prise d’empreintes, prend une photo et fait des vérifications de sécurité. Ensuite, il lui donne un rendez-vous dans les bureaux montréalais de Citoyenneté et Immigration Canada au 1010, rue
II
Cahier spécial
Environ un an après son arrivée au Canada, la personne est entendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada qui doit déterminer s’il s’agit bien d’un réfugié au sens de la loi. Selon Immigration Canada, la Commission donne une réponse dans les quatre mois suivant l’audience. Si la demande d’asile est acceptée, la personne
« Le taux actuel de succès des demandes d’asile est d’environ 50 % »
L’entrée irrégulière et les camps
« La demandeur d’asile entre au Canada de façon irrégulière par le rang Roxham, à Saint-Bernardde-Lacolle »
Décision
La situation à la frontière se stabilise
Joachim Dos Santos Montréal. Le migrant y trouve un lit, des toilettes, une douche, trois repas par jour, des produits de première nécessité et une carte de transport. La durée du séjour est d’un peu plus d’un mois, car une fois cette période écoulée, l’aide sociale n’est plus fournie et il devra se trouver un autre logement. Administration et demande d’asile Dans les jours suivant son arrivée à Montréal, la priorité est d’aller au rendez-vous donné à la frontière pour y déposer sa demande d’asile. L’agent d’Immigration Canada fixe ensuite une date d’entrevue pour
chèque au bout d’environ 10 jours. Le montant de ce chèque reçu au centre d’hébergement est le même que pour n’importe quel autre bénéficiaire au Québec, soit 628$ par mois pour une personne seule et 1189$ pour une famille de deux adultes et deux enfants.Le migrant doit attendre jusqu’à l’automne ou l’hiver pour avoir une entrevue avec un agent de l’immigration afin de déterminer si sa demande d’asile peut être accueillie. Or, quand l’affluence était plus faible, cet examen se faisait directement à la frontière. Si la demande n’est pas reçue, la personne doit retourner d’où elle vient, donc les Etats-Unis,
d’être reportée de quelques semaines, voire quelques mois. Selon M. Handfield, l’audience du demandeur d’asile haïtien n’aura pas lieu avant le printemps 2018.
« Si la demande est jugée acceptable, une date d’audience est fixée dans les 60 jours »
Depuis le 22 septembre, 900 demandeurs d’asile ont été récupérés à la frontière puis hébergés par le CIUSSS du Centre-Ouest. Au mois d’août, durant le pic d’arrivées, 3 000 personnes pouvaient être hébergées par jour. «On est dans une courbe descendante, on revient à des taux plus stabilisés», explique Francine Dupuis, PDG adjointe au CIUSSS du CentreOuest. «En période normale, c’est 500 personnes qu’on héberge par mois.» Sur les trois centres d’hébergement temporaires, deux ont été fermés et le troisième le sera dans les prochaines semaines. Le camp érigé par l’armée à SaintBernard-de-Lacolle a lui aussi été démantelé. Des attentes pour cet hiver L’armée a installé beaucoup de roulottes chauffantes pour anticiper des arrivées de demandeurs d’asile qu’elle prévoit pour cet hiver. «S’il y a de nouvelles vagues, ce seront des Haïtiens qui n’auront pas eu de renouvellement de visa au États-Unis», prévient Francine Dupuis. x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
Entrevue
Serge, haïtien engagé L
e Délit est parti à la rencontre de Serge Bouchereau, porteparole du Comité d’action des personnes sans statut, partenaire de Solidarité sans frontière, ayant fui Haïti il y a de nombreuses années pour sa propre survie. Le Délit (LD): Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rôle au sein du Comité d’action des personnes sans statut ? Serge Bouchereau (SB): Ce comité a été formé à la suite de la levée du moratoire le 1er décembre 2014 du gouvernement de Stephen Harper. Ce moratoire concernait 3500 personnes au total dont 3200 Haïtiens et 300 Zimbabwéens. Aussitôt que ce moratoire a été levé, ces genslà pouvaient être déportés car ce moratoire leur permettrait de rester au Canada sans être déporté·e·s. Cependant le gouvernement a décidé, en levant ce moratoire, de prendre des mesures qui permettaient à ces gens de faire une demande d’ordre humanitaire. Le délai était de 6 mois, pendant lequel ils ne seraient pas être déportés. Suite à cette levée, nous avons formé le Comité d’action des personnes sans statut au début de l’année 2015. Il y eut une réu-
nion au Bureau de la Communauté Haïtienne de Montréal (ou BCHM, ndlr), où de nombreuses personnes haïtiennes sans statut se sont réunies et m’ont proposé d’être leur porte-parole car elles savaient que j’avais une certaine expérience dans le domaine. LD: Y- a–t-il déjà eu une situation similaire à celle de décembre 2014 au Canada? SB : Dans les années 1970, la communauté haïtienne a été confrontée à un problème similaire. À ce moment-là, on voulait déporter 1500 travailleurs haïtiens. Il y avait alors un comité appelé CDDTH, Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens, qui a mené des luttes conséquentes avec des syndicats et des organisations en tous genres. Ça a abouti à ce que l’on a appelé «l’opération mon pays » sous Pierre Eliott Trudeau qui avait
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McGill Daily THE
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
Comité d’action des personnes sans statut décidé de prendre une mesure globale pour permettre à ces personnes d’obtenir la résidence permanente au Canada. Des personnes de toutes les ethnies ont bénéficié de cette mesure collective. C’est d’ailleurs grâce à mon expérience et grâce à cette victoire que l’on m’a mis à la tête du comité. LD: Savez-vous combien de personne venant des différents pays voient leur demande d’asile acceptée au Canada ? SB: Le gouvernement Canadien dit que 50% sont acceptés et 50% sont refusés. Ça c’est pour les demandeurs d’asile de tout le Canada. Parce qu’il faut faire la différence entre ceux qui font une demande d’asile et ceux qui font une demande pour motifs humanitaires, même si ces derniers étaient au préalable des demandeurs d’asile. Les demandes d’asile dans la plupart des cas sont rejetées, mais quand elles le sont, on peut faire appel. Dans les pays où il n’y a pas de programme d’ordre humanitaire, la toute dernière chance est l’ERAR, Examen des risques avant renvoi, c’est une dernière étape permettant de faire comprendre à l’immigration que la vie du demandeur ou de la demanderesse est en danger s’il retourne dans son pays d’origine. LD: En août dernier, une vague d’immigration haïtienne a eu lieu au Québec. Que pensez-vous de la situation actuelle des Haïtiens au Québec? SB: Il y a actuellement une nouvelle situation. Beaucoup de gens viennent des États-Unis et traversent la frontière de manière irrégulière. Cela n’est pas illégal contrairement à ce que beaucoup de journaux disent : le Canada a signé la convention de Genève qui l’oblige à accueillir des demandeurs d’asile. Ces demandeurs n’étaient
pas bien accueillis au départ. J’ai été à la frontière, j’ai vu les conditions dans lesquelles ils étaient accueillis. Pendant trois jours on leur donnait un drap et ils dormaient par terre. Ils se mettaient en ligne pour aller aux toilettes. On peut s’imaginer le reste. Nous avons dénoncé cette situation là et le gouvernement a amélioré les choses plus tard. LD: Combien de gens demandant l’asile au Québec appartiennent à la communauté haïtienne? SB : Avant, il y avait beaucoup d’Haïtiens. Il y avait des journées où le nombre d’haïtiens représentait à peu près 60% et même 80% de ceux qui traversaient la frontière. Certains médias en ont fait tout un vacarme, comme si les Haïtiens allaient envahir le Québec. Depuis janvier jusqu’à maintenant, il n’y a que 12 000 personnes qui sont arrivées ici au total et parmi ces 12 000 personnes, les Haïtiens ne représentent que 40% du nombre. Il y a une femme qui a fait 12 pays avant d’arriver ici avec son bébé et sa petite fille de 2 ans, elle en a vu de toutes les couleurs avant de venir ici. Elle était vraiment déterminée à offrir des conditions de vie meilleures à sa famille. LD: Comment peut-on justifier les conditions déplorables dans lesquelles ces demandeurs et demandresses d’asile ont été reçus·e·s ? SB: Pour moi, le Québec et le Canada n’étaient pas préparés à accueillir des demandeurs d’asile en si grand nombre. Cela ne représente rien par rapport à ce que reçoit l’Europe. Si Donald Trump met en application sa menace d’éliminer le TPS (Temporary Protected Status, en anglais, ndlr) qui est l’équivalent du moratoire canadien aux ÉtatsUnis, on aura des répercussions au Canada avec des milliers et des milliers de demandeurs d’asile qui
vont arriver. Je ne sais pas comment le Canada fera. LD: Au niveau de l’intégration des demandeurs d’asile, trouvez-vous que les mesures mises en place au Québec actuellement sont suffisantes ? SB: Au niveau de l’intégration, je ne sais pas ce que l’on pourrait dire. Comme le Canada a signé la convention de Genève, il a fait son possible pour faire son devoir même si cela laisse à désirer. Les demandeurs d’asile sont amenés dans des centres d’hébergement où ils doivent remplir des formulaires que la plupart ne comprennent pas. De plus, il faut un avocat pour aider ces gens-là mais il n’y en a pas assez. Ceci n’est pas normal. Aussitôt qu’on fournit le chèque de dernier recours, on laisse 72heures à la personne pour foutre le camp. Imaginez quelqu’un qui n’y connait rien à la ville, qui ne comprend même pas la valeur du dollar canadien, vous pouvez comprendre le reste. Le gouvernement a essayé petit à petit de corriger ses erreurs. LD: D’après vous, quels sont les enjeux de la diaspora haïtienne au Québec? SB: Ce que je peux vous dire, c’est que la communauté haïtienne a intérêt à ce que les demandeurs d’asile soient acceptés par le gouvernement canadien. Et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, cette diaspora a grandi et a augmenté le nombre d’Haïtiens et d’Haïtiennes vivant au Canada. Deuxièmement, le Canada offre des emplois qui permettent à la communauté de travailler et d’envoyer de l’argent à leur famille en Haïti. Après tout, c’est nous, gens de la diaspora qui aidons Haïti à survivre. x Propos recueillis par lisa marrache Le Délit
Cahier spécial
III
opinion
Bâtard tu es, tu le restes Les métisses sont les oubliés de la réflexion culturelle. nouédyn baspin
Le Délit
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l est une dure tâche que d’écrire sur soi. Par pudeur ou timidité, on a peur d’en dire trop, de paraître égocentrique, et finalement d’ennuyer son lecteur. Alors pourquoi prendre le risque? À l’occasion de cette édition spéciale sur les identités culturelles, il m’a paru pertinent d’aborder un sujet trop souvent mis de côté quand on aborde les questions identitaires: celle du métissage. Les débats entourant ces questions présupposent bien souvent une vision bipolaire de la chose: francophones et anglophones, immigrants et natifs, etc. Bien heureusement, le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, et il me semble que la conscience publique ignore souvent l’existence des personnes dont l’identité n’est pas monochrome. Cette ignorance m’est apparue pour la première fois à McGill, en première année, dans une résidence étudiante. Chaque année, tous les pensionnaires des rez doivent participer à deux ateliers concernant des sujets de justice sociale: Gender, sexuality and consent (genre, sexualité et consentement, ndlr) et Race and colonialism (race et colonialisme, ndlr). Le second se constitua d’abord d’un historique de l’histoire coloniale du Canada, puis d’une discussion sur le racisme dans la société actuelle. Au début de celle-ci, les animateurs diffusèrent un extrait — inclinant au malaise — d’un humoriste qui affirmait que le racisme inversé n’existe pas. Si le but d’améliorer les relations inter-
il est difficile de faire la différence entre moi et un autre Martiniquais: je parle créole, j’ai été bercé par le zouk, le kompa et la biguine, j’ai pratiqué pendant des années le bèlè (la danse traditionnelle), et ma grand-mère fait les meilleurs accras. Malgré cela, enfant j’ai rapidement compris que j’avais quelque chose de surprenant. Le nombre de «métros» («métropolitains», c’est à dire les blancs) étant limité dans ma ville — la population martiniquaise étant très largement noire — il est aisé de remarquer ma différence de couleur de peau. Ainsi étais-je considéré comme blanc ou «chabin» («clair de peau» en créole). On présumait souvent que je ne parlais pas créole ou que j’étais né «lot bô» (de l’autre côté), dans l’Hexagone. Si ces remarques étaient largement innocentes et naïves, elles exprimaient toutefois une forme d’incrédulité quant à mon appartenance culturelle. La question raciale en Martinique est intéressante et prend souvent des couleurs nationalistes, y compris, de manière assez surprenante, vis-à-vis des autres Caraïbéens: les Saint-Luciens et Haïtiens sont ainsi souvent vus comme des opportunistes, et font l’objet d’un certain mépris. Il n’est pas rare d’entendre des expressions comme «noir comme un Haïtien», ou encore «comme un Africain» sur un ton dédaigneux. Je me rappelle encore de cet ami au primaire qui se faisait appeler «charbon». D’un autre côté, les blancs sont considérés comme des rivaux à dépasser, d’éternels antagonistes. Il s’agit de prouver que l’Antillais fier et noir
« Je voulais être considéré comme un individu, sans égards pour ma couleur de peau ou mes origines, pas comme «moi le métis» mais comme «moi la personne avec une pensée propre » raciales est louable et nécessaire, le modus operandi me sembla inélégant et inefficace; dépeindre tous les non-blancs comme fondamentalement incapables de racisme est inexact, et m’a amené à me pencher sur mon parcours. Une société identitaire Je suis né en Martinique, une petite île française dans les Caraïbes. La famille de ma mère est blanche, celle de mon père est noire. J’y ai vécu toute ma vie jusqu’au moment où il fallut quitter le nid pour les études supérieures, comme c’est probablement le cas pour la majorité d’entre nous. En ce sens,
IV cahier spécial
(mais pas trop) n’a rien à envier aux blancs. Les velléités d’indépendance très répandues dans l’île se basent notablement sur des considérations ethniques plus que politiques, telles que «la Martinique aux Martiniquais». Dans cet environnement, il n’est pas rare de se confronter à des formes d’essentialisme. L’exemple de ce phénomène m’ayant le plus marqué m’a été donné au collège. À l’époque, j’étais dans une école de musique dans laquelle les élèves jouaient chaque année lors d’un spectacle. Cette année-ci, je jouais un morceau que j’affectionnais particulièrement, et le public sembla relativement satisfait. Plus tard,
Joachim Dos Santos
« Le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, et il me semble que la conscience publique ignore souvent l’existence des personnes dont l’identité n’est pas monochrome » un ami proche et moi discutions de cette soirée. C’est alors qu’il me rapporta ceci: «mon père m’a dit que tu peux avoir la nuance, mais jamais le rythme, tu n’es pas vraiment noir». Plus tard, au lycée, on put observer dans ma classe une auto-division des élèves: les noirs restaient avec les noirs, les blancs avec les blancs. Les relations furent cordiales au départ, puis s’envenimèrent. D’après une de mes amies de l’époque, «traîner» avec ces blancs, les aider ou toute autre forme d’interaction équivalaient à une certaine trahison. Une identité difficile à formuler Dans ce contexte de division de la population selon sa couleur de peau, il m’est difficile de me sentir Martiniquais. Puis-je être citoyen sans l’être aux yeux de mes compatriotes? La question de l’identité s’est posée pour moi de manière inéluctable. Étais-je fier d’être né là-bas, avais-je quoi que ce soit à en retenir? Les femmes y sont souvent traitées avec un relent de misogynie, et les homosexuels sont diabolisés par une population profondément traditionnaliste: si j’ai un profond attachement à la Révolution française et à ses valeurs, qu’ai-je à retenir de la société martiniquaise? Bien que natif, j’avais l’impression d’être un immigrant perpétuel en attente d’intégration, d’être perdu dans une vingt-cinquième
heure de l’identité: ni métropolitain, n’ayant jamais réellement vécu en Hexagone, ni vraiment Antillais. Le sentiment de culpabilité a été inévitable: j’ai dû faire un mauvais choix, rater quelque chose; qu’est-ce qui, dans ma vie, a consacré mon inauthenticité? Serais-je un simple franco-français trop «métro» pour mon pays d’origine? Ma famille maternelle vient de la campagne profonde, là où le réseau mobile se réduit à du edge intermittent. Un bon nombre de familles y pratiquait la paysannerie, dont la mienne depuis au moins 1789. La vie y est simple, et le travail dur: il faut pouvoir moissonner sous le soleil de l’été, et s’occuper des vaches pendant l’hiver. Difficile alors de comprendre en quoi cet héritage m’aurait rendu si différent des autres. Après tout, à l’époque de mes grands-parents, la Martinique elle aussi reposait en grande partie sur l’agriculture. C’est à cette époque que naquit mon dégout pour le concept de race. Chez moi, ma grand-mère me racontait les histoires de sa grandmère, esclave sur une plantation; à l’extérieur, je voyais comment la race restait un problème dans l’île. Cette idée me semble être une menace à la liberté, l’égalité, et la fraternité, un concept à enterrer en même temps que le racisme. Je voulais être considéré comme un individu, sans égards pour ma couleur de peau ou mes origines, pas comme
«moi le métis» mais comme «moi la personne avec une pensée propre». Comprenez donc mes attentes, une fois arrivé au Canada. J’ai pu rencontrer des gens qui ne me rabâchaient pas ma différence. Puis vint le jour du recensement. Un agent public vint à mon appartement. Comme je n’étais pas là, mon colocataire a répondu pour nous deux à ses questions. Vint celle-ci: «quelle est la race des habitants de cette appartement?». Mon colocataire répondit que ma mère était blanche, et mon père noir. «Ah ok, donc noir», fut sa réponse. Blanc en Martinique, noir au Canada. J’aurais aimé pouvoir traiter la question de la culture sans parler de ma couleur de peau, mais la société ne m’en a pas laissé le choix. On s’acharne à imposer des cases à ceux qui en sortent, alors qu’en créer plus ne fera que retarder l’inévitable. Comme l’écrivaient Susan Saulny et Jacques Steinberg dans un article du New York Times, les exemples de métisses faisant face à ce malaise de la catégorisation, sont fatalement de plus en plus nombreux, notamment quand la question de la discrimination positive se pose. J’espère qu’un jour, ceux éprouvant ce malaise, que ce soit par leur nombre ou leurs idéaux ,nous libérerons des chaînes de l’essentialisme; j’espère que ma descendance n’entendra jamais qu’elle n’est pas suffisamment blanche, noire, ou tout autre concept abscons. x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
opinion
La tour de Babel
Déconstruction du bilinguisme : la sémantique de l’identité. dior sow
Le Délit
C
omme beaucoup d’étudiants francophones à McGill, ce n’est pas sans une certaine fierté que j’ai fini par ajouter dès la fin de ma première année le mot «bilingue» à mon curriculum vitae. Du dîner entre amis au coup de fil à mes parents, entre mes term papers et mes contributions au Délit,
dans ce qui semblait être devenu une quête effrénée du bilinguisme parfait. Je dis bien ici «semblait», car il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser qu’entre moi et mes rêves de grandeur anglosaxonne se dresse aujourd’hui un obstacle qu’aucunes de mes — nombreuses — recherches sur le site Urban Dictionnary ne parviennent à transcender: ma relation affective au français. You are the love of my life
une insulte est violente, les images marquent et aimer beaucoup, c’est aimer peu. Les mots qui composent notre langue maternelle sont ceux à travers lesquels la compréhension de notre environnement s’est faite pour la première fois. Lorsque je quitte ma langue maternelle pour une autre, le lien signifié/signifiant faiblit irrémédiablement, les concepts désignés gagnent en superficialité: dans mon esprit, love n’est pas l’Amour, bitch n’est pas salope, to butcher
« Lorsque je quitte ma langue maternelle pour une autre, le lien signifié/signifiant faiblit irrémédiablement, les concepts désignés gagnent en superficialité » je passe mes journées à jongler entre mon français maternel et l’anglais — la langue universelle que se doit de maîtriser un enfant modèle de la mondialisation. À grand renfort de slangs et autres tournures idiomatiques propres à la région, je tente de m’approprier un peu plus chaque jour ma «langue d’adoption»,
En anglais, j’ai l’insulte facile, aucun terme ne m’est trop cru, et si quelqu’un me laisse une place assise dans le bus, il devient the love of my life, un détachement dont je fais rarement preuve lorsque je m’exprime en français, où j’ai toujours eu une tendance certaine à la mesure. Après tout,
fallu du temps pour éliminer la distance qu’il y avait entre moi et mon discours — m’émanciper des sketchs de mon cours d’anglais. Il m’a aussi fallu faire un réel effort de transposition, adapter mon Tu parles anglais? sens de l’humour, ma manière d’interagir, mon langage corporel S’exprimer dans une langue (et oui, l’anglophone aime être va bien au delà des questions tactile!). Ayant grandi tout ma vie grammaticales et syntaxiques. au Sénégal, en venant au Canada Il s’agit ici de remplir la mission j’ai également dû éliminer de mon originelle du langage: l’établisvocabulaire tous les mots issus du sement d’un lien avec l’autre. À wolof, qui ne trouvent d’équivamon arrivée à Montréal, il m’a lent ni en anglais, ni en français. Il y a toujours quelque chose d’assez déroutant dans la perte de signes linguistiques, car au delà de la perte d’un mot, c’est aussi la perte d’un concept qui survient. Heureusement, celleci est souvent rattrapée par les apports d’une nouvelle langue. L’étudiant francophone à McGill peut parfois se sentir dans les entre-deux d’une tour de Babel où aucun lexique ne parvient réellement à englober l’ensemble des aspects de son identité. Il serait cependant irréaliste d’en espérer autant. Au lieu de ça, on construit comme on peut son propre dialecte afin d’éviter de passer ses quatre années lost in charlotte grand translation. x n’est pas massacrer… C’est pourquoi je finis parfois par me demander si parler anglais ne revient pas pour moi à parler pour ne rien dire.
campus
Vox Pop
Comment est-ce que votre multiculturalisme vous affecte au quotidien ? «Le multiculturalisme affecte mon quotidien dans ma façon de m’exprimer avec les gens, j’utilise des expressions et un jargon différent, dépendant de la personne avec laquelle je parle. Je le ressens aussi dans mes mots, je cherche beaucoup mes mots parfois parce que je les connais dans une langue mais ne m’en souviens plus dans la langue dans laquelle je suis en train de m’exprimer. Ce même multiculturalisme affecte aussi ma manière de penser, mes valeurs et mon ouverture d’esprit.» Margaux Mahou – U2, originaire du Cameroun
«Ça me permet de créer de nouvelles amitiés. Je trouve qu’il y a une connexion implicite qui se fait entre les gens d’une même culture, surtout lorsque nous vivons en dehors de celle-ci.»
bla bla
«Être confrontée à une culture différente de la mienne m’a certes forcée à m’adapter et à changer ma façon de me comporter, mais j’ai remarqué que mon regard sur certaines personnes et certaines situations avait aussi évolué. Par exemple, le respect et la tolérance sont des valeurs fondamentales au Canada qui deviennent de plus en plus importantes à mes yeux. Bien que le choc des cultures soit plus difficile que ce à quoi je m’attendais, il ne peut être qu’enrichissant.» Louise Morteville – U1, originaire de France.
bla bla
Ludovic Van Der Bergen – U3, originaire de Belgique.
«Quand je suis rentrée au cégep et à l’université, la diversité des gens, des cultures et des origines, a été une vraie bouffée d’air frais. Ça ouvre les perspectives et ça permet d’être plus empathique.» Maxence Rougix – U2, originaire du Canada.
bla bla «J’ai toujours été influencée par la culture arabe même si mes trois premiers mois après ma naissance ont été passés au Canada. C’est drôle de se dire qu’au final je me sens originaire d’un pays où je ne suis pas vraiment née.» Lily El Assad – U4, originaire du Liban.
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
«C’est au niveau de la langue que ça m’affecte le plus. Quand je suis au téléphone avec mes amis, je peux parler de n’importe quoi car personne dans la rue ne comprend ce que je dis!» Inbar Amit – U2, originaire d’Israël.
PROPOS RECUEILLIS PAR lisa marrache
Le Délit
cahier spécial
V
Penser l’art
Se construire en créant L’art: tentative d’approcher l’inapprochable et de saisir l’insaisissable? lara benattar
Le Délit
«L
a vie n’a pas de sens, j’ai fait le deuil, l’impression de n’avancer que sur feuille.» Oxmo Puccino nous dit là l’une des vertus de l’écriture: la plume peut tracer le chemin que sa raison ne peut saisir. Au fil des rimes s’écrit le sens qu’il donne à son existence et l’artiste laisse à l’auditeur la possibilité de l’interpréter. Ainsi, l’artiste brosse son propre portrait et semble exposer au monde une identité construite lors du processus créatif. Cependant, l’art permet-il de tout dire de soi-même? L’humain derrière l’artiste
vers duquel le monde apparaît. Le sujet contemple le monde, le met à distance, puis en donne son interprétation. La création artistique reflète cet aspect de l’identité humaine: l’humain ne peut percevoir le monde en dehors de lui-même et l’œuvre est ainsi la vision que l’artiste se fait du monde. La création artistique elle-même est donc l’affirmation au monde de la subjectivité de l’artiste, qui nous fait ainsi voir le monde à travers ses yeux. Par ailleurs, dans la création artistique, l’artiste éprouve sa finitude. En effet, il·elle constate au fil du processus créatif qu’il·elle n’est pas omnipotent·e, que les mots, la peinture, l’appareil photo, les notes de musique ou tout autre matériaux doivent
D’abord, l’art permet d’affirmer l’humanité — au sens d’appartenance à l’espèce humaine — de son·a créateur·trice. On peut penser la finitude comme l’une des caractéristiques de l’identité humaine. Par finitude, on entend d’abord souvent la mortalité. L’on pourrait ainsi interpréter l’acte créatif comme une tentative de transcender cette condition, en s’inscrivant à travers son œuvre dans une histoire qui dépasse le temps limité de l’existence individuelle.
Chaque création artistique porte l’empreinte de son temps, témoignant de l’avancée technologique et des phénomènes sociaux, politiques et religieux de la société dans laquelle elle s’inscrit. L’évolution des techniques artistiques, de la liberté de création et des thèmes abordés constitue ainsi une précieuse clé de lecture pour la compréhension d’une culture. Ainsi, l’on perçoit souvent l’art comme symbole de l’identité culturelle. Dans la création, l’artiste a le pouvoir de marquer la toile de l’Humanité et par l’art, les sociétés laissent une trace qui leur survivra. Ainsi, par exemple, la destruction de vestiges archéologiques et le vol d’œuvres d’art datant de plusieurs siècles par le groupe Evangéline durand-allizé
« Par son œuvre, l’artiste cherche peutêtre à empêcher la mort d’effacer son nom » La finitude peut aussi s’entendre au sens de limite, non pas de la longueur de la vie humaine, mais de limite de l’être humain au sein même de son existence. Ainsi, les capacités humaines sont limitées: l’humain n’est pas omniscient, ne peut pas tout percevoir et, surtout, ne peut pas sortir de lui-même. Lorsqu’on le perçoit, le monde est teinté de subjectivité. Il paraît impossible d’accéder à l’objet en soi, tel qu’il est en dehors de notre perception de lui, de manière objective. Notre expérience du monde constitue ainsi le filtre au tra-
VI
Cahier spécial
controversée lorsque ces éléments sont issus d’une culture minoritaire historiquement dominée. Ils sont ainsi vidés de leur symbolique et véhiculent des stéréotypes négatifs. La notion d’appropriation culturelle illustre donc le rapport que nous entretenons à l’art, comme reflet de l’identité.
« Quand il crée, l’artiste sacrifie des possibles pour en saisir d’autre» L’artiste derrière l’œuvre Puisque la création permet à l’artiste d’affirmer sa subjectivité et de représenter son rapport au monde, l’artiste doit précisément s’interroger sur les composantes de sa subjectivité. Avant de dire, l’artiste se demande ce qu’il·elle veut dire au monde, et quelle est l’image de lui·elle-même qu’il·elle souhaite renvoyer. L’artiste explore son rapport au monde, et la création constitue ainsi une forme de quête identitaire. L’exemple de l’écriture automatique pratiquée par les auteurs surréalistes illustre le fait que l’œuvre montre qui est l’artiste à ses yeux et à ceux de son public. Puisqu’une œuvre d’art, pour être reconnue en tant qu’œuvre à part entière et séparée des autres objets, est nécessairement constituée d’un nombre fini d’éléments, chaque œuvre représente un choix. En fixant les caractéristiques de son œuvre, suivant un processus conscient ou inconscient, intentionnel ou non, l’artiste s’affirme en mettant au monde une réalité tangible. On peut donc affirmer qu’œuvre et
« La création permet à l’artiste de réagir aux phénomènes du monde qui l’entoure, et de laisser une trace tangible de la société dans laquelle il·elle se place » être appris, appréhendés, manipulés. Ils ne peuvent être complètement maitrisés. La culture derrière l’artiste Ensuite, l’art permet l’expression de la culture au sein de laquelle l’œuvre est créée.
État Islamique symbolisent la volonté de destruction d’un passé et de civilisations qui, bien qu’éteintes, vivaient encore à travers ces œuvres. L’utilisation d’objets représentatifs d’une culture par les membres d’une culture différente est particulièrement
identité se renforcent mutuellement: la création artistique peut construire l’identité autant que l’identité participe à la création artistique. Aussi, l’art quand il est reçu, et non pas produit, contribue à la création de l’identité. À s’écouter écouter, en s’observant observer,
on saisit ce qui nous touche. L’art rapproche le spectateur de luimême: l’œuvre d’art peut servir de support via lequel imaginer autre chose que l’œuvre ellemême et ainsi découvrir ce qui se cache en soi. Une quête vouée à l’échec Cependant, il semblerait absurde de réduire l’identité d’un·e peintre à ses œuvres ou celle d’un·e compositeur·rice à ses opéras. Il semblerait de même absurde de réduire l’identité d’une culture aux objets d’art que ses membres ont créés. On se heurte à la complexité, la fluidité et l’irréductibilité de l’identité. Penser qu’une œuvre d’art puisse permettre à l’artiste d’affirmer son identité revient à croire que l’identité peut être complètement saisie. Or, il apparaît plus juste de penser l’identité humaine comme insaisissable: réduire un être humain à un ensemble défini de caractéristiques exprimables, ne semble pas correspondre à l’expérience de l’existence humaine. L’être humain apparaît au contraire comme un être en devenir, ouvert à la transformation, jonglant ses identités.
« L’art permet d’approcher ce que l’on est sans jamais pouvoir le saisir complètement » Ainsi, si la création artistique offre à l’artiste l’opportunité de fixer dans la matière un fragment de ce qui nous échappe, nul art ne saurait permettre le dépassement absolu des limites fixées par la condition humaine. Puisqu’un être ne peut être réduit à un ensemble défini de caractéristiques objectives, nulle œuvre ne saurait rendre avec exhaustivité l’identité de celui·elle qui l’a conçue. Au mieux, l’œuvre servira de miroir à l’artiste et de support d’interprétation pour le·a spectateur·ice pour déterminer ce que l’auteur·e a voulu dire de lui·elle. Ainsi, «l’artiste lance son œuvre comme un homme a lancé la première parole, sans savoir si elle sera autre chose qu’un cri» (Merleau-Ponty, Le Doute de Cézanne). x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
opinion
Loi 62: inopportune, mais pas raciste Le vivre-ensemble peut justifier l’interdiction du voile intégral dans un contexte québécois. marc-antoine gervais
Le Délit
L
a Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État (loi 62) fait l’objet d’une controverse considérable au Canada. Elle divise le pays: plusieurs Québécois la trouvent laxiste, alors que le rest of Canada («ROC», reste du Canada, ndlr) la taxe de racisme. Cette divergence peut s’expliquer par l’appréhension différente du vivre-ensemble au Québec, adepte de l’interculturalisme, par rapport au «ROC», qui prône quant à lui le multiculturalisme. Une explication de la loi s’impose pour dissiper, autant que possible, le brouillard qui entoure ce texte législatif. Que dit la loi? L’objectif prétendu de la loi 62 est d’établir des mesures visant à favoriser la neutralité religieuse. Elle contraint le personnel des organismes publics en fonction, mais aussi les citoyens qui reçoivent des services publics, d’avoir le visage découvert. Par exemple, il est désormais interdit d’assister à des cours à l’université avec le visage couvert, selon l’interprétation donnée par la ministre de la Justice Vallée. La loi ne s’applique toutefois qu’à la prestation des services publics: les citoyens demeurent libres de ne pas s’exposer sur la place publique, tant qu’ils n’interagissent pas avec un fonctionnaire. Le citoyen qui ne respecte pas la loi ne se verra pas infliger de sanction, mais il n’aura pas droit au service public. Bien que des balises encadrant les demandes d’accommodements religieux étaient prévues au projet de loi, elles entreront en vigueur ultérieurement, d’ici juillet 2018. Entre temps, les citoyennes affectées pourront tout de même demander des accommodements raisonnables pour des motifs religieux. Il s’agit d’un droit d’origine jurisprudentielle qui découle de la Charte canadienne des droits et libertés; ce droit existe, bien qu’il ne soit pas expressément mentionné dans la loi. Il est loin d’être évident que la loi est constitutionnelle, car l’atteinte aux droits à l’égalité et à la liberté de religion pourrait être jugée une violation de la Charte. Néanmoins, le gouvernement québécois dispose toujours de la possibilité d’utiliser la «clause dérogatoire», qui permet de faire abstraction des droits protégés par la Charte pour rendre la loi applicable.
capucine lorber
« [L’interculturalisme] met l’accent sur les interactions et les échanges entre cultures majoritaire et minoritaires afin de créer une culture commune » Une loi inopportune La Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État porte mal son nom. La neutralité religieuse consiste à ne pas favoriser ni défavoriser une religion par rapport aux autres. Aucune mention expresse du voile intégral ne se trouve dans la loi, comme c’est la dissimulation du visage – peu importe le moyen utilisé – qui est interdite. La contrainte de garder son visage découvert n’est cependant pas neutre: elle affecte un groupe religieux bien précis. La loi est par surcroît mal rédigée, car elle passe sous silence un objectif central de la mesure législative, comme il ressort des débats parlementaires: le vivre-ensemble. D’un point de vue social, la loi risque d’avoir des impacts majeurs pour une population déjà marginalisée: les femmes portant le voile intégral. Elles seront victimes de discrimination indirecte par la loi. Un fardeau additionnel leur sera incombé, car ces femmes devront demander individuellement un accommodement raisonnable à chaque organisme duquel elles reçoivent des services publics. Il est à craindre que les musulmanes dans l’ensemble, et a fortiori
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
celles qui portent le voile, puissent être la cible d’un nombre accru de propos et de gestes violents. Le débat sur les questions des symboles religieux exacerbe les tensions et mène souvent à la stigmatisation des communautés touchées. C’est une triste leçon que nous a appris la vive polémique sur la Charte des valeurs québécoises en 2013, qui soulevait l’enjeu de la laïcité. Par ailleurs, les problèmes de discrimination systémique pourraient prendre de l’envergure à cause de la loi 62. Des conceptions qui se heurtent Dans le ROC, le multiculturalisme, d’ailleurs enchâssé dans la Charte canadienne, domine. Cette conception promeut la diversité culturelle, ethnique et religieuse en présentant le Canada comme une société pluraliste. Elle a été rejetée par tous les gouvernements québécois, notamment parce qu’elle situe la nation québécoise comme une communauté parmi toutes les autres au pays. Les Québécois, qui affirment faire partie d’une société distincte, ont plutôt adopté l’interculturalisme comme modèle d’intégration des immigrants. Ces deux conceptions influencent considé-
rablement la compréhension des Canadiens et des Québécois de la notion de vivre-ensemble. Bien que plusieurs parallèles puissent être dressés entre le multiculturalisme et l’interculturalisme, ces deux modèles reposent sur des assises différentes. Le multiculturalisme nie l’existence d’une culture majoritaire; la diversité est la caractéristique fondamentale du Canada. Il incarne l’individualisme libéral et son corollaire, la tolérance. En contraste, l’interculturalisme reconnaît la culture majoritaire de la nation québécoise. Il met l’accent sur les interactions et les échanges entre cultures majoritaire et minoritaires afin de créer une culture commune. La Charte de la langue française matérialise l’interculturalisme en élevant le français comme langue commune, ce qui implique d’astreindre les immigrants à fréquenter des écoles francophones, notamment. Le multiculturalisme, par opposition, ne saurait affirmer la primauté d’une langue sur une autre. Dans sa version la plus récente de sa motion pour contester la loi 62 qui sera présentée ce jeudi, l’Association des Étudiants de l’Université McGill (AÉUM), à l’image de nombreux commentateurs du
ROC, décrit le racisme et le sexisme de la loi 62. J’avance qu’il s’agit d’une position ethnocentrique du monde anglo-saxon qui ne tient pas compte des particularités propres au Québec, une nation distincte. La Cour européenne des droits de l’homme («CEDH») a entériné, au nom du vivre-ensemble, l’interdiction globale du voile intégral dans la sphère publique qui a été édictée en France. D’autres pays européens ont suivi. La CEDH a jugé que le voile intégral nuit aux interactions sociales: il met «fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée». Ainsi, plusieurs interprétations du contenu et des limites des droits de la personne sont légitimes, comme ceux-ci ne sont pas universels. Plus d’un Canadien sur cinq est né à l’étranger en 2017, selon Statistiques Canada. L’intégration des nouveaux arrivants constitue un enjeu majeur pour assurer la cohésion sociale et le respect de la diversité culturelle. Le Québec diverge du Canada dans sa conception de l’intégration des immigrants, prônant l’interculturalisme, mais aussi dans son rapport à la religion, fortement marqué par la Révolution tranquille. Adopter des lois qui s’écartent du dogme de la tolérance promue par le monde anglo-saxon ne revient pas nécessairement à édicter des mesures sexistes et racistes. D’ailleurs, les objectifs de la loi sont soutenus par 87% des Québécois, selon un sondage Angus Reid. Ici, l’inadéquation de la loi 62, d’un point de vue pragmatique, n’enlève rien à la légitimité de son objectif d’assurer le vivre-ensemble, interprété selon la position québécoise. La loi produit des effets discriminatoires envers celles qui portent le voile intégral, mais il serait faux de prétendre que toute forme de discrimination est raciste ou sexiste. Il existe nombre de lois discriminatoires dans le ROC. Les pièces d’identité comme les permis de conduire (en vertu des lois provinciales) et le passeport (en vertu d’une loi fédérale) doivent présenter clairement le visage des personnes. Dans une société démocratique, certains impératifs, tels que le vivre-ensemble et la sécurité, peuvent justifier des mesures discriminatoires. La loi 62 repose sur le vivre-ensemble, et non sur l’intention de cibler les femmes portant le voile intégral; elle n’est ni raciste ni sexiste. Néanmoins, comme le souligne le doyen de la Faculté de droit Leckey, «[s]es retombées risquent d’être minces». x
Cahier spécial
VII
opinion
Suis-moi, je t’ai fui Réflexions sur la quête adolescente de l’identité sexuelle. grégoire collet
Le Délit
R
ares sont les films qui me font esquisser plus qu’un sourire, me provoquent plus qu’une légère sympathie, jouent de ma sensibilité. L’ouragan 120 battements par minute m’a frappé droit au cœur. Le film revient sur l’histoire de Act-Up Paris pendant la lutte contre le SIDA dans les années 90. Au-delà des sanglots infligés par cette séance, j’en ressors avec une envie de célébrer la vie, nos particularités, nos identités, la mienne en particulier. J’en tire aussi une envie de crier, de me battre, un déchirement insupportable. Les objets culturels sur les homosexuels se font suffisamment rares pour me tourmenter autant et
« Tout donne l’impression de faire partie d’une communauté marquée par la souffrance, qui n’offre rien de plus qu’une douleur à traîner toute sa vie » pour s’immiscer dans mes questionnements les plus intimes, passés ou non. Que faire de ces sentiments? Qu’en tirer? Après s’être battu avec cette identité et en ayant maintenant l’impression de l’épouser entièrement, qu’en est-il réellement de mon rapport à mon homosexualité? J’ai dix-huit ans, peut-être est-il temps de faire le point sur cette identité. Presque la fin du monde Un vendredi après-midi, la saison des examens de mi-saison venant seulement de s’achever, je traverse une partie du quartier gay pour voir ce film de Robin Campillo. Je vois un couple d’hommes se tenir la main. Heureux mais surpris, je les regarde et imagine ma réaction quelques années plus tôt. J’aurais éprouvé de l’admiration, et sûrement de la peur pour eux. «Quel courage». Quelques années plus tôt, la constante boule au ventre, les insultes, les interrogatoires. «T’es gay?». Quelques années plus tôt, l’isolation, l’envie d’être invisible. Lorsqu’on me pose cette question, je rougis, reste muet et pars.
viii Cahier spécial
Fernanda Muciño En marchant dans les couloirs de mon collège en France, un sentiment d’insécurité me colle à la peau, me rend vulnérable et me donne l’impression d’être une cible évidente. Faire attention à mettre son sac à dos sur les deux épaules, ne pas paraître efféminé, prendre une voix grave avant même d’avoir mué; j’ai fait tant d’efforts absurdes pour essayer de dissiper les questions et les regards. Je regarde maintenant gravement les campagnes de sensibilisation sur le harcèlement scolaire. Cela m’aura pris des années pour oser poser ce terme sur mes expériences. Je questionnais également ma légitimité à me dire ainsi victime en voyant certains membres de mon entourage traumatisés, pour des raisons différentes, par cette période. Si beaucoup ont l’impression d’avoir été victimes de harcèlement, ce mot a-t-il encore une valeur? Oui, bien sûr. J’ai eu besoin de ce mot, pour ne plus me culpabiliser, ne plus remettre la honte sur moi et ma sexualité mais sur ceux qui s’imposent et brutalisent une intimité. Je ne détestais pas
« Faire attention à mettre son sac à dos sur les deux épaules, ne pas paraître efféminé, prendre une voix grave avant même d’avoir mué; j’ai fait tant d’efforts absurdes pour essayer de dissiper les questions et les regards » réellement ces gens-là, ils me faisaient plus peur qu’autre chose. À mes yeux, ils avaient raison de se poser cette question, c’était à moi de les éviter si je ne voulais pas y être confronté. Je me retrouvais à toujours écouter ce que l’on pouvait dire sur moi sans vouloir l’entendre. Je ne vais pas répéter une énième fois que l’homosexualité est stigmatisée, mais cela est important afin d’expliquer l’épreuve qu’un enfant homosexuel doit affronter. Le fait de se sentir harcelé et regardé pour cette question donne l’impression que ce que l’on a en soi est quelque chose de sale, de bâtard, quelque chose qu’il faut combattre. Cela pousse à porter un regard malveillant sur son identité, et demande par la suite un grand travail de décons-
truction. Ce travail s’est fait quasiment entièrement seul, et n’a pu se faire que lorsque l’on m’a donné du temps et de la tranquilité pour réfléchir à cette question. Une tranquillité qui m’était nécessaire, car le harcèlement se faisait également ressentir mentalement. Tous les signes d’attaques à mon égard étaient décuplés par ma peur constante. Une remarque pour rire en cours de physique m’ôtait plusieurs heures de sommeil la nuit suivante. Un des autres facteurs qui développait ma peur de me qualifier comme gay était l’impression d’avoir une identité enracinée dans un tourment. Cette peur s’est notamment construite en découvrant certaines études qui montrent la tendance bien plus importante pour le suicide, par
exemple, chez les jeunes homosexuels, et chez les membres de la communauté LGBTQ+ en général. La dépression, la drogue, la maladie, le rejet et l’exclusion par l’entourage, la mort. Tout donne l’impression de faire partie d’une communauté marquée par la souffrance, qui n’offre rien de plus qu’une douleur à traîner toute sa vie. Et si ce n’était pas que ça? Le moment où j’ai compris que je pouvais avoir un contrôle sur mon appréhension de ma sexualité a marqué une nouvelle étape dans l’acceptation de mon homosexualité. J’ai commencé à choisir les gens à qui je voulais le dire, même si cela s’est fait naturellement avec ceux dont j’étais
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convaincu de l’ouverture d’esprit. Suivait toujours la question de «et tu vas le dire à lui? Et à elle?», ce qui me semblait étrange. La notion de coming-out me dérangeait. Devais-je dire cette information aux gens? Devais-je la divulguer sous une forme aussi dramatique que ce que l’on voit et entend autour de nous? Je ne me voyais pas m’asseoir autour d’une table avec les gens que j’aime et dire «je suis gay». Je ne voulais pas entendre le classique «on t’aime, on veut que tu sois heureux», C’aurait été accorder trop de crédit à quelque chose que je voulais totalement banaliser. J’aurais eu l’impression de donner raison aux gens qui donnent une si grande importance à la sexualité des autres, vous aviez raison de vous poser la question, je suis en train de vous confirmer ce que vous croyiez. J’avais même ce sentiment vis-à-vis de gens très proches de moi qui à un moment ou un autre m’avaient questionné sur ma sexualité. La rancœur était telle que je voyais le fait de donner cette information comme une façon de s’excuser, un cadeau pour notre relation. J’étais obsédé, et cela marquait généralement un renouveau dans mes amitiés. Je laissais mon bagage émotionnel peu à peu se vider et le confiait précautionneusement. Je me rends compte désormais que l’idée de me montrer faible, de laisser s’échapper, de perdre contrôle et de partager la chose qui m’était la plus précieuse était ce qui m’effrayait vraiment. J’avais besoin d’entendre ces choses, d’être rassuré, de savoir que ce n’était pas la fin du monde. Mon arrivée à Montréal m’a fait mettre derrière moi cette partie de ma vie sans revenir dessus. Il y avait une envie de remettre les compteurs à zéro. Je n’aurais plus de malaise par rapport à ça, et je ne serais plus mal à l’aise à le partager. Le fait de ne plus intellectualiser le sujet a eu un effet extrêmement libérateur. Toute confrontation qui pouvait s’apparenter à ce que j’avais vécu avant, tout commentaire qui n’allait pas dans le sens de mon idée de la totale ouverture d’esprit de la ville m’insupportait. C’était un sentiment de faire trois pas en arrière alors que je me trouvais à des lieux de ce genre de discours. Le fait de ne plus du tout remettre en question ma sexualité l’a totalement banalisée, à un point tel que j’avais l’impression d’avoir fait table rase du passé. L’avenir serait mieux, sans questions. Cependant, l’impact traumatique de ces expériences passées fait que des séquelles sont encore présentes. Je me fais encore la réflexion lorsque je croise mes jambes, j’ai presque peur de beaucoup d’hommes dès qu’ils conviennent au stéréotype viril du genre masculin. Je m’attends toujours à une remarque. Fermer les yeux sur ce que j’ai vécu et ne plus être forcé de faire face à tout ça a presque stoppé ce travail de déconstruction. J’en étais à un point où j’avais l’illusion d’avoir
alexis fiocco réglé mes soucis avec ma sexualité, mais leurs conséquences existent. Elles ne sont juste pas simplement liées directement au fait que je suis attiré par les hommes. La réelle différence avec le passé est ma capacité à me défendre, à ne plus laisser mon orientation sexuelle être ma faiblesse. À toi toute la vie À l’âge de mes seize ans, j’ai passé un été à Toronto. Ce voyage fût une étape importante dans l’acceptation de mon identité. Le Canada, encore une fois, offre une ouverture d’esprit que je n’avais jamais pu vivre avant. En y retournant l’été dernier, une balade dans le gay village a soulevé une question que je pensais résolue. Suis-je fier de mon identité? Estce que j’en suis là? Un graffiti sur un mur disait «gay & proud». On me proposa naturellement d’être
« Le fait de ne plus du tout remettre en question ma sexualité l’a totalement banalisée, à un point tel que j’avais l’impression d’avoir fait table rase du passé. » Je me sentais cependant confus vis-à-vis de ce qui relevait de la revendication ou non. Embrasser la personne qu’on aime dans la rue par exemple n’est pas de la revendication, ce n’est pas politique, c’est un acte naturel. Être fier permet d’être à l’aise, de ne pas accepter les possibles commentaires et regards. Être fier, c’est se créer une armure qui nous rend intouchable. Comment la construire cette armure, être heureux de notre identité? Les communautés ont des cultures qui leurs sont attachées. Le fait d’être gay m’a poussé à me renseigner, plus jeune, sur les questions de genre, de fémi-
« La réelle différence avec le passé est ma capacité à me défendre, à ne plus laisser mon orientation sexuelle être ma faiblesse » pris en photo devant. Ma réaction immédiate fut un sentiment de malaise. Je ne me sentais pas sur le moment fier d’être gay, je ne m’étais jamais posé la question. Le processus de fierté est différent du processus d’acceptation de son identité. Mon envie de ne pas laisser ma sexualité me définir tout au long de ma vie a fait en sorte que je n’ai pas ressenti un besoin de la revendiquer.
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nisme et d’identités qui vont au-delà de l’homosexualité. Je me suis rendu compte que je faisais partie d’une communauté très large, que je n’avais pas choisi mais dont je voulais faire partie. La communauté LGBTQ+ a une culture qui lui est propre, mais qui, dans sa représentation populaire, se concentre beaucoup plus sur les hommes homosexuels. Le fait que cette communauté se
construise généralement de manière aléatoire, tous ses membres ne naissant pas dans un même endroit, fait que les éléments de cette culture sont différents de ceux généralement observés chez les autres communautés. Il y a entre autre le partage d’un drapeau, la gay pride, une connaissance de célébrités influentes dans la communauté, une histoire et un héritage important. C’est aussi une communauté qui s’est réunie au départ dans une souffrance, lorsqu’il y avait un besoin de compréhension mais que la société faisait tout pour ostraciser ses membres. La tendance à oublier des étapes importantes de la construction de cette communauté, comme la crise du SIDA ou les émeutes de Stonewall, l’impression que la justice n’est plus urgente, font que beaucoup de jeunes homosexuels ne ressentent pas un besoin d’appartenance à la communauté. Personnellement, c’est en me renseignant sur les occurences de discrimination actuelles, en voyant les injustices qui demeurent, puis en pensant à mon expérience passée, alors que je suis issu d’un milieu très privilégié, que j’ai reconnu la nécessité d’existance de cette communauté. Cela peut être pour célébrer la beauté des humains qui la composent, peu importe leur genre, leur orientations
sexuelle. Cela peut aussi être pour se battre, en pensant à ceux qui ont été en souffrance, ceux qui le sont maintenant. Célébrer la force et la détermination qui définissent la communauté. Utiliser cette force pour empêcher que dans mon même collège un autre enfant se fasse traiter de pédé. Pour empêcher qu’une famille renie son enfant. Pour empêcher les actes de violence. Pour empêcher les meurtres. Pour empêcher l’indifférence. Quelques années plus tard En proposant l’idée d’écrire 2000 mots sur mon identité sexuelle, je n’avais pas réalisé l’ampleur de la tâche qui m’attendait. Devoir repenser à mon ressenti d’il y a quelques années et l’analyser donne une valeur thérapeutique à l’exercice. Avoir posé mes pensées dans cet article me fait réaliser le chemin qu’il me reste à parcourir. En arrivant à Montréal, j’étais persuadé d’avoir pu mettre derrière moi mes expériences passées. Certaines choses prennent du temps à être digérées. Quelques années plus tard, que faire de cette identité maintenant que j’ai accepté mon orientation sexuelle? Ne plus la laisser me définir, mais ne pas l’oublier. Car l’oublier, c’est un peu oublier comment on est devenu qui on est. x
Cahier spécial
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opinion
Métissages invisibles Une identité et des origines plurielles à réconcilier. sara et nora fossat
dard culturel traditionnel. Ni français, ni arabe: nos parents voulaient leurs enfants «citoyens du monde».
Une perspective philosophique
Une réconciliation philosophique et culturelle de l’identité
Le Délit
L
e droit du sol ou le droit du sang sont dans la plupart des états modernes ce qui qualifie administrativement une nationalité, parmi d’autres variables. Vivre quelque part, c’est y appartenir, mais plus encore, y grandir, c’est être pénétré par la culture de cet endroit. Cependant culture et origine ne sont pas des concepts semblables. Les minorités en savent quelque chose: la question identitaire est omniprésente chez les fils et filles d’immigrés. C’est le cas de la seconde génération d’immigrés maghrébins en France, qui ont grandi dans un contexte particulier, pétris par l’école républicaine française, bien que descendants d’une culture orientale millénaire. La culture semble cependant ne pas pouvoir empiéter sur l’origine, cette dernière se pratiquant dans un cercle familial restreint, tandis que la culture appartient au domaine public. Néanmoins, que se passet-il lorsque la culture publique outrepasse l’origine — passée aux oubliettes — et ne correspond pas à ce que nos parents voulaient pour nous? Que se passe-t-il lorsqu’on ne différencie plus ce qui nous appartient de ce qui nous a été appris? En d’autres termes, comment se construire lorsqu’on vient d’une union métissée passée sous silence? Une perspective culturelle À la question «d’où viens-tu?», la réponse s’avère être un problème pour beaucoup: ceux aux cultures doubles, quadruples, en conflit, en chevauchement, ou même en rejet.Cependant, cette question est particulièrement délicate, pour les autres ou soi-même, lorsqu’elle est rarement posée. L’origine peut être assimilée à l’endroit où l’on est né, où l’on a grandi, d’où viennent nos parents et familles étendues. Souvent on la remarque, ou du moins on pense la remarquer car elle correspond à des codes qui lui sont propres, comme des signes extérieurs: la façon de se vêtir, de parler, ou le physique, avec le fameux «délit de faciès». La couleur de peau ou les attributs physiques différents sont souvent à la source des questionnements liés à l’origine. Généralement, s’identifier à telle ou telle communauté revient à en porter le fardeau, et/ou à profiter des avantages que cette identité sous-entend. Il est, par exemple, plutôt original d’être d’origine allemande au Chili. On a en effet plus tendance à écouter les témoignages de personnes d’origines différentes, voire parfois hors du commun. Mais
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cahier spécial
« Comment était-il possible pour moi d’intérioriser et de revendiquer une culture qui ne faisait pas partie de mon identité, fût-elle sociale ou physique? » il est aussi difficile d’assumer les préjugés et discriminations liés à cette identité. Témoignage: s’identifier, estce assumer une identité? Ainsi, l’on se rend compte qu’il est difficile d’assumer socialement une identité dont on n’a ni les avantages, ni les inconvénients. Je pense pouvoir passer pour quelqu’un de «blanc», alors que j’ai deux origines: l’une française, et l’autre arabe, dont une difficile à porter dans le contexte actuel, et ce particulièrement en Occident.On me pose rarement la question de mon origine. La plupart des gens présument que je suis uni-
quement d’origine française. J’ai en effet physiquement beaucoup pris du côté français depuis des générations, de ma famille. Toutefois, ma mère est née au Koweït, pays de la péninsule arabe. Elle est par la suite devenue française. Je n’ai ainsi pas vraiment hérité de sa culture sur le plan physique, ni de son identité d’origine dans mon éducation intellectuelle. Élevée dans la banlieue parisienne et dans le même milieu depuis mon enfance, j’ai longtemps fréquenté le même type de personnes. J’ai également été davantage influencée par les valeurs du milieu où j’ai évolué et par l’établissement privé catholique que j’ai fré-
quenté durant toute ma scolarité. Beaucoup de personnes dans mon entourage ne se sont jamais posées de question sur mes origines. Pour eux, je ne pouvais être autre chose que française. Cela découle de mon choix d’avoir évité de revendiquer ou d’afficher cette identité. Au delà d’une dissimulation, il s’agissait peut-être aussi d’un certain déni. Personne ne me ressemblait vraiment, bien que j’ai connu une minorité de cas similaires au mien: des personnes métisses, ou ayant grandi autre part. Je n’ai jamais parlé, de façon positive, de la culture de ma mère, ni de sa religion «d’origine». Cela est sûrement du au fait que j’ai été élevée sans suivre aucun stan-
L’importance d’une communauté, c’est pourtant aussi cela: donner un fondement à nos croyances, nos opinions, et orientations politiques, fussent-elles bonnes ou non. Du moins, c’est de cela dont nous parlons ici. Dans mon cas, ce fondement n’existait pas, ou n’était que peu stable, dû au fait qu’on ne m’ait jamais familiarisé avec quelque origine que ce soit. Pouvais-je revendiquer les standards français comme étant les miens? Il me semblait toujours manquer de légitimité. Les codes culturels et sociaux orientaux ne me convenaient cependant pas non plus, car je n’en savais, et n’en sait toujours, après tout, rien, à part l’étiquette que lui donnait la société. De fait, comment était-il possible pour moi d’intérioriser et de revendiquer une culture qui ne faisait pas partie de mon identité, fût-elle sociale ou physique? Le physique et le non-dit comptent beaucoup dans le repérage de pairs. Je ne me suis jamais sentie faire partie d’un groupe communautaire, ou légitime, lorsque j’étais exclusivement entourée de Français appartenant au modèle «chrétien-conservateur» qui avaient tous le même schéma de vie, qui n’était pas le mien. À savoir, des grands-parents en Bretagne, une maison en Normandie, des repas de famille le dimanche, des fêtes et diners chez des amis éloignés de la famille. Je n’avais pas cela, ni de repères valides pour socialiser en leur nom. Je me souviens que je n’arrivais pas à me classer lorsque j’apprenais le schéma bourdieusien des classes et pratiques sociales, ce en prépa Sciences Po, royaume de ces jeunes de CSP+ franco-françaises, chrétiennes et conservatrices. Être inclassable, inidentifiable, c’est ce que j’ai personnellement ressenti une grande partie de ma vie en France. Cependant, en partant pour le Québec et en rencontrant des personnes d’origines diverses et variées, grâce aux taux de mixité hors du commun à McGill, j’ai remis en perspective ma situation. J’ai compris que beaucoup de gens de mon âge avaient souvent des situations plus complexes. Certains vivaient au quotidien le fait d’être une minorité visible dans leur pays d’origine, à souffrir du racisme latent. Je me suis dit que j’avais de la chance. De la chance parce que je n’ai jamais eu à faire face à des discriminations pour une identité que je n’ai toutefois jamais réclamée. On ne choisit pas sa famille dit-on, mais j’ai découvert que l’on pouvait décider de qui l’on voulait être. x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
expression créative Thème de la semaine Culture et identité Théo scherer
éléonore houriez
Texte et photo par Gloria Francois - LA dame au visage fleuri Je [nous] suis la Dame au Visage Fleuri. Je suis la plante dans ton jardin. Celle que tu renifles, celle que tu fixes, celle que tu complimentes en clamant à quel point son coté exotique est à croquer. Je [nous] suis la Dame au Visage Fleuri. Je suis la plante dans ton jardin. Celle que tu as indifféremment vu se meurtir hier, celle que tu verras mourir demain, celle que tu tueras éventuellement, directement ou indirectement avec tes longs gants brillants et blancs.
joachim dos santos
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
Crédit photo
cahier spécial
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Derrière
xii cahier spécial
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Campus
Francophonie: un pas en avant Le Comité des Affaire Francophones enfin indépedendant. Léandre Barôme
Prune engérant
Le Délit
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u milieu des disputes et des tensions du Conseil Législatif du 19 octobre dernier, il était facile de passer à côté d’une certaine motion, pourtant importante pour les étudiants francophones de McGill et la langue qu’ils utilisent. En effet, malgré les tensions concernant l’AVÉQ (Association pour la voix étudiante au Québec, ndlr) et les litiges internes à l’exécutif de l’Association des étudiants en premier cycle à l’Université McGill (AÉUM, ou SSMU en anglais, ndlr), le Conseil parvint à faire passer la motion pour approuver la création d’un Comité des Affaires Francophones autonome.
À quoi ça va ressembler?
Une réforme bienvenue Auparavant, le Comité des Affaires Francophones faisait partie de Community Engagement, une branche du Bureau de l’éducation en équité sociale et diversité (Social Equity and Diversity Education Office, ou SEDE en anglais, ndlr). Cette branche est chargée des travaux sociaux et de l’engagement dans la communauté.
tinct, la francophonie devrait sans doute prochainement gagner en influence dans notre université.
Cependant, il était reproché que le Comité des Affaires Francophones, dans ce cadre-là, était négligé par le gouvernement
étudiant. La motion pour le rendre indépendant a pour but de remédier à cela; en ayant un Comité dis-
Selon l’annexe 1 de la motion telle qu’elle fut présentée et approuvée par le Conseil Législatif le 19 octobre, la mission du Comité est la suivante: «Le Comité des Affaires Francophones serait responsable de la promotion et de la représentation des intérêts francophones au sein de l’AÉUM et de la communauté McGill». Le document indique également les responsabilités du Comité, qui incluent «la planification d’évènements qui promeuvent l’implication et l’exposition des élèves aux affaires francophones», «tenir des ateliers sur comment mieux militer pour la représentation des étudiants francophones sur le campus», ou encore «la promotion d’opportunités pour les étudiants de s’engager dans la culture francophone de la ville». Une autre responsabilité consiste à travailler en coopération avec le nouveau Département des Études Québécoises, diverses facultés, ainsi que le SEDE. Le Comité sera représenté au Conseil Législatif, auquel les étudiants au courant des
intérêts francophones et motivés par la mission énoncée plus tôt sont invités à faire partie . Y siégeront la Présidente, la Vice-présidente (v.-p) aux Affaires Externes, deux Conseillers et deux autres membres. Le rôle du gouvernement étudiant Cette motion avait été soumise au Conseil Législatif par les Conseillers Fodor, Zhou, Anderson et Mutoko et par la v.-p. aux Affaires externes, Connor Spencer, ainsi que par la présidente Muna Tojiboeva. Cette dernière avait d’ailleurs fait de la promotion de la francophonie un des angles de sa plateforme de campagne. Leur motion est passée avec une large majorité sans trop de débat, ce qui montre un consensus certain. La v.-p. Spencer a affirmé «être satisfaite que la motion soit passée au Conseil». Elle poursuit: «J’ai basé ma campagne sur les parties souvent ignorées du portfolio externe. [...] En séparant ces deux Comités, on détourne l’attention des évènements francophones vers les besoins des étudiants francophones, et c’est ça qui est important. La création de ce Comité est le premier pas pour créer un espace dans lequel les francophones auront un espace dans lequel leurs voix seront entendues.» x
Montréal
Entrevue avec
Rencontre avec la candidate de l’Équipe Denis Coderre pour Peter-McGill. Julie Artacho
métropole est un dossier sur lequel le maire a travaillé très fort pendant les dernières années Montréal aura plus de pouvoir en terme de logement, notamment grâce au programme «AccèsLogis» et donc on va passer d’une période où Montréal devait se rendre à Québec pour avoir du budget et pouvoir choisir de quel façon gérer certains terrains à un pouvoir permettant de déterminer de quelle façon on peut développer le logement. De plus, il faut avoir plus de mixité au centre ville, lorsqu’on construit. Et il faut que cette mixité se retrouve dans chaque nouveau bâtiment. LD: Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet du Centre Peter-McGill?
Le Délit (LD): Dans les engagements pour l’arrondissement de Ville-Marie, l’Équipe Denis Coderre promet «d’augmenter l’offre de grands logements abordables pour les familles», pouvez-vous développer? Cathy Wong (CW): Le district de Peter-Mcgill est riche en étudiants. Au niveau du logement, une chose qui va être importante à suivre dans les prochaines années va être la façon dont le statut de métropole va être appliqué au niveau de l’habitation et du logement. Le statut de
CW: Une des préoccupations des dernières années dans Peter-McGill, c’est l’absence d’un centre culturel et communautaire pour les résidents. On sait qu’ici les résidents ont accès à la Place des Arts, aux salles de spectacles, à l’orchestre symphonique, à l’opéra etc. Mais il y avait ce désir-là d’avoir un centre culturel local avec des artistes locaux, aussi en terme d’accessibilité financière. Je pense que non seulement ça va être un centre culturel local mais aussi pour la relève artistique un espace qui va pouvoir ouvrir des portes. Puis, c’est un centre culturel mais également un centre communautaire qui va offrir des espaces et des services pour les familles, pour les ainées. Le
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
site est actuellement occupé par l’Hôpital de Montréal pour enfants dont la démolition est prévu pour fin 2017-début 2018, et la priorité va être de suivre ce processus de démolition et ensuite d’entamer la construction. LD: Projet Montréal promet une ligne rose aux Montréalais·es, pouvez-vous nous en dire plus sur vos projets en ce qui concerne les transports en communs? Le maire, dans les quatre dernières années, a doublé le budget de la Société des transports de Montréal (STM). On a vu dans les dernières années cet investissement massif, mais le plus important legs que le maire a fait est de créer l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), qui fait en sorte que notre gouvernance en terme de transports n’est plus politisée. Nous, on a beaucoup parlé de tarifs sociaux pour s’assurer que toute personne qui n’a pas les moyens de payer financièrement leur transport puisse bénéficier de ces tarifs. Et finalement, ce qu’on veut faire, c’est d’essayer d’offrir plusieurs week-ends gratuits dans tous les réseaux de transport, et d’évaluer l’impact de cette gratuité-là sur les transports. LD: McGill accueille une grande population d’étudiant·e·s internationaux ne s’intéressant pas forcément à la politique
municipale. Avez-vous des idées pour mieux communiquer avec la jeunesse? CW: Dans les quinze dernières années, j’ai travaillé pour des groupes jeunesses pour favoriser la participation des jeunes à la politique locale, au développement de leur communauté. Montréal aujourd’hui, au niveau politique, devient de plus en plus concret lorsqu’on parle de jeunesse. On veut créer des conseils jeunesses dans tous les arrondissements, on a une plateforme qui s’adresse directement aux jeunes et qui fait en sorte que les jeunes ont tout avantage à s’y intéresser, puis à vouloir y participer parce qu’il y a du contenu. À l’époque, quand j’étais au forum jeunesse, on militait pour que les partis politiques proposent des idées pour la jeunesse, et puis aujourd’hui, à travers tous les partis politiques à Montréal, il y a un contenu jeunesse. . Dans notre équipe, on est à 22% de jeunes en dessous de 35 ans. On est nombreux, et le fait qu’on participe donne ce goût là justement aux jeunes de savoir pourquoi est ce que d’autres jeunes comme moi s’intéressent à la politique. x Propos recueillis par Sébastien Oudin-Filipecki Le Délit
actualités
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Innovations innovations@delitfrancais.com
Découvertes
Ceci n’est pas une pipe
Les centrales hydrauliques réversibles offrent une solution pour stocker l’énergie. placés à une différente altitude, un supérieur et un inférieur. En temps normal, l’eau coule du bassin supérieur au bassin inférieur, créant de l’électricité grâce à des turbines, comme dans un barrage hydraulique normal. Or, la spécificité des barrages de type pompage-turbinage est qu’en plus des turbines, une pompe est installée, ce qui permet d’hisser l’eau du bassin inférieur vers le bassin supérieur. Ainsi, l’eau placée en altitude pourra à nouveau être déversée dans les canaux d’évacuation, actionnant les turbines, produisant de l’électricité, etc.
Samuel ferrer
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Le Délit
l y a quelques semaines, j’écrivais sur l’importance de l’électricité et la difficulté de conserver l’énergie renouvelable. Une des formes d’énergie renouvelable les plus facilement stockables est l’énergie hydraulique. Le principe est simple. Il suffit de construire un barrage sur une rivière ou fleuve afin de créer un réservoir d’eau. Cette masse d’eau est ensuite relâchée grâce à des canaux à l’intérieur desquelles sont placées des hélices. L’eau fait tourner les hélices, ce qui produit de l’électricité — qui est ensuite envoyée dans le système électrique national. Il est certain que les barrages sont des installations particulièrement perturbatrices pour les écosystèmes avoisinants, et qui ont déjà inondé des terres autochtones au Canada. Cependant, il se pourrait que ce type d’installation permette de stocker le surplus d’énergie de source renouvelable qui est, par nature, difficile à stocker. Ainsi, grâce au barrage, il serait
possible de relâcher de l’énergie originellement éolienne ou solaire, sous forme d’électricité, les jours gris sans une once de vent. Un potentiel bien réel Ce tour de magie, ou plutôt d’ingénierie, est rendu possible grâce à un certain type de barrage
nommé «pompage turbinage», une technologie développée dans les années 1980. Le concept est simple. Au lieu d’avoir un seul bassin supérieur qui relâche ses eaux dans la continuation de la rivière ou du fleuve, un deuxième bassin, dit «inférieur», est construit à la sortie des canaux d’évacuation d’eau. Nous avons donc deux bassins
Transformer l’électricité en électricité Ce système permettrait de stocker le surplus d’énergie renouvelable difficilement stockable. En période de surplus d’électricité d’origine éolienne par exemple, ladite électricité pourrait être utilisée pour alimenter la pompe. Somme toute, l’énergie éolienne — dans ce cas — est transformée
en énergie potentielle de l’eau. Ainsi, cette énergie potentielle de l’eau pourrait être retransformée en énergie électrique en période de sous-production ou de surconsommation. Cette forme de conservation d’énergie n’est toutefois pas une réponse exhaustive au problème des énergies renouvelables. La création de deux bassins modifie le relief et l’hydrologie d’une région. De plus, dans le processus de transaction entre les différentes formes d’électricité, entre 15% et 30% de l’énergie est perdue. Cependant, cette énergie serait perdue dans tous les cas s’il n’y avait aucun moyen de la stocker. L’avenir des énergies renouvelables passera aussi par l’intelligence des ingénieur•e•s à passer d’une forme d’énergie à une autre afin de la conserver. Selon les mots de Lavoisier, et avant lui d’Anaxagore (preuve que l’énergie nous est vitale depuis un petit bout de temps), «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme». Alors transformons notre modèle de production électrique. x
opinion
Le dilemme de l’identité virtuelle Départager le pour et le contre de cette nouvelle forme d’identité.
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innovations
Abigail Drach
manon debuire vec l’avancement de la technologie, notre dépendance à Internet s’agrandit. Il existe dès lors de plus en plus de risques, mais également d’avantages, liés à notre identité virtuelle. Cette identité virtuelle représente l’ensemble des informations que l’on trouve sur Internet nous concernant. Comme dans la vie réelle, l’identité virtuelle est un mélange entre «ce que je montre, ce que je cache, ce que les autres perçoivent et ce qui m’échappe». Chaque internaute a, qu’il le veuille ou non, une forme d’identité virtuelle. Nous n’avons plus seulement le contenu de notre page Facebook personelle à gérer mais aussi celui d’autres plateformes sur lesquelles n’importe qui peut avoir accès à nos informations: notre nom, date de naissance, mais aussi plus précisément ce que nous avons fait le weekend dernier ou notre dernier voyage touristique. Nous commençons de plus en plus à perdre le contrôle sur qui peut visionner ce que nous mettons sur l’Internet, même avec la seule
intention de partager nos données seulement à nos «amis». Qui sont ces «amis» que nous avons sur nos réseaux sociaux? A qui faisons-nous confiance au point d’avoir accès à nos photos, nos informations personnelles, nos statuts? Un univers dangereux Il existe de moins en moins de moyens pour protéger cet ensemble de données qui soit-disant
nous «appartient». Nous croyons pouvoir défendre notre identité virtuelle en changeant nos modes de confidentialité, mais à quel point pouvons-nous faire confiance aux paramètres de ces pages sociales? Comment pouvons-nous être sûrs que notre identité sera respectée et que nos photos, statuts, et informations ne seront pas utilisés sous un autre nom? Aujourd’hui, nous pouvons voir une augmentation rapide d’usur-
pation d’identité dans le monde virtuel à cause de ce manque de protection et de la facilité à partager et à transmettre l’information. Ceci est, d’une certaine manière, relié à l’existence des réseaux sociaux. Le danger des réseaux sociaux ne réside pas dans le fait de posséder un compte, mais plutôt dans la tentation de publier toujours plus de données personnelles. Dès que nous ajoutons une personne à notre réseau, nous lui donnons accès à notre vie et à nos données à travers notre identité virtuelle et ceci facilite l’usurpation d’identité. Pour remédier à cela, nous devons de plus en plus faire attention au contenu que nous publions et partageons en ligne. Il nous faut rendre plus privée notre identité virtuelle. Cela peut avoir un impact important non seulement dans le présent mais aussi dans le futur, étant donné qu’au moins 43% d’employeurs regardent nos réseaux sociaux pour se construire un avis sur notre personne, dans le processus de recrutement. Nous devons garder en tête que beau-
coup peuvent voir et lire ce que nous mettons en ligne même en étant en «mode privé». À vos risques et périls D’un autre côté, cet avancement du monde social en ligne nous apporte aussi des opportunités qui peuvent se révéler avantageuses. Au lieu de divulguer une photo d’une fête de la veille, nous avons la possibilité de diffuser des évènements ou projets qui sont liés à nos passions, nos intérêts et nos activités extracurriculaires. LinkedIn est un de ces réseaux sociaux qui nous aident à promouvoir nos accomplissements et se connecter avec des personnes sur une plateforme professionnelle. Malheureusement, nous ne sommes pas à l’abri d’usurpation d’identité, même sur un réseau si connu et réputé que celui ci. Il nous faut donc être vigilants et penser à ce que nous voulons diffuser sur la toile. Bien que nous ne soyons pas responsables de tous les algorithmes qui définissent notre identité virtuelle, nous pouvons amoindrir ses potentiels risques en se protégeant au maximum. x
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
articlesculture@delitfrancais.com
Chronique musicale
Orelsan, le rappeur caennais, signe son grand retour solo avec La fête est finie. marine idir
E
n quatorze titres détonants et une poignée de collaborations composites, Orelsan renoue avec un registre dans lequel on le connaît bien: des punchlines ciselées, des instrumentales soignées signées Skread (Matthieu Le Carpentier) et un usage calibré de l’autotune. On se délecte notamment de l’ironie cynique du titre assassin et déjà culte Défaite de famille, et se conclut majestueusement par «Mamie je t’aime, à l’année prochaine». À plusieurs reprises à travers l’album, le rappeur à la mèche grisonnante évoque avec justesse son rapport à son identité d’artiste et l’impact de la célébrité dans sa vie quotidienne. Avec ce nouveau disque, Orelsan relève habilement le pari obsédant du renouvellement artistique. On est agréablement surpris par l’exercice de style Bonne meuf ou les sonorités cloud rap de La
Béatrice malleret lumière. Le son Paradis, déclaration d’amour sans sinuosité à la femme qui partage sa vie depuis sept ans, sample subtil de Pastime Paradise de Stevie Wonder, achève de souligner une rupture nette avec quelques-uns des anciens fantômes du rappeur.
Une prose longuement attendue L’album écrit en un an et demi amorce une introspection lucide, témoignage d’un homme Bloqué(s) entre ses angoisses passées et la pression toujours plus intense d’un
avenir face auquel il se jure de ne pas craquer. La plume du rappeur transpose des vérités simples, et l’album repose sur la tension latente entre passé, présent, et futur. Illustré par un Orelsan placide coincé contre la vitre d’un métro
bondé, sabre japonais au dos, ce nouveau disque offre une plongée dans les tourments intérieurs d’un trentenaire en perpétuel décalage. Le titre Tout va bien, faussement naïf, traduit adroitement la détresse désabusée d’une génération qui peine à trouver sa place dans un monde dont elle commence tout juste à saisir les règles. La fête est finie est finalement un jet cathartique, une autocritique profonde qui n’empêche pas le caennais de rappeler son attachement au milieu dans lequel il a grandi, notamment dans Ma ville et La pluie (en featuring avec Stromae). Moins noir mais non moins intense que les précédents, ce nouvel album laisse poindre à l’horizon une volonté de meilleur. Le titre Notes pour trop tard, discours bienveillant teinté de regrets, conclut le disque sur une touche d’espoir. Comme un reflet du chemin parcouru, Orelsan semble avoir trouvé la réponse à une grande partie de ses névroses. Le seul remède, c’est le temps. x
infographie
L’identité dans la culture populaire MUSIQUE À voir, à lire, et à écouter: le morceau Tommy de Tommy Genesis, «une rappeuse underground, métisse, diplômée des Beaux-Arts» comme elle se définit elle-même. L’artiste d’origine Hindu, moitié suédoise et moitié tamil, se livre sur son identité complexe et ce qui la consiste. Canadienne de nationalité, elle prône l’ouverture sur le thème du genre et de la sexualité, et le communique à travers ses morceaux expérimentaux. Dans «A free freestyle for anyone to perform», elle aborde les thèmes de l’identité au sens du rôle de l’artiste: son avis sur les thèmes de religion et du féminisme entre autres.
PHOTOGRAPHIE «The sounding off issue» de Frank Ocean, série photo de deux couvertures et un portfolio de 32 pages shootée par l’artiste lui-même pour ID Magazine, édition Hiver 2017. L’artiste hip-hop qui a sorti l’album Blonde à l’été 2017 étend sa vision et les formes de son art. Frank Ocean a mis en avant et initie un questionnement obligatoire et intelligent autour de la créativité, de la sexualité, et de son identité. Il aborde sa tournée de l’été 2017, et son arrêt à Los Angeles, sur ce que représente cette ville et les gens qui l’entourent. Somme toute, un bilan visuel de tout ce que son entourage lui apporte. Frank Ocean donne ainsi un vrai sens au mot culture, en ne limitant pas ses formes d’expression.
MUSIQUE/LITTÉRATURE «Identité de porcelaine, j’ai fait ce morceau-là, Pour assembler le puzzle d’un humain morcelé» écrit Gaël Faye dans son morceau Metis. Sous la plume du rappeur se dessinent ses tentatives de comprendre ses multiples identités : celle d’un artiste lyrique dans un monde motivé par le profit, d’un jeune père, d’un homme francorwandais, pour n’en citer qu’une poignée. En chanson ou en roman dans son livre Petit Pays, couronné du Prix Goncourt des Lycéens, il décrit les conflits internes liés à cette quête identitaire. Il montre ainsi le pouvoir de l’écriture, qu’aide à comprendre son identité autant qu’à l’exprimer.
SÉRIE TV Depuis 2015, la série Sense 8 montre sur Netflix les défis, la puissance et la beauté des différences identitaires. Les deux « Sœurs Wachowski », à l’origine de la trilogie Matrix, toutes deux devenues femmes, ont créé en collaboration avec Joseph Michael Straczynski, une épopée mêlant avec brio la science-fiction aux problèmes sociaux actuels. La série trace l’évolution de huit personnages, vivant dans huit pays différents : Chicago, San Francisco, Lo ndres, Berlin, Séoul, Reykjavik, Mexico, Nairobi et Bombay. Ancrés dans des réalités sociales et économiques hétérogènes, et des confessions religieuses, des sexes, genres, et orientations sexuelles différents, les défis auxquels sont confrontés les personnages sont divers. Tous ces chemins sont liés puisque les huit êtres peuvent communiquer, partager leurs capacités respectives et resentir les sensations des autres. La série montre ainsi comment les différences peuvent être salutaires, tout en posant des questions essentielles sur la force et les limites de l’empathie.
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com
Texte écrit par Sara Fossat et Lara Benattar Illustrations Mahaut Engérant Infographie de Grégoire Collet
culture
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entrevue
Une identité tournée vers l’avenir innovations@delitfrancais.com
T
alentueux avocat, Fabrice Vil a mis fin à sa carrière en 2010 pour se lancer dans l’entrepreneuriat social avec l’association qu’il a co-fondé, Pour 3 Points (P3P). L’organisme propose à la fois entraînements au basketball et aides aux devoirs pour des jeunes Montréalais. Chroniqueur au Devoir d’origine haïtienne, il a écrit plusieurs articles sur la diversité, le racisme, et l’articulation de l’identité dans la société québécoise. Le Délit s’est entretenu avec lui pour discuter du concept de l’identité et de ses multiples facettes. Le Délit (LD): Comment votre identité québécoise et votre identité haïtienne ont-elles cohabité pendant votre enfance? Ont-elles été conflictuelles? Fabrice Vil (FV): C’est une bonne question. D’abord, il y a toujours une question à poser: c’est quoi une identité? Une identité, ce n’est pas une définition claire, elle se compose à travers les histoires qu’on se raconte, les symboles qu’on a dans notre quotidien, nos actions. C’est vraiment tout un mélange à mon avis. Ayant ça en tête, je ne dirais pas que j’ai plusieurs identités, j’en ai une seule. Maintenant, à travers cette identité là, qui est composée donc entre autres de mes origines haïtiennes, de mon vécu depuis ma naissance comme Québécois, oui il y a eu des moments où il y a eu des confrontations ou des conflits. Ne serait-ce que de concilier l’accent de la maison, l’accent haïtien créole, avec la nécessité de modifier cet accent-là pour être un peu mieux accepté dans mon entourage à l’école primaire… Ça, ça faisait partie des enjeux que j’ai eu à vivre. À mon sens, ça demeure une seule identité qui compose une identité plus grande, collective, au Québec ou au Canada.
ici. Ils ont eu à s’adapter et à lutter pour tailler leur place. Moi je suis né ici, je n’ai pas eu ce conflit là que mes parents ont pu avoir. Ce qui n’empêche pas que les défis étaient autres. Je n’ai pas eu à changer d’environnement. LD: On a souvent cette image de Montréal comme une ville
gérer la diversité. La diversité est une force. On arrive à gérer cette diversité avec beaucoup moins de violence que dans plusieurs autres régions dans le monde. D’abord, il faut reconnaître ça. Les choses vont relativement bien. Par contre, il ne faudrait pas nier les enjeux auxquels on est confronté non plus. Le fait que ça aille bien ne veut pas dire non plus qu’il n’y pas d’enjeux. La question des relations avec les Premières Nations, les autochtones, c’en est un d’enjeu. La question de composer avec les enjeux relatifs à l’islam, au Québec présentement, c’en est un autre. Les questions de racisme à l’encontre des personnes noires. Quand on dit qu’entre 2003 et 2013 Alain Wong
LD: Comment compareriez-vous ce rapport à l’identité entre une première génération d’immigrés, comme vos parents, et une seconde génération, née ici et ayant vécu ici toute leur vie, dans leur rapport à leur identité culturelle? Voyez-vous une grande différence? FV: Si je me réfère à la manière dont mes parents ont vécu, ils sont à mon sens Québécois à part entière. Ils ont vécu plus longtemps au Québec qu’en Haïti. Ils sont arrivés dans la vingtaine. En terme du nombre d’années, la plus grande partie de leur existence s’est passée au Québec. C’est quelque chose qu’il ne faut pas oublier. Maintenant, mes parents ont vécu la situation d’immigrants qui ont eu à tailler leur place dans la société d’accueil. Ils ont été confrontés à une certaine époque, surtout à leurs débuts au Québec, aux distinctions entre leur vie en Haïti et
multiculturelle, revendiquant sa diversité comme une force. Est-ce que vous pensez que cette image correspond à la réalité, ou cache-telle une réalité moins édulcorée? FV: Je pense qu’il faut regarder ça au niveau mondial. Si on compare le Canada au reste du monde, ou à plusieurs endroits dans le monde, je pense que la réponse est oui. Le Canada fait un meilleur travail que beaucoup d’autres pays pour
la population carcérale au sein des Noirs a augmenté de 90% durant cette période-là, ça c’est un autre enjeu. Les enjeux de pauvreté aussi, parce qu’ils sont liés, je pourrais en donner plusieurs. Le Canada à mon sens fait bien de célébrer sa diversité, mais ça n’excuse pas ou ça ne libère pas personne de l’obligation de creuser et de gérer ses propres enjeux, ses propres problèmes et problématiques.
« Le Canada à mon sens fait bien de célébrer sa diversité, mais ça n’excuse pas ou ça ne libère personne de l’obligation de creuser et de gérer ses propres enjeux »
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« Ce que je trouverais intéressant, au-delà de la question de la défense du français, avec laquelle je suis d’accord, c’est qu’on définisse une identité québécoise axée sur des enjeux collectifs importants »
LD: Comment est-ce que vous définiriez l’identité québécoise? FV: D’abord, et avant tout, le français est important. Mais en bout de ligne, on parle de gens qui habitent au Québec, qui aiment le Québec, qui l’ont comme point de rattachement. Il y a comme une espèce de nécessité de définir le tout, alors qu’en bout de ligne le Québec c’est présentement un collectif de gens qui se rassemblement, qui veut produire une société positive. Ce que je trouverais intéressant, au-delà de la question de la défense du français, avec laquelle je suis d’accord, c’est qu’on définisse une identité québécoise axée sur des enjeux collectifs importants — la promotion de l’environnement, la lutte contre les inégalités — qu’on soit champion de ce genre de choses là ça serait intéressant qu’on le voit et qu’on l’affirme un peu plus. Pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas faire partie de notre identité de regarder l’avenir, de regarder vers où on se projette plutôt que de protéger coûte que coûte des [héritages du] passés. Sans oublier
« L’idée c’est pas de rejeter notre héritage, en fait c’est même le contraire que je proposerais, c’est de voir comment notre héritage peut contribuer au collectif, peut enrichir la collectivité » le passé, ce n’est pas ça le problème, c’est important de se rappeler qui on est, mais je ne voudrais pas tomber dans [le piège] de toujours regarder en arrière. LD: Qu’est ce que vous répondriez aux personnes qui considèrent le multiculturalisme et l’immigration comme des menaces à la pérennité de l’identité québécoise? FV: Je pense que le terme multiculturalisme fait beaucoup réagir, puis que ce soit multiculturalisme, ou communautarisme, ou un autre terme, il m’apparaît important d’éviter que des groupes donnés arrivent au
Québec ou au Canada puis se juxtaposent l’un à côté de l’autre, sans réelle synergie et interaction. Ça c’est ce qu’il faut éviter parce que là, on ne serait pas en train d’avoir des identités communes, on serait juste des cellules qui coexistent l’une à côté de l’autre sans participer à un projet commun. Ça, c’est problématique et dangereux et donc, de ce que je ressens de la crainte du multiculturalisme, c’est ça que je perçois. Après, l’important c’est de construire un projet commun en étant aussi conscient de la réalité de la société d’accueil, mais il ne faut pas non plus dans cette conversation là être hypocrite. Le Canada d’aujourd’hui a été bâti aussi en violation de droits de personnes qui étaient présentes, les personnes autochtones, donc c’est comme un respect de reconnaître que nous, qui sommes venus ici qui veulent protéger leurs frontières sont aussi en violation des droits d’autres personnes. LD: Ne craignez-vous pas que cette image de la peur du communautarisme force les gens à rejeter une part de leur identité parce qu’elle est différente de l’héritage catholique-blanc québécois? FV: C’est là où, à mon sens, on essaye de rendre simple quelque chose qui est hyper complexe. J’ai jamais dit que les gens qui arrivent ici devraient rejeter leurs propres identités. Moi j’ai un amour pour mes origines haïtiennes, je l’ai dit à chaque seconde de ma vie, l’idée c’est pas de rejeter notre héritage, en fait c’est même le contraire que je proposerais, c’est de voir comment notre héritage peut contribuer au collectif, peut enrichir la collectivité. L’exemple que je donnerais, c’est un exemple très simple et intéressant, c’est l’exemple du potluck. On fait une soirée ensemble, puis chacun arrive avec son repas, il mange son repas seul, sans partager. Ça fait une soirée un peu dry, un peu plate, mais si on fait un potluck et qu’on dit que tout le monde apporte sa nourriture sur la table et qu’on partage, juste ça rend la dynamique beaucoup plus intéressante parce que le bagage qu’on amène de chez nous contribue aux autres, puis on est fiers de l’apporter avec nous. x hortense chauvin et hannah raffin
Le Délit
le délit · mardi 31 octobre 2017 · delitfrancais.com